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Rte de Chamblioux 33
1763 Granges-Paccot
Introduction
« La colocation c’est simplement deux ou plusieurs adultes qui prennent un bail ensemble. Un
petit ami et une petite amie prennent un bail ensemble, c’est de la colocation. Quatre étudiants
prennent un appartement, ils sont les quatre sur le bail : c’est de la colocation »1. S’installer
dans un même appartement est une pratique largement répandue. Cependant, partager son
logement avec un compagnon ou une compagne d’appartement sans pour autant que des liens
familiaux ou une liaison conjugale n’explique une telle union est un phénomène récent, peu
répandu et plutôt marginalisé. Une telle situation n’en demeure pas moins passionnante d’un
point de vue sociologique, car elle révèle une manière de vivre ensemble alternative et unique,
où des individus étrangers l’un à l’autre partagent l’intimité du quotidien. C’est cette
acception de la colocation que nous retiendrons ici.
La colocation comme façon de cohabiter tend cependant à s’estomper en Suisse si l’on se
réfère au recensement effectué par la Confédération sur les types de ménages et leur évolution
entre 2000 et 2008, selon les différentes classes d’âge. On y découvre que les « autres
ménages privés, collectifs (p.ex. maison d’étudiants, maison de retraite) » sont en
décroissance générale, rassemblant notamment 5,89% des 20-39 en 2000 (la classe d’âge se
tournant le plus vers un tel type de logement) mais ne regroupant plus que 1,26% d’entre eux
en 20082.
Il serait intéressant de se pencher sur les raisons d’un tel déclin ; cependant, j’ai préféré
questionner dans ce travail la gestion du quotidien assumée par les colocataires, tout de même
représentés par 23% de la population estudiantine suisse (196’428 individus) en 20053.
Comment est-ce que des compagnons d’appartement étrangers l’un à l’autre – au début de la
cohabitation du moins – articulent-ils les sphères individuelles et collectives ? Autrement
formulé, comment négocient-ils concrètement le respect de leur d’individualité et comment
définissent-ils les moments vécus en commun ? La question à laquelle nous allons donner des
éléments de réponse se centre sur la négociation des frontières entre les territoires intimes et
de partage, sur cette ‘socialisation par frottement’ des moments ‘avec’ par opposition aux
instants de solitude, sur « la conciliation pour un individu de ces deux manières d’être ‘seul’
et ‘avec’ » (De Singly, 2000 : 18). Je pars de l’hypothèse que cet agencement des sphères
1
Définition donnée par le directeur d’une régie immobilière lausannoise dans l’émission On en parle portant sur
la colocation, diffusée le 25.01.2008 sur la Radio Suisse Romande (RSR).
2
Population selon le type de ménage et la classe d’âge pour la période 2000-2008, Office fédéral de la
statistique (OFS), Neuchâtel, 2009
3
Analyses - Situation sociale des étudiants 2005, Office fédéral de la statistique (OFS), Neuchâtel, 2009
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation -4-
Anastasios Tsingos
individuelle et collective est peu comparable d’une colocation à l’autre, les situations
individuelles et les trajectoires sociales étant trop hétéroclites et chercherai à vérifier cet
apriori.
Car c’est bien l’ajustement de ces deux sphères dichotomiques qui interpelle, comme
l’explicite Stéphanie Emery dans son ouvrage La colocation ou l’art de la proximité distante :
« les colocataires désirent pouvoir jouir de la présence choisie de l’autre tout en conservant
leur liberté et leur autonomie ; leurs aspirations se révèlent paradoxales car ils veulent vivre à
la fois avec et sans l’autre » (Emery, 2005 : 24). Elle amène à ce sujet une conclusion
intéressante : cette manière de vivre ensemble innovante marquerait l’avènement d’un
nouveau lien social, aux confins entre les liens communautaire et sociétaire (concepts élaborés
par Ferdinand Tönnies et repris par Max Weber). Il s’agirait de l’association, fondée sur
« l’autonomie individuelle, la liberté et l’égalité » (Sue, 2000 : 12), un lien social qui tendrait
à réinventer les relations interindividuelles. En effet, cohabiter n’est pas un retour à la
« communalisation » de Weber puisque les individus ne partagent pas un ensemble de valeurs
ni ne se définissent en rapport à leur groupe. Mais d’un autre côté, la colocation dépasse le
lien sociétaire, puisque « [...] ce rôle de support social du quotidien ne peut être engendré par
des relations purement contractuelles : un ‘supplément d’âme’ s’avère nécessaire » (Emery,
2005 : 92).
Outre Stéphanie Emery, François de Singly s’est aussi penché sur l’articulation des sphères
privées et collectives au sein de cohabitations dans son ouvrage Libres ensemble.
L’individualisme dans la vie commune. Cependant, il focalise son attention sur des
colocations entre individus partageant une liaison intime avant même l’emménagement, ce
qui transforme fondamentalement la négociation des deux sphères étudiées. Malgré cette
dissemblance, plusieurs éléments théoriques amenés par de Singly seront repris.
Enfin, certains concepts théoriques de microsociologie seront introduits, tirés du travail
d’Erving Goffman et synthétisés dans La mise en scène de la vie quotidienne.
J’ai auparavant repris une définition très générale de la colocation et précisé quelles relations
entre colocataires attireraient notre attention. Pour entamer une étude approfondie des
mécanismes qui régissent l’articulation des sphères individuelle et collective, il nous faut au
préalable définir succinctement ce qu’impliquent ces deux éléments.
Cependant, la sociabilité de l’être humain connaît des limites. Chacun possède une sphère
individuelle, intime dans laquelle l’individu retrouve une certaine authenticité : « ainsi,
l’isolement passager représente un moyen de ‘se retrouver’, de renouer avec sa véritable
identité, souvent un peu éloignée de celle qui transparaît lors des interactions » (Emery, 2005 :
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation -6-
Anastasios Tsingos
35). D’autre part, le besoin d’individualisme est à replacer dans son contexte : l’Homme
moderne court après le bonheur et pour l’obtenir, il cherche à se réaliser lui-même. Dans sa
quête d’hédonisme, il tient donc foncièrement à son autonomie individuelle, craignant par
ailleurs de « perdre trop de territoires personnels, de se trouver en quelque sorte ‘conjugalisé’
ou ‘familialisé’ – formes de collectivisme » (De Singly, 2000 : 14).
L’individu doit cependant rester attentif à l’autre, ne pas « [...] succomber à la tentation de
l’égoïsme, modalité pathologique de l’individualisme contemporain » (De Singly, 2000 : 11),
sinon il ne remplirait pas la première ‘clause’ du vivre-ensemble : l’attention et le respect
portés sur les demandes formulées par autrui. D’un autre côté, l’adepte du vivre-ensemble
aura tôt fait de poser les limites dans ses concessions afin que ces dernières n’empiètent pas
sur les territoires de l’individualité, de l’épanouissement de sa propre authenticité.
Il est désormais clair que la zone de délimitation de ces sphères individuelles et collectives est
sujette à tensions, puisqu’elle tente de combiner des intérêts antinomiques. François de Singly
désigne les actions individuelles vacillant entre ces deux sphères par « socialisation par
frottement ».
Le présent travail suit une démarche qualitative en s’appuyant en partie sur des données
extraites de deux interviews que j’ai menées au cours du mois de décembre 2009.
Le public cible a été sélectionné selon deux conditions sine qua non : d’une part, les individus
interviewés devaient être installé dans leur colocation depuis minimum 6 mois. D’autre part,
ils devaient être en formation supérieure.
De nos jours, une quantité toujours plus importante d’individus plus âgés que les étudiants se
tournent vers une cohabitation entre colocataires. Il est certain qu’une partie d’entre eux se
trouve en formation dans une haute école ou une université et il aurait été intéressant de
mener des entretiens avec des colocataires appartenant à des groupes d’âge différents, mais
leur proportion est certainement négligeable et donc difficilement accessible. Dans tous les
cas, je me suis plutôt orienté vers des étudiants de ma tranche d’âge (20-30 ans) car leur
recrutement s’est révélé beaucoup moins épineux. Cependant et dans le souci de constituer un
échantillon diversifié, j’ai mené un entretien avec une jeune femme étudiant et habitant dans
le canton de Genève et l’autre avec un homme sur le point de reprendre des études supérieures
dans le canton de Vaud mais habitant celui de Fribourg4.
Pour prendre contact avec les deux participants, j’ai dû user d’un mode de recrutement
indirect, bien que les modes directs nécessitent moins d’investissement temporel et soient plus
impartiaux puisqu’aucun tiers n’oriente alors le choix des sujets. Cependant, j’ai décidé de
mener mes entretiens au cours du mois décembre, période critique dans le milieu estudiantin
puisqu’elle marque le début de la période d’examens. Je craignais donc que des appels à
témoigner, même effectués dans des endroits stratégiques, n’aboutissent sur un échec. De
plus, j’ai la chance d’avoir un contact privilégié avec la population ciblée (étant moi-même
étudiant) et j’ai donc décidé d’exploiter ce filon. J’ai procédé par bouche à oreille, demandant
parmi mes connaissances s’ils connaissaient des individus plutôt extravertis et disposés à
passer entre une et deux heures pour mener une interview. J’ai pris soin de ne m’adresser qu’à
des individus avec qui j’entretiens une relation plutôt distante et ce dans le but de « limiter les
effets de censure » (Blanchet & Gotman, 1992 : 58).
4
Il s’agit de Fiona Jaquet et de Gaël Mermoz, deux noms d’emprunt.
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation -8-
Anastasios Tsingos
Comme décrit avant, c’est Fiona et Gaël qui ont répondu positivement à ma requête. J’ai
négocié l’entretien au téléphone, moyen de communication qui ne m’a pas favorisé lors de ce
premier contact délicat : les individus sollicités ne peuvent pas se fier à un jugement
d’apparence et ont donc le bénéfice du doute quant à mon honnêteté. Il est probable que le
recrutement par bouche à oreille ait joué dans ce cas en ma faveur, puisque connaître une
personne tiers en commun a encouragé la confiance à s’établir.
C’est au cours de cet appel que j’ai négocié la programmation temporelle ainsi qu’une partie
de la scène (la définition des lieux). Il m’a fallu être particulièrement flexible avec Fiona qui
avait peu de temps libre à disposition, mais le tort est mien puisque je n’ai proposé qu’une
fourchette de dates bien maigre. C’est également lors de ce premier contact que j’ai négocié le
cadre contractuel de programmation, en expliquant spontanément l’objectif et le thème de ma
recherche ainsi que le mode de prise de contact. J’ai par contre involontairement omis
d’expliquer pourquoi mon choix s’est porté vers eux, mais cette lacune fut corrigée en début
d’entretien.
C’est seulement lors de l’entretien même que j’ai négocié l’enregistrement de l’interview à
l’aide d’un magnétophone ainsi que la configuration des places (ce dernier paramètres ne fut
négocié que dans le cas où l’interview avait lieu dans mon appartement). Ils n’ont posé aucun
souci notable.
Il est de mon avis que la distribution des acteurs, à savoir « […] les caractéristiques physiques
et socio-économiques des partenaires » (Blanchet & Gotman, 1992 : 72) ont facilité
l’ouverture des interviewés. Outre l’absence de barrière quant au vocabulaire (les jeunes
adoptent parfois le verlan ou l’argot pour s’exprimer), nous partageons également un
quotidien similaire ; en avoir conscience encourage certainement l’interviewé à aller au bout
de sa pensée sans craindre de se heurter à l’incompréhension du chercheur (qu’il s’agisse du
système universitaire ou même de la colocation).
Concernant la récolte de données, je me suis préparé à une enquête par entretien à usage
exploratoire, mes hypothèses n’étant pas encore formulées au moment des entretiens. Par
ailleurs, j’ai élaboré un guide d’entretien organisé de manière chronologique et construit de
sorte que les questions plus intimes apparaissent au fur et à mesure de l’entretien, afin de
maximiser mes chances d’avoir accès aux confessions en progressant sans brusquer. J’ai opté
pour un guide directif car la colocation est un sujet vaste et je désirais orienter la discussion
sur ses aspects en lien avec la problématique de mon travail. La conception du guide en
questions articulées s’est avéré spontané. Avec le recul, je pense qu’une organisation de mon
guide par thèmes et sa gestion sous forme semi-directive aurait laissé plus de liberté à mes
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation -9-
Anastasios Tsingos
interlocuteurs et la matière obtenue aurait été plus riche. Enfin, les aspects de la colocation
retenus pour ce travail portaient aussi bien sur les pratiques que sur les représentations des
individus. C’est pour cette raison que j’ai mobilisé des stratégies d’interventions encourageant
« [...] la production de discours modaux et référentiels » (Blanchet & Gotman, 1992 : 33), en
formulant des questions sous forme d’écho (par exemple « pourquoi c’est toujours toi qui
t’occupes des poubelles ? »5) aussi bien que des interrogations modales (« qu’est-ce que tu
penses de cette façon de se comporter avec toi quand t’écoutes de la musique dans le
salon ? »6).
Comme mentionné auparavant, j’ai récolté les représentations et la description des pratiques
de deux jeunes vivant en colocation, celles de Fiona Jaquet et de Gaël Mermoz. Les entretiens
qualitatifs menés forment avec la littérature sociologique sélectionnée7 le support théorique de
ce travail et j’aurai donc l’occasion d’en mobiliser des extraits afin de soutenir mes
affirmations dans la partie analytique du travail.
5
Extrait de l’interview menée avec Gaël Mermoz le 28 décembre 2009
6
Ibidem
7
La liste exhaustive est donnée dans la bibliographie
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 10 -
Anastasios Tsingos
8
Nom d’emprunt
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 11 -
Anastasios Tsingos
Le rôle de l’espace
La violation de l’espace
Passer un accord tacite implique le risque du malentendu. C’est notamment ce qui est advenu
lorsque Gaël a organisé une fête dans son appartement alors que ses colocataires étaient
absentes et sans les en informer.
« Jeannine9 a remarqué genre deux jours après que des objets avaient bougé pis elle
m’a demandé directement si y avait eu du monde. Je lui ai dit cash que oui j’ai fait une
fête le jour d’avant. Ça l’a vachement refroidie d’apprendre ça après coup, j’ai pas
compris sa réaction, de toute façon ça changeait rien elle était pas là ».
Fiona avait vécu une situation similaire avec son ancienne colocataire qu’elle soupçonnait
d’avoir fait dormir une amie dans son lit sans lui demander sa permission. Dans les deux cas,
les personnes lésées ont le sentiment que leur espace a été profané : « cela signifie que l’on se
sent chez soi quand on peut exercer un minimum de contrôle sur l’espace domestique »
(Emery, 2005 : 38). Fiona avait une relation distante avec son ancienne colocataire tout
comme Gaël actuellement avec ses colocataires et avec Jeannine en particulier. Il est probable
que cette profanation spatiale, vécue comme une forme de trahison par Jeannine, soit une
cause de son maintien d’échanges limités au sein de la colocation.
9
Nom d’emprunt
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 13 -
Anastasios Tsingos
elle fait une fois les courses et une fois moi, sans qu’on compte vraiment parce qu’on sent
que c’est naturellement équitable ».
Objets et pratiques
questionner l’influence des sexes des colocataires. Fiona exprime à ce sujet le peu de gène
corporelle dans sa colocation, lié au fait qu’elle partage le lieu avec un individu du même
sexe :
« Naturellement on va respecter le fait que l’autre est dans la salle de bains, à moins que
ce soit un truc d’urgence, mais les deux on ferme pas la porte à clef, on est des femmes
libérées, si j’ai oublié mon mascara dans la salle de bains pis elle est en train de se
doucher je peux y aller mais sinon on respecte. En fait c’est pas mal un lieu d’échange,
aussi où on a nos grandes discussions avant d’aller se coucher ».
Ainsi, partager sa toilette du soir est une pratique que Gaël ne peut partager avec ses
colocataires, étant d’un sexe différent. De manière analogue, Gaël ne peut échanger de
vêtements avec les femmes de son appartement, pratique au contraire régulière entre Fiona et
Marie.
Le sexe est une variable à ne pas sous-estimer, qui nécessiterait une étude approfondie
déterminant à quel point cette question est appréciable dans l’agencement des sphères. Il
semble évident que des stratégies de distanciation entre personnes de sexe différent et servant
par exemple à prévenir une éventuelle opération de séduction sont tout bonnement
inexistantes entre personnes du même sexe.
Un dévoilement progressif
Les colocataires cherchent constamment à garder leur indépendance et réfrènent certains
agissements qui les amèneraient à trop de promiscuité avec les compagnons d’appartement.
Un contrôle permanent se fait notamment sur la part de vie privée que les individus sont prêts
à partager avec l’autre. A nouveau, les situations sont antagoniques chez Fiona et Gaël :
« Parce qu’avec la colocation je suis en contact de manière plus profonde avec quelqu’un
qu’avec un ami. C’est assez paradoxal ce que je dis mais c’est vrai qu’un ami tu vas le voir
dans certaines circonstances, en général c’est quand les deux ont le temps, c’est dans un
certain contexte, tandis que la colocataire tu la vois tout le temps, quand elle rentre en
pleurant, quand elle claque la porte parce qu’elle est saoulée, tu l’entends s’engueuler
avec sa mère au téléphone et tu sais pourquoi ».
Fiona exprime ci-dessus la fatalité du dévoilement de par le partage du quotidien. Gaël
contredirait ses dires, puisque Jeannine fait un effort pour que leurs discussions restent
platoniques : « De temps en temps j’essaie d’amorcer une petite discussion mais les seules
fois où elle vient me parler c’est plus pour des questions administratives ». Deux hypothèses
surgissent à ce stade. D’une part, Jeannine peut se trouver confrontée à un individu (Gaël) très
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 15 -
Anastasios Tsingos
différent d’elle, apparemment extraverti face à sa propre réserve naturelle. Elle amorcerait ici
un processus de protection identitaire, car « les interactions quotidiennes avec un autre trop
différent risquent de créer un malaise identitaire, une remise en question permanente »
(Emery, 2005 : 22). D’autre part, on peut supposer que le décalage des horaires, amenant les
colocataires à se rencontrer moins régulièrement, ralentit le dévoilement progressif décrit par
Fiona. Elle, justement, étudie dans la même faculté que Marie, tandis que Gaël et ses
colocataires se croisent moins, chacun ayant un emploi du temps différent. Un effort de
coordination des habitudes n’a de plus pas été fait chez ces derniers.
Certains éléments de la théorie goffmanienne (1973) nous aident à interpréter une telle
situation : Jeannine exige que les règles du jeu social soient maintenues au sein de
l’appartement et instaure de ce fait une relation ‘d’acteurs tiers’ où il s’agit d’adapter sans
cesse son rôle. Fiona, au contraire, de part le partage régulier et intense de son intimité avec
Marie, se rapproche de l’appartement-coulisse, où un relâchement du contrôle sur soi est
toléré, entre des individus cultivant une relation de ‘partenaires’.
« Une fois j’ai dit que j’en avais marre de tout le temps porter le chapeau. [...] On
me fait des remarques sur le ménage mais en attendant niveau recyclage c’est moi
qui m’en occupe, je suis le seul qui amène les sacs poubelles. J’aimerais qu’on
reconnaisse ce que je fais quoi, pas seulement ce que je fais pas ou ce que je fais
faux ».
Gaël aimerait que ses colocataires remarquent sa serviabilité et lui renvoient une image
positive de cette qualité. De Singly dit à ce propos que « cette confirmation de soi est un des
processus de la construction identitaire que la vie commune, plus que les autres formes de vie,
rend possible » (de Singly, 2000 : 240). Fiona, pour sa part, n’a pas fait état d’un quelconque
sentiment d’infirmation identitaire.
Ces deux conditions du vivre-ensemble, non remplies dans la colocation de Gaël, jouent très
certainement un rôle protagoniste dans la distanciation entre les colocataires de ce ménage.
Le statut de l’habitant
La socialisation par frottement est un processus continu où chacun s’adapte aux attentes de
l’autre tout en cherchant à rester le plus cohérent avec soi-même. La propension à négliger
l’authenticité identitaire est cependant répartie de manière inégalitaire dans la colocation. En
effet, il existe en général un dominateur : c’est grâce à cet individu que la colocation a pu se
faire, c’est cette même personne qui possède le contrat de bail et c’est dans bien des cas la
colocation de cet individu que le colocataire en position d’infériorité va intégrer, où il devra
se plier à quantité de règles préétablies avec une possibilité de négociation très restreinte.
Stéphanie Emery nuance cependant le propos : « si les désajustements ne sont pas trop
importants, certaines règles peuvent être co-construites afin de rendre le vivre-ensemble plus
harmonieux » (Emery, 2005 : 43).
Dans la colocation de Gaël, cependant, l’amplitude des désajustements l’a apparemment
écœuré de l’intégration dans une colocation préexistante : « La prochaine coloc’, tu fais bien
d’en parler, justement je prévois de déménager bientôt, on a ce projet avec deux potes. Je
veux plus entrer dans une coloc’ qui existe déjà où tu t’incrustes, c’est à toi de te plier et au
début t’es pas chez toi ». Si le dominateur ne porte aucune attention à la cohérence identitaire
de son voisin car trop concentré sur le contrôle des règles qu’il a fixées, alors un malaise
identitaire peut surgir chez l’arrivant et contribuer à diminuer les échanges entre compagnons
d’appartement.
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 17 -
Anastasios Tsingos
Conclusion
Tout au long de ce travail, les délimitations des sphères collectives et individuelles au sein de
colocations présentant des degrés de proximité entre compagnons d’appartement très
différents ont été mises sous la loupe et un constat mitigé en a découlé. En effet, arrivé au
terme de cette recherche, je désire reprendre mon hypothèse initiale.
Contrairement à ma supposition de départ, les colocations ne sont pas des entités hétéroclites.
Chacune dispose de règles d’organisation et de gestion du quotidien ainsi que de négociations
propres des sphères individuelles et collectives, pourtant des principes de fonctionnement
fondamentaux, découverts à travers l’analyse et la confrontation de deux colocations à
première vue antinomiques, doivent être reconnus.
Tout d’abord, les différentes salles de la colocation sont des territoires avec une signification
symbolique. L’interprétation de leurs fonctions semble très consensuelle, mais l’usage qui en
est fait peut varier selon les représentations mentales de chacun. Ainsi, la cuisine est un lieu
d’échange chez Gaël comme chez Fiona, pourtant chez le premier la sphère individuelle
marque le lieu, notamment par la séparation des étages du réfrigérateur. En outre, un contrôle
continu est opéré sur ces lieux partagés au sein de l’appartement et lorsque la violation du
territoire est ressentie, la sphère individuelle risque de prendre plus de place car la confiance
diminue.
Outre la symbolique des lieux, il a été observé que la délimitation des sphères dépend du
libre-cours laissé à certaines pratiques, comme la décoration des salles communes ou le
partage d’objets, par exemple des vêtements ou de la nourriture. C’est alors que la différence
de sexe au sein de la colocation est apparu comme un obstacle à l’épanouissement de la
sphère collective, puisqu’un certain nombre de tabous gène le développement de l’intimité
interindividuelle. La comparaison entre les colocations de Fiona et de Gaël est de ce point de
vue inégalitaire.
Enfin, toute la complexité de l’agencement des deux sphères dépend de la relation entretenue
entre les individus. Le statut des habitants lors de l’emménagement (responsable de bail ou
nouvel arrivant dans une colocation déjà constituée) influence grandement le comportement
des habitants, puisqu’il impose une hiérarchie avant même que les liens ne soient noués. Ici, à
nouveau, comparer les colocations de Fiona et de Gaël est inégal puisque Gaël a dû intégrer
un groupe préexistant, tandis que Fiona est responsable de bail. Cette divergence nous
informe cependant de l’influence potentielle du sacrifice de l’authenticité personnelle sur la
socialisation par frottement.
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 18 -
Anastasios Tsingos
Il a aussi été relevé que le dévoilement progressif devait encourager une certaine suprématie
de la sphère collective. Cependant, il a été vu auprès de Gaël que ce dévoilement peut être
consciemment entravé par l’individu. Il dépeint à ce sujet un portrait de Jeannine décrivant
son besoin de contrôle de soi et des espaces communs de l’appartement : « ce qui compte pour
elle c’est que les objets soient à leur place, que l’appartement soit nickel, que rien ne soit
dérangé, que tout roule ».
Enfin, François de Singly avait souligné l’importance de l’attention portée au respect d’autrui
et à son besoin de reconnaissance. Dans la colocation de Gaël, ces deux paramètres du vivre
ensemble sont négligés, tandis que Fiona ne vit pas ces tensions, convaincue de la réciprocité
des actions chez elle. On en déduit que le délaissement de ces conditions du vivre-ensemble
conduit à un déplacement de l’agencement des sphères en faveur de l’individualisme.
Ces quelques points permettent de mettre en lumière les facteurs influençant la disposition des
sphères individuelles et collectives. En somme, il s’agit de réaliser que cet agencement est
principalement tributaire de l’équilibre entre deux demandes à première vue inconciliables et
antinomiques : « les individus modernes veulent de plus en plus préserver leur identité
personnelle, ils ne veulent pas pour autant renoncer à la compagnie, et si possible à la bonne
compagnie. Ils rêvent donc d’un compromis leur permettant de vivre avec d’autres sans avoir
à trop subir de contraintes relationnelles » (de Singly, 2000 : 235). La conciliation des deux
exigences est donc faisable, d’autant plus que les demandeurs de colocations, futurs voisins
d’appartement, recherchent tout deux cet équilibre. Mais lors de la négociation des deux
univers et malgré quelques principes de base qui semblent régir la plupart des colocations,
c’est aux personnalités habitant l’endroit qu’il faudra se référer pour comprendre les raisons
de la suprématie d’une sphère sur l’autre.
L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation - 19 -
Anastasios Tsingos
Bibliographie
BLANCHET, Alain & GOTMAN, Anne, 1992 : L’enquête et ses méthodes : l’entretien.
Paris, Editions Nathan, 126p.
DE SINGLY, François, 2000 : Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune. Paris,
Editions Nathan, 252p.
GOFFMAN, Erving, 1973 : La mise en scène de la vie quotidienne. 1.La présentation de soi.
Paris, Les Editions de Minuit, 248p.
SUE, Roger, 2000 : Renouer le lien social. Liberté, égalité, association. Paris, Editions Odile
Jacob, 254p.