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OCTAVE MIRBEAU ET LES SCANDALES

POLITICO-FINANCIERS DE SON TEMPS

Pour les Quarante-Huitards qui avaient tenté d’ériger la Deuxième République en


contre-modèle de la monarchie et en paradigme de toutes les vertus civiques, le second
Empire devait vite apparaître comme un régime de décadence pire que les deux monarchies
constitutionnelles qui l’avaient précédé. Pour illustrer l’immoralité profonde de son personnel
politique et du sommet de l’État, on invoquait à mi-voix les frasques de Napoléon III et son
goût prononcé pour les actrices et les femmes légères. Comme la censure veillait étroitement
sur les publications imprimées, la presse et le théâtre, Ernest Feydeau avait dû user d’un
subterfuge pour publier anonymement les Mémoires d’une cocodette écrits par elle-même,
probablement en 18601, au moment où le succès de Daniel et de Fanny en faisait un des
romanciers les plus recherchés. Victor Hugo flétrissait dans l’exil Napoléon-le-Petit avant de
rédiger Le Crime du Deux Décembre, qui marqua durablement l’historiographie, mais c’est
Jules Ferry qui, en publiant la série d’articles réunis en brochure sous le titre générique Les
Comptes fantastiques d’Haussmann2, devait mettre le doigt sur l’une des plaies les plus
honteuses du régime honni, la corruption du personnel politique, plus tard mise en scène par
Émile Zola dans Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, ou encore Nana.
Parvenus au pouvoir en janvier 1879, après une décennie semée de multiples
embûches destinées à retarder la victoire de ceux qui pratiquaient le culte de Marianne 3, les
républicains réformèrent le pays en profondeur en votant, entre 1880 et 1884, une série de lois
fondamentales sur l’école, l’exercice du droit syndical ou encore le divorce 4, mais ils
renoncèrent, en 1884, à la réforme constitutionnelle radicale qu’ils avaient promise lorsqu’ils

1Guillaume Apollinaire en a donné une édition dite de curiosa ; cf. la réédition de l’œuvre par Jérôme
Solal, chez Mille et une nuits, en 2007.

2Publiés dans le journal Le Temps, les articles de Jules Ferry sont réunis dans une brochure publiée en
1868 par l’éditeur Le Chevalier et intitulée Comptes fantastiques d’Haussmann. Lettre adressée à
MM. Les membres de la commission du Corps Législatif chargés d’examiner le nouveau projet
d’emprunt de la ville de Paris. Dénonçant la folie des grandeurs et les dépenses inutiles du préfet de la
Seine, Jules Ferry acquiert ainsi une notoriété qui l’aidera à être élu député l’année suivante et maire
de Paris en 1870.

3M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris,
Flammarion, 1974, et Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à
1914, Paris, Flammarion, 1989.

4J.-Y. Mollier et J. George, La Plus longue des Républiques. 1870-1940, Paris, Fayard, 1994.

1
étaient encore dans l’opposition. Paris avait bien été recapitalisée, ne laissant plus à Versailles
que le soin d’organiser les réunions des deux Chambres, La Marseillaise était devenue
l’hymne national, la loi municipale avait enfin accordé aux maires les pouvoirs décentralisés
que la France attendait, les ouvriers pourraient se syndiquer et les femmes demander le
divorce, mais on n’irait pas plus loin et la « Sociale » ne verrait pas le jour. Alors que les
monarchistes et les impérialistes avaient perdu toutes les élections partielles et générales qui
s’étaient déroulées depuis l’écrasement de la Commune de Paris, que les partisans de Jules
Ferry, de Léon Gambetta et de Georges Clemenceau incarnaient la République modérée ou,
au contraire, radicale, que les socialistes affirmaient de plus en plus la nécessité d’autres
réformes, le congrès, réuni à Versailles du 4 au 15 août 1884, se contenta de déclarer
intangible la forme du régime, mais se refusa à supprimer le Sénat et la présidence de la
République, deux institutions pourtant peu compatibles avec l’esprit de la Grande Révolution,
l’immortelle, celle de juillet 17895.
En s’arrêtant en chemin, en revenant sur les promesses des années 1870-1875 et en
refusant de traiter sérieusement la « question sociale », celle d’où étaient nés tous les
socialismes qui fleurissaient depuis les années 1830-1850, les pères fondateurs prenaient un
risque, celui de mécontenter leurs électeurs et tous ceux qui avaient cru en leurs déclarations
de principe. Le désenchantement, d’où va sortir l’anarchisme et auquel le socialisme organisé
puisera une bonne partie de sa justification, sera à la mesure des frustrations engendrées par la
République des opportunistes, qu’ils ne somment Jules Ferry, Léon Gambetta, Jules Méline,
Charles de Freycinet ou Émile Loubet, pour ne citer que quelques-uns des présidents du
Conseil des années 1879-1900. Pour avoir renoncé à toucher à la propriété, aux structures
sociales du pays, et à opposer une digue solidement étayée à la fièvre affairiste qui s’était
emparée de la France au moment de la Grande Dépression des années 1880-1890, la
Troisième République va être confrontée à une série de scandales politico-financiers qui vont
la déstabiliser en profondeur et préparer l’onde de choc de l’affaire Dreyfus6.
Journaliste, après avoir été le secrétaire du député bonapartiste Henri Dugué de La
Fauconnerie7, et devenu le rédacteur en chef des Grimaces en 1883-1884, au moment précis
où se produit le recul définitif des républicains sur leur programme antérieur de

5O. Rudelle, La République absolue. Aux origines de l’instabilité constitutionnelle de la France


républicaine. 1870-1889, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.

6Dans une bibliographie abondante sur les scandales et leurs conséquences, on renverra à J.-Y.
Mollier, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991, et Ph. Oriol, L’Histoire de l’affaire Dreyfus,
Paris, Les Belles Lettres, 2015, 2 vol.
2
transformation des institutions, Octave Mirbeau se fait une spécialité de la dénonciation des
scandales politico-financiers. Il s’agit, explique l’affiche placardée sur les murs de Paris en
juillet 1883, de « faire grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens
traîtres, d’agioteurs, d’aventuriers, de cabotins et de filles8 » et de permettre aux lecteurs –
substitut du peuple – de prendre conscience de la turpitude des hommes placés au sommet de
l’Etat. Dans le style propre aux bonapartistes partisans de l’Appel au peuple 9, le texte allait
encore plus loin et affirmait : « Il faut lutter ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner
le signal du branle-bas10 ». Imitant le général Bonaparte le 18 Brumaire, ou son neveu le 2
Décembre, les rédacteurs du brûlot, Paul Hervieu, Alfred Capus, Étienne Grosclaude et Louis
Grégori appuient leur rédacteur en chef qui, dans l’Ode au choléra, l’éditorial qui ouvre le
numéro un de la série, appelle de ses vœux le fléau libérateur qui purifiera le pays. Mirbeau
parle sans complexe de « l’émeute libératrice » qui chassera les « misérables » et les
« criminels », empruntant ainsi à Louise Michel et aux anarchistes, qu’il ralliera bientôt, leur
rhétorique révolutionnaire la plus incendiaire11.
Subventionné par Edmond Joubert, un grand banquier d’affaires proche de Henri
Dugué de La Fauconnerie et de l’ancien pouvoir impérial, l’hebdomadaire de combat que
constitue Les Grimaces contribuera à fragiliser le gouvernement Ferry, renversé, par la rue et
par le Parlement, en mars 1885, et, davantage encore, à préparer le retour en scène des droites
parlementaires, victorieuses au premier tour des élections législatives, le 4 octobre 1885,
quoique de nouveau défaites deux semaines plus tard, lors du second tour. Si l’on tient compte
du marasme économique, des nombreuses grèves, manifestations et protestations contre la vie

7P. Michel et J.-F. Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1991,
et Y. Lemarié & P. Michel , dir., Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme, 2011.

8Affiche reproduite sur le site de Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9009410v, et sur Scribd


: https://fr.scribd.com/doc/2319716/Octave-Mirbeau-Les-Grimaces..

9La bibliographie sur le bonapartisme, du Premier Consul à son dernier avatar historique, le gaullisme,
est abondante ; cf. R. Rémond, Les Droites en France, rééd. Paris, Aubier, 1982, et M. Winock, La
Droite, hier et aujourd’hui, Paris, Perrin, 2012.

10Idem.

11Arrêtée une nouvelle fois après le pillage de plusieurs boulangeries parisiennes début mars 1883 et
condamnée à dix ans de prison, la « Vierge rouge » va passer près de trois années enfermée avant
d’être graciée par le président de la République. Aux yeux de Mirbeau, la peine prononcée contre celle
qui défendait les pauvres à un moment où les « agioteurs », pour utiliser son vocabulaire, sont en
liberté, prouve la nature profonde du régime.

3
chère et le coût du pain en ces années 1882-1885, on comprend que le moment avait été
particulièrement bien choisi par ceux qui payaient la feuille d’opposition destinée à tendre un
peu plus le climat social et à faciliter la transition si le sort des urnes était favorable aux
bonapartistes12.
De plus en plus indépendant et libéré à jamais de toute entrave politique dans les
années qui suivent la publication des Grimaces, Octave Mirbeau demeurera toute sa vie un
désenchanté de la politique. Même si, au cœur de l’affaire Dreyfus, il s’est rapproché de
Georges Clemenceau et de Jean Jaurès, Les Mauvais Bergers (1898) et Les affaires sont les
affaires (1903) exprimeront clairement son refus d’une politique obligée de se salir les mains.
Pour avoir collaboré au journal bonapartiste L’Ordre, entre 1873 et 1877, facilité l’élection de
son protecteur, Henri Dugué de La Fauconnerie, en 1877, puis travaillé à L’Ariégeois, la
feuille d’informations chargée de soutenir le député bonapartiste de Saint-Girons, le baron de
Saint-Paul, en 1877-1879, Mirbeau connaît infiniment mieux que la plupart des journalistes le
dessous des cartes de la politique. Il sait le rôle que l’argent joue dans le système des alliances
et, pire encore, dans celui des positions et des postures adoptées par les hommes politiques
qu’il a côtoyés ou simplement croisés pendant ces années de formation.
Désabusé, désenchanté, en ce sens qu’il avait pu croire aux idées qu’il défendait du
moins au début de son engagement dans le « parti » de l’Appel au Peuple13, Mirbeau est
également un observateur attentif des crises ou krachs qui plombent singulièrement
l’atmosphère de la France en cette période. La faillite de l’Union Générale en 1882, le
scandale des décorations en 1887, le krach et le scandale des cuivres en 1889, qui entraîne le
suicide de son directeur, Eugène Denfert-Rochereau, ainsi qu’une recrudescence de
l’antisémitisme, en plein essor depuis la publication, en 1886, de La France juive d’Édouard
Drumont, constituent la toile de fond de ce que les économistes appellent la Grande
Dépression qui frappe l’Europe et ne se résorbera que dix ans plus tard. Outre ces affaires que
Mirbeau a suivies de très près, le scandale de Panama va contribuer à fragiliser encore
davantage les institutions et à déstabiliser la France, de la fin de l’année 1892 à celle de 1898,
encadrant ainsi totalement l’affaire Dreyfus de ses sinistres lueurs et expliquant, pour une
large part, le choc qu’elle représenta pour les Français du temps. Si Mirbeau a bel et bien

12J. El Gammal, « Un pré-ralliement : Raoul-Duval et la Droite républicaine. 1885-1887 », Revue


d’histoire moderne et contemporaine, t. XXIX, octobre-décembre 1982, p. 599-621, et J.Y. Mollier,
« Mirbeau et la vie politique de son temps », Octave Mirbeau. Actes du colloque international
d’Angers, Angers, Presses de l’université d’Angers, 1992, p. 75-90.

13M. Winock, op. cit.

4
tourné le dos à son antisémitisme de la période des Grimaces, il n’en est que davantage
conscient du fait que la dénonciation du « péril juif » sert de prétexte aux flibustiers des
banques catholiques et protestantes, toutes aussi impliquées dans les scandales que les
banques dites « juives14 ».
Si l’écrivain se place aux côtés de Jean Grave, d’Élisée Reclus et des compagnons
anarchistes, dès 1892, puis d’Alfred Dreyfus, à partir de la fin de l’année 1897, c’est qu’il a
nettement perçu, tapie derrières les campagnes antisémites et nationalistes, la volonté des
gouvernants, unis aux possédants, de maintenir les travailleurs et le peuple en lisière. De plus
en plus polémique et politique dans ses articles, son théâtre et ses essais, Octave Mirbeau
n’hésite pas à frapper là où cela fait le plus mal et à dénoncer l’état social décrit comme la
source des maux dont souffrent les plus pauvres. Sans illusion depuis la campagne
boulangiste des années 1887-1889 sur les intentions des « sauveurs suprêmes » et autres
« César » autoproclamés qui peuvent surgir dans le sillage des bonapartistes15, il s’est forgé
une philosophie politique personnelle qu’il ne remettra plus en cause jusqu’à sa mort. Son
expérience de journaliste, secrétaire et factotum de dirigeants politiques de premier plan et de
grands banquiers se sera finalement révélée déterminante, comme sa perception et son analyse
de l’argent, symbole de corruption et source de toutes les iniquités sociales.

De la Grande Dépression des années 1873-1895 à la naissance de la Belle Époque

Le second Empire avait connu la croissance, le début de l’industrialisation massive du


pays, du développement des mines de charbon, des banques de dépôt, des grands magasins,
des moyens de transport rapides – chemins de fer et bateaux à vapeur – et même de
l’agriculture, la paysannerie demeurant jusqu’au bout favorable au régime. Seul un événement
extérieur et parfaitement contingent – la guerre de 1870 – devait entraîner la chute de

14C’est la visibilité des administrateurs ou de certains dirigeants qui entraîne, pour le public,
l’assimilation de ces sociétés financières à des institutions bancaires liées à un courant religieux plutôt
qu’à un autre. S’il y eut bien une banque genevoise ou « protestante » à ses origines au XVIIIe siècle,
et si la famille Rothschild était juive, il va de soi que l’administration de leurs entreprises n’avait que
peu de rapports avec leurs sentiments religieux respectifs. L’évolution du capitalisme au XIX e siècle
favorisait l’essor des sociétés anonymes, par définition peu réceptives à une orientation religieuse ou à
l’affirmation trop tranchée d’une idéologie.

15J.-Y. Mollier, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIX e et XXe siècles,
Paris, Fayard, 2004.

5
l’Empire et le retour de la République, proclamée le 4 Septembre. La Commune de Paris, du
18 mars au 28 mai 1871, fera entrer un nouvel acteur, le prolétariat, sur la scène politique,
mais sa répression féroce et sanguinaire –sans doute près de 20 000 victimes16 – éliminera le
socialisme de l’actualité pour une décennie. C’est dans une France déprimée par le
retournement de la conjoncture économique à partir de 1873 que se produisent des faillites
retentissantes. Les Français préfèrent à ce terme celui de « krach », le verbe allemand krachen
évoquant une explosion soudaine bien plus inquiétante que le terme de faillite. On n’en citera
ici que quelques-unes, largement commentées dans la presse nationale, du krach de l’Union
Générale, la grande banque catholique portée sur les fonts baptismaux par le Pape Pie IX, à la
faillite de la Compagnie universelle du canal interocéanique, le scandale de Panama des
années 1892-1893 et ses répliques en 1897-1898.
Du krach de l’Union Générale au krach des cuivres, de 1882 à 1889, un nom s’inscrit
en filigrane de l’actualité, celui des Rothschild, coupables d’avoir provoqué la ruine du
catholique Eugène Bontoux dans le premier cas17, la faillite et le suicide du calviniste Eugène
Denfert-Rochereau, patron du Comptoir d’escompte de Paris, dans le second18. Si la « haute
banque » juive n’est pas mentionnée lors du krach de Panama 19, ce sont cependant trois
intermédiaires financiers juifs, Jacques de Reinach, Cornélius Herz et Léopold Arton, qui
portent la responsabilité de cette faillite de l’épargne française aux yeux des médias, rejetant
ainsi dans une ombre protectrice celle, pleine et entière, du conseil d’administration de la
Compagnie universelle du canal interocéanique, composé de financiers catholiques et
protestants. On y trouvait quatre Lesseps, dont le comte Ferdinand, deux de ses fils et son
frère, le baron Jules, les comtes de Gontaut-Biron, de Circourt et de Mondésir, le baron
Poisson, les généraux Allavène et Türr, l’ancien préfet de police de Paris Léon Renault et le
publiciste Émile de Girardin, qui siégeaient avec les représentants des principaux
établissements de crédit du temps, Marius Fontane, Eugène Dauprat ou John Harjès,

16R. Tombs, La Guerre contre Paris, Paris, Aubier, 1997, évaluait à 20 000 le nombre des victimes. Il
minore singulièrement ce chiffre dans son dernier opus, Paris, bivouac des révolutions, Paris,
Libertalia, 2014, sans apporter de preuves convaincantes de cette nouvelle évaluation à la baisse du
nombre des victimes.

17J. Bouvier, Le Krach de l’Union Générale. 1878-1885, Paris, PUF, 1960.

18J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., ch. IX.

19Le romancier Jean-Louis Dubut de Laforest publie en feuilletons, puis en volumes; sa série intitulée
La Haute bande en 1892, avant de peindre une fresque impressionnante, Les Derniers scandales de
Paris, 37 volumes qui paraissent entre 1898 et 1900.
6
représentant de la banque Morgan de New York20. Les deux banquiers « juifs », William
Seligmann et Max Hellmann, ne faisaient pas le poids auprès des vingt-deux autres
administrateurs choisis dans le meilleur monde afin de renforcer la confiance du public envers
le « Grand Français » et ceux qui l’entouraient21
Le contenu des Grimaces est largement inspiré, en son année de fondation, 1883, par
une actualité brûlante qui a vu disparaître la Banque de l’Union Générale et qui ne laisse à la
Banque de Paris d’Edmond Joubert, désormais mariée à celle des Pays-Bas de Raphaël
Bischoffsheim, que des miettes, dans un festin qui semble, de prime abord, dressé et préparé
pour la satisfaction des Rothschild et de leurs coreligionnaires. Même si Octave Mirbeau ne
les désigne pas directement, sa description du ténia, le ver qui dévore l’Europe, est fortement
inspirée par la légende noire des cinq frères originaires du ghetto de Francfort et acharnés à se
partager le continent sur lequel ils ont installé leurs établissements bancaires22. Stigmatisant la
« conquête juive23 », le 22 septembre 1883, l’imprécateur annonce les délires d’Édouard
Drumont trois ans plus tard, et il a des mots très durs à propos « des aventuriers cosmopolites
qui viennent, en caravanes sinistres, de toutes les profondeurs de l’Orient 24 ». Ajoutant :
« c’est la haine qui fait le patriotisme, c’est pourquoi elle est sainte », il se situe exactement
sur la ligne où camperont bientôt les antisémites les plus féroces, des pamphlétaires Édouard
Drumont, ou Auguste Chirac au marquis de Morès et à l’abbé Chabauty qui s’écriait avec
fierté : « Le juif, voilà l’ennemi ! », reprise évidente du mot d’ordre anticlérical de Léon
Gambetta quelques années plus tôt.
Comme les Rothschild avaient soutenu le régime de Napoléon III et qu’ils accorderont
leurs suffrages à tous les gouvernements conservateurs, de droite comme de gauche, qui se
succèdent après 1870, Octave Mirbeau en tire la conclusion que l’électeur est la dupe
permanente de ceux qui tirent les ficelles et font et défont les majorités, comme ils assurent le
décollage d’une entreprise ou, au contraire, sa brusque dégringolade, et ce, en fonction de
leurs seuls intérêts. Les affaires sont les affaires sera le fruit d’une expérience accumulée
depuis vingt ans, de son entrée en fonction auprès de Dugué de La Fauconnerie en 1873 à son

20J.-Y. Mollier, Le Scandale de panama, op. cit., p. 89-92.

21C’est Léon Gambetta qui l’avait ainsi impatronisé lors du banquet de fondation de la compagnie.

22T. Gaston-Breton, La Saga des Rothschild, Paris, Tallandier, 2017, dernier en date d’une longue
série d’études historiques sur cette famille.

23Les Grimaces, n° 10, p. 438.

24Ibid.

7
compagnonnage avec Jean Grave, dans les années 1889-1894. Cette pièce ou ce drame social
résume en quelque sorte la tragédie de l’époque : seuls en effet les hommes d’affaires proches
du pouvoir et dénués de tout scrupule sont en mesure de tirer leur épingle du jeu et de réaliser
des profits toujours plus impressionnants.
Anti-boulangiste convaincu dès les premiers pas du condottiere dans l’arène politique,
Octave Mirbeau n’en demeure pas moins conscient que la corruption parlementaire,
savamment entretenue par le richissime gendre du président Grévy, Daniel Wilson 25, a servi de
tremplin à l’envol du personnage. Sans le scandale des décorations qui entraîne le départ
précipité de l’Elysée – « Ah ! Quel malheur d’avoir un gendre ! » dit la chanson vendue par
les camelots dans les rues –, Georges Boulanger n’eût pas été aussi aisément suivi par
l’opinion. Orchestrant une campagne à l’américaine sans précédent, bourrant les urnes et
disposant d’une armée de gros bras chargés de chauffer les salles, le « Général Revanche »
surfe sur une vague de mécontentements qu’analyse très bien Octave Mirbeau dans ses
articles du moment26. Prônant la grève des électeurs en réponse aux « scandales journaliers »,
il évolue vers l’anarchisme, qu’il met en avant dès cette époque et, encore davantage, au
moment où la presse dévoile les « affaires » de Panama qui vont en faire le plus grand
scandale politico-financier du siècle. Lui qui avait érigé le comte Ferdinand de Lesseps en
modèle de l’homme d’affaires intègre et dévoué à son pays dans ses articles des Grimaces –
mais la Banque de Paris et des Pays-Bas soutenait la Compagnie universelle du canal
interocéanique et profitait de sa manne financière – sait désormais que tous les affairistes se
valent et que la corruption parlementaire a atteint des sommets. La presse cite en effet 104,
puis 150 « chéquards » ayant profité des largesses de l’entreprise et, parmi eux, le nom de
plusieurs dizaines de parlementaires, députés, sénateurs et ministres est lancé en pâture aux
épargnants floués27.
Cette fois, face aux hurlements des antisémites déchaînés après le suicide du baron
Jacques de Reinach, la fuite de Cornélius Herz en Angleterre, avec le soutien de Clemenceau,
et la course rocambolesque de la police acharnée à poursuivre Léopold Arton sans vouloir
l’arrêter, Mirbeau ne se trompe pas d’adversaire. S’il entretient un long compagnonnage avec
Jean Grave et l’anarchisme au moment de l’attentat de Vaillant à la Chambre des députés en
décembre 1893, puis de l’assassinat de Sadi Carnot en juin 1894 et lors du vote des « lois

25J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., ch. VIII.

26O. Mirbeau, Combats politiques, Paris, Librairie Séguier, 1990.

27Voir ces listes in J.-Y. Mollier, Le Scandale de Panama, op. cit., p. 521-527.

8
scélérates » qui accompagnent ces événements dramatiques28, c’est qu’il a largué les dernières
amarres qui le retenaient encore du côté de l’ordre. Désormais il approuve, au fond de lui-
même, la volonté de régénération, de purification qui anime ceux qui ont le courage de
marcher la tête haute vers la guillotine, qu’ils se nomment Ravachol, Auguste Vaillant ou
Émile Henry, les trois grandes figures françaises du martyrologe anarchiste des années 1892-
18994 et de sa geste héroïque.

La naissance de la Belle Époque sous le signe de l’affaire Dreyfus

Si les historiens de l’économie font débuter la sortie de la Grande Dépression et le


retournement de la conjoncture économique en 1896, il est évident que les contemporains
n’en eurent aucunement conscience29, et qu’ils vécurent, au contraire, les années 1897-1899
comme l’annonce d’un cataclysme ou de la fin d’un monde. L’affaire Dreyfus – sans avoir
tout à fait coupé la France en deux, n’en déplaise à Caran d’Ache et à son fameux dessin du
Figaro de février 189830 – avait provoqué des manifestations monstres dans plus de deux
cents villes françaises31, déchaîné les passions et vu défiler des foules haineuses appelant au
boycott des magasins juifs et à l’élimination physique des ennemis de la patrie. Lovée à
l’intérieur du scandale de Panama, qui flambe de nouveau en 1897 puis en 1898, l’Affaire
(avec majuscule) est traversée de part en part par les soubresauts du plus grand scandale
politico-financier du siècle. Après les procès engagés contre Léopold Arton en 1896 – le seul
intermédiaire de la Compagnie universelle du canal interocéanique jugé en l’absence de
Reinach, décédé fin 1892, et de Cornélius Herz, enfui en Angleterre et décédé à son tour en
1898 –, la Chambre des députés engage des poursuites contre de nouveaux parlementaires et
nomme une deuxième commission d’enquête, après celle de 1893, en juin 1897. Le second
procès d’assises aboutit à un acquittement général, mais l’opinion n’est pas dupe, qui a tiré les
leçons de ce sandale : la ruine de 700 ou 800 000 épargnants ; la corruption d’une centaine de

28Voir J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992, 2 vol., C. Pennetier,
dir., Dictionnaire des anarchistes, Paris, Ed. de l’Atelier, 2014, et Tancrède Ramonet, Ni dieu ni
maître. Une histoire de l’anarchisme, coproduction Arte/Temps noir, 2015, 2 X 72 min.

29D. Kalifa montre dans La Véritable histoire de la Belle Époque (Paris, Fayard, 2017) que
l’expression n’apparaît vraiment qu’en 1940-1945, avant de s’imposer dans l’historiographie
rétroactive des années qui précèdent l’avant-guerre de 1914.

30J.-Y. Mollier, « Zola et la rue », Les Cahiers naturalistes, n° 72, 1998, p. 75-91.

31P. Birnbaum, Le Moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1995.

9
parlementaires dont le ministre des Travaux publics, Charles Baïhaut, qui a avoué, et celle des
banquiers et journalistes qui ont soutenu la compagnie pendant une décennie et, enfin,
l’apparente responsabilité des intermédiaires juifs allemands, ou réputés tels, dans le pillage
de la richesse nationale.
Cornélius Herz avait beau être né en France et avoir fait carrière aux Etats-Unis, pour
la droite qui exploite le scandale, il portait un nom évoquant le Prussien honni depuis la
guerre de 1870 et aucun argument ne pourrait s’opposer à ce sentiment qui submerge tout, en
ces années où un autre Juif, dont le patronyme évoque également l’Allemagne, occupe les
devants de l’actualité. Désabusé, désenchanté, avons-nous dit, Octave Mirbeau se lance dans
la bataille dreyfusarde avec la certitude qu’une nouvelle fois on trompe l’électeur et
l’épargnant en lui désignant des boucs émissaires chargés de protéger les véritables coupables
contre la vengeance du peuple. Il sait que ces victimes expiatoires, comme le capitaine
Dreyfus, sont destinées à fournir à l’opinion un exutoire à sa colère. À la différence de
l’époque où il rédigeait Les Grimaces, il refuse d’être sous influence et Edmond Joubert, pas
plus que la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Société Générale et le Crédit Lyonnais, tous
compromis dans le scandale de Panama, ne sont plus en mesure d’orienter sa plume. Cette
liberté de ton, cette audace dans la dénonciation font l’intérêt de ses articles des années 1897-
1899 qui le voient appeler les prolétaires à préférer Jean Jaurès à Jules Guesde et même les
anarchistes à suivre ceux des leurs qui ont compris le message universel que révèle l’affaire
Dreyfus. Ses appels à l’union entre « républicains, démocrates, socialistes, révolutionnaires
et libertaires  » publiés dans Le Père Peinard, à la fin de l’année 189832, montrent l’évolution
d’un journaliste et d’un écrivain capable de se dépasser, d’oublier ses préventions contre la
politique au jour le jour, afin d’obtenir le résultat qui lui paraît essentiel : empêcher un coup
d’État nationaliste, alors tout à fait possible33.
Tacticien à l’occasion, stratège à sa manière, Mirbeau suit la pente du mouvement
dreyfusard et se plie aux décisions du groupe qui entoure la famille du déporté afin de
préparer le retour de l’Innocent du bagne où il croupit. Toujours anarchiste, du moins dans ses
principes philosophiques, ce que confirme sa correspondance34, il n’en collabore pas moins
activement avec Georges Clemenceau, leader radical, et avec Jean Jaurès, chef du Parti

32O.Mirbeau, « Aux hommes libres », Le Père Peinard, 23 octobre 1898. L’article débute par ces
mots : « Un coup de force se prépare » et se termine par l’apostrophe : « ALERTE, CAMARADES » ;
cf. O. Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, Paris, Librairie Séguier, 1991, p. 139-141.

33O. Mirbeau, L’Affaire Dreyfus, op. cit. pour une sélection par P. Michel d’articles représentatifs de
la période.
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socialiste en formation. Le Parlement demeure, à ses yeux, le haut lieu du tripotage et les
institutions républicaines – la Justice et l’Armée particulièrement – des instruments de la
corruption, mais il lutte alors pour les transformer – du moins fait-il semblant de le croire –
afin de hâter l’heure du rétablissement du Droit. Inutile d’ajouter que les scandales financiers
qui éclateront après la conclusion de l’Affaire – tel celui des fiches en 1904 – ne feront que le
persuader qu’il avait eu raison de voir dans l’anarchisme le seul terreau solide sur lequel se
fixer, étant entendu que son anarchisme demeurait vague et nullement capable de se
transformer en principe de gouvernement.

Conclusion

La compréhension de la trajectoire philosophique et politique d’Octave Mirbeau, qui le


conduit du bonapartisme militant de l’Appel au Peuple, avec Dugué de La Fauconnerie et
Eugène Rouher en 1873-1879, aux Grimaces antisémites de 1883-1884, puis à l’anarchisme
fin de siècle, ne saurait faire l’économie des scandales politico-financiers qui ont marqué
l’histoire des trois premières décennies de la Troisième République. Faute d’avoir osé attaquer
la question sociale avec énergie et d’avoir tenté d’assurer cette égalité qui s’étalait dans sa
devise, la Troisième République devait décevoir une partie de ses partisans et provoquer les
grèves, manifestations et explosions qui accompagnent les années 1880-1900. La propagande
par le fait, adoptée au congrès anarchiste international de Londres le 14 juillet 1881, en
présence de Louise Michel et d’Émile Pouget, puis la vague terroriste des années 1892-1894
frappèrent l’opinion publique. Émile Zola en fera d’ailleurs le thème essentiel de son roman
Paris au moment de l’affaire Dreyfus, et Francis Fénéon, Laurent Tailhade et Octave Mirbeau
figurent au nombre des intellectuels français qui rejoindront l’anarchisme ou en défendront les
principes, tant la décrépitude du régime provoquait leur écoeurement et soulevait leur
indignation.
Plus expérimenté que la plupart des hommes de lettres et des journalistes en la
matière, grâce au commerce qu’il avait entretenu avec le milieu bonapartiste et celui de la
haute banque dans les années 1870-1885, Octave Mirbeau ne se contenta pas d’accompagner
le mouvement anarchiste au moment de sa plus forte croissance, mais il sut puiser dans la
défense du capitaine Dreyfus et le grand mouvement en faveur de la révision de son procès un
moyen de se racheter – de se laver ? – de son antisémitisme virulent du temps des Grimaces.

34O. Mirbeau, Correspondance générale, Paris, L’Age d’homme, 1999-2007, 3 vol., pour les années
1865-1900.
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Véritable expiation de ses propres turpitudes, l’Affaire lui permit de trouver sa voie et de s’y
maintenir contre vents et marées jusqu’à sa mort. Demeurée une blessure secrète et sans doute
un remords douloureux, cette fièvre virulente des années 1883-1885 n’en avait pas moins
contribué à l’exacerbation d’un repli nationaliste des Français, qui s’exprime avec violence
dans la vie politique nationale, de la crise boulangiste de 1887-1889 à la fin de l’affaire
Dreyfus, dix ans plus tard. Quoique la France soit entrée, à partir de 1896, dans une période
de relance de l’économie – la fameuse « Belle Époque » des échotiers des années 1940 –
Octave Mirbeau ne croit plus au progrès ni, encore moins, à un Grand Soir qui
accompagnerait le chant des « marmites » vengeresses dont il entretenait le peintre Camille
Pissarro lors du scandale de Panama35.
Jean-Yves MOLLIER
Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

35O. Mirbeau, Correspondance avec Camille Pissaro, Tusson, Ed. du Lérot, 1990.

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