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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

Entre taoïsme et culture populaire


John Lagerwey

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Lagerwey John. Entre taoïsme et culture populaire . In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 83, 1996. pp. 438-
458;

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438 BEFEO 83 (1996)

Monde chinois

ENTRE TAOÏSME ET CULTES POPULAIRES

Robert L. CHARD, « Rituals and Scriptures of the Stove Cult », in Ritual and Scripture in
Chinese Popular Religion : Five Studies, éd. David Johnson, Berkeley, Publications of the
Chinese Popular Culture Project 3, 1995, 3-54.
Ursula-Angelika CEDZICH, « The Cult of the Wu-t'ung / Wu-hsien in History and Fiction :
The Religious Roots of The Journey to the South », in Ritual and Scripture in Chinese
Popular Religion : Five Studies, éd. David Johnson, Berkeley, Publications of the Chinese
Popular Culture Project 3, 1995, 137-218.
Paul R. KATZ, Demon Hordes and Burning Boats : The Cult of Marshal Wen in Late Imperial
Chekiang, Albany, State University of New York, 1995.
Terry F. KLEEMAN, A God's Own Tale : The «Book of Transformations » ofWenchang, the
Divine Lord ofZitong, Albany, State University of New York, 1994.

Après le flot d'études taoïstes des années 1970-80, l'heure des dieux et du panthéon a
sonné. Pour ne citer que quelques-unes des divinités qui ont fait l'objet de thèses — et parfois
de publications — depuis dix ans, en Europe ou Outre-Atlantique, mentionnons : Linshui
furen (Brigitte Berthier), Lu Dongbin (Farzeen Hussein, Isabelle Ang), le dieu du foyer
(Robert Chard), Lu Ban (Klaas Ruitenbeek), Wenchang (Terry Kleeman), Miaoshan (Glen
Dudbridge), les Dix rois des enfers (Stephen Teiser), Ksitigarbha (Françoise Wang-Toutain),
Xuantian shangdi (Chuang Hung-i). En Chine, aussi, une série de colloques (à forte coloration
politique) a été tenue sur Mazu, Baosheng dadi et Linshui furen. Dès 1986, un livre d'extraits
de citations hagiographiques fut publié sous le nom de Zhongguo minjian zhushen (« Les
dieux du peuple chinois »). Dans sa préface à la deuxième édition (p. ii), publiée en 1989 par
le Xuesheng shuju à Taiwan, l'un des deux éditeurs de ce livre, Lii Zongli, explique qu'il avait
pris goût aux dieux du peuple lors de son séjour forcé à la campagne pendant la Révolution
culturelle : c'est là, dit-il, qu'il comprit que « sous l'écorce des multiples sornettes et
vulgarités des croyances populaires se cachait une foi traditionnelle profonde et ancienne ».
Signe des temps, l'EFEO a convoqué, en juin 1995, un colloque dont l'intitulé était « Culte
des sites, cultes des saints ». Comme il est loin, le temps de H. Doré, S. J. !
Pourquoi cet engouement soudain pour les dieux ? Que représentent-ils qu'on puisse
s'intéresser à eux en ces temps de leur crépuscule ? Les dieux, pour paraphraser Lévi-Strauss,
sont des « bons à penser » : dans le rapport aux dieux, à travers eux, les individus et les corps
sociaux se structurent, s'affrontent, agissent et sont agis. Partant, les dieux représentent un
enjeu politique permanent, qui ne laisse aucun État indifférent, pas plus en Chine qu'ailleurs,
aujourd'hui comme hier.
Mais dans les études sinologiques, ce n'est guère un hasard que ce regain d'intérêt se
manifeste maintenant. Il y a eu de belles études des dieux avant : la publication récente d'un
inédit de Willem Grootaers est là pour nous le rappeler '. Mais ensuite, rien, pendant trente
ans. Or, pendant ces trente ans, notre compréhension de la Chine a été complètement
bouleversée, principalement par les études régionales, anthropologiques et taoïstes. Les
premières nous ont rappelé que, comme l'Europe, la Chine n'est pas un pays mais une
civilisation ; les secondes nous ont montré que la Chine n'est pas que ses élites. Enfin, il y a

1. The Sanctuaries in a North-China City , Bruxelles, Institut Belge des Hautes Études chinoises, 1995.
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trente ans, nous savions la Chine confucéenne et bouddhisée ; mais nous ignorions que la
Chine était également taoïste. Nous ignorions, autrement dit, que la Chine avait « trois
enseignements » (sanjiao) qui se tenaient, chacun à sa manière, dans un rapport à la fois
critique et de symbiose avec les dieux du peuple. Nous ignorions, surtout, que ce dont « le
Maître ne parlait pas » et ce que le bouddhisme cherchait à anéantir ou à convertir, le taoïsme
s'en servait comme « bons à penser », et à agir. Il y a, comme Schipper Га bien montré \ un
rapport d'intimité tout particulier entre le taoïsme et les dieux « populaires », et il fallait donc,
avant de revenir aux dieux — donc à la société — commencer par faire un détour par le
taoïsme. Les quatre études ici examinées présupposent toutes, quoique à des degrés différents,
ce détour.

Le dieu du foyer, ou deux traditions qui s'ignorent ?


Focalisé sur les Écritures liées au culte du dieu du foyer, l'article de Robert Chard, un
résumé malheureusement très bref d'une partie de sa très riche thèse, nous intéresse ici
principalement pour ses conclusions : « Les textes concernant le dieu du foyer qui sont
parvenus jusqu'à nous ne sont pas les Écritures du culte populaire, mais ils ne sont pas non
plus sans lien avec celui-ci, car ils y répondent visiblement, et cherchent à l'influencer »
(p. 49). Or, les plus anciens de ces textes se trouvent tous dans le Canon taoïste, et ce que
constate Chard lorsqu'il les compare aux pratiques suivies par toutes les couches sociales en
Chine, c'est que les textes ne mentionnent même pas l'aspect le plus évident et fondamental de
ce culte, à savoir le renvoi du dieu au Ciel pour faire son rapport annuel sur la famille à la fin
de l'année ! Ils insistent plutôt sur un culte régulier et sincère, avec des ascensions mensuelles.
Traditions orales et écrites se retrouvent partiellement dans le domaine des tabous à observer,
mais les textes ne traitent pas non plus du support visible du dieu, à savoir son image en
papier, décollée et brûlée au moment du renvoi, puis remplacée lorsque le dieu revient de son
audience céleste. Et Chard de conclure : « C'est cette tension entre image et texte qui, le
mieux, résume le contraste entre le culte du dieu du foyer tel qu'il existait réellement et tel que
les compilateurs éduqués des Écritures l'auraient voulu » (p. 54).
Le caractère partiel de cette étude rend un peu hasardeux tout commentaire, mais par
rapport à la question qui nous occupe ici, il n'est peut-être pas inutile de noter que le statut des
textes canoniques n'est pas très clair : pour qui et par qui ont-ils été écrits ? ont-ils jamais servi
à quelque chose ? comment les situer par rapport aux rituels taoïstes, dont l'article ne traite
pas, mais où le culte du dieu du foyer a toujours eu sa place ? En règle générale, les Écritures
n'ont pas, dans le taoïsme, pour fonction d'influencer : elles n'existent que pour être récitées,
sans qu'on se préoccupe de leur contenu. Par contre, dans les liturgies exorcistes que j'ai pu
observer dans le nord de Taiwan, la maison chinoise est représentée comme ayant deux points
névralgiques : le puits, habité par un dragon, et le foyer, surveillé par son dieu 2. Cette
représentation de l'espace domestique remonte à la plus haute antiquité, comme Chard le
rappelle lui-même dès les premières pages de sa thèse (p. 4) : d'après le Yueling, source
classique pour les rituels confucéens, la maison comporte cinq lieux de culte indispensables, à
savoir les portes extérieures et intérieures, le puisard, le puits et le fourneau. Or, comme l'a
montré Rolf Stein, de ces cinq cultes domestiques confucéens, seul celui dédié au dieu du

1. Voir son Le corps taoïste, Paris, Fayard, 1982, surtout les chapitres 3 et 4, « La divinité » et « Les
maîtres des dieux ».
2. Cf. mon article « 'Les têtes des démons tombent par milliers' : Le fachang, rituel exorciste du Nord de
Taiwan », paru dans L'Homme 101 (janvier-mars 1987), p. 105, où je montre que la « mise en place de l'esprit
du puits », suivi de celui du « seigneur du fourneau » constituent, respectivement, le deuxième et le troisième
rituels de la série de seize actes constituant l'exorcisme. En tant que tel, ils prolongent et complètent le premier
rituel, l'« Invitation des dieux », en focalisant cette invitation générale sur les esprits essentiels de la maison.
Dès qu'il a ainsi invité tous les dieux, le maître procède à la « Présentation de la requête » bureaucratique qui
précise le but du rituel.
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foyer connaît un rôle central dans le taoïsme des premiers siècles, et cela grâce à son
association « avec une divinité stellaire, le Contrôleur du Destin, Ssu-ming » \
Tout ceci me conduit à suggérer que le fait le plus important signalé par Chard est que
textes et culte sont d'accord sur l'identité d'inspecteur du dieu (p. 51) : nous retrouvons là l'un
des éléments essentiels et du taoïsme et de la religion chinoise en général, à savoir son
caractère de monde bureaucratique, où mérites et démérites sont soigneusement notés pour
déterminer le sort de chacun 2. Un jeune professeur de lettres de l'université de Shaoguan
(Centre-Nord du Guangdong) me raconta un jour comment, petit, sa grand-mère l'envoyait
méditer ses fautes devant le dieu du foyer, comme en France on envoyait au coin. Comme
nous le verrons ci-dessous, l'un des apports fondamentaux du bouddhisme à la religion
chinoise est la notion de karma, qui permettait d'expliquer les sorts qui paraissaient mettre en
doute la justice des rétributions. Bref, la signification du manque de convergence entre
Écritures et culte populaire n'est peut-être pas aussi évidente qu'il ne le paraît de prime abord.

Les Wutong, ou les dieux maudits qui bénissent 3


Le cas présenté par Cedzich est autrement complexe : à travers l'analyse du Nanyou ji
(« Récit du voyage dans le Sud »), un roman de la fin du XVIe siècle, elle montre comment le
héros du récit, le dieu Huaguang, a été créé par la transformation bouddho-taoïste d'un culte
chamanique. L'étape ultime de cette transformation est justement le roman, dans lequel
Huaguang, après plusieurs incarnations et de multiples péripéties, descend en enfer sauver sa
mère (comme Mulian). Ayant ainsi fait preuve de piété filiale, Huaguang voit ses péchés
antérieurs pardonnes par l'Empereur de Jade et, après s'être converti au bouddhisme, il reçoit
son investiture de dieu légitime. Le roman est donc un parfait exemple de cet esprit irénique
des « trois religions en une » qu'on prête volontiers aux Chinois : un dieu bouddhiste, après
avoir épuisé son karma par un acte de piété filiale confucéenne, est sacré membre d'un
panthéon bureaucratique taoïste. Voilà pour la légende.
Voici l'histoire : il y avait, à l'origine, des « démons archaïques de la nature », des
« transformations de vieilles et puissantes essences de pierres et d'arbres de montagnes » qui
pouvaient prendre toutes les formes, mais surtout celles de monstres unijambistes mi-humain
mi-animal (p. 153). Sans temple dans les villages, ces esprits « étaient vénérés collectivement
dans les rochers ou des arbres » (p. 158). Leur nom le plus ancien était Shanxiao (« démons de
la montagne »), mais au XIIe siècle, selon le témoignage de Hong Mai (1123-1202), on les
appelait, selon les régions, Wutong (Cinq puissances), Wulang (Cinq gentilhommes) ou Muxia
sanlang (Troisième gentilhomme du pied de l'arbre)4. « Les démons Wutong, écrit Hong Mai,

1. R. A. Stein, « Religious Taoism and Popular Religion from the Second to Seventh Centuries », in Facets
of Taoism: Essays in Chinese Religion, éd. Holmes Welch et Anna Seidel (New Haven: Yale University Press,
1979), p. 77. Rappelons, par ailleurs, que cette même divinité stellaire fait partie intégrante de l'identité du dieu
Wenchang, dans la mesure où sa résidence, la constellation appelée « Palais de Wenchang », contient six
étoiles, dont celle dite Siming (Ssu-ming) (voir Kleeman, p. 46-47).
2. Cf. Kleeman, p. 44 : « La caractéristique unifiante de cette cosmologie syncrétique que j'appelle le
royaume sacré unifié, c'est son système étendu de rapports et de récompenses ou de punitions en fonction des
mérites. Tout un chacun, du plus insignifiant dieu domestique tutélaire jusqu'à l'Empereur (de Jade) lui-même,
avait sa part dans la compilation, la revue et la mise à exécution de ces rapports cosmiques ».
3. Ce texte vient augmenter et améliorer considérablement un article plus ancien, « Wu-t'ung. Zur
bewegten Geschichte eines Kultes », in Religion und Philosophie in Ostasien: Festschrift fur Hans Steininger,
(Wiirzburg, Kônigshausen & Neumann, 1985), éds. Gert Naundorf, Karl-Heinz Pohl, Hans-Hermann Schmidt,
p. 33-60.
4. D'après la thèse de Lin Fu-shih, « Chinese Shamans and Shamanism in the Chiang-nan Area During the
Six Dynasties Period (3rd-6th Century A.D.) » (Princeton University, 1994), p. 80 (il cite le Sanguo zhi), ce
type d'appellation existait déjà au IIIe siècle : Shiyin sanlang (Troisième gentilhomme du sceau de pierre), qui
avait un lieu de culte au bord d'une rivière, fait savoir à Sun Hao (r. 264-280) par la bouche d'un chamane
qu'une ère de Grande paix allait arriver : ravi, Sun Hao lui donne le titre de Roi. Par rapport au thème de
l'ethnicité dont il sera question plus loin (voir la note 4,p. 445), il importe peut-être de noter ici que, d'après
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aiment surtout débaucher les femmes. Ils se transforment en beaux gentilshommes, ou


prennent n'importe quelle forme dont les femmes pourraient rêver. Parfois ils montrent aussi
leur forme originelle et se manifestent comme des singes, des chiens poilus ou des
grenouilles... Certaines femmes (possédées) deviennent des médiums, que les gens appellent
"immortelles". D'autres, qui cherchent à s'y opposer, en tombent malades, et on dit qu'elles
ont contracté la "maladie des immortelles" » (p. 166).
Parlant de la région de Suzhou au XVIe siècle, Lu Can (1494-1571) nous informe que les
maris de femmes qui avaient eu des rapports avec les Wutong n'osaient plus dormir avec
elles : « Ceux qui insistent pour continuer à partager le lit de leurs épouses se trouvent jetés à
terre par la fée. L'appétit sexuel et le caractère mensonger de ces démons défient toute
description » (p. 199). Lu Can raconte encore l'histoire d'une fiancée qui, possédée, « quitte
en courant la chambre nuptiale et se met à chanter des hymnes de louange comme une
chamane » (p. 201). Ils faisaient alors l'objet de sacrifices auxquels participaient aussi bien les
lettrés que les chamanes, « qui chantaient les ballades racontant les manifestations des dieux.
On dit que les dieux prennent plaisir à entendre ces chants » (p. 198) \
Dans un premier temps, ce sont surtout les bouddhistes qui se chargent de la démonisation
de ces anciens dieux, voire de leur conversion en protecteurs du Dharma. Daoxuan (596-667),
déjà, « mentionne les esprits Wutong en rapport avec la conversion d'un esprit de la montagne
qui résidait près d'un temple bouddhiste », mais il s'agit d'un phénomène général que
Cedzich, à juste titre me semble-t-il, met en rapport avec la « pénétration des moines
bouddhistes dans les régions reculées et montagneuses du sud de la Chine, où ils rencontrèrent
les traditions enracinées de cultes chamaniques » (p. 160). Pas étonnant, dès lors, que ce fût un
moine Chan, Yanshou (904-975), qui, en donnant une nouvelle définition au vieux terme
bouddhique de wutong (« cinq puissances spirituelles » de l'adepte bouddhiste), intégra les
esprits archaïques au plus bas de l'échelle d'une hiérarchie de « cinq puissances » : les
« puissances démoniaques » qui permettent aux esprits de vieux arbres ou de vieilles pierres de
posséder les gens (p. 160).
De protecteurs divins de monastères, les Wutong, tranformés en « mandarins dignes »
deviennent aussi des protecteurs de villes et notamment de Wuyuan. C'est ce culte local qui,
en l'an 1109, va bénéficier d'une reconnaissance officielle de l'État, en même temps que les
Wutong « génériques » sont frappés d'interdit comme « culte illicite » (yinsî) (p. 171). Or, le
culte à Wuyuan fut d'abord rattaché à un monastère Chan et la fête principale de ce temple
commémorait une révélation en rêve donnée par les cinq dieux au magistrat Linghu Zuo entre
les années 984 et 987, lui expliquant comment sauver le district d'une épidémie. Ce rêve ayant
eu lieu le jour même de l'anniversaire du Bouddha, à savoir le huitième jour de la quatrième
lunaison, c'est à cette date que, tous les ans, fut tenue l'une des plus grandes fêtes de temple
(miaohui) de la Chine des XIIe/XIIIe siècles : « Bel exemple, résume Cedzich, de

Lin Fu-shih, plus de la moitié de la population du sud de la Chine était non-Han à l'époque dont il traite (p. 62 ;
Lin cite les travaux de Chou I-liang [1938] et de Chu Ta-wei [1981]). Notons, enfin, que le terme chinois
« chiffre + lang » peut tout aussi bien désigner un gentilhomme que plusieurs.
1. Cedzich ne le dit pas, mais ce sont sans doute de véritables chants « épiques » en vers heptasyllabiques
tels qu'on en trouve encore dans les campagnes de la région. Ye Mingsheng, chercheur du Bureau des affaires
culturelles du district de Shouning, dans l'extrême nord du Fujian, près de la frontière avec le Zhejiang,
s'apprête à publier dans la Minsu quyi congshu édité par Wang Ch'iu-kuei un de ces chants en plusieurs
volumes : utilisé par des marionnettistes, il raconte l'épopée de Huaguang. Le type même de ces chants
s'appelle Furen zhuan « Histoire de la Dame » Chen Jinggu, qui n'est autre que la Linshui furen étudiée par
Brigitte Berthier, La Dame-du-bord-de-l' eau, (Nanterre, Société d'Ethnologie, 1988). Ye Mingsheng a publié
un article sur une version marionnettiste de ce chant en provenance de Shanghang (sud-ouest du Fujian) :
« Fujian Shanghang Chen Jinggu xinyang yu kuilei xi Furen zhuan shugai », in Minsu quyi 94-95 (1995), 47-
82, et travaille actuellement sur une version que j'ai photographiée chez un maître taoïste à Jianyang (nord-
ouest du Fujian). D'après Lu Can, les épouses divines des Wutong s'appellent furen, « Dame » (p. 198). Ces
chants du théâtre rituel - qu'ils soient utilisés par des femmes chamanes, des marionnettistes ou des maîtres
taoïstes - sont sans doute l'ultime origine des romans hagiographiques.
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l'interpénétration profonde des pratiques cultuelles du bouddhisme et de la religion


populaire » (p. 174).
C'est ensuite aux taoïstes de combattre et d'intégrer ces divinités désormais bouddho-
populaires. Au début du XIIIe siècle, le célèbre maître taoïste Bo Yuchan se plaint du fait que
des « liturges pseudo-taoïstes intégraient des esprits comme le grand saint Huaguang dans
leurs rituels » (p. 180). Dans l'hagiographie de Wen Qiong par Huang Gongjin (dont il sera de
nouveau question ci-dessous), écrite en 1274, Huaguang, présenté comme le quatrième des
cinq déités, prend possession d'une femme avant d'en être chassé, quoique non sans mal, par
un exorciste taoïste (p. 182). Des codes liturgiques taoïstes de l'époque « préviennent
explicitement des taoïstes contre les sacrifices aux Wutong » (p. 183). Mais, surtout, les
taoïstes créent un spécialiste du combat contre les démons Wutong, le maréchal Ma Sheng.
Redevable, au niveau iconographique, à la tradition tantrique, le maréchal Ma est en même
temps identifié, dans la plus pure tradition taoïste à une étoile : « déité stellaire du ciel
méridional ayant la spécialité du contrôle de l'élément feu, il a été envoyé pour nettoyer le
monde de ses influences démoniaques » (p. 185).
Un texte du milieu du XIIIe siècle a recours à une autre stratégie typiquement taoïste : la
classification. D'après ce texte, les Wutong du premier degré sont des « concentrations pures
des souffles des cinq éléments »; ceux du deuxième, comme Huaguang et Masheng (!), sont
des « condensations de souffles des montagnes et des rivières », ils ont été nommés à des
postes par l'Empereur de Jade, mais ne sont pas fiables ; au dernier échelon se trouvent les
« concentrations de souffles périmés d'herbes et d'arbres » qui exigent des sacrifices sanglants
et qu'il faut dompter ou détruire (p. 184). Tout en étant rangé dans la même catégorie que
Huaguang, Masheng est décrit comme le « plus efficace » de sa classe.
À partir de la date de leur reconnaissance officielle en 1109, les divinités protectrices de
Wuyuan, appelées, après l'octroi de nouveaux titres en 1174, les Wuxian (Cinq
Manifestations), ne cessent d'accroître leur influence. Des temples fédérés sont construits un
peu partout, dans toutes les grandes villes de l'époque et, en 1389, le fondateur des Ming
« élève le culte au rang national » en créant un temple près de la capitale à Nankin : c'est sans
doute à cet événement, suggère Cedzich, qu'il faut rattacher la production d'Écritures taoïstes
intégrant les dieux Wuxian au panthéon taoïste (p. 190). Dans ces textes, les Wutong aseptisés
en Wuxian apparaissent comme des émissaires du Vénéré céleste du Commencement
primordial, la plus haute divinité taoïste. Leur charge est de protéger l'humanité contre toutes
les catastrophes et maladies de la fin des temps, et notamment contre les démons Shanxiao (p.
188).
Cedzich nous conduit par bien des détours encore : on assiste à la recrudescence
(réapparition dans les écrits ?) du culte « démoniaque », ainsi qu'aux campagnes de
suppression mandarinale menées contre lui dans le Suzhou du XVe, puis du XIXe siècle. À la
fin de son article, elle revient encore longuement sur les « traces de traditions cultuelles » dans
le roman « Récit du voyage dans le Sud » - pages riches qu'on ne saurait trop recommander au
lecteur. Mais dans le cadre de ce compte rendu, nous passerons directement à sa conclusion :
« Les tensions et les contradictions (présentes dans l'image de Huaguang dans le roman)
offrent de précieux aperçus de la complexité de la mentalité populaire chinoise qui, dans
l'ensemble, était formée par l'interaction constante entre l'héritage culturel de l'élite et les
traditions créatrices des gens ordinaires » (p. 218). On ne saurait mieux dire.
Comptes rendus 443

Le maréchal Wen, ou la trompette mal embouchée 1


Le travail de Katz s'inscrit dans le même trajet que celui de Cedzich, à savoir l'analyse de
l'interpénétration des traditions taoïste, bouddhiste et populaire. De même que Huaguang, le
maréchal Wen, sujet de ce livre, a des antécédents tantriques (p. 79) ; son hagiographie
classique est taoïste 2, mais Katz traite encore d'autres versions relevant de traditions
« lettrée » ou « populaire ». Dès les premières pages de son ouvrage, l'auteur dénonce le fait
que « maints érudits ont eu tendance à adopter les attitudes des taoïstes qu'ils étudient » et
plaide pour une « plus grande ouverture d'esprit » (p. 6). À la même page, Katz critique
nommément Kristofer Schipper et Ken Dean pour leur analyse — qu'il estime sinon fausse du
moins partiale — du rapport entre le taoïsme et les cultes locaux, à savoir que le taoïsme
donne aux derniers leur « encadrement liturgique » 3. Dans le troisième chapitre, après les
critiques dont j'ai déjà fait état dans la note 2,p. 443, Katz ajoute encore l'étude de Terry
Kleeman sur Wenchang (cf. ci-dessous) à la liste. Contre la vision par trop taoïste de cette
« bande des quatre », Katz propose le concept de « réverbération » pour qualifier les rapports
complexes entre les différentes composantes de la religion chinoise. Inspiré, d'après Katz (p. 4
et 109), du travail de Rolf Stein cité ci-dessus en note 1, p. 440 ce concept est également très
proche de celui d'« interaction » de Cedzich, mais il manque, comme j'essaierai de le montrer
plus loin, l'indispensable référence à la chronologie, c'est-à-dire au contexte historique.
Avant d'aller plus avant cependant, arrêtons-nous un instant pour insister sur les très
grandes qualités de ce livre. Katz se montre parfois capable de véritables feux d'artifices,
lorsqu'il survole, par exemple, la répartition géographique de la coutume de l'« expulsion des
démons de la pestilence en bateau » (p. 158), rite qu'il trouve dans presque toute la Chine du
sud, ainsi qu'au Tibet et en Corée. Ses notes, à la fois riches et fournies, montrent une maîtrise

1. Les deux livres dont nous traiterons ici ont tous deux été publiés par les presses universitaires de
l'université de l'État de New York (SUNY), dont il convient de saluer la contribution grandissante aux études
chinoises depuis une décennie. Raison de plus de protester contre le nombre excessif de coquilles que laissent
passer leurs éditeurs : au moins vingt-sept pages du livre de Paul Katz en comportent, et parfois jusqu'à trois
par page ; dans le livre de Terry Kleeman je n'en ai repéré que dans vingt-six pages, avec un maximum de deux
par page.
2. Cette hagiographie est résumée et l'arrière-plan de sa production suggérée par Judith Boltz, in Л Survey
of Taoist Literature, Tenth to Seventh Centuries (Berkeley: University of California, 1987), p. 97-99 ; j'en
donne moi-même une analyse développée dans le chapitre 14 de mon Taoist Ritual in Chinese Society and
History (New York: Macmillan, 1987). Pour éviter une polémique inutile, je ne ferai que noter ici que Katz,
lorsqu'il affirme que « Lagerwey semble croire à l'existence d'un système rituel avec un S majuscule » (p.
110), aurait moins déformé l'esprit de mon texte s'il avait écrit : « Huang Gongjin (l'auteur de l'hagiographie)
croit visiblement en l'existence d'un Système... » Par contre, dans sa très belle note 15 (p. 82-83), Katz critique,
ajuste titre, je crois, ma traduction du terme huazhu, que j'avais compris comme « maître des transformations »
là où il doit apparemment se comprendre comme « maître des contributions ». Dans la même note, ses
remarques sur le terme Taibao — que j'avais évité de traduire — sont éclairantes mais pas décisives : il montre
que le terme peut désigner un nanwu (« male spirit-medium » ; terme qu'on traduirait plutôt par « chamane » en
français) ; j'avais simplement fait observer que le terme peut, de nos jours encore, se référer à un maître taoïste
« militaire ». En écrivant cela, je pensais au rituel exorciste mentionné dans la note 2, p. 439 car, avant de faire
ce rituel, les taoïstes accrochent la peinture d'un certain Lu Taibao (que dans l'article cité j'ai rendu par
« colonel Lu »). Selon les explications de l'officiant, « on a besoin d'infanterie et de cavalerie, c'est pourquoi
on fait appel à un colonel » (p. 103). Ensuite, pendant le douzième rituel, « jouant un colonel (Taibao) et armé
d'un bâton, l'officiant livre une attaque contre les filets du ciel et de la terre où un démon tient prisonnier les
âmes du malade » (p. 106). La source citée par Katz permet donc de confirmer que le terme Taibao désigne un
« maître taoïste exorcisant », à moins de souscrire à une orthodoxie taoïste élitiste - comme celle de Bo Yuchan
ou du Parti communiste - qui rejette ce type de taoïste comme « hétérodoxe ».
3. Cf. mon compte rendu du livre de Ken Dean, Taoist Ritual and Popular Cults of Southeast China
(Princeton University Press, 1993), in BEFEO 82 (1995), 442-447, où je suggère aussi que Dean a peut-être
donné la part trop belle au taoïsme, mais où je retiens quand même la notion schipperienne d'« encadrement »
en l'étendant aux deux autres « enseignements » : « Bref, là aussi, il faudrait oublier nos habitudes
monologiques : il n'y a pas une religion chinoise, une alchimie, il y en a trois. Et toutes trois ont entretenu des
rapports à la fois conflictuels et d'encadrement avec les cultes populaires » (p. 447).
444 BEFEO 83 (1996)

sinologique enviable. Et si chaque chapitre comporte son lot de polémiques déformantes,


l'auteur nous fournit aussi une quantité considérable d'informations nouvelles et importantes,
surtout dans les chapitres 3, 4 et 5, tous sur le culte du maréchal Wen : le premier nous fait
découvrir une abondance de versions de l'hagiographie du dieu, le second le développement
géographique du culte et le troisième les deux fêtes majeures célébrées en son honneur. Ce
dernier chapitre trouve son très utile prolongement dans deux appendices où sont traduites
intégralement les descriptions de ces deux fêtes, à Wenzhou et à Hangzhou.
Le premier chapitre est une introduction générale à la province du Zhejiang (Chekiang) —
introduction dont on perçoit mal l'utilité, dans la mesure où le culte du maréchal Wen n'a
strictement rien de « provincial ». Après un survol géographique, Katz propose une esquisse
d'histoire linguistique où les hypothèses encore âprement discutées sont présentées comme des
faits établis (p. 15), puis spécule que la migration du culte de Wenzhou à Hangzhou pourrait
avoir été facilitée par la proximité linguistique. L'importance de Hangzhou comme capitale
des Song du Sud m'eût suffi comme explication, ceci d'autant plus que le même culte se
trouve aussi à Shaxian, dans le Centre-Nord du Fujian \ Par contre, l'auteur ne fait que
mentionner le seul fait linguistique qui aurait pu, éventuellement, être utilement exploité, à
savoir qu'une bonne moitié des gens du district de Pingyang, terre d'origine du culte, au sud
de Wenzhou, parle le Minnan...
Vient ensuite une ébauche d'histoire religieuse régionale : le « changement le plus
significatif» de l'époque Song, nous explique Katz, est la disparition progressive des anciens
dieux du sol au profit de divinités capables de « réprimer les bandits, contribuer aux
entreprises commerciales et exorciser les forces démoniaques » (p. 26) 2. Aussi de nouvelles
associations socio-religieuses cherchaient-elles à obtenir de l'État des titres pour leurs dieux
locaux, en partie pour « cacher les attributs démoniaques » de ces déités qui s'appelaient à
l'origine « gentilhomme Untel » (moulang) ou «jeune dame » (gu, comme Chen Jinggu 3) :
nous sommes bel et bien dans le même monde que celui décrit par Cedzich 4.

1. Comme l'auteur semble ignorer l'existence de ce temple, je donnerai ici quelques précisions : le temple,
que les gens appellent localement Taibao miao et qui aurait été construit en l'an 1213, se trouve au bord de
l'ancien sentier de montagne reliant les districts de Shaxian et de Youqi, juste avant le col du côté de Shaxian, à
un endroit qui s'appelle Luoyan. Le temple abrite en réalité trois « vieux Taibao » (Taibao ye), le « grand », le
« treizième » et celui « des dix directions ». Leur titre collectif est Yinglie houwang (roi-marquis héroïque) et
leur anniversaire collectif est célébré, comme à Wenzhou (Katz, p. 191), au troisième jour du troisième mois.
La grande époque des pèlerinages est cependant le début de la première lunaison. Lors d'une visite effectuée le
25 novembre 1993, nous avons relevé les noms de 91 maîtres taoïstes qui s'étaient déplacés à la tête de
communautés villageoises pour venir « chercher du feu » (quhuo), c'est-à-dire apporter des offrandes et prendre
en échange des cendres du brûle-parfum du temple pour les ramener au lieu du culte affilié au village. La
majorité de ces communautés se trouvaient dans le Shaxian, mais non moins de dix-sept provenaient de Youqi
et une de Yong'an. Sur les longues listes de pèlerins individuels, nous avons dénombré 102 personnes de
Shaxian, 45 de Youqi, 5 de Datian, 7 de Nanping, 7 de Sanming et 1 de Fuzhou. Nous verrons plus bas que leur
mythe, aussi, est une variante de celle racontée concernant Wen Taibao.
2. Le livre influent de Valerie Hansen, Changing Gods in Medieval China, 1127-1276 (Princeton:
Princeton University Press, 1990), est beaucoup cité dans les pages 26 à 29. Ce livre, aussi utile qu'il est
superficiel, a le grand mérite de mettre en rapport les changements sociaux - commercialisation, urbanisation -
bien connus de l'époque avec la transformation du panthéon ; son défaut principal est le caractère extrêmement
limité de ses sources et notamment le manque total de la moindre référence aux sources canoniques taoïstes ou
bouddhistes. Pour soutenir son point concernant la disparition des dieux du sol, Katz cite deux lettrés, dont les
témoignages auraient demandé au moins d'être interrogés. Je ne ferai que noter ici que les « anciens dieux du
sol » n'ont pas encore dispara des campagnes que je connais le mieux, chez les Hakka du Jiangxi, du Fujian et
du Guangdong.
3. Ce type d'appellation des déesses populaires est également ancien, utilisé déjà dans le Soushenji de Gan
Bao (286 ?-336) : « La jeune dame Ding », excédée par une belle-mère cruelle, se suicide le neuvième jour de la
neuvième lune, puis se manifeste aux chamanes et ordonne que les femmes ne travaillent plus le jour de son
suicide : « Maintenant on fait partout des sacrifices en son honneur » ; voir Л la recherche des esprits (Récits
tirés du Sou Shen Ji par Gan Bao), trad, sous la direction de Rémi Mathieu (Paris, Gallimard, 1992), p. 83-85.
Comptes rendus 445

Le premier chapitre s'achève par un survol de l'histoire du mouvement Shenxiao, que


Katz, toujours prêt à renverser le monde par un coup de définition, nous invite à considérer
comme un mouvement rituel local fondé sur des techniques médiumniques. Tant pis si tout le
monde — même l'empereur Huizong (r. 1101-1126), qui en a fait la fortune — a toujours
pensé qu'il s'agissait d'un mouvement taoïste : « pour en finir avec la confusion » causée par
les vues partiales de spécialistes du taoïsme comme Schipper et Dean, mieux vaut adhérer à la
définition du taoïsme donnée par Sivin et validée par Strickmann (qu'il ne faut appeler
« taoïste » que les partisans du mouvement des Maîtres célestes ; Katz, p. 37). Or, Strickmann
a effectivement tenu de tels propos dans un moment d'enthousiasme, et Sivin a en effet écrit
un essai en ce sens. Pour ma part, je crois que c'est plutôt cette définition réductrice du
taoïsme qui est la principale source de confusion, chez Katz, mais aussi chez les maîtres de la
Chine d'aujourd'hui... Maints spécialistes l'ont déjà montré, le taoïsme comporte, aussi, ses
traditions rituelles régionales, la plus célèbre étant celle dite de Liishan. Comme par hasard,
c'est justement Bo Yuchan (mentionné en note 4, p. 445) qui, le premier, cherche à chasser les
maîtres Lushan hors des périmètres du taoïsme orthodoxe... '

Lin Fu-shih (dans la thèse citée ci-dessus note 4, p. 440, p. 79, 81), mentionne deux autres déesses-gi/ : Qingxi
xiaogu (Jeune dame du cours d'eau bleu), dont le lieu de culte se trouvait à la confluence du dit cours d'eau et
d'un canal, au coeur même de la capitale, et Meigu (Dame Mei), dont le lieu de culte se trouvait au bord d'un
lac. La Dame Mei avait été, de son vivant, « très versée dans les arts du Dao », autrement dit, elle était
chamane.
4. Katz n'a malheureusement eu connaissance que de l'article de Cedzich de 1985 et, de ce fait, s'appuie
beaucoup dans cette section sur l'article de Judith Boltz, « Not by the Seal of Office Alone: New Weapons in
Battles with the Supernatural », in Patricia Ebrey et Peter Gregory, éd., Religion and Society in T'ang and Sung
China (Honolulu: Hawaii University Press, 1993), 241-305. Curieusement, il ne retient rien de l'hypothèse la
plus intéressante de cet article, à savoir que l'extension de nouvelles méthodes exorcistes chez les lettrés de
l'époque, et le développement concomittant du culte des dieux qui, comme le maréchal Wen, incarnent ces
méthodes, est directement liée à l'extension du pouvoir central vers les parties du sud de la Chine occcupées
jusqu'alors par des minorités non-sinisées. Boltz cite, par exemple, un certain Zhou Qufa (fl. 1163), qui, parlant
de la région de Lingnan (le Guangdong et le Guangxi modernes), « voit les termes 'chamanes' et 'cultes
illicites' comme des synonymes pour les pratiques médiumniques des minorités du Sud » (p. 271). Force
citations de textes liturgiques taoïstes à l'appui, Boltz repeint les défenseurs de l'orthodoxie taoïste — les Во
Yuchan et les Lu Shizhong — en représentants (conscients ou pas, peu importe) de la sinisation du Sud. Or,
cette sinisation — qui se faisait indifféremment par mariage, par exorcisme et par nettoyage ethnique — était
plus que jamais à l'ordre du jour pendant les Song du Sud, après que le gouvernement « légitime » s'était vu
obligé de se replier, en l'an 1126, sur la seule moitié méridionale de la Chine, et là, de nourrir ses rêves de
revanches contre un régime d'origine « barbare » dans le Nord. Les mythes qu'on peut encore recueillir
localement dans les campagnes du Sud font souvent état d'ancêtres qui, en arrivant sur place, ont dû apprendre
des méthodes exorcistes taoïstes afin de chasser les dieux du sol locaux, puisque ceux-ci exigeaient qu'on leur
offre en sacrifice, annuellement, un jeune garçon et une jeune fille vierges ; cf. mon « Notes on the Symbolic
Life of a Hakka Village », in Minjian xinyang yu Zhongguo wenhua guoji yantao hui lunwen ji (Taipei: Hanxue
yanjiu zhongxin, 1993), p. 742-745.
1. Voir DZ 1307 Haiqiong Bo zhenren yulu 1.8b : « La méthode des chamanes commença avec le roi
Potan, qui la transmit au roi Pangu, qui la transmit au roi Axiuluo, qui la transmit au roi Weituoshi, au roi de
Changsha, au roi Toutuo, au Neuvième gentillhomme de Lushan, au Septième gentilhomme de Mengshan et au
Dixième gentilhomme de Hengshan ». On notera que cette liste d'ordre de transmission comporte non
seulement le roi Pangu, dont le culte est encore très répandu chez les Yao, mais aussi des « gentilhommes ».
Une variante de ces mêmes trois gentilhommes figure encore sur des peintures taoïstes de la tradition de
Lushan : voir mon « Fujian sheng Jianyang diqu di daojiao », in Minsu quyi 84 (1993), 43-82 (cf. note 2,
p. 456). Toutuo pourrait être un certain Miaoguang toutuo daoren (l'homme du Dao Toutuo de la lumière
merveilleuse) qui convertit un grand nombre de nonnes et de femmes laïques dans le Hunan. Sur le point d'être
expulsé du Samgha, il s'enfuit à la capitale où, en l'an 510, il écrivit un apocryphe bouddhique, attira de
nouveau les foules, puis fut emprisonné à vie. Les disciples, dans son mouvement, s'appelaient « lion », mot qui
est homophone du mot pour « maître » : voir Michel Strickmann, « The Consecration Sutra: a Buddhist Book of
Spells », in Robert Buswell, éd., Chinese Buddhist Apocrypha (Honolulu, University of Hawaii Press, 1990), p.
100-101. Concernant le jeu de mots « maître/lion » fait par les maîtres taoïstes eux-mêmes, voir « La ritualité
taoïste », BEFEO 79.2 , 1992, p. 366.
446 BEFEO 83 (1996)

Le deuxième chapitre, une brève histoire des épidémies en Chine et, surtout, une
introduction aux principaux dieux et démons liés aux épidémies, contient une foule de
renseignements intéressants sur le sujet, mais un nombre presque égal d'inexactitudes. Par
exemple, voulant à tout prix établir qu'il y a eu un développement considérable du culte des
pourvoyeurs divins d'épidémies à partir des Song (p. 50), Katz sous-utilise les deux auteurs,
pourtant cités en note — Li Fengmao et Christine Mollier (p. 51, n° 34) —, qui ont démontré
le contraire \ Plus loin, Katz affirme que l'État a cherché à contrer les épidémies par des
sacrifices réguliers sur les aires sacrées dédiées aux malemorts (litari) ; mais il ne donne
aucune source pour justifier cette interprétation insolite de la fonction du litan que Ming Taizu
(r. 1368-1398) allait ordonner d'établir, au même titre que les autels du dieu du sol (shetari),
dans tous les villages de Chine. Il nous apprend encore que les processions pour expulser les
pestilences avaient surtout lieu pendant les cinquième, huitième et neuvième mois, puis
conclut : « Ce n'est sans doute pas une coïncidence que les trois mois lunaires où avaient lieu
les fêtes sus-mentionnées (le premier [sic], le cinquième et le neuvième mois), étaient tous
considérés comme des moments inauspicieux » (p. 69). Que le cinquième mois était
« inauspicieux », soit (pour autant que je sache cependant, il n'existe pas de mois entier
inauspicieux, même pas le septième, pourtant appelé « mois des revenants »). Mais les autres ?
Le chapitre 3, sur l'hagiographie du maréchal Wen, est, du point de vue de l'auteur, la
pièce de résistance de son livre, où il démontre, avec Stein et dans la tradition lévi-straussienne
de l'analyse structuraliste, qu'il y a un « va-et-vient incessant où il vaut mieux ne pas poser la
question de la chronologie » (Stein, cité à la page 109 ; on sait que Stein fut un moment séduit
par les méthodes de Lévi-Strauss). Est-ce du Derrida mal digéré ? Je ne sais. Mais il est certain
qu'il est actuellement très à la mode Outre-Atlantique de juxtaposer les points de vue
divergents sans en privilégier aucun, ceci sans doute afin de mieux préserver la cacaphonie
culturelle que l'on semble confondre avec la « démocratie » : À bas les orthodoxies et les
pourvoyeurs d'hégémonisme culturel ! Vive la différe(a)nce ! Ensuite, on choisit le
« meilleur » par sondage (ou par groupe d'appartenance), c'est lui qui mérite son influence 2.
Malheureusement pour Katz, il a très mal choisi son exemple : non seulement le rapport
chronologique entre les différentes versions de cette hagiographie est absolument capital pour
leur évaluation réciproque, mais les faits sociaux qu'il présente dans sa description des fêtes
montrent à l'évidence que le maréchal Wen — même s'il a des antécédents tantriques et même
si le « peuple » n'a pas été « influencé » par la version taoïste de son hagiographie — est une
divinité on ne peut plus taoïste.
Que je m'explique : Outre l'hagiographie taoïste de 1274 par Huang Gongjin (cf. note 2,
p. 443), Katz présente deux groupes distincts du récit, l'un de l'« élite », l'autre « populaire ».
Ces différentes versions, écrit Katz, « peuvent nous aider à avoir une idée comment une
divinité populaire a pu être représentée par des membres de différents groupes sociaux »
(p. 78). En effet, si Huang Gongjin nous fournit l'image d'une déité qui protège la Voie
orthodoxe contre les cultes « illicites », les lettrés y voient surtout un érudit malheureux aux
examens. Les multiples versions populaires ont pour caractéristique essentielle le suicide du
futur dieu, qui s'empare de poison et le boit afin d'éviter qu'il ne soit versé dans un puits et ne
provoque ainsi une épidémie : dieu qui combat les pestilences, il en est le premier victime.

1. Le Soushen ji (cité en note 3, p. 444) comporte un paragraphe dédié aux « démons des épidémies » (p.
172) et raconte longuement l'histoire de Jiang Ziwen, l'un des plus importants dieux des Six Dynasties et qui
s'est fait connaître en provoquant « une grave épidémie » (p. 80). Cf. l'article préparé par Lin Fu-shih pour le
colloque « Culte des sites, culte des saints » mentionné ci-dessus, p. 1 : « The Cult of Chiang Tzu-wen in
Medieval China ».
2. Katz aime beaucoup ce mot, qui refait son apparition chaque fois qu'il plaide la cause de sa notion de
« réverbération » : quatre fois dans les pages 112 à 116, de nouveau quatre fois dans les pages 172 à 175, et
encore deux foix dans les pages 188-189 (les dernières pages de sa conclusion). Pour donner la teneur générale
de son propos, je ne citerai ici que la phrase appropriée à la première page de la conclusion (p. 175) : « Je crois
qu'il est essentiel de ne pas exagérer l'influence exercée par les prêtres taoïstes sur les cultes locaux ».
Comptes rendus 447

Dans le mythe populaire, le maréchal Wen est donc un malemort qui a rendu un signalé
service public. Jusque-là, pas de problème. Mais regardons de plus près.
La première version « lettrée » traitée par Katz fut composée en 1355 par le célèbre Song
Lian (1310-1381) pour un temple construit à Wenzhou en 1344 par un maître taoïste. Katz
admet que le Wen Qiong de ce texte est aussi un taoïste — il naît avec trente-six sceaux
taoïstes sous ses aisselles, apprend le Pas (exorciste) de Yu dès l'âge de sept ans et fait vœu
avant de mourir de lutter comme déité du Taishan contre les épidémies —, mais y voit surtout
un « érudit chinois irénique bien versé dans les enseignements bouddhistes et
taoïstes...remarquablement similaire à Song Lian » lui-même (p. 91). Soit. Il est vrai que Song
Lian combat explicitement, dans l'inscription, ceux qui pensent que ce type de dieu est taoïste
et n'appartient pas à la voie des « rois saints » de l'antiquité confucéenne. Il prend ainsi fait et
cause pour cette moitié de la tradition confucéenne qui cherche à récupérer les dieux plutôt
qu'à les détruire1. Mais n'eût-il pas fallu rappeler au moins qui était Song Lian ? qu'il allait,
très peu de temps après avoir écrit cette inscription, devenir le conseiller intime du futur
fondateur des Ming, dont il allait écrire une biographie qui nous informe que le grand-père
maternel de Ming Taizu était un chamane et qu'il allait également aider à formuler sa politique
religieuse « unifiant les trois religions en une » 2 ?
L'autre version de lettré se trouve dans un texte Ming sur les « divinités des Trois
religions et leurs origines »\ Ce récit, d'après Katz, insiste encore plus que le texte de Song
Lian sur les caractéristiques confucéennes du héros : ses études, sa piété filiale et sa loyauté
envers l'État, sa volonté de sauver tout le peuple et non pas juste de protéger l'orthodoxie
taoïste. Prises ensemble, ces deux versions « semblent s'adresser au problème de savoir
comment des lettrés frustrés dans leur ambition de servir l'État pouvaient se servir du taoïsme
pour faire avancer leurs idéaux visant à apporter au monde paix et harmonie » (p. 97). Comme
le confirme la note 46 en bas de page, cette explication présuppose que nous ayons affaire à
des textes Yuan, mais un livre qui s'intitule « divinités des Trois religions » a en effet toutes
les chances d'être des Ming 4, ce qui expliquerait aussi le caractère plus affirmé du
confucianisme du récit. En tout cas, les deux nouveautés de cette version qui me paraissent les
plus intéressantes sont la date de naissance de Wen Qiong non pas Tang mais Han, en l'an
142, c'est-à-dire l'année traditionnelle de la révélation fondatrice du mouvement des Maîtres
célestes, et la nomination de Wen par le 36e Maître céleste chef d'un groupe de dix « grands
gardiens » (Taibao) 5.
La principale version « populaire » traitée par Katz provient d'un des trois romans-frères
du « Voyage dans le Sud », à savoir le « Voyage dans le Nord », hagiographie du dieu taoïste
Xuantian shangdi 6. Il n'est pas sans intérêt que, dans l'épisode en question, tout commence

1. Rappelons ici la thèse d'Anna Seidel (à laquelle je souscris volontiers), que le taoïsme doit beaucoup à
la tradition confucéenne des textes apocryphes chanwei des Han ; voir, surtout, son article magistral « Imperial
Treasures and Taoist Sacraments: Taoist Roots in the Apocrypha », in Tantric and Taoist Studies in Honor of
RA. Stein, vol. II, éd. Michel Strickmann (Bruxelles : « Mélanges chinois et bouddhiques », 1983), 297-371.
2. Voir John D. Langlois et Sun K'o-k'uan, « Three Teachings Syncretism and the Thought of Ming T'ai-
tsu », Harvard Journal of Asiatic Studies 43.1 (1983), 97-139. On y apprend, entre autres, que Song Lian avait
songé à une vie d'ermite taoïste pour lui-même (p. 101) et qu'il tenait en très haute estime le 43e Maître céleste,
qu'il considérait comme un « immortel taoïste confucéen » (p. 114).
3. Après avoir signalé (p. 93, n. 40), sans autre précision, que ce récit se trouve dans un livre qui date des
Ming (1368-1644), Katz fait l'affirmation pour le moins curieuse dans son texte (p. 93) « qu'il n'est pas clair si
cette version de l'hagiographie n'est pas antérieure » à celles de Huang Gongjin et de Song Lian.
4. D'après Katz lui-même (p. 93, n. 40), seul l'édition Ming de ce texte comporte le terme « trois
religions » dans son titre.
5. Cette histoire de dix Taibao, serait-ce liée au plus ancien temple de Hangzhou, construit en 1264 et
dédié à dix Taibao (voir Katz, p. 123) ?
6. Ce texte a été étudié et traduit par Gary Seaman, Journey to the North: An Ethnohistorical Analysis and
Annotated Translation of the Chinese Folk Novel « Pei-yu chi » (Berkeley: University of California, 1988) ; cf.
mon utilisation de ce roman pour comprendre la montagne taoïste Wudang shan dans « The Pilgrimage to Wu-
448 BEFEO 83 (1996)

lorsqu'un dieu du foyer fait un mauvais rapport sur les gens dans son village à l'Empereur de
Jade. Celui-ci envoie un émissaire chargé des épidémies pour punir les villageois en apportant
du poison au dieu du sol du village et en lui ordonnant de le mettre dans le puits. Le dieu du
sol, après avoir obtenu l'autorisation, prévient le seul homme bon du village, un nommé Xiao
Qiong, qui, le lendemain matin, s'empare du poison avant qu'il ne soit versé dans le puits,
l'avale et meurt. Katz, après avoir suggéré que le « changement de patronyme (dans cette
histoire) est peut-être dû à l'influence des chamanes » (p. 99), fournit d'autres versions, de
Suzhou à Taiwan, parfois avec d'autres patronymes encore. On pourrait encore ajouter la
version recueillie auprès des responsables du Taibao miao au Fujian mentionné en note 1,
p. 444 : un empereur, ayant entendu parlé de rebelles qui sévissaient dans le canton, envoya
trois Taibao avec du poison à mettre dans l'eau pour les tuer ; mais une fois arrivés, ils se
rendirent compte que le peuple était bon et, au lieu d'obéir aux ordres, ils avalèrent eux-
mêmes le poison, puis sautèrent ensemble dans un étang sale, ce qui explique leurs visages
noirs, comme le poison explique leurs gros ventres.
Cette dernière version pourrait facilement être interprétée dans le sens suggéré par Judith
Boltz (voir note 4, p. 445) d'une opposition entre l'État central et les groupes sociaux — avec
leurs cultes et leurs chamanes ' — locaux. Elle confirme, surtout, que nous avons affaire à un
faisceau de contes concernant des Taibao et non pas un seul, qu'il soit Wen Qiong ou un autre.
Je ne vois donc aucun inconvénient à mettre ces changements de patronyme sur le compte de
chamanes, à condition de comprendre que cela nous plonge, en effet, dans le monde des cultes
populaires, mais sans pour autant nous faire quitter celui du taoïsme. Et c'est en effet ici
qu'intervient le très long développement de Katz sur « taoïsme et hagiographies de déités
locales » (p. 106-116), où l'on trouve l'essentiel de sa critique contre les taoïsants, ainsi que de
ses idées de « réverbération », de « co-génération » et d'« influence ».
Plutôt que d'y répondre directement, il me semble préférable d'examiner la fête de
Wenzhou en l'honneur de Wen Qiong. Comme la fête des Taibao de Shaxian (voir la note 1,
p. 444), cette fête était liée au troisième jour de la troisième lunaison. Elle était organisée à
tour de rôle par les trois temples de la ville dédiés au maréchal Wen et comportait surtout une
gigantesque procession avec cinq mendiants habillés pour représenter les cinq démons des
épidémies, suivis d'une grande poupée en noir qui incarnait un exorciste chargé de surveiller
ces démons, puis d'une foule d'hommes et de femmes habillés en pécheurs ou en criminels
afin d'obtenir la rémission des péchés et de la maladie d'un proche, enfin le palanquin du

tang Shan », in Susan Naquin et Yii Chun-fang, éd., Pilgrims and Sacred Sites in China, Berkeley, University
of California, 1992, p. 316-321.
1. C'est un fait curieux, qui mérite donc d'être souligné, que les termes taibao, lang et gu (« dame »)
désignent tous trois à la fois les divinités et les chamanes qui communiquent avec eux (cf., ci-dessous, mes
Conclusions). Concernant l'emploi du mot « gentilhomme » comme titre des meilleurs chamanes dans la
tradition Liishan, voir l'article de Ye Mingsheng, « Min xinan Daojiao Ltishan pai chuandu zhongxin Yongfu
tanmi », in Minsu quyi 94-95 (1995), 165-206, surtout les pages 174 et 200. D'après un manuscrit plus complet
sur le même sujet, le titre « gentilhomme » n'est accordé qu'aux meilleurs liturges, ce que certains taoïstes de la
région m'ont confirmé (cf. la note 1, p. 458). Il convient encore d'ajouter ici que les Hakka, comme les She,
donnaient à tous les hommes un nom composé d'un chiffre et du mot lang, pratique que Chan Wing-hoi a pu
démontrer consistait à leur donner un titre d'ordinand taoïste : voir son « The Decline of Ordination and the
Emergence of the Hakka Lineage in Changle County », in Hsieh Jiann et Chang Chak Yan, éd., The
Proceedings of the First International Conference on Hakkaology (Hong Kong: Institute of Asia-Pacific
Studies, 1994), 799-818. Un registre lignager que j'ai photographié dans le village de Changtan (Hukeng,
Yongding, Fujian) dit explicitement des générations de Li pour lesquelles ne sont connus que ces noms en
« gentilhomme » ceci : « Tous ces ancêtres sont de l'époque Yuan. C'était alors la coutume de donner beaucoup
d'importance aux chamanes (shiwu), c'est pourquoi ils ont tous des noms avec lang » ; cf. mon « The Li
Lineage of Hukeng », in Lau Yee Chang, éd., The Proceedings of the Second International Conference of
Hakka Studies (Hong Kong: Institute of Asia-Pacific Studies, à paraître).
Comptes rendus 449

dieu1. Arrivée dans la banlieue ouest, on habillait le maréchal Wen en taoïste pour le préparer à
recevoir les plaintes que les gens lui demandaient de transmettre au monde infernal ; chaque
plaignant commençait ainsi : « Injustice ! Seigneur du Pic sacré de l'est, je vous implore de
rectifier ce tort ! » (p. 200).
Que dire de plus, sinon que l'autre fête de Wenzhou liée à Wen Qiong, l'expulsion d'un
bateau portant les dieux de la pestilence, faite en cas d'épidémie, était encore plus taoïste que
la fête annuelle ? En effet, après que toutes les déités importantes de la ville avaient été portées
en procession jusqu'au temple de la divinité protectrice de Wenzhou, on envoyait chercher un
dieu encore plus grand : Huaguang. Dès qu'il arrivait, on apportait d'un temple taoïste les
tablettes représentant les Trois purs — les plus hautes divinités du panthéon taoïste que toutes
les divinités assemblées se devaient d'accueillir en sortant du temple. Un taoïste donnait
ensuite lecture de la commission des Trois purs pour Wen Qiong, qui quittait ensuite le temple
pour participer à la procession. Les autres divinités rentraient dans le temple assister à six
jours de rituels taoïstes — liturgies qui culminaient par l'envoi au Ciel d'une requête du
magistrat local, qui demandait au Ciel de pardonner le peuple et d'attribuer à lui seul les fautes
à l'origine de l'épidémie. Cet envoi était fait par les taoïstes qui exécutaient le Pas de Yu en
haut d'une énorme plate-forme de cent tables juchées les unes sur les autres pour figurer les
neuf étages du Ciel. Wen Qiong ayant entre temps terminé sa procession d'inspection de la
ville, une dernière procession à laquelle participaient toutes les divinités éconduisait le bateau
chargé de pestilences hors de la ville jusqu'à la rivière. Le maréchal, joué par un mendiant,
montait dans un autre bateau qui chassait le bateau des épidémies en feu. Enfin, les dieux
retournaient au temple, où Wen Qiong rendait aux Trois purs la flèche qui symbolisait sa
charge.
S'il ne s'agit pas d'un Système dans lequel les divinités populaires — dont une taoïste,
Wen Qiong — se faisaient encadrer par les Trois purs et leurs liturges, de quoi s'agit-il ? Quel
dommage de mêler une telle richesse d'information à un tel entêtement dans l'analyse !
Katz s'assigne un deuxième but dans son livre : montrer, contre « la quasi-totalité des
érudits qui débattent de ces sujets, le rôle important joué par les cultes et leurs fêtes dans le
domaine de l'activité publique chinoise, ainsi que dans le rapport entre l'État et la société »
(p. 6-7). C'est principalement dans la conclusion (p. 180-189) qu'il traite de ce problème.
Comme cette question, pourtant fondamentale, est « hors sujet » ici, je ne dirai que ceci : je
partage entièrement le point de vue de Katz, mais s'il voulait vraiment faire avancer le débat,
plutôt que de s'attaquer à William Rowe, Mary Rankin, Philip Huang et j'en passe, mieux eût
valu construire sa pensée à partir d'un exposé clair du seul ouvrage qui, de l'aveu même de
Katz, a vraiment bien défini le problème, celui de Prasenjit Duara intitulé Culture, Power, and
the State: Rural North China, 1900-1942 (Stanford: Stanford University Press, 1988), et en
particulier son cinquième chapitre, « Religion, Power, and the Public Realm in Rural
Society ».

Wenchang, ou le dieu taoïste des lettrés


Si Wen Qiong est un dieu populaire qui incarne les valeurs tumultueuses du taoïsme
militaire et exorcisant, Wenchang est tout le contraire, du moins sous sa forme finale de dieu

1. Lors de ma première visite à Shaxian, le 26 septembre 1990, un vieux monsieur me décrivit un


événement annuel similaire qui avait lieu dans cette ville : en attendant le passage des démons et du dieu,
chaque famille dressait une table d'offrandes devant sa porte et mettait dessus deux divinités protectrices, dont
une, Taibao ye, était tournée vers l'extérieur et l'autre, le dieu du sol, vers l'intérieur. Les cinq démons entraient
en ville par la porte de l'ouest et en étaient chassés par celle du sud, que l'on refermait aussitôt. Ce rite
s'appelait « renvoyer les Cinq démons » (song Wugui). La même personne me dit que les enfants de Shaxian
n'avaient pas le droit, depuis le 8e jour du 4e mois jusqu'au premier jour du 5e mois, de manger des friandises
achetées dans la rue, de peur que des « âmes errantes » ne les aient empoisonnées ; au matin du 8e jour du 4e
mois — jour anniversaire du Bouddha, on s'en souvient — , on donnait donc aux enfants de l'argent pour qu'ils
puissent, une dernière fois, s'acheter des bonbons.
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de la littérature et des examens, toujours habillé en mandarin, assis dignement dans sa tour non
pas d'ivoire mais tout de bois sculpté. Et pourtant, c'est un dieu on ne peut plus populaire,
malgré — ou plutôt à cause de — son identification totale avec les valeurs de l'élite. Même
dans les campagnes reculées du sud-ouest du Fujian, on les voit, ces magnifiques temples à
étages où, souvent, comme pour symboliser cette alliance entre le commerce et le mandarinat
caractéristique des derniers siècles de l'Empire, Mazu trône dans la salle du bas tandis que
Wenchang est installé à l'étage, dans la tour (gé). C'est donc de cette divinité des lettrés que
Terry Kleeman nous donne et l'histoire et la légende dorée, cette dernière sous forme de
traduction du Huashu ou « Livre des transformations », une hagiographie révélée par voie de
planchette en l'an 1181 \
L'introduction est divisée en trois parties : l'histoire du culte depuis ses origines jusqu'à la
révélation, une analyse du Huashu, de ses antécédents et de son influence littéraires, enfin
l'histoire ultérieure du culte. À l'origine, il y avait un culte purement local dédié à une vipère
venimeuse dont les replis se manifestaient dans le paysage et qui parlait avec la voix du
tonnerre. Un peu comme le temple des Taibao à Shaxian, celui du Seigneur divin de Zitong —
ce dernier était le nom du bourg le plus proche du lieu de culte — se trouvait près d'une route
importante (celle entre Chang'an et Chengdu) et près d'un col, en l'occurrence, à l'entrée du
pays de Shu (qui correspond à peu près à l'ouest et au centre du Sichuan). Le plus ancien
témoignage écrit remonte au célèbre Huayang guozhi (ca. 347), qui raconte comment, au IVe
siècle avant notre ère, afin de sauver le pays de Shu, la Vipère (Ezi) fit s'écrouler la montagne
sur les Cinq gaillards (Wuding) et les cinq filles — cadeau du roi de Qin, qui pensait ainsi
préparer le terrain pour la conquête de Shu — que les Gaillards amenaient au dernier roi du
royaume indépendant de Shu.
Bientôt, on retrouve la Vipère anthropomorphisée : de Ezi elle est devenue Zhang Ezi2.
C'est cette divinité qui aidera deux empereurs Tang en fuite — Xuanzong (756) et Xizong
(881) —, puis recevra ses premiers titres de reconnaissance officielle. Zhang Ezi en recevra
d'autres sous les Song, en l'an 1004 d'abord, pour avoir aidé à supprimer une rébellion locale,
puis de nouveau en 1132, pour la même raison. Aux XIe-XIIe siècles, il devient célèbre pour la
justesse de ses prédictions concernant les résultats aux examens, et son culte s'étend tout le
long du Yangzi et dans le sud-est, grâce surtout aux communautés d'émigrés sichuanais 3. Puis
intervient, à partir de l'an 1168, toute une série de révélations qui, curieusement, ont lieu non
pas au temple-mère mais à Chengdu, où le Seigneur divin avait apparemment déjà incorporé
un culte local dédié à un autre Zhang, dieu des remparts septentrionaux. Les révélations de
1168 comportaient un livre saint (jing), un registre (lu) et un rituel (fa), c'est-à-dire un
minicanon complet à la manière de ces autres révélations taoïstes célèbres, du Shangqing. Ensuite,
prenant toujours modèle sur cette même tradition, parut une « hagiographie ésotérique » du
dieu (neizhuan), dont le texte fut inscrit, dès 1177, sur une stèle dans un temple à Hangzhou 4.
En 1181 furent révélés la version canonique du registre et le Huashu.

1. À peu de choses près, le livre correspond à la thèse soutenue par Kleeman à l'université de Californie à
Berkeley en 1988 ; Kleeman a également publié un article, « The Expansion of the Wen-ch'ang Cult », in
Patricia Ebrey et Peter Gregory, éd., Religion and Society in Tang and Sung China, Honolulu, Hawaii
University Press, 1993, p. 45-73, que nous mentionnerons à l'occasion. Soit dit en passant qu'il est assez
fâcheux que les quelques renseignements et réflexions supplémentaires qui s'y trouvent n'aient pas été intégrés
dans le livre.
2. Dans toutes ses incarnations la Vipère s'appellera Zhang, ce qui est aussi le patronyme du lignage local
qui contrôlait le temple (Kleeman, p. 30).
3. P. 72 ; cf. l'article cité en note 1, p. 450, p. 58 : Lu You (1125-1210), par exemple, parle de villages
entiers de Sichuanais dans le centre du Hubei.
4. La rapidité avec laquelle cette révélation arrive dans la capitale ne devrait sans doute pas nous étonner :
toutes les routes ne mènent-elles pas à Rome ? Le fait que les révélations provenaient d'un centre cultuel à
Chengdu est peut-être le reflet de la même logique : lorsqu'on vise haut, mieux vaut s'installer à Paris qu'en
province.
Comptes rendus 451

Par rapport au développement du culte, l'élément le plus important du Huashu se trouve


dans le dernier chapitre, où l'on voit le dieu, son karma enfin épuisé et son mérite établi,
nommé par Di (l'Empereur [de Jade]) directeur du Bureau céleste des registres du cannelier,
c'est-à-dire « de tous les examens locaux et nationaux, des rangs, de la couleur des vêtements,
des salaires et des fiefs : [sur tous ces sujets] on m'envoyait des requêtes, et j'avais même la
supervision des promotions et des rétrogradations dans les bureaucraties civile et militaire »
(p. 291). La fortune du dieu était faite. C'est d'ailleurs à peu près à cette époque que le culte
de Zhang Ezi est rapproché de celui de l'étoile Wenchang \ D'autres révélations, qui venaient
s'ajouter au Huashu, eurent lieu en 1194. Telles que Kleeman les décrit, on ne peut que
regretter qu'il ne les ait pas traduites ici : en racontant de nouvelles incarnations du dieu, dont
une en la personne d'un général provincial, Zhang Jun (1097-1164), non seulement le dieu
devenait presque un contemporain mais, surtout, il s'identifiait à la lutte des Chinois contre les
« barbares », puisque Zhang Jun avait défendu le Sichuan contre les Jin (p. 70).
Les derniers ajouts, de l'an 1267, sont « entièrement préoccupés par l'état précaire de
l'empire des Song » (p. 72) : le Sichuan a été totalement dévasté par les invasions mongoles
s'échelonnant sur un demi-siècle à partir de 1231 2. Mais l'ironie du sort a voulu que ce soit
les mêmes Mongols qui, en 1316, deux ans après avoir réinstauré le système des examens,
publient une édition expurgée (sans épisodes désobligeants pour les « barbares ») du Huashu
et accordent à l'ancienne Vipère le titre qui la confond désormais officiellement avec le dieu
stellaire Wenchang 3. Une inscription Yuan de l'année 1349 mentionne l'introduction du culte
de Wenchang dans l'école d'État à Fuzhou ; dès le XVe siècle « un culte fut rendu au dieu
dans les écoles de tout l'empire » (p. 77). Cela n'a pas empêché certains lettrés de l'époque de
continuer à condamner le culte comme « illicite », mais ils ne peuvent rien contre lui : sous les
Qing, beaucoup de pavillons dédiés à Wenchang sont construits dans l'enceinte des temples de
Confucius et, en 1857, enfin, les Qing promeuvent son culte au même rang de « sacrifice
moyen » que celui de Confucius et de Guandi 4.
Le Huashu est le produit de la planchette, pratique dont Kleeman esquisse l'histoire en
Chine et dans le culte du Seigneur divin (p. 8 à 16) avant d'examiner le Huashu du point de
vue de son contenu et de sa forme littéraire. Le Huashu doit beaucoup à l'historiographie

1. Le texte de Kleeman n'est pas très clair ici : il affirme que « le document cultuel le plus ancien reliant
Wenchang au Seigneur divin de Zitong date de 1168 », mais ne dit pas de quel document il s'agit.
2. Cette invasion a provoqué l'émigration massive de familles de l'élite vers le sud-est de la Chine, ce qui
a conduit à un développement considérable du culte dans cette région (p. 72). D'après l'article cité en note 1,
p. 450 (p. 59), des temples furent construits à Nankin et à Hangzhou en 1235-36.
3. C'est la version Yuan du Huashu qui se trouve dans le Canon taoïste. Dans le chapitre 96 de cette
version, le « Seigneur divin se réincarne comme l'un des Maîtres célestes héréditaires, ce qui suggère que les
éditeurs Yuan étaient liés au lignage Zhengyi revigoré basé à Longhu shan » (p. 77).
4. Kleeman termine son introduction en mentionnant les « sociétés pour le culte de Wenchang »
(Wenchang hui) qui, comme pour les autres divinités, préparaient les fêtes et entretenaient les temples. Un autre
type de société, le Dongjing hui ou Association pour la récitation de l'Ecriture de la grotte, organisait des
séances de récitation de ce livre saint révélé en 1168. En 1993, lors de nos enquêtes dans le canton de Yongping
(Wuping, Fujian), nous avons rencontré un autre type de culte encore dans le village de Zhongchuai, où l'on
avait reconstruit, en 1991, le Zhongxin guan (Auberge nouvelle de la loyauté) : dédié aux Trois saints
(Wenchang, Guandi et Jiang Ziya), ce temple, d'après l'inscription de 1991, « honore les Trois grands saints qui
sont les chefs de la religion confucéenne, dont la directive essentielle est de faire le bien et, d'abord, faire
preuve de piété filiale et de loyauté. Depuis plus de deux cents ans... (les Trois saints) protègent le village,
écartant catastrophes et maîtrisant calamités ». Tous les trois ans, ce temple de village organise une grande fête
taoïste, dont la clé de voûte est l'ascension d'une échelle à épées — rite du taoïsme de Lùshan — dirigée par un
maître de cette école et avec la participation d'autant d'hommes du village qui le souhaitent (autrement dit,
l'ascension est collective). Nous avons vu ou entendu parler de temples de même nature dans le canton de
Dongliu (toujours dans le Wuping, mais près de la frontière avec le Jiangxi). Autant dire que toutes les formes
combinées de culte populaire-taoïste-confucéen-bouddhiste (il y avait également des statues de Guanyin et de la
Reine-Mère dans le temple, quoique sur des tables à part) existent en Chine, même celles que les chercheurs
n'ont pas encore imaginées.
452 BEFEO 83 (1996)

traditionnelle, ainsi qu'à la littérature narrative bouddhique en vers et prose alternés, mais il
s'insère surtout dans la tradition des hagiographies de Laozi. Parmi celles-ci, curieusement,
Kleeman ne mentionne pas le Housheng lieji (« Annales du sage à venir ») traduit par
Strickmann \ C'est dommage car, non seulement « les Annales » sont-elles caractérisées par
le même « thème unificateur du développement spirituel du dieu » (p. 28), mais, de par le
contraste radical entre les itinéraires respectifs des deux déités, Kleeman aurait pu beaucoup
mieux faire ressortir la spécificité du Seigneur divin. En effet, autant ce dernier incarne les
valeurs désormais chinoises des « trois religions en une », autant le « Sage à venir » représente
le seul monde ésotérique Maoshan de poésie inspirée. Aussi le Sage est-il à peine humain :
c'est une divinité qui évolue dans les sphères hors du temps des cieux Shangqing emplis
d'effluves, de lumières, de livres et d'êtres éthérés. Le Seigneur, lui, à travers ses incarnations
successives, toutes fixées dans les lieux et les temps historiques connus de la Chine antique, se
manifeste d'abord comme représentant de la civilisation chinoise auprès des « barbares du
Sud », puis comme mandarin modèle : c'est un dieu taoïste à visage humain qui, à travers ses
multiples vies à la bouddhiste, incarne les valeurs éthiques confucéennes et obtient ainsi un
bon poste au sein de la bureaucratie spirituelle populaire.
Bref, c'est un dieu chinois : entre le Sage et lui, la religion chinoise sans nom est née.
Kleeman a donc raison de résumer ainsi le Huashu : « Le but (du livre), écrit-il à la page
26, était double : montrer le dieu de Zitong comme une déité taoïste céleste au sein du
panthéon unitaire du monde religieux chinois et disséminer dans un monde troublé son
message de salut par le renouveau moral ». Et le véritable apport de Kleeman, c'est de nous
avoir rendu accessible, non seulement par sa traduction, mais aussi par ses excellents
commentaires à la fois historiques et anthropologiques, ce monde religieux chinois.
Regardons-le de plus près.
Né Zhang Shanxun dans sa première incarnation, le Seigneur divin de Zitong, pendant
qu'il creuse des fossés d'irrigation, tombe sur la statue du Vénéré céleste du commencement
primordial. Un jour que la survie de son village est menacée par les vagues, « pour apaiser le
Souverain des mers », il jette la statue dans la mer (p. 95). La statue lui revient quand même et
il l'installe dans un temple qu'il construit afin de permettre au peuple de son pays de la
vénérer : le Seigneur est donc un taoïste qui a le souci du bien public.
Surtout obsédé par ses devoirs de fils à l'égard de sa mère — la piété filiale dont fait
preuve le dieu lors de ses différentes incarnations est presque exclusivement au bénéfice de sa
mère — , le Seigneur ne songe pas à se marier. Mais un jour, après des rêves prémonitoires, sa
femme émerge d'une tombe et l'appelle lang, qui veut bien dire « mari », comme Kleeman
traduit (p. 100), mais qui est aussi ce mot « gentilhomme » que nous avons déjà rencontré...
De cette union étrange — mais ô combien chinoise ! — né un fils, Yuanshi (pierre de
l'abîme). Peu de temps après, sa femme meurt : « Je ne me suis jamais remarié » (p. 102).
Hélas, bientôt ses parents aussi décèdent, lors d'une épidémie meurtrière. Le Seigneur
s'installe dans un appentis à côté de leur tombe, dont il monte la garde pendant les trois années
réglementaires. Deux ans plus tard, la tombe se trouve menacée d'inondation, mais le Seigneur
la sauve en « récitant sans cesse le Livre saint de la grande grotte » et en rendant un culte à la
statue du Vénéré céleste (p. 105) : il est bon taoïste afin d'être meilleur confucéen.
Pendant ce temps, une pensée obsessionnelle ne le quitte pas : sa haine des démons des
épidémies. Après trois années de récitation et de prières ferventes, le Vénéré céleste lui
accorde un rêve dans lequel il lui promit le « rite et le talisman de la grande grotte pour qu'il
puisse dompter les malins diaboliques » (p. 108). À son réveil, registre et manuel rituel (ceux
justement de la révélation de 1168) sont à côté de son oreiller. Dès qu'il commence à les lire,
les soldats divins qui s'y trouvent énumérés se manifestent. Comme possédé, d'une « voix
aiguë » — celle d'un démon, donc également celle de l'exorciste —, le Seigneur commande

1. Voir Strickmann, Le taoïsme du Mao chan : chronique d'une révélation (Paris, Institut des Hautes
Études chinoises, 1981), p. 209-224.
Comptes rendus 453

aux troupes de capturer les démons. Aussitôt dit, aussitôt fait : ils sont cinq, mi-homme mi-
animal, et ils répondent à ses reproches en lui expliquant qu'ils « prennent forme des souffles
saisonniers » et ne tuent que les méchants et ceux dont la vie allouée par le Ciel arrive à terme.
Ils promettent, surtout, de ne plus répandre d'épidémie là où ils voient affiché son talisman : le
Seigneur, un lang, est maître exorciste des épidémies. Il est Taibao : un de plus \
Assailli par les demandes pour ses talismans, Zhang Shanxun apprend aussi l'art du
médecin. Son renom remonte jusqu'au roi des Zhou, dont il devient le docteur. Bon médecin,
il est aussi un bureaucrate modèle, qui ne pense pas à son intérêt privé, mais recommande
quelqu'un qui, après avoir sauvé la vie du roi, le remplace comme docteur royal. Lui est
promu « curé des âmes » : censeur. Le roi lui dit : « Sauve-moi de mes fautes comme si vous
sauviez quelqu'un de la maladie » (p. 117). Après dix ans à la Cour, Zhang prend sa retraite
dans son village natal, où il ne s'occupe plus que des affaires de son lignage : « Quand
d'autres lignages en eurent vent, ils m'imitèrent tous ?. Les domaines charitables proliférèrent
et les coutumes s'améliorèrent » (p. 122). Mais il vieillit. Il entend parler d'« un grand sage
des régions occidentales qui enseigne l'extinction » et y prête foi (p. 123). Sa méditation sur
son « corps d'illusion » produit l'éveil et, un jour, il rencontre un ermite qui lui transmet « la
voie du retour à l'extinction du grand sage de l'Ouest » (p. 125). Il l'accepte et meurt : en
Chine, on meurt bouddhiste, surtout si l'on a été de son vivant confucéen modèle2.
Après sa mort, Zhang Shanxun jouit cependant d'une vie d'immortel taoïste avant d'être
nommé souverain de la grotte-ciel où il se trouve. C'est après une période de service dans la
bureaucratie souterraine qu'il renaît, toujours sous les Zhou et toujours un Zhang. Sa deuxième
vie est adonnée aux études confucéennes suivie d'une carrière de grand commis d'État. Mais
elle se termine tragiquement, lorsque le mauvais dernier roi des Zhou occidentaux l'oblige à se
suicider à la suite de remontrances faites sans ménagement au roi . Devenu une âme errante, le
roi fait tirer dessus (pour l'exorciser), et il s'en va vers l'Ouest. Arrivé à l'extrême ouest de la
Chine, au-delà même du Sichuan, il s'installe, sur invitation du dieu de la montagne, sur la
Montagne (bouddhiste) de la neige où, bientôt, l'Empereur (de Jade) le nomme Grand
Immortel de la montagne de neige 3.
Il est renvoyé, ensuite, dans les montagnes du nord du pays de Shu, où les dieux locaux lui
demandent de les délivrer d'un tigre blanc mangeur d'hommes4. Il fabrique un faux ordre

1. Ce terme n'est pas utilisé ici, mais il est clair que, comme Wen Qiong, le Seigneur divin de Zitong est
un de ces dieux « gentilshommes » décrits par Cedzich. Cf. la note 1 p. 458.
2. Dans un livre et un article, Patricia Ebrey a attiré l'attention sur les campagnes des néo-confucéens
contre l'engouement contemporain pour les rites funéraires bouddhiques : voir le chapitre 4, « Combating
Heterodoxy and Vulgarity in Weddings and Funerals », in Confucianism and Family Rituals in Imperial China:
A Social History of Writing about Rites (Princeton: Princeton University Press, 1991), et « The Response of the
Sung State to Popular Funeral Practices », in Ebrey et Gregory, éd., Religion and Society in Tang and Sung
China (Honolulu: Hawaii University Press, 1993), 209-239, surtout les pages 213-14. La réforme entreprise par
Song Huizong débouche cependant sur la « confirmation du lien particulier entre le clergé bouddhiste et le
traitement des morts » dans la mesure où les « cimetières charitables », créés pour encourager les pauvres de ne
pas incinérer mais d'enterrer leurs morts, furent confiés aux bons soins des monastères bouddhistes (p. 229).
3. Le Huashu situe cette Montagne de l'ouest du côté des Himalayas, mais je me demande si elle est sans
rapport avec le maître Chan de la montagne du même nom — Xueshan chanshi — moine Chan des Cinq
dynasties, qui s'installa sur la Montagne de la neige dans le nord-est du Fujian. Il est un des multiples moines
Chan ou ermites taoïstes de cette époque qui devinrent, de leur vivant, de célèbres exorcistes et, après leur mort,
l'objet d'un culte populaire (cf. Xu Xiaowang, Fujian minjian xinyang [Fuzhou: Fujian jiaoyu chuban she,
1993]). De nos jours encore, le talisman dit « de la Montagne de neige » est utilisé par les taoïstes de la tradition
Lushan pour éviter de se brûler lorsqu'ils avalent le feu d'une torche dont la flamme symbolise le « feu Yin »
de la maladie à renvoyer (il s'agit du rite du « Renvoi du feu yin », quatorzième dans la séquence mentionnée
en note 2 p. 439).
4. Comme le note Kleeman (p. 162), le peuple de Ba offrait un sacrifice humain à Linjun, fondateur
mythique des Ba dans l'est du Sichuan dont l'esprit revenait souvent sous forme de tigre blanc. Serait-ce un
exemple de plus des mises à mort sacrificielles ou des exorcismes des dieux des autochtones ? Cf. la note 4,
p. 445.
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commandant aux esprits de toute la région de choisir entre la punition du Ciel et « obéir et
jouir de sacrifices sanglants pendant des générations » (p. 160). Tous les dieux s'étant ralliés,
il tue le tigre par des procédés de magie exorciste, puis rapporte et le crime du faux ordre et
son mérite à l'Empereur, qui le nomme « roi de la montagne de la porte septentrionale de
Shu » (p. 161) : il retrouve ainsi la maîtrise du lieu de culte de la Vipère. On le voit désormais
en fonctionnaire modèle de la bureaucratie terrestre, avec une foule de divinités sous ses
ordres : lorsque le dieu d'une ville l'informe de ce que son bourg est menacé par un fleuve, le
Seigneur divin vient l'inspecter, prend pitié du peuple et ordonne aux eaux de ne pas envahir
la ville (p. 180) ; quand le dieu du sol de la maison d'une veuve et belle-fille méritante, avec le
« dieu dûment nommé de la ville », lui demandent de capturer un bandit qui venait de
cambrioler la maison de la veuve, le Seigneur envoie trente soldats divins pour le faire (p.
187) ; et ainsi de suite.
Intervient enfin l'histoire des Cinq gaillards, que le Seigneur divin tente désespérément de
contrer : « Mon cœur loyal ne pouvait pas supporter de voir le pays de Qin envahir celui de
Shu » (p. 205). Il se convertit donc en Vipère, rentre dans une grotte et s'enfle de telle manière
que la montagne s'écroule sur les gaillards et les cinq filles de Qin. Mais Qin envahit quand
même son pays et, avec les autres dieux de l'ancien royaume de Shu, le Seigneur divin se
trouve au chômage : comme le dit très bien Kleeman (p. 211), « Nous voyons ici encore une
fois la confirmation intéressante du caractère parallèle des administrations, divine et
temporelle ». Il s'en va donc vers l'ouest, jusqu'au Kongdong '. Là il voit défiler une
procession longue de trois jours : ce n'est autre que Laozi lui-même, qui s'en va se
« transformer en Bouddha et convertir les barbares » (huahu) : « De ma place dans les rangs
d'esprits de la terre sous la direction du Pic sacré de l'ouest, je l'ai salué ». Avec les autres
esprits de sa juridiction, il accompagne alors le plus grand des dieux, ce qui lui vaut un
entretien. Laozi, après lui avoir donné un satisfecit pour son travail au pays de Shu, commande
à son assistant Xu Jia de lui octroyer un élixir d'immortalité : « Désormais, lui dit Laozi, vous
aurez les cinq pouvoirs magiques2... La Plaine centrale connaît le désordre, j'en suis las. C'est
pourquoi je m'en vais dans les régions de l'Ouest, afin d'en conduire la transformation. D'ici
trois siècles, lorsque la religion de cette région sera florissante, elle viendra en Chine : vous
devez y mettre votre foi » (p. 210).
Quinze chapitres plus loin, après une incarnation tragique et sa revanche meurtrière de
Vipère démoniaque, le Seigneur divin est condamné par l'Empereur (de Jade) à être
emprisonné comme dragon dans un étang. C'est là qu'il rencontre le Bouddha, se repent et
« produit des pensées de compassion ». Le Bouddha lui explique : « C'est à cause de votre
fausse croyance en l'existence de l'ego que vous avez permis à la cruauté de se manifester et
avez transféré votre colère sur d'autres. Mais votre dette karmique a été remboursée, vous
vous êtes repenti et vous désirez la libération » (p. 275). C'est en écoutant le Bouddha qu'il
atteint l'Éveil : « J'ai pris refuge (dans le Bouddha) » (p. 276). Après une dernière série
d'incarnations dans le Sichuan du IIIe siècle, le Seigneur divin est enfin nommé au poste qui
lui donne la charge du Registre du cannelier 3.

La grande valeur du travail de Kleeman et l'importance du Huashu par rapport au sujet


dont nous traitons ici méritent d'être soulignées. En effet, avant d'avoir lu, ainsi guidé par sa
main très sûre, ce produit de la planchette, je n'eus cru ni à la capacité créatrice de ce médium

1. Kleeman, dans son commentaire (p. 211), note : « Kongdong doit être identifié avec le mont Kunlun,
l'axis mundi et le centre du chaos primordial. En y retournant, le Seigneur divin revient symboliquement à la
masse indifférenciée dont il émergea à l'origine ».
2. Serait-ce une preuve de plus des liens intimes entre la Vipère et les unijambistes Wutong décrits par
Cedzich ?
3. On notera que Wenchang aura donc tenu trois postes successifs, dans l'administration souterraine
d'abord, puis dans la bureaucratie terrestre, enfin, au ciel, ce qui correspond aux trois étages — eau, terre,
ciel — du système taoïste.
Comptes rendus 455

littéraire — les exemples que je reçois régulièrement de Taiwan vont tout aussi régulièrement
à la poubelle — ni à l'existence, dès l'année 1181, d'un « panthéon unifié » de la religion
chinoise. Or, la lecture de ce « Livre des transformations » ainsi élucidé, vaut encore mieux
que celle du célèbre roman du XVe siècle, le Fengshen y any i (« Épopée de l'investiture des
dieux »), pour comprendre le fonctionnement du panthéon chinois. A-t-on dit que les anciens
dieux du sol disparaissaient à l'époque Song ? — comment expliquer alors « qu'au moment de
l'assemblée de l'automne à l'autel du dieu du sol qiushe » le Seigneur divin vient « participer
au sacrifice » (p. 247) ? Le petit peuple ignore-t-il vraiment tout du système taoïste ? —
comment expliquer alors qu'en lisant ce Huashu taoïste on a l'impression de lire un roman
populaire ? La diversité irénique est-elle la « caractéristique la plus frappante de la religion
chinoise » (Katz, p. 117) ? — comment expliquer alors la lutte sans merci contre les « cultes
illicites » ?
La réponse à cette dernière question est la suivante : l'un n'empêche pas l'autre. Il peut
très bien co-exister et la lutte — contre les cultes « illicites » non seulement, mais entre
représentants des « trois religions », voire à l'intérieur de chacune d'entre elles — et la
composition irénique. Comment est-ce possible ? — c'est possible. La preuve, c'est que c'est
ainsi. Or, si c'est ainsi en Chine, c'est que les conditions étaient réunies pour que ce soit ainsi.
Quelles étaient ces conditions ? — parmi les multiples réponses qu'on pourrait imaginer à
cette question, j'en choisirai deux : la première, c'est la variété ethnique et culturelle presque
infinie au sein de ce vaste empire bureaucratique où « les rites (confucéens) ne descendaient
pas jusqu'au peuple » et où l'État déléguait son pouvoir sur les villages aux indigènes ; la
seconde, très intimement liée à la première, c'est la création de systèmes qui pouvaient tout
aussi bien expulser qu'intégrer. En Chine, il existait trois systèmes qui remplissaient ce double
critère, mais des trois il me semble que le Huashu nous montre, encore une fois, que c'est bien
le taoïsme qui était le plus puissant : on y voit la Vipère, l'une de ces divinités
« gentilshommes » liées aux épidémies, se transformer en fonctionnaire stellaire ; on y voit
Laozi se « convertir en barbare » et préconiser la conversion du Seigneur divin au
bouddhisme ; on y voit une bureaucratie sans faille, qui descend au-delà même du village,
jusqu'aux dieux du foyer de chaque maison, qui récupère même les âmes errantes sans
sacrifice, et les ramène, non sans bavures, à la Raison. Quelle Raison ? — voxpopuli, vox dei :
« Ainsi, nous savons que l'opinion publique se conforme au Ciel » (p. 242) ; « le peuple du
village pensait que c'était une rétribution pour son comportement injuste » (p. 248). Quant au
Ciel, il ne pense qu'au Bien commun, au Service public, car « L'Empereur suprême aime ces
mortels » (p. 223).
Le taoïsme pare aux défaillances de la bureaucratie impériale 1 en intégrant et les principes
de « mérite caché » (yinde) et ceux du karma bouddhique (sans parler de ses enfers). Il intègre
encore les principes éthiques du confucianisme — de piété filiale et de service loyal envers
l'État et le peuple —, mais en les modifiant en fonction des réalités sociales et politiques de la
Chine : la piété filiale, dans le Huashu, s'exerce, sans exception, à l'égard de la Mère, ce qui
correspond à la réalité de la « famille utérine » que Marjory Wolf, la première, a mise en
valeur 2 ; le service loyal, dans la bureaucratie céleste du Huashu, est parfois mis en échec par

1. Et la surveille ; cf. ce commentaire de Kleeman (p. 175) : « Ceci nous montre encore une fois le rôle de
la bureaucratie divine dans la surveillance et la rectification de la bureaucratie temporelle ». Pour Prasenjit
Duara aussi, les deux bureaucraties ne sont pas parallèles, mais enchevêtrées : « L'interpénétration des deux
bureaucraties à tous les niveaux suggère qu'il vaut mieux expliquer leur rapport non pas en termes de
parallélisme, mais plutôt par référence à l'idée d'une bureaucratie universelle et cosmique » (Culture, Power,
and the State: Rural North China, 1900-1942 [Stanford: Stanford University Press, 1988], p ; 134). À la page
138, Duara va jusqu'à affirmer « que le temple du village était également perçu comme l'ultime autorité dans le
domaine de la justice... Les villageois pensaient que ces mots (inscrits au fronton du temple : 'Toi aussi, t'es
venu !') suggéraient l'ultime impossibilité d'échapper à la rétribution, puisque à la fin ils devraient bien
comparaître devant les dieux ».
2. Voir son Women and the Family in Rural Taiwan (Stanford: Stanford University Press, 1972).
456 BEFEO 83 (1996)

les désirs personnels des dieux, et donc même les dieux sont sujets au karma, même les dieux
doivent se repentir et produire des « pensées de compassion », se convertir au bouddhisme.
Parfois, aussi, les dieux doivent être disciplinés, comme ce « dieu du Ciel de métal qui a
promulgué une directive sous sa propre autorité » d'inonder la ville de Bao dont seul le
marquis était mauvais (p. 167) ; il est discipliné et, « selon la volonté de l'Empereur » (de
Jade), l'inondation imméritée est épargnée au peuple de Bao. Ainsi, dans cette vaste projection
de la bureaucratie temporelle sur l'Invisible, justice finit par être faite, grâce à dieu. Or, ce dieu
est taoïste et il est populaire.
Mais il est un autre point qui ressort de tout ce qui précède et qui est peut-être plus
important encore que cet « enchevêtrement » des bureaucraties temporelle et spirituelle
caractéristique du panthéon taoïste : c'est le rapport du taoïsme au « substrat chamanique »,
que celui-ci soit ou non Han. En effet, nous avons vu que beaucoup de dieux « populaires »
étaient des Taibao, des Lang et des Gu, et que les « chamanes », aussi, étaient des Taibao, des
Lang et des Gu. Ainsi que nous pouvons le voir dans l'histoire de Meigu, que nous avons déjà
mentionnée en note 3, p. 444, ce qui se cache derrière ce « jeu de rôles », c'est le lignage
chamanique : chamane de son vivant, Meigu devient objet d'un culte après avoir trouvé en la
personne d'un(e) autre chamane son porte-parole. Le taoïsme était une véritable machine à
digérer les dieux : c'est pourquoi il était indispensable, non seulement pour la sinisation des
peuples non-Han du sud de la Chine, mais également dans les villages que l'État ne pénétrait
pas avant ce siècle. Les taoïstes « encadraient » les cultes chamaniques ou médiumniques
locaux en les intégrant dans un système rituel global où les officiants taoïstes en bas de
l'échelle taoïste — ceux de Lushan, de Meishan et des autres écoles régionales ; ceux qui
travaillaient tout autant dans les villages des non-Han, des non-Han sinisés et des Han —
étaient, à s'y méprendre, des chamanes1. Même au niveau de la terminologie, c'est difficile,
dans les textes, de savoir à qui on a affaire : les shiwu, « maîtres-chamanes », étaient-ce des
chamanes (médiums) ou des taoïstes ? Tout ce que je peux dire, c'est que, sur le terrain, je n'ai
jamais rencontré de maître taoïste qu'on appelait shiwu : on les appelle shigong (« maître-
grand-père ») ou duangong (« ?-grand-père »). Et ces taoïstes se distinguent des « médiums »
par au moins deux choses : ils ont des manuscrits, ils sont donc lettrés (quoique, parfois, à
peine) ; et ils héritent de leur fonction, plutôt que d'y accéder par maladie vocationnelle
comme, sans doute, la chamane qui parlait au nom de Meigu.
Partant, il reste, à mon avis, une question capitale pour la compréhension du
fonctionnement du système religieux chinois : qui le mieux, des bouddhistes sinisés ou des
taoïstes chamaniques, géraient — intégraient — les dieux et les pratiques rituelles
chamaniques ? Que je m'explique : des « trois enseignements » supérieurs en Chine, le
confucianisme s'est placé d'emblée « hors jeu ». S'il est vrai, comme l'ont montré Jean Lévi
et Judith Boltz 2, que les lettrés mandarins participaient aussi à la lutte contre les « dieux des
vulgaires » et leurs chamanes, ils avaient pour le faire surtout recours aux méthodes exorcistes
inventés par les taoïstes et les bouddhistes. C'est donc auprès des pratiquants de ces deux
religions qu'il faut rechercher la réponse à notre question. Cette réponse, l'article de Cedzich
et le livre de Katz nous montrent qu'elle ne peut être unilatérale : Huaguang engendre son

1. Dans « La ritualité chinoise » (BEFEO 79.2 [1992], 359-373), j'essaie de montrer concrètement, c'est-à-
dire au niveau de la pratique rituelle, les différences entre l'exorcisme taoïste et le taoïsme des sacrifices
communautaires : « Partant, on peut reformuler ainsi la distinction entre rituels communautaire et exorciste : le
premier intègre, par un rite cosmologique, les forces mythiques (les dieux) de la communauté dans l'ordre
cosmique ; le second, par un rite à résonance mythique, réconcilie l'individu avec les forces mythiques de son
environnement » (p. 362). Autrement dit, le panthéon, dans l'exorcisme, est caractérisé par un très fort ancrage
régional, au même titre que les exorcistes se rattachent à des traditions liturgiques régionales (Lushan, en
l'occurrence : tradition directement rattachée à Chen Jinggu, elle-même chamane de son vivant).
2. Pour les Six Dynasties et les Tang, voir la troisième partie, « Bureaucratie et transcendance », de Jean
Lévi, Les fonctionnaires divins : politique, despotisme et mystique en Chine ancienne , Paris, Éditions du Seuil,
1989 ; pour la période ultérieure des Song du Sud, voir l'article de Judith Boltz cité en note 4, p. 445.
Comptes rendus 457

alter ego Masheng ; Wen Qiong a des antécédents tantriques. Dans mon travail sur les
traditions de Lushan au Fujian, j'ai découvert que sur les peintures liturgiques de cette école
taoïste à Jianyang, l'image du fondateur de cette école, le Neuvième gentilhomme de Lushan,
était toujours flanquée de celles de Zhenwu, dieu taoïste exorcisant, et de Longshuwang, c'est-
à-dire Nâgârjuna, le grand philosophe bouddhiste du Madhyamika converti en exorciste1.
Lorsque je lui ai montré, un jour, ces peintures, Michel Strickmann m'a informé que ce même
Nâgârjuna figurait déjà comme exorciste dans les apocryphes bouddhiques de la fin des Six
Dynasties. Dans son article sur un de ces apocryphes, Strickmann affirme qu'« au milieu du
Ve siècle, une grande vague de pratiques proto-tantriques indiennes déferla sur le Jiangnan »2.
Plus loin (p. 97), il cite ce sûtra : « Si vous avez été blessé par le dieu d'une montagne ou d'un
arbre, voire par un astre, n'est-ce pas parce que vous avez offensé le dieu de cette étoile que
vous êtes tombé malade ? Il vous faut offrir un buffle ou un cheval blancs et d'autres espèces
de créatures vivantes et des bonnes choses à boire et à manger, puis inviter des chanteurs à
honorer ces dieux par leurs performances. Ils vous apporteront alors bonne fortune et
élimineront vos souffrances ». Robert Buswell, dans son introduction à ce volume sur les
apocryphes bouddhiques (p. 15), résume ainsi l'article de Whalen Lai sur un manuel de
divination, le Zhancha jing : « il montre l'adoption, à grande échelle, des cultes et des
pratiques locaux dans le bouddhisme ; la réification de ces croyances et de ces pratiques par
les spécialistes religieux bouddhistes, afin de les ramener dans le courant principal (du
bouddhisme) ; la réintroduction de ces pratiques dans la culture de masse, désormais
proprement rhabillé dans les vêtements de la terminologie doctrinale indienne. Par ce
processus, le bouddhisme fut plus rapidement sinisé et la religion locale de plus en plus
bouddhisée ».
La réponse à la question : lequel, du bouddhisme ou du taoïsme, encadrait le mieux le
chamanisme local ? ne sera donc pas simple. Pour y répondre de manière historique et
sociologique circonstanciée, il nous reste encore beaucoup de chemin à faire. Je ne voudrais,
pour conclure, que verser un dernier élément au dossier : les unijambistes mis en scène par
Cedzich, qui sont-ils ? Ce sont, d'après la grande spécialiste du chamanisme Roberte
Hamayon, des « sauteurs » : « Je ne sais pas, expliqua-t-elle, ce que veut dire le mot "transe",
mais je crois savoir ce que veut dire le verbe "sauter" » 3. Or qui, parmi les officiants de la
religion chinoise « saute » (tiao), si ce n'est ceux et celles qui incarnent les dieux locaux ? De
manière générale, on les appelle les tiaotong, des « enfants-sauteurs » ; leur action est appelée
tiaoshen, « sauter les dieux »4. On retrouve cette action de sauter dans le chamanisme Hmong,
par exemple, lors de cérémonies de « transe collective » : « À l'invocation du chamane, ils (les
esprits de la transe et de la clairvoyance et les deux esprits du pont) se manifestent par paires
et possèdent alternativement ses deux acolytes, et des couples successifs de jeunes filles et de
jeunes gens pour les faire sauter frénétiquement à travers la maison. Avant la transe ceux-ci
tiennent dans la main un bâton d'encens allumé pour attirer l'esprit. Dès que leurs mains
commencent à trembler, ils le lâchent et se mettent à sauter. Le sens de cette possession
collective est de raffermir le pont des esprits auxiliaires, qui reste déployé jusqu'à leur retour.
On l'appelle : "sauter pour tasser le pont" »5. Le moment comparable, chez les Yao, a lieu
pendant une cérémonie taoïste dite guadeng, « accrocher les lampes », qui est un rituel

1. Voir l'article cité en note 1, p. 445.


2. Voir l'article cité en note 1, p. 445.
3. Propos tenus par Roberte Hamayon, présidente de jury, lors de la soutenance de thèse de Fiorello Allio
sur la procession à Xigang (sud du Taiwan), où figure un grand nombre d'« unijambistes » montés sur échasses,
le 16 mars 1996, à l'université de Paris X (Nanterre).
4. Peut-être faudrait-il traduire plutôt au passif : « se faire sauter par les dieux » car, en règle générale en
Chine, il s'agit d'une situation de possession plutôt que de « voyage extatique ». Sur le concept du médium-«
enfant », voir Schipper, Le corps taoïste, p. 67-69.
5. Jacques Lemoine, Entre la maladie et la mort : le chamane Hmong sur les chemins de l'au-delà,
Bangkok, Pandora, 1987, p. 27.
458 BEFEO 83 {1996)

d'ordination donnant à chaque jeune homme Yao « le droit de faire certains rituels, et lui
confère le premier degré "officiel" dans la hiérarchie cléricale... Le point culminant de la
cérémonie de guadeng est atteint lorsque le maître-enseignant lui apprend comment marcher
sur le Pont des sept étoiles (les sept étoiles de la Grande Ourse) et lui confère les objets rituels
d'un prêtre » \ Or, cette marche sur les sept étoiles n'est autre que le pas claudiquant appelé,
dans le taoïsme, bugang, « marche sur les constellations », ou Yubu, pas de Yu — pas qui,
Poul Andersen Га bien montré, remonte au chamanisme exorcisant du IIIe siècle avant notre
ère2.
Ainsi, quel que soit le chemin que l'on emprunte, il suffit de creuser n'importe quelle
pratique taoïste pour retrouver le « substrat chamanique », et les non-Han.

John LAGERWEY

Nicole CONSTABLE, éd., Guest People : Hakka Identity in China and Abroad (University of
Washington Press, 1996).

Cette collection de sept essais éditée par Nicole Constable traite de deux questions
plutôt à la mode aujourd'hui : celle, anthropologique, de la nature de l'identité ethnique et
celle, historique, de l'identité des Hakka, « en Chine et à l'étranger ». La question
anthropologique est abordée principalement dans l'introduction, qui est de la main de
l'éditeur, mais chaque auteur s'y adresse à son tour, avec une volonté très marquée de
comparer ses propres données à celles des autres auteurs — ce qui fournit à l'ensemble une
unité peu commune dans ce type de collection d'essais. Parmi les sept essais, quatre résument
des études de terrain concernant des villages hakka des Nouveaux Territoires de Hong Kong,
les Hakka de la Malaisie et ceux de Calcutta ; un cinquième article traite du « mouvement
ethnique hakka à Taiwan de 1986 à 1991 » et un sixième met en relief la part insoupçonnée
jouée par les Hakka dans la révolution communiste. Le premier chapitre, par Myron Cohen,
est la reprise d'un article déjà vieux de trente ans, mais difficile d'accès et toujours utile : à
travers une esquisse de l'histoire des Hakka, et surtout de leurs luttes (xiedou), dans le
Guangdong du XIXe siècle, avec les Cantonais, il établit que les différences dialectales
constituent une « variable socio-culturelle » importante dans le sud-est de la Chine. À
l'époque, son but était de montrer que, si Maurice Freedman avait raison d'insister sur le rôle
central des lignages dans l'organisation sociale du Sud de la Chine, il ne fallait pas pour autant
négliger d'autres principes structurants tels les différences de langues. Dans le présent
contexte, son essai constitue en réalité l'introduction historique au volume, après
l'introduction anthropologique de Constable.

1. Jacques Lemoine, Yao Ceremonial Paintings, Bangkok, White Lotus, 1982, p. 24, 26. Plus loin, à la
page 33, Lemoine explique : « Pour les Yao, l'ordination est la seule voie vers le salut et doit donc s'étendre à
toute la communauté... C'est pourquoi les ordinations de groupe sont la règle... La prêtrise collective des Yao
semble être basée sur des pratiques anciennes connues pour avoir été populaires dans le taoïsme chinois des Ve-
VIe siècles ». Lorsqu'un jeune homme Yao arrive au sommet de l'hiérarchie taoïste, il reçoit un titre qui en fait
un « gentilhomme chiffré » (chiffre + lang) : ibid. p. 27.
2. « The Practice of Bugang », in Cahiers d'Extrême-Asie n° 5, 1990, p. 15-53, surtout les pages 16-17.
Pour le rapport de cette pratique avec le mythe de Yu le Grand — et donc avec la notion fondamentale de
légitimité politique — voir les pages 21-22, ainsi que mon Taoist Ritual in Chinese Society and History (New
York: Macmillan, 1987), passim (voir l'index, sous « Yti »).

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