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Ce faisant, je m’entroublié,
…
Dont le sensitif s’esveilla
Et esvertua Fantaisie,
Qui tous organes resveilla,
Et tint la souvraine partie
En suspens et comme amortie
Par oppression d’oubliance.
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CLINIQUE
Le rêve
J’ai fait un rêve, me dit donc cette déjà vieille routière de l’analyse :
– Je suivais dans la rue un homme que je connaissais, peut-être mon
amant, et l’accompagnait, pour ainsi dire, jusqu’à une maison de plaisir. Il
entrait dans une chambre avec une femme et lui faisait subir une sodomie.
Je m’identifiais à elle et au plaisir, heu… à la douleur qu’elle ressentait.
– Plaisir ou douleur ?
– J’étais sûre que vous diriez ça…
Elle se tait, puis triomphante :
– C’est l’indifférence des sexes !
– La sodomie… oui ?
– De toute manière, je vous ai menti. Ce n’était pas une sodomie mais
une fellation : donc tout ce que vous avez dit ne vaut rien !
– Tout ce que j’ai dit ne vaut rien.
La conversion douloureuse hystérique 57
La grande crise
Or, ce qui a eu lieu n’est pas ce qu’elle a vu, mais ce qui s’est passé, le
petit événement psychique qui lui a permis de me retrouver lors de la séance
précédente. Retrouver est le mot qu’elle emploie lorsqu’elle évoque, après
une longue période de haine à son égard, haine partagée avec sa mère, le
désir qu’elle a eu, en fin d’adolescence, de revoir son père. Ce qu’elle a vu,
le caducée sur la voiture du kiné, a brutalement ramené dans son esprit
mon personnage. Celui du médecin qui s’occupe d’elle (elle m’appelle sou-
vent docteur) et qui a pris de nouvelles couleurs transférentielles, pater-
nelles, en s’extirpant d’un brouillard parental qui confondait les images de
l’homme et de la femme, du père et de la mère – voir, d’ailleurs, les images
androgynes : sénateur-maire (mère), qui est aussi un petit c…
La conversion
Il y aurait ainsi, chez certains sujets, une nécessité de plainte, qui les
amènerait à exprimer une douleur et à demander des soins, alors que ce
n’est pas le cas des psychosomatiques au sens de Marty et de l’École de
Paris.
J’ai développé dans mon livre une théorie que je ne fais qu’esquisser
ici, la théorie de la névrose algique ou algose, afin d’essayer d’éclairer,
sinon de comprendre, le phénomène de la genèse psychique de la douleur
physique et de la plainte qui y est associée ; mais aussi, a contrario, de
rendre compte du mystère de l’absence de douleur ou, du moins, de
plainte des patients psychosomatiques.
L’algose, ou « névrose algique », consisterait dans le fait d’investir dans
un premier temps une douleur existante, un ressenti douloureux ou une
simple cénesthésie, en percevant ou en y attachant un certain degré d’in-
tensité douloureuse, puis, dans un deuxième temps, de se livrer à une véri-
table culture du phénomène douloureux. Le premier temps correspond à
une nécessité humaine fondamentale, partagée par tous. Le deuxième, plus
complexe, fait intervenir l’organisation psychique du sujet.
Le cas des lombalgiques et celui des hypocondriaques éclairent cette
possibilité de retour et de recours au corps, au corps douloureux, comme
défense. La douleur somatique devient, dans ces cas, l’équivalent d’un
symptôme psychique, comme nous pouvons le voir dans l’hystérie, mais
dans une configuration différente.
Les lombalgiques – je ne parle ici que de ceux dénommés psychal-
giques par les rhumatologiques – ont un profil caractéristique : après un
accident bénin, même insignifiant, ils ressentent une douleur invalidante,
rapidement chronique, et inguérissable. Avant leur accident, ils étaient
des travailleurs infatigables, dévoués, consciencieux, et se livraient à une
hyperactivité impressionnante. L’accident qui a mis fin à cette période
est l’occasion, pour eux, d’évoquer une prime enfance catastrophique,
marquée par la misère, les abandons, les deuils, les privations affectives.
Bref, ils avaient contre-investi la détresse et la souffrance des origines.
Ils essayaient de réparer la mère qu’ils n’ont pas eue, en réparant le
monde. Mais la faille originaire était l’avant-coup d’un accident qui était
en quelque sorte au rendez-vous, une répétition. Ils étaient traumato-
philes, victimes d’un destin « démoniaque » qui devait les rattraper.
Quant à la scène inlassablement racontée par l’hypocondriaque au
médecin, elle est à l’image de sa relation avec une mère très précocement
toxique, et c’est pourquoi d’ailleurs cette scène, physiologique, est sou-
vent digestive. Elle est l’objet d’une théorie que le patient oppose, de
façon têtue, à celle du médecin. Il fait avec ce dernier ce qu’il n’a pu
La conversion douloureuse hystérique 61
faire avec la mère. Son but n’est pas de guérir mais de triompher. Dans
cette scène, la mère est à la fois maîtrisée, avalée et fécalisée, donc neu-
tralisée, mais elle est aussi conservée. La scène sans cesse représentée est
celle d’un caveau : celui de l’éternel enfant mort, pourtant victorieux
dans sa destruction et sa douleur.
Ce qui est séparé en deux temps, chez le lombalgique, est confondu en
un seul, chez l’hypocondriaque, triomphe et défaite, sous le sceau du
traumatisme et de la nécessité d’exprimer la douleur.
Et le psychosomatique ? C’est ici l’occasion d’en parler et de tenter
de comprendre pourquoi, lui, ne se plaint pas. Je pense que lombal-
giques et hypocondriaques ont « préféré » la vivance de la douleur à la
mortification du pare-excitations (le pare-excitations freudien est,
métaphoriquement bien sûr, une partie du psychisme qui a perdu sa
qualité de vivant, à titre protecteur). Ils ont investi la douleur et essayé
d’en faire quelque chose. Le psychosomatique futur, lui, a pris très tôt
et de plein fouet la violence des excitations. Il est devenu en grande par-
tie lui-même un pare-excitations mortifié. Je pense ici à ce que G. Szwec
(1988) a décrit, à la suite de L. Kreisler, sous le nom de « comportement
vide du jeune enfant », enfant « non câlin » qui investit le comporte-
ment factuel et non pas créatif, comme le lombalgique, pour combler le
vide fantasmatique.
L’algose, cet investissement nécessaire et maintenu de la douleur,
serait important chez les psychogéniques, faible voire inexistant chez les
psychosomatiques. J’ajoute que l’investissement « algique » assure de
fortes assises narcissiques, masochiques évidemment mais triomphantes,
aux patients.
RETOUR À L’HYSTÉRIQUE
J’ai souligné en règle générale pour pointer qu’entre les deux entités
nosographiques la frontière n’est pas nette. L’hystérie est tout un monde,
cosmopolite, qui s’étend depuis la misère du corps jusqu’à l’arbores-
cence du plus complexe des psychismes. Ce kaléidoscope lui permet de
surgir là où on ne l’attend pas, et en particulier dans la conversion qui
est un retour au corps mais aussi, d’une manière ou d’une autre, à la
douleur. Cette possibilité la rapproche donc des névroses traumatiques et
l’éloigne de l’étiologie traumatique « sexuelle » dont elle s’est affublée
lors de ses débuts dans l’analyse, aidant ainsi Freud dans sa géniale
invention (tout dépend d’ailleurs de ce que l’on appelle le sexuel).
Les douloureux psychogéniques proposent une réponse plus immé-
diate à la question du retour-recours à la douleur comme solution psy-
chique – solution psychique à une difficulté qui devrait plutôt mobiliser
le psychisme. En effet, chez eux, la trace qu’a laissée la douleur des ori-
gines est particulièrement criante, si on sait écouter un peu. Il faut par-
tir de l’idée freudienne de l’Hilflosigkeit, de la détresse originaire du
nouveau-né humain, qui n’implique pas, comme le disait Rank, une
nécessité de la surmonter toute la vie, à chaque occasion d’angoisse, mais
qui constitue un état originel de besoin d’aide. C’est à la mère, au sens
large, qu’il appartient de faire ce travail avec son enfant, travail de
dédolorisation de cet état primitif, qui se répète si souvent au début de la
vie d’un nourrisson, et qui s’accompagne de l’œuvre de psychisation du
petit homme, de son humanisation. Il subsiste un reste, une trace et il se
forme un destin. Entgegenkommen, la complaisance somatique serait
une de ces traces.
Régression et dépression
De même que les images d’un rêve s’imposent au rêveur, les formes de
la conversion ne sont pas choisies par les patients. Je pense que les deux
régressions, celle du rêve et celle de la conversion, sont comparables. La
régression se fait vers des points de fixation qui, à leur tour, l’orientent.
Ce sont des expériences infantiles revisitées qui témoignent de l’expres-
La conversion douloureuse hystérique 65
sion d’un désir toujours présent. Est-ce aussi vrai pour la conversion
que pour le rêve ? Pour ce qui concerne les douleurs hystériques, Freud
dit qu’elles sont symboliques, témoignant donc d’une trace, mais aussi
que « ce sont les douleurs les plus communément répandues parmi les
êtres humains » que l’on retrouve dans les conversions. Il dit aussi que
« dans la plupart des algies hystériques une douleur d’origine réellement
organique avait réellement existé au début ». Notons la redondance. Il
évoque donc une sorte de tronc commun des douleurs humaines et,
d’autre part, la nécessité d’une empreinte douloureuse organique pour
mordancer le phénomène de la régression.
Lors de l’épisode conversif de ma patiente, j’avais été frappé par
deux aspects bien différents. La main d’accoucheur est une position clas-
sique des crises de tétanie, et on connaît la proximité entre tétanie et
conversion. Ma patiente n’avait jamais fait de crise tétanique. Mais l’in-
tentionnalité de diriger la main vers la bouche n’est pas, elle, classique.
Quant au bras bizarrement tordu, qui ne ressemblait à rien, il visait, au
début de son mouvement, quelque chose situé en arrière, c’est-à-dire
moi. Que penser de tout cela ?
Plus tard, les associations de la patiente se sont d’abord portées sur
la masturbation, puis ont repris les idées de devant et derrière, de fella-
tion et de sodomie, bref le discours que Freud attendait de ses hysté-
riques, à l’époque des Études.
Cependant, le clivage entre l’hémicorps gauche, en accord avec le ton
tranquille d’un discours bien ordonné, et l’hémicorps droit, tordu dans
sa conversion, ne pouvait que me faire penser à celui de la patiente de
Freud, d’une part homme arrachant le vêtement féminin et, d’autre
part, femme le retenant. Ce clivage témoigne de la bisexualité psychique.
C’est pourtant différemment que j’ai compris les choses, en constatant
que j’étais bien plus affecté par le bras que par le discours. J’imaginais
donc, au-delà de ce premier clivage homme/femme et plus en profondeur,
un autre tableau : celui d’une mère sourde à son enfant et lui parlant
sans s’occuper de ce qu’elle ressentait. Un clivage mère/fille, donc, plus
à prendre en considération que le clivage bisexuel. J’assistais bien là à
un tournant de la cure.
Je considère la régression qu’implique la conversion non seulement
comme une solution somatique pour un psychisme mal défendu par le
refoulement, mais aussi, mais surtout, comme une réponse à l’appel d’un
moi-corps nostalgique, qui réclame une satisfaction autrefois refusée. La
régression est donc l’alliée, et peut-être le moteur, du retournement de
l’énergie pulsionnelle sur le moi et aurait donc une intentionnalité ambi-
66 Gabriel Burloux
GABRIEL BURLOUX
120 rue Sully
69006 Lyon
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ — L’énigme de la conversion, que nous a léguée Freud, a gardé son mystère. À
partir d’un exemple clinique dans lequel, au cours d’une séance d’analyse, on voit coexis-
ter un discours associatif libre, une grande crise d’hystérie, puis un phénomène de
conversion, l’auteur se risque à des considérations théoriques qui tentent d’éclairer ce
phénomène de la conversion, à la fois nécessité de retour nostalgique au corps, donc
accomplissement de désir, mais également nécessité de ce qui est aussi un recours pour fuir
une réalité psychique inélaborable.
SUMMARY — The enigma of conversion which we have inherited from Freud, has kept its
mystery. From an analytical session during which free association, an hysterical crisis,
and a phenomenon of conversion are observed as coexisting, the author risks some theo-
retical considerations attempting to clarify the phenomenon of conversion which is both a
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necessity to nostalgically return to the body, therefore fulfilling a wish, and a necessity to
escape intolerable psychical reality, impossible to elaborate.
ZUSAMMENFASSUNG — Das Rätsel der Konversion, das Freud uns hinterlassen hat, hat
sein Geheimnis gehütet. Von einem klinischen Beispiel ausgehend, bei dem eine frei asso-
zierende Rede, ein großer hysterischer Anfall, dann ein Konversionsvorgang im Laufe
einer analytischen Stunde koexistieren, versucht der Autor theoretische Betrachtungen
zur Erklärung der Konversion vorzuschlagen. Die Konversion erscheint dabei nicht nur
als Notwendigkeit einer nostalgischen Rückkehr zum Körper, also als Wunscherfüllung,
sondern auch als notwendiges Hilfsmittel, um einer nicht zu verarbeitenden psychischen
Realität entfliehen zu können.