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D'UN
NOUVEAU LIB~RALISME
Du, (Jrai, la France a cette gloire
incommunicable à tout autre pays,
que, chez elle est établi de toute anti-
quité le (Jrai domicile de la liberté.
ANTOINE DE MONTCHRÉTIEN
Traité d'Économie politique, 1615.
INTRODUCTION
1.. A. Piettre : Les trois dges de l'économie, Revue des travaux de l'Acadé-
mie des Sciences morales et politiques, 1951, 2 8 semestre, p. 72.
2. Max Weber: Gesammelte Aulsatze zur Religious-Soziologie, Tübingen,
1920. - F. H. Knight: The Ethics 01 Liberalism, Economica, février .1939,
p. 7. - F. Ernst: Die Sendung des Kleinstaats, Zürich,,1940.
QU'EST-CE QUE LE LIBÉRALISME? 13
pour une donnée indiscutée, imparfait comme le veut la doc-
trine chrétienne, nettement dépassé, immergé dans une société
à laquelle l'attachent des liens d'interdépendance. Le libéra-
lisme est bien une doctrine afférente à la société, non à l'individu
comme on le prétend souvent; exactement, il envisage l'indi-
vidu social 1.
Le libéral se borne donc alors à enr~gistrer les automatismes,
ces fameux alltomatismes qu'on lui a tant reprochés et qui se
sont fréquemment vengés, non sans cruauté, de leurs détrac-
teurs. Il ne pose pas de fin a priori, celle-ci sera ce que les indi-
vidus désirent qu'elle soit: pauvreté, obéissance, richesse, peu
importe 2. Le mécanisme se déclenchera à partir de ses compo-
santes psychologiques élémentaires. Mais un opportunisme bien
britannique donne à la forme correspondante du libéralisme une
souplesse curieuse, car l'économiste n'hésite pas à apporter au
système tous les tempéraments que lui suggère son respect de
la tradition mercantiliste, qui est loin d'être détruite, ou ses
idées personnelles sur certaines améliorations possibles. Ainsi
apparaît le libéralisme d'Adam Smith 3.
L'individu, dans cette conception, n'est nullement exalté,
bien au contraire. C'est un libéralisme et non un individualisme
dans le sens où souvent on prend ce dernier mot: mise en place
de l'individu sur un piédestal. L'homme semble bien petit et
l'immense intérêt que présente la société libre est d'aboutir
1. F. Hayek: Individualisme et ordre économique, trad. franç., Paris, 1953.
- Cet économiste appelle le libéralisme anglais « individualisme vrai " le
libéralisme français «faux individualisme " parce que ce dernier, comme
nous le verrons, tend à une rationalisation. Nous laissons de côté l'indivi-
dualisme étroit, strict, qui considère l'individu comme autonome, indépen-
dant de la société, asocial pour ainsi dire et source unique du droit. II faut
alors lui imposer un ordre en faisant de l'État le créateur de cet ordre.
Cette thèse n'est pas l'œuvre des économistes, elle est due à Hobbes et
aboutit à la dictature (Léviathan). Elle est inexacte. L'homme prend cons-
cience de lui-même dans le milieu primitif où règne le principe de réciprocité
et ne cesse pas d'être enrobé dans la société dont il ne se détache jamais
entièrement. Il rend des services à.la société qui lui fournit la contrepartie,
il a des droits naturels face au droit de l'État (E. Mireaux : Philosophie du
libéralisme, Paris, 1950, p. 8).
2. F. Knight : The Ethics ot Liberalism, op. cil., p. 9.
3. L. Baudin: Précis d'histoire des doctrines économiques, 4· éd., Paris,
1947, p. 61. - G.-H. Bousquet: Adam Smith, Paris, 1950.
14 L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
1. La difficulté est de préciser quels caractères font « qu'une loi n'est pas
une loi », c'est-à-dire n'emporte pas obligation. Benjamin Constant nous
indique les principaux d'entre eux: la rétroactivité, l'opposition à la morale,
la division des citoyens en classes, la punition pour des faits indépendants
de la volonté des individus. Encore faut-il, d'après lui, que ces « lois tendent
à nous dépraver ».Les dangers de cette thèse sont évidemment très grands.
C'est une «théorie désespérée ».
18 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
LA CONDITION PREMIÈRE
ACCORD AVEC LA PSYCHOLOGIE.
L'EXEMPLE FRANÇAIS
1. L. Bauer : Morgen wieder Krieg, trad. franç. : La guerre est pour demain.
2. Plus loin, à propos du problème des élites.
3. L. Baudin: Intérêt persollllei et devoir civique. L'opinion économique et
financière, 24 juillet 1952.
28 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBERALISME
pourtant, ont exalté nos ancêtres, unifié notre pays, forgé son
âme dans les combats 1.
En définitive, l'individualisme subsiste sous les nuances
nouvelles dont il est revêtu. « Le Français est essentiellement
lin individualiste qui croit qu'on peut vivre en individualiste »,
écrit A. Siegfried 2, et G. Duhamel renchérit en s'écriant: « Si
le peuple français renonce à l'individualisme, il est perdu pour
toujours, il cesse d'être un foyer lumineux dans les ténèbres
de cette époque horrible 3. »
Les forces que l'individualisme recèle et développe doivent
nous permettre de surmonter tous les obstacles. C'est grâce
à elles que notre peuple, après avoir étonné parfois le monde
par ses renoncements, l'a toujours émerveillé par ses renais-
sances.
DÉCOUVERTE DE L'INDIVIDU
1. Les théologiens du moyen âge disaient que la collectivité est une « unité
d'ordre' fonctionnel» et non une «unité de substance» comme l'individu
(voyez Mgr de Wulf : L'individu et le groupe au moyen âge, et Les théories
politiques au moyen âge, Revue néo-scolastique, 1920, p. 351 et 1924, p. 252).
CHAPITRE IV
1. Scht!ma sommaire.
,. * ,.
Il faut reconnaître que ce schéma est si simple et si parfait
qu'il paraît irréel et presque choquant. On comprend qu'il
excite la verve des adversaires du libéralisme. Nous verrons
quelles critiques justifiées on peut lui adresser et nous lui
apporterons des retouches et des nuances.
Pourtant il n'y a pas là pure abstraction. Le maximum d'uti·
2. Présence de l'État.
vue des élites; mais il est très discutable et n'a guère de chance d'être
admis en France où persiste un vif désir d'égalité.
1. R. F. Harrod, op. cil., p. 155.
2. En Angleterre, après une enquête portant sur les années 1924-1926,
Josiah Wedgwood conclut que les fortunes des membres des classes supé-
rieure et moyenne ont leur origine pour un tiers dans les successions et les
donations et pour un autre tiers dans une combinaison de l'héritage avec
d'autres éléments (The Economies of Inheritance, Londres, 1929).
3. Daniel Rops: Par-delà notre nuit, Paris, 1942, p. 131.
50 L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
3. La: liberté 3 •
4. La conséquence: l'inégalité.
_ 1. Sans doute le travail est aussi SGuree de joie, mais les efforts,désespé-
rés, des masses ·o.uvrœres ·pour e::l réduir.e la dl1rée. prouvent bien qu'fi e,st
tOujours..surto.ut une peine•
.2. N aus savons 'bien que la théorie: de }'éparg:IMH!llCriflce est battue en
brèche., En ·fait, .cependant, :pour que l'acte: d'épargne ne compor,ttt. auCWl
.renoocement•.ilfaudrait·envisager u.n ind.iv:ida, dont tOlis·les désir.s-de.,c(}W!oOII!II-
matio.ll .immédiate. -en biens ou services. seraient sat.iBfaits,·ce q,ui es.L très-
e~~tiennel, surtout dans un PB ys où la plnpart des ·revenus sont. !Doèes.te&"
eGrume ,le nôtre.
3•• Ainsi me parle la justice : les hommes ne· sOOlt pas.tigau.*; U ne :filu.t,
pas non plus qu'ils le deviennent» (Nietzsche: Ainsi parlait ZÇll!I'Il"olUt~.
LA STRUCTURE DU LIBÉRALISME CLASSIQUE 63
Ce n'est pas tout: les inégalités ne doivent pas être jugées
en elles-mêmes, elles doivent l'être par rapport à l'ensemble dont
elles font partie. Ne risque-t-on pas, en les éliminant, de faire
surgir des inconvénients pires que ceux dont on souhaite la
disparition? Le mieux n~est-il pas dans ce domaine l'ennemi
du bien? La réponse a été donnée en 1705 par Mandeville:
les pauvres, explique-t-il, victimes en apparence de la lutte'
des intérêts, en sont pourtant les bénéficiaires, car sans cette -
lutte, ils seraient plus pauvres encore 1. Autrement dit, le
système tel qu'il est, avec ses qualités et ses défauts - et quel
système n'a pas de défauts? - .crée une prospérité générale
que personne ne saurait nier et dont profitent même les moins
favorisés d'entre les citoyens. Si les défauts sont inhérents au
système, doit-on les faire disparaître au risque d'empêcher le
système de jouer son rôle? doit-on provoquer une régression
dont les moins favorisés souffriront comme tout le monde?
Supprimez les inégalités, nivelez fortunes et revenùs, vous don-
nerez une satisfaction au~ déshérités, mais du même coup vous
supprimerez da~s une large mesure l'intérêt personnel, vous
amoindrirez l'esprit d'initiative et l'esprit de prévoyance, vous
provoquerez un appauvrissement général. Les inégalités et le
progrès viennent d'une même source, impossible de détruire
les premières sans ruiner le second.
F. de Curel a porté .ce raisonnement à la scène en lui donnant
des arêtes vives et une forme dramatique : le roi des animaux
scandalise ses sujets en .s'octroyant la plus grande part des
proies qu'il saisit, mais le jour où par force, malade ou capturé,
il ne peut plus chasser, les bêtes qui profitaient des reliefs du
festin sont réduites à la famine (Le repas du lion).
Les trotskystes qui réclament « l'égalité spartiate» s'écar-
tent sur ce point des léninistes-staliniens qui ont largement
ouvert l'éventail des rémunérations, beaucoup plus qu'il ne
l'est en France: la journée passée par un paysan à mettre les
gerbes en tas est comptabilisée pour une demi-journée, celle
d'un conducteur de traeteur à chenille est inscrite à son crédit
1. Mandeville: remarque P.
64 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
Proudhon, qui fut hanté par l'idée de justice et qui lui doit
les plus belles pages de ses œuvres, en donne une définition :
« respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de
la dignité humaine 1», Elle comporte donc une attitude : l~
respect, et un comportemont : la garantie. La formule est
belle et traduit le pathétique du mot, mais elle s'applique à
l'csprit de justice en général, sans nous renseigner sur son
contenu. "
Cette large définition couvre plusieurs catégories que l'auteur
énumère: d'abord la justice-nécessité, pression du dehors sur
le moi, raison d'État qui fait de la vie des peuples une dialec-
tique, ensuite la justice chrétienne, divine, révélée, enfin la
justice immanente à l'homme, produit de la conscience, ins-
tinctive, sentie. Proudhon condamne la première forme qui
suppose la contrainte et il est hostile à la seconde parce qu'il
n'est pas chrétien; il admet la troisième. Nous reconnaissons
aujourd'hui dans la première la forme de justice chère aux
communistes et nous devons savoir gré à ce grand anarchiste
de l'avoir prévue; nous savons d'autre part que la négation
du lien entre le juste et le divin est due à cette sorte d'inimitié
persçnnelle et enfantine que Proudhon nourrissait à l'égard
de Dieu et nous retenons que la justice est transcendante à
l'homme.
La conception de la justice dépend donc de la conception
que nous nous faisons de cette transcendance. Du l)oint de vue
de l'Éternel, la justice se réalise dans l'éternité. Les injustices
dont nous souffrons sur terre ue sont pas définitives; elles trou-
veront leur résolution dans l'au-delà. D'où résulte que les athées
sont d'autant plus affamés de justice terrestre immédiate qu'ils
ne procèdent pas à l'intégration du fait terrestre dans l'évolù-
tion des âmes au-delà de la terre. « Pour nous qui ne croyons
pas à Dieu, il faut toute la" justice, ou c'est le désespoir 2, »
7. Recours à la statistique.
EXAMEN DE CONSCIENCE
1. L'auto-destruction.
3. L'amoralité.
L'insuffisance morale du libéralisme est un argument facile
à réfuter sur le plan logique, mais difficile à combattre sur le
plan sentimental. La morale confère à l'individu son unité en
assignant un sens à son existence, en lui donnant un « style de
vie 4», elle exige doric une autonomie de l'homme, elle est liée
à l'individualisme.
Elle postule aussi la liborté puisqu'elle met en cause la
conscience. Une morale imposée est un non-sens, comme l'a
depuis longtemps expliqué Henouvier 5. .
En fait une société libérale ne saurait exister sans un minimum
de moralité, car si la grande majorité des citoyens ne se consi-
dérait pas comme tenue par SI~S engagements, il serait impossible
de faire respecter ces derniers. L'État se charge de ce soin
parce qu'il n'a à intervenir que dans un petit nombre de cas,.
autrement dit parce que le principe moral est admis par la
masse des administrés. Il est donc vrai d'affirmer que libéralisme
et moralité sont inséparables 6.
• ••
Nous venons de passer en revue les trois critiques les plus
couramment adressées au libéralisme et nous avons noté loya-
lement ce qu'il fallait en retenir afin de procéder aux corrections
nécessaires. Bien d'autres reproches ont été énoncés. Beaucoup
ne valent pas la peine d'être examinés, tel celui de gaspillage,
d'erreur, de déséquilibre, car ces imperfections se retrouvent
dans tous les genres d'économie dès que l'on passe de la théorie
à la pratique. La plus autoritaire d'entre elles n'en est pas
exempte, celle de la caserne 1.
Par contre, il est deux points qui appellent quelques explica-
tions. D'abord, il ne faut pas croire que le libéralisme ne satis-
fasse pas l'instinct grégaire 2. Le « désencadrement )) risque de
conduire l'homme-masse au désespoir et même au suicide,
comme l'a montré Halbwachs, mais l'association est admise
et, comme nous l'avons dit, la société est d'autant plus solide-
ment constituée que les liens entre les individus sont volon-
taires. Suivant l'expression allemande, le libéral est einsam,
nicht allein 3.
Ensuite, il semble que le libéralisme ne fasse pas miroiter
aux yeux du grand public un idéal susceptible de l'entraîner. A
coup sûr, ce n'est pas la concurrence redoutée, ni le mécanisme
des prix qui peuvent provoquer son enthousiasme. Autrement
stimulant est le marxisme annonciateur de la « catastrophe )),
de l'écroulement de la société bourgeoise et de l'avènement
du paradis prolétarien. Nous le reconnaissons. Le· mythe, au
sens sorélien du mot, garde sa vertu, et la foule est toujours
sensible aux drames à grand spectacle, toujours favorable à la
destruction des idoles, toujours enchantée par des visions de
LA. CONTRE-ATTAQUE
2. Le bastion communiste.
3. La désagrégation du socialisme.
1. Pour cette triste histoire, voyez par divers auteurs: Vingt ans de capi-
talisme d'État, op. cil., p. 51 et suiv.
2. A. de Tocqueville: De la démocratie en Amérique, op. cil., t. II, p. 433.
3. Le cas est évidemment tout différent lorsque le despote ne cherche
pas à imposer ses conceptions, mais utilise la contrainte seulement afin
de renverser les obstacles qui s'opposent à l'établissement de la liberté
(néo-libéralisme ).
122 L'AUBE D'UN' NOUVEAU LIBlbAtISME
1. Sur les difficultés des rapports entre les économies de marché et les
économies planifiées en l'absence de pouvoir supra-national, voir E. Staley :
Economy ill Transitioll, New-York, 1939, p. 190.
2. Le Plan Schuman, par divers auteurs,' Nouvelle revue d'économie CO/Ltem-
poraine, 1951, nO 16.'
3. Le Populaire: 23, 24, 25 janvier 1953.
130 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
LE NÉO-LIBÉRALISME
2. Les pionniers.
3. L'agend4.
4. Commentaires.
est une « économie inquiète 1 li. Il est vrai que l'agenda nous
indique seulement les grandes lignes et appelle bien des complé-
ments que nous ne pouvons fournir ici. Nous donnerons seule-
ment quelques précisions essentielles.
10 Techniquement, les interventions de l'État doivent d'abord
et surtout se conformer aux enseignements de la science écono-
mique, vérité élémentaire bonne à répéter. Sans doute de graves
incertitudes subsistent encore sur bien des points, mais ce
n'est pas une raison pour négliger les lois qui sont solidement
établies. Vouloir accroître ses exportations en fermant les fron-
tières aux importations, toutes choses éta'nt égales par ailleurs,
est un procédé contradictoire qui a encore été appliqué récem-
ment. Rappelons-nous ce projet australien, que nous avons
cité, comportant une telle hausse des salaires que le montant
de ceux-ci dépassait le revenu national. Dans leur enthousiasme
pour l'humanisation de l'économie, les adversaires du libéra-
lisme finissent par perdre de vue les possibilités humaines.
Toute intervention présente des avantages et des inconvé-
nients; il importe de faire la balance des uns et des autres. Le
coût, autrement dit, doit être calculé et consenti. C'est ce qui
ressort de l'invitation formulée par l'agenda d'exercer un choix
conscient lorsque plusieurs fins différentes s'offrent à nous.' On
peut, par exemple, en système libéral, préconiser des assurances
sociales, mais il ne faut pas en camoufler le coût grâce à une
inflation. J. Rueff a dénoncé avec force et raison les « fausses
créances 2 »: Le public ne se rend alors pas compte des sacri-
fices qu'il est amené à consentir, par la voie de la hausse des
prix notamment, et applaudit aux réalisations qui lui semblent
généreuses. Tout a été dit sur ce sujet. Bien des interventions
n'auraient jamais été admises par les gouvernés si les gouver-
nants en avaient fait connaître le prix réel 3.
20 L'importance de la psychologie comme fondement des
5. Illustrations.
LES ELITES
1. La masS6.
1. Ortega y Gasset: La révolte des masses, trad. franç., Paris, 1937, p. xIii.
2. «Avec un grand P les politiciens manœuvrent cette larve, en nour-
rissent leur bagout, en avivent leurs harangues, comme s'il était l'être actif
et inspiré» (G. Roupnel : Histoire et destin, Paris, 1943, p. 52).
3. Le pionnier dans ce domaine a été Gustave Lebon avec sa célèbre
Psychologie des foules.
4. La masse se distingue du «corps» dont l'unité est nette et qui a sa
hiérarchie et sa tradition. Le corps est souvent professionnel (G. Palante:
Combat pour l'individu, Paris, 1904, p. 9).
174 L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
2. L'éiite.
1. Bouglé : Essat 8ur ie régime de8 castes, ParIs, 1908. .:.... Il. Maunier :
E"ai Bur 161 groupements BOclauit, ParIs, 1929.
2. M. Allais : Quelques réflexions sur l'inégalité, les classes et la promotion
soCiale,Pai"ls, 1946, p. Il. .
3, V. BasOh parle de peuples c privilégiéS B; mals en ajoutant que «le
génie de oei! peuples» s'est Inoarné dans certaines individualités et que
l'anarchisme a • un culte fervent pour les supériorités» (L'individualisme
anarchiste, Paris, 1928, p. 286).
4. Thibaudet, François Marsal, Colrat, Max Hermant... , série d'articles
publiés dans la Revue de Pari., à partir du 161 septembre 1929. - P. de Rou-
siers : L'élite dans la société moderne, Paris, 1914.
6. G. Glldotrre : Cl'i.talliMlion de, élites nouvellu, BI{Jl'il, le. février 1945,
p.391.
6. 1. Savard: L'étranger et la culture, Esprit, 10 • juin 1\}45, 'p. 44.
7. Bergson: GommunicaliDn à l'Académie des science. mOMies et politiques,
1923.
180 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
1. • Stockmann : La majorité n'a jamais raison ... Qui est-ce qui forme la
majorité des habitants d'un pays'! Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles?
Je suppose que nous serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute
la terre, et qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. Mais, du
diable! cela ne pourra jamais être une raison pour que les imbéciles règnent
sur les intelligents ... » (Ibsen: Un ennemi du peuple, acte IV.) ,
2. L. Duprat considère que l'élite répose sur une supériorité « admise par
le plus grand nombre en un milieu donné ... condition d'un prestige qui
confère de l'autorité, du pouvoir ou du respect, de l'estime exceptionnelle ».
Il fait donc la confusion que nous dénonçons. Mais lui-même reconnalt
ensuite que le prestige existe hors de toute idée d'élite, chez le père et le
maUre notamment, et que l'autorité de l'élite est « plus ou moins aisément
reconnue .. (Congrès de l'lnslitut international de Bociologie, Bruxelles,
1935).
3. «Ceux qu'on appelait autrefois les notables sont désarmés ou n'existent
plus. La France devient une poussière d'hommes prêts à toutes les servitudes»
(L. Bertrand: Une destinée: mes années d'apprentissage, Paris; 1938, p. 259.
- P. Hazard: La crise de la conscience européenne, Paris. 1935).
LES ÉLITES 185
l'élite par le degré d'influence qu'elle exerce, par exemple à
déclarer que les grands propriétaires fonciers britanniques et
les petits propriétaires fonciers français ont constitué des élites 1.
L'élite vaut indépendamment de sa richesse, de sa puissance,
de son prestige, de son admission et de son efficace. .
30 Les -supériorités qui distinguent l'élite ne sont pas des-
tinées à lui permettre d'exercer une domination. Si l'individu
doit s'élever à un certain niveau, il doit aussi orienter son acti-
vité dans un certain sens : un sens conforme au bien commun.
L'élite est morale. Il est surprenant que ce caractère essentiel
n'ait pas toujours été admis, alors que l'intelligence sans mora-
lité a prouvé si fréquemment sa nocivité et que la plupart des
maux dont souffre l'humanité sont dus au déséquilibre éclatant
qui persiste entre le progrès technique et le progrès moral 2.
Rejeter ce (caractère, c'est reconnaître - comme le fait d'ail-
leurs Vilfredo Pareto - qu'il existe une élite de voleurs et une
élite d'assassins, puisque ce sont là groupements ouverts et
que leurs membres font incontestablement preuve trop souvent
d'une remarquable supériorité personnelle. _
L'exploitation d'une partie d'une classe sociale par une
autre partie qui devrait en constituer l'élite en raison de sa
supériorité apporte une preuve manifeste de l'insuffisance de
toute théorie de l'élite dont la moralité est absente. Pour nous
en tenir à la classe ouvrière, rappelons l'obstination des ouvriers
qualifiés du port de Londres, à la fin du siècle dernier, à empê-
cher les non-qualifiés de s'organiser, et celle des mineurs de race
blanche des mines d'or du Rand à refuser aux travailleurs
noirs l'accès aux emplois rémunérateurs (colour bar) au point;
de déclancher en 1922 une grève révolutionnaire si violente que
le gouvernement dut recourir à la force armée 3.
une élite, dont le rôle est bien d'amener il. elle tous ceux qUi
lui sont étrangers.
J. B. Say fait du chef d'entreprise Un véritable homme d'élite
puisqu'il exige de lui des aptitudes intellectuelles, du caractère
et de la moralité 1.
Avec Saint-Simon (1760-1825), nous découvrons une doctrine
d'élite conçue dans le cadre d'une économie dirigée et construite
successivement, par morceaux, d'abord intellectuelle, puis
morale. Cet édifice à deux étages n'a pas été sans déconcerter
les commentateurs, qui ont considéré cet auteur comme étrange,
alors que le cheminement de sa pensée est parfaitement logique
pour qui a présente àl'esprit la théorie des élites.
Saint-Simon veut une classe dirigeante et il la conçoit en
premier lieu comme intellectuelIe. Le développement de l'hu-
manité, pense-t-il, s'est fait par une série d'étapes, qui nous a
conduits de l'âge théologique à l'âge métaphysique, puis à l'âge
scientifique et positif. Ces trois phases correspondent à un État
d'abord militaire, ensuite libéral ou démocratique, enfin indus-
triel. Aujourd'hui, par conséquent, la classe supérieure est
umstituée par les industriels lato sensu. Le Parlement devrait
tire composé de trois chambres : la chambre d'invention, où
ICH artistes « ouvrent la marche J>, la chambre d'examen où les
~.nvants « établissent les lois hygiéniques du corps social », la
chambre d'exécution où les industri()ls « jugent ce qu'il y a
d'immédiatement praticable dans les projets d'utilité publique,
conçus et élaborés de concert par les savants et les artistes ».
Cette dernière chambre est la plus importante: « Les industriels
ont une supériorité très prononcée et très positive d'intelli-
gence acquise sur les autres Français. » Telle est l'élite: elle
doit prendre le pouvoir pour remplir sa mission 2. ,
En dcuxième lieu, Saint-Simon s'apcrçoit que cette élite,
pour jouer un rôle bienfaisant, doit être morale. Il préconise
le retour à la « morale pure de l'Évangile n, mais il comprend
4. Exemples contemporains.
5. Formation de l'élite.
1° Création de la personne.
20 Rayonnement de la personne.
Piètre croyant qui n'est pas apôtre. Après avoir dit: « je
veux », il faut dire: « je sers ». L'élite n'a pas le droit de se rési-
gner. Certes, c'est là la tâche la plus difficile, la plus ingrate
de l'élite: ne pas succomber à la tentation d'un éternel isole-
ment - on a souvent reproché avec raison aux jeunes Français
d'élite de s'être trop désintéressés des affaires publiques avant
la guerre 2 - ne pas succomber à la tentation du repos, de la
voit un beau régiment d'enfants qu'on a réussi à uniformiser dans leur tenue,
leur démarche et jusqu'à leur pensée, qu'il ne frémit de crainte qu'il n'y ait là
un cœur d'enfant froissé, quand ce serait un seul, une valeur personnelle
méconnue, une âme captive» (L'éducation selon l'espril,loc. cil). Voir aussi
Sergent: La formation inlellectuelle el morale des élites, Paris, 1943.
1. F. Divisia : Cours d'économie politique el sociale, Paris, 1941-1942;
Économie doclrinale, p. 19.
2. H. Truchy : L'élite el la fonction publique, Revue politique el parlemen-
taire, 10 décembre 1927, p. 339.
210 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
I. I.e spectacle attristant qu'offre notre assemblée nationale est bien fait
pour illustrer cette proposition. Que l'on songe seulement au privilège des
bouilleurs de cru, cause du développement de l'alcoolisme, que l'Assemblée
s'obstine à maintenir.
2. M. le doyen G. Davy a insisté avec force sur cette idée dans une inté-
ressante note présentée le 17 novembre 1952 à l'Académie des sciences
morales et politiques.
3. Sur la mise à mort de l'initiateur comme moyen de parfaire l'initiation,
voir P.-S. Ballanche, op. cil.
4. « II y a peu d'ouvriers ", écrit le P. Gratry, et l'homme qui comprend
décide de devenir un de « ces ouvriers dont parle le prophète, qui travaillent
sur les nations» (Les sources, op. cil., p. 51). L'idée exprimée par Nietzsche est
développée dès le début du siècle dernier par Benjamin Constant et Lamen-
nais. « Est-il donc vrai que le bonheur, de quelque genre qu'il puisse être, soit
le but unique de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait bien
212 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
étroite et notre destination bien peu relevée. Il n'est pas un de nous qui, s'il
voulait descendre, restreindre ses facultés morales, rabaisser ses désirs,
abjurer l'activité, la gloire, les émotions généreuses et profondes, ne po.t
s'abrutir et être heureux» (Benjamin Constant, Œuvres politiques)./Voyez le
chap. XII du Livre du peuple de Lamennais, et comparez Le livre des rois, de
Firdousi : • Ce qu'il faut rechercher, c'est non le bonheur, mais une renom-
mée durable. Renonce au bonheur et rehausse ton nom. »
L B. Nogaro: Vues sur la réforme constitutionnelle, Paris, 1945, p. 32.
LES ÉLITES 213
Nous retrouvons ici une manifestation de la tendance à l'éga-
litarisme dont nous n'avons pas fini d'enregistrer les fâcheuses
conséquences. Le résultat, en l'espèce, est qu'aucune garantie
de compétence ni de moralité n'est exigée des futures maîtres
du .pays. Il n'y a, en France, a-t-on souvent remarqué, que les
manœuvres gros travaux et les législateurs qui puissent trouver
emploi sans attestation de culture et d'honnêteté. C'est pour
faire contrepoids à ce sys1Jilme déplorable qu'en certains États
·une Chambre haute a été créée afin de grouper des hommes
qui se sont distingués par des services éminents : savants,
magistrats, médecins, ingénieurs, chefs d'armée ... , etc.
La difficulté subsiste de la communication de l'élite avec la
masse, car toute actiofl. autoritaire est naturellement exclue :
l'élite éclaire et ne contraint pas. Nous nous bornerons à rap-
peler l'insuffisance à cet égard de la presse,. du cinéma, de la
radio. Le livre lui-même, ce « ressort de l'individualisme créa-
teur », qui a été pour l'esprit solitaire « un incomparable instru-
ment de. travail, de libération, d'élévation », n'a pas apporté
les améliorations souhaitables à une masse qui a pris les infor-
mations pour des connaissances et n'a demandé à la lecture
que la satisfaction de ses-désirs les plus vulgaires ou le moyen
de lui épargner des efforts de compréhension dans le cas .OÙ
celle-ci était nécessaire 1. Les dirigeants se rendent compte du
rôle éducatif qu'ils sont susceptibles de jouer, mais la masse
assure le succès à ceux qui lui fournissent un aliment conf~rme
à ses goûts.
En définitive, il apparaît désirable de considérer les pro-
blèmes sociaux sous l'angle du dualisme masse-élite. Les ama-
teurs d'analogies entre le corps hu~ain et le corps social
n'auront d'ailleurs pas de peine à faire toutes sortes de compa-
raisons ingénieuses avec les cellules conjonctives et les cellules
nobles, les premières, « agcnts de vieillesse et de mort » s'effor-
çant de prendre la place des secondes qui assurent la prospérité
de l'ensemble 2. Quant aux auteurs dramatiques, ils ont depuis
1. G. Duhamel: Déje/Ule des iettres, Paris, 1937, p. 6, 21, 24.
2. Le docteur Voronoff, dans La conquete de la vie, explique que les cel-
lules nobles, hautement différenciées « s'usent à la longue, victimes du sacri-
214 L'AUBE n'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
1. Nous l'observons même dans les erreurs: A. Philip et J. Cros (op. cil.)
revendiquent tous deux lord Keynes, l'un comme socialiste, l'autre comme
néo-libéral, alors que ce célèbre économiste ne semble pouvoir être rangé dans
aucune de ces deux catégories.
216 L'AUBE D'UN NOUVEAU LIBÉRALISME
Pages
INTRODUCTION. • • • • • • • • ;. • • • • • • • 7
CHAPITRE PREMIER. - Qu'est-ce que le libéralisme! . 9
II.-- La condition première: accord apec la psycho-
logie. L'exemple français . 19
III. - Découperte de l'indipidu.. . 30
IV. - La structure du libéralisme classique. 38
1. Schéma sommaire. . . . . 38
2: Présence de l'État . . . . 43
3. La liberté. . . . . . . . 50
4. La conséquence : l'inégalité 58
5. L'appel à la justice sociale. 65
6. L'humanisation: charité et fraternité. 67
7. Le recours à la statistique. . . 70
CHAPITRE V. - Examen de conscience. 72
1. L'auto-destruction . . . . 72
2. La responsabilité des crises. . 88
3. L'amoralité . . . . . . . . 94
CHAPITRE VI. - La contre-attaque. 107
1. Les lignes de départ. . . . 107
2. Le bastion communiste . . 110
3. La désagrégation du socialisme. .' 112
4. Les incertitudes du planisme. 130
CHAPITRE VII. - Le néo-libéralisme. 142
1. La confusion aux frontières .• 142
2. Les pionniers. . . • . . . . 144
220 TABLE DES MATIÈRES
3. L'agenda 150
4. Commentaires 160
5. Illustrations . 167
CHAPITRE VIII. - Les élites. 170
1. La masse . . . . . . 171
2. L'élite. . . . . ; . . 178
3. Précurseurs et précédents 186
4. Exemples contemporains. 203
5. Formation de l'élite. 206
CONCLUSION. • • • • • • • • 215
ACHEVÉ D'IMPRIMER
- I.E 7 MAI 1.953 -
PAR L'IMPRIMERIE I>LOCH
A MAYENNE (FRANCE)
POUR LA LIBRAIRIE DE
MÉDICIS A PARIS. NU-
MÉRO D'ÉDITION : 270
DÉPOT LÉGAL : 2e TRIMESTRE 1953
(2604)
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