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Le Chemin de Dieu

Catherine
Delorme
Le Chemin
de Dieu

Albin Michel
<Cl Éditions Albin Michel, 1979
22, rue Huyghens. 75014 Paris

ISBN 2-226-00856-X
«J'ai préparé pour mes serviteurs les Justes ce
que l'œil n'a point vu, ce que l 'oreille n'a pas
entendu, ce qui n'est encore monté au cœur d'au­
cun Homme. »
Coran.
Première partie

ORI GI NES
Grand-p ère

TOUT ce q ue no tre famille a pu connaître de mon gra n d ­


père, d e ses origi nes , d e son p hysique et de son caractère,
de sa vie et de sa mort, nous le devons à ses filles, les sœurs
aînées de m o n père, âgées de seize et d i x - h u i t ans, alors q u ' i l
n 'ava i t q u ' u n an et d e m i l ors d e s événements q u e j e vai s
relater. I l n ' en fut i n formé d ' abord q u e de façon fragmen­
taire, par la rumeur publ ique, tout au l o n g des an nées qu' i l
vécut en S icile.
A force d e patience e t d ' habileté, i l finit ensu i te par obte­
nir p l us de p récisions de la part de ses sœurs.
L 'a ncêtre de n o tre l ignée remo n tera i t , selon mon père, à
un p ri n ce maltais éponyme de notre famille : M a l tese. A la
lettre, gra n d - père fut vra i ment u n personnage extraordinaire .
D a n s s o n pays, à s o n époque, parmi l e s autres h ommes, i l
était comme un astre qui monte d a n s l ' obscuri té de la n u i t .
S a noblesse i nnée e t son courage l 'élevaient jusqu 'aux cimes
auxq uelles seules la fo i , l ' espérance et la charité permettent
d'accéder. M ais tel un torrent furieux q u i , déferlant de la
montagne, efface tout sur son passage, i l était redoutable
dans ses gra ndes colères qui le dressaient, perpétuel révol té,
contre l ' impiété, la mécréance et l ' aveugle égoïsme de ses
contempora i n s . C ' est d ire l 'ampleur de ses quali tés, les som­
mets et les p rofo ndeurs auxquels i l pouva i t parvenir.
Physiquement, i l était u n h o mme d ' u ne tai l le au- dessus

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LE C HEM I N DE D I EU

de la moyenne, puissant et d ' u ne réelle beauté virile. Tous le


savaient aussi rigoureux et in trai table qu'il pouvait être
doux.
Petit entrepreneur in dépendan t , carrier de son état, ca s ­
seur d e pierres, spécial iste de l a dynamite à une époque où
son usage commença i t à pei ne, il gagnait vraiment son pain
à la sueur de son fro n t .
Parmi ses nombreuses quali tés, i l e n était u n e que personne
ne pouvait lui dénier : la généro si té, encore que certa ins
esprits malveillants eussent essayé de la dénaturer en la qua­
l i fiant de prodiga l i t é .
A c e propos, mon père aimait à racon ter q u e s a mère pré­
parai t un repas quotidien pour dix personnes. Car, à part
grand - père et elle, h u i t pauvres se pressaient, chaque j our de
l 'année, autour de la grande table à l ' h eure du déj euner.
Une parei l l e h o s p i ta l i té l ' avai t rendu populaire dans le
pays. Il i nspirait confiance aux pauvres dans le même temps
que les riches le redo u taien t . Aux yeux des prem iers, i l passait
pour un sain t , tan d i s que les seconds voyaient en lui une sorte
de démon .
Ainsi s e consti tua peu à peu sa légen de. D e son vivant
même, les nombreux con teurs qui parcouraient alors les
provi nces sicil ien nes colportaien t sur sa personne des h i stoires
mervei l leuses.
Des quelques réci ts d o n t se souvena i t mon père, j e n'en ai
retenu que tro i s . I l s i l lustren t bien ce person nage, rare
mélange d ' h umour et de charité, de fo i et de courage .

La leçon burles q ue

LA célébrité dont j ouissait grand - père n 'allait pas sans


éveiller l 'attention des au tori tés . Sa réputation auprès
des plus humbles, comme ses toni truantes déclara t i o n s à

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OR I G I N E S

caractère social firent rap i dement de lui la cible revee du


commissaire de pol ice qui, pour les motifs les plus fut i les,
n ' hésitait jamais à le convoquer.
Comme cela devena i t d e p l us en p l us fréquent et lui fa i sa i t
perdre u n temps co nsi dérab le, grand - père , excédé, s e j ura d e
d o nner u n e leçon à c e fo n ctionnaire vét i l leux. U n j our o ù
i l éta i t de nouveau appelé à s e rendre a u comm issariat , i l
réfléch i t a u mode d 'actio n approprié, puis s e m i t à fouiner
dans les reco i ns de sa carrière. Enfin il trouva ce qu ' i l cher­
chait et se ren d i t à la convoca t i o n .
S e l o n s o n habitude, l e commissaire le reçut l 'air benoît
et paternel , u n sourire m i - moqueur m i - condescendan t aux
lèvres . Après l 'avo i r prié d e s 'asseoir, il entama son petit d i s ­
cours sans surprise. Accoutumé à c e rituel, grand- père
l 'écouta i t p a tiemmen t ; tan tôt il h ochait la tête d ' u n air
convai ncu ou contrarié, tant ô t i l l ' i n terrompait sèchement
d ' une répl ique qui n e souffra i t n u l l e repartie. Son sermon
achevé, l ' h om me de l a loi s 'approcha tout patelin de sa vic­
time et, avec une hypocrisie flagrante, se répan d i t en vaines
paroles de regret et d 'excuses. A lors, gra n d - père, qui s'était
levé, ôta sa casquette e t , tout à une fei n te componcti o n , fit
m i ne de le saluer bien bas.
A ce moment u n serpent, une peti te couleuvre vipérine
i noffensive, tomba d e la casquette et, prompte comme
l ' éclair, gl issa sur le gilet d u commissaire. Affol é , terrorisé,
cel ui-ci fit une série d e bonds ridicules, puis, au comb le de
l ' effro i , s ' élança vers l a porte de son bureau en ameutant les
factionnaires par ses cris : « Un serpen t ! U ne vipère ! Un
serpen t ! Une vipère ! »
Lorsque gra n d - père rela ta cette h i s to i re à son épouse et
aux pauvres, ses invités, i l y eut tant d ' exclamations de j o ie,
que la m a i s o n t o u t e n t i ère semb l a é c l a t er d ' u n r i re
immense.

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Le réveillon

n u'ILS fussent riches OU pauvres, en fam i lle, par couples


� ou s o l i taires, tous les Palermitains, abandonnant la tié­
deur et la lumière de leurs foyers, descendaien t dans la rue,
pour affron ter le froi d et l ' obscurité de la n u i t . Les grands
vieil lards étaient assuréme n t les seuls à res ter dans les mai ­
sons, avec les malades et les tout j eu nes enfants.
Cette n u i t n 'était pas comme les autres : o n célébra i t Noël .
Et chacun sait comb ien les Siciliens, gen s de tra d i t i o n , restent
a t tachés à leur religion et à ses o ffices.
Naturel lement , gra n d - père et gra n d - mère se ren dirent à la
cathédrale pour assister à la messe de m i nu i t , qui deva i t y
être célébrée avec toute la magnificence de la pompe romaine.
Au m i l ieu des fl ammes j oyeuses des candélabres, dans la
fumée d es encensoirs, transporté par les chants, le peuple
sicilien communiait dans l 'allégresse e t le recueilleme n t .
Toutefoi s , t e l l e u n e répo n se profane à cette l iesse religieuse,
se dressait, en face d e la cathédrale, le p l us grand et le plus
luxueux restaura n t d e la ville. Cet é tabl issemen t en renom
était seulement access ible aux plus fortunés. En cette nuit de
Noël, toutes ses tables é taient occupées, et un orchestre aj o u ­
tai t encore à l 'ambiance i nsouciante de la fête.
La messe d ite, mes gra n d s - parents s ' en retourn aient chez
eux, quand, passan t d evan t le res taura n t , grand - père j eta un
regard à l ' i n térieur. I l y vi t des tables couvertes de nappes
blanches damassées, ornées de vases fl euris et abondam­
ment pourvues en fines n ourri tures : d i ndes rô ties et parées,
fromages nombreux, pâtisseries, pyrami des de fru i ts , sans
compter de nombreuses boute i l l es des meilleurs vin s .
D e s h ommes e n habit, des femmes e n robe du soir,
éblouissan tes d e b ij oux et de perles, réveillo nnaient j oyeu ­
sement, tout à leur insouciance et aux plaisirs de l ' i nstant.

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OR I G I N E S

A ce spectacle, grand - père se rembru n i t et s ' écarta de la


vitre . Il fixa alors son attention sur la grande rue rendue à
son silence et aperçu t tout à coup , b l ot ties sous les portes
cochères, de sombres e t grelotta n tes s i l houettes . Sans mot
d i re, i l en traîna son épouse vers leur mai so n .
Là, invoqua n t j e n e sais quel prétexte, i l s e changea à la
hâte, revêtit sa tenue de trava i l , se coiffa d ' une casquette,
pri t dans une caisse quelque chose qu'il glissa dans sa poche.
Puis i l s ' en fut d'un pas décidé j usqu'à la p lace de la cathé­
drale. Sans hési ter, il en tra dans le restaurant, se découvrit
et, son humble casquette à la mai n , i l tint u n étrange d i scours
aux dîneurs :
« Vous vous demandez q u i j e suis et ce que je veux ? E h

b i e n , je vais satisfaire votre curiosité. M o n nom e s t M a l tese ;


mon métier, carrier. Je fai s sauter des blocs de pi erre à la
dynam i te. Ce que j e veux ? Que les pauvres aient aussi leur
part de bo nheur en cette bienheureuse nuit de Noël . . . n
Tout en gardant s o n regard fixé sur l ' assista nce , d ' u n do igt
sévère il désigna la porte, puis la rue, puis la nuit, et aj o u ta :
« Dehors, tout près d ' i c i , i l s s o n t une quinzaine, à grelot ter,

le ventre creux. Et vous, vous êtes une soixantaine dans cette


salle bien chaude, rassasiés de nourriture et abreuvés des vins
les plus fins . . . n
A ce moment, sa vo i x se fit p l us forte, toute chargée de sa
conviction : « Et vo i c i , mesdames, messieurs, la raison de ma
présence parmi vou s . Je désire s implement que chacun de
vous donne sa part aux misérables de la rue. Tout seu l , je ne
suis pas en mesure de réa l i ser mon souhait. Aussi je prie
l 'assistance de bien vouloir apporter sa contribution, et j e
souhaite qu'elle sera aussi large dans la chari té chrétienne
qu'elle l ' est dans la satisfact i o n de ses plaisirs. Tel est mon
but, et c'est avec cet espoir que j e vais faire la quête parmi
vous. ))
Lorsque grand- père eut achevé, une violente houle secoua
la salle : les h ommes menaçaient, gesticulaient ; les femmes
poussaient des cris aigus. B ref, tous s'entendant à condamner
l ' i ntrus, ce fut un seul cri : il fal la i t le chasser e t lui donner
une bonne leço n .

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LE CHEMIN D E D I EU

Le patron, qui n ' avai t rien perdu de l 'affaire , chuchota


quelque chose au maître d ' h ô tel , lequel s'empressa de la
répéter aux serveurs . Aussi tôt, ceux- ci s'approchèrent des
tables et murmurèrent aux oreil les des cl ients quelques mots
qui, à l ' évi dence, les déconcertaient. Sans doute leur exp l i ­
quai t - o n la redoutab le réputation de cet orateur impromptu .
En tout cas, les dîneurs semblèrent répondre à une consigne
au moment précis où l ' o rchestre qui s'était arrêté de jouer
reprenait de plus belle.
L ' h omme à la casquette ne parut guère surpris par cette
réaction, et son sourire moqueur semblait même ind iquer
q u ' i l l ' avait prévue. Puis, dans un geste lent et théâtral qui
glaça tout ce beau monde, i l tira de sa poche l ' obj e t emporté
de chez l u i , l ' éleva au-dessus de sa tête et le mon tra en le fa i ­
sant tourner dans sa main :
- Ceci est de la dynami te , cria - t - i l . De la dynam ite, en ten ­
dez-vous !
I l grondai t . Sa voix enflait comme un fleuve en crue. Tou tes
les i nj ustices de ce monde passaient par elle. Il reprit :
- Vous donnerez donc par la force ce que je n ' a i pas pu
obtenir par la douceur. S i n o n , je vous fera i sauter comme
les pierres de ma carrière.
C'est dans un si lence de mort q u ' i l en treprit sa quête, sa
casquette dans la main gauche et le bâton de dynam i te dans la
droite. É videmmen t , chacun y alla de quelq ues pièces ou d'un
billet. Quand tous se furent exécu tés, i l sor t i t tranqu i l l ement
et s ' en fu t répandre sa manne entre les mains des malheureux.

Les noyaux d' olive

C ETévénemen t produisit dans Palerme un véritable sca n ­


d a l e . O n y vit l ' expressi o n d e ces idées anarch i s tes qui
menacent l ' ordre public.
Alarmé par les p l a i n tes q u i affi uaien t de tous cô tés,

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O R I G I N ES

le préfet n ' hési ta plus : i l fal l a i t arrêter l 'au teur de cette pro ­
vocation, coûte que coûte.
Grand- père i gnorai t tout de la menace qui pesa i t sur l u i .
Ce mati n - là , i l s ' était rend u à la carrière, comme à l ' ac­
cou tumée. Le trava i l ne manquait pas. Le soleil était v i f. A
un momen t , s ' étant redressé pour essuyer la sueur de son
fron t , il posa son regard sur le chemi n d ' accès, qui se trouva i t
en contrebas. C e q u ' i l aperçut le fit sursau ter : d e u x gen ­
darmes à cheva l , armés de fus i l s , s 'approchaien t . I l comprit
aussi tôt qu ' i l s venaient l ' arrêter.
En priso n , l u i , Leonardo M a l tese ? Jama i s ! Plutôt la mort !
Le rocher sur lequel i l se tena i t s ' avança i t au- dessus du
vide d ' une hauteur de soi xante mètres enviro n , et s 'étranglait
à son point d ' attache.
Sans perdre un instant, grand - père se lai ssa gl i sser de son
poste d ' observa t i o n , ficha ses bâtons de dynamite à l ' en d roit
le p l us fragi le, y m i t le feu ; puis, remo n tant sur le rocher,
s'y coucha.
Il se pro d u i s i t alors un p hénomène i n exp l i cable : au l i eu
d ' être réd u i t en b o u i l l i e par l ' explosion et l ' effondremen t des
énormes blocs d e pierre, comme il l 'ava i t escompté, il se
retrouva au bas de la carrière, touj ours couché sur le rocher,
i n demne, seulement u n peu étourd i .
Les gendarmes mettaient pied à terre a u moment o ù i l se
releva i t . I l s ' élança dro i t devant l u i . « I l faut l 'arrêter coûte
que coûte », ava i t d i t le préfe t . Obéissant aux con s i gnes,
les pandores firent feu . Tout en co n ti n uant sa course, gra n d ­
père leur criai t :
- S i vous croyez m ' arrêter avec vos noyaux d ' o l ive, vous
vous trompez ! Mais les gendarmes aj ustaien t leur tir. B i entôt,
un « noyau d ' o live », puis deux, puis trois, le traversèrent de
part en part . Il perd a i t son sang, trébuchait sur le chem i n ,
haleta i t ; rien pourtant ne semb lait l ' a rrêter. D a n s cet état,
i l parvint j usqu'à un banc de la petite place proche de sa mai ­
s o n . Auss i tô t , des voisins vi nrent à son secours et le transpor­
tèrent sur son l i t , o ù , ava n t de rendre le dern ier souffi e, il
eut encore un rire moqueur, un spasme de défi : « M ' arrê­
ter avec leurs noyaux d ' ol ive ! »
Vendetta sicilienne

P EU de temps après ces événements mémorables, gra n d ­


mère mourut, laissant à ses grandes fil les le s o i n d 'élever
leur frère, qui d eviend ra i t mon père. Ce qu 'elles firent de
leur m ieux .
Ainsi passèren t de nombreuses a n nées .
Mais l ' obscur souvenir de la mort tragique de gra n d - père
continuait d 'obséder mon fu tur père. Au sortir de l ' adoles­
cence, ne se contentant p l us des chucho tements des vo isins, il
vou l u t en avo ir le cœur net. Ses sœurs avaient touj ours
évi té de lui parler de ce drame, soit en d étournant la conver­
sati o n , soit en opposant des répo nses évas ives. I l s ' obstina
donc dans son enquête, et ce q u ' i l découvr i t l ' éclaira non
seulement sur les causes de cette mort, tel le que je viens de
la décrire, mais aussi sur ses co nséquences, qui ne sont pas
moins extraord i naires, comme on va le voir.
I l faut savoi r que mes deux tan tes avaient résolu de ne
jama i s se marier, malgré leur beauté et en dép i t de nom­
breuses dema ndes avan tageuses . Dès leur maj orité, elles
s 'étaient retirées dans une maison que grand-père avai t
construite à la campagne. Là, elles vécurent des prod u i ts de
leur terre et subvinrent si bien aux frai s d ' éducation de leur
frère q u ' i l put al ler étudier la sculp ture à Rome.
Cette existence paisible, rustique même, cach a i t un secret .
Ces deux femmes ne vivaient q u ' avec une seule i d ée en tête,
qu'elles espéraient bien pouvoir réal i ser un j our. E t ce j our
vint.
C ' était en plein été. La cadette fi n i ssa i t d ' étendre le l i nge de
la lessive , quand elle aperçut au loin deux gendarmes chevau ­
chant . Aussitôt, reco nnaissant les assassins de son père, elle
courut prévenir sa sœur.
Tout é ta i t en p lace. Pendant de longues années d 'attente,

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OR I G I N ES

mes deux tantes avaient eu le loisir d'aiguiser leur désir de


vengeance. O n peut supposer qu'elles avaient envisagé toutes
les circonstances qui pouvaient s'offr ir, étudié tou tes les éven­
tual i tés et analysé tous les s tratagèmes. C'est d i re qu'elles
agi rent vite, et suivant un plan parfai t .
Si parfa i t que mon père, malgré s a persp icacité, ne p u t
jamais étab l i r avec précis i o n c e qu'i l étai t advenu. Tout ce
q u ' i l appri t , c'est que les deux gen darmes, a imablement
invités à se désal térer, en trèrent sans méfiance dans la maison
et n'en sortirent jama i s .
D i sparus sans laisser d e traces, les deux assass i n s d e
gra n d - père ! A la tombée d u jour, l e s deux chevaux étaient
reto urnés à leur écurie . . .

Ma petite enfance

() UANT à mo i , je suis née àPalerme, en 1 9 0 1 . Mon père


� éta i t devenu scu l p teur. Profession d i ffi c i l e d a n s un
pays où les artistes étaient nombreux e t les ressources l i m i tées !
Ma mère, Graciel la Lanza, appartenait à une fam i l l e de la
grande bourgeoisie romai n e ; elle devait à un oncle cardinal
d 'avoir été admise au couvent de la rei ne d ' I ta l ie, où elle
avait reçu une éducation soignée. On peut compren dre que
sa famille eût désapprouvé son mariage avec un artiste sans
fort une.
C'étai t mal connaître mon père. H omme de caractère et
de tempérament, i l ne pouva i t s 'accommoder d ' une vie
méd iocre . Sans compter que sa fam i l l e s'agrandissait : une
fi l le lui éta i t née, qui se prénommait Vit i n a ; une seco nde,
Catherina, mourut en bas âge. Aussi, quand j e vins au
monde, on me donna son prén om, au grand désespoir de
mon père qui souha i ta i t u n garçon !
Comme la vie devenait de plus en plus d i ffi cile, mon

19
LE C HEMIN DE D I EU

père, à l ' exemple de nombreux I ta l iens du Sud, se réso lut


à émigrer en Afrique du Nord , qui é t a i t le pays de l ' aven ture.
Nous al lâmes d o nc à Tun i s , où nous ne devions rester que
deux a n s .
De c e très court séjour, j ' ai seu lement conservé un souve­
nir : cel ui d ' une femme très douce, qui me comblai t de fria n ­
d i ses e t m 'appre n a i t des chansons dans une langue inconnue.
Plus tard , beaucoup plus tard , j e devais appren dre, par ma
mère, que cet te femme était une voisine arabe qui, ayant
perdu son no uveau-né, était devenue ma nourri ce .
Deuxième partie

ALGER
LA CANTERRA

La Canterra

ON appelait de ce nom espagno l , dont j ' ignore encore le


sens auj ourd ' h u i , les bas q uart iers d 'Alger. I l s étaient
principalement peuplés d ' Espagnols et de S i c i l iens.
Ce qu'était ! 'Alger de no tre arrivée, j e peux en j uger par
l ' a tmosp hère qui régnait à la Canterra .
I l se produisit, dans les années 1 9 0 0 , une sorte d ' exode
vers Alger des peuples de race latine. Exilés volon taires, tous
ces êtres étaien t partis vers d 'au tres ciels, en quête d ' u n
aven ir incerta i n . H ardis e t courageux, i l s étaient t o u s bien
décidés à se faire une p lace au solei l , au prix des travaux les
plus durs. Plus leurs forces étaient éprouvées, plus leur
opini âtreté s ' en trouvai t exaltée. Peu à peu ils réal isaient
ainsi leurs ambi t i o n s . Il régnai t ainsi à la Can terra une
ambiance de l iberté et d ' ac tivité j oyeuses q u i ne deva i t pas
être fort éloignée de celle qu'ava i t connu le Far-West au
X I Xe siècle.

Les souvenirs de ma première enfance sont préservés dans


ma mémoire comme des reliques dans un coffret précieux.
Le temps n'a eu sur eux aucune empri se . Les impressions
sonores et visuel les, formes , couleurs, les sen timents de peines
et de plaisirs , l 'amour, la foi , les rêves, les aspirations, tous
ces trésors sont res tés i n tacts au plus profon d de m o i , aussi
vifs et aussi clairs que s ' i l s dataient d ' h ier.
En les écrivant, non co n tente de les revivre, je l eur ai trouvé

23
LE C H EM I N DE D IEU

u n e saveur encore plus forte. Peu t - être ces souven irs , sem ­
blables aux flaco ns de vin vieux, se so n t - i l s ainsi parfa i tem e n t
décan tés . . .

Les melons d ' Espagne

RÈS vite, mon père devai t diriger un grand atel ier où il


T emp loyai t une vi ngtaine d ' ouvriers . La plus grande par­
tie du local étai t réservée au travai l du bois et des meubles de
s tyle ; l ' au tre, aux statues et ornements en marbre.
Le sol de la cave, qui me semblait immense, éta i t recouvert
de sable fin, sur lequel mûrissaient des melons d ' Espagne
jaune citro n . Leur parfum co ntrastait avec l ' odeur désa ­
gréab l e d e s moules de gélatine qui servaient à confect ion ner
des rosaces de plâ tre.
J e me rendais souvent dans cet a tel ier, proche de la « p l a ­
cetta n , petite p lace, où n o u s habitions. I l y fa isait chaud en
hiver et frais en é té. J 'aimais j ouer avec les copeaux de
bois. Je les enroulais autour de ma tête et de mes bras en
boucles dorées et soyeuses, tels des rubans. Mais le pôle d ' a t ­
tracti o n éta i t surtout la cave, quand l e s melons commen ­
çaient à mûrir. Le co ntremaî tre sicilien, un brave homme,
père de fam i l l e , connaissa i t ma préd i l ect ion pour ces fru i t s .
D è s q u ' i l m e voya i t , i l s 'empressait d 'en choisir un, b i en
mûr, le découpa i t et m ' en donnait une grande tranche. Cela
se passa i t à l ' i n su de mon père, et nous rendait com p l i ces,
ce brave contremaître et moi . C ' était en effe t une in frac t i o n ,
car mon père gardait j a l ousement s e s m e l o n s . I l f a l l a i t les
consommer en h iver, d i sai t - i l , et les garder pour les grandes
circons ta nces. Pour ma part, je trouvais q u ' i l s étaient b i en
p l us savoureux en été. I ls désal téraient et rafraîch issaient
délicieusement, lorsq u ' i l faisa i t très chau d . Le con trema î tre
enfreignai t donc la consigne délibérémen t , pour me fa ire
ALGER
p l a i s i r, mais peut- être aussi pour l u i , car i l appréciait égale­
ment beaucoup ces fru i t s . I l n ' était pas dans le caractère de
mon père de comp ter ses melons, aussi ne s ' aperçu t - i l jamais
que leur nombre d i m i n ua i t . H eureusement pour moi !

Bouche d'or

J 'AVAI S qua tre ans lorsque n o tre domestique espagnole


m'att ribua le sobriquet de cc la catora », le perroquet.
Tout ce que j ' en tendais alors , je le répéta i s .
En cela, j e ne d i fférais p o i n t de la p lupart des enfa n ts
expansifs, à la nature riche, et qui éprouvent d ' autant plus
le besoin de parler qu'ils ne renco n t rent pas toujours dans
leur ento urage une gra nde attent i o n .
Toutefo is, j ' aurais fait bat tre d e s mon tagnes. C ' est que,
non contente de tout répéter, j 'avais u n amour pour la véri té
q u e je ne d i ssociai s pas de mon i dée de la j ustice . On peut
imagi ner quelles conséquences imprévisib les mes bavardages
pouvaien t avo ir pour ceux qui m'approchaient .
Pendant un long temps, « la catora » répa ndit la cra i n t e .
P u i s , vers m a h u i tième année, tout changea . J e cessa i
comme par enchan temen t de parler à tort et à travers . En
vérité, devenue plus raisonnable, j ' avais découvert dans le
verbe un moyen d 'expression mervei l leux. D e jour en j o ur,
je m ' i ngén iais à traduire ma pensée avec une préci sion gra n ­
d i ssante. Du coup, j e parvenais à reten ir l 'attention des
grandes perso nn es et à commun iquer avec elles.
E n fi n , l'on m'écoutai t ; enfin, j 'exista i s .
A ce qu'on m'a d i t , m e s propos témoignaient de facul tés
d ' ob servation et de di scern ement qui dépassaient mon âge.
Curi eux, étonnés, in téressés, les adul tes prenaient plaisir à
p rovoq uer mes argumen ts, san s pouvoir touj ours les réfuter.
Ce pouvo ir verbal que je pressen tais encore obscurément,
je n ' en usa is qu'à bon esci ent, à mesure q u ' i l s'affirmait en

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LE C HEM I N DE D IEU

m o i , car i l m ' effrayai t en même temps q u ' i l m ' émerveillait.


Il me fallait l e maîtriser, afin qu'il fû t entièrement au service
de mes pensées et de mes sentiments.
C'est ainsi que j ' exerçais peu à peu une séduction doncj e ne
prenais conscience q u ' après avoi r co n s ta té l ' effet qu'elle p ro ­
duisait sur mes i nterlocuteurs . J e fu s alors élevée d u sobriquet
de « la catora » au surnom h onorifique de « Bouche d'or ».
Mais nous n 'en étions pas encore là. « La catora » ava it
encore de bell es j o urnées deva n t elle.

La funambule

T TN soir de pri n temp s , nos paren ts, superbement hab i l l és,


U nous annoncèrent q u ' i l s al laient au théâ tre . I l s nous
conse i l l èren t de nous coucher sagemen t e t nous d o nnèrent, à
ma sœur Tina et à moi , deux grosses p i èces d 'argent pour
n otre d imanche. Mais à peine ava i e n t - i l s refermé la porte que
nous courions à la fenêtre pour les regarder s'élo igner dans la
rue. Nous étions fières , car i l s étaient très beaux et très élé­
gants.
Quand i l s eurent tourné le coin de la rue, Tina courut dans
leur chambre. J e la suivis i n triguée. J e m ' attendais à quelque
chose d 'extraordinaire, tant j 'é tais habi tuée à ses i nventions
les plus saugrenues . Fantasque, ma sœur éta i t aussi avare de
paro les que j 'éta i s bavarde. E t s i j ' étais en core « la catora »,
j 'avais pris ma revanche en la surnommant « la négresse ».
E n réa l i té, elle avai t seulement le tei n t hâlé, tandis que le
mien était clair.
J e la regardais de p l us en plus i ntriguée : elle ouvrait des
tiroirs, fo u i l l a i t dans l ' armoire de mama n . Enfin, elle s'em­
para de d i fféren tes choses, referma portes et tiroirs, et, tou­
j ours s i lencieuse, retourna dans no tre chambre.
Usant de son au torité - elle ava i t quatre ans de p l us que
moi-, elle me fit déshabi l ler. Alors commença u n long tra-
A L G ER

vai l de travestissemen t destiné à me faire ressemb l er à une


jeune fu nambule q u i ava i t fa i t n o tre admiration l ors d'une
récente soirée au cirque.
Pendant que j'enfilais des bas de coton roses, si l ongs qu'i l s
me montaient j u squ'au ventre, ma sœur p r i t un fou lard d e
soie vert constel lé de roses pei n tes en rouge v i f qu'e l l e drapa
autour de mes cuisses et de mes hanches afin de former une
sorte de cu lotte. Ensui te, elle me noua u n autre foulard
autour de la p o i trine en guise de soutien - gorge . De quel ques
savan t s coups de peigne, elle me coiffa tout en hauteur, et
d'un bout de ruban b lanc me fit u n bandeau qu'elle p iqua
d'une superbe aigrette. E n core i nsatisfaite, elle paracheva
son œuvre par q uelques touches de poudre de riz, de l'incar­
nat o b tenu à l'aide d'un pétale de rose fro t té sur mes j oues et
mes l èvres , et du noir de charbon sur mes sourc i l s .
Ai nsi attifée, e l l e me fit admirer deva n t la glace. I l me
sem b la être l e j ouet d'une opération magique e t féerique.
J e ne me reconnaissais pas, tant l'image que reflétait l a glace
éta i t belle. J e l'adm i rais, extrêmement troublée.
Cependant, Tina ava i t trouvé dans la cuisine u n vieux
manche à balai qu'e l l e me m i t dans l es mains. Devant mon
air étonné, elle se décida enfin à me révél er tout son projet :
cc Vo i là , me d i t - e l l e , tu es une étoile de cirque. Tu es M iss
Katie ! Nous a l l ons descendre dans l a rue et tu y feras un
numéro de danseuse de corde . » . .

Danseuse de corde, funambule dans la rue. Mais dans l a


rue, i l n'y ava i t n i corde n i chapi teau ! Conscien te de ces
obstacles, en apparence i n surmontables, ma sœur réfléchit
un i nstant, puis, comme touchée p ar une inspiration sou­
daine, elle co nclut : c c Tu marcheras simplement sur la bor­
dure du trottoir en simulant la danse sur une corde. Tu
marcheras lentement en mettant un p i ed devan t l'autre tout
en prenan t bien soin de ne pas trébucher. Ce bâton sera ton
balancier, et tu t'en serviras pour ne pas perdre l'éq u i l ibre. »
Assurémen t, la chose était aisée, et tout l'art de cette opéra ­
tion rési dera i t dans mes a t t itudes et la mimique que j'adop­
tera i s . Aussi Tina crut b o n de me d o n ner u n certai n nombre
de consei l s très précis destinés à rendre le spectacle créd ible
LE C HEM I N DE D I EU

et même cap tiva n t . Quand elle en eut term iné de ses recom ­
mandations, elle me prit par la main et ferma la porte de
l 'appartemen t . Nous descendîmes les trois étages en si lence,
et lorsque nous fûmes au rez - d e - chaussée, elle m 'in t i ma de
rester d i ssimulée dans un reco i n j usqu'à ce qu'elle frappe
dans les mains. Là - dessus, elle sortit dans la rue . Il deva i t
être neuf heures et demie enviro n ; par petits groupes des
enfants j ouaient encore çà et là, d 'autres se raco n taient des
h i stoi res. Usa n t d e son autorité habituelle, elle les i nt erpella .
En quel ques instan t s i l s furent tous rassemblés autour d ' elle.
De ma cachette, j ' entendis ce d i scours : « Mes ch ers ami s ,
vous allez assister c e s o i r à un spectacle u n ique, extraord i ­
naire. M iss Katie de Paris, l a célèbre dan seuse d e corde, va
maintenant exécuter devant vous ses plus beaux numéros !
Mais auparavant, j e dois vous avert ir que ch aque spectateur
devra payer sa place par un don à la mesure de ses moyens.
Nous accepterons tout ce que vous pourrez apporter : des
pièces de mon naie, des objets, des rubans, des morceaux de
tissu, des jouets. J e vous lai sse quelq ues in stan ts, le temps
de rentrer chez vous et de rassembler vos dons. Nous com ­
mencerons notre grand spectacle d è s la co llecte terminée.
Pressons ! Pressons ! »
Touj ours dans mon co i n , j ' attendais l ' ordre de ma sœur.
Quelques minutes passèren t encore, puis j 'entendis le
signa l , les coups frappés dans les mains. Je bondis aussi tôt
dans la rue, al tière et gracieuse, mon balancier à la mai n .
J e saluai l ' assistance de quelques gestes d e théâtre que je
voulais inspirés par ceux de la fu nambule du c i rque .
Mes sourires peu t - être, mais surtout mon acco utrement
extravagant, mon vi sage fardé et la superbe ai grette de mes
cheveux, m 'attirèrent l 'admi ration de tous, et la tête me tour­
nait en entendan t les exclamati ons laudatives et les applau­
d i ssement s . Désormais assurée de la sympa thie de mon
public, je commençai mes prouesses, suivant à la lettre les
i n s t ructions de ma sœur. Prouesses qui recueillaient viva t s
e t fé l icitations d ' une assistance médusée par l e s habiles expl i ­
ca t i o n s de Ti na, qui suppléa i t l ' absence d e musique par une
faconde de sal timbanque.
A L GER

Souda i n , ma sœur p oussa un cri et s'élo igna de moi ; elle


venai t d 'apercevoi r tout au bout de la rue nos parents qui
revenaient d u théâtre bien p l us tôt que prévu . U n i ns tant, j e
restai i n terdite, puis j e courus vers la porte. Peine perdue !
Mon père ava i t vu toute la scène et se précip i ta i t déj à à ma
poursuite. Avan t que j e puisse atteindre les escal iers, i l me
rattrapait et m'admini strai t un si magistral coup de pied
q u ' i l m'expédia d ' une trai te sur le premier palier. Sans son­
ger à la douleur, je grimpai les é tages qua tre à quatre, le
cœur battant à se rompre .
Dans l 'appartement, toute fuite devena i t impossible, et
malgré mes cris et mes supp l i cations, mon père hors de lui
m'administra la p l us sévère correction que j e reçus de toute
mon enfance.
M a sœur, naturellement, n'était au couran t de rien . J ' avais
échappé à sa vigilance et mis à exécution u n projet que j ' avais
conçu depu i s l o ngtemps. Elle d ormai t , et l orsqu'elle s 'aper­
çut de mon absence il éta i t trop tard . E l l e déplorai t ma
conduite et son impuissance à m 'arrêter dans mes fo l ies.
Mon père, qui voya i t dans ma sœur une enfant tranquille,
a lors que j e n ' é tais à ses yeux q u ' u ne sorte d e petit démo n , la
compl imenta pour sa sagesse.
C'en éta i t trop ! E n dép i t de ma position de coupable, j ' osai
encore protester. Mais pour toute réponse, je reçus un géné­
reux complément de taloches .
Tel le fu t la tris te fin d ' une soirée qui ava i t si bri l lamment
débuté. Au moins ava i t - el l e donné la mesure de mes talents
et cel le de l a malice d e Tina.

Camina la natte

L ES talents cu l inaires de maman comb laient toute la


fam i l l e . J ' appréciais pour ma part tout particu l i èrement
le rôti cuit à la cocotte accompagné de pommes de terre bien

29
LE C HEM I N DE D I EU

dorées . C'était vraiment délicieux, et ma gourmandise m'en­


traîna i t à de regrettables excès de table. Chaque nuit, j e souf­
frais de pénibles i n di gestio n s ; et mama n , réveillée par mes
gémi ssement s , passait des heures à me soigner. B ientôt excé­
dée par mes débordements et leurs con séquences, elle dut
sévir et me rat i o n na sévèreme n t . Ce q u i m 'affecta beaucoup.
Par i n tu i ti o n plus que par réflexion, j e trouvai finalement
un moyen de reméd ier à ce déplorable état de choses . La
n u i t , quand tout le monde s'était endorm i , je me levais et,
dans l' obscuri té, s ilencieusement, yeux fermés, bras tendus
deva n t moi, j e me frayais un passage au m ilieu de tous les
obstacles de l'appartemen t . M o n seul obj ectif : la salle à
manger ! J ' o uvrai s alors le buffet et achevai s de manger
tranquillement ce d o n t ma mère m ' avait privée. U ne nuit,
après m ' ê tre bien rassasiée des mets les plus d ivers, la soif
me tourmenta plus que de coutume . J e saisis la première
bouteille, la portai à mes lèvres et bus au goulot . C'était du
vin rouge. Pendant les repas, j e n ' en consommais j amais
qu'une i nfime quanti té largement addition née d ' eau . J 'ava­
lai alors en toute liberté, avec un plaisir i n tense, le liquide
qui glougloutait allégrement dans ma gorge.
En reposa n t la bouteille, je dus faire un peu de bru i t .
Maman, q u i ava i t l e sommeil léger, l'ente n d i t . Effrayée,
croyan t qu'un voleur s'était i ntro d u i t dans la maison, elle
éveilla mon père. Tous deux, à pas de loup, lui bra n di ssant
un gourd i n , elle derrière lui , une lampe allumée dans sa
main tremblante, entrèren t dans la salle à manger, s ' atten­
dant au pire . I ls trouvèrent une i nnocente enfa n t de quatre
ans, leur fille, en chemise de n u i t , bras tendus, yeux clos,
qui , parfai temen t rassasiée, qui t ta i t les lieux en passant
deva n t eux comme s ' ils n 'existaient pas . U n instant i n terlo­
q ués par ce spectacle, mes pare n ts demeurère n t immobiles.
M aman s'écria soudain en patois s icilien : , Camina la natte . 1 JJ
«elle marche la n u i t ! n Autrement d i t , somnambule !
Les bohémiens

RADIEUSE écai t cette j ournée de pri n temps ! L 'école et sa


discipl i ne me rebu taient encore p l us q u ' à l 'accoutumée.
J ' aimais tant courir, sau ter, j ouer ! E t la terre d 'Algérie,
recouverte de fleurs sauvages, m ' en ivra i t d ' autant p l us que,
hab i tant en ville, j ' en étais privée.
Aussi, ce jour- là, n ' y tenan t plus, Je déci dai de faire
l ' école buisson nière. Ma destinati on ? Le camp des bohé­
miens !
I l se trouva i t non l o i n de la maison d ' u n e fam i l l e amie. O n
m ' y ava i t co nduite u n e fo i s , et j ' en avais gardé un souvenir o ù
l a fascination de l ' étrange l e disputait à l a curiosité devant
l ' i nco nnu.
Qui donc é taient ces bohémiens ? D 'o ù venaient-ils avec
leurs costumes bariolés, leurs b ij oux étincelants et leurs che­
veux gras ? Autant de questions que j e me posais tout en me
d i ri geant vers leur camp, qui était élo igné de tro i s ou quatre
kilomètres . . . La d i s tance ne me faisait pas peur, aguerrie que
j ' étais par la gym nastique et la d i scipline que m ' imposai t un
père désireux de m 'élever comme u n garçon.
Il deva i t être environ une h eure de l ' après - m i d i . J e mar­
chais allégrement en chantonnant et en cueillant quelques
fleurs au bord du chem i n . Soudai n , j e sen tis le poids de mon
cartable. Il devena i t lourd. Je songeai à m'en débarrasser,
mais cela m 'aurai t coûté trop cher. Enfin, j 'arrivai à destina­
tion. I l m'avait fal lu plus de temps que j e ne l ' avais prévu .
C i nq ou six roulottes formaient un cercle. Quelques
femmes brunes, assez j eunes, les orei l les ornées d ' an neaux,
assi ses sur des coussins, faisaient de la dentelle au fuseau . Un
petit métier posé sur les genoux, elles e ntrecroisaient de leur
doigts habiles des fils i n nombrables selon un ordre dessiné

31
LE C HEM I N DE D I EU

sur des cartons p i qués de nombreuses épingles aux têtes m u l ­


ticolores .
J e restai lo ngtemps, si lencieuse et admirative, à les regarder
travail ler, et l o rsq u ' el les coupaient leur ouvrage terminé,
j e ramassais méticu l eusement les fragments de dentelle qui
tombaient sur le so l . Les hommes vaq uaient à de multip l es
besognes : certa ins tondaient des ch iens, d ' au tres ferraient
des chevaux. J e contemplai longuement ces bohém i en s , sans
me lasser du spectacle.
Le soleil décl inait vers l ' h o rizon, lorsque je pris le chemin
du reto ur. J e marchais de plus en plus vite, le cœur batta n t ,
ango issée à l a cra i n te d 'ê tre surprise p a r l 'o bscurité. J e
coura is presq ue, malgré mon cartable qui se fa i sa i t de p l us
en plus lourd. Quand je parvins enfin à la maison, la n u i t
était tombée.
Le sou lagement de mes parents fut tel, quand ils me vi re n t ,
q u ' i l s s e con tentèrent de m ' i n terroger s u r m o n aventure.
I n utile de d i re que, sur le chem i n d u retour, cédant à ma
pente naturel le, j 'ava is élaboré un chef- d ' œuvre d ' imagi n a ­
tion ! I l m e restai t , ayant repris souffl e, à rehausser m o n h i s ­
toire d ' une él oq uence b i e n sentie e t à l ' enrich i r d e détails
desti nés à la ren d re plus d ramatique encore.
A voix basse, sur un ton de confidence, j e commençai donc
mon récit : « J e me rendais à l ' école, lorsq u ' une bohémienne
me saisit brutalement par le bras et m ' en traîna de force vers
une roulotte qui éta i t arrêtée au co in de la rue. Je m'étais
débattue en vain et avais appelé au secours . . . >>
Mon audace ne connaissa i t p l us de borne. M on père et ma
mère m 'écou taient avec attention . Du moins je pris pour d e
l 'attention c e qui n 'était q u e de la curi osi té : « Mais, d i sais-je
en feignant l ' effro i , i l n'y ava i t personne pour entendre mes
cri s , et j e fus j etée à l ' i n térieur de la roulo tte . . »
.

Et me vo ilà lancée sur des chemins inconnus, entourée de


gens inconnus ! Ma seu le cra i n te dans ces instants décisifs?
Ê tre emportée si loin que je ne pusse p l us revo ir mes chers
parent s . Bref, j e faisais dans le sublime.
Là- dessus , la rou l o tte s 'arrête. J e feins de dorm i r. La
bohémienne, q u i me garde, sort . Coup du destin ? Chance
A L G ER

i n ouïe ? En tout cas, elle oublie de fermer la porte. J e


m 'évade aussitôt e n courant si vite qu'elle ne peut pas me
ra ttraper.
Las ! Quand je fus h ors de danger, j 'étais tout à fai t perdue,
et je d u s marcher lo ngtemps avant de retrouver le chem i n de
la ma i s o n .
Tou tes l e s nuances de la peur, d u pathétique, avai ent orné
mon d i scours . La curi o s i té de mes parents ava i t fait place à
de la commi séra t i o n . Et moi , de concl ure, mains j o i n tes,
museau pointu : « M a i n tenant que j e vous ai retrouvés, j e ne
sens presque plus ma fat igue. » Et j ' aj ou tai : « Mais j ' ai
grand faim ! »
Pen dant un court ins tant, mon père et ma mère se regar­
d èren t . Quelle atti tude a l laien t - i l s adopter ? Puis maman eut
u n petit sourire mal icieux qu'elle accompagna d ' un clin d ' œi l .
M o n père inclina lentement l a tête dans un mouvement d 'ac­
quiescement . Il toussa même un peu, pour se donner une
contenance. B ref, i l s j ouaient le j eu . B ien plai dée, ma cause
était gagnée.
J amais je ne dormis aussi bien que cette n u i t - l à : du haut
de mes quatre ans, j e venais de faire sept kilomètres à pied et,
comme par surcroît, j 'avais i nventé une h i s toire fantastique !

Notre-Dame d 'Afrique

ous les ans, au pri n temps, ava i t l i eu le pèlerinage de


T N o tre - Dame d ' Afri que. Pour les Algérois, c'était u n
j our d e fête.
Ce mat i n - là, maman nous fit l ever tôt. Elle nous habi l la ,
Tina et moi, de vêtements neufs . No tre j o ie s ' en trouva
accrue, et c'est dans une sorte d ' a l l égresse, proche de l ' exa l ­
tation, que j e quittai la maison, admirant p l us q u e tout l 'élé­
gance et la démarche princières de ma mère.

33
LE C HEM I N DE D I EU

La chapelle de Notre - D ame d'Afrique se trouva i t au som ­


met d ' une m o n tagne, d ' o ù la vue s 'éten d a i t sur la ville. Le
chem i n q u i y conduisait était l arge, bordé d ' u n c ô té par le
vide et de l 'autre par des vil las dont j e pouvais apercevoir les
jard i n s fleuris .
D u jasm i n , du l i las, des h é l i o tropes, des roses, m i l le fleurs
croulaient du haut des murs. J 'aimais surtout le jasm i n . J e
préférais s o n parfum à tous les autres, et j ' étais ravie d 'en
rencontrer autant qui fût à portée de ma mai n . Pour m'en
saisir et m'en parer, je courais, je sauta i s . I l me semblait que
j ' ava is des ailes.
Les pèlerins se pressaient en n ombre sur ce chemin ;
d 'autres empru n taien t de petits sen tiers ; d 'au tres encore, plus
agi les, escaladaient d i rectement la montagne. B eaucoup
la gravissaient à genoux, à la suite d ' u n vœu . Ceux - l à
me faisaient p i tié, avec leurs visages tendus par l ' effort.
Quand i l n ' y eut plus de v i l las ni de jasm i n , j e commençai
à ressentir la fatigue. M o n exal tat i o n é ta i t tombée. O n che­
mina encore longtemps. Nous parvînmes à la chapelle sous
un soleil déj à haut. Il deva i t être o nze h eures du matin .
Sur l 'esplanade, i l y ava i t foule : j eu nes fil les j ol iment
vêtues, des rubans noués dans les cheveux ; élégantes à la
dern ière mode, co iffées de grandes capeli nes garn ies de
plumes ou de fleurs ; messieurs enfin, j eunes ou âgés , ent re
lesquels couraient beaucoup d ' en fants.
Tout ce beau monde s'admira i t , se cri tiquai t , tout en
bavardant. Les regards étaient audacieux ou timides, fiers
ou furt i fs, et même provocan ts . Je remarquais tout.
Quelle étrange j ournée ! Nous avio n s fait ce long chemin
pour ven ir prier Notre- Dame d ' A frique, et l 'on cancanail,
et l ' o n se restaura i t , e t l ' o n se faisait m i l l e grâces. Enfin, il
fut l ' h eure d 'entrer dans la chapelle. La cérémonie dura
peu , et la promenade reprit sur l 'esplanade. Je commença is
à m ' e nnuyer, quand un remous se fit dans la fou l e . Que se
passai t - i l ? Tou tes les têtes se tournèrent du même cô té. Il
y eut un grand s i lence. E t pourquo i ?
Une jeune femme s ' avança i t seu l e . Elle n ' était n i belle ni
laide. Elle sera i t passée i naperçue sans sa robe. Cel l e - ci des-

34
A L G ER

cendait j usqu'aux chevil les. Ce qui éta i t à la mode. M a i s ,


à chaque p a s de la j e u n e femme, on pouva i t v o i r q u ' e l l e
portait une j upe-culotte. C e qui éta i t d ' une audace i nouïe,
pour l ' époque et surto u t en cette circonstance.
Les gens s ' ex cl a ma i e n t , s e p o u s s a i e n t du c o u d e , se
moquaient ou s ' i n d ignaien t . I l paraît q u ' o n n 'ava i t jamais
vu pare i l spectacl e . Qua n t à moi , j ' écarquillais les yeux, cher­
chant e n vain à comprendre la cause de tant d 'émoti o n . A
la fi n , j ' y ren onça i . Tous ces pèlerins me d éceva ient. Je les
trouvais stupides. Quo i ! C ' était donc ça, le pèleri nage de
N o tre - D ame d 'Afrique ?

Le chef d 'orchestre

T TN d i manche après - m i d i , maman m i t un soin tout part i ­


U cul ier à ma toilette. Elle peigna so igneusement mes
longs cheveux et me fit revêtir une robe toute neuve en bro­
derie anglaise qu'elle accompagna de chaussures noires ver­
nies et d ' u n petit bonnet agrémenté de pâquerettes blanches.
Quand je fus à son goût, e l le me con d u i s i t devant la psyché
du salon : l ' i mage de la petite fille que me renvoyai t la grande
glace m ' apparut s i mignonne que j e n e pus réprimer un
murmure d ' ad m irat i o n .
J 'avai s de la peine à me recon naître !
Maman me regarda i t avec complai sance, fière de son
œuvre. Puis elle alla s ' h a b i l ler à son tour. Lorsqu'elle revi n t ,
je me sentis subi tement agrandie p a r le sentiment de sa
beau té. J 'avai s la p l us merveilleuse des mères . Nous sor­
tîmes, et, dans la rue seulement, je sus que nous nous ren ­
dions à ) ' O péra.
Les tro i s coups reten tissaient d éjà, lorsque nous prîmes
place. Le si lence se fit, les l u mières s 'éteign i rent et, d ' un
seul mouvemen t , un grand rideau rouge s' ouvrit en son
mil ieu .

35
LE CHEMIN D E DIEU

Dans la pénombre, o n pouva i t d isti nguer comme une


vaste chambre à peine éclairée par u n chandelier. Au cen tre ,
a l l ongée sur un l o ng fauteu i l , se tenai t une femme couverte
d ' u n manteau blanc. Elle semb lait bien lasse, ou malade. Et,
d ' une voix si faible que j e pouvais à peine l 'entendre, elle
commença à chanter. A l ors, de dessous la scène, des musi­
ciens se mirent à j ouer.
La musique lente, très douce, ne ressemblait pas du tout à
celle de la Pro - Pa tria, la société de gymnastique dont je faisais
partie, n i à celle du square, les j ours de fête. A ce momen t - là,
j e découvris u n homme qui se tenait debou t , au m i l ieu de
l ' orchestre. Vêtu d ' u n h ab i t noir, i l tena i t à la main une
baguette avec laquelle i l faisai t toutes sortes de ges tes, que
suivait l ' au tre mai n , tant ô t ouverte, tantôt repl iée. On aurait
dit q u ' i l parlait au moyen de sa baguette, car la musique sem ­
b l a i t l u i répo ndre. En un i n s tant, j e fus cap tivée par le jeu
de cet h omme, e t oubl iai la scène : ce q u i s ' y passa i t n ' avai t
d ' a i l leurs aucun sens pour m o i .
D e retour à la maison, j e cherchai aussitôt une baguette.
Je ne trouvai q u ' une règle d ' éco le.
Pendant deux ou tro is mois, j e m ' exerçai à i m i ter le chef
d ' orchestre. J e d irigeai s des musiciens i maginaires et d ' u ne
voix forte, j e chantais e t criai s , cumulant tou tes les fonctio ns,
généreusement, j usqu'à ce que maman excédée me fît ta ire
d ' une gifle.
E l le regretta i t amèrement de m ' avoir emmenée à ) ' Opéra .

Les fées

R IEN ne me passi o n na i t davantage que la lecture de Fil­


lette, hebdomadaire i l lustré où l ' o n rencontra i t des
fées à chaque page.
A la lettre, j e vivais dans l ' i n ti m i té de ces créatures idéales,
ALGER

et j e gardais en moi le merveilleux espoir de me trouver un


jour en leur présence. J ' al lais j u squ'à imagi ner l ' insta n t béni
de leur appari t i o n , à quoi j e me préparais par des prières et
de d i ffuses i nvocations.
Las ! Nulle fée n ' apparaissa i t , n i de n u i t n i de jour. Vint
le moment où mon imagination se lassa de son atten te. J e
m e j etai d a n s le dess i n , afin de m ieux emprison ner ces fées
rebelles.
Au bout de quelq ues mois partagés en tre la lecture de
Fillette et mes dessins, j e découvris que j e représentais
touj o urs la même fée . C ' était une petite fée gracieuse, cou ­
verte d e longs cheveux, la tête ornée d ' u ne superbe aigrette .
Baguette magique à la main , elle semb lait tourb i l lo nner dans
les airs . Son nom s ' imposa de l ui - même : « M ignonne n .
D ès cet i nstant, elle cessa d e s e résumer à quel ques traits
de crayon . Elle représentai t à mes yeux beaucoup plus qu'un
simple des s i n . « M igno n ne n se metta i t à vivre. Elle occupa i t
m o n espri t et mon cœur. Chaque j our, j e m ' appl iquais à l a
rendre plus bel l e . Pour parfaire son image, j e m e surpassa i s .
En vérité, j e n 'avais p a s perdu t o u t à fa i t l 'espoir d e la voir
échapper au papier e t se matérialiser, là, devan t moi, l u m i ­
neuse et bienveillante.
Elle s' obstina à rester une fée de papier. Pourquoi donc se
refusai t-elle à la vie sensib le ? J 'aurais tant voulu qu'elle se
dressât enfin ! Elle éta i t ma compagne de tous les instants, et
comme j ' aurais désiré pouvoir lui parler vra imen t au lieu
d' être contra i n te d ' improviser d ' étranges monologues, car
j 'avais pris l ' habi tude de s o l i l oquer devan t mes dessins . . .
U n mati n , ma mère en tra dans ma chambre et vit sur ma
table le plus beau dessin de la petite fée . Elle le prit, le
contemp la longuemen t , puis le reposa sans mot di re. Pour­
tan t , une lum ière j oyeuse passa à ce moment dans ses yeux,
et tout alors me dev i n t clair. Combien ava i s -j e été aveugle !
Tout à coup, je comp ris tout : « M i gnonne n é ta i t là, bien
vivante, certes plus grande que dans mon dessin, sans aigrette
ni baguette magique, mais tellement plus belle ! Mais o u i ,
la fée q u e j 'a ttendais en vai n , c ' é t a i t maman .
A la suite d e cette révélation, j e vécus une péri ode agitée.

37
LE C H EM I N DE D I EU

M i l l e questions m ' assai l l irent : et si maman venait à réinté­


grer le papier, à d i sparaître de mon imaginatio n ? Maman
éta i t une fée , et une fée peut s 'effacer à tout momen t . Ter­
rible angoisse. Ma logique enfanti n e se fo urvoyait en
d ' étranges ra isonnements. Si maman é tai t une fée, un être
immatérie l , comment était- i l possible qu'elle fût soumise
à toutes l es contra i n tes du corps, non seulement le manger et
le bo ire , mais aussi d 'au tres obl igati ons naturelles que je
j ugeai s dégradan tes pour une céleste créature ? Dès lors, je
n ' eus plus qu' une seule préoccupation : répondre à ces ques­
tions ; et, pour y arriver, je ne trouvai d ' au tre solution q u ' une
surveil lance a ttentive.
M aman ne tarda guère à découvrir mon manège. Par une
vigila nce de tous les i nstants, elle s ' appl iqua à déj ouer mes
ruses . Mais j e ne désarmai p o i n t . U n mat i n , j e fin i s par la
surprendre, en ouvran t brusquement la porte des toi lettes.
Toute prosaïque, ma fée était là, assise sur la cuvette des
cab i nets. I mmense fut ma déception ! Maman éta i t un être
h umai n , comme moi , comme mon père, ma sœur ou mes
peti tes amies. La fée n ' habitait pas no tre monde ; à jamais
sa demeure éta i t dans le ciel et personne ne la ferai t descendre
sur notre pauvre terre.
Dès lors, mes relations se firent p l us i n t i mes avec ma mère,
plus dési nvo l tes auss i .

Le petit Jésus en sucre

D E toute mon enfance, aucun cadeau ne m ' a autant com b lée


de joie qu'un certain petit J ésus en sucre ro se.
J e le trouva i , que d i s -j e ? j e le découvris avec ravi ssement,
u n matin de Noël, dans mon soul ier, à côté d ' u ne boîte de
chocolats pralinés.
Il était tellement mignon dans son j o l i berceau en paille
ALGER

tressée, que j e ne pouvais pas e n rassasier ma vue. Mon p l a i ­


s i r de posséder un pareil trésor étai t si gran d q u e j e craignais
sans cesse qu'on ne l ' abîmât. I l éta i t si fragi le ! Aucu ne place
ne me paraissait assez sûre. A tout instan t , je courais le
co n templer, dans une sorte d ' extase.
J e dois dire que ma mère ne laissait pas d ' être i n triguée par
mon manège, comme par l 'effet inattendu que produi sai t en
moi ce cadeau de N o ë l . Des j o urs passèrent, qui me virent
toute à mon adoratio n .
U n beau mati n , u ne i dée me traversa l ' esprit : après tout,
ce peti t J ésus n ' étai t q u ' u n obj et ; mai s la matière qui le
composa i t , loin de m ' être i n d i fférente, était de celles qui
satisfai saient et flattaient mes papil les gu statives.
J 'étais pieuse, et mon comportement des dern iers j ours
l ' attestait ; mais j 'étais gourmande, et mes nombreuses i n d i ­
gestions le prouvaien t .
Cruel d i l emme ! Partagée en tre un péché mignon e t u n e
vertu théol ogale, j e passai d e s j ours d i ffi ci les. C e fu t - hélas
pour la paix de mon âme ! - le péché mignon qui l 'emporta .
J e commençai par un des pieds du petit Jésus . J e l ' effi eurai
d ' abord avec componction, consciente de commet tre une
fau te d 'autant plus irrémissible que j e trouvais ce petit p i ed
d ' u ne douceur exquise. Mais chacun de nous, pauvres
pécheurs , sai t comb ien il est d i fficile de s' arrêter sur la pente
d u M al . Auss i , h eure après h eure, j our après j our, chaque
membre fu t léché, l ' u n après l ' au tre, d ' une langue d ' abord
timide, puis qui fi n i t par s ' en h ardi r tout à fait, désormai s
dél ivrée de toute con tra i n te spiri tuel le, j usqu'à s'attaquer
au corps et à la tête.
C ' est ainsi qu 'au bout de tro i s semai nes d ' adoration je
fis d isparaître, en le savourant, le j o l i petit J ésus en sucre
rose.

39
Le chapeau à la pleureuse

L E j our de sa fête, ma mère reçut de mon père un cadeau


qui deva i t lui faire un très grand plaisir.
C ' était un grand chapeau noir en fine pai l l e tressée, aj o uré,
orné d ' une superbe pl ume d ' au truche d ' u n blanc rosé q u ' o n
appela i t alors une pleureuse. Lorsque maman l ' essaya , l e
panache entoura son visage, fo rmant une sorte d ' auréo l e .
L ' effet é t a i t tellement ravissant que mon père, ma sœur e t
m o i , restions muets, saisis d ' admira t i o n .
Maman étai t très b e l l e . J e l ' a i d i t . Elle ava i t la réputation
d 'être alors la plus bel le femme d 'Alger. Grande, éléga n te,
pri ncière même, elle é ta i t no tre fierté. Dans la rue, les gens
se retournaient sur son passage, j ' allais écrire, dans son
s i llage.
Ce j o ur- l à , quand elle coiffa son chapeau , elle é ta i t
rad i euse. I l e s t faci le d e d i re qu'elle souriai t de plaisir. Quel
était donc ce sourire qui la transfigura i t ? E t commen t le
décrire ?
Léo nard de Vinci a dû avo ir une vision de ce fameux sou­
rire dans ses rêves , ava n t de faire l e p ortra i t de sa M ona Lisa.
Qu ' o n m ' en tende bien : ce n ' est p l us l 'enfa n t qui décrit ici
sa mère avec l 'exagérat i o n naturelle de l 'amour, mais l ' ar­
tiste, fille d'un artiste, née dans une des patries de l ' art .
Et si j ' i ns i s te sur cet i nstant parfai t où une femme sourit
de bonheur, c'est que, de ma vie, je n 'ai revu un parei l sou­
nre.
Je voudrais simp lemen t aj outer ceci : ce sourire fil tra i t
entre les lèvres de ma mère comme u n rayon mystérieux . . .
D ' où provenai t - i l , ce rayon de lumière ? D u p l us profo n d de
l 'espri t , sans doute.
BAB - EL - O U ED

Reine de quartier

A cause d u travail d e mon père, une fo is encore nous


dûmes déménager. Nous quittions la Can terra pour
habi ter à Bab - e l - Oued . J e venais d ' avo ir sept ans, et j 'en
paraissais dix. Les usages de ce quartier et de cette rue étaient
particuliers : tout enfant nouvel arrivé, garçon ou fille, deva i t
a u s s i t ô t se mesurer avec cel ui ou cel le q u i détena it le ti tre
h o nori fique de roi ou de rei ne. C ' éta i t une coutume qui ne
pouva i t être enfreinte si l ' on voulait o b tenir le droi t de cité.
Donc le roi - i l s ' appelait Coco - u n garçon de qui nze
ans enviro n , trapu , sympathique, sicilien comme m o i , m 'ar­
rêta dans la rue ce j ou r - l à . Il était entouré de ses m i n i s tres .
I mpressionnée, car i l s avaient l 'air sérieux e t sévères, j e
fus m i se en demeure d 'exécuter sur- le- champ l a cou tume
ances trale : u n combat s i ngul ier. Déj à , entourée de d i g n i ­
tai res de l a cour d e s e n fa n t s de Bab - el - O ued, l a rei ne s ' avan ­
ça i t , orguei l leuse, i mpérieuse, sûre d ' elle. G rande brune
de douze ans envi ro n , elle semblait robuste et bien déterm i ­
née à n e céder son ti tre à quiconque. Elle arrivai t à ma hau­
teur quand, par j e ne sais trop q uelle association d ' i dées,
je remarquai tout à la fois qu'elle portait une bien belle
robe en broderie anglaise blanche, et que le sol, à la suite
de pluies incessan tes, était couvert de boue.
La reine me p rovoqua sans attendre ; selon une coutume
locale, elle déposa u n fétu de paille sur son épaule et me

41
LE C HEMIN DE D IEU

défia de le lui enlever. Elle se campa fermemen t , les poi ngs


sur les hanches, roc apparemmen t i nébranlable. Tous les
enfants de la rue s ' étaien t groupés autour de n ou s ; ils fai ­
saient si lence, les yeux fixés sur moi : i l s allaient voir ce
q u ' i l s al laient vo i r ! Je bondis sur mon adversa ire et lui
enserrai la gorge au creux de mon bra s . Profitant de mon
effet de surprise, j 'accrus ma press ion jusqu'à ce que, d ' u n
v i o l e n t mouvement d ' épaule, j e la renverse e t la fa s s e c h o i r
s u r le sol o ù j e la mai n t i ns un b o n moment, l e s d e u x épaules
dans la boue. Quand enfin je lui permis de se relever, sa
j o l i e robe blanche n ' éta i t p l us q u ' u ne triste n ippe maculée
et ruisselante. P i teuse et détrônée, sans demander son reste,
la rei ne déchue s'en fu t en courant sous les quolibets et les
rires de tous .
Pour moi, le moment éta i t solennel : touj ours entouré de
ses m i n i s tres, Coco s' avança et, après m 'avoir d o n né l ' acco­
lade sous les ovations, i l me sacra aussitôt nouvel le reine
du quartier.

Les poupées vivantes

D EPUIS que nous avions q u i t té la Can terra, tout é ta i t d i f­


férent : le quartier de Bab - el - O ued pour commencer,
ses h a b i tants , ses enfants. Rien ne m ' échappai t ; t o u t me
paraissai t nouveau : les odeurs, les brui ts et je ne sais quelle
mani ère de vivre ; les choses n ' avaient pas la même tonalité .
D e p l us, j e bénéficiais d ' une grande li berté. O u tre que
nous étions en vacances, ma mère et Tina s ' occupaient
à ranger la mai son . Auss i , dès que la chaleur de l 'été cédait
un peu, j e sortais.
Le spectacle de la rue aiguisait d 'autant p l us ma curiosité
que j 'avais remarqué un étrange manège. Trois ou qua tre
femmes, se tenant à d i stance les u nes des autres, déambu-
A L GER

laient de chaque côté d e la rue Bab - Azoun, sous les arcades.


E l l es affectaient d 'être i n d i ffére ntes . O n eût dit qu'el les se pro ­
menaient. M a i s à peine avaien t - elles atteint le fon d d es
arcades q u ' el les revenaient sur leurs pas, avant de s ' en
retourner.
J e les regardais de tous mes yeux. Leur comporteme n t
m ' était i ncompréhensible. Parfo i s , l ' une d ' el les d i spara i s ­
sai t . Que l u i arrivai t - i l ? É tai t - elle fatiguée ? Faisa i t - el l e
une visite ? J e me perdais en conj ecture s . E l l e revenait au
b o u t d ' u n m o ment. D ' u n h ochement de tête, elle semb lait
marquer sa satisfacti o n auprès des autres.
Leur d émarche était la même : un h omme vena i t - i l à
passer, elles ralentissaient le pas, s 'arrangeaient pour le
frô ler, puis elles l u i lançaient une œillade. Parfo i s , cet
h omme s ' a rrêtai t . C 'était a lors une conversation an imée,
p l e i ne d e rires e t de manières .
D rô l es d e femmes, vraimen t ! E t que d ire de leur façon d e
s ' h a b i l l er ? El les portaient des corsages très décol letés, des
j upes s i courtes qu'el les laissaient voir leurs genoux. Agré ­
mentées de volants, de ruban s , ces robes étaient de broderie
o u de dentelle aux tons clairs : bleu ciel, roses ou j aune
p a i l l e . . . Qua n t à leurs cheveux, c'était toute une arch i tec­
ture : bouclés, frisottés, i l s é taient relevés sur le haut de la
tête e t m a i n tenus par d e gran d s peignes brillants. Ce n 'é tai t
pas tout : i l fal l a i t voir comment el les se p ou d raient de blanc
et de rose ! Avec leurs yeux cernés de noir, leurs lèvres pein tes
en rouge , tressautant sur leurs talons hauts, j ouant négli­
gemment avec u n sac à main , elles ressemblaient à des p o u ­
pées - d e gra n des poupées vivantes !
Adossée à un mur, cachée dans une encoignure de porte,
j e ne pouvais m 'empêcher de les regarder. Ces femmes me
fa s c i n a i e n t à p r o p o r t i o n que leur m a nège me res t a i t
i ncompréhensible. A u n e certaine émotion q u i me saisissait
alors , j e devi nais q u ' i l s ' agissait de ch oses i n terd ites.
J e ne d evais pas a ttendre longtemps avant d 'en avo ir
confirma ti o n , sous l 'aspect d ' u n agent d e pol i ce surgi du
bout de la rue . Ce fu t u n cri et une d éban dade. El les s ' e n ­
fu irent de tous côtés. É videmmen t , l ' agent n ' en s a i s i t q u ' une

43
LE CHEMIN DE D I EU

seule, q u i se m i t à ruer, à glap ir, tandis q u ' i l la mai n tenait


fermement et l 'entraînait vers le poste de pol i ce . J 'e n conclus
q u ' i l était i n terd i t à ces femmes de se promener ainsi sur les
tro t toirs. Mais pourquo i ?
Aucun agent de police ne me bondi ssa i t dessus , quand, les
mains dans le dos, je fei gnais d 'ê tre u ne grande person ne et
que je suivais pas à pas la déambulation de ces poupées
vivantes. Alors ? L ' i n terdiction tena i t-elle à leur accoutre­
men t ? A ces h ommes qui s'arrêtaient et avec lesquels el les
parlaient en riant fort ? A ces rires de tête ? Autant de q ues­
t i o ns qui me déconcertère n t . Aucune des répo nses que j ' i ma­
ginai ne me satisfaisa i t . Pour la prem ière fois, mon désir
de savo i r cessai t d ' ê tre une simple curiosité pour devenir un
bes o i n , p l us encore une volonté de connaissance.
M odeste et timide commencement ! D ieu sait ce q u ' i l deva i t
me coû ter en efforts . . . A mesure q u e cette vo l o n té deviendra i t
de plus en p l u s impérieuse, e l l e i n fluencera i t le cours d e mon
exi s tence, j usqu'à fin i r par dominer tou tes l es autres ten ­
dances de mon être.

Guerre de q uartier

D E P U IS quelque temps i l régn a i t dans no tre quartier une


agitation a normal e . Cela se sen tait à de petits riens.
Par exemple, les garçons se groupaient tout à cou p , comme
s ' i ls répondaient à un ordre i n co n n u . I l s avaient des airs de
consp irateurs. H ochant gravement la tête, i l s chuchotaie n t ,
puis se séparaient, avan t de se réunir plus l o i n . J 'avais beau
essayer de découvrir leur secret, je n ' y parvenais pas . Coco
l u i - même refusait de me mettre dans la con fidence, sous pré­
texte que j ' étais trop petite. Tout cela m ' exci tait beaucou p .
E t voi l à q u ' u n s o i r l e s choses s e précipitère n t . E n reve­
nant d ' une course pour ma mère, j 'aperçus , à l ' en trée
de no tre rue, un grand rassemb lement s i lencieux. I l y ava i t là

44
ALGER
une centaine de garçons âgés de quinze à d i x - h u i t a n s . Quelle
ne fut pas ma s tupéfacti o n de découvrir ma sœur Tina parmi
quelques fi l les ! Tout comme les autres, elle é ta i t armée, elle
aussi, d ' u n bâton.
Un bâto n ! Comment Tina, qui ne sorta i t presque jamais,
avait-elle adh éré à ce mouvement ? P i s même : comment
ava i t - elle seulement appris ce qui se tramai t , alors qu'elle
n ' en tretenait aucune relation avec les enfants du quartier ?
Je restais tremblante au bord du tro t toir.
Il s'agissait - je l 'appris peu après - d ' une guerre de quar­
tier. Partagée en tre mon désir d e suivre de près les opérations
et mon souci d ' obéir à ma mère , j e résolus de courir j usqu'à
la maison avec l ' espoir que ma mère accep terai t de me voir
ressortir.
Il n'en fu t rien . Quand ma sœur rentra, deux heures plus
tar d , les cheveux en désordre, une égrat ignure sur le nez, la
robe déchirée, j e lus dans ses yeux u n regard de triomp h e .
No tre bande en avai t rencontré u n e au tre sur l e s hauteurs
de Bab - e l - Oued, et l 'affrontement s'était déroulé à coups de
bâton. Quelle étrange lumière rayonnait autour du vi sage
de Tina ! Quel air de victoire ! Quelle excitation ! Quelle
métamorp hose !
A la lettre, je ne reco n naissais pas ma sœur. En elle, j e
découvrais u n e autre personne dont j e n ' avais j amais soup­
çonné l ' existe nce. J ' avoue que j 'eus d u mal à comprendre
une dual i té aussi troublante . Quoi ? deux na tures aussi
opposées pouvaient coexister dans u n seul et même être ?
Beau sujet de réflexi o n . . .

Les fils d e notables musulmans

C HAQUE fois q u e n o u s e n avions la poss i b i l i té, n o u s ne


manquions pas, mes petits camarades et moi, d ' assister
a la sortie du lycée des j eu nes fi l s de n o tables musu lmans.

45
LE C HEM I N DE D IEU

N o u s nous donnions beaucoup de m a l pour ne pas rater


ce spectacle, au risque de nous a ttarder trop et d 'arriver en
retard à la maison.
Cela se passai t entre onze h eures et demie et m i d i . Le soleil
flamboyait, nous écrasant de lumière. Tout à coup , des cris
se faisaient entendre dans le lycée . Les portes s' ouvraient,
et c'était un éblouissement de beauté. I noubliable ! Agés
de seize à vingt ans, le teint clair, les yeux vifs, les fi l s de
no tab les musulmans passaient deva n t nous. I ls étaient vêtus
de costumes tai llés sur le même modèle : un saroual, pan ­
talon plissé retombant à m i - mo l let, un gilet fermé sur le
deva n t par de petits boutons, une veste courte aux manches
l ongues , fendues du poignet jusqu'au coude et boutonnées .
I ls é taient coiffés du même fez rouge dont l ' épais gland de
soie noire retombait sur l ' épaul e .
I noubliable spectacle, oui ! Chaque costume de drap fi n
é t a i t d ' u ne teinte différente : rose, j aune, ivoire, doré, bleu
céleste, rose jauni, vert amande, gris perle, jaune rosé. Toute
la gamme des pastels . Mais la véritable splen deur résidait
dans les broderies . E lles donnaient vie aux costumes, aux
cou leurs ; e l l es s ' e n r o u l a i e n t a u t o u r des e n c o l ures, se
déployaient sur le devant des vestes, suivaient la fen te des
poches des sarouals, ornaient les manches et le tour des
petites poches des vestes . Faites de fi l s d 'or et d ' argent, el les
reflétaient le soleil et éblouissaient nos yeux d 'enfants émer­
vei l lés.
Cet i nstant de beau té nous faisait perdre la notion du
temps.

Tina et moi

A N C IENélève des Beaux-Arts d e Rome, m o n père a ffirmait,


du haut de sa science académique, que ma sœur é tait
belle d ' une beauté qui répondai t au canon classique. J e ne
A L G ER

partageais pas du tout son opm10n . La conception tou te


personnelle que j e me formai s de la beauté me faisai t trouver
ma sœur franchement laide. Autant que celui de mon père,
m o n jugement était péremp toire.
En vérité, Tina éta i t aussi grande, sve l te et noiraude, que
j ' étais petite, bien en chair e t de teint clair. Tou tefoi s , parmi
les avantages naturels q u ' o ri se plaisait à lui reconnaître, il
e n était u n que j e ne pouvais pas l u i dén ier : sa d i s t i nction,
fai te d'un charme altier auprès d uquel j 'étais bien rustique
et qui transformait facilement ma simplicité en vulgari té.
Sans comp ter que Tina, j e l ' a i d i t , était une personne énig­
matique, aux silences d ' au ta n t plus imposants q u ' i l s con tras­
taient avec ma vol u b i l i té . B ref, elle l ' emportai t sur moi en
d e nombreux points, e t e l le en pro fi ta i t .
Ses goûts, en effet, la p ortaient t o u t naturel lement vers le
p l us sombre, vo ire le macabre. Qua n t à sa propens ion au
mensonge, elle s' exerçai t régul ièrement à mes dépen s . No tre
d i fférence d 'âge faisait de moi sa victime désignée, parfois
consentante, souvent fascinée, toujours impui ssante. Qu 'on
en j uge !
Parce qu'elle ava i t vu une fi l l e blonde, Tina voul u t déco­
lorer ses cheveux . Rien que de très naturel ! Toutefois, avant
d e se lancer elle-même dans une pareille ave nture, elle réso­
l u t , au terme d ' une réflexion prudente , de faire u n essai sur
moi . Et me vo ilà assise sur une chaise, u ne serviette autour
d u cou ! Et voici ma sœur qui s'affaire, déversant sur ma tête
d e l ' eau oxygénée à dose massive. H eureuse, flat tée du soin
qu'elle prenait de m o i , j e m 'abandonnais à ses mains
expertes .
<< Comme je va is être belle ! » , me répétai s -j e durant l ' opé­

rat i o n .
Là- dessus, m a sœur se recule u n peu , i n c l i ne la tête, m e
con temple avec une m o u e d u b i tative. Avant q u e j 'aie le temps
de me redresser, elle décide de parfaire son œuvre en me
coupant les cheveux. E t coupe que j e te coupe ! M a p l us belle
parure, l ' unique obj e t de la fierté de mes parents, mes longs
cheveux châtains e t o nd ulés sont mai n tenant à terre.
Est-ce u n désastre ? Une métamorph ose ? Face au m i roir,

47
LE C H EM I N DE D IEU

devan t lequel j e peux e n fi n me regarder, j 'écarq u i l l e les


yeux : je m'a ttendais à me voir blonde, et j ' étais rousse ;
je m'imagi nais encore toute bouclée, et je ressemblais à u n
mouton fraîchement tondu. Pour t o u t d ire , j e m e trouvais
u n drôle de peti t air équivoque ; et, parce qu'elle me chan­
gea i t , ma transformation m'amusai t .
Survient l'heure d u déj eu ner. M o n père arrive . M o i , tra n ­
q u i l l e , h eureuse, j e me t i e n s devant la fenêtre ouverte. Le
soleil frappe mes cheveux ou ce qui en reste, auréole m o n
visage de reflets flamboyants. L' espace d'un i nsta n t , m o n
père, i n terd i t , s e fige . Sur mon visage i l doit l ire u n grand air
de satisfacti o n . M ais il blêmit . Ses lèvres se p incent, ses j oues
se creusent . Le jeu s'effo ndre dans la tragédie.
J e me mis à courir autour de la table, afin d 'échapper à
l a formi dable colère de mon père. Mes cris surpassaient les
siens. Je suppliais, j e p leurais, j e suffoquais : rien n ' y faisai t .
M o n père gagna i t du terrai n à chaque t o u r de tab l e et me
terrorisait par les i nj ures les plus h orribles de son réperto ire
sicilien. Enfin, i l m ' empoigna, et ma mère d u t i ntervenir
pour m'arracher à ses coups .
Quel affreux momen t ! J e restai de l o ngs i n s tants immo­
b i l e , h ébétée, pendant que ma mère me changea i t . I n capable
de réagir, j e me laissais déshabil ler. J 'étais trempée de sueur,
tant avai t été grande ma frayeur.
Qua n t à Tina, elle n'ava i t pas eu l e m o i ndre geste . Elle se
tena i t dans la pièce, s ilencieuse et comme i n d i fférente. En quoi
les sottises de sa petite sœur pouvaien t - el les la concerner ?

Ma patrie est dans le ciel

,
J
contempler le ciel, la n u i t , envahie par la cert itude
A I M AIS

que mon pays d'origine se trouva i t l à - haut, parmi les


étoiles. E t j 'éprouvais alors une vague de nostalgie, u n désir
ALGER
profond de retourner dans ma vér i table patrie. J 'avais la cer ­
ti tude q u ' i l existait un chemin q u i me ramènerai t vers elle,
mais comment le découvrir ? C'était encore pour moi un
mystère .
Je me sentais exi lée sur la terre, é trangère à ce monde et
aux ê tres qui m 'entouraient. Leur comportement était rare­
ment conforme à leurs d is-:our s . Leurs mobi les m ' apparai s ­
saient trompeurs d ' une manière flagrante : c'étaie n t l ' égoïsme
et l ' hypocrisie. Il n ' y ava i t pas d ' amour pour Dieu, ni pour
ses créatures, ou s i peu que, lorsque j ' en apercevais la clarté,
elle semblait un mirage d u désert à mon cœur a l téré .

Le grain de sénevé

L ' É DUCATION chrétienne dans laquel le je fus élevée révéla


dès mon jeune âge ma vocation spiri tuel l e . Je m ' app l i ­
quais à suivre les préceptes de la religion accessibles à ma
compréhension.
L'amour de Dieu et de mon prochain déborda i t de mon
cœur ; ma fo i était celle d o n t la Sainte É criture a d i t : « S i
vous aviez la foi , gros comme u n gra i n de sénevé, vous soulè­
veriez des montagnes . »
M o n imagi nati o n , i nsp i rée par ces sentiments, créa un
monde idéal, une sorte de paradis dans l e quel trônait D i eu,
et peuplé d ' êtres merveilleux provenant des sources les plus
d iverses : des saintes perso n nes des Évangiles, des h éros . des
légendes et des fées des contes . Cette imagination, au service
de l ' amour et de la fo i , agi ssait comme un rayon magique
qu'elle projetait sur les êtres e t les choses, transforman t et
embel l i ssant tout ce qu' i l recouvrai t .
J e ressentais l a présence divine en m o i e t autour de moi .
Elle remplissait ma vie et m ' était aussi nécessaire que l 'air

49
LE C H EM IN DE DIEU

que j e respi ra i s . Comblée par sa présence, éblouie par sa


lumière, je désirais le connaître, mais il restai t caché dans son
mystère, malgré sa proximité.

Où commence et où finit le ciel

U N matin de pri n temps, assise, s o l i ta ire, j e con templais


le ciel lorsq u ' une ques t i o n s ' imposa soudain à ma pen­
sée : où commence e t où finit le ciel ? U n vert ige s' empara
aus s i t ô t de ma raiso n , la précip i tant dans un vide effroyable.
Consciente de courir u n danger, je parvins à me ressa isir
et à détourner ma pensée en l ' occupan t à des suj e ts p l u s
concrets. J e n 'avai s q u e h u i t ans. La prudence et la sagesse,
i n d i spensable à la quête de la co nnaissance, venait de m ' ins­
pirer pour la première fois en me pro tégea n t .

Premiers déchirements

lE n ' avai s que d i x ans à peine quand j e co nnus le déch ire ­


ment d ' une séparation doublemen t cruelle. Appelé par
n travai l à Oran, mon père décida que nous quitterions
Alger.
Je q u i t tais Alger, une ville dont j e n ' ignorais aucune des
beautés secrètes, tan t je l 'avais parcourue en tous sen s , une
ville q u i ava i t été pour moi u n parad i s terrestre. J e d i sais
adieu aux an nées les p l us h eureuses de mon enfance. Je savais
que jamais je ne con naîtrais une telle douceur de vivre et ne
reverrai s cette ville que j ' aimais tant aussi fleurie et souriante.

50
ALGER

j usqu'à ce moment j 'avais i gnoré que l'on puisse éprouver


une douleur aussi profonde. Le chagri n et les regrets étrei ­
gnaient mon cœur, les sanglots étouffés contractai ent ma
gorge. Je gardais les paupières fermées, serrées, pour conte­
nir les larmes qui voulaient s'en échapper.
Le trajet était long, pénible, mais je souhai tais qu'il dure
encore, le p l us longtemps possible, pour que le l ien avec un
passé de bonheur ne soit fi nalemen t romp u , au terme du
voyage.
Je sentais se rapprocher de moi un avenir menaçant comme
le sombre nuage précurseur d'une tempête.
Troisième partie

O RAN
L ' arrivée à Oran

ous avions qui tté Alger, maman, ma sœur et moi , pour


N rej o i n dre mon père à O ra n .
L e train en tra e n gare à h u i t h eures du soir. A peine avions­
nous fa i t quelques pas au-dehors, qu'une p l u i e fine et serrée
se m i t à tomber, recouvra n t la ville d ' un voile de tristesse.
L'a tmosp hère était glacée, l ' o b scurité me sem b l a i t chargée
de menaces, d ' hosti l i té, de mauvais présages . Saisie d ' une
sorte d e prém o ni t ion , j e me sentais vul nérable et sans défense.
Des larmes brou i l la i e n t m a vue. J e sentais que j e ne retrouve­
ra i s plus le bon heur que j 'avais co nnu à Alger. Je deva i s en
effe t apprendre bien des a n nées plus tard , q u ' i l y a une qua ­
l i té de vie dont on ne peut j ouir pleinemen t que dans la
pureté et l ' i nnocence de l 'enfance.

55
Le tremblement de terre

T TN soir, après le dîner, le sol fu t secoué par un trem b l e ­


U ment si léger que n i ma sœur n i moi n ' y fimes atten tion .
E n revanche, ma mère, q u i se trouva i t auprès de mon père
q u ' un lumbago tena i t a l i t é depuis un mois, fit i rrup tion dans
n otre chambre .
- U n tremb lement de terre ! U n tremb lement de terre !
h urlait-elle.
Je ne l ' avais jamais vue dans cet état. D ' une voix aiguë,
elle aj o u ta i t :
- Levez-vous ! A genoux, vous deux, et priez D ieu q u ' i l
n o u s protège !
Ces comman dements, elle les proférai t en patois sici l ien ,
les yeux agrandis par l a peur, noyés de larmes. E l l e nouait
ses mains, les tordait, les agi tai t ; bref, sa panique me parai s ­
s a i t si ridicule q \l e j 'avais du m a l à garder m o n sérieu x .
Toutefois, gu i dées p a r la cra i n te p l u s q u e p a r l a ferveur,
nous tombâmes à genoux. De nos lèvres glissaient quel ques
prières mach i nales, tandis que j ' échangeais avec Tina des
regards dub i tatifs .
N o tre mère n e cessa i t d 'a ller et ven i r e n gém issant. E l l e
i m p lora i t t o u s l e s sai n ts du Parad is et n o u s assourd issait de
m i l l e recommandatio n s . C 'est que, selon elle, le moment
cen tral du tremblemen t de terre n 'allait pas tarder à surve ­
n i r . Quant à nous, nuque p loyée, rire étouffé , nous faisions
semblant de prier.
Cette scène ne nous effrayai t pas, en dépit de son ou trance.
L a raison en était simple : une fois par j our au moins, nous
mettions no tre mère en colère ; aussitôt, elle priait D i eu de
nous envoyer u n tremblemen t de terre. Man ière de parler !
C 'était là une de ces nombreuses malédictions sicil iennes
ORA N

q u i , venues d u vieux fo n d s supers tit ieux de n otre race, ava i e n t


perdu à l ' usage leur caractère comminatoire .
Aussi , T i n a et m o i , habi tuées q u e n o u s étions à en ten dre
ces menaces, n ' accord i o n s - nous, ce s o i r - l à , aucune atten t i o n
particul ière à la frayeur de notre mère. Tout au p l u s , n o u s
j u g i o n s q u ' e l l e en faisait trop , comme o n le d i t d ' u n mauvais
acteur ; et surto u t , nous ne comprenions pas où elle v o u l a i t
en ven ir. Notre age n o u i l lement commença i t à nous semb ler
l o n g, e t b i en enn uyeuses les prières auxquel les nous é t i o n s
contra i n tes.
En véri té, je n ' avais jamais assisté à un tremblement d e
terre e t j ' en ignora i s l e s terrib les effets. A ma mère , n ée e n
Sicile, et q u i y ava i t vécu j usqu 'après notre nai ssance, volcans
en éruption et tremb lements de terre commun i q uaient une
terreu r panique. C ' est pourquoi cette i n fime secousse, i ns i ­
g n i fia n te pour ma sœur et pour moi , ava i t prod u i t sur elle
une telle im press i o n .
Son é m o t i o n semblait être à s o n comble, l orsqu ' un e n o u ­
vel l e secousse, p l u s forte q u e la première, s e pro d u i s i t . Cette
fo i s , un verre se brisa dans la cuisine. M aman parut perdre
l ' espri t . E l l e courut à m o n père, le supp l ia de se lever ; elle
rev i n t vers nous et nous pressa de descendre dans la rue. La
maison retentissait de ses cris . Elle allait d ' une pièce à l ' a u tre,
sa n s ra iso n ; elle se m u l t i p l i a i t , à la poursuite de ses propres
cn s .
Tortu ré par s o n l umbago, m o n père ne pouva i t pas même
se soulever. Nous l 'en ten dîmes demand er à ma mère d e ne
p l u s se soucier de l u i et de so nger seulement à sa sauvegarde
et à la nô tre . A quoi maman , domptant sa peur, rép o n d i t
d ' u ne vo ix de tragédienne q u ' i l n 'éta i t pas quest i o n d e
l ' aban d o nn er d a n s u n momen t pare i l . J e l ' entends encore
s 'écrier : « Si la mort d o i t ven ir, elle nous prendra tous
ensemble ! »
Devan t cet te co nclusion d igne du p ire mélod rame, le r i re ,
que j 'ava i s maîtrisé j u sque- là, éclata enfi n , i n tempes t i f, aussi
nerveu x q u ' irrépressible. Par chance , mama n , totaleme n t
envoûtée, n e l ' enten d i t p a s . J 'échappais a i n s i à une bel le cor­
rect i o n .

57
LE C H EM I N DE D IEU

Là-dessus, d u temps s ' écou l a . Dans le si lence. Peu t - être


u ne dem i - h eure. Aucune au tre secousse ne se produisant, le
calme revi n t à la maison . Je veux d i re q u ' i l revi n t surtout
dans l ' espri t de maman , laquelle ne manqua pas de remer­
cier D ieu de nous avo ir épargnés. Car, du côté de papa, le
calme fut long à se faire : pendant une partie de la n u i t , il
ne put s' empêcher d e se plain dre, le pauvre, de vio len tes
dou leurs d orsales, tou tes consécutives, à l ' en cro i re, aux
efforts q u ' i l ava i t fa i t s pour se lever au plus fort de la panique.

La guérison

LE plus souve n t i nsouciante e t j oyeuse, j 'ava i s l ' habitude


de descendre l ' escalier en chantan t . O r , ce ma t i n - là , je
fus arrêtée dans mon élan par le coi ffe ur, un Espagn o l , qui
ava i t son salon de coiffure et son logement au rez - d e - chaussée
de notre immeuble. I l me pria h umblement de ne pas f a i re
de bru i t .
- M o n fils et ma fille sont très malades, me d i t - i l , hâve
de fat i gue et d 'angoisse.
J e connaissais ses enfa n ts : le fils, un jeune homme de
q u i nze ans q u i apprenait le métier d e son père ; la fi ll e, d ' u n
an s a cadette, seco ndait la mère dans l e s tâches d omest iques.
La peine d u pauvre h omme m ' ava i t touch ée , je voulais
fa ire quelque chose pour lui, dans la mesure de mes poss i ­
b i l i té s . J e l u i d i s m o n désir d e voi r l e s malades. I l s ' empressa
de m ' ouvrir la porte, et me précéda dans une cham bre où
ceux-ci étaient couchés dans des l i t s contigus. Je me d i rigeai
vers le fi l s . Il était rouge, ru i ssel ant de sueur. J e posai la
main sur son fron t brû lant de fièvre. « Il y a tro i s j ours q u ' i l
e s t d a n s cet éta t , d i t le père. L e docteur assure q u ' i l s'agit
d ' u n e angine et d ' u n déb u t d e bronch i te. J ' ai ach eté tous les
méd icaments prescri ts, mais i l est impossible de les l u i fa ire
ava ler, tan t ses mâc h o i res sont serrées. »
ORAN
J e posai les mains à p l usieurs reprises sur la tête du garçon
en i nvoquant la miséricorde divine, a nimée par l ' impérieux
désir d e guérir le malade. Je fis pare i l lement à sa sœur. Elle
souffrai t de douleurs dans le ventre, en proie à une h émorra­
gie qui semblait ne pouvoir être enrayée .
J 'agissais spo n ta némen t , mue par la certitude absolue de
l ' e fficacité de mes prières. J ' avais eu l 'occas i o n d ' o pérer
de la sorte dans d ' au tres occas ions, un mois auparavant, et
le résul ta t ava it été proban t . J ' avai s le don de guérir les
malades, cela ne faisait aucun doute . Aussi j e ne fus pas sur­
prise lorsque j e reto urnai chez moi , deux h eures plus tard ,
de voir venir à ma rencontre le coiffeur, qui me guettait et
q u i , rayo nnant, agi té, s'écria i t : « D ieu soit loué, il a
exaucé tes prières, mes enfants sont guéris. M o n fils est au
salon de co i ffure et ma fille aide sa mère à préparer le déj e u ­
n e r . L e docteur m 'ava i t d i t q u ' i l s ne pourraient s e l ever avant
une semaine, et toi tu les as guéris en une h eure ! Que D i eu te
bénisse. C ' est un m iracle ! »
Ainsi s' exclama i t le brave homme avec une véh émence
po nctuée de gestes éloquents d 'exclamat i o n s . Dans la semaine
q u i suivi t , tous les habi tants du plateau Sa i n t - M ichel furent
i n s truits de ce pro d i ge .

Le paradis et l ' enfer

'ÉTAIS seule à la maison ce samed i après - m i d i , lorsque

J j 'entendis frapper à la porte. J ' allai ouvri r.


U n personnage vêtu de noir, le vi sage sérieux, deman d a à
vo i r M . Mal tese. J e le fis entrer et le priai de s ' asseo i r en
attendant le retour de mon père, qui ne d eva i t certai ne ­
ment p l u s tarder. J e n 'étais guère étonnée, car papa m ' avait
averti de la venue d ' u ne perso nne que j e devrais reten i r
j usqu'à s o n reto ur. L ' homme, qui gardait le si lence, m e
regardait atten tivemen t . J e me sentis p e u à p e u noyée dans

59
LE CHEMIN DE DIEU
u n bro u i ll ard , ma tête devenait de plus en plus l o urde, au
point que j e dus la soutenir de mes bras cro isés, sur le dossier
de la chaise. Les paupières closes, j e me senta i s envahie par
une somnolence c o ntre laquelle j e ne pouvais réagir.
Alors, je me trouvai souda i n transportée dans la splendeur
d'un monde céleste.
Une processi o n d ' ê tres paradi s iaques gravi tait au sommet
d ' u n arc - e n - ci e l , dont les couleu rs admirables étaient aussi
brillan tes que celles qui les habillaien t . I ls tenaien t des i n s ­
truments de musique, lyres e t ci thares d ' or, dont i l s j ouaien t ,
et chantaient d e s louanges au Seigneur de tous les mondes.
I ls sembl a i e n t appartenir à l ' espace, éthérés et si légers que
des ailes les auraient alourd i s . Mon esprit me révélait que
cette vision merveilleu se était celle d'un ciel s i tué sept étages
au - dessus de la terre. Puis, tout à coup, je me sent i s tomber
lourdemen t et aussi vite q u ' une p ierre dans la profondeur
ténébreuse d ' u n puits. J 'appris alors que j e me trouva i s au
sep tième é tage sous la terre, en enfer.
Une mare de boue aussi noire que de l ' encre épaisse éta i t
au f o n d d e c e p u i ts et, tout a u tour, d e s êtres semblables à
des plantes de bourb ier s 'agi taient , muets, aveugles, tentant
e n vai n de se détacher de cette matière pétrie de blas­
phèmes e t de malédictions. Cette vision m ' i nsp ira une telle
h orreur que, ne pouvant la supporter, j e revins à m o i aussitôt
e t rouvris les yeux.
Le regard i nterrogateur d u personnage m ' i ncita à lui con fier
ce que j ' avais vu . I l a l l a i t me d ire quelque chose, quand mon
père entra . J e me retirai dans ma chambre pour les lai sser
seul s .

La table tournante

BIEN q u e la n u i t fû t tombée, la chaleur n ' avait pas cédé . Le


ciel d ' O ra n pesa i t sur la v i l l e . Aucune fraîcheur n e vena i t
de l a mer. N o u s avio n s du m a l à respirer. Tou t éta i t mo i te ,
humide.

60
ORAN
D an s l ' obscurité, j ' apercevai s nos voi s i n s i n s ta l l és sur leur
terrasse. Ils se taisaie n t . N o u s - mêmes, nous avions laissé
o uverte la porte de n o tre appartement , comme étaient
grandes ouvertes toutes les fenêtres , dans l ' esp o i r que se
créer a i t ainsi u n courant d ' a i r .
L'atmosp hère était s i étouffante q u ' i l nous é t a i t impossible
d ' e n treprendre quoi que ce fût , n i même d 'aller nous cou ­
cher. U n e sorte d 'excitation nerveuse, vra isemblablement
due à l ' é lectricité de la n u i t , nous maintenait évei l lées, ma
mère, Tina e t mo i , en dép i t de notre accablement .
Tou t à coup , o n frappa a u batta n t entrebâ i l l é : c'était
M me Lafo n t . Ses deux fi l l es l 'accompagnai e n t . E l l es non
p l u s n e pouvaient pas trouver le repos. Auss i , pour passer
u n m o ment, venaient- elles nous proposer de participer à
u ne expérience de spiritisme au moyen d ' u ne tab le tour­
nante.
Aussi tôt, T i n a , exc i tée a u ta n t q u ' in triguée, u s a d e s e s d o n s
d e persuasion auprès d e notre mère qui s e m o n trai t p l u s q u e
réservée, e t fit tant et s i bien q u e , celle-ci ayan t accepté, o n
apporta u n guér i d o n au m i l ieu d u salo n .
J e regardais ces préparatifs avec curiosité. Mme Lafont, ses
fi l l es et Tina s'assi rent autour de la table, mains à p l a t sur
le p l a teau e n u n e ronde continue. Ma mère et m o i , nous
nous tenions à d i s tance de ce cercle , attentives et scep tiques .
C'était la première foi s q u ' i l m ' é ta i t donné d'assister à une
telle séance. L'obscurité demandée par Mme Lafo n t aj outait
au mystère de cette pratique q u i , de surcroît , réclamait le
s ilence.
Un frisson me parcouru t , lorsque l ' o ffi ciante s ' adressa à
voix basse au guérid o n . Je fus assez surprise de la vo i r parler
à ce meuble comme à une personne. « Pra t iques ab surdes »,
me d i sais-j e à part m o i ; et, s i je n' avais pas con n u M me Lafo n t
comme u n e femme sensée, j ' aurais certainement pensé qu 'elle
était fol l e .
Après q u 'elle e u t demandé à p l u s ieurs repri ses : « Espri t ,
e s - t u l à ? S i t u e s l à , frappe un c o u p . . . », j e v i s la table se
soulever sur un p i ed et retomber sur les deux autres à peti tes
saccades rageuses e t répétées. Peu après, mue par je n e sais
LE CHEMIN DE DIEU
quelle force, elle se souleva de nouveau, puis, rou l a n t d ' un
p ied sur l'autre, elle p ivo ta avec vivacité et se dirigea vers la
terrasse à une tel le vi tesse que les officiantes eurent toutes les
peines du monde à la suivre en gardant leurs m a i n s sur le
plateau .
Dans le salon, i l restait quatre chaises renversées . . . S i quel­
qu'un m'eût relaté ces faits, j e ne l ' aurais pas cru . Tout ce
que je venais de voir étai t à la fois effrayant et i nvra i sem ­
blable.
Mais ce n'éta i t pas tout . A leur retour de la terrasse où el les
avaie n t abandonné le guéri don, Tina, toute pâle, chancela,
fit u n pas encore et tomba évanouie. Lorsque j e la vis à terre,
immobile et comme morte, je fus submergée par la peur
qui grandissait en moi depuis le début de cette expérience,
et c'est dans une sorte de brouil lard angoi ssé que je regardai
ma mère s'affairer, Tina reprendre ses esprits avan t de s ' e n ­
tendre i n terdire de recommencer.

Madame Lubian

M me UBIAN,
L u n e a m i e de maman, v i n t l u i ren d re visite.
M aman était sortie, aussi s'assi t-elle auprès de moi,
décidée à l 'attendre j usqu'à son retour. Elle prit sur l a table
u n j ournal de mode et regarda les gravures . Après q uelques
i n s tants, j e sentis ma tête lourde et la reposai sur ma main,
les yeux clos.
M me Lubian me crut endorm i e et ne s'occupa pas de m o i .
J e ne dormais p a s , b i e n au contraire . J e m e sentais tran s ­
p ortée e n esprit d a n s u n e autre ville. J 'é tais à Bel - Abbès, ville
inconnue de m o i , où j e n ' é tais j amais al lée.
Je pénétrai dans une chambre dont la porte était entrou ­
verte . Derrière cette porte se trouvai t un l i t assez large,
recouvert d ' u n couvre - l i t au crochet, en fil blanc. Au cen tre
ORAN
de la p ièce, u ne table ronde sur laquelle était posé u n vase
b l eu . E n tre cette table et un buffe t ancien, sorte de vai ssel ier,
dans un fau te u i l de bois à haut dossier était assise une viei l le
dame au visage fatigué. Elle portait u n châle tricoté de laine
n o ire e t tend a i t l a main vers une tasse de tisane qu ' u ne jeune
fille lui o ffrai t . J e sus que cette dame étai t la maman de
Mme Lubian, qu'elle souffrai t d ' un e mauvaise bronch i te,
mais q u e s o n é tat s'était beaucoup amél ioré . Elle pensait
écrire la b o n ne nouvelle à sa fi l l e .
Lorsque j e revins à m o i et rouvri s l es yeux, je fis part d e
m a v i s i o n à M m e L u b i a n , e n n ' ometta n t aucun déta i l . E l le
resta s tupéfa i te , ne p ouvant comprendre ce ph énomène.
Elle était seule à connaître la maladie de sa mère ; elle n 'en
avai t parlé à personne. Au moment où j ' avais paru m 'e n ­
d o rmir, e l l e p e n s a i t précisément à elle. D 'autre part, elle
sava i t pertinemment que j e n'étais j amais al lée à Bel - Abbès .
J ' e n avai s fa i t cependant une description exacte, de même
que de la chambre de sa mère . Lorsque maman revin t ,
elle l u i racon ta ma v i s i o n , t o u t émue devan t un t e l événe­
ment.
Le lendemain l u i parvenait une lettre de s a mère, où elle
l ' i nformait de sa guériso n .

Le désir égoïste

M AMAN m 'envoya i t souvent faire des commissions chez


l 'épicier q u i ten a i t boutique en face de no tre maison .
A l a saison des fru it s , l orsq u ' i l y ava i t des poires duchesse
à l ' é talage, je gardais touj ours assez de petite monnaie pour
m 'e n acheter une. J ' avai s appris à choisir la mei l leure, à sa
forme dodue e t bien ronde en bas, effilée vers le haut, à sa
couleur tout à la foi s b londe et verdâtre, à sa peau fine et
l i sse et au toucher souple e t ferme . Mon choix fai t , j e la savou -
LE C HEM I N DE D I EU

rais dans la rue puis en gravissant lentement les quelques


degrés qui me ramenaient au premier étage d evant la porte de
no tre appartemen t . Cet i nstant était une compensation qui
me faisa i t oublier les contrai n tes quotid iennes .
Dans cette subtile h iérarch i e des j oies gourmandes, les
frai ses venaient d irectement après les poires. M aman les pré ­
parait à s a manière en l e s faisant macérer une ou d e u x heures
dans du vin rouge mélangé de sucre. Le résultat de cette
recette éta i t un dél i cieux sirop qui imprégna i t les frai ses en
leur donnant une saveur exquise.
U n j our, après avo ir d esservi la table, maman apporta
une coupe remp l i e d e fraises. A sa vue, j e ressen tis un choc,
un ébranlemen t ! Il se fit en moi une percée souda i n e et j e
découvris u ne régio n ténébreuse de mon être d ' o ù s e pro­
j e ta i t , comme u n serpent, la force d'un pouvo ir domi nateur
effrayan t . U n désir impérieux m ' enva h i t sub i tement : je vou­
lais la coupe d e fra i ses tout entière, pour moi seu l e ! Ma
part ne pourra i t satisfaire ma gourmandise ; i l m ' i mportait
peu d e priver les autres.
Ce désir égoïste ne d u ra q u ' u ne seconde à peine, mais sa
violence a narch ique suscita aussitôt une réaction salutaire :
j e pris conscience du danger qui me menaça i t . Céder à l ' i n ­
fl uence d e cette force maléfique équivalait pour moi à perdre
la l iberté et la d i g n i té de l ' être humain p o ur rétrograd er
j usqu'à la servitude bes tiale. Une tel le perspect ive me révo l t a .
J e décidai d 'empl oyer désorma i s toute m a volonté et mon
attention à combattre cette i n fl uence.
A i n s i , lorsque après avoi r servi mon père et ma sœur, maman
voulut me do n ner ma part, j e la refusai sous le prétexte i n a t ­
tend u q u e j e n 'avais aucune envie de frai ses . J e dus le répé ­
ter à tro i s reprises, t a n t maman ne pouvait cro ire c e q u ' e l le
entendait, sacha n t combien j 'aimais ces fru i t s . Elle resta u n
m o m e n t im m o b i l e , s t u p é fa i t e , essaya n t v a i n e m e n t d e
comprendre mon étrange comportement. Qua n t à m o i ,
muette s u r mes véri tables mobiles, j e resse n ta i s une double
satisfaction : j ' avais remporté une belle victoire sur u n ennemi
dangereux qui s'éta i t révélé alors que j ' ignora is son existence,
et par mon sacrifice, j ' augmen tais le plaisir des m i e n s .
L ' insti tution Jeanne - d 'Arc

A O ra n , l ' étab l i s sement scolaire le plus renommé était


l ' i n s t i t u t i o n J ea n n e - d 'Arc. Non sans di fficulté, notre
père ava i t fi n i par n ou s y faire i nscrire. La dépense q u ' i l y
enga gea i t d evait ê tre compensée à ses yeux par no tre pro m o ­
t i o n sociale.
C ' est que toutes les élèves étaien t filles de la bourgeo i s i e .
Bien habil lées, d e b o n n e éducation, e l l e s tranch aient avec les
enfa n ts d e Bab-el - O ued . Usa n t de mon charme, à la fois
enjouée et rieuse, je ne tardai pas à plaire à ce petit monde,
pourtant si n ouveau et si déroutant pour moi . M ai s , avec
une é t o n n a n te a i sance, je savais m ' adapter à tous les m i l ieux,
à toutes les s i tu a t i o n s , même les plus imprévues. No tre i n s t i ­
tu trice elle- même, u ne j e u n e fille qui s'était fa i t u n vi sage
sévère pour obéir au règlement très strict de l ' étab l i ssement,
deva i t m ' avouer p l u s tard qu'elle n ' avai t pas pu résister à
l ' attra i t de m o n caractère, à mes i nventions imprévues, b ref,
à ce q u 'elle vo u l u t b ien considérer comme la ri chesse de ma
nature.
O u tre l ' e n seignement norma l , on nous apprenait nombre
de t rava ux d 'agrément : le chant , le dess i n , la broderi e , la
dentelle à l 'aigu i l l e et même la pyrogravure.
Après l e c h e m i n d e cro ix du ven d re d i , un prêtre nous for­
mait à la cultu re c h rétienne, le samed i . C'était u n bel homme
d ' u n e trentai ne d ' a n nées , à la voix grave et au vi sage orné
d ' une petite barbe n o ire .
Pour suivre son e nseignemen t , auquel assistaient t o ujours
la d i rectrice et les i nsti tutrices, les trois classes primaires
supérieures étaient réu n ies. Et naturellemen t , selo n l ' usage
de l 'époque et mes rés u l ta ts scolaires, j ' occupais en perma­
nence la d ern ière p l ace de la dern ière rangée .
Fâc h euse d i sposi t i o n ! J 'étais toujours la dern ière de la classe,
b i en que l ' o n se p l û t à me tenir pour la plus in tell igente.

65
LE CHEMIN DE DIEU
Rapideme n t , j ' avais gagné la sympa thie de mes condisciples
mai s elles ne m ' i n téressaient guère. J e les jugea is trop jeunes,
i ncapables de m ' apprendre ce que je désirais con naître . Par
chance , i l y ava i t , dans la classe d u brevet, deux sœurs, res ­
pect ivemen t âgées de d i x - sept et d i x - h u i t a n s , à q u i , dès les
premiers jours, j 'avais p l u . J e vouais à ces jeunes fi l les une
admiration d 'autant plus vive qu'el les me semblaient réu n i r
l e s quali tés q u e je recherchais vainemen t chez l e s éco l i ères
de m o n âge .
Quelle n ' é ta i t pas ma fierté d ' avoir gagné leur am i t ié !
E l l es me dispensaient, dans cette période d i ffi c i l e de ma vie
où je n ' é tais plus u ne enfant sans être encore une jeune fille,
l ' harm o n i e de leur beauté j o i n te à une exquise d o uceur. El les
rassemblaient en elles des qualités dont j ' avais souvent rêvé.

Les censes de B iscaye

PENDANT la leçon de couture, u ne élève éta i t désignée pour


faire la lecture. D ouée d ' u n e bonne diction q u i plaisait
à t o u te la classe, j 'étais choisie plus souvent qu'à mon tour.
Notre i nstitutrice, M 11 e Fel l i n i , et tou tes les élèves ne cessaient
de répéter que j ' étais la meilleure en lecture. Ce qui contre­
ba lançait quelque peu ma n u l l i té en tant d ' a u tres mat ières.
Cet après - m i d i - là, je deva is l i re nos compos i t ions de la
veil l e o u du moins quelques- unes parmi les trente. Je pris
dans la pile, au hasard, le prem ier cah i er et commençai la
lecture . M 1 1 e Fell i n i , qui ci rcu lait dans la classe, tantôt sur­
vei l la i t la bonne tenue des élèves et tan tôt enseigna it les
poi n ts d e couture i nscri ts au programme du j o u r . Tout ce
peti t monde travaillait en si lence , avec applica t i o n . Quant à
mo i , i mperturbable, je co n t i nuais à l ire les compositi o n s ,
n o n sans l e s trouver quelque p e u enn uyeuses .
B ie n t ô t , ma voix dev i n t moins nette ; de p l u s , j ' étais fati ­
guée à force de rester debout sur l 'estrade. J 'avais déjà lu
quelques devo irs , quand ma main tomba sur m o n ca h ier.

66
ORAN
Or, j e d o i s o uvrir ICI u ne parenthèse : i l y ava i t d eux
domai nes dans lesquels j ' étais toujours la première, le dessin
et l a rédac t i o n française et en fi n d ' an née scolaire les seuls
prix q u e j e remportais étaient ceux - l à . Ainsi, la première
fois q u e j ' eus un d evo ir de rédaction à faire chez moi, je fus
grat i fiée des reproches de M11e Fel l i n i . En effet, l orsq u ' e l l e en
prit connai ssance, elle fut persuadée q u ' i l était en fai t l ' œuvre
d ' u ne grande perso n ne de ma fam i l l e . M aman ava i t dû i n ter­
ven i r et a ffirmer péremp toirement que j ' étais le seul auteur
de cette compo s i t i o n . Par la s u i te M11e Fel l i n i eut souve n t
l ' occa s i o n d e constater ma réelle virtuosité en la matière.
J e pris donc mon cahier et j 'entrepris la lecture de m o n
devo ir q u i ava i t p o u r t itre « Les cerises de B iscaye n . Cela
commença i t p ar une p h rase que j ' a imais beaucoup : « U n
jeune centenai re assis à l ' ombre des bois . . . n
Je ne pus p oursu ivre ; ma voix était complètemen t étouffée
par les éclats d e rire de trente élèves . J 'étais si abasourd ie, et
mon visage d eva i t exprimer un tel désarro i , que les rires en
fusèren t d e plus belle. L ' i ns t i tutrice d u t user de son autorité
et frapper dans ses mains pour i mposer le si lence. Puis elle
vint près d e m o i :
- M ademoisel l e Catherine M a l tese, savez -vous ce que
signifie le mot centenaire ?
D éc o ntenancée, j ' hési ta i s à répo ndre ; mais, encouragée par
son b ienvei l la n t sourire , j e lui dis :
- C ' es t u n m i l i ta ire roma i n . . .
- Vous avez d o n c confondu cen tenaire e t cen turion, m e d i t -
elle.
Ma confus i o n était à son comble. Les rires redoub laie nt.

Jeanne d 'Arc

L'HISTOIRE d e France ne m ' i n téressa i t que par ses perso � ­


, ..
nages h ero1ques
.
et leurs hauts fans de guerre . M a i s
m a mémoire sélective refusait absolument de s ' encombrer
LE C HEM I N DE D IEU

d ' autres connaissances, i n u t i les e t sans i mportance pour moi .


Parmi ces héros, Jeanne d 'Arc ava i t ma préd i lect i o n . I l y
ava i t , entre elle et m o i , certaines a nalogies que s o n h i stoire
me faisait découvrir : dès l ' enfance, ma nature profonde
réveillait et stimulait les tendances héroïques et spiri t uelles
de mon caractère. J 'entendais u n e voix surnaturelle. J e dés i ­
rais aussi combattre pour m a patrie.
Mais ici, i l y avai t divergence, car ma patrie é ta i t céleste, et
non pas terrestre. M o n combat le plus h éroïque serait de
trouver et de su ivre jusqu'au bout le chemin qui me fera it
retourner vers elle.
Quant à cette voix surnature l l e , elle me parlait depuis ma
d ixième année. Je ne l 'entendais pas avec mes orei l les car elle
n 'éta i t pas audible. E l le s ' exprima i t a u - dedans d e m o i , ordo n ­
n a i t mes pensées, modérait e t tem péra i t m e s sentiments,
d i ri gea i t mes actions, tour à tour conso l a trice et sévère.
Cette grâce me semblait tout à fai t norma l e ; elle ne m ' ap­
paraissait pas comme une fac u l té particulière et j e l ' imagi ­
nais commune à tout le monde. Aussi, q u e l l e ne fu t pas ma
stupéfaction d 'entendre une camarade, à qui j e m ' étais
confiée, s ' écrier :
- Mais non ! Personne ne m ' a d i t des choses parei l les . Tu
es la première . Ce q u ' i l t ' arrive n ' est pas n orma l d u tout !
Plus tard , on m ' expliqua que ce phénomène n ' éta it pas
d ' origi ne pa thologique, et je fus à même de j uger q u ' i l at tes ­
tai t au contraire u ne faculté spirituelle i n née, aussi rare qu ' a d ­
mirabl e .

Le phare

S
'
m ' arrivait de me trouver en présence d ' u n e perso n n e
IL

at hée, je m ' étonnais q u ' e l l e pût vivre h eu reuse sa n s l e


puissant réconfort de l a foi . Elle évoquait pour m o i u n
navire s u r l ' océa n , s a n s gouverna i l , l ivré aux furieux assauts
des vagues, risquant de sombrer ou d ' écho uer fra ca ssé sur

68
OR A N

la côte. J ' imagi nais alors être u n p hare éclaira n t la nuit, aver­
tissant des dangers les navires en détresse, ou bien aussi être
la petite l u m ière d ' une chaumière, gu ide et refuge du voya ­
geur égaré dans la forêt .
A u cours d e s j o urs, ces p ensées s e précisèrent, m ' inspiran t
un d é s i r qui devi n t u n e v o l o n té : être, s u r le p l a n spirituel,
semb l ab l e à ce p h are, à cet te chaum ière éclairée. Ce désir
ardent d evi n t une prière que j ' adressai à D ieu durant tou tes
les a n nées de ma vie.

N oël à Oran

LES travaux d ' achèvement touchant à leur fi n , la cathédrale


d ' O ra n , orgueil d e l a communauté européenne, deva it
être i n augurée à l ' occa s i o n des fêtes de Noël . L ' i nstitution
J eanne- cl ' Arc serai t à l ' ho n neur. Elle ava i t été désignée pour
fournir les peti tes chanteuses qui i n terpréteraient le can t ique
de la N a tivité.
A ra ison d ' une h eu re par j our, nous apprenions sous la
con d u i te de M 1 1 ' O dette Avri l , notre professeur de chant,
une œuvre q u i nécess i ta i t u n chœur e t un solo. Parmi la ving­
taine d ' élèves c h o i s i es pour cette exécut i o n , i l avait été
décidé que je tiendrais la partie solo. Et nous voilà répétant,
chantant pendant l es mois de novembre et de décem bre.
No tre exa l ta t i o n ne cessai t de grandir et de se forti fier à
mesure que Noël approchai t . Sans compter que le cant ique
éta i t a l lègre . J e me souviens que j ' attaquais ainsi : (fortissimo) :
« Bergers, réveil lez-vo u s , réveillez - vous , réveillez-vous ! »

Ma vo i x d o n n a i t à p l e i n . P u i s , du fortissimo, je passais à
l' andante :

Réveillez.- vous car L'ange appelle,


Et dans Les cieux, L'heure a sonné,
Vite accourez., troupe fidèle,
Auprès de Dieu qui vous est né. . .

69
LE CHEMIN DE DIEU
Et le chœur tri omphant de reprendre :

Douce étoile, qui scintille au fond d 'un ciel azuré,


Conduis -nous vers L 'humble asile qu ,a choisi L 'enfant sacre.
Conduis -nous, conduis-nous, etc.

S urvint le grand soir. Nous devions tou tes nous regrou ­


per devant l a ca thédrale . L a foule éta i t s i dense que beaucoup
de fidèles furen t contra i n ts de rester sur le parvi s. G rande fut
no tre fierté de vo i r les rangs s ' ouvri r deva n t nous et de pou­
voir remo nter la nef cen trale dans un murmure d'a dm ira t i o n .
Les lumières, l e s fleurs, c e m o n d e élégant, le clergé : tout
concourait à nous tourner la tête. E nsuite, tout alla très v i te.
M 11c Avril a ttaqua la partition de notre cant ique et, d'un
s igne, m ' i nvita à chanter. Ce solo, j e l ' attaquai sur un ton
grave et, quelques i n s ta n ts p l us tard, le chœur vint me sou­
tenir. Ma voix forte et bien timbrée résonnait dans la vaste
cathédrale.
Lorsque la cérémo nie rel igieuse fut termi née, de n o m ­
breuses personnes se pressèrent j u s q u ' à n otre tribune p o u r
me v o i r et me fél iciter. En découvrant une fillette de o nze
ans, rouge de j o i e et de confusion, à la p lace d ' une femme
confirmée dans l 'art du chant rel i gieux, comme el les s'y
a ttendaient, elles marquèrent, dans un prem ier mouvement,
de l ' i ncrédulité. Puis, se rendant à l ' évidence, elles me pré­
di ren t un bel aveni r musical . Décidant de ma vie, elles m ' enga­
geaient à préparer le conservatoire, lorsque survint mon père.
D ' u n air hauta i n , i l toisa ce petit monde et me fit preste­
ment descendre l ' escalier devan t l u i . Dût ma van i té en souf­
frir, mon père avai t commencé par refuser d 'assi s ter à cet
office, avant de céder aux prières de ma mère. Et i l s étaient
là, tous les deux . J ' étais heureuse et fière de les voir, surtout
mon père qui cacha i t mal son étonnement devan t ce talent
vocal que j 'avai s vraisemblablement hérité de ma mère ,
comme je tenais de l u i mes dons pour les arts p l astiques.
D e ce Noël , j e garderai touj ours l ' image de mes parents,
à q u i poussant le fortissimo autant que j e le pouvai s , j ' avais
dédié mon solo.
Le dessin cochon

C ATHERINE, fais- nous u n dessin cochon ! n


Cette p hrase m ' étai t chuch o tée aux orei lles par un
groupe de quatre grandes élèves du brevet supérieur. E l les
m ' avai e n t e ncerclée, l eurs têtes penchées vers m o i , avec des
airs de consp iratrices .
Je l es regardais, effarée, ne sacha n t absolument pas ce
qu'el les e n tendaient par là. J e le leur d i s .
- M a i s tu s a i s b i e n , voyons, les deux femmes nues q u e t u
a s fai tes pendant la l eço n d ' h i s toire . C ' est Elvi re Parent , ma
sœur, qui t'a vue les faire, chuchota p l us bas une des fil les.
El les me sup p l i aien t toutes, me caj o lant, me flatta n t . Com­
ment leur rés i s ter ? Je finis par leur promettre de leur appor­
ter le dessin le l endemai n matin .
C e fameux dessin consistait e n deux femmes nues (je
savai s b i e n les représen ter) , mais elles étaient p lacées de façon
que l ' u ne repose la tête sur le sol, dans une posi tion qui rap­
pelait la forme d 'u n fauteu i l , sur lequel l ' au tre éta i t assise
la tête vers le h a u t . É t a i t - ce donc cela u n « dessi n cochon n ?
J e l ' avai s imaginé ainsi et j e m ' amusais à le reproduire . I l
m ' arriva i t aussi de dessiner de grandes i n i t iales compo sées
de petites fem mes nues qui se déployaient selon des courbes
harm onieuses. C 'é ta i t très j o l i . J e faisais ces dessi ns avec
une p l ume très fine et de l ' encre de C h i ne .
M a s œur me servait de modèle. M oyennant finances, natu­
rel lement.
E t e l l e n ' acceptait de découvrir à chaque séance que de
toutes peti tes parties de son corps : u n mollet, un genou,
une épaule. E l l e é ta i t d ' une pudeur que j e j ugeai s ridicule.
M o n d e s s i n term i n é , j e l ' a p p o r t a i l e l e n dema i n e n
classe, et le donnai pendant la récréat i o n a u x fi l l es du breve t .

71
LE CHEMIN DE DIEU
El les le trouvèrent très beau , et s ' empressèrent de le cacher
dans un l i vre , de cra i n te que la d i rectrice ou une i n s t i tutrice
ne l 'aperçût. Cela aura i t fai t scandale. La n u d i té est i n dé­
cente et doit être cach ée. La d écouvr i r est impud ique et
méri te un châtiment sévère. Quant à m o i , j 'a d m i ra i s la beau té,
la découvrant et la respectant sous toutes ses formes. Seule
la lai deur est impud i q ue et d o i t ê tre d i s si m ulée. Cependant
la véritable lai deur est dans la façon d e penser, de sen t i r .
De même la véri tab l e pudeur n ' est p a s p hysique, m a i s sp i ­
rituelle. J e pensais a i n s i pendant toute m a j eunesse. J e deva i s
comprendre p l u s tard c e s problèmes p l u s p rofon dément ,
en saisir le sens, comme un trésor caché de la métap hysiq ue.
Je co n t i nuai donc à fa i re mes « des s i n s coch ons » . I l s
étaient d i fférents d e s peti tes fées que j e dessi n a i s à l a Can ­
terra , mais pour m o i , n ues ou h a b i l lées, les femmes étaient
toujours des fées .

L ' œil du cœur

MA faculté visuelle co mmença i t à se d évelopper, dépas­


sant les possi b i l i tés communes de ce sens. M a vision
n ' éta i t plus l i m i tée par l e mur de l 'apparence ; elle pénétra i t
la forme et découvrai t s a vér i té secrète.
J 'apprenai s a i nsi que l ' origine de l a beauté véritable ne
rési d e pas dans la perfection des tra i t s , ni dans l ' h armo n i e
des· formes et d e s coul eurs ; mais à l ' i nt érieur de l 'être, dans
l ' esprit, q u i es t amour D iv i n . S ' i l arrive que la clarté de cet
amour i l lumine un visage , aussi i n grat so i t - i l , il le pare d ' une
émouva nte beauté que le temps ne pourra flétrir.
En reva nche, lorsque la beauté est u n i q uement forme lle,
extérieure, et s i le mal rés i d e au fo nd d e l ' âme, al ors son
obscuri té vo i le et al tère cette beauté, sa n s que n i les so i ns n i
les parures puissent l u i rendre s o n écla t , q u i s ' avère alors
superficiel et trom peur.

72
La mort

ous avio n s , Louise, Margueri te et m o i , l ' h ab i tude de


N nous rendre ensemble le matin à l ' institution J eanne­
d 'Arc. Or, ce j o u r - l à , Louise était en retard . Nous l ' a tten ­
d îmes quelques i n s tants d evan t la porte de son immeuble
dont l ' e ntrée était curieusement en cadrée de ten tures de
drap blanc. Comme j e n ' avai s j amais vu pareille chose, j e
ques t i o n n a i M arguerite. E l l e prit u n air compétent et m e
rép o n d i t d ' un t o n assuré : « Quel q u ' u n e s t mort dans cette
maison et l e drap b l a n c nous i n d ique que c'est un enfant. Si
c'était une grande pers o n n e , i l sera i t n o i r . » Saisie souda in
par u n pressentiment, j e m ' élançai dans le cou loir. La porte
de l 'appartemen t où h a b i ta i t la fam i l le d e Louise se trouva it
au rez - de - ch aussée ; e l l e é ta i t gra n d e o uverte . J e m'ava nçai
j usqu'au seu i l , e t je vis d es fem mes au visage affl igé, vêtues
de n o i r . Je m 'arrêta i , perplexe, ne sachant ce qui se passa i t .
A cet instant, la maman d e Louise m ' aperçu t e t v i n t à ma
renco n tre les bras ten d u s . E l l e aussi était vêtue de noir, et
ses tra i ts étaient marqués par l ' expression d ' une immense
douleur.
- Viens, Louise est l à , balbut i a - t - e l l e dans un sangl o t .
A sa s u i te , j e pénétra i a lors d a n s une chambre a u cen tre
de laquelle se trouva i t u n l i t enca d ré par quatre chandel iers
portant de hauts cierges a l l umés. Là, je vis Louise, ou plutôt
sa statue, a l l o ngée, les mains cro i sées sur la poi tri ne, un
chapelet e ntre les d oigts. E l l e éta i t absolument immobile, les
yeux clos, les j oues et les lèvres d ' une pâleur de cire. Tout en
moi se refusait à recon naî tre Louise dans cette figure de cire .
Pourtan t j e sava i s b ien que c'était e l l e , mais e l l e semb lait
absente. Là, dans cette chambre, i l n e subsistait que son
corps, d o n t elle s ' était dépou i l lée comme on qui tte un vête­
men t , mais qui garda i t sa forme.

73
LE CHEMIN DE DIEU
J ' avai s entendu parler de la mort et i l m ' était souvent arrivé
de voir des cadavres d ' a n imaux. M ais je n'ava is jamais asso­
cié cette i dée de la mort et du cadavre i nerte aux personnes de
mon en tourage.
Ce que j e voyais m e bouleversai t . Me tournant vers le l i t ,
j e demandai à s a mère : « Qu 'es t - i l arrivé à Louise ? n
La malheureuse comprit aussitôt que je venais de voir la
mort pour la premi ère foi s . I ncapable de me répondre, elle
appela de la main u ne dame q u i , ayant entendu ma questi o n ,
me répondit tristement : « Notre ch ère petite a cessé d e
vivre. »
Je rép liquai : << M ai s pourquoi, comment cela peut - i l arri ­
ver, est-ce un cas particul ier ?
- N o n , soup ira - t - el le, chacun de nous doit mourir u n
jour. E n c e m o n d e la vie n ' est pas éternelle . . n
.

Je me reti rai lentement et sortis dans la rue.


Marguerite éta i t partie sans m 'attendre pour ne pas arri ­
ver en retard à l ' éco le.

Le détachement

L
' I RRUPTION de la m o r t d a n s l e jard i n enchanté de mon
e n fance m ' avai t révélé une au tre face, inconnue, de la
vie, qui m 'apparaissait alors dans sa réal i té totale. J e déco u ­
vra is le travai l de forces antagonistes, l ' une créa trice, l 'autre
destructrice. I l n ' y ava i t p l us de sécurité pour moi dans ce
monde à double face .
I l me semblait avo i r été victime d ' une odieuse mysti fica ­
t i o n , d ' u ne s i n i stre perfid ie. J ' imagi nais ma mère chérie à
la p lace de ma petite camarade Louise. Cette seule pen sée me
bouleversa, et j e me révoltai : « N o n , j e ne me lai sserai pas
surprendre par la traîtrise de la vie ! J e préviendra i , en la
devançant la douleur de son coup . n J e résolus de pleurer,

74
ORAN
tous les soirs après la prière , l a mort de ma mère . A i n s i ,
q u a n d surviendrai t l ' h eure i néluctab le de la sépara t i o n , elle
me trouverait invul nérab le.
Tou t au long des a n nées qui suivirent, j e suivis cette
méth o d e de détachement, q u i ne m ' avait été ensei gnée par
aucun l ivre ni aucun maître.

Le refuge

EN découvran t une réal i té aussi effrayante, j ' avais pris


con science de mon ignorance et de ma faiblesse. J e me
sen tais dépou i llée, misérable. Il me fallait cherch er un
refuge. J e le trouvai dans la rel i gi o n . Le prêtre ch argé des
cours d ' i n s truction rel igieuse à l ' i n s t i tu t i o n Jeanne - d 'Arc,
ava it prescri t la pratique du chem i n de cro i x .
J e m ' identifiais avec une t e l l e ferveur a u x douleurs d u
C h r i s t dans l e s stations du calvaire, q u ' i l m ' arrivai t parfo i s
de perdre connaissance. Mes compagnes , q u i ne compre­
naient pas mon état d ' âme, me tournaient en déri s i o n , per­
suadées que j e voulais donner l ' impression d 'être une sainte.
Car i l n'y ava i t aucune ressemblance entre l ' image conven ­
tionnelle qu'elles avaient d ' une sain te, et la mienne. El les
ne m ' épargnaient pas leurs quol ibets sur mon allure gar­
ço n n ière et mon caractère ardent et impulsif.
Ces m oqueries, loin d ' amoi ndrir ma piété et ma ferveur,
me firent au con traire en prendre entièrement conscience,
ainsi que de la parfai te sincéri té de mon amour et de la pro­
fo ndeur de ma fo i . Cela m ' encouragea à poursuivre mes
dévo t i o n s . Un moment vint où les p l us scep tiques me prirent
en considération.
Mais j e n 'ava is d 'autre préoccupation que celle de corriger
mes défauts. Mon but était d 'avo ir une connai ssance moins
vague des mystères d o n t j e me sentais environnée. J e vou-

75
LE C HEM I N DE D I EU

lais mieux connaitre ce D i eu que j ' adorais, et comprendre la


ra ison de l ' exis tence et de la mort.
Dans mes pei nes e t mes d i ffi cul tés , j e me réfugiais dans le
Sacré- Cœur de Jésus. J e me le représentais comme un écr i n
merve i l l eux, au m i l ieu duquel j ' étais u n e perle, entour ée
des ru bis, des émerau des, des diamants, que sont l ' amour,
la foi et l 'espéra nce.

Le sens réel de mes jours

LA compagnie de certaines personnes m'était fas ti dieuse, et


leur conversation me paraissait dépourvue de tout inté­
rêt . J e les supportais patiemment j usqu'au moment où cela
me devenait tout à fait impossible. Alors, j e trouvais
quelque prétexte pour m ' évader vers une sol itude, un s i l ence
dans lequel j e goûtais la paix i ntérieure qui m 'était devenue
ind ispensab le.
J e trouva is dans ces moments le sens réel de mes j ours.
L ' immobi l i té de mon corps rendait à ma conscience toute sa
p ureté e t sa légèreté spiri tuelle. J e voguais dans une atmos­
phère subtile, u n espace é théré. J e n ' étais plus u n être h u main
épais et lourd , mais u ne angél ique créature céleste. C ' éta i t
absolument merveilleux.

La caricature
ous les samed i s , l ' abbé G u i l laume nous faisait un cours
T d ' i nstruction rel igieuse, devan t les tro is classes supé­
rieures réu nies . J ' étais assise au dernier rang, dans la ra ngée
la plus élo ignée de l ' abbé.
ORAN
Les élèves l ' écou taien t dans le p l us complet s i lence, avec
gra nde a t te n t i o n . J e l 'entendais à peine, sa voix ne formait
q u ' u n b ru i t de fon d pour moi, tant j 'étais occupée à dessi ­
ner sur mon cah i er tou tes sortes de motifs . J 'aperçus alors la
di rectri ce, M me M uret , debout à côté de l ' abbé, et qui lui
parlai t . Leurs profils se détach aient avec net teté sur le mur
blanc.
Le con traste e n tre la laideur de la d i rectrice et la beauté
de l ' ecclésiastique é ta i t si frappant q u ' i l me suggéra une idée,
pas très orth odoxe, i l faut bien l ' avouer.
Mme M uret p ossédait u n append i ce nasal exagérément
proém i nent et rubico n d , prolongé d ' une énorme verru e .
E t cette verrue é t a i t ferti le, plantée d ' u ne touffe de poils
lo ngs, raides et n o irs. E n haut de la tête, elle portait un
ch igno n , de c h i c h i s postiches. Son cou , très long et très
maigre, éta i t cercl é d ' u n col haut et baleiné. Lorsqu 'elle
bougea i t la tète, les poils de sa verrue frémi ssaien t , son
ch ignon semblait vouloir rompre ses amarres et les baleines
de son col se go ndolaient : j 'avais l ' impress ion que sa
tête tout entière allait s 'éparp i ller en p ièces détachées .
Après l 'avo i r b i e n observée, je me mis à la dessi ner avec tan t
d'applica t i o n que j e perd is toute notion de l ieu et de temps.
Le cours était term iné, lorsque soudai n ma voisine m 'avert i t
du coude. J e relevai la tète préc i p i tamment, m a i s i l était
trop tard . La d irectrice, qui ne m ' aimait pas , vena it vers m o i .
M 1 1 e F i l i p i la devança, m e p r i t la feu i l l e des mains, y jeta rap i ­
dement u n coup d ' œ i l . J e vis sur son vi sage une expression
à l a fois terrifiée et amusée . Elle ten ta vai nement de fa i re
di sparaître la feu i l le, mais M me M uret l u i ordonna sèchement
de la lui remettre . L 'abbé s ' étai t avancé derrière la d i rec­
trice. Qua n d cel le - ci leva la feuille pour mieux la regarder,
il put voir derrière son dos le fameux dess i n . I l représentait
les deux profils de la d i rectrice et de l 'abbé en tra i n de s'em­
brasser sur la bouche. L'abbé sort i t son mouchoir de sa sou­
tane et s ' essuya l e front : i l transpira i t . Mme M uret était figée
d ' h orreur. M 1 1 e F i l i p i ne sava i t quelle con tenance prendre tant
elle éta i t embarrassée . Toutes les élèves debout me regar­
daient i n triguées . L ' i nstant étai t drama tique. J ' étais dépassée

77
LE CHEMIN DE DIEU
par les conséquences de mon acte et m'a ttenda i s au p i re .
Mme M uret désigna une de mes compagnes .
- Vou s , mademoiselle Claire , vous co nnaissez la maison de
Catherine Mal tese. Vous aurez l ' o b l i geance de d i re à son père
que sa fille est retenue au pain sec pour co ndu i te inqua l i ­
fiable. D i te s - l u i également d e veni r à l ' i ns t i t u t i o n , car j e veux
lui parler.
Elle me sai s i t alors par le poignet.

Au pain sec

L é ta i t m i d i .
La d i rectrice ferma l ' école et, accompagnée
I de sa fille, élève dans la classe du brevet supérieur, m ' e n ­
traîna de force chez elle. Elle h a b i t a i t en face de l ' école, a u
quatrième étage d ' u n grand i mmeub le. J ' essayai à plusieurs
reprises de m ' arracher à son étrei nte, mais Mme M uret m ' i n ­
crusta i t ses o ngles dans le po i gnet s i profondément q u ' i l s y
laissèrent des traces sanglantes. J ' ava i s beau ruer comme une
cavale en furie, tous mes efforts furent va i n s .
Lorsq u'on parv i n t chez e l l e , e l l e s 'affaira , aidée d e s a fil le ,
a u x prépara t i fs du déj eu ner. Elles le prirent toutes deux d a n s
la s a l l e à manger, la porte grande ouverte. Mme Muret me
lai ssa debout dans le couloir, de façon à pouvoir me surve i l ­
ler et surtout à m ' i nfl iger le supp l i ce d ' assi ster à leur repa s ,
e n me laissant l 'estomac vide. E l le s e contenta d e me donner
un croûton de pain rassi s , que je jetai violemment à terre en
lui lançant un Hot d ' i nvectives du meil leur vocabula ire d e
Bab - e l - Oued. Ce q u i me soulagea et me vengea , car je l a vis
pâlir et trembler d ' i n d i gnati o n . Elle s ' approcha de moi , leva
une main menaça n te, mais parvi n t à se maî tri ser à temps .
Elle grommela q uelque chose entre ses lèvres , puis regagna
sa p lace à tab le, et poursu i v i t son repas. J 'étais dans un état
de fureur i n descrip ti b l e . Cette femme m ' i nfl i gea it un traite-
ORAN
ment que j e j ugeais offensant pour ma d ignité d ' art iste. Le
châtiment était h ors de proportion avec la faute, qui n ' étai t
somme toute q u ' u n d iverti ssement. Je ne pouvais rester en
place. J 'essayais d ' o uvrir les portes, sans qu'elles me vo ient,
mais elles étaient tou tes fermées à clef. J e voulais à tout prix
trouver une i ssue pour sortir. J 'é tais dans un tel état que j e
m e serai s précip itée d a n s la rue d ' une fenêtre du quatrième
étage. Leur repas term iné, elle me fit descendre avec elle
pour l ' ouverture de l 'école, me fit asseo ir dans la troisième
rangée d ' une classe vide, pri t elle-même p lace sur l 'es trade,
et se mit à écrire devan t un pupi tre. J ' avais les yeux tuméfiés
par les larmes et le visage congestionné, en feu .
D e temps à au tre, elle redressa i t l a tête, m 'adressai t une
semonce. Elle termi nai t celle qui devai t être la dernière par
des expressions extrêmement péj oratives quand mon père
entra et en tend i t ses derniers mots, qui le plongèrent dans
une froide colère. I l s 'avança vers moi pour me prendre la
main et me faire sortir de l ' éco le. Il aperçu t alors mon po i ­
gnet ensanglanté e t m o n visage tuméfié, méconnaissa9le.
I nd igné, i l se tourna alors vers la d i rectrice et lui déclara :
- Je vai s aussi tô t p orter p l a i n te contre vou s , et soyez cer­
ta ine que votre i nstitution rel igieuse sera fermée.
Et i l m'entraîna dehors, en marcha n t si vite que je dus
presque courir pour le su ivre . Lorsqu ' o n arriva à la maison,
maman fu t effrayée de me voir dans u n état s i lamen table.
Elle me plo ngea le visage dans une cuvette d 'eau fraîche, et
me donna à manger. E l l e en treprit ensuite de détourner mon
père de so n proj e t .

Premier amour

QUATRE heures, l ' h eure du goûter. J e revenais de l ' institu­


tion J eanne- d ' Arc, j oyeuse à la pensée d ' être bientôt à
la maison et d ' y bo ire m o n café au l a i t accompagné de pai n ,

79
LE C HEM I N DE D I EU

de beurre et de co n fi ture ou de choco l a t . J ' ava is très fai m . J e


pressais le pas , m o n cartab le s o u s le bra s , pensant à ma sœur.
Mon père, qui ava i t très tôt remarqué mes d i spositions pré ­
coces pour le dessin e t le modelage d e l a fi gure et du corps
h umains, ava i t mis à ma d i sposition ses plan ches con sacrées
aux s tatues classiques . Selon l u i , si ces reproductions étai ent
d ' excel lentes sources, rien cependant ne pouva i t égaler le t ra­
vail d ' après nature. « Ta sœur, affirma i t - i l , est u n modèle par­
fa i t . Fa i s - la poser, tu apprendras ainsi beaucoup m i eux et
beaucoup plus vite. » J e suivis son consei l et j e fis effe ctive­
ment ainsi des progrès qui le surprirent fort agréablemen t . E t ,
c e soir encore, j ' espérai s bien q u e Tina accep terait d e poser
pour moi . Elle éta i t fan tasque, absurdement pudique je l ' ai
d i t ; mai s , pour ma chance, très i ntéressée, je l ' ai dit auss i . En
y mettant le prix, j e parvenais à grand - pe i n e à l u i fa i re déco u ­
vrir une épaule j usqu'à la nai ssance du sei n . P o u r qu 'elle
consentît à montrer quelque peu une jambe, c ' é t a i t beaucoup
plus cher ! E t encore n 'accep ta i t - el l e de lever sa j upe que j us ­
qu'à m i - cuisse . . . Faute de mieux, j e m ' e n co ntentais, e t tout
mon argent de poche y passa i t .
To ut en me l ivrant à ces réflexions, j ' étais arrivée dans ma
rue, et passais devan t le garage de M . Pons, q u i se trouva i t tout
contre l ' immeuble où nous habitions. To u t à coup, je tombai
en arrêt : parlant avec le garagi ste, derrière une autom o b i le,
il y ava i t un j eu ne homme. J e ne tenterai pas de le décrire ,
toute description sera i t vaine. L a perfect i o n de la beauté reste
au- delà de l 'expressi o n . E l l e éblouit la v i s i o n et co nfo n d la
rai so n . I l m' apparut comme le Prince charmant des contes de
fées qui avaient émerveillé mon enfa nce. Je p erd i s toute
notion d 'espace et de temp s . Tout mon u n ivers éta i t là, devant
moi. Figée comme u n bloc, le regard fixe, l e souffl e suspendu
sur mes lèvres entrouvertes , émervei l lée .
La voix b i envei l lante et famil ière de M . P o m e fit reve n i r
. •

à moi : « Eh b i e n , Catherine, s ' écria - t - i l , t u rêves ? V i e n s me


d ire b o nj our ! » I l me prit la main et je l ' em brassa i . C ' était
le meil leur des hommes , le confident de mes chagr i n s d ' en­
fan t . M o n père, absent depuis un an, me manqua i t . L ' a ffec­
tion de ce brave homme me réconfortai t . « Catherine, d i t - i l

80
O RA N

au Prince c h arma n t , est la �lie de mes vo isins, elle n ' a à peine


que treize ans, mais elle paraît en avoir q u i nze ! C ' est déj à
u ne pet i te femme, n ' e s t - ce p a s , Gérard ? »
I l s'appelait Gérard . Ne pouvant supporter son regard ,
craignant de m ' évan o uir, je me sauva i sans avo ir même pu
articuler u n mot. J e m o ntai l ' escal ier en sautant les marches
deux par deux et courus m ' enfermer dans ma chambre.
L ' u n i vers tout e n t i er ava i t bascu lé.

Bonheur

LA vo i ture de Gérard , une Chenard et Wa lker, était en répa­


rat i o n dans le garage. Il venait tous les j ours su ivre les
progrès du travai l de M . Pons. I l m ' était impossible d ' en trer
ou de sortir de c h ez m o i sans le trouver sur mon passage. I l
semb l a i t m ' a ttendre. J e n e pouvais lui échapper, car i l me
saisissait la m a i n , la gardait serrée dans la sienne, et me d i sa it
des gen t i l lesses que personne ne m 'ava i t jamais d i tes. Sa pré­
sence me comb l a i t e t je souhaitais que ce court in stant dure
i ndéfin i m e n t . I n capable de parler, tan t le b o n h eur me boule­
versa i t , j e balbutiais des mots q u i sortaient péniblement de
mes lèvres. Un océan de sentiments, de pensées, de désirs,
affi uait à m a gorge qui les retenait, tel le une d igue résiste à
un raz de marée. I n capable de supporter l ' excès de ce bon heur
qui m ' ob nu b i l a i t , je m ' arrachais à son étrei n te et m ' enfuya i s ,
a l o rs q u e , de t o u t e la force de mon désir, j 'aurais voulu rester
auprès de l u i et le c o n templer.

81
Gérard

M ES yeux n ' étaient pas assez grands pour mon cœu r trop
avide d ' amour et de beauté. J ' aurais voulu embrasser
d ' u n seul regard l ' i n fi n i tude de tant de perfect i o n , la saisir
tout entière, sans rien en perdre. E n désirant tout prendre,
je désirais en même temps tout d o n ner. Quelle avarice, et
quel le généro s i té !
Je me senta i s si petite pour de s i grandes ch oses . Revo ir
Gérard , après le tourment de l 'attente, était devenu l ' objet
principal de mes pensées et le ressort de mes activi tés .
I l y avai t mai n tenant deux semaines que je le co nnaissa i s .
J e le voyais t o u s l e s j ours, et chaque fo i s j e savourai s u n
bonheur nouveau . Déj à , j ' appréhendais de le v o i r d i spa­
raître aussitôt termi n ées les réparations de sa voiture . J ' ava i s
surpris quelques bribes de conversa t i o n s entre M . P o n s et
l u i : il était ques tion de pièces défectueuses q u ' i l convenai t de
remp lacer. Pièces qui étaient i n trouvables à Oran, et ava ient
été commandées dans leur pays d ' origi ne. Leur achem i ne­
ment vers l ' Algérie al lait prendre quelque temps. E n atten­
dant, M. Pons s'occupai t de tout remettre en état.
Gérard éta i t u n bon client. Fils uni que d'un riche vit icul ­
teur, héri t ier d ' u ne vieille famille bourguignonne, i l sava it res­
ter réservé tout en étant fa m i l i er. I l ava i t cette a i sance simple
des perso n nes b ien nées , qui ne s ' acqu iert pas, car elle est
naturelle. Elle le faisait apprécier par les gen s de tou tes co n d i ­
t i o n s . I l tra i ta i t M . Pons comme u n vieil am i . E n retour, ce
dernier l u i donnait des consei ls, à la fois comme un père à
son fi l s , et comme un bon artisan à son appren t i .
Cette rencontre ava i t totalement m o d i fié mon comporte­
ment domestique, et ma mère ne fu t pas la moins surprise
en découvrant que je m ' i n téressais désormai s à la vie de la
O RAN

maison et au ménage. M o i qui ne mettais presque j amai s les


pieds dans la cuisine , j e m'y trouvai s d orénavant presque
tous les j ours, e t j ' i nspectais soigneusement l a variété et la
quantité des vivres co n tenus dans les p lacards , l es niveaux
des l i qui des dans les bouteil les et l ' état des ustens i les . Bref,
tout y passa i t , rien n 'échappait à mes enquêtes . Dès que j e
découvrais q u ' u n ingrédient manquait ou q u ' u n autre a l l a i t
faire défaut, j e le s ignalais à mama n , touj ours incidemmen t
et d ' u n air dés i n téressé . I nco n t inent , elle s'empressai t de
m' envoyer en faire l ' achat. Pour sauvegarder les apparences,
j 'obéissais en rech ignant, tout comme auparavan t . B ien sûr,
tou tes ces manœuvres procédaient d ' u n u n ique dessein :
être dans la rue pour y retrouver Gérard . E t , souvent i l m 'ar­
riva i t d e m ' a t tarder au retour des courses , ce que ma mère
ne manquai t pas de me reprocher. Alors, j ' i nventais les pré­
textes l es plus vraisemblables pour justifier mon retard et
calmer son i nquiétude. Le gén i e de l 'amour est de se servir
des défauts comme s ' i ls étaien t des quali tés, et de tout trans­
former en bien.

A l'abri du monde

T 'fN mois se passa ainsi : échanges de regards chargés d ' es­


U poir, de regret, de cra inte, é trei n tes de mains, de bras,
fu rtifs effl eurements d e lèvres, tentatives avortées de bai sers .
Audaces timi des de la part de Gérard , mais qui révé laient son
courage : i l éta i t conscient d u péri l , s ' i l ne résistait pas au
torren t impétueux qui menaça i t de nous emporter. Son
amour était aussi fort que le m i e n . Mais si mon p l us grand
risque était de perdre ma virgi nité, Gérard , l u i , risquait la pri ­
son pour détournemen t de m ineure.
Vint al ors le j our tan t redouté, où la voi ture fu t réparée.
Gérard la sort i t du garage devan t moi et M . Pons, manifes-
LE C H EM I N DE D I EU

tement satisfa i t du rés u l tat de son trava i l . Gérard nous d i t


a u revo ir, serra vigoureusement l a main d e son vieil ami, et
m'appli qua sur la j oue un baiser qui me prod u i s i t l ' effe t
d ' un souffi et. I l part i t al ors avec sa voi ture, comme avec une
rivale.
Lorsqu ' i l eut d i sparu , j e me mis à courir dro i t devant moi ,
sans b u t , possédée du seul beso i n de me mettre à l 'abri du
'
monde, de me réfugier en moi - même et de m y cloîtrer
comme dans une forteresse. Dans ma course éperd ue, j ' abou ­
t i s à un vieux cimetière musulman o ù , complètement h ébétée,
i n capable même de pleurer, j e m 'assis sur une tombe en
forme de banc.
J e ne reverrais plus j amais Gérard . La vo i ture q u i l 'avait
amené vers m o i , l 'ava i t remporté. Elle l 'ava i t repris. To ut
était fini. Comment pourra i -j e co n t i nuer à vivre sans lui ?
j ' enviais le mort sur les cendres duquel j ' étais assise. Combien
de temps suis-j e restée ainsi , j e ne le sais pas. Mais j e sera i s
demeurée dava ntage encore s u r cette pierre tombale si
un Arabe ne m ' en ava i t chassée co mme l ' i rrévérencieuse
mécréa nte q u ' i l me supposait être. J e repartis vers la ville,
la tête courbée sur la p o i trine. J e me sentais lasse, al our d i e
p a r la dou leur. J 'avançais pénib lemen t , p a s à pas, étrangère
au mo nde et plus encore à m o i - même.

Le feu de la terre

L E temps qui suivit le départ de Gérard ne comptait pas


dans le cours de mon existence. Je ne vivais p l u s . Seul
mon corps fonctionnait, tel le u ne mach i ne bien régl ée .
Un j our que ma mère et ma sœur étaient part ies en visite
et ne devaient ren trer qu'à la tombée de la nuit, j e m 'app l i ­
quais à l a lecture d ' u n ouvrage sur l ' arch éologie romaine
pour tenter de détourner mes pensées de leur pén ible o bses -
ORAN
s i o n . Au b o u t d ' u n moment, j ' eus la sensation d 'étou ffe r, de
manquer d ' a i r et, comme la fenêtre éta i t fermée, j e me leva i
pour a l l er l ' ouvri r. Elle donnait sur la rue et, à l ' i nstant
même où j e m e penchais à l ' ex térieur pour respirer, j ' entendis
les deux coups d ' avertisseur par lesquels Gérard me signalait
habituel l ement son arrivée. Sans a ttendre, j e me préci p i tai
dans la rue. C ' était u n j our de fête et le garage de M . Pons
éta i t fermé. Tout n ' était donc pas fini, puisq u ' i l étai t revenu,
uniquement pour me voir ! Il m 'aimait, et m ' en donnait la
preuve . . .
E n le retrouvant, le b o n h eur que j e ressentais était s i
i n tense et me d o n n a i t une tel l e énergie, q u e j ' aurais voulu
embrasser, é treindre la vie, le monde, l ' u n ivers entier, et les
renfermer e n moi . Gérard représentait tout cela , et je ne
savais q u o i e ncore de p l us gra n d , de p l us mervei lleux.
- Es-tu l i b re, d i t - i l , veux - tu faire une promenade en vo i ­
ture, vo i r le carnaval e t t ' amuser ?
Quelle aubaine ! Je n 'avai s j amais vu le carnava l . M o n
père s'y é t a i t touj ours opposé. D ' u n mot, d ' u n acquiescement,
je lui la issai entendre la joie qui éta i t la mienne, avant de
courir me préparer.
Quand je m o n ta i enfin dans la voi ture, je découvris Gérard
de profil . Je veux d ire que, pour la première fo is, j 'aperce­
va is en l u i cet homme - au p l e i n sens du terme - que j ' ava is
ignoré j usque-là, ne l ' ayan t vu que sous l ' aspect du Prince
charma n t . M ai s , du même coup, j e vena is de découvrir la
femme dans la mystique ; une femme à la fois étrangère et
fam i l ière . O serais-j e d ire une Catherine trop grande pour ma
tai l l e d ' a lors ?
Jamais j e n 'étais mon tée dans une automo b i l e . Quel plaisir
éta i t le m i en d 'être ainsi transportée rap idement , et n ' importe
où ! Cet espace que j 'ava is touj ours trouvé restreint, con tra i ­
gnant, s a n ::; cesse l imité, gagnai t , par la vi tesse même d u
véh icule, u ne l i berté à laquelle j e n 'avai s pas cessé d ' asp irer.
Temps e t d i s tance venaient d ' être abo l i s .
D ésireux de satisfaire t o u s m e s caprices, Gérard me
demanda quel rôle j e voulais tenir au carnaval . Mon souhait
était de me déguiser en Pierro t . Ma réponse le fit éclater de
LE C HEMIN DE DIEU

rire. Puis, j ugean t mon i dée amusante, i l me co nduisit chez


un costumier où je dénichai un ensemble de satin b lanc. Je
l 'agrémentai d'un loup e t d ' une calotte en vel ours noir.
Lorsque j e sortis de la cab ine d ' essayage, ainsi dégu i sée, je
m ' at tendais à recevoi r des comp l iments. Gérard garda le
si lence en me contemplant lo nguement. « Ce costume ne me
convien t pas, me disais-j e , et je lui dép lais. » M o n plaisir en
était gâché.
Fol l e que j 'étais ! A peine étions- nous remon tés en voiture
que je surprenais sur le vi sage de Gérard une expression de
fierté . . . Mes cra i n tes envolées, j e fus toute au plaisir de la
rou te , de l ' insta nt . Les rues succédaient aux rues , O ran
s ' ouvra i t à moi comme u n fruit mûr : nous rou l i o n s à no tre
propre rencontre dans un déferlement de vie, d ' air, de cou­
leurs. Boulevard Segu i n , le carnaval batta i t son plein : chars
fleuris, cot i l l o ns , masq ues gro tesques . . .
La tête me tourna i t u n peu . I l me semble que, ce j our- là,
nous n 'avons pas cessé de déguster des glaces, de dévorer des
pâtisseries, de lancer des co nfettis. Enfin , Gérard m ' emmena
à la brasserie du Coq d ' or.
Là, ce fu t autre chose. D ' un luxe agress i f, bien fréq uenté,
comme l'on dit, cet étab l issemen t me mit mal à l ' a i se. Tout
de suite. Il ne pouva i t satisfaire que la vanité. De cela je ne
pouva i s être dupe. Gérard, lui , agissait en fam i l ier. On le
sa luait, on lui faisait un signe. Son assuran ce contrastait avec
ma timid ité. I l parlait en maître. Un monde nouveau, inat­
tendu , imprévisible, s' o uvra i t à m o i , fai t de d orures, de
maîtres d ' hôtel, de champagne.
Tou te ma vie, j e reverrai le seau argenté légèrement embué
que le maître d ' hôtel déposa sur no tre table, les gestes céré ­
mo nieux q u ' i l eut pour déboucher la bouteille, e t j ' e n tendrai
le bru i t sec que fit le bouch o n , puis ce pét i l lement blond qui
montait à l ' assaut des coupes . . . Vo i là qui laissait loin en
arrière les rares fois où mon père m ' avai t autori sée à b o ire
un peu de ce vin rouge q u ' i l appelait « chianti n. M a i s le spec­
tacle ne tint pas ses promesses : ce champagne, ouvert à si
grands frais, me montait au nez, me p ico tait la gorge sans la
flatter.

86
ORAN
Sotte comme i l n 'est pas perm i s , j e me plaisais à imiter
Gérard e t , à sa s u i te, je b uvais coupe sur coupe.
Il fal l u t partir. Le temps avai t passé et j e deva i s être ren ­
trée ava n t la n u i t . Or, ce q u i se produisit alors, j e sais que ce
n'est pas i m p u table à l 'alcoo l . Souvent, en effe t, j ' eus l ' occa ­
sion d e cons ta ter, au long de mes années de mariage, que j e
supporta i s l ' a lcool auta n t , sinon mieux, q u ' u n homme.
Jamais i l n ' obscurci t mes facul tés cérébrales ; bien au
contraire, el les paraissaient décupler sous ! ' effe t de la b o i s ­
son . A i n s i e n fu t - i l c e soir- là.
Parvenu dans u n endro i t isolé, Gérard arrêta sa voi ture.
Un court i ns t a n t , il parut hésitan t . Souda i n , i l poussa une
sorte de j uro n , avan t de se j eter sur moi avec la violence d ' u n
désir trop l ongtemps réprimé. S e s lèvres couraient sur mes
joues, le l o n g de mon cou et, quand sa bouche rencontra la
mienne, e n trouverte comme un frui t mûr, i l la savoura, puis
la dévora .
N o n , je n ' étais pas grisée par le champagne. Ma tête resta it
fro i d e . Seulement voi l à : les volcans de la S icile faisaient
éru p t i o n dans m a chair et dans mon sang. Gérard ne put rés i s ­
ter l o ngtemps. S o n amour fu t plus fo r t q u e s a crai nte. Pour
moi, il était plus fort que la mort.

U n moment qui vaut toute une vie

'AVAIS
J
retiré l e pantalon de sat i n b l a n c et mon li nge d e
corps ensangl a n té ; j e l e s roulais en b o u l e et me prépara is
à les j eter dans u n coi n de rue, quand, brusquemen t , Gérard
me les arracha des mains. I l les repl i a avec un soin méticuleux,
y compris l a b louse du costume de Pierro t , la calotte et le
masque, les glis sa dans le grand sac dont i l retira ma robe
que je m ' empressai de revêtir.
- Pourquoi veux - tu garder ce l i n ge ? Tu as loué ce costume,
LE CHEMIN DE DIEU
mais t u ne pourras le rendre ainsi souillé, l u i d i s -j e , i ncapable
de comprendre son comportement .
- Ce qui te semb le souillé, me répliqua - t - i l , e s t pour moi
le plus propre. Ce que tu voulais j eter est pour moi l e bien le
plus précieux, e t j e veux le conserver en souve n i r d ' un moment
qui vaut toute une vie !
Je sen t i s comb ien son amour éta i t fort . Cela me réconfort a .
I l m e reco n d u i s i t j usque chez moi e t repart i e . Ava n t de
monter, je levai les yeux vers les fenêtres de no tre apparte­
ment : i l n ' y avai t pas de lum ière. Tou tes mes cra in tes é t a i e n t
apai sées ; m a mère e t ma sœur n ' étaien t pas e ncore ren t rées .

Départ de Gérard
ÉMOIN de nos renco n tres , M . Pons ava i t pu su ivre dès le
T début l 'évolution de nos relations, à Gérard e t à moi­
même et en prévoi r l ' issue. Aussi ne fut - i l pas surpris lorsque
Gérard le mit au courant des fa i ts du Mardi gra s . Mais quand
i l en vint à avouer son i n tention de me demander en mariage,
M. Pons trouva à l u i répondre par des arguments pérem p ­
t o i res : Catherine, d i t - i l , est encore t rop j eu n e . E l l e n e sera
en âge de se marier que dans trois ou q u a t re a n s . Au plu s
tôt ! De plus, M . Mal tese ne ren trera du M aroc q u ' après avo ir
achevé les travaux q u ' i l y a e n trepri s . Ce qui peut deman der
un certai n temps. Quant à Mme M a l t ese, elle ne saura i t
prendre u n e décision aussi importante d e sa propre i n i t i a t i ve.
M . Pons deva i t aj ou ter m i l l e autres choses. B a i s s a n t la vo ix,
i l confia à Gérard que, s ' éta n t entretenu avec ma mère au
sujet des longues absences de mon père, elle lui ava i t appris
q u ' i l étai t coutumier du fait, q u ' i l était b o hème et n omade
de nature et q u ' i l ne pouvai t pas rester l o n gtemps dans un
même endro i t . Qua n t à elle, elle passai t l e plus clair de sa
vie à l 'attendre. Toutefois, son bonh eur à le retrouver é t a i t

88
ORA N

si gran d q u ' i l la réco mpensa i t de sa patience et de sa peine.


Et ce n 'é ta i t pas tou t . Gérard apprenait également que mon
père n o u rrissait de grandes espérances pour ses filles . Plus
que tou t , i l souhaitait nous voir épouser, Tina et m o i , des
o ffi c i ers français. Sur quoi , M . Pons d i t sur un ton grave que
ce M . M a l tese étant un homme j aloux de ses prérogatives et
in tra n si gea n t sur les pri ncipes, Gérard deva it b i en réfléch ir
ava n t de se décider et s'entourer de la plus grande prudence.
Tel l e fu t la dernière conversation que Gérard eut avec
M. P o n s . I l me la rapporta fidèlemen t , sans pen ser un seul
i nstant q u ' e l l e sera i t la dern ière q u ' i l aura i t avec mo i . Une
sema i n e plus tard , e n effe t, i l partit pour la France. Son père
venait de mourir. Dès lors, il ne devai t plus revenir, dans
l ' o b l i ga t i o n de rester auprès de sa mère .
C ' est a i n s i que j e perd i s peu à peu tout espoir de le revo ir.
Pour moi, la vie é ta i t finie au moment même où elle ava i t
com mencé .

Révolte

E
J
supportais ce suppl ice durant deux an nées lorsque,
aya n t a t tei n t l a l i m i te de ma rési stance, j e me révo ltai
contre D ieu et le ren iai .
C 'é ta i t la fin pour m o i . J 'avais perdu tout ce q u i éta i t ma
raison d 'être et décidai de qui tter ce monde, qui étai t devenu
pour moi u n e n fer, après avo i r été un para d i s . J e sa isis un
flacon de d i gital i ne, remède que prenait mama n , et allai
m ' enfermer dans ma chambre . Je savais que ce médicament
éta i t un p o i s o n m ortel s i on l ' absorba i t en grande quantité.
Le flacon était p l ei n . J e le portai à mes lèvres, avec l ' i n tention
de le vider, quand j e reçus u n coup sec sur le po ignet : ma
main l aissa tomb er le flacon q u i se brisa et le l i quide se
répand i t sur le sol . J e restai pétrifiée de terreur : qui donc
m'ava i t donné ce coup ? J ' étais seule dans la chambre.

89
LE CHEMIN DE DIEU

Lorsque enfin épuisée par l 'a ngoisse et l e désespoir, j e finis


par m 'endormir à l 'aube, j e fis u n rêve q u i ne pourra jamais
s'effacer de ma mémoire .

J e vois D ieu en rêve

E me trouvai s à la campagne, dans un champ assez grand,


J cai l l ou teux, sans aucune végétation, clô turé par un petit
mur de pierre . J e marchais de long en large, sans b u t précis.
Lorsque soudain u n homme d 'âge mûr m ' apparu t, vêtu d ' u n
costume gris clair. Sa présentation so ignée fa i sait u n contraste
éto nnant dans ce lieu sauvage . I l se d i rigea vers m o i et s'ar­
rêta à une d istance de q u i nze mètres enviro n . Je n ' eus pas le
temps de voir son visage, car ses yeux proj etèren t sur moi
deux rayons d ' une i n tensité l um i neuse éb l o u i ssante, in soute­
nabl e .
J 'eus immédiatement la certi t u de q u ' i l é ta i t D ie u . Le sen­
timent de sa p uissance écrasante et de mon néa n t m e fa isait
tremb ler d ' effroi . Il m 'adressa i n térieurement les reproches
les p l u s sévères , et une menace terrible que j e résume en ces
quelques mots : « M i sérable créature qui renie son créa­
teur ! J e puis châtier ton audace prétentieuse en faisant
régresser ton h u man i té en bes t ia lité, comme ceci ! » Il étendit
alors son bras dro i t h orizo n talement, et je fus métamorph osée
en une j eune ch ienne slough i , suspendue à son bras : « Voilà
ce que tu deviendras s i tu pers i s tes dans t o n imp iété, prends
bien garde à l 'avenir. n Je rep ris ma forme dès q u ' i l d i sparu t .
A c e moment , d e s reli gieuses co iffées d ' a i les b l a nches sor­
tirent d ' une cabane s ituée dans un angle d e l ' enclos, vinre n t
me prendre p a r la main, me firent pénétrer à l ' i n térieur e t
m e revêtirent d ' une robe semblable à l a l e u r . M on rêve ter­
m i né , j e me réve i llai terrifiée, repentante. I l m e sera i t impos­
sible dorénavant, ayan t vu D ieu , de dou ter encore de Lu i .

go
Délire

E n ' avai s p l u s le cou rage ni la force de supporter ce sup­


J p l ice. Ma p a t i e nce s'ép u i s a i t en vai n , et j e ne parvenais
pas à ran im er ma foi q u i s ' éteigna i t . Ne pouvant me s u i ­
c ider e t d a n s l ' i mposs i b i l i té d ' échapper à m a torture morale,
j e vou l u s sombrer dans la fo l i e . M a i s par quel moyen ? Je
finis par e n trouver u n . Près de chez nous se trouvai t un
h ôp i ta l comportant un service p sych iatrique. Lorsqu' i l
m ' arriva i t d e p asser devant, j ' en tendais l e vacarme . des
déments . J ' i magin a i alors que par ce voi s i nage, et ma
vo l o n té a i d a n t , je fi n i rais par subir une sorte de contamina­
tion. A partir de ce m omen t , j ' allai m'asseo i r tous les j ours
sur un des bancs q u i se trouvaient sous les murs de l ' h ô p i ta l .
J e restais l à pendant u ne h eure, et parfois p l u s lo ngtemp s,
à écou ter les cri s dél i rants, espérant a i ns i perdre la raison .
J e fi n i s par comprendre la van i té de mes efforts , et me l a i s ­
sa i emporter par les fluctua t i o ns du s o r t , comme un navire
l i vré dans la tempête aux vagues de l ' océa n .

La prophétie

MON tourment e t mon désespoir étaient s i forts q u e j e ne


sava i s comment les cach er aux miens. J e trouvai s un
co i n où m ' i soler e t p l eurer à mon a i se : dans les toi lettes,
qui étaient s i tuées v i s - à-vis de la porte d ' en trée, au fond d ' u n
cou l o i r . U n e n u i t j e m ' y trouvai s a s s i s e , la porte ouverte dans

91
LE CHEMIN DE DIEU
l ' obscuri té complète. Je me remémorais l ' arrivée à O ra n , ma
tris tesse, l ' angoisse et la prém o n i t i o n du m a l heur qui
vena i t de se réal i ser. Soudai n , en face de moi, sur la porte
d ' en trée fermée, u n point lum ineux, sci n t i l lant comme une
étoile, attira mon regard . Sa lumière s ' agrandit len temen t et
sa voix me parl a . Je l ' entendais dans l es battements de mon
cœur, dans la pulsation du sang dans mes artères . Elle p ro ­
phétisai t . Elle m ' énuméra i t une longue série d ' épreuves que
j 'aurais à surmonter. Elle m ' exhorta i t part icul ièrement à la
patience, avec la fermeté d ' u n ordre. Je ne puis que don ner
ici un bref résumé de cette prophétie : « Tu verras ce q u i est
le plus élevé dans ton esprit foulé à terre et sou i l lé dans la
boue. L ' amour et la généro sité qui débordent de ton cœur
attirero nt sur toi la h a i ne et la jalousie. Tes sent i ments et tes
actes les plus l o uables sero n t dénaturés, deviendront b lâ ­
mables . T u n'obtiendras q u e le contrai re d e t e s p l u s ch ers
désirs , et toute douceur se changera pour toi en amertume.
Supporte ces dou leurs avec patience, avec pati ence, avec
patience. n
Après un court s i lence, une vision m ' apparut : j ' étais assise
sur un siège, mais qui ava i t la signification d ' u n trô n e . Se
fa isant douce, encourageante, l a voix reprit : <c Ce sera le
prix de ton endurance, quand le temps sera ven u . n

La descente de lit

PENDANT l a guerre d e 1 4 - 1 8 , papa acheta i t régul ièreme n t


L 'Illustration, périod ique alors célèbre p o u r ses bel les
photographies et ses portra i ts en couleurs, de ro i s , de chefs
d ' É tat, de maréchaux et de généraux . J ' y découvra i s de beaux
et nobles visages que j ' admirais. J 'avais certes d u sang i t a l i en
dans les vei nes, mais l ' amour de la France éta i t dans mon
cœur, avec cel u i de Dieu. Ils étaient i nséparab les. J e passais
ORAN
des h eures à con temp ler ces belles images et à l i re les articles .
Un j o ur, je découvris des p h o tograp h ies en noir et blanc des
tranchées où se trouvaient des soldats. J e saisis al ors le sens
de l ' expression « les Poilus n, appellation p lu tôt com ique,
mai s tragi que en réa l i té car leurs vi sages étaient envahis par
une broussaille de cheveux et de p o i l s , emmêlés et sales . Leurs
yeux étaient h agards ou fermés, témoins d ' une souffr ance
portée à un tel point qu'elle entraînait comme une perte
de conscience. Certa i n s , debou t , i n d i fférents à toute au tre
chose, ne s'occupaient que de leurs armes ; d ' autres, assis,
raj ustaient au mieux leurs chaussures ou leurs u n i formes
déc h i rés et maculés. On pouva i t aussi voir d ' i n nombrables
blessés a l l o ngés ou recroquevi l lés dans la neige et la boue
qui les recouvraient à dem i . La vie se retira i t comme à regret,
petit à p e t i t , tout doucement, de leur visage exsangue.
J e découvris la guerre ! une tuerie fratri cide, insensée. Je
ne p ouvai s absolument pas l 'admet tre, et m o i ns encore la
comprendre. Quand j e lus l ' article qui commentait ces
révo l t a n tes images, je sen tis la h o n te et le mépris de m o i ­
même me gagner. L a foi qui n ' agit p a s , n ' est p a s u n e f o i s i n ­
cère, me suggéra m a conscience. J e l ' approuva i . O u i , mais
comment agir, par quel moyen ? I nterroge ton cœur, i l te
rép o nd ra , me conse i l l a - t-elle. Cé que j e fis en me concen ­
tra n t u n momen t . La solution m 'apparut aussi tôt. Elle éta i t
simple. Au l ieu de me coucher, rassasiée après un bon dîner,
bien au chaud dans u n l i t moelleux, sous des couvertures de
laine, je dormirais désormais à même le sol, sur ma des­
cente de lit, avec u n seul drap, et j e souperais uniquemen t
d ' u n e assiette de po tage . E t ce, j usqu'à la fin de la guerre.
La nuit venue, je m ' é tendis sur la descente de l i t , sans cous­
sins et sans couverture. Quand ma sœur me vit agir de la
sorte, elle me demanda de quelle fol i e j ' étais soudain at tei n te.
Je lui rép o ndis que dorénavant, et pendant tout le temps que
durera i t cette guerre, j e ne dormirais p l us dans mon lit. Nous
étions alors au mois de j anvier et i l faisait un froid glacial ; or,
Ti na, qui me savai t très fri leuse, s ' endorm i t convai ncue que
je ne p o urrais supporter bien longtemps cette épreuve. Pour­
tant, au mati n , le l i t n ' avait pas été défa i t et sur ma descente

93
LE CHEMIN DE DIEU
de l i t j e dormais comme une bienheureuse. E l l e s ' empressa
d ' al ler trouver maman pour la mettre au coura n t . N o t re
mère s'en émut au point de se précipiter aussitôt dans la
chambre. Sans doute se souvenai t - e l l e qu'à l 'âge de trois
ans j 'avais fai l l i trépasser à la suite d'un refro i d i sseme n t . Et,
me trouva n t tel le que Tina m 'ava i t décri te, elle me secoua si
fort que j e me réveillai sur- le-champ. J ' eus dro i t au sermo n
et a u x menaces ; m a i s maman, qui me con naissa i t b i e n ,
sava i t que j e m e serai s fa i t battre à mort plutô t q u e de ren o n ­
cer à c e que m a vo l o n té m ' ordonnai t . Aussi abandonna­
t-elle l ' espoir de me convai ncre pour se rendre dans la cu isine
où elle me prépara u n petit déj eu ner, café fum a n t et p a i n
beurré . C ' es t ainsi q u e j e dorm i s , pendant t o u t e la guerre,
sur la descen te de l i t . J ' e n ai gardé j usqu'à ce j our u n e
aversion pour l e s l its trop m o u s et trop dou i l lets . . .

Le champ d e courses

LE besoin de fu i r u n monde que j e ne supportai s q u ' avec


beaucoup de peine et de patience, me suggéra l ' u n e
après l 'au tre deux i dées q u e j 'envisageai sérieusement de
mettre à exécutio n .
L a première é ta i t d 'entrer dans l ' ordre rel igieux d u Carmel .
La seconde, de partir vers une î le du Pacifique so i gner les
lépreux.
Cette dernière exigeai t des co n d i tions d 'âge, j e n ' ava is que
d i x - sept ans, et surtout des moyens d ' i nforma t i o n e t de for­
mation qui me faisaient défaut. Mais j e n'y renonçais pour­
tant pas entièremen t .
L a première i dée m 'ava i t semblé plus faci lemen t réal i sable.
Mais en l 'analysant longuement j e découvris des ra isons q u i
.
s ' y opposaient :
I l y ava i t dans ma nature une force dynam ique q u i exigeai t

94
ORA N

de se dépenser dans l 'effort p hysique. La l i berté d 'agir


m ' étai t i n d i spensable. J e ne pouvais pas supporter d 'en traves,
ni de contra in te m ' obl igeant à rester enfermée dans un lieu,
al ors que le beso i n d 'action et d ' évasi o n me poussait dehors.
J e voulais marcher en m ' i n téressant à tout, aux grandes et
aux p l u s h umbles choses, e t surto u t découvrir, au bout d ' u n
chem i n s a n s barrières , l ' h orizon prometteur d ' u n but à l a
fo is proche et l o i n tain . Après m 'être l ivrée à ces considéra ­
tions, i l m 'apparut clairement que j ' étais i napte à vivre dans
la clôture d ' u n m o nas tère. Renonçant défi n i t ivement à cette
i dée, je revin s à mon p o i n t de départ : ce monde, que j ' avais
voulu fuir, m ' a p parut soudain dans une perspective nou­
velle, semblable à u n champ de courses, parsemé d ' obstacles
variés e t d iffi c i l es . La victoire appartiendra i t au meilleur cava­
l ier. Je résolus d ' arriver gagnante à cette course. I l s ' agissait
de bien me tenir en selle, de garder mon assiette et serrer
fermeme n t les rênes, pour évi ter de me laisser désarçon ner
par ma m o n ture.

L 'aube

LE cyc l o ne q u i m 'ava i t emportée d a n s son tourb i l l o n n e


s 'apaisa q u e lorsque j 'a ttei gnis m a d i x - h u i tième année.
Il s'éloigna en me laissant brisée au m i l ieu des décombres .
Les épreuves énumérées par la voix prophétique s'étaient
réa l i sées, et j e crus qu 'elles étaient finies. En fa it elles
devaient comp ter parmi les plus douloureuses de mon exi s ­
tence, m a i s el les n 'étaient p a s l e s dernières . J e devais e n subir
bien d ' a u tres encore, de nature différe n te , au long des
années .

95
Le filleul de guerre

COMME tou tes les élèves de l ' i ns t i t u t i o nj eanne- d ' Arc, j 'avais
mon fil leul de guerre. Agé de vingt - q uatre ans, i l se
nommai t j u l ien d ' Herbéco urt.
Nous correspond ions dep u i s près de deux ans ; nous
échangio n s des photos ; bref, j e rêvai s u n peu . En vérité,
je m'acharnais à essayer d ' o u b l ier Gérard . Et puis, vo ici
que, par u ne lettre, i l m ' a n n o nça i t q u ' i l vena it me vo ir
à l 'occasi o n d' une perm i s s i o n . Tout son programme éta i t
tracé : dès son arrivée, i l se rendra i t c h ez sa s œ u r , à Ora n . L à ,
i l attendra i t que j e l u i fasse signe ; et i l s e réj o u i ssait à l ' i dée de
pouvo i r enfin rencontrer sa cc marrai n e ».
Deux sema i nes plus tard , i l se prése n tai t à la maison.
J e me tenais auprès de ma mère et de ma sœur, lorsq u ' i l
apparu t . Aussitôt, i l pro d u i s i t s u r el les u n e i mpression que
je ressen t i s favorable à voir seulement l eurs sourires, leurs
réactions a i mables et la douceur de leur mai n t i e n .
C e j u l ien d ' H erbécourt était gra n d , d i s t i n gué, d ' u n vi sage
agréable. D irai -je q u ' i l ava i t cc la m i ne avenante » ? En tout
cas, ma réaction ne l u i fu t p o i n t favorab l e . J e lui vis de la
mo l lesse dans les atti tudes, un manque de fermeté dans le
regard, et le t imbre de sa vo i x me dép l u t . Pour d i re les
ch oses s i m plement, je n 'é ta i s pas déçue : cet homme me lais­
sa i t i n d i fférente. É vi dem ment, i l ne tarda pas à s'en aperce­
vo i r en dép i t du soin q u e je m i s à me mo n trer i n téressée
et atten t ive. Mais l 'écart q u ' i l y ava i t en tre ma fro ideur p o l i e
et l ' impression forte q u ' i l fa i sa i t sur ma mère et sur ma sœur
deva i t rap i dement l 'écl a i rer sur des sentiments que j ' ava i s
affectés d a n s mes lettres et que j ' étais i n capable de ressentir
en sa présence.
Mais à tout malheur correspond un b i e n . Pendant les vi ngt

96
ORAN

jours q u e d ura le séj our de J ul i e n , i l se produisit u n événe­


ment i nattendu : J u l i e n se consola en se fiançant avec sa
cousine, e t j e vis dans cette préci p i ta t i o n u n sujet de soula­
gement en même temps q u e d ' o rgue i l . A i n s i va la femme, sur­
tout lorsq u ' e l l e est e ncore jeune e t i n expérimentée . . .
Sans comp ter que ces fiança i l les m e firent connaître u ne
fam i l l e et un m i l ieu d ' o ffi c i ers . Tout en l ' ignorant, J u l ien
était e n tra i n de se fa i re l ' in s trument des rêves paternel s .
Cette année- l à, j e reçus tro is demandes e n mariage. E l les
provenaient t o u tes d ' o ffi ci ers en garnison à Oran. J e les refu ­
sai l ' u n e après l ' a u tre . Pourqu o i ? Sans doute parce q u ' i l était
écr i t que la quatrième, fai te par un médecin m i l i taire, devai t
être cel l e q u i m ' a gréera i t . C ' es t a i n s i q u e j 'épouserai I van
Delorme qui, en même temps que s o n nom, me donnera i t la
national i té française.

Le mariage

LE mariage, fon d é s u r u n parfa i t accord, une s i ncéri té


et une confia nce m u t u e l l e absolues, m ' apportait l ' équi­
l ibre de l a paix, e t l e b o nh eu r d ' u ne affection plus pro fo nde
qu'un certain amour.
Je trouvais chez l e compagnon de m a vie une p l é n i tude
i n tellectuelle, une cul ture général e, u n e noblesse de s e n t i ­
ments q u i fai saient recherch er sa compagn ie. Le grain de sel
d ' une fi nesse d ' esprit mérid io n a l n e m e perm i t j amais d ' être
fâchée avec l u i p l u s d ' u n quart d ' h eure. Un tra i t d ' h umour
me faisait t o u t o u b l i er dans u n rire :
- N ' o ub l i e pas que t u es fâchée ! gronda i t - i l malicieu­
sement . J e découvr i s e n l u i , au long des années de vie
commu n e , cette compré he n s i o n parfo i s surhumaine q u ' on t
certains médecins d e la n a tu re i ntime fém i n i ne . J e m e trou -

97
LE CHEMIN DE DIEU
vais en tourée par la tendre s o l l i c i tude de l ' h omme plus
âgé envers sa jeune épouse.
J ' adm irais mon compagno n , j e l e respecta i s et j e l ' estimais
plus que tout être au monde. Grâce à lui, j ' a l l a i s pouvo i r
réa l i ser la m u l t i p l ici té comp lexe de m a personnal i té et plus
tard, son u n i té principielle.
Qua trième partie

LA C O RS E
Inquiétude

DÈS le d é b u t de n otre mariage, j ' avais é t é inquiète de


découvrir le tempérament violent d'Ivan . Dans u n
accès de colère, i l perdait t o u t contrôle de ses actes e t de ses
paroles. I l s'en excusai t ensuite, h o n teux e t conscient de cette
faiblesse . Il é ta i t toulousa i n , mais j ' étais sicilienne. S ' i l
pouva i t frapper, j e pouvais tuer. Cette découverte m'avait
obligée à réfléch ir longtemps et sérieusemen t . L 'avenir de
no tre u n io n était e n jeu .
Je n ' ava is que d i x - h u i t ans . Lui ava i t d i x - sept ans de plus
que m o i . M o d i fier son caractère, e n supposant qu'il le
veu i l le, nécess i tera i t plu sieurs années . E n attenda n t , je ne
pouva is espérer de sa part aucune co ncession . Un change­
ment i n d i spensable et urgent m ' i ncombait donc, et à moi
seu le.
Cela m ' obl i gea à recourir à une vertu q u i m 'était naturel le,
et qui m 'ava it ai dée à supporter les d u res épreuves de mon
adolescence : la pat ience. Elle fu t cette fois encore efficace
et d ' u n grand secours . .f e parvins a i nsi non sans di ffi cu l té à
maîtriser ma nature impulsive, aux réactions imprévisibles.
Néanmoins, u n j our, dans les premi ers mois de no tre
arrivée en Corse, je ne pus refréner ma co lère .
Ivan m 'ava i t imposé u n ordonnance, recommandé par l e
préfet d ' Ajacc i o . Cel u i - ci , au cours de nos travaux domes-

101
LE C H EM I N DE D I EU

t i q ues, m ' e n t retena i t parfo i s d ' u n s uj e t q u i susci t a i t des


polém i q ues acerbes, d i v i sa i t les Corses et les opposa i t par­
fois aux con t i n e n t a u x , q u ' i l s appel a i e nt les « p i n souraux n .
I l s ' a g i s s a i t d ' u n pers o n nage cél èbre à cer r e époq u e dans
route la Co rse et j us q ue d a n s l e m i d i d u Co n t i ne n t : Roma­
net i , l e b a nd i t ! N o t re j eu n e ordo n n a n ce é t a i t son neveu . En
rassem b la n t les réci t s fragmen t a i res q u ' i l me f a i sa i t de son
o ncle, je m ' é t a i s f a i t u n e i mage et u n e o p i n ion de cel u i - c i .
I l m ' é t a i t sym p a t h i q ue. C e n ' é t a i t p a s un m i sérable ba n d i t ,
v u l ga i re co m m e t a n t d ' a u t res, n o n ! C ' é t a i t u n ba n d i t d ' h o n ­
neur, pourchassé par l e s u n s , pro tégé p a r l e s a u t re s . I l se
cach a i t dans l e m a q u i s où il éta i t i n t rouva b l e .
U n j o ur d o n c , t a n d i s q u e n o u s é t i o n s à table, à déjeuner,
I va n a t t a q u a R o m a n e t i d ' u ne m a n i ère q u i m e d ép l u t , car i l
rép é t a i t l e s pro p o s h a i neux e t les p l u s avi l i s sa n t s d ' une
rumeur publ i q ue partisane. J e ne pus le supporter et pris la
défense de Roma n e t i , argu a n t de ce q u e m ' ava i t appris n o t re
ordonna nce. I va n ne p u t en e n te ndre dava ntage. Emporté
par u ne v i o l e n te colère, s o n vi sage, h ab i t uel lement p â l e ,
d ev i n t cramo i s i . L e s t ra i t s déformés par u n e expression m a u ­
v a i se q u i l ' e n l a i d i ssa i t , i l m e l a n ç a : « P u i s q u e t u l 'a i mes
t a n t , va t e fa i re empapaou t er par l u i ! n M on bras se déten d i t
e t ma m a i n le g i fla avec u n e t e l l e force q u ' e l l e fit v i rer sa
t ê t e . M a m a i n é ta i t partie i n dépend a m m en t de m o i , de ma
vo l o n t é . Le ges t e d ' I va n fut aussi p ro m p t . I l me fra ppa à
l ' épaule d ' u n coup de la fourch ette avec laquelle i l m a n ge a i t
d u p o i s s o n . J e p o r t a i s u n e robe sans m a n ch e s . L e s den t s de l a
fourchette s ' ét a i e n t e n fo ncées dans l a c h a i r , le sang co u l a i t
de m o n bras e t t a ch a i t ma robe.
A ffolé, I va n se leva e t courut p réc i p i t a m m e n t en cria 1 1 1
comme u n fou q u e l a blessure éta i t da ngereuse. I l rev i n t avec
un t a m p o n d ' ouate i mb i bé d ' a lcool à 9 0 ° e t m e fro t t a éner­
giquement l e bra s , en se t ra i ta n t de t o u s les noms. Il m e fit
ses excuses, ageno u i l lé h u mb l em e n t , pén i te n t , b a t t a n t sa
coulpe.
M a d i g n i té sa uvegardée, j e f u s magna n i m e . J e l u i pardo n ­
n a i . M a i s i l sen t i t parfa i t e m e n t q u e s ' i l vou l a i t m e garder,
il lui fa l l a i t a b s o l u m e n t évi ter l a répé t i t i o n de tels agissem e n t s .

1 02
LA CORSE
J e parvi ns a i ns i à mai n tenir nos rapports à u n n iveau de res­
pect réciproque qui devai t d u rer jusqu'à l a fin de sa vie.

Le pari

EN 1 9 2 1 , Ivan fu t affecté en Corse en qual i té de médeci n ­


chef d e l ' h ô p i ta l d ' Ajaccio . Aucun l ogement n ' étant
disponible en v i l l e , nous dûmes habiter à l ' h ôp i ta l , dans
une seule chambre, privés du confort l e plus élémentaire.
Cela durait depuis presque tro i s mois, l orsque enfin on
i n forma Iva n q u ' u n deux - p i èces meublé e n sous- location
était l i bre en v i l l e . U ne plus ample i nforma t i o n nous apprit
q u ' i l s 'agissa i t d ' un appartement bien situé, occupé en par­
tie par deux vi ei l l es fi l les, qui tenaient l ' un ique mercerie de
l a ville. Elles é taient très dévo tes, et l eur exi s tence s'éco u l a i t
e n tre l e travai l e t l e s prati ques rel i gi euses, s a n s aucune déro ­
ga t i o n . E l l es vivaient ensemble depuis la construction de
l ' immeuble, dans la même pièce, u nies par l a simi l i t ude de
leur idéa l . E l l es sous - l o uaient une chambre à coucher et
une sal l e à manger, et partageaient la cuisine avec les loca­
tai1-es . Ceux - c i , au d i re de l ' i n fo rmateur, n ' étaient jamais
restés plus d ' u n ou deux mois. Il leur ava it été imposs i b l e de
supporter davantage l ' h umeur maniaque, acariâ tre et tyran ­
n i que d e leurs proprié taires .
Ces propos, l o i n de me décourager, excitère n t ma curi o ­
s i té et provoquèrent en m o i un certa in i n térêt. De t o u t e
façon j ' étais résol ue à v ivre n ' i mporte où p l u tôt q u e dans
l ' a tmosphère dépri mante de l ' h ô p i ta l .
J ' accep tai ces co n d i tions sans fa i re d ' obj ecti o n . Ivan en
lu t réj ou i . Lui aussi ava i t hâte de loger a i l leurs que dans
les l ieux où i l exerça i t sa professio n .
Après nous être entendus avec l es respectab l es personnes
et avo i r visité les l ieux, nous fîmes l e nécessaire pour les occu -

1 03
LE C H EM I N DE D I EU

per le j our même. J 'eus ainsi le temps de fa ire plus ample


con na issance avec nos vieil les demoiselles.
La propriétaire se nommait U rsula d ' O rnan o . Elle était
native d ' Ajacc i o . Elle avai t cinquante - c i nq ans envi ro n , était
petite, rondelette, le visage j o u ffl u et congestionné. Elle ava it
l 'air avenant, mais le verbe dur et agressif.
L'autre, d ' origine charentaise, éta i t sa compagne depuis
de nombreuses a n nées . Elle semb lait avo ir dépassé la soixa n ­
taine, étai t grande, mi nce, le vi sage pâle e t ascétique, un
sourire avorté sur ses l èvres sèches, la voix à peine audible.
Les chambres , de dimensions conve nables , étaient meublées
selon le goû t et le caractère de ces d ignes perso nnes : des
meubles soli des et strictement fo nctionnels, à peine adoucis
par la fantaisie de broderies et d ' ornemen ts désuets .
Cet ensemble, dans sa médiocrité, fut loin de pro d u i re sur
moi l 'effet découragea n t auquel o n aura i t pu s'a t tendre.
Je ressentais au contraire une sorte de plaisir malicieux,
plein de sous - e n tendus sur l ' aven ir. J e pariai avec m o i ­
même de res ter dans ces l ieux et de ne les qui tter q u e pour
une au tre affectation d ' Iva n .

Scandale

m ' étai t absolument impossible de trouver u n e relation


I
L

convenan t à mon caractère parmi les membres fém i n i n s


de la société d 'Aj acci o . M o n a l l ure franche, sporti ve , m a
façon de m ' h a b i l ler de blanc, les bras e t l e s j ambes n u s , de
garder la tête découverte, les cheveux coupés court « à la
garçonne n , mes lèvres fardées, tout cela éta i t co n traire aux
convenances, et plus en core : j e m ' arrêta i s dans la rue pour
parler aux h ommes ! (j 'échangeais quelques paro l es polies
avec des relations d ' Ivan !) Bref, j e causais u n scandale et
j ' étais l ivrée à la cri tique et à ses médi sa nces comme une
biche traquée par des chasseurs .

1 04
LA CORSE
Cela d urait depuis u n certain temps quand, au cours d ' une
récep t i o n réunissant l ' é l i te de la ville, le p oète J ean Maquis,
pers o n nage d ' une grande notoriété, d o n t la compagn ie étai t
recherchée, fit la lecture à h a u te voix d ' u n poème tout à mon
h o n neur. Ce fu t une sorte de garantie, me donnant dro i t de
cité, suivi d ' u n cessez - l e - feu provisoire .

Le nid de verdure

LA Corse était un pays i déal pour mon tempérament d ' ar­


tiste. Sa végétation fol l e aux senteurs sauvages, le
rouge des rochers, les bleus et les violets profonds d u ciel et
de la mer s' harmo nisaient dans des tein tes veloutées.
J ' avai s découvert, a u - dessus de la grotte Napoléo n , un n i d
de verdure d a n s lequel j 'a i mais à m ' abri ter, oubliant le
monde, le temps e t ses con t ra i n tes. J ' emportais quelquefois
avec moi soit la B h agavad-gîtâ, soit les Upanishads, car à
cette époque j ' étudiais les Védas . Je restais ainsi assise sur les
feui l les mortes, l isant ou méd i tant, dans le s i lence ou l ' iso­
lemen t .
Je goû ta i s en ces i nstants la véritable saveur d e la vie, dans
un état de d i spo n i b i l i té spirituelle totale.

Le serpent

m 'arriva i t souvent au cours d ' une méd i tation de rester


I
L
l ongtemps dans une immob i l i té si parfai te que les o i seaux
qui voletaien t autour de moi se posaient sur mes épaules .

1 05
LE CHEMIN DE DIEU
I l s s'étaient habitués à ma présence. I ls picoraient çà et l à ,
avec d e s tril les j oyeux, l e s miettes de pain que j e l e u r appor­
tais. J ' avais appris q uelques n o tes de leurs chants et quand
je les siffl otais, ils répondaient aussitôt, comme pour m ' e n ­
courager à poursuivre le c h a n t .
U n après - m i d i , au cours d ' u ne de ces méditations, i m m o ­
bile, l e s ai les de mon esprit dép loyées dans u n a u - delà
éthéré, j e fus ramenée au sol par u n siffl ement semblable à
celui d ' un souffl et de forge. En l ' entenda n t , j ' ava is senti mes
cheveux se héris ser, mais j 'étais restée immobile, dominant
le prem ier mouvement de frayeur qui ava it été de fu ir, pen ­
sant q u ' i l y ava i t derrière mon dos u n gran d serpent prêt à
m ' attaquer .
J e n ' avais pas e u beso i n de m e retourner pour avoir la
cert itude qu 'aucune bête de nature terrestre ne siffl a it der­
rière m o i .
J e savais quel e n nemi venait de s e manifester, en essayant
de m 'écarter de ce n i d de verdure dans lequel j 'ava is le pri­
vilège d ' échapper à son empire .
Mais i l m 'ava i t trouvée contrôlant mes moyens de défense :
j ' étais restée assise, impassib le, maî tresse des lieux.

Blâmes

s 'éta n t embarqué pour le C o n tinent où il devait res t er


I
VANquelque deux semai nes , j e me retrouvai sur le port au
mil ieu d ' u n e foule ardente et bigarrée.
Les départs et les arrivées de ba teaux fa isaient partie des
pri ncipales distractions de la ville, et les gen s de toutes con d i ­
t i o ns ne manquaient pas d 'assister à c e spectacle permanen t .
I l y avai t là affl uence de désœuvrés, de curieux, sa ns parler
des habi tués du cours Napo léon , des parents et des amis
qui accompagnaient les voyageurs .

1 06
LA C O RSE

I van part i , Je remontais l e cours d u Grand -Val e t m ' en


retournais à la maison en compagn ie de mon amie Pau l i ne.
Nous passâmes près d ' u n gro upe de tro is dames . E l les
me regarda ient et parlaient en tre elles, ignorant que je
comprenais le corse.
- M a i n tenant que son mari n ' est plus là, la pinsouta va
p o uvoir profiter et jouir de sa l i berté à son aise ! la nça l ' u ne
d 'elles, que je ne co n naissais que pour l ' avoir aperçue .
- Elle ne s'en privera pas , répondit s a voisine en sou l i ­
gnant s o n propos d ' u n h ochement d e tête réprobateur.
C ' é ta i t la reprise des h o s t i l i tés. Tan t de parti pris me
révo l ta . J e j urai en m o i - même de museler ces bouches
veni meu ses . Toute la journée, j e manquai d ' a i r . Le soir ven u ,
j e n e pris q u ' u n bol de café au lait avec u n biscu i t .
J e m ' aperçus alors q u e le pétrole de m a lampe s'épuisa i t .
N ' e n ayant p l u s , j 'allai demander a u x viei l l es demoiselles d e
m'en prêter.

Le livre

EN ouvrant, elles furen t surprises de me trouver la lampe


à la mai n , et s ' empressèrent de me fai re en trer dans leur
chambre. Il y ava i t plus de deux ans que nous habitions chez
el les. Après les premiers affrontements du déb u t , j 'ava is
appris à les con naî tre et je savais comment me comporter avec
elles. J ' ava is réussi à les désarmer à force de pat ience, de
respect et de gen til lesse. Elles me manifestaient une soll icitude
indu lgente et sincère .
Pour la première fo i s , j e pénétrai dans leur domaine privé.
C ' éta i t , à n 'en pas do uter, une sorte de promotion dans leur
estime. Tand i s qu 'elles s'affaira ient à remplir ma lampe,
j ' ava is remarq ué, sur les murs ornés d ' images de la Vi erge,
de statuet tes de saints et de crucifix, une petite étagère garnie

1 07
LE C HE M I N DE D IEU

de l ivres . Une soudaine i nspiration m ' en fit saisir u n . Je lus


son ti tre : c'éta i t La Vie des Saints . « Comme vous le savez,
d is -j e , mon mari est parti en France pour deux ou tro i s
semaines. Je suis donc seule et n ' a i rien à l i re . Voulez-vous
m ' accorder la faveur de me prêter cet ouvrage ? » Un large
sourire éclaira leurs visages . Rien ne pouva i t , vena nt de m o i ,
l e u r faire autant de plaisir.
El les m ' expri mèrent leur j o ie en termes aussi simples que
chaleureux. Ne m ' ayant jamais vue ass ister aux o ffi ces re l i ­
gieux, pas même à la messe domin i cale, elles avaient sans
doute supposé que, semb lable à la p lupart des j eu nes femmes
modernes du Continent, j 'avais perdu la fo i , en admetta n t que
je l 'eusse jamais eue. Elles devaient ce s o i r - l à avo ir la convic­
t i o n , agréable pour leur zèle rel i gieux, que ce qu'el les co nsidé­
ra ient comme u n revirement était pro d u i t par l 'exemple quo ­
tidien de leur piété assi due. Je ne fis rien pour les détromper.
Mon problème, dans toute sa profondeur, ne concerna i t que
m0 1 .

Prise de conscience

J
E regagnai ma chambre, posai ma lampe sur le guér i d o n ,
et rangeai la bouteil le de pétro le o b l i geamment prêtée.
Cela fai t , j e m ' i nstallai dans mon lit avec des coussins non
sans avo ir, au préalable, ouvert la fenêtre à cause de la chaleur
de l 'été. Au début du livre, j e ne fis que parcourir les pages,
selon mon habi tude. Puis la lecture devint plus appli quée à
mesure qu'elle m ' i n téressait davan tage . Vers deux heures du
mati n , la lampe allait s'éteindre . J e dus me lever pour la rem ­
plir. Une heure après , je sentis le sommeil appesan t i r mes
paupières et, malgré tous mes efforts pour rester évei l lée,
j 'allais finir par y succomber.
C 'est alors que ma consoence me fust igea : << Quel les

1 08
LA CORSE
préten tions peux- tu encore garder ? Te vo ilà i ncapable de
résister - ne sera i t - ce q u ' au sommei l ! Comment pourra i s - tu
endurer les tortures de ces martyrs ? Quelle sincérité peu t - i l y
avo ir dans une fo i qui n'est pas agissan te ? n
J 'avais fa i t u n réel effort pour rester éveil lée si tard . Néa n ­
moins, malgré la fa tigue, h um i l iée par l e s blâmes de m a
conscience, je repris le livre, dont j ' avais à peine l u la moitié,
et je me j urai à moi - même de ne m ' endormir q u ' u ne fois le
li vre term iné.

Les chiens de l'enfer

() la nuit commença à pâlir,


UAND un coq chanta, a n n o n ­
� çant le lever du jour. J 'avais tenu le serment fa i t à
m o i - même. Le sommei l , renonça n t à me terrasser, ava i t fu i .
Je m 'a l l o ngeai complètement s u r le l i t pour m e reposer, l e
corps parfa itement déten du, le mental sans aucune ride, clair
comme un miroir. Mes ailes spirituel les se dépl oyèrent alors
largement et m 'élevèrent à des hau teurs jamais attei n tes . Je
pénétrai dans un u nivers d 'amour et de fél i c i té in descri p tible,
et perd i s la conscience d ' être.
Je fus soudainement arrachée de cet état béatifique et
ramenée brutalement dans mes l i m i tes corporel les par un
vacarme h orri ble qui violai t le s i lence paisible de la n u i t . I l
semblait que tous les chiens d e l 'enfer s' étaient échappés dans
la rue et bondissaient déchaînés j usqu'à ma fenêtre.
Leurs hurlements forcenés o ffe nsaient l ' atmosphère et
mon ouïe. J ' ouvris len tement les yeux, le cœur paisible. La
chambre était éclairée d ' une lum ière éblouissante qui para i s ­
s a i t s ' être répandue s u r la v i l l e . J 'éten d i s alors le bras vers l a
rue en un ordre impérieux : « Que désormai s ta seule action
contre moi soit de h urler ainsi au- dehors, sans jamais péné ­
trer à l ' i ntérieur. n

1 09
La commun1on

E m e levai vivement, et, après avo i r fai t ma toilet te, j e


J m ' ha b i l lai avec une robe sombre aux manches lon gues,
me couvris la tête d ' u n fou lard, et sort i s . J ' obéissais à un
appel i rrésistible : celui de ! ' Euchari stie. L'égl ise se trouva it
sur le port, face à l a mer. Elle était fermée . En a ttendan t que
sa porte s ' o uvre, je m'assis sur une sorte de borne méta l l ique.
U n pêcheur répara i t son filet à quelques pas de moi. A
l ' h orizo n le ciel s' éclairait de rubans de vapeurs rose et or.
J e n 'avai s qu'une pensée, qu'un désir, q u i devenait obsédant :
communier.
- O u i , mais sans confess i o n ? , obj ecta i t la voix de la
raison .
- Communier, répétai t mon cœur.
- I l faut te co nfesser d ' abord .
- Communier avant tout, à n ' importe quel pri x .
C e d u e l en tre mon cœur et ma raison dura j usqu'à c e q u e
s ' o uvre la porte. J e me d irigeai a lors vers l 'égl ise. Une viei l le
femme vêtue et coi ffée de noir me précéda. Je la suivis devant
l 'autel, à la première rangée où nous nous ageno u i l lâmes,
l ' une près de l ' a u tre. Je me cachai le visage dans les mains,
et j 'abandonnai mon cœur à la prière. Lorsque enfin le prêtre
revêtu de ses ornements sacerdo taux, tenant le cal ice , me
présen ta l ' h ostie, j e la reçus dans le recuei l lement le plus
abso l u , plei nemen t conscien te d u sens profond de la Sai n te
Eucharistie.
Le lendemain j 'eus des scrupules. J 'avai s communié sans
m' être, au préalab le, co nfessée. N 'avai s -j e pas fait une
communion sacrilège ? Je demandai à ma petite Paul i n e s i elle
connaissait un prêtre auquel j e pourrai s con fier mon secret
et exposer mon cas de conscience.
Elle me con d u i s i t auprès d ' u n perso nnage éminent et

1 10
LA C ORS E

hautement qual i fié qui me reçut avec une extrême bonté et


m ' écouta avec u ne très grande a tten tion .
Je l u i d i s ê tre l ' épouse du médec i n - chef de l ' hôpital d ' Ajac­
cio ; que je logeais chez les demoiselles d ' Ornano, pratiquantes
parmi les plus fidèles ; je ne cach ai rien de la médi sance et de
la méch anceté dont, dep u i s mon arrivée dans la ville, j 'avais
é t é l ' obj e t . J e l u i rapportai surto u t commen t j ' avais passé la
nuit ent ière à l i re la vie des saints e t le combat qui s ' en éta i t
su ivi con tre le somme i l . J ' essayai a u s s i de l u i décrire l 'état d e
grâce, la mervei l leuse extase dont j 'avais é t é gra ti fiée, et j e
term i nai en l u i fa isant part de l ' irrés istible é l a n qui m 'ava i t
po ussée vers l ' égl ise p o u r recevoir la Sai n te Eucharistie, puis
j e conclus par le motif de ma visite, mes scrupules au sujet
de ma communion sans co n fess i o n .
- C e t é l a n vers la commu n i o n que vous n ' avez pu refré­
ner est cel u i de votre cœur. Cette voix qui a parlé en vous est
celle de la véri té, répondit le révérend père .
« Quant à la co n fess i o n , une de ses raisons est de provo ­

quer cet état de grâce dont vous avez été comblée. Votre
combat a dépassé le b u t de la confession n, d i t - i l avec un
soupir plein de sagacité.
I l inclina la tête pensivement et reprit d ' une vo ix ferme,
assurée : « J e vous le répète, cette voix qui vous parle, est celle
de votre cœur, elle est celle de la véri té. Suivez - la désorma is,
elle vous guidera dans le chemin d u bien. n
Cette p h rase term ina notre entretien. Cela se passa i t en
1 9 2 1 à Ajaccio . Je n ' avais que vingt ans. I l m 'arrive parfo is
de me souvenir avec une certai ne émotion reco nnaissante de
ces paro les du révérend père .

L 'écrin

passa i s pl usieurs foi s par j our devan t u n magasin d ' o bjets


J
E

de luxe, qui se trouvai t sur mon chem i n . J ' ava is remarqué

111
LE CHEMIN DE DIEU
dans la v1tnne un superbe écrin de cuir rouge et de satin
blanc. C ' étai t u n o nglier en argent : la plus ravissante ch ose
que j ' avais vue depuis lo ngtemps . Je fus prise d ' un désir subit
de l ' avoir en ma possessio n .
J e ne p u s m ' empêcher d ' en trer dans le magas in e t d ' en
demander le prix. I l éta i t h ors de proportion avec mon
modes te budget .
Je ne pus tou tefo is me rési gner à y renoncer, et réfléch is
plus ieurs j ou rs, cherchant un moyen de réunir la somme
exorb i tante. J ' avai s calculé qu 'en économisant tous les j ours
sur les frais du ménage, je pouvais réu n i r la somme nécessaire
en tro is mois. J ' avais la certi tude que l 'écrin restera it en
vitrine j usqu'à ce que je puisse l ' acheter. J 'accomplis un véri­
tab le exp l o i t , n 'aya n t jamais pu depuis mon enfance avo ir de
l 'argent sans éprouver aussitôt le besoin de m ' en débarrasser.
Cette tendance déplorable à la pro d i ga l i té aurait pu causer
de sérieuses perturbations budgé taires ; mais, dès les débuts
de notre mariage, Ivan y avai t remédié : il me donnait chaque
sema ine, au l ieu de chaque mois, ce qui était nécessaire à
l ' en tretien de la maiso n . C ' éta i t pour l u i p lutôt un suj et de
plaisanteries que d 'e n n u i s .
Car d i sa i t - i l : « T u e s a u s s i satisfa i te avec beaucoup q u ' avec
peu . n
Les tro i s mois passés, je pus enfin m ' offrir le coûteux et
ravissant obj e t . J 'é tais fière et satisfa i te . I l me semblait que
j 'étais devenue p l us importante.
Une foi s entrée dans ma chambre, j e défis le paquet, ouvris
l ' écrin e t cherchai un endro i t où le poser. I l n'y avait dans la
pièce aucun meuble qui fût d i gne de sa présence. J e dus me
résigner à le placer sur la p auvre commode, auprès du l i t ,
entre la vieille armoire e t la fenêtre. J e reculai pour mieux
j u ger de l 'effet. Le pourpre du cuir, la bla ncheur sati née, la
dél ica tesse des i n s truments d ' argent, tout le luxe raffi n é de
l ' onglier, semb lait défier orgueilleusement la chambre. Le
con traste é ta i t désastreux, insoutenab l e . J ' eus du mal à répri ­
mer un fou rire, de même qu ' u n cri de colère. J ' étais
consciente de la méd iocrité de la situation, de la fu t i l i té de
l 'obj et , et de la van i té de son achat. J e déplorais le mauvais

112
LA C ORS E

emploi de ma volonté, de mes efforts, et de mes économies.


C ' est à ce moment que la voix in térieure me parla : « Te
vo i l à en possession de l ' o bjet de tes désirs. Tu devrais être
satisfaite. Cependant tu es consternée. As- tu compris combien
est relatif le plaisir causé par la possession des b i ens temp o ­
rels , et comb ien ceu x - ci s o n t éphémères ? T u dois rechercher
surtout les biens spirituels, qui sont impérissab les, et qui seuls
te donneront u n bonheu r réel . »
Ayant compris la leço n , je refermai l 'écri n , refis le paquet,
écrivis une adresse, et al lai aussitôt l ' expédier à ma sœur.
J 'eus autant de soulagement à me séparer de l ' objet, que
j ' avais eu de peine à entrer en sa posses s i o n .

Le ciel s ' ouvre

J
E passais mes vacances à S orèze avec mon beau- père et
ma belle- sœur Yvonne. Celle-ci compta i t parmi ses rela ­
tions la veuve d ' u n o fficier supérieur, qui ava i t deux fi l s .
L'aîné, âgé de dix- neuf ans, à la suite d ' une déception amou-
reuse, avait perdu la fo i e n D ieu . Pour la mère, croyante
et pratiquante, qui ava i t vei l l é particul ièrement à donner à
ses fi ls une éducation chrétienne, cet état de choses ava i t eu
l ' effe t déprimant d ' u n désastre. Elle se confia à ma belle- sœur,
qui, i n formée de mes aptitudes en cette matière, pensa que
je pourrais peu t - être réussir, là où d 'au tres plus autori ­
sés avaient échoué.
Le cas m ' i n téressai t ; j e réso l u s malgré les d i ffi cu l tés d 'e m ­
ployer t o u s l e s moyens en mon pouvoir. L ' a t o u t s u r lequel j e
comptais le plus é t a i t la force de mon a m o u r p o u r D ie u . Le
seco nd moyen , q u i co ntribuait pour u n e large part à mes
réussites, était le d o n des langues : j e parlais à chacun selon
le mode qui co nvenait à sa nature. J e devais le trois ième à la
dialectique p l a to n icienne. Ayan t étudié les œuvres de Platon

1 13
LE C HEM I N DE D I EU

plus particul ièrement, je m 'étais famil iari sée avec ses procé­
dés d u d iscours e t du d ialogue.
Le soir, au cours de la promenade h a b i tuelle, j ' avais usé de
tous mes atouts, sans résu l ta t évident. Nous étions sur le
chem i n d u retour, la n u i t éta i t obscure, sans étoiles et sans
l u ne , quand souda i n , i nsp irée, j e m ' écriai en leva n t la main
vers l e ciel : « Regardez, D ieu est l à ! » Et le ciel s'ouvrit à
cet instant même : u n e large déch irure écarta les ténèbres et
l a issa passer une clarté plus rayonnante que la lum ière
solaire.
Il m ' avai t saisi les mains, i ncapable de prono ncer u n mot.
Je me demandai si nous étions les seuls à avo ir eu cette vision .
Mais les autres revenaient vers nous, poussant des exclama­
tions. Arrivés près de nous, devan t notre attitude et no tre
silence concentré, ils comprire n t . « C'est m i raculeux ! »
répétaient- i l s , profondément i mpressionnés.
La grâce venai t d 'assister la charité. Elle venait d ' ouvrir un
cœur fermé par la douleur et le doute, en lui faisant u n don
mervei lleux, le d o n de la foi véritabl e . Celle qui ne s'acqu iert
pas , et que l ' o n ne peu t plus perdre lorsqu'elle vous est
donnée.

Espoir

E N 1 9 2 4 - j e venais d 'avo ir vingt - trois a n s - après trois


a nnées passées à Ajaccio, j ' appris par I van q u ' i l était
affecté e n Tunisie, à l ' h ô p i tal de Sfax . Nos vacances à Toulouse
term inées, nous devions regagner cette garnison. J ' étais heu­
reuse de connaître la Tunisie où mes paren ts avaient passé
quelques mois après ma naissance. J 'aimais les voyages, j 'au­
rais vou l u parcourir le monde. C' étai t u n rêve, pour le moment
irréalisable, auquel cependant je res tais a ttachée. La Corse
me laissait des souvenirs de beauté, et le pays me plaisait.

1 14
LA C ORSE

J ' y avais vécu des h eures riches d ' expériences, et j 'y avais
acquis cette maîtrise de soi sans laquel le la vie en société sera i t
i mpossible. L a perspective de retourner en Afrique du Nord,
où j 'avais passé mon enfance et ma j eunesse j u squ'à l ' a n née
de mon mariage, me causait un plaisir anticipé ; j 'attendais
ce moment avec impatience, tendue dans l ' e spérance d ' u n
aven ir que je sentais riche de promesses .
Ci nqu ième partie

S FAX
Sfax

EXCEPTÉ la lum ière du pri n temps, légère et comme lavée,


rien n 'ava it retenu mon attention à notre arrivée à S fax .
Du basti ngage, je ne m ' étais pas a t tardée à contempler la
côte qui montait à l ' h orizo n . J ' avai s eu l ' impression d 'abor­
der à un pays sans rel ief n i caractère.
Sur le qua i , pourtant, un détail ret int ma curiosité : un
homme - ce deva i t être u n pêcheur -, les j ambes nues, les
manches retroussées, battait à tour de bras un gra n d poulpe
co ntre le pavé, afin d ' e n attendrir la chair. J 'appris q u e ce
procédé assura i t une belle origina l i té à une spéc i a l i té c u l i ­
naire locale. M a i s mon esprit ne p u t s ' empêcher de vo i r dans
cette chair battue une au tre exp l i ca t i o n .
Là- dessus, u ne vo iture nous co nduisit à l ' h ô p i tal o ù nous
devions loger cette foi s encore . Tou tefo i s , les con d i t i o n s
étaient mei l leures q u ' à Ajaccio et ne durera ient q u e d i x ­
huit j ours . Ivan ava i t en e ffe t loué un b e l appartement d a n s
u n e maison récemment constru i te.
No tre in sta llation me causa un plaisir j u squ'alors i nconnu
et me perm i t d ' exercer mon goût pour la décora t i o n . Cela
m ' occupa pendant u n mois. Après q u o i , enfin d i s p o n i b le ,
je résolus d e découvrir la v i l l e et s e s envi ro n s .
J ' étais i n tri guée p a r u ne forêt p e u éloi gnée d o n t j ' aperce­
va is le mouvement sombre . De grands arbres se détachaient
sur le ciel pâle. Mes pas m'y portèrent naturellemen t . Forte

1 19
LE CHEMIN DE DIEU

étai t mon impatience de savo ir si j e pourra is m'y isoler,


comme à mon habi tude, pour l ire et méd i ter.
Las ! A peine arrivée, je dus rebrousser chem i n . Une odeur
i nfecte rendait l ' a i r irresp irable. Elle se dégageai t de déchets
accumu lés d ' h u il eries e t de savon neries voisines. Que la
beau té, vue de l o i n , p û t être si trompeuse, ne laissait pas de
m ' i ncli ner à la réflex io n .
J 'en étais là d e ma décep t i o n , quand j 'aperçu s, à m a gauche,
une petite col l i n e . Elle n ' avait rien de bien particu l ier, si ce
n 'est q u 'entre des murs en ruine se dressai ent des tentes
no ires en poil de chèvre. Aussitôt, j e ressentis une fort e
a t traction vers ce lieu, faite d ' une sorte de nostalgie de ce
mode de vie et de la satisfaction de le retrouver.

Le muezzin

LA méd ina, centre commercial de Sfax, s e trouva it entre les


deux villes, l ' arabe et l ' européenne, plus proche de cette
dernière , et éloignée de la première d ' u n e di stance de tro i s
kilomètres enviro n . La médina m 'attira i t . J e saisissais le
moindre prétexte pour y al ler, soit pour faire des achats,
soit pour flâner dans ses ruelles.
J e me sentais chez moi parmi les gens qui al laient et
venaient, affairés ou badauds. J ' admirais la variété des
marchandises et la profusion des couleurs. Je goûtais une
friandise turque, ou bien u n de ces triangles de pâte frite
appelés « brique » garnis d ' u n œuf. J 'achetais touj ours un
bouquet de fel , une fleur beaucoup p l u s odorante que le
jasm i n . Je faisais un choix de fruits, de primeurs , parfois j e
trouvais un beau t i s s u , une ten ture égyp tienne, une fantaisie,
pour offrir à l ' o ccas io n . C ' était une réj o uissance, un régal
pour tous mes sens ; j ' étais en ivrée, emportée par cette exubé­
rance de vie.

1 20
SFAX
Le p o i n t culminant de ma promenade était la grande mos­
q uée. Elle était entourée d ' une sorte de podium sur lequel se
trouvaient des étalages de flacons d ' essences de toutes sortes,
de parfums orientaux, des petites b oî tes rondes et des étuis
de fards e t de baume.
Les marchands, deva n t leurs étalages , semb laient des
figures des Mille et une nuits, avec leur petite barbe noire,
leur regard vif, leur sourire engagean t et leur turban blanc ou
j aune dont u n pan retombai t sur u n côté de l ' orei l le .
J e levai l e s yeux vers le m inare t . U n e s i l h o uette blanche se
détachait entre ses créneaux sur l ' azur pâle du ciel. C ' é ta i t
c e l l e du muezzin . S a v o i x ardente vibra i t d a n s l 'air, rem p l i s ­
s a n t l ' espace de s o n appel ferven t à la prière. D è s que j e l 'en­
tendais, j e m ' arrêtais figée, dans une raideur comparable à
celle d ' u n m i l i ta ire lors du salut au drapea u . Cette i nvoca­
t i o n du nom d ' A l la h le D i eu très H au t , dans l 'appel à la
prière, délivrai t les musulmans des a t taches de ce monde, les
ramenai t vers leur Seigneur. Aucun son - fû t - i l le plus har­
monieux et provî n t - i l d u meil leur i nstrument -, ne me sem ­
b l a i t capable d 'émouvoir davantage le cœur d ' u n véri table
croyan t , que cette voix humaine. Elle purifiait l ' atmosphère
et la terre sur laquelle elle descendait comrµe une m iséricorde
D ivine. J ' étais é to nnée de vo i r les gens c ircu ler dans tous les
sens autour de m o i . Sauf quelques rares personnes qui
entraient hâtivement par la porte grande o uverte de la mos­
quée, tou tes les au tres me semb laient sourdes, ou préoccu­
pées par des soucis matériels, ou i n d i fférentes .

M oulay Abdelkader

E
n ' arrivai s pas à connaître les raisons p art iculières qui
J me faisaient rechercher une participation à la vie d u
monde arabe. J 'étais cependant parvenue à connaître et défi -

121
LE CHEMIN DE DIEU
n i r celle q u i me semblait primord iale : l ' Arabe, h omme ou
femme, q u i s u i t l a trad i ti o n i s lami que, en o uvran t o u fer­
mant une porte, i nvoque chaque foi s le nom d ' A l la h . Sa vie
tout e n ti ère est a i n s i consacrée à D ieu .
En Tun isie, après le Nom D iv i n entendu tout au l o n g des
rues de la méd i na , une autre i nvoca t i o n écl a ta i t dans une
exclamat i o n soudaine, chaque fo i s que menaça i t un danger
imminent, un accident ou un sembl a n t de péril , c ' é ta i t le nom
du s u l ta n des saints, M o ulay Abdel kader J i lal i , le patron de
B agdad . L 'effet produ i t par cette i nvocation éta i t i mmé­
d ia t : le coup qui deva i t frapper ou b lesser éta i t dévié de son
trajet, le p ied qui glissait ou trébuc h a i t s ' affermi s sa i t au bord
de la chute. Dans tous l es cas s i m i laires, l ' i nvoca t i o n ne m a n ­
q u a i t j a m a i s d 'apporter son secours provident i e l .

Lalla Fatma

me présenta un jour un groupe d ' officiers, des cava­


I
VAN
l iers de l ' école de Saumur, qui m i rent à n otre d ispo­
sition des chevaux de polo. Nous étions ravi s , Ivan e t moi,
de pouvoir refai re de l 'équi ta t i o n . J 'avai s gardé m o n costume
de cheval et mes bo ttes e n bon état.
Nous convînmes de partir tous ensemble fai re une prome­
nade le long de l a p l age, les semai nes su ivantes.
Un après - m i d i , désœuvrée, j e décidai de m o nter sur la
col l i ne qui se trouva i t à une centa i n e de mètres de chez nous.
Le soleil était brû lant. Lorsque j e parvi ns au sommet je
transpirais e t j ' avai s soif. J e regardai au tour de moi, cher­
chant u n coin d ' o mbre pour me rep oser ainsi q u ' u n m oyen
de me désal térer.
Je vis al ors une femme arabe q u i se tena i t deb o u t dans l ' e n ­
cadrement de s a porte ; auprès d 'elle une j arre p l e i n e d ' eau .
J e l u i e n demandai . M e voyan t e n sueur, e l le m e pria d ' e ntrer
dans l ' ombre fraîch e de sa chambre et de me rep oser u n

1 22
SFAX

insta n t ava nt de bo ire cette eau qui éta i t presque glacée . Elle
me fi t ensui te une tasse de café que j e bus avec plaisir. J e pas­
sai ainsi p l us d ' u ne heure en sa compagn ie. J e ne connais­
sais que très peu d ' arabe d ialectal tunisien, mais i l nous suffi­
sa i t d ' u n m o t , d ' un geste, d'un regard , d'un sourire pour
nous comprendre ; j e sus ainsi qu'elle ava it so ixante ans,
qu'elle était veuve, que ses sept fils vivaient avec elle, sauf
l 'aîné, marié et père de deux enfa n t s . Elle appri t à son tour
tout ce q u ' e l l e désirait connaître de m o i .
Lorsque j e me levai p o u r partir, e l l e me fit promet tre de
reven i r la voir, ce que j e fis de bon cœur : j ' ava is enfin trouvé
une a m i e .

Le thé

T TN j our, aussitôt après déj euner, I va n fut appelé à son


U serv i ce pour un cas d ' ex trême urgence. Restée seule à
la maison, ne sachant que faire , je décidai d ' a l ler retrouver
ma viei l l e amie Lal la Fatma sur la col l i n e .
J e la trouvai avec s e s s i x fils attablés, l 'aîné Abderrahmane
s ' ap prêtan t à faire le t h é . La boui l l o ire éta i t sur le feu . La
mère se leva pour verser l ' eau bouillante dans la théière. A
cet i nsta n t un désir i n tempest i f s ' empara de m o i . Je priai
Abderra h m a n e de me laisser fai re le thé à sa p lace. Malgré
la c o n sidéra t i o n q u ' i l ava i t pour m o i , il ne put répri mer u n
m ouvement d ' h umeur e t d e s m o t s de col ère : « Ce thé sera
i m b uvable, tu ne sa is pas le faire ; nous n ' e n avons pas d ' autre
pour le remp la cer, et il est trop tard pour aller en ach eter,
car nous devo ns partir au trava i l . »
I l essaya i t d ' adoucir son refus par un sourire, mais j e
comprenais q u ' i l étai t i nutile d ' i nsi ster. J e me leva i , d a n s u n
é t a t de surexci tation extrême, e t sortis de la chambre, les
laissant tous con trariés et désemparés. J e courai s presque,

1 23
LE C HEM I N DE D IEU

mue p a r une impulsion i rrésistible : j e vou lais descendre la


col l i ne pour ach e ter du thé chez l 'épicier, près de chez
mo i . Mais ma raison s'efforça i t de me démontrer fro ide­
ment l 'absurdi té de ma co n d u i te : ce traj et aller e t retour
représentait une d i s ta n ce de plus d ' un kilomètre. Lorsque
je serais revenue, même en coura n t , il n e sera i t p l u s temps :
i l s seraient tous partis ! Mais mon impulsion dépassa i t ma
rai s o n . I l me fal lait sortir des murs de l ' hu i lerie et a ller à tout
prix là où mon élan m ' emporta i t .
J ' avais à peine parcouru q uelques mètres que j e m ' arrêtai :
il y ava i t deva n t m o i , à deux ou trois pas , un petit paquet
gonflé, remp l i e t soigneusement enveloppé dans un papier
blanc neuf. Je le regardai : i l me semblait voir une chose sur­
naturel le provenant d ' u n monde inco n n u . Mon cœur battai t,
mes mains e t mes genoux tremblaient. J e n ' osa is pas le
prendre, le toucher !
J e ne pouvais pas croi re ce que j e pressen tais. Al ors cette
vo i x du cœur, d o n t j 'avai s la certitude qu'elle ne pouva i t
d i re q u e la vérité, m ' ordonna : « Pren d s - l e , ouvre - l e , i l est
là pour to i . C 'est bien ce que tu dési ra i s ! »
J ' obéis et me rend i s à l ' évidence , c'était bien du thé. Je
revins sur mes pas e t regagnai la chambre , les retrouvant tous
tels que j e les avai s laissés. J e jetai l e paquet sur la table :
« Voi là , m ' écri a i -j e , les défian t . M a i n tenant, laissez-moi faire

le t h é . »
I l s s 'écartèrent avec u ne sorte d 'effroi respectueux, et me
laissèrent fai re .

Le ver dans le fruit

'AVAIS
J
pris l ' habitude d 'al ler chez Lalla Fatma presque
tous les j ours. E l l e rest a i t seu le l ' après - m i d i , s'occupant
de l 'entretien de la maison . E l l e avai t fort à faire et ne res tait
jamais i nactive. J e m ' i n téressais à tout ce qu'elle faisai t et à tout

1 24
SFAX

ce qu'elle d isai t . J e devi nais ses pensées à l ' expression mobile


de ses traits. Ses cheveux b lancs rougis par le henné s'éch a p ­
paient s o u s le foulard de chaque côté de ses j oues. I ls éclai ­
raient d ' une note vive et légère s o n visage bon et i n tell ige n t .
Lorsque j ' en tra i chez elle c e jour-là, elle pétri ssait des
galettes qu'elle faisait cuire ensuite dans u n plat en terre sur
un canoun - brasero e n terre cuite. I l étai t quatre heures , le
café étai t préparé . Elle le servit avec des galettes arrosées de
miel et de beurre fo n d u . Nous pass ions ainsi des moments
agréables, à échanger des idées perso nnel les sur des suj ets
qui nous i n téressaient.
Ah med , le plus jeune de ses fils, âgé de d i x - h u i t ans à peine,
en tra dans la chambre . Pour une raison quelconque, il avai t
q u i t té le garage dans lequel i l travail l a i t comme méca n i ­
c i e n . C'était le m o i ns sérieux. D ' u n caractère s uscep tible,
irascible, i l s'emporta i t pour u n e fut i l i té et répondait d ' u n
t o n acerbe à la m o indre remarque. M ai s malgré ces défauts, i l
me semblait avoir bon cœur.
Son faible salaire n e l u i permettait pas de remplacer ses
vêtements avan t q u ' i l s ne soient trop vieux. Je l u i glissais
un b i l let dans la main l orsque j e sentais q u ' i l lui étai t néces­
saire.
Cet après - m i d i , il me parut soucieux, mal à l 'aise. Il n ' en
finissait pas de rôder a u tour de la chambre . Profitant d ' u n
i n sta n t où s a mère se leva i t pour chercher u n obj et , i l s'appro ­
cha de moi furtivement et me demanda de quoi s'ach eter des
cigarettes . J ' ouvris aussitôt mon porte - monnaie, mais Lalla
Fatma se retourna, surpri t mon geste et l ' arrêta .
- Non ! s ' exclama - t - el l e , i n di gnée. Ne l u i donne rien, i l
est moins reconnaissant q u ' u n ch ien, i l n ' est même pas d i gne
que tu abaisses ton regard sur l u i !
Furieuse, hors d'elle, elle m o n tra la porte à son fils et le
chassa . Il s'enfu i t la tête dans les épaules, ainsi qu'une b ête
blessée.
J e demeurai seule avec mon amie. Me voya n t navrée, le
regard i n terroga teur, elle s'exp l i qua :
- Cette n u i t , il est venu très tard , alors que nous dor­
mions tous profondéme n t . Il cognait à la porte des coups si

1 25
LE CHEMIN DE DIEU
violents q u ' i l aura i t pu la démolir ; j e me dépêch ai de lui
ouvrir et lui rep rochai sa co nduite brutale en le menaçanr de
t'en faire part . J ' espérais ainsi q u ' i l sera it honteux, mais il
m ' a repoussée brusquement et s ' est mis à t ' i nj urier en te trai ­
tant de tous les noms. Je l u i ai jeté tout ce qui se trouvait à
portée de ma main et je lui ai d i t q u ' i l éta i t p i re q u ' u ne bête
sauvage !
Lalla Fa tma ro ulait des yeux furibonds et serra it les poi ngs
en se rappelant la scène. Elle se tut enfin, sa col ère ca lmée.
J e l 'avais écou tée en si lence ; j 'étais accablée. J e réfléch i s ­
s a i s à mon étrange destin qui semblait m ' avo ir vouée à la
méd isa nce dès mon jeune âge. Après l 'A lgérie, la Corse,
c'était maintenant la Tunisie. Un dégoût me soulevait
l 'âme, le monde m'apparaissait semblable à ces beaux fruits
appétissants dans lesquels, lorsq u ' o n les ouvre, on découvre
que le cœur est rongé par un ver. J ' aurais voulu rej eter ce
monde et ses créa tures , ainsi q u ' o n écarte un fru it corrompu .
Soudai n , dans l 'excès d e m a révo lte, e n un écla ir, l e souve­
nir presque étei n t de la Voix prophétique frappa ma mémoire ;
parmi la longue l i s te des épreuves, il en était une donc la
répétition m'avai t frappée : « Tes bo n nes actions seront blâ­
mées comme si el les étaient mauva ises . Le bien que tu feras
se retou rnera en mal contre to i . n

Justice éclatante
ÔT
AUSSI T revenue chez moi, j ' oubliai la prop hétie et ses
i nj o nctions à l a patience. J e voulais à tout prix un acte
de j ustice éclata n t , un témoignage divi n .
J e m e jetai la face co ntre terre, les bras en cro ix, e t frappai
violemment le sol de la main en i nvoquant le D i eu de J u s ­
tice. Alors l a voi x m 'ordonna : c c Lève - toi et retourne
SFAX
l à - bas, tu verras ce qui va arriver. n J ' en tendis au même i n s ­
tant un martèlement sur le sol, semblable à celui d ' u n corps
d 'armée s 'élançant vers l ' ennem i . S u ivant l ' ordre reçu , j e me
relevai et partis vers la co l l i ne .
J e trouvai Lalla Fatma debout, s 'apprêtant à servir le repas
du soir. Les fils, revenus de leur trava i l , se lavaient les mains
e t gagnaient leur place autour de la tab l e . Ahmed était
occupé à laver sa chéchia avec de l ' essence ; i l la fro ttait et
essuya i t ensu ite ses mains sur ses cuisses, imbibant chaque
fo is son pan tal on d 'essence.
Pensant q u ' i l ava i t mal choisi le moment de faire ce trava i l ,
j ' allais pénétrer d a n s la chambre où i l s étaient, lorsq u ' i l
m ' i n terpella du dehors : c c Regarde, M essaouda ! n I l bra n ­
d i ssait s a chéchia d ' une main et frotta i t de l ' au tre une a l l u ­
m ette, dans un geste i nsensé absolument i n compréhensible.
Il fut aussitôt trans formé en une torche vivante et, avan t que
nous soyo ns revenus de no tre stupéfact i o n , i l ava i t d i sparu
comme une flèche vers la porte de l ' h u i lerie.
La Clémence divine vou l u t qu'à cet in stant deux h ommes
fussent assis près de la porte sur une couverture. I l s rattra ­
pèrent Ahmed, s'en emparèren t et l 'e nveloppèren t dans leur
couverture pour étouffer les flammes . Ils le ramenèrent dans
la chambre, le soutenant chacun sous u n bras, car il tremblait
de frayeur et pouva i t à peine se ten ir sur ses j ambes .
Je me trouvais en face de l u i lorsqu ' i l fu t assi s . I l détourna
la tête, ne pouvant supporter mon regard . I l semblait
conscient et h o n teux de sa faute, ayant compris la leçon et
subi le châtiment . L' expressi o n d ' une co ntrition sincère
emplissait son visage.
Le voyant a i n s i , ma colère ava i t di s paru ; j e désirais
réparer ses effe ts e t j e vo ulais le guérir, après lui avo ir par­
donné.
En tre l e s lambeaux du pantal o n , la c h a i r d e s cui sses appa ­
raissait gonflée de grosses cloques . J e priai Lal l a Fatma de
m'apporter une assiette avec un peu d ' h ui l e . J 'y trempai mes
mains et les passai à pl usieurs reprises le long des cuisses de
son fils, en priant le Sei gneur de M iséricorde de guérir les
b l essures .
LE C H EM I N DE D IE U

U n e demi - heure après , la trace même d e s brûl ures ava i t


été effacée. L a chair était redevenue i n tacte.

Ali

E N h a u t de la co l li n e se trouvaient cinq ou s i x tentes no i res


réparties autour d u terre - p l e i n . J e connaissais tous
leurs habitants, d es famil les de nomades qui menaient une
vie rud imentaire . Dans une de ces tentes la plus proche
d u logi s de Lalla Fatma habitait la fa m i l le Bri n i . Le père,
un homme grand et sec, était tâcheron dans un chant ier.
Chaque fois que j e le voyais en dehors d es heures des repas,
i l faisait ses ablutions ou sa prière. Sa femme, travail leuse
effacée, ava i t q ua tre enfants, trois fil les et u n garçon . L ' a î née
Aicha ava i t d i x - h u i t ans, Ali le fils e n ava i t seize ; Zohra, treize ;
et Barqua, la plus jeune, sept ans. A l i a l l a i t à l ' école, il ava i t
appris su ffisamment de français pour se faire comprendre.
I n tell igent, et à ! �allure fière d ' u n jeune h éros de légen de, il
représen tait tou tes les espérances de la fam i l l e .
Ivan deva i t s ' absenter quelquefois, et j e restais seule à
l ' h eure d u dîner. J 'avai s alors plaisir à a l l er l es retrouver
tous, à me j o i nd re à eux sous la tente. Je partagea is leur
repas, assise par terre sur une vieille natte, autour de la
table ronde. I nvariablemen t j e m ' exerça is à fa ire des boulet tes
de couscous, sans y parvenir jama i s . Ainsi roulées dans la
paume d e la main droi te, elles avaient une saveur part i cul ière,
de même que cette nourri ture éta i t p l u s savoureuse à être
servie dans le guesâa, grand plat creusé dans le bois et p o l i
p a r l ' u sage.
Les j ours où Ali n ' avai t pas classe, je le questionna i s sur
l ' I s lam , sur le Prophète, sur la Prière et le H ajj . Il me fa isait
part d es quelques connaissances qu'il en avai t . Conscient
SFAX

de cette i nsuffisance i l suppléa i t à l a qual i té par la quantité.


Ce n ' éta i t là que des miettes d ' un fest i n auquel je dés i rais
prendre part pour satisfa i re ma faim de co nnai ssance. J e
regretta i s le manque tota l , chez t o u s l e s l i b ra i res d e s pays
dans l esquels j ' étais al lée, d ' o uvrages arabes, trad u i ts en
frança i s , tra i tant de cette trad i t i o n i slamique.

Réactions

lJE année s'éta i t écou lée. N o s pro menades à cheval étaient


souvent suivies de soirées qui se prolo ngeaient parfo i s
tard : bridge, cockta i l , h i st o i res drôles, danses . . . Ivan éta i t
Fla tté d e mes succès monda i n s . Qu oi de p l u s normal ? La
plus jeune des femmes d ' o ffi c i ers, j 'étais aussi la plus
entourée. Sans compter que je n ' avai s aucune peine à ètre
la plus bril lante, p u i sque j ' étai s l ' épouse d ' u n homme recher­
ché pour son i ntel l i gence et sa culture.
Toutefo i s , ce courant de mondani tés contraria i t ma nature
i n dépendante. Chaque fo i s que je le pouvais sans risquer de
déplaire à mon mari , je me l ibérais de l ' une de ces contra i ntes
sociales, et je partais alo rs à la rech erche de soli tude ou de
repos que je renco ntra i s i mmanquab lement dans la comp::i. ­
gnie d e personnes s imples e t modestes, dont l a seu le amb i ­
t i on éta i t de survivre grâce à l eur trava i l .
Cette paix q u i m e manqua i t tant dans no tre cercle mon­
dain, je la trouva is dans le camp de nomades , sous les ten tes
noires en p o i l de chèvre, quand je n ' étais pas auprès de mon
amie Lalla Fa tma, dans l ' o mb re bleue de sa chambre . . .

1 29
Neutral ité

PARMI mes nouvelles relations, je comptais u n e fam i l l e


compo sée d ' une veuve de fonct ionnaire , d ' une jeun e
fille de d i x - h u i t ans et de deux fils âgés respect ivem e n t de
trente et vi ngt a n s .
L ' a i n é , J ean - Louis, occupait u n poste a d m i n i s t ra t i f assez
importa n t . Remplaçant le chef de famille, il en assumait les
responsab i l i tés. La jeune fille, Marie- C l a i re , assez j o l ie et
plaisante, ava i t sans doute le secret espoir de trouver un
parti parmi les j eunes l ieutenants de m o n en to urage . Elle
me ren dait de fréquen tes visi tes, souvent accompagn ée de sa
mère, une personne simple et assez avenan t e .
J 'al lais quelquefois prendre le thé ch ez e l l es et el les i n s i s ­
taient touj ours p o u r m e reten ir j usqu ' à l ' a rrivée de Jean­
Lou i s . Celui - ci ne manquait pas , en me voya n t , de man i fe s ­
ter aussitôt son p l a i s i r p a r u n comportement d e s p l u s aimables
et des plus courto i s . Cependant, la fréquence de nos relat ions
s 'accélérant de plus en plus, j e m ' appliquai à la frei ner pour
préserver mon i ndépendance.
M a l gré tous mes efforts, j e dus sub ir la pression d ' une
volonté qui n ' était, j ' en avai s acquis la certitude, qu'un impé­
rieux désir de me posséder par n ' importe quel moye n . I l
me fa l lait empl oyer tout mon tact et toute mon adresse pour
le maintenir, sans le fro i sser, sur le terra i n d ' u n e neutralit é
complète.
Cette attitude, l o i n de lui ô ter tout espoir et de calmer son
désir passionné, ne fit que l ' a ttiser davantage. Son dép i t , lors­
qu'il comprit enfin la van i té de son entreprise, devi nt d e la
colère, et cel l e - c i , perturbant sa raiso n , l u i insp ira une
condu i te dont j e ne deva i s pas tarder à s u b i r les od ieuses
conséquences.
SFAX
Tro i s semaines s ' étaient écoulées sans que Marie- Claire n i
s a mère fussent venues m e vo i r . J e j u geai q u ' i l serait préfé ­
rable de m a part de leur rendre visite. En effet, dans l ' éven ­
tual i té d ' u n e rupture, j e ne vou l a i s pas en être la cause.

Calomnie

AINSI q u e j e l ' avai s projeté, j e m e ren d i s u n après - midi


c h ez Mari e - C l aire. Elle répondit à mon coup de son ­
n ette, m a i s , en m ' apercevant, au l i eu d'ouvrir la porte et de
me prier d ' e ntrer, e l l e l a ret i n t entrebâ i l lée et, comme une
vo lée de flèches empoiso nnées, elle me lança ces mots :
« M o n frère nous a i nterd i t , à ma mère et à m o i , de vous rece­
voir, aya n t été p erson nellement tém o i n de votre i ncondui te . ll
En revenant c h ez m o i , tout au l o ng du chem i n , je ne pou ­
vais rete n i r mes l armes. Je sentais le tumul te douloureux de
mon cœur, ses b attements forts et désordonnés. Littéra lement
ivre de d o u l eur, j 'aurais vou l u tout q u i t ter, fu ir h ors de ce
monde où je ne trouvais pas ma p lace. J ' étais à la fo i s soule­
vée et effo ndrée par un sentiment de révo l te .
Enfin arrivée c h ez m o i , j e m 'enfermai seule d a n s m a
chambre e t me j e ta i fa c e co n tre terre en i nvoqua n t l e secours
de la j u stice d ivine. Je restai a i n s i l o n gtemps p longée dans u n
abîme de douleur j us q u ' à c e q u e l a paix fût descendue sur
m01.

L'adieu

T "fN E semai n e après cet événement, I van m ' i nforma q u ' i l


U ava i t été appelé de toute urgence auprès de J ea n - Louis,
malheureusement trop tard , car cel u i - ci avait u n e congestion
LE CHEMIN DE DIEU

pulmo naire dont l ' i ssue prévisible deva i t être fa tale à brève
échéance. I l me conseilla d 'al ler rendre visite à la fam i lle
éplorée . Iva n n 'était au coura n t de rien , car j e n ' avai s pas
j ugé opportun de lui faire savo ir ce qui s 'é tai t passé : i l n 'au­
rai t pu supporter de m 'avoir lai ssée subir impunément une
i nj ure aussi grave. Ne pouvant prévo i r ses réactions ni leurs
conséquences dans le cas où je l ' au rais i n formé, j 'avais pré­
féré garder le s i lence.
I va n part i t pour son service, j e restai seule avec ma cons­
cience ; la chari té chrétienne m ' ordonnait de pardonner ce qui
était déj à fa i t . Mais j e ne pouvais m ' exposer encore une fois
à voir leur porte se refermer à mon nez. J e ne reverrais ces
gens et n ' irais chez eux qu ' à la con d i t i o n q u ' i l s m ' en prient et
fassent amende h onorable. D ans le cas contraire, je resterais
chez moi et m ' abstiendrais de toute visite, l 'essentiel étant
d 'avo ir pardonné.
Le lendemain matin, Marie- Clai re et sa mère se présen ­
tèrent chez m o i . Cel le - c i , éclatant en sanglots, m ' appri t que
J ea n - Lo u i s ne pouva i t pas mourir tant que j e ne lui aurais
pas pardonné son odieux mensonge. Il l 'avai t priée de me
supp l ier de venir à son chevet , afin q u ' i l pût impl orer mon
pardon et mourir en paix. La pauvre femme me prit al ors la
main et la porta à ses lèvres. Son émotion étai t à son comb le.
Sans plus a ttendre, j e partis en leur compagn ie.
A mon entrée dans sa chambre, J ea n - Louis sen t i t ma pré­
sence et ouvrit les yeux . Son âme me salua d ' u n regard et
parla de la sorte à la mienne. Toutes deux se comprenaient
parfai temen t . Leur entretien dépassa i t toute expression. A la
fi n , j ' inclinai doucement la tête, puis posai ma main sur son
fro n t : un sourire i neffable éclaira alors son visage, et il
ferma les yeux .
Rédemption

LA mort de J ean - Louis deva i t m 'affecter durant u n e période


assez longue. J 'ava i s été profondément impressio nnée
par les résultats tragi ques de mon i nvocation à la justice
divine. Je n 'aurais pu prévo i r qu'elle p û t se manifester d ' une
manière aussi rigoureuse que rap ide.
J ' ava is été effrayée par les conséquences de ma prière. J e
pris la réso l u t io n de ne p l us i nvoq uer la véri té et l a justice,
mais la mi séricorde divine, et je deva is jusque très tard dans
ma vie ten ir ce sermen t fai t à moi -même, m ' étant rendu
compte de la terrible pu i ssance de ce Nom d i v i n . J e ne vo ulais
point être la cause de la destructi o n du péch eur, je désirais
au contra i re de tou tes les forces de mon âme être un facteur
de sa Rédem p t i o n .

Cinquante francs

E revenais de faire mes emplettes, calculant mentalement


J que mes d i spon i b i l i tés pécuniaires suffi raient à peine pour
term iner le mois. J e m 'étais attardée et march ais assez vite.
J ' ava is hâte de rentrer chez moi , car il fa i sa i t une chaleur
accablante. Je fus arrêtée à m i - chemin par un homme du
d ouar ( campement de ten tes de nomades) que je n 'avais pas
v u depuis quelque temps. J ' eus du mal à le reco nnai tre, tant
i l ava it maigri . Son visage était b lafard , ses yeux e n foncés
dans les orbi tes ; ses jambes chancelan tes supportaient à peine

1 33
LE C H EM I N DE D IEU

le poids de s o n corp s . E n réponse à m e s questions, i l m 'a p ­


p r i t q u ' i l venai t de sortir d e l ' h ô p i tal où i l étai t resté trois
semai nes avec u ne j a unisse. Il éta i t soucieux d 'avo ir la issé
sa famille privée de toute ressource pendant la d urée de sa
maladie. Comprenan t son i n q u iétude, j e n ' eus aucune hési­
tation, ouvris mon porte - m onnaie, pris l ' uni que bil let de
ci nquante francs qui s ' y trouvai t et le l u i donna i . I l ressentit
une telle joie, un si grand sou lagement, que son visage ro s i t .
I l balbutia des remerciements et part i t d ' u n p a s al lègre.
La raison ne tarda pas à me reprocher ce geste qu'elle qua­
l ifiait d ' irréfléch i . Elle co nsidéra i t ma générosité comme de
la prodiga l i té : « Comment pourras - tu assurer la nourr i ­
ture de t o n ménage j usqu'à la fin d u mois ? n J e co n ti nuai
à marcher sans prêter attention à ces critiques, la conscience
tranquille, sûre d ' avoir fait mon devoir.
Le soir même, avan t de me coucher, j 'allais, selon mon
habitude, prendre u n l ivre, l orsque l a voix reten t i t en moi :
« N o n , pas celu i - l à . n Elle répéta u ne deuxième fois l ' i n ter­

d iction . Je saisis un tro i s ième l ivre ; alors l a voix appro uva :


« Cel u i - c i , pren d s - l e , ouvre - le ! n

C 'étai t L 'imitation de jésus- Christ. O béissant à l ' i nj onc­


tion, j e l ' o uvris et trouvai , au m il ieu d u l ivre, u n b i l ler tout
neuf de cent francs . On eû t d i t qu'il sortait de l ' imprimerie.
Le fai t étai t absolument incroyable, et pour pl us ieurs raisons.
La plus forte était q u ' i l m'aurai t été impossible de mettre de
côté une telle somme, no tre tra i n de vie ne me le permettant
pas . La deuxième raison était que, même cette possib i l ité
admise, je n'aurais jamais songé à u t i l iser un livre, et encore
m o i ns cel u i - là , pour y cacher de l ' arge n t . Car je n ' aurais pas
pu associer le matériel au spirituel d ' une telle manière .
La voix reprit, douce et persuas ive : « Tu as été généreuse,
je le suis plus que t o i ! Tu as donné cinquante, j e te donne
cen t . n C ' était bien la voix d u cœur, devant laquel le cel le de
la raison ne pouva i t que se taire.

1 34
Le Hajj en rêve

AÏCHA, la sœur aînée d ' Al i , me proposa, un j our que nous


é t i o n s seules sous la ten te, de m ' ha b i l ler avec un cos­
tume i de n t i q ue au s ien, cel u i - l à même que porta ient les autres
femmes du douar. I l consistait en u n e p ièce de t i ssu de tro i s
ou qua tre mè tres enviro n , b l eu foncé, enro u l ée autour d u
co rps et dont u n e p a r t i e recouvra i t la tête tandis q u ' u n e
au tre retomba i t sur l e s épau les , retenue de c h a q u e côté d e l a
p o i t r i n e p a r deux gra n des fibu les e n arge n t . U n e épa i sse
ce i nt ure en tresse de l a i n e blanche m a i n t e na i t les plis répar­
t i s autour de la ta i l l e. J ' a i ma i s beaucoup cet h a b i l lement et
j ' accep tai son o ffre avec p l a i s i r. Elle sort i t d ' un coffre une
pièce d ' éto ffe neuve et s ' i ngé n i a à m'en revêt ir. Lorsq u ' e l l e
e u t term i n é s o n opéra t i o n qui ava i t pris u n cert a i n temps,
el le me ten d i t un pet i t m i ro i r pour que j e pui sse me rend re
compte de l 'effet prod u i t .
A c e moment préci s , A l i pénétra sous la tente et m 'aperçut ;
il resta comme pétrifié, i n capable de détacher son regard fixé
sur moi , et sans pouvo i r pro n o n cer un seul m o t . Je n ' ava i s
p l u s beso i n du m i r o i r q u e m e tenda i t Aicha .
U n e sema i n e auparava n t , j ' ava i s offert u n pet it Kodak à
Al i . I l fou i l l a dans une vieille val i se et, sortant l ' apparei l , i l
me demanda l 'autorisa t i o n d e me p h o tographier. Je l a lui
accordai vo l o nt iers , éta nt désireuse de garder un souve n i r
de c e m o m e n t agréa ble.
Cette même nuit, j e fis un rêve qui m ' impressionna à tel
poi n t que j e courus dès le m a t i n en fa i re le réc i t à Lalla Fa tma .
J e me tro uva i s sur la co l l i ne, quand je vis ven i r A l i vers m o i .
I l me saisir la main et m ' entraî n a .
- Venez vite, d i sa i t - i l , nous a l lons à L a M ecque fa i re l e
H ajj .

1 35
LE CHEMIN D E D I EU

I l ava it à pei ne term iné sa p h rase que nous nous t rouvions


à l ' i n térieur de la Kaaba. La porte en était grande ouvert e .
A l i e t moi étions accroupis dans l e coin, à l ' a n gle dro i t , ser­
rés l ' u n contre l ' au tre. A l i me recommanda i t le s i lence, cra i ­
gnant que l e gard ien n e nous découvre, car i l était absolu­
ment i n terd i t de pénétrer dans ce lieu sacré, vénérable en tre
tous. Je restais tranqui l l e , consciente de l ' extraord i n a i re pri ­
v i l ège : le rêve se terminait a i ns i .
La lla Fatma m ' avait écoutée en s i lence. E l l e pri t l a paro l e
à s o n tour : cc La tradition a ffi rme que celui qui s e v o i t en
rêve fa i sant le pèleri nage à La Mecque devra y al ler dans son
corps ph ysique l orsque le temps sera ven u . » Et ceci l 'u t
con firmé, car je fis par deux fois le pèlerinage à La Mecq ue,
en 1 9 6 7 et 1 9 6 8 .

La ressemblance

U N mat i n du mois d ' août, mal gré la chaleur h u m i d e qui


collait les vêtements à mon corps, je déci dai d 'a l l er f a i re
un tour dans la méd i n a . A peine engagée dans la ruelle qui
menait au souk, je fus prise, en traînée, bousculée dans tous
les sens par un coura n t de circulation d ésordon née, ét ourd ie
par cet te vi tal i té h u maine exubéra n te , éblouie de lum ière et
de couleurs. J e me sentis li bérée de mes limi tes in dividuel les
et deve n i r le cen t re de cette vitali té, le cœur de celte m u l t i ­
t ude. Mais aussitôt que je fus dégagée d e cet t e agi t a t i o n fré­
nétique, cet état s ' évanoui t . J e débouchai dans une rue ca lme
et presque déserte. Je flânai d ' un côté et d ' a u t re, admira n t
de bel les éto ffe s, les objets d ' h umbles art i sans , l a scu l p t ure
d ' une porte, une mosaïque ancien ne, quand j e m ' a rrêt a i ,
subi tement figée a u mi lieu d e la rue : devant moi , préservée
de l ' ardeur du sole i l , u ne tache d ' ombre bleue, un co i n de
fraîcheur. Il y ava i t une petite boutique remplie par la seu le
SFAX
présence d ' u n être qui semb lait ne pas appartenir à ce monde.
I l était assis dans une attitude de sere i ne concen tra t i o n , tenant
un chapelet q u ' i l égrenait entre ses doigts. U n turban blanc
accu sai t le noir de jais de sa barbe tail lée en col l ier.
Le tei n t clair, les j oues rosées, une lum ière i n térieure écl a i ­
rai t s o n beau visage qui me semb lait fam i l ier. Pourtan t , j e
l e voyais p o u r la première fo i s . I l me rappelait p a r u n e cer­
taine ressemblance le vi sage qui était empreint au plus secret
de mon âme, et qui éta i t ma raison d 'être ; cette ressemblance
d ' u n vi sage physique et d ' une figure i déale, merveil leuse,
aviva it en moi, sans la satisfaire, cette nostalgie d ' u n monde
éth éré , divin, si admirablement évoqué par Platon dans le
Phédon. Cette vision me semblait être une créature de mon
imagi nati o n , u ne i l lusion. J e ne pouvais plus en détacher
mon regard .
I l dut sans doute en ressentir l ' i n tens i té , car il ouvrit les
yeux, les fixa sur moi et me vit le contemplan t . Il parut
étonné, puis, souriant, il m ' i nvita d ' u n geste à approcher.
J e m 'avança i , consciente d ' ê tre arrivée à u n point culminant
de ma vie. M ' offran t un s iège à son côté, i l me questionna,
i n tri gué :
- Désires - tu quelque chose qu ' i l soit en mon pouvo ir de
te d o n ner ?
Sa voix m 'e ncouragea i t , je répondis sans hésitation :
- O u i , je désire ton chapelet et connaître la prière que tu
fais.
Il fu t surpris :
- Mon chapelet ! Je te le d o nnerai avec plaisir, mais le
d h i kr ( l ' i nvocation), pourquoi ? N ' es-tu pas chrétienne ?
- Certes, d i s -je, mais cela n ' est pas u ne raison qui puisse
m ' i n terd ire de faire ce que tu appelles d h i kr ; n ' es t - ce pas une
prière que tu adresses à D ieu ? Et ton D ieu n ' es t - i l pas aussi
le mien ?
- Ce dh ikr est l ' é lément cen tral de la foi pour le musul­
man. Il atteste qu'il n ' y a point de divi n i té si ce n ' est Dieu
( La i lâha i l la Allah ) , qui est la Shahada la première, qui est
essentielle. Quand elle est prono ncée du fo nd du cœur, elle
est déj à une entrée dans la fo i musulmane.

137
LE CHEMIN DE DIEU

J e l ' i nterrompi s , s incèrement persuadée


- Alors, dans ce cas, je puis t'affirmer que je suis depuis
touj ours musulmane, car j e n 'a i touj ours cru q u ' en un seul
et u nique D i e u .
I l poursuivi t :
- Cela est la premi ère S hahada. La seco nde complète
l 'appartenance à l ' I slam, en témoignant : « Et Moh ammed
est l 'envoyé de D ieu (Wa M o hammed Rasû l Allah ) . n Le témo i ­
gnage rendu à l a mission d e M o hammed est l e signe qui
val ide l ' affirmation d u D ieu unique. J e ne puis te do n ner ce
d h ikr que si tu complètes a i nsi la Shahada, car elle termine
le chapelet .
J ' a ffi rmai , en le regardan t en face :
- De même que j e cro is en un D ieu un ique, je cro is en
tous ses Prophètes , et parmi eux M oh ammed .
I l m ' avai t écou tée attentivement, et me ten d i t son chapelet
e n me prescrivan t alors de faire un no mbre approchant une
centaine de m i l l e de : La ilâha i l la Allah . I l m ' apprit à b ien
le prono ncer, a i ns i que les con d i tions d ' ablutions et de pur i ­
fication obligato ires pour faire ce d h i kr. I l i nsista part i ­
cul ièremen t sur l ' importance d u résultat d e son accomp l i s ­
semen t . Car, affirmai t - i l , c'éta i t u n prix offert à D i eu par l e
pécheur pour le rachat de s o n âme. I l appelait cette sorte d e
d h i kr : « Fédi a . »
Quant à prévoir s ' i l sera i t ou n o n accep té, je ne pour­
rais le savoi r que lorsque j 'aurais term i né le nombre pres­
cri t .
I l me demanda de revenir le trouver c e j o u r - l à en l u i rap ­
portant le chapelet. Je le q u i t tai en l u i en fa isant la pro ­
messe . J 'emportai dans mon sac le chapelet comme un j o yau
précieux.
La Fédia

n u ' ELLES étaient douces e t fructueuses )es heures passées


�à fai re le d h ikr ! Je découvra i s , grâce à elles, la va leur
d u temp s, auquel j e n ' avai s j usque - l à a ttaché q u ' une impor­
tance relative. Il m 'appara i ssa i t dans sa p u issance généra­
trice, alors que je n 'ava i s co nnu que sa fonction destructrice.
Chaque heure m ' éta i t devenue précieuse par les connaissances
qu'elle me pro d i gu a i t grâce au d h ikr.
J 'avai s élaboré u n emp l o i d u temps qui équ i l ibra i t les tra­
vaux ménagers et ceux de l ' esprit : dès que j 'avai s un moment
de sol i tude d i sp o n i b le, j e m 'enfermais dans ma chambre,
d i sposais mon tap i s neuf sur le sol, m ' asseya i s en ta i l l eur,
la tête couverte d ' un foufard, le chapelet à la main, et j e
faisais le d h i kr. J ' i nscriva i s s u r un p e t i t carnet le nombre
de centai nes fai tes chaque j o ur.
J e ne term i nai la Féd i a qu 'après tro i s m o i s , car il m 'éta i t
impossible d e fai re le d h i kr e n présence d ' Iva n . Ne pouvant
prévo i r sa réaction et décidée à passer ou tre au cas où i l me
l ' a urai t i n terd i t , j e préférais le fa i re en secret pour évi ter un
éventuel con fl i t .
J e m e ren d i s d a n s la boutique de B e n D i ffallah , ainsi que
j e lui avai s prom i s , pour lui rapponer le chapelet . Il me
reçut avec une sati sfaction évidente et, après q u ' i l m 'eut fa i t
asseo i r, i l m e posa aussitôt la question :
- As-tu term i né la Féd i a ?
Fière et heureuse à la fo i s de ce que je considéra i s comme
un exp l o i t , vu les d i ffi cu l tés et les co n d i t ions dans lesquel les
j e l 'avai s accomp l i , j e répondis :
- J 'a i termi né en effet . P u i s -j e savo ir m a i n tenant ce q u ' i l
m e reste à fai re ?
Je l u i tendis le chapelet q u ' i l prit avec gravité. I l sort i t

1 39
LE CHEMIN DE DIEU
d ' u ne de ses poches u n pe t i t morceau de bois de santal q u ' i l
posa s u r la bra i se d ' u n canoun . E t , s a n s doute p o u r l ' i m ­
prégner d e s o n parfum, i l t i n t l e chapelet suspen du au- dessus
de la fumée odorante tand i s q u ' i l réc i t a i t une pri ère à voix
basse. L ' opéra t i o n term inée, il me rem i t le chapelet en me
fa isant les recommandations su ivantes :
- Aujourd ' h u i tu feras de gra ndes ablutions, tu changeras
tout ton l i nge a i n s i que cel u i de ton l i t . Tu prendras soin
de te garder en état de pureté parfa i te j u squ'au moment de
t ' endormir. Tu met tras alors le chapelet sous ton oreil ler.
Si la Fédia que tu as fai te est agréée par D ieu, tu auras un
rêve dans la n u i t . Dans ce cas tu reviendras dema i n m ' en
fa i re part, et je t'en ferai l ' i n terpréta t i o n , s ' i l plaît à D i eu.
Mon émo tion éta i t s i profo n de que j e ne pouvais rien d i re.
Je le saluai et part i s , pressée de ren trer chez moi .

Le rêve

C INQUANTE ans après, je garde encore le souven ir précis du


rêve sublime que je fis cette n u i t - l à .
J e m e voyais, âgée de seize a n s à peine, dans un dén uemen t
extrême, sale, déguen i l lée, les cheveux emmêlés, p i eds nus,
affamée. J e me trouva i s dans une ville arabe ancienne sans
aucune trace de civ i l i sation occidentale. Mais cette ville ne
m'éta i t pas i nconnue. J e la reconnaissa i s : je l 'ava i s vue si
souvent dans mes rêves, o ù , égarée dans ses ruelles, M o ulay
Abdelkader J i la l i me prenait par la main et me ramenait dans
la bonne d irect i o n .
J e ne savai s où aller, où trouver un refuge, à qui demander
l ' hosp i ta l i té . Les rues étaient désertes . Enfin, j 'aperçus un
port a i l ouvert , al ors que toutes les portes alentour étaient
fermées . J e me d i r i geai vers lui, espérant y trouver un asile.
Lorsque je pénétrai à l ' i n térieur, j e me ren d i s com p t e que

1 40
S FAX

j ' étais dans une mosquée. I l n ' y ava i t perso n ne. Sachant que
l ' accès en était i n terd i t aux non- musulma n s , j e m ' aplatissais
con tre le mur comme pour me soustra ire aux regard s . Une
galerie avec des co l o nnes de marbre s' ouvra it deva nt m o i .
Je releva i la tête ; j e v i s alors, s u r un tapis dépl oyé d a n s l ' a i r
à quatre mètres du sol, M oh ammed , ! ' Envoyé de D i e u . C 'était
bien l u i ! J 'en eus imméd i a tement la certitude. Tout mon être
le reco n naissa i t . C'était bien son visage qui se trouva i l au
plus pro fond secret de mon cœur, comme la perl e la plus
rare dans son écri n . L ' éclat insoutenable de cette vision m e
fi t détourner le regard et me cacher la tête en tre l e s m a i n s .
J e m e sentais ind igne d ' u n tel privilège, honteuse de ma
cond ition misérable. J ' aurais vou l u que la terre s' ouvre sous
mes pieds pour y d i spara î tre. Lorsque j ' osai enfin relever la
tête, j e le co n templai . I l était couvert d ' u n mant eau qui
donnait à sa s i l h ouette la forme d ' u n tria ngle a l l ongé au
sommet duquel apparaissait son visage, tel un j oyau merve i l ­
leux. L a perfection de s e s traits était mise e n val eur par l e
contraste h armonieux de la b l ancheur nacrée de son tei n t ,
la raseur p u d i q u e de s e s pommettes, le rubis de ses lèvres,
le noir de jais de ses yeux, de l 'arc de ses sourci ls et de sa
barbe. Cette beauté était idéale, surhumaine.
Il se pencha et, tendant son bras vers moi, il m ' invita à
prendre place auprès de l u i . Je me trouvai aussitôt tra n s ­
po rtée s u r le t a p i s , debout à sa d ro i te. Mais la condition
mi sérable qui était l a mienne a uparavan t éta it totalement
et miraculeusement tra n s formée. J ' étais devenue resp lendis­
sante, revêtue d ' une robe magnifique ent ièrement incrus tée
de pierres précieuses comme le ma nteau qui le recouvra it et
le tapis sur lequel nous étions.
Au fo nd de la mosquée, dans la galerie en face de nous,
se trouva it une sorte de scène de théâtre deva nt laquelle
tomba it un grand rideau fai t de p l usieurs épaisseurs de voile
blanc.
Le privi lège

PAR un mode de co mmunication conceptuel , i ndépendant


de toute fonction de relation n i d ' aucun organe sensori e l ,
par u n acte d ' i n tellection p u r , j ' appris du P rophète que
j ' allais avoir le privi lège d ' une faveur immense rarement
accordée.
Il étend i t aussitôt après son bras dro i t en ava n t . A ce signe,
un servi teur sortit d ' u n co i n et, tirant le ridea u , découvrit la
scène : une nuée lumineuse remplit l ' espace. Elle semblait
être une sorte de substance essentielle de lumière vivant e.
Elle se mouva i t en volutes q u i évoquaient à la fois une grâce
i n finie, la pu i ssance créatrice et la majesté.
Mon esprit en assimilait le sens mystérieux auq uel ma ra i ­
son n e pouva i t parvenir.
Le rêve s'acheva dans cette apothéose.
Le lendema i n , j e me hâtai d ' aller dans la médina voir Ben
D i ffa l la h . J e le trouvai dans sa boutique. Lorsq u ' i l vit mon
visage, i l comprit à mon expression radieuse q u ' i l s'était passé
u n événement importan t . Je l u i décrivis mon rêve.
Quand j 'eus term iné, il ne p u t retenir ses larmes ; il balbu­
tiait, au comble de l ' émotion :
- Nous sommes musulmans de père en fils ; j e fais la
prière et le dh ikr depuis ma puberté ; il y a des années que j e
désire fa ire la Féd ia ; j e la commence touj ours sa ns jama i s
avo i r p u l a termi ner.
« J e désire plus que tout au monde vo i r le Pro p hète M o h a m ­
med , j e n ' a i p a s encore e u cette grâce. To i , étrangère, ne
connaissant presque rien de la rel igion, tu ren tres à peine et
te vo ilà favorisée d'un rêve excep tion nel . Tu es une H ourria
( être parad isiaque). »
I l répéta i t ce nom, q u ' i l devait par la s u i te me donner
chaque fois qu'il me voya i t .
Lhachmi

B EN D i ffa l l a h , désirant m e faire connaître s a famille, m ' i n ­


vita chez l u i . Sa maison était si tuée à tro is kilomètres de
la méd ina, dans la nouvelle vil le arabe . Sa femme H eira
me reçut très cord ialement, ainsi que son fils aîné Bach i r qui
ava i t seize ans et a l l a i t à l ' école française.
Je vis sur le tap i s u n bébé d ' environ u n an et demi ; j ' appris
q u ' i l s'appelait Lhachm i , q u ' i l ne pouva i t n i se lever n i se
tenir debo u t . J e le vis e n effet se traîner comme les culs­
de-jatte en s'aidant des bras avec d i fficu l té . Il ne pouva i t pro­
férer le moi ndre mot. Il ava i t pourtant u n regard d ' une pro ­
fonde i n telligence, mais sa tête était u n peu trop grosse. H eira
avai t eu dix enfan ts, tous morts en bas âge ; seul Bachir, l 'aîné,
ava i t survécu . Ben D i ffa l l a h crai gnai t que Lhachmi ne partage
le sort de ses autres enfants.
Pensant pouvo ir conj u rer le sort, i l fit une sorte de rite.
Prenan t l 'enfant dans ses bras, il le m i t sur mes genoux et d i t :
- I l n'est pas mon fils; c'est l e tien.
Il me répéta cette p h rase à tro i s reprises . J e serrai Lhachmi
sur mon sein e t j e l ' acceptai comme mon enfant, avec tout
l 'amour d ' une mère.
Je pris l ' h a b i tude d ' a ller dans cette mais o n . Je m ' é tais
attachée à cet enfa n t q u i ne devai t pas tarder à se mettre
debout, à marcher et à parler. Lorsque j ' en trai s dans la
maison , i l vena i t au- devant de moi en prononçant des mots
de joie. Il m ' appelait Beiya (belle). Il arriva i t parfois que nous
rest i o ns seuls dans la chambre . Il s ' asseya i t alors près de
moi, me faisant comprendre de faire comme l u i . Les mains
devant la p o i trine, paumes tendues, i l balançai t son buste
d ' arrière en avan t e t psalmod i a i t sur u n rythme saccadé,
laborieux : « La I lâha I l ia Allah . »
Je sentais q u ' i l était i nspiré et j ' étais très impression née, car

1 43
LE C HEMIN DE D IEU

j ' étais certai ne q u ' i l n ' avai t j amais vu perso n ne fa ire l e d h i kr,
m 'étant indi rectement e t d is crètement renseign ée à ce suj et .
D ' a i l leurs, j ' avai s c o n s taté q u ' i l s ' i nterrompa i t a u s s i t ô t q u ' i l
sentait quelq u ' u n approcher.
J e ne savais comment i n terpréter son étrange comporte­
ment. Sans doute fal l a i t - i l que cela se passe seulement en tre
nous et reste un mystère.
I l se produisit un événement p l u s é trange encore, quelque
temps plus tard . Nous étions restés seul s dans la c h ambre,
H ei ra éta n t occupée à la c u i s i n e . I l était assis près de m o i ,
si lencieux, l ' air préoccup é . Soudai n , bien assuré q u e per­
sonne ne viendra i t nous surprendre , il se l eva, me prit la
main et, cah i n -caha, m 'e ntraîn a vers la soupente au fo n d
de la pièce. I l souleva l e crochet q u i e n ferma i t la p orte et me
fit pénétrer à l ' i n térieur. Il y ava i t des j arres d ' h u i l e et de
farine, des sacs de provisions et quelques ustensi les de cuisine.
Il parcou ra i t cet espace é troi t e n ahanant et, m e m o n tran t un
point dans l a dem i - obscurité : « A h - Ah - M ohammed n ;
i l répétai t ces mots dans u n e i n ti m i té , un plaisir secret q u ' i l
vou l a i t absolument m e faire partager .
Lorsque je dus q u i t ter Sfax u n a n p l u s tard , i l é ta i t touj ours
en vie et en bonne santé. A l ' h eure actuel le, son souven i r me
troub l e encore, et j e ne puis parvenir à i n terpréter exactement
son cas, lequel peu t ê tre envisagé sous d i fférents aspects,
cel u i d ' u n cas pathologique, o u encore d ' u n p o i n t de vue
supranormal à la manière des « P l us q u ' h u m a i n s » de
Th . S tu rgeon.

L'auto rouge

T "fN jour, à l ' heure du déj eu n er, Ivan m ' a nn o nça que
U nous devions partir le lendemain mati n à d i x h eures
pour Sousse. J 'accuei l l i s cette n o uvel l e avec p l a i s i r ; je ne

1 44
S FAX

con naissais pas encore cette v i l l e et nous aurions une voi ture
à n o tre d i s p o s i t i o n . N o u s pourrions a i nsi fa i re une prome­
nade agréable en même temps q u ' Jva n réglera i t des ques­
t i o n s de service . Nous seri o n s accompagnés de deux autres
médec i n s , un civi l et l ' autre, un l i eutenant adj o i n t à I va n
d o nt la femme, u n e a m i e , deva i t se j o i n d re à n o u s a u cas
où e l l e po urra i t confier sa p e t i te fille de deux ans aux bons
soins de sa voisi ne.
La d i s tance étant de deux cent cinqua n te kil omètres al ler
et retour, nous ne pourri o n s ren trer que le soir. Je deva i s
m ' occuper d e s prépara t i fs .
Dans la n u i t q u i précéda c e voyage , j e fi s u n rêve : j 'arrivais
au moment d u départ au l ieu d u rendez-vous. Les vo itures
dévo l ues à n o tre groupe é ta i e n t s ta t i o n n ées, a ttendant leurs
occupants. I l y en ava i t tro i s ; la première, noire ; la seconde,
grise ; la derni ère, rouge. Iva n et son adj o i n t prena ient la
premi ère v o i t u re ; la femme de l ' adj o i n t et moi, la seco nde,
et l e médec i n civi l , la dern ière. La première part it en ava nt
et d i sparu t rap i deme n t ; nous nous trouvio n s au mi l ieu, la
voi ture ro uge derrière n o u s . E l l e vo u l u t souda i n nous dépa s ­
ser ; e l l e h eurta violemment la borne à n o tre ga uche, fit u n
tête- à - q ueue qui n o u s b o uscula d a n s le fossé longeant l a
ro ute à dro i t e . N otre chauffeur réussit à empêcher no tre vo i ­
ture de s e renverser, à la m a i n tenir m al gré les violents cahots
qui la secouaient en tous sens . M me B . , absolument terrorisée,
poussait des cris de désesp o i r ; e l l e se lamentait sur le son de
sa fil lette q u ' e l le laissera i t o rp h e l i n e .
Quant à m o i , je cra i gnais que l ' a ffo l ement de l a pauvre
femme ne fasse perdre le con trôle à n o tre chauffe ur. Je posai
mes mains sur ses épau les e t l e priai ca lmement de garder son
sang- fro i d et de maintenir sol idement l e vol ant . Rassuré, il
parvi n t enfin, après de pénib les efforts, à ramener la vo iture
sur la rou t e .
J e me réve i l l a i à c e m o m e n t , impress i o n née par m o n rêve .
Ma première réacti o n , q u e j e su ivi s immédia tement, fu t
d 'a l l er à l ' égl ise me confesser et commun ier. U ne heure
après, j 'ava i s rej o i n t le grou p e q u i n 'a t tendait que moi pour
partir. J e leur fis part de mon rêve et d e la cau se de mon

1 45
L E C H E M I N D E D I EU

retard . Tout a u plaisir d e partir, personne n ' ava i t a t t aché


d ' importance à m o n rêve, sauf Iva n . Cependa n t , les cou leurs
des vo i tures a i nsi que leur attribution éta i e n t exactemen t
celles que j ' avai s décri tes .
O n se m i t enfin en route et tout se déroula sel o n le p roce s ­
s u s du rêve. Quand nous descendîmes tous de voi t u re , o n
trouva le l ieu tenant B . et I v a n qui avai e n t fa i t dem i - t our,
i nquiets de ne pas nous apercevoir sur la route. Ils é t a i e n t
debout au tour de la vo i ture rouge ; s e s occupa n t s é t a i e n t sa i ns
et saufs, quittes pour la peur ; mais les p neus ava ient é t é
arrachés. Lorsqu ' i l s reconsti tuèren t l ' acciden t d ' a p rès le t raj e t
d e s vo itures , t o u t le m o n d e c o n c l u t au miracle e t i l fu t décidé
de d o n ner tout l 'argen t que chacu n ava i t sur l u i e n aumône,
aussitôt arrivés à Sousse.

L'accident de chemin de fer

D EPUIS lo n gtemps, Ivan et moi désirions a l l er vivre au


Maroc. Ayan t réussi à y trouver une situat i o n i nt éres ­
sante, Iva n avait deman d é sa retra i te ant1opée. En atten ­
dant, a fi n d ' orga n iser ses n ouvel les fo n c t i o n s , i l deva i t part ir
pour u n e semai n e au Maroc . I l prend ra i t le t ra i n le len dema i n
à h u i t heures .
Cette n u i t - là, je fis u n rêve : le tra i n déra i l lai t , i l y ava i t des
morts et des blessés . A mon révei l , extrêmement i nquiète, je
fis part de mon rêve à Ivan en le supplia nt de remet t re s o n
voyage à plus tard . I l m ' obj ecta que ses d i spos i t i o n s é t a i e n t
prises et q u ' i l ne pouva it l e s d i fférer à cause d ' u n s i m p l e rêve.
Il part i t ainsi q u ' i l avait décidé, à l ' h eure fixée . Res t ée seule
avec mon a ngoisse, j 'allai sur la c o l l i n e ret ro uver mon amie
Lalla Fatma pour la mettre au coura n t des faits et lui dema n ­
der conseil :
- Fa i s le dh i kr, d i t - elle, ton mari court u n grave d a n ger.
D ieu seul et tes prières pourro n t le pro téger.
S FAX

Après l 'avo ir vivement remerc1ee, j e ren tra i chez moi ; Je


fis mes ablutions et pris mon chapelet . J e ne m ' arrêtai que
tro i s h eures plus tard pour boire une tasse de café. J e
recommençai ensuite j usqu'au s o i r . Après avoir lu une partie
de l a n u i t , je réussis enfin à trouver le sommeil aux premières
lueurs de l ' aube.
Je dus sortir dans la mati née faire des courses en ville.
J ' étais toujours dans l 'a ngoisse, j e ne sava is comment m ' i n ­
former. E n passant deva n t l a p harmacie d e M . Espiè, u n
excellent h o mme q u ' Ivan estimait, j e le vis a u m i l ieu d ' u n
petit groupe d e personnes qui d i scutaient avec animati o n .
Auss i t ô t q u ' i l m'aperçut , i l v i n t vers moi , me sa isit les mains
et s ' exclama, avec l ' i n tention évidente de me rassurer :
- Ch ère amie, nous avons téléphoné pour obten ir la li ste
des victimes ; l e nom de votre mari n ' est pas mentionné, ni
parmi les m o rts n i parmi l es blessés . Il est donc rescapé de
l ' accident de chem i n de fer.
Aya n t co ns taté m o n éton nement, et comprenant enfin que
je n ' étais pas au courant, i l couru t dans son magasin et me
ra ppo rta l e jo urnal loca l . Le brave h omme, ne sachant
comment réparer sa bévue, bégaya i t au comble de l 'émot i o n .
J e m ' emparai d u journal , l e remerciant de sa prévenance, et
le q u i t ta i , ayant hâte de ren trer chez moi l i re l 'article et les
déta i l s de l ' acciden t .
U n e h eure après , j e recevai u n télégramme d ' Ivan, arrivé
a Rabat sain et sauf.
A s o n retour à S fax , Iva n me fit le récit suivant :
- Arrivé en gar.e de Constantine, d i t - i l , le tra i n s' arrêta
quelq ues m i n u tes . Je m ' étais m i s à la portière er je regardais
les gens sur l e quai, quand je reconnus le cap itaine Gui llaume
et sa femme, de vieux amis du bled que je n ' ava is pas revus
depuis 1 9 1 8 . Nous étions si h eureux de nous retrouver q u ' i l
fut conve n u q u e j ' i n terromprais m o n voyage le t emps d ' u n
déjeuner e t q u e j e reprendrais le tra i n su ivant à trois h eures
de l ' après - m i d i . Je d o i s à ce concours de circonstances vra i ­
ment m i raculeux d ' être encore e n vie . . . , conclut Iva n , pro ­
fo ndément ému.

147
Le message

A mesure que j ' avançais dans l 'étude des rel i gions, j ' ava i s
de plus en p l us l a convi ction q u e l a connai ssance des
problèmes supérieurs, élaboration de l ' i n tell igence, établ is­
sait des relations p l us ou moins approxi mat ives en tre les
causes et les effe ts . La connaissance ensei gnée par les l i vres
était cel l e de la let tre, alors que je cherchais cel l e de l ' espri t .
J e sentais a u p l us profond d e moi l a véri té comme u n « tré­
sor caché » , mais j e ne savais pas par quel moyen parvenir à
la découvrir.
J e me trouva is arrêtée au cen tre du carrefour des religions ,
en tre le j udaïsme, le C h ristian i sme, le Boud d h i sm e et l ' I s ­
lam. Ces voies d i ffé ren tes m ' apparaissaient comme a u t a nt
de membres d ' u n même corps q u ' i l m 'aura i t semblé ampu ter
en sépara nt une voie des autres pour l 'adopter.
Cependant, cet état statio n naire ne pouva i t durer plus
longtemps. J ' ava is la forte impression d ' être arr i vée à la fin
d ' une période probatoire, préalable à l 'acco m p l i ssement
d ' une nouvelle modal i té de l ' être. Il me fallait u n signe d'en
haut qui me fît sortir de ma perplexité. D e toute l 'ardeur de
mon âme j e priai D i eu toutes les nuits avant de m ' endor­
mir, espérant obtenir de sa miséricorde la lum ière d ' une cer­
ti tude qui dissipera i t l ' obscuri té du doute.
Mes prières ne tardèrent pas à être exaucées . J e fis u n rêve :
je me voyais debout sur la co l l ine, regardant le paysage envi ­
ronnant, quand un personnage s 'avança vers moi . C ' é t a i t un
pèleri n ; i l porta i t une besace sur le dos, des sandales de corde
aux pieds ; i l s 'appuyai t sur u n bâto n . Il éta i t vêtu d ' une
tunique de laine rayée qui tomba i t j usqu ' à ses genoux. Sa
tête éta i t en tourée d ' u n turban jaune. Son visage ava i t le
type caucasien, des pommettes sa i l lantes, des yeux légère-
SFAX
ment étirés vers les tempes, l ' iris pail leté d ' or, la scléro t i que
d'un b l eu d ' azur. Il éta i t recouvert de la tête aux pieds par la
poussière du voyage.
Il ava it p lanté son bâton en terre et s ' appuya i t dessus, arrêté
deva n t m o i , son regard rivé au mien. I l me transmit ce mes­
sage par une commu nication d i recte d ' espri t à esprit :
- J e viens d'où tu sais, envoyé par qui tu sa i s , pour te d i re
q u ' o n est satisfait de to i . Tu es engagée dans la bonne vo ie,
pro t égée ; va en sécurité.
Le message transmis, le messager d i sparut à mes regard s .
Le rêve était term iné.

Le messager

'ÉTAIS
J
si heureuse d 'avo ir fait ce rêve que, lorsque j e me
réve i l l a i , j 'éprouvai le beso in de fa ire partager mon
bonheur à mon amie Lalla Fatma.
Aussitôt après avoi r pris mon petit déj euner, je partis la
retrouver sur la co l l i n e . J e la rencon trai au moment où elle
s'ap prêtait à po rter son pain au four. Elle le tena it sur une
planche a u - dessus de la tête. J e lui fis le récit de mon rêve en
lui décrivan t le messager dans les m o i ndres déta i l s ; j ' in si stai
dava nt age sur la descri ption physique du person nage p l u ­
t ô t que sur l a nature du message.
J ' acheva i s à peine de tracer son portra i t , lorsq u ' i l surgi t
d eva n t nous, dans la réa l i té ! Or, nous nous t ro uvions da ns
un endro i t qui dominait le chem i n , et il était impossible à
qui que ce soit de parvenir j u squ'à nous sans qu'on l 'aperçû t
de l o i n .
L a vision d u rêve semb lait être sortie des l imites d e l ' état
on iri que e n faisant irru p t i o n dans l 'état de vei l le, et se co nfir­
mait en se parach eva n t . Lalla Fatma é ta i t troublée, pro c h e de
la panique.

1 49
LE CHEMIN DE DIEU
- C'est cel ui que tu viens de me décrire, d i sa i t son regard .
- C'est bien l u i , répondait le m i e n .
Tout se passa d ' u ne manière absolument i dent ique à cel le
du rêve. Penda n t que je l ' observa i s , pour im primer son
image dans ma mémoire, je remarq uai une légère d i fférence
concernant la poussière du voyage : au l i eu d ' être de la co u ­
leur d e l a terre, c'était u n e poudre d ' o r très fi n e q u i le reco u ­
vra i t de l a tête a u x p ieds. Cela donnait à cet être l ' aspect
précieux, authenti que, de certa ines sculpt ures pati nées par le
temps.
Cela pour le messager ; quant au message, i l dépa ssa i t
tout c e q u e j ' ava is espéré par s o n ampleur généreus e e t
s a préc i s i o n . J ' étais comblée . Pas u n m o t n e fu t pro n o n cé,
tout se passa dans u n si lence riche d ' i n telligence. Le temps
semblait aboli ; je me demandai soudain si nous é t i o n s seu les,
Lalla Fatma et moi, à voir le perso n nage. Mais les femmes du
douar accouraient déj à vers l u i pour lui demander sa bara k a .
L e soleil éta i t arden t ; un p a n de m u r proj etait s o n ombre
sur le so l . Le messager se dirigea vers elle et s'ass i t . D e t o u s
côtés du douar l u i parvenaient d e s o ffrandes de nourri ture
et de boisson, et aussi de parfums. Il ne toucha à rien . I l
bén it les enfants, les malades, exauça les vœux secret s des
âmes et enfin se leva et tourna son vi sage ra d i eux vers m o i .
I l d isparu t a i nsi q u ' i l était apparu .
Cet événement est parmi les p l u s extraord i n a i res de ma
vie. La coïncidence du plan psych ique et du plan con cret est
un p hénomène ex trêmement rare e t i noubliable.

Le géomancien

AUTOUR de la grande mosquée de la méd i n a , une sort e de


podium en maçonnerie serva i t d' étal aux parfumeu rs .
On y voya i t des flacons de toutes tailles, des essences de fl eurs .
S FAX

d e l ' eau d e rose e t d e fleur d ' oranger, des nards et des


fard s . O n y trouvait de l ' ambre, du musc, du bois de santa l ,
du benj o i n e t de l ' encen s .
L e p i t toresque de ces étalages provoquait la curiosité des
passants étrangers , tand i s que les marchands les attiraient et
les retena ient par d ' habi les manières, un mélange de mots
empruntés à divers langages et des mimiques à la fo i s astu­
cieu ses e t aimables. L' effet é ta i t irrés istible, et le passan t
devenait i n év i tablement u n clien t .
J e me trouva i s ce mati n - l à arrêtée devan t u n d e ces comp toirs
pour acheter un flacon d ' eau de rose ; j 'al lais partir, empor­
tant mon paquet, lorsque j e me sen tis tirée en arrière par le
bas de ma j u p e . J e tournai la tête, surprise. J ' aperçus , assis
sur le sol, u n vieil lard très brun, mai gre, qui me désignait
u n carré de terre étalée en couche très mi nce sur une plan­
chette p lacée devant lui. Il fin i t par me fai re comprendre
q u ' i l me proposait de me dévoi ler l ' aven ir. I l insista i t tell e ­
ment que j 'accep tai . Curieuse de connaître son procédé, et
comme i l ne m e demandait q u ' u ne somme modique, j e pen ­
sai que c'était pour m o i l ' occas i o n de lui faire la charité.
Auss i t ô t i l s ' e mpara d ' une baguette et se m i t à tracer sur
la terre une série de tra i ts rapprochés en rangées superposées.
Lorsqu ' i l eut term iné, i l p osa sa baguette et comp ta le nombre
d e tra i ts de chaque rangée. I l faisait avec le bout de son do igt
des p o i n ts forma n t des figures un peu semb lables à cel les des
d o m i n o s . Lors q u ' i l eut terminé son opération, il commença
à parler.
- Tu es mariée ; ton mari est absen t , i l est parti en voyage,
mais il sera de retour ava n t la fin de ce m o i s . I l te rappor­
tera un cadeau qui te fera un grand plaisi r ; c'est un étui en
velo urs co n tenant un objet précieux. Il y a une longue corde­
l i ère de soie.
E n s u i te i l e n to ura s o n po ignet gauch e de sa main droite,
i l me fit comprendre q u ' i l s' agissait d'un bracelet avec un
bij o u e n o r . Puis i l conclut :
- I l se passera peu de temps après le retour de ton mari ,
et vous parti rez tous les deux. Vous quit terez S fax pour aller
dans u n a u tre pays .
LE C H E M I N DE DIEU

I l éten d i t son bras dans u n geste écartant la d i rection de


la mer, désigna n t le l o i n t a i n , une vague extrém ité. Quand il
eut term iné, j e lui d o n nai toute la monnaie con tenue dans
mon sac et j e le quittai pour rentrer chez moi .
J 'é tais absolument sidérée . Ivan é tai t réellement parti
en vue de régler sa s i tuatio n . I l était question d ' a l ler nous
i nstaller au M aroc ; Ivan deva i t prendre sa retraite a n ticipée,
afin d ' exercer u n travai l dans le civi l . D e France, i l deva i t
me rapporter un l ivre manuscri t , recuei l d e pri ères et de
l o uanges sur le prophète M o hammed , q u ' o n appel le Da l i l .
I l ava i t fai t d o n de c e manuscrit à s o n père, mais, après le
décès de cel u i - ci , i l le rapportera i t pour me l'offrir, sachant
quel plaisir il me causera i t .
L e viei l lard ava i t v u j uste. Tout s e déroula comme i l
l 'avai t préd i t ; le bracelet avai t une montre en o r , l ' étui une
longue cordel ière de soie, et nous quittions Sfax pour le
Maroc trois mois après le retour d ' Iva n .
Quant au procédé employé p a r le vieil lard , j e devais
apprendre dix ans plus tard , en l isant Ibn Khaldoun, que
c'était la géomancie, d ivination par la terre. Mais j ' appris
aussi plus tard que le procédé n ' est pas approuvé par la tra ­
d i t i o n . Tout l ' i n térêt et la curiosité évei l lés par l ' exactitude de
la préd iction perd ire n t ainsi leur valeur.

La clef du g

D ANS les dern iers temps de mon séj our à Sfax, une nuit,
j ' étais seule dans ma chambre, la lum ière éteinte, les
yeux fermés . J e ne parvenais pas à m 'endormir, lorsque
souda i n , blanc sur noir, de la grandeur de dix cen timètres
enviro n , m 'apparut le nombre dix- h u i t .
Pendant q u e j e le voyais, éto n née, m e demandant c e que
cette vision signifiait, une voix i n térieure me donna un
S FAX

ordre : cc Lève - to i , prends u n crayon et d u pap ier et i nscris


ce nombre. » J ' obéis, curieuse de connaître la suite. La voix
rep rit pressante : cc Compte 1 + 8 = g, a d d i t i onne g + g=1 8,
1 + 8 = g , puis 1 8 + 1 8 = 36, 3 + 6 = g , puis 3 6 + 3 6 = 7 '2 ,
7 + 2 = g , et ainsi de suite en ce q u i concerne ce chi ffre g . l>
Tout en écrivant et comptant ces nombres et ces ch i ffr es,
suivant les ordres de la vo ix i n térieure, ces opérat ions, mal­
gré mon ignora nce des mathémati ques, me semblaient ab so­
lument dénuées d ' i n térê t . La voix se tut et me communi qua
alors sur u n mode subtil certaines propriétés particul ières de
ce ch i ffre . Mais tout ce qu'elle me révéla resta profondément
caché dans le secret de mon être, sans que ma rai so n pût
en découvrir le mystère. J e m 'avouais impuissa nte. La voix
repri t , plus forte, plus i m pérative : cc Tu ne pourrai s pas
comprendre sans une clef, et tu n 'auras pas cette clef ava nt
o nze ans. Elle te sera donnée lorsque le temps sera venu . La
personne qui te la remettra est un homme âgé d ' une bel le
stature , avec une grande barbe blanche, habillé de vêtements
blancs trad i t ionnels. » E n même temps que la voix le décri ­
vai t , je voyais le personnage avec une précision éto nnante.
J e remarq uai son tei n t clair, ses yeux brillants, ses j oues
roses. Puis la vision s 'évanoui t , et la voix se tut. j ' all umai ma
lampe de chevet , j ' ouvris les yeux, reprenant co n tact avec le
monde extérieur. Mon i n d i ffé rence du début ava i t fai t place
à la cur i o s i té, puis à l ' i n térê t . Finalement j ' étais i n triguée,
attirée par toute une science secrète entrevue sous la forme
des c h i ffr es, et qui me semb lait en être l ' âme. J e senta i s naî tre
en moi le désir de cette connaissance, le désir d ' en posséder
la clef. Je finis par m ' endorm i r dans l 'espoir de voir u n jour
se réa l i ser la prophétie.
S ixième partie

GAB S I
En sommeil

ous devions vivre, I va n et moi, dans le b l e d , a u M aroc,


N de 1 9 3 0 à 1 9 4 4 ·
Pendant les dern iers temps de no tre séjour à Sfax, Ivan
s' étai t insurgé co ntre mon comportemen t .
La j e u n e femme q u e j ' ava is é t é et qui flatta i t s o n amour­
propre d ' époux lui devenait de plus en p l us méconnaissable
et presque étrangère. J ' avais touj ours attaché beaucoup de
soin et mis de goût à ma toi lette . Depuis quelque temps, j e
cessa is d ' y prêter l ' attention nécessaire, préoccupée surtout
par ma vie spirituelle.
Ivan, ca thol ique, croyan t sans être pratiquant, co nsidéra i t
m e s études s u r l e s rel igions comparées comme u n e simple
rech erche l i mi tée à la théorie. Supposant qu'el les n 'étaient
qu'un engouement passager, une manière i ntéressante d ' o c ­
cuper m e s moments de l o i s i r , i l n ' y voyait aucun inconvé ­
nient. Cepen dant, s ' i l approuva it ces études dans leur cadre
i nt ellectuel , il désapprouvait une démarche sp irituelle qui
ava it pu être en faveur autrefo i s , mais qui éta i t déplacée dans
la société moderne.
- I l faut vivre avec son temps, d i sai t - i l touj ours . Su ivant
la menta l ité de ses con temporains bien- pensants, il j ugeai t
convenable de l i m i ter s a fo i aux offi ces et fêtes reli gieuses,
c ' es t - à - d ire d ' assi ster à la messe le dimanche et la nuit de
Noël . Mais i l n 'était pas de bon ton pour des laïcs d ' o utre­
passer ces l i mi tes .

1 57
LE C H E M I N DE DIEU

E t lorsqu ' i l constata que j e négligeais mes devo irs m o n ­


dains pour mettre e n pratique les commandements d e l a Loi
D ivine, cela lui fut i nsupportable, i nadmissible.
Il ava i t , disa i t - i l , épousé une jeune femme d' aspect séd u i ­
sant, d e compagni e agréable, bril lante en société. C ' é t a i t
cette femme q u ' i l aimait , tan d i s q u e la mys tique que j ' étais en
tra i n de devenir lui paraissait étrangère.
Un moment vint où i l éclata, après s' être lon gtemps
contenu. Ce fut une éru p ti o n de son enfer. Son démon l u i fit
proférer des mots qui me terrifière n t . A l ' instant où j e les
relate, j ' en suis encore s i bouleversée que ma main trem b l e :
« Tu dois choisir entre ton D ieu et moi ! » En les en tendant ,

je fus saisie au p l us profond de mon cœur par u n pressen t i ­


ment fu neste, effrayée des conséquences terribles q u i pour­
raient résulter pour l u i de cette m i se en demeure qui p l aça i t
e n équ ivalence la créature e t s o n créateur.
Me trouvan t ainsi mise en demeure de redevenir telle q u ' i l
le désira i t , j e fus dans l ' obliga t i o n , pour n e pas l u i dép laire ,
de reprendre l 'apparence et le comportement qu ' i l a imai t , et
de laisser dans l ' ombre la femme réelle que j 'étais, que j 'ava is
été, et que j e savais devoi r être touj ours .
C'est ainsi que pour sauvegarder no tre ménage e t fa i re p l a i ­
s i r à m o n mari , j e d u s sacrifier c e q u i éta i t la raison m ê m e de
mon existence, et pendant les quatorze années de n o t re
séjour dans le bled, j e mis la dévote en somme i l , ou p l u s
exacteme n t , j e la laissai au deuxième plan, dans le secre t .

Approches de la Kabbale

u cours de ces années, j 'allais fréquemment à Casablanca


A pour y chercher des l ivres. Lors d ' u n de ces déplacements
un h eureux co ncours de circonstances me perm i t d ' e ntrer
en possession de l ivres très rares, presque i n trouvables,
concernant la science de la Kabbale.
GABSI

J e n ' avais pas oublié la vision de la prophétie de Sfax


co ncernan t le c h i ffre g, et j ' espérais touj ours qu'elle se réa­
l i sera i t , b i e n que le temps imparti fût déj à dépassé . Je consa­
cra i une partie de mes loisirs à l ' étude de ces ouvrages q u i me
pa ssio nnaien t . J e me l ivrai hardiment à certai nes opérations
de géomatrie e t du Notari kon avec une aisance qui m'éton­
nai t . Il me semblait être dans mon élémen t . J e n ' avais aucune
cra i n te , malgré l 'allusion de M aïmo nide à un célèbre passage
al légorique du Talmud de J érusalem, où l ' o n parle de quatre
d octeurs q u i entrèren t dans « le paradis de la science n. Le
prem ier mo urut pour avoi r osé regarder ; le secon d fu t atteint
de fo l i e ; le troisième ravagea les plantes ; seul B akiba entra
en paix, et sortit en paix.
J ' étais e ntraînée et poussée par u n désir ardent de cet te
connaissance nouvelle. Elle m 'était absolument étrangère e t
cependant me semb lait fam i l ière. Une n u i t , j 'étais seule dans
ma chambre . J 'avais découvert des rapports é troits entre les
let tres hébraïques et les chiffres, et avai s composé un carré de
neuf cases rempli de chiffres pairs et impairs ; leurs d i sposi­
tions m 'apparaissaient plei nes de sign i fications secrètes . J ' eus
soudain le sentiment d ' approcher d ' u ne clef importante, que
j 'a l l a i s saisir.
M o n émotion e t mon trouble étaie n t extrêmes . Je ne pou­
vai s les réprimer ; mes mains tremblaient. S u b i tement la
chambre fut enva h i e par une multi tude de monstres démo ­
n iaques, q u i semblaient vom i s des bouches de l ' enfer . Leurs
fo rmes , leurs gueules béantes et menaçantes é taient h orribles :
je n ' avais j amais vu, n i même imagi né, de telles chose s . Mais
j e res tais calme, sans crainte, garda n t toute ma présence
d ' espr i t . Une prière, qui avai t touj ours été très efficace dans
les moments opportu ns, me vint aux lèvres. Je la prononçai à
troi s reprises, à voix haute et ferme. Les figures démon iaques
d isparure n t , comme effacées. L'air parut purifié, et la l u mière
p l u s i n tense ; je vis alors, n o n par la vue de l ' œ i l , mais par une
perception subtile, quatre a nges, debo u t , u n à chaque coin de
la chambre. En même temps la voix i n t érieure, que j e n 'avais
pas e n tendue depuis longtemps, parla au fond de m o i :
« Arrête ce trava i l , tu approches d ' u ne l i m i te que tu n ' es pas

1 59
LE CHEMIN DE DIEU

encore en mesure de franch ir ; il est trop tôt pour toi ; pour


le moment , tu cours u n grand danger si tu persistes. n
J ' obéis à la voix sel o n mon habitude ; je fermai mes cah iers
et cachai mes l ivres pour les oublier.

La figure idéale

D ANS le bled, d ix ans après mon arrivée au Maro c , une


personne de mon entourage, au courant de mes études
sur les religions, m'offrit un l ivre, pensant q u ' i l m ' i n téres se­
rai t . Mon désir le p l us profond, depuis le rêve mervei l leux fa i t
à Sfax, ava i t été de connaître M ohammed, l ' h omme autanc
que le prophète. Mon désir allait enfin être réa l i sé . Ce livre
étai t La Vie de Mohammed, de E. Dermenghem . Ma hâte de le
l ire éta i t si grande que, contrairemen t à mon h abi tude, je me
couchai à neuf heures du soir. Ivan étai t absent, et j ' aimais
l i re au l i t . Je suiva i s , au long des pages , l 'avènement du n o u ­
veau prophète d ' une rel igi o n nouvelle. S a description cor­
respondait à la figure i déale conçue dès mon adolescence, et
formée au cours des a nnées par la puissance créa trice du
désir amoureux spiritue l .
Que j ' eusse perçu quelque chose de l ' h o mme de vérité
ava n t même de le connaî tre, me plo ngea dans un océan de
fél icité. D es larmes de bo n heur j a i l l i rent de mes yeux. J e ne
m'endormis qu'à l ' aube.

Deuil

E N 1 9 4 4 , quatorze a n s après no tre arrivée au M aroc, j e


perd i s Iva n . Les circonstances dramatiques de s a m o rt
me causèrent un choc si brutal que je fa i l l i s P-frdre la vie. J e

1 60
GABSI

restai pendant trois mois dans une perte de conscience dont


j e ne sortis que pour entrer dans une période aussi longue de
convalescence. D es amis dévoués m 'ayant trouvé un logement
à Casablanca , j e qui ttai le bled, ces l ieux où tout ravivait
mon souve n ir a i n s i qu' une douleur qui avait détru i t ma
santé.
Privée d u soutien maj eur qui m ' avait permi s de supporter
l ' assuj ettissement à une vie mondaine con traire à mes ten ­
dances spirituelles, je n ' avais désormais aucune raison de
conti nuer. Au l ieu de me lai sser emporter par le courant,
j ' étais décidée au co ntraire à lu tter contre ce courant et à
remon ter j usqu'à sa source. Mais il me fal lait patienter, car
j ' étais encore faible et devai s reprendre des forces .
Je me sentais comme ampu tée d ' u ne partie de mon être.
O n ne c o n naît vraiment la nature d u lien qui a ttache un
être à u n autre qu'au moment où la mort les sépare . Ceux qui
ont fa i t cette expérience en ont réa l i sé la douleur profonde.

Panique

E
J
m ' étais i nstal lée à Casablanca, boulevard d 'Anfa . L ' a p ­
partement d e quatre gran des p ièces , trop vaste pour une
femme seu l e , me faisait ressentir péniblement l ' absence
d ' Iva n , à laquelle il me semblait ne pouvoir jamais m ' habi­
tuer. Au fil des j o urs, mes aspirations spirituelles commen­
çaient à sortir d e leur engourd i ssement et devenaient de plus
en plus exi gea n tes. Je ne savais comment les satisfa i re ; mes
lectures ne me su ffi saient p l u s . Elles n ' étaient qu 'une prépa­
ration i n d i spensable, mais insuffisante pour l 'acquisition de
la connai ssance qui éta i t l ' objet de ma quête. J ' éprouvais
u n dés ir ardent d e trouver u n guide éclairé, u n maître, pour
me diriger dans la voie. M ai s o ù , et comment le trouver ?
Je n ' étais venue dans cette ville, durant les années passées

161
LE C HEM I N DE D I EU

dans le bled, que tous les deux ou tro is mois enviro n , pour y
faire des emplettes, e t j e ne connaissais d 'au tres personnes que
des commerça n t s .
D u bled , j 'avai s heureusement ramené deux jeunes fil les
qui m ' étaient très attachées, et qui s' occupaient des t ravaux
ménagers . L ' u ne ava i t un cou s i n , Al i , étudiant en fa cu l té,
qui venait la voir souvent . J e le gardais chaque fo i s à dîner
avec nous. C'était u n garçon i n tell igent et sympathique.
J 'aimais m ' en tretenir avec lui de la rel igion islamique, mais
i l ne pouva i t pas répo ndre à toutes mes ques tions .
I l me l 'avoua avec h umi l i té, un soir, pendant le dîner
quand, soudai n , i nspiré , i l s ' exclama : cc Gabsi ! lui seul peut
vous comprendre ! - Qu i est Gabsi ? » , demandai -j e i n tri ­
guée . I l me d i t tout ce q u ' i l savai t de l u i . C ' était peu de chose,
mais j ' en avais retenu l 'essentiel : Gabsi était cel ui que je
cherchais. Il me fallait absolument le connaître. Ali prom i t
de fa i re t o u t s o n possible pour satisfaire mon désir. Le dîner
terminé, nous a l lâmes voir un film h i ndou. Arrivés au ci néma,
Ali nous laissa seules, Amina et moi, pour al ler prendre les
p l aces. Pendant que nous a ttend ions, j e regardais les gen s
q u i n o u s entouraient lorsque soudai n , j e reçus u n c h o c : la
vision d ' u ne tête émergean t au- dessus des autr.::- s . U n e tête
q u ' o n ne pouva i t j amais oubl ier dès lors qu'on l ' ava i t vue .
Elle réunissait au type arabe la forme et les traits du Bouddha .
Ce mélange en une seule figure produisait un effe t saisissant ,
extraord i naire. Quand son regard cro isa le mien, j ' en fu s
bouleversée. Ali revi n t a l ors, et nous gagnâmes nos p laces .
Tandis que je m ' asseyai s , je revis l ' h omme, de l ' au t re côté
de la salle, qui nous observa i t avec un i n térêt évi dent . J e ne
pouvais suivre le film : mes pensées, mon imagina tion t ra ­
va i l laient i n tensément. J e vou lais savo ir q u i était ce pers o n ­
nage et j e désirais surtout le connaître . L a séance terminée, la
salle commença à se vider. L ' inconnu régla sa marche de
façon à se trouver auprès de nous. C ' est a l ors qu'Ali l ' aperçut
et, tout heureux, i l me saisit le bras pour me le p résen ter :
c'était Gabsi ! Ce qui se passa en moi à cet instant fu t impré­
visible, car j e m ' arrachai à l ' étreinte d ' A l i et m 'enfu i s en
courant, en pleine panique.
Espoir

PENDANT des mois je vécus dans le regret de mon


i ncompréhensible comportement en présence de Gabsi .
Cependant, j ' avai s la certitude q u ' u n j our viendra i t où je le
connaîtrais enfin. L ' espoir m'aidait à supporter une attente
qui m ' apparaissa i t comme un précieux temps perd u . Je tra ­
versais une période pénible, angoissante, me voyant menta­
lement prisonnière, égarée dans une sorte de labyrinthe,
i ncapable de trouver une issue.
Depuis mon établ i ssement à Casabl a nca , le cercle d ' abord
é tro i t de mes relations s ' élargissai t de p l us en plus. Je cher­
chais dans mon entourage quelqu ' u n qui fû t suscep tible de
me fai re connaître Gabs i , ce qui était mon objectif le plus
importa n t .
J e ne pouvais plus compter s u r A l i , q u i éta i t parti continuer
ses études en Fra nce. J ' en trai en relation avec un groupe qui
s ' occupait d 'ésotérisme, et j e ne tardai pas à être déçue : ce
mil ieu ne proposait q u ' u n syncrétisme préten t ieux masquant
un occulti sme suspect, et ne rechercha i t à l ' évidence q u ' u n
surcroît de pouvo irs. Je q u i t tai ces gens p o u r aboutir finale­
men t à la société théosoph ique. J ' en fis partie pendant sept
à h u i t mois malgré l e peu d ' i n térêt que j 'y trouvais. Cette voie
n ' était pas la mienne. J e continuais cependa n t à la fréquenter
dans le secret espoir d'y rencontrer Gabsi qui y venait par­
fo i s , d i sa i t - o n . Cela éta i t suffisant pour me faire supporter
n ' i m porte quels ennuis.
Gabsi le Maître

E
J
me trouvai s à la société t héosop h ique pour la réu n i o n
h ebdomadaire. U ne dame, assise auprès de m o i , m ' avait
prise pour confidente . Cela dura i t depuis un long moment :
excédée par son bavardage, je so ngeais à me lever et à partir,
quand le timbre de la porte d ' e ntrée vibra d ' une telle façon
q ue j e le ressentis jusque dans mon cœur.
I mmédiatement j 'eus la certitude que c'était Gabsi ! Et
c'était lui effectivement. I l entra, j ' entend i s son pas, et
quel q u ' u n le salua par son nom. Il n'y ava i t q u ' u n seul
s iège d i sponible : il se trouvai t à ma dro i te. Il y pri t p l ace. A
ma gauche se ten a i t la dame qui m 'ava it impat ientée. Au
moment où Gabsi entra, je tournais le dos à la porte. I l n ' ava i t
pu vo ir mon visage, n i par co nséquent me reco nnaître . J 'étais
cependant certaine q u ' i l sava i t qui j ' éta i s .
Cette fo is encore, l a panique m ' enva h i ssa i t , me poussait
à fuir, mais j e n ' aurais pu l e faire sans causer de scandale.
J e restais clouée à ma p lace, para i ssant absorbée par les
propos de ma voi s i ne . Il m 'aura i t été absolument impossible
de me retourner. J e vou lais cacher mon visage, d i s s i mu l er
mon désarro i , peut - être par faiblesse ou par pudeur. J e
n 'aurais pu affron ter le regard de Gab s i . Je l e s e n t a i s i mm o ­
bile, s i lencieux.
Sa présence remp l i ssait l ' espace, devenait i mposante, écra­
sante. J ' étais vaguement consciente q u ' u n événement cap i ­
tal s e déroulait dans une sphère supérieure q u i dépassa i t
mes facu l tés i n tellectuel les . U n moment après , i l se fit un
bru i t de chaises déplacées . Tout le monde se leva et commença
à sortir. Je suivis les au tres j usque dans la rue comme une auto­
mate, sans rien voir autour de m o i . Il était sept heures d u
soir et n o u s étions en h iver. L a nuit était tombée depu is
GABSI

longtemps. A cette époque, les rues de Casab lanca pou­


vaient être dangereuses : u ne bande de malfai teurs n ' h ési ­
tait pas à assommer les passants s o l i taires pour les dépou i l ­
ler.
Les dames d e no tre société se faisaient raccompagner par
quelques messieurs de leur co nnaissance. Selon mon hab i ­
tude, j 'allais rentrer seule, sans cra i n te, malgré l a distance
qui me séparai t de mon domicile et le mauvai s éclairage du
boulevard .
Lorsque Gabsi sorti t de l ' encoignure de la porte, je ne
l ' avais pas vu . Il s ' avança vers moi, se présenta, et m'offrit
court o i sement d e me raccompagner. S urprise, je ne pus
répo n d re , saisie d ' une sorte de vertige. J e chancelai , et serais
tombée s'il ne m ' avait soutenue et fait asseo ir sur un pas
de porte. I l traversa le boulevard en courant et me rapporta
un verre d ' eau fraîche.
J e me sentis aussitôt sortir d ' une léthargie. La pui ssance
de l 'amour s p i ri tuel ava i t réal isé l ' obj et de son désir, lui
donnant u ne forme, u n visage, tels que j e les avais conçus
dans le secret d e mon ê tre. J e les reconnaissais pour les avoi r
créés, gardés e n m o i comme une mère porte son enfant dans
son sein : c ' é ta i t Gabs i , e t il m 'apparaissait aussi comme un
père spirituel .
L ' événement était d ' un e telle force et d ' une si grande
com p l ex i té qu'il ava i t pro d u i t une sorte d 'éclipse de mon
indiv i d u a l i té d evant la personnal i té de Gabs i . Le verre d ' eau
m ' ava i t désal térée et réconfortée. I l ava i t agi sur moi avec
l ' e ffi cacité d ' u n é l ixir, en me rendant la vie véri table, celle
de l ' esprit. Gabsi m ' avai t relevée, me soutenant par le bra s .
I l me parla tout le long du chem i n . Sa voix, d ' une qua l i té
rare, aussi i n comparabl e et inoubliable que son vi sage, me
réchauffait l ' âme.
J e l u i d i s tout de moi , tout ce que j e ne pouvais di re qu'à
lui seul, à lui seu l qui pouva i t me comprendre.
Arrivés d evan t ma porte, au moment de nous séparer, il
pro m i t d e m e rendre visite le lendemain soir à neuf heures.
Gabsi t i n t paro l e ; i l v i n t le lendemain et resta tard dans la
nui t .
LE C H E M I N D E DIEU

I l en fut ainsi toutes les n u i ts, sous le ven t, la p l u i e , et dans


le fro i d de l ' h iver.

Ibn Arabi

G ABSI vint un soir, portant sous le bras un gros volume


relié de cuir vert. Il le posa sur une tab l e , près du
fauteu i l où il s'assit. D 'après le respect et le soin avec lesquels
i l l 'avai t manié, j e supposais que c'éta i t le Cora n .
D è s s o n en trée dans la pièce, l ' expression d e son visage,
habi tuellement i ndéch i ffrable, m 'ava i t frappée, ca r elle
trah issait deux sentiments contradictoires : l ' assurance et la
perp lexité. J 'eus la certitude q u ' i l a l l a i t se passer quelque
chose de déterm inant pour la nature et la durée de nos rap ­
port s . J 'attendis avec u n e curi osité mêlée d ' i n quiétude.
Après m ' avo i r fixée u n momen t , méditatif, i l prit enfin
le l ivre e t se mit à l ire, en traduisant simultanément de
l ' arabe en françai s . Il ne s'agissa i t pas du Coran, mais d ' u n
ouvrage excep t i o n nel , traitant des problèmes l e s p l u s abs­
traits de la t héologie, de la métaphysique, de l ' exégèse : tout
ce qui avai t été l ' objet de mes études pendant des a n nées .
Mais c'éta i t la première fois que j ' entendais de tel l es choses
exprimées avec une précision aussi parfa i te . Cette l ecture pro ­
duisit en moi une sorte d ' ébranlement, d o n t l 'effe t paradoxal
fu t de rétab l i r l ' ordre dans mon i n tellect, après y avo i r pro ­
voqué le chaos. Je pris soudai nement conscience que la
co nnaissance cherchée depuis si longtemps a u - d e h ors , se
trouvai t à l ' i n térieur de moi - même, dès mon enfa n ce. J e la
reco nnaissais pour l 'avoir souvent en trevue comme dans
un éclair, dont la clarté fugace ava i t i l luminé mon âme ;
mais, aussitôt d isparue, elle me faisait retomber dans l ' obscu­
rité. C ' étai t elle la racine de ma vocation, elle qui ava i t déter­
miné l ' i ti néraire de ma voie spiri tuel l e .

1 66
GABSI

L ' i mpact d e la lecture et de la voix d e Gabsi l 'ava it révélée,


e t cette connaissance m ' apparaissait enfin, sortant de ses
vo i les dans toute sa pureté. A mesure qu'elle se confirmait
en moi, sa l u m ière se stab i l i s a i t . Elle était le sens secret caché
dans la lettre , comme la perle dans sa coq u i l l e . La lecture,
les m o t s , ne formaient pas un enseignement nouveau pour
moi, car ils ne m ' apprenaient rien ; mais ils mettaien t en
lum ière un trésor de véri té enfouie dans le plus profond de
mon être.
M a surprise éta i t si grande à le découvrir, que j e poussais
d es exclamations de bon h eur, et d ' acqu iescemen t , sans
pouvo ir les retenir.
Gabsi m e regarda i t et semblait déconcerté par les consé­
quences d e sa lecture, comme si el les dépassa ient ses prévi­
sions les p l u s optimi stes. J e le sentais i ncrédule, malgré
l ' évi d ence des fa i t s . I l s'arrêta de l i re, referma le l ivre, le posa
avec un soin plein de respect, et se décida enfin à me d o n ner
les précisions que j 'attendais sur le ti tre de l ' ouvrage, le nom
de l ' au teur et sa doctrine spécifique.
J 'appris ainsi que l ' ouvrage était u n des quatre tomes des
Conquêtes spirituelles de La Mekke. Son auteur, Ibn Arab i Mohyid­
Din, « Vivificateur de la Religion » , Al Ch aykh Al Akbar
<< Docteur maximus ». Et la doctrine était le soufisme.

Scep ticisme

A PRÈS le d épart de G a b s i , j e réfléch i s longuement à c e qui


s ' était passé. L orsque Gabsi éta i t en tré et avait ouvert le
l ivre , j ' avai s remarqué sur son visage - j e l ' ai dit - l ' expres ­
sion de deux sentiments con trad ictoires : le prem ier était
l ' assura nce de me fa ire découvrir une co n naissance d ' une
rare profondeur dont j e ne pouvais même soupçonner l ' exis­
tence. Le second éta i t la perp lexité : sachant par expérience
LE C H E M I N DE DIEU

personnelle comb ien l a voie du soufisme éta i t ardue, même


pour u n musulman né dans la tra d i t i o n , il doutait qu'u ne
femme, chrétienne de surcroît, de mon âge - j ' avai s a lors
quarante-cinq ans - p û t réussir, a lors que les échecs étai ent
n o mbreux dans l e monde is lamique.
I l ava i t porté ce l ivre qui représenta i t la somme des con ­
n a issances du plus grand des maîtres, certa i n que cette
confrontation avec le sommet du soufisme me ferait prendre
conscience de mon i ncapaci té. L' issue de ce test, qui devait
décider de la s u i te de nos relations, l ' avait surpris. Néan­
m o i n s , il demeurai t scep tique, réservant son j u gement en
a t tendant de voir le cours que prendraient les événements. Il
constata i t ma progression dans l a pratique du rituel, dans
l ' a p t i tude à saisir le sens des i dées métaphysiques, et il obser­
vai t les fa i ts prouvant l e développement de mes facul tés sp i ­
rituelles. Mais l e doute persi stait en l u i . I l m ' ava it déclaré un
j our : cc Je ne l e cro irai que lorsque j e verrai la montagne
marcher ! » J e m ' étai s dressée al ors devant l u i et ava i s rép l i ­
q u é avec une parfaite assura nce : cc Vous l a verrez marcher ! »
E t en effet, i l la vit marcher.

Le Coran

,
J
AVAIS dû reno ncer à l ire en français le Cora n , i ncapab le
que j ' étais d 'en sai s i r l e sens véri tab le. Le l i vre m 'était
resté l ettre morte durant de nombreuses années. J e l ' ava is dit
à Gabsi dès l e début de nos relat i o n s . Or il y ava i t , sur un des
rayon s de ma b i b l i othèque, une traduction de quelques
soura tes du Coran par le or Mardru s . Un so ir, Gabsi qui tta
l e fa u teui l qu' i l occupa i t en face de m o i , se d i rigea dro i t vers
la b i b l i o th èque, saisit ce l ivre d ' u n geste assuré et, revenu à
sa p lace, i l l ' ouvr i t au h asard ; puis, me regardant fixement,
il commença à l ire à voix haute la sourate c c Ar Rahman » , le

1 68
GABS 1

M i séricordieux. Une ques tion revenait en leitmotiv : « Lequel


des bienfa i ts de votre seigneur n i erez-vous ? »
Chaque fo is que j e l ' entendais, i l se produisait en m o i u n
remous semblable à celui d e l a marée montante, d o n t les
vagues étaient la même réponse d 'amour et de reco nn a i s ­
sance à cette questi o n . E n même temps, comme u n soleil se
lèvera i t à l ' i n térieur de mon être, la connai ssance des réa ­
l i tés éblouissait ma con science. Je réal i sais que tout é ta i t
faussé dans un monde à l ' envers . L a vie, privée de ses valeurs
fondamentales, s 'égara i t au rebours de son orientation p r i ­
m o rd iale. I l s' opéra en moi une révo lution comp lète. M es
facul tés sensorielles i ntervertirent leur ordre naturel , comme
ce qui se produ i s i t dans l ' ordre des éléments lors du passage
de la mer Rouge par les H ébreux, quand l 'eau devint du
feu , et l 'air de la terre. J e voyais avec mes ore i l les, j 'entendais
avec mes yeux. Cela fu t suivi d 'autres phénomènes e n rap ­
port avec l e Cosmos, mais d ' u ne ampleur, d ' une comp lexité,
et d ' une d iversi té tel les que je ne puis les décrire.
Pendant la lecture de cette soura te, j 'étais dans un état
d ' exaltation s i grand que j e serrai s de toutes mes forces
les bras de mon fauteu i l , en poussant des exclamations
éto uffées . Gab s i , qui n'ava it cessé de m ' observer, ferma son
li vre , se leva et d i t simplement : « I l lumination ! O uverture,
sur le pas de Mohammed . . » .

Réponse à ma q uestion et à ma p rière

L E ciel commença i t d oucement à s 'éclairci r ; un coq c h a n ta


au l o i n , a nnonçant l 'aube. J e sortis de ma concen trat i o n
e t détendis mes membres . J 'avai s passé la nuit s u r mon tapis
à faire le d h i kr ainsi que j e le faisais depuis u n mois toutes les
nuits. J 'al lais me lever, lorsq u ' une question su ivie d ' une
prière s ' i mposa à moi : « Suis-j e seule à avo ir passé cette
nuit à i nvoquer D ieu ? S ' i l y a une autre personne qui s o i t

1 69
LE C H EM I N DE D I EU

dans mon cas, accordez -moi , Seigneur, la grâce de me la


faire voir ! » La question semblait m ' avoir é té suggérée ; elle
s 'éta i t imposée à m o i , suscitant ma curiosité , ce qui n 'était
pas normal , mais j e la formulai cependant à haute vo ix, de
même que la prière qui, elle, sortait de mon cœur débor­
dant de ferveur e t d ' amour.
Je vis auss itôt avec I ' œi l du cœur une créature de la gra n ­
deur d 'un homme, avec un corp s e t des ailes d ' o i seau , et
un vi sage angélique. Je reçus de la voix i n térieure l ' ordre de
monter sur son dos, e t j e sen tis que j e m ' envolais très haut
dans les airs .
Nous survolions depuis un certain temps des régions qui
me semblaient montagneuses, mais que je ne pouva is d i s ­
ti nguer car i l fa isait n u i t , quand soudain j e me trouvai
a u - dessus d ' une petite ville. Je la voyais en plein midi al ors
que le jour ne s ' était pas encore levé .
- O ù suis-j e , pensa i -je, quelle est cette régi on que J e ne
connais pas ?
- Tu es à Sefrou, répondit auss i tô t la vo ix.
Je vis alors un h omme sur un chemin montan t , accompa­
gné d'un jeune garço n . Il était grand, de forte stat ure, vêtu
d ' u n costume noir. Un grand mouch oir bleu avec de peti tes
impressions b lanches recouvra i t sa tête, pour le pro téger
sans doute des ardeurs du solei l , car il transpira i t abond a m ­
m e n t . Ses cheveux ainsi q u e s a barbe étaient d'un ro ux foncé .
I l ava i t des yeux b l eus proém i nents, la vue faible derrière
des lunettes à verres fumés très épa i s . La voix me fit savo ir :
« Cet h omme est un grand rabbin qui vient de Palestine.
Il est i nvité à Sefrou dans une famille de notables i sraéli tes
chez lesquels i l doit passer quelques j o urs . » La voix se tut,
la vision disparut. Je me retrouvai dans ma chambre, assise
sur mon tap is de prière. L' expérience que j e vena i s de faire
dépassai t to utes mes prévisions. J e ne savais dans quel ordre
la classer. Tous les éléments étaient déconcertant s par leur
préci sion et leur caractère surnature l . Comment cro ire en la
véraci té de cet te visi on ? Comment en avo ir la preuve ? Il me
fal la i t absolument une certitude.

1 70
Le savant talmudiste

UN mercredi, le président de la société théoso p h i que nous


annonça pour cinq h eures la visite d'un savan t talmu­
diste venu de Palesti ne. Il é tai t pauvre et ava i t dû payer
son voyage en trava i l l a n t sur le bateau avec les marin s . I l ne
se no urrissait que de quel ques pois ch i ch es gri l lés . Le prés i ­
dent ne tarissait p a s d ' éloges à son égard, pour n o u s rendre
conscients du privilège de rencon trer un tel personnage dont
i l disait qu'il connaissa i t la B i b le par cœur.
Le temps passa i t . I l é tai t six heures et demie et le savant
n ' étai t pas encore arrivé. Nous attendions avec impatience,
lorsque Elias, u n jeune israé l i te que Gabsi connaissa i t , péné­
tra dans la salle. S ' approch a n t d u président, i l lui parla à
l ' oreil l e . Le président nous i n forma que le savant s ' excusa i t
de n ' avo ir pu tenir s a promesse à cause de circonstances
indépendan tes de sa vol o nté. La visite éta i t remise à une
date ul térieure.
Elias s ' était assis auprès d e m o i . J e lui posai al ors quelques
questions : « Le pers o nnage ne vient - i l pas de Sefrou, où il a
passé une d izaine de jours chez une fam i l l e de notables i sraé­
l i tes ?
« N ' es t - i l pas gra n d , de forte stature, avec le teint clair ?

N 'a - t - i l pas une chevelure et une barbe abonda n tes, d ' u n roux
fo ncé ? Ne porte - t - i l pas des lunettes aux verres épais, fumés,
en raison d ' une vue fa tiguée et d ' yeux, bleus, très myopes ? »
Elias s 'écria, au comble de la stupéfaction :
- Comment le connai ssez-vous ? C ' est absolument impos­
sible !
Je lui d i s alors comment j e passais mes n u i ts en vei l lant,
et lui racontai ma prière et la vision . Il me co nfirma que l e
person nage ava it effectivement passé la n u i t e n prière à la
synagogue, car c'était la vei l l e d u Yom Kipp our.
Les manuscri ts

E
J
racontai à Gabsi l ' événemen t concern a n t le savant tal­
mudiste, mais i l en avai t déj à été i n formé par le jeune
Elias, et i l avait o b tenu sa promesse qu' i l lui ferait connaître
ce personnage aussitôt que cela l u i serai t possible. Deux
j ours après , al ors que nous achevions d e d éj euner, le j eune
h omme vint nous prévenir que le savant se t rouva i t dans le
vo isi nage et q u ' i l nous invitait à boire le thé en sa compagn i e .
O n n o u s fit entrer d a n s u n s a l o n et pre n d re place sur un
d ivan, en face du personnage . J e le reconnus imméd iatemen t .
I l étai t bien tel que j e l ' ava is vu dans m a visi o n . Après les
prél i m inaires d ' usage et la cérémonie du thé, Gabsi posa une
ques tion au sava n t . Il s ' étai t exprimé en arabe. J e ne l ' enten­
d i s qu'à peine et ne pus sa isir le sens de sa ques t i o n . Mais j e
devinais q u ' i l s'agissait d ' un passage de la B ib l e d o n t l ' i n ter­
prétation présentait quelques d i fficultés. Cerre question m i t
le sava n t d a n s l 'embarras. I l se tourna a l ors d e mon c ô t é et
répo n d i t :
- I n terrogez la dame qui est auprès de vous, car sa vision
est d ' une grande pénétra t i o n .
Ayant d i t ces mots, i l s e l eva et nous p r i a d e le suivre . I l
nous fit en trer successivement dans trois gran des pièces d o n t
l es murs étaient couverts de l ivres d e tou tes d i mens i o n s . I l en
prit un très gra n d , recouvert de cuir noir, et l ' ouvrit pour
nous mo n trer l ' écri ture hébraïque.
- C ' est un manuscri t très a ncien . Sa va leur est i n est imab le,
ainsi que la plupart des livres qui occup e n t les étagères les
plus hau tes . I ls proviennent de fa m i l les rési d a n t dans diverses
régio n s d u Maroc et qui descendent des j u i fs expulsés d ' Es­
pagne, i l y a des siècles. J e dois les emporter en Pa lestine . . .
Son visage ava it u ne express 1 0 n d e sa tisfaction e t d ' assu-
GABSI

rance q u i ne parvenait pas à effacer la contrariété causée par


la question de Gab s i .
Un mois p l u s tard , le président de la société de théoso p h i e
a i n s i que c e sava n t e t de nombreux j u i fs du M aroc partaient
pour la Pales t i n e .

Le choix

DA RMI les membres de la société théosoph ique, certai ns ,


r surto u t d es h ommes, appartenaient à d ' autres organisa­
tions éso tériques. Ils étaient sept enviro n , âgés de tren te à
quarante ans, p l u s ou moins sympathi ques . Je recevais que l ­
quefo i s l e u r v i s i te , touj ours séparémen t .
Su iva n t l e s règles de la b i enséance je m ' é tais efforcée d e
paraître i ntéressée p a r leurs d octrines et conva incue par leurs
arguments. J 'évi ta i s ainsi d es controverses fastid ieuses . I l
éta i t i nu t i l e d e m ' en faire des ennemis e n leur avouant
com b i en ils ava i e n t peu de chances de me gagner à l ' une ou
l 'autre d e leurs organisations. Un jour où Gabsi se trouva i t
chez m o i , j 'eus la surprise de l e s v o i r arriver ensemble. Gabsi
leur fit p rend re p lace autour de la pièce et s ' assit en face de
moi . I l é ta i t l e h u i tième. Après les salutations brèves, pas une
paro l e n ' avai t été p rononcée . U n s ilence plein de contrainte
pesa i t lourdement dans l 'a tmosphère. Je sentais qu'un péril
imminent m e menaça i t .
Je regardais leurs physionomies, el les m ' apparaissaient
comme d es masques grimaçants, effrayants et gro tesques à la
fo i s . Cette impression persista durant un temps dont je ne
pus évaluer la d urée, qui me semb la i n term i nable.
L ' a tmosp hère devenai t opp ressante ; une ango i sse mortel le
m 'ava i t saisie. J e me sentais a t taquée par les forces des vol o n ­
t é s conj uguées d e ces i nd ividus, voulant obtenir p a r la
co n tra i n te une décision de ma part qui élira i t l ' u n d ' entre
eux .
LE CHEMIN DE DIEU

J ' avai s enfin compri s ; je me trouvais bien dans l ' o bli ga tion
de faire un choix. J e me levai spontanémen t , m 'agenouillai
devan t Gabsi et l u i bai sai la mai n . Mon choix était défi n i t i L
I ls s e levèren t et sortirent l ' un derrière l 'autre, l a tête basse.

La Nefs

G ABSI ava i t toujours refusé d ' habiter chez moi . Cependant ,


un jour vint où i l accepta enfin mon o ffre . Cette co habi­
tation deva i t d urer tro is ans, pendant lesquels Gabsi in staura
une règle de vie qui était celle de l 'a scèse soufie, telle que je
l ' ava is imaginée et à laquelle j ' aspirais, avant même de la
con naître. Il m ' enseigna les canons fondamentaux de l ' I s lam
ainsi que la tra d i tion s u n n i te, enseignement préalable au
passage de l 'exotérique à l ' exégèse. I l procéda it avec pru ­
dence, avec une sorte de parci monie ou d ' économie de
ses connaissances, appl iquant les principes de la méthode
authen tique d u soufisme. J e progressais lentemen t , pas à
pas pour ainsi d ire, mais sûremen t . J ' ai d i t précédem ­
ment comb ien Gabsi était sceptique à mon égard, sachant
par expérience quelles vertus viriles d ' héroïsme impl iquait la
voie dans laquelle j e me trouvais engagée. Il doutait que je
puisse l a poursu ivre . Il ne pouva i t supp oser qu' une femme
réussira i t , là où la p l upart des h ommes éch ouaien t . Il éta it
sévère et si dur vis-à -vis de moi q u ' i l m ' arriva it parfo i s
de le j uger insensible, cruel même. Au cours d ' un entret ien ,
il m ' accusa d ' un défaut qui était préci sément celui dont j ' avais
horreur. Révol tée, le cœur soulevé d e colère , j 'étais prête à
bondir sur l u i , tant la blessure de mon amour- propre était
insupportabl e .
M a i s au moment de m e lever, j e surpris u n e certa i ne expres ­
sion dans son regard , et je m 'arrêtai, figée. I l y ava it dans ce
regard l 'angoisse causée par un coup très bru t a l , la crainte
CABS!

d ' u ne réaction dépassant son obj e t , et la perspect ive d ' u n


échec imminen t ; t o u t cela m 'apparut dans s o n regard, éclairé
par une pro fonde compass ion . Je compris imméd ia tement !
J ' avais appris que l ' u n des obj ect ifs p rimordiaux de la d i s ­
cipline soufie co nsistait à a b o l i r le pouvo ir tyra n nique de la
< < Nefs » , le < < moi » humai n , de telle sorte qu'elle retourne

ensuite à sa place véri tab le, celle de sa vassalité devant l ' es­
pri t .
J ' eus aussitôt la conviction que la réaction pro d u i te e n moi
éta i t cel l e de ma < < Nefs » , cabrée comme un animal sous le
fo uet. J ' eus alors la certi tude que Gabsi possédait parfa i te­
ment la tech ni que de cette science particul ière du dressage de
la < < Nefs » . J e m 'écriai enthous iasmée :
- C ' est très bien, contin uez a i n s i , je vous ai derai m o i ­
mème. J 'avais fra nchi l e cap . Un sourire imperceptible déten ­
d i t son vi sage . Je le devinais à la fo is étonné et satisfa i t . A
part ir de ce momen t, tout devi n t clair, faci le ; rien ne pou ­
va i t me reb u ter. Plus les obstacles se dressaient sur le par­
cours, p l us j e sentais ma vo lonté et mes forces s ' accroître pour
les surmo nter.

René Guénon

E
J
n ' ava is plus aucune raison de faire partie de la société
théosop h i que. Un soir, à l ' i ssue de la réunion h ebdoma ­
da ire, je déci dai de ne pas y retourner le mercredi suiva n t .
En passan t deva n t la b i b l i o thèque, d o n t la porte était
ouverte, j ' eus la curi o s i té d 'en trer pour voir les ouvrages .
Par un effet de la provi d ence, mon regard tomba sur un nou­
veau l ivre d o n t l e ti tre et le nom de l ' au teur m'attirèrent. J 'en
pris note et le trouvai l e l endema i n chez mon l ibraire h a b i ­
tuel .
Je ne m'endormis cette nu i t - là qu'après l ' avo ir parcouru
LE C H E M I N D E DIEU

en entier. Certai n s passages avaient fa i t rete n t i r en m o i une


sorte de sonnet te d 'alarme. J 'en fis part à Gabs i . Il prit le
l ivre de mes mains et l u t le nom de l ' au teur : René Guénon,
e t le ti tre de l ' ouvrage : Introduction générale a l 'étude des
doctrines hindoues. Gabsi co nnaissait l ' œuvre de René Gué­
non q u ' i l appréciait. Il me ren d i t le l ivre après avo ir pris
connais sance des passages que je 1 ui signa l a i . Il i nclina
la tête en signe d ' acquiescemen t , ayan t suivi le mouvement
de ma pensée et compris ma réacti o n .
Cette accep tation deva i t avo ir u n e i nfluence déterm i na n te
dans un moment critique de mon existence.

Émulation

LE zèle rel igieux de Gabsi provoqua chez m o i u n e telle


émulation qu'il me révéla des forces surprenantes . J e me
levai s bien avan t l ' h eure des pneres de l 'aube, pensant le
devancer. J ' avançais dans le cou l o ir, pieds nus pour ne pas
faire de bru i t , guetta n t un i n d ice qui me d o n nera i t la
preuve que je cherchais pour satisfaire mon amour- propre.
Mais à peine avais-j e fai t quelq ues pas, que j ' entendais
vibrer dans le si lence paisible de la nuit le ti mbre i ncompa ­
rable de sa vo i x . Je retournais dans ma chambre, rem ­
plie d ' une admiration sans borne et profon d ément h u m i ­
l iée p a r la van i té de mes préten tions. C'était i n d u b i table :
Gabsi passa i t ses n u i ts en pratiques surérogatoires. I l ne se
couchai t qu 'après la prière du mat i n , pour se réveil ler et
faire aussi tô t la prière du mi l ieu d u j our.
S o n temps éta i t partagé ainsi entre le rituel can o n i q u e et
les actes suréroga to i res. I l observa it une sorte d ' éco nomie,
u n dosage des paroles, de la nourriture et d u sommei l . Le
contrôle de ses facul tés était si parfa i t qu'il sem b l a i t un ordre
naturel d e son tempérament, pourtan t riche et épris du

1 76
GABSI

Beau et d u B o n . S t i mulée par cet exemple admirable, j ' avan­


çai s , progressant sans que cela me devienne évid e n t . Je finis
par n e p l us dormir la n u i t . Parmi toutes les épreuves, la
lutte c o ntre le s 9 mmeil fu t pour m o i parmi les plus pénibles.
Une nuit, l assée d e mes vai n s efforts pour éloigner le som­
mei l , je me l eva i , m o n chapelet à la main , ouvris la fenêtre et
sortis sur le balco n , qui ava i t huit mètres de lo ng. J e le par­
courus, sans i nterrompre mon d h i kr, j usqu'à l ' aube. J ' étais
enfin satis fa i te , tout e n grelottant, car j ' étais très fri leuse,
et nous é t i o n s e n plein h iver. Mais je n 'avais pas trouvé
de m oyen aussi e ffi cace pour res ter éveil lée. C'est ainsi que
je parvi n s , après un certai n temps, à maîtriser totalement
le sommei l .

Le silence

LE bonheur d e vivre dans la présence de Gabs i , d ' avoir u n


maître tel q u e l u i , m e rendai t expansive. J e devenais
bavarde et j e l ' importunais. Pour me corriger, il me consei l la
d ' o bserver u n m o i s de si lence tota l . Lui - même l 'avai t pra­
tiqué durant une période de trois mois, alors q u ' i l n 'avai t
que v ingt a n s . I l p roposa d e faire le nécessaire pour moi en
cas d ' o b li gations sociales ; je pourrais lui communiquer par
écr i t les choses i n d ispensables.
Cette proposi t i o n me p l u t . J e commençai dès le lendemain
mati n . Cette expérience fut très riche en en sei gnements sur la
valeur des m o t s , et sur l ' importance d u si lence. Par une
malice du sort, nous n ' avons jamais reçu autant de visites
que pendant ces soirs - là . La plupart des vis iteurs étaient des
relations de Gabsi ; les autres , des personnes que j 'avais
con nues ava n t l a m ort d ' I va n . Avec Gabsi le temps n 'exi s ­
t a i t p l u s , e t les e n tretiens étaient si i n téressants q u ' o n oubliait
d ' y penser. Il m ' arriva à plusieurs reprises de vouloir in ter-
LE CHEMIN DE D I EU

venir dans la co nversation à propos d ' u n sujet que je jugea is


mal i nterprété de la part d ' u n des i n terlocu teurs ou d ' une
question à laquelle j 'aurais voulu répondre. J e regre t tais al ors
vivemen t d ' être dans l ' o b l igation de me taire. Mais, un i nstant
après , j 'avais l ' occasion de me rendre com p te de l ' inut i l i té
et de la van i té des mots, et je me fél icitais de m ' être abstenue.
Cette expérience est si riche en enseignemen t s et si effi cace
que je ne puis que conseil ler aux perso nnes i n téressées d ' en
faire l ' expérience. Le délai d ' u n mois étant expiré, j ' aurais
voulu le prolonger, mais Gabsi le j ugea suffi sant ; j e dus
m 'arrêter. Mais lorsque j e voulus parler, j ' étais presque
aphone, la gorge contractée. Ma voix ne reprit sa sonorité
normale qu' après de nombreux essa i s .

L ' effet du dh ikr

LA prière de l ' après - m i d i termi née, je me releva i , pro f o n ­


démen t bou l eversée e t les yeux p l e i n s de larmes. Gabsi,
présent à ce moment, observa mon troub l e et m ' en demanda
l a ra iso n . Je balbutiai, trembla n te : « Il vient de m ' arri ver
une chose affreuse. J 'ai perdu les connaissances acqui ses pen­
dant toutes ces l ongues années . Elles viennent d ' êlre effacées
de ma mémoire . Je suis devenue aussi ignora n te qu'u ne bête.
e t absolument i ncapable de vous di re comment cela s ' est
produit ; ce fu t i n s tantané. n
Gabsi s ' exclama satisfa i t : « Ce qui vient de vous arriver
est exce l l e n t pour vous. Réj ou i ssez - vous au l ieu de vous déso ­
ler. A partir de ce jour vous al lez avoir une autre sorte de
connai ssance que rien jamais ne pourra effa cer ; ce sera une
connai ssance véri table auprès de laquel le celle que vous
aviez ne vous semb lera que l ' ombre . Ce qui vient de se p ro ­
duire est l 'effet du d h i kr e t des prières. Persévérez ainsi e t tout
ira bien p our vou s . n

1 78
GABSI

Cette n u i t - là j e résolus de red oub ler d ' ap p l i cation et de


mieux me concentrer dans l e d h i kr . Pour le fa ire, j e sortis
sur le balco n , selon mon habi tude, en marchant, l e chapelet
à la mai n . A mesure que les h eures passa ient, le ciel devenait
de p l us en p l us obscur, couvert de no irs n uages . Souda i n ,
proj eté j e ne s a i s d ' o ù , un fa isceau de lumière traversa les
ténèbres et frappa les immeubles en face de la rue. I ls
me semblèrent surgir du néant, comme par une opération
magique. I l s paraissaient n ' avoir j amais existé auparavan t ,
et pourtant j e l e s voyai s tous l e s j ours . L ' obscurité l es ava i t
fa it disparaître ; la lum ière leur redonnait v i e . I l s avaient une
apparence d i fférente, d ' une signification étrangère, évoquant
certains décors du théâ tre trad itionnel, où formes et couleurs
con tribuent à évei l ler l ' esprit du spectateur en lui fa i sant
adop ter u n au tre a ngle de vision.
Je pris ainsi conscience que les choses sont très d i fférentes
selon les circonsta nces dans lesquel les o n les perço i t , le jour
à la lumière d u solei l , ou la n u i t sous le rayon d ' un p hare,
car, je devais l 'apprendre p l us tard , le faisceau lumineux de
ce soir avai t été projeté par un p hare, assez élo igné de chez
moi , et à la lumière duquel je n ' ava is jamais fa i t attention
avant cette n u i t - l à .
Je méd i tai sur c e sujet j usqu'à l 'aube.

L 'obstacle au Tawakkoul

U NE semaine avan t la fête d e ! 'Aïd El Kéb ir 1 , la tante de


Gabsi vint l u i demander d e lui ach eter un mouto n . Il la
pria de revenir deux jours après. I l était sans travai l depuis
pl usieurs mois. É tant au courant de la s i tuation précaire de

1 . Commémoration du sacrifice d'Abraham pendant laquelle les


musulmans égorgent un mouton, suivant la tradition.

1 79
LE C H EM I N D E DIEU

sa tante, j e prélevais mensuellement sur mon budge t de quoi


subvenir à ses besoins. I l m 'était impossib l e de satisfaire le
désir de la brave femme, disposant à peine de quoi assurer
n o tre nourriture j usqu'à la fin du mois. J ' e n' fis p art à Gabsi
qui me répondit, soucieux : « Vous êtes au courant des cou­
tumes ! Si ma tante n ' a pas son mouton le j our de ! ' Aïd , elle
en sera malade de h onte. n J e gardai le silence et regagnai ma
chambre, le laissant seu l . J e me trouvais dans une o b li gation
qui me semb lait absurde, irrationnelle : n o u s priver, Gabsi
et moi, de l ' ind ispensable, pour assurer le superflu à sa tante.
Cel le - c i revint deux j ours après, sans rie n o b tenir. J e ne
pouvais prendre aucune déci s i o n , étant extrêmement contra­
riée .
Le matin de ! ' Aïd, très tôt, je prenais mon petit déj eu n er
l orsque Gabsi entra dans ma chambre. I l me con templa u n
moment en silence et me d i t calmement : c c I l est e n core temps
d ' acheter le mouton et de le faire égorger, car le boucher ne
passera qu'à dix h eures . n
I l achevai t à peine de dire ces mots, quand je pris subite­
ment conscience qu ' il s ' agissai t d 'autre chose que d'un pro­
b lème qui m ' avai t semblé absurde. Il ne s'agissait pas seul e ­
m e n t de l a préoccupation maj eure d ' assurer l 'aven ir.
J e compris que ce souci était une habitude men tale par­
ticul ière à ! ' O ccidental , qui l ' empêche d'apprécier p l e i nement
le moment présen t . Cet état d ' esprit est provoqué par une
fausse estimation de sa valeur personnelle, qui le pousse à
n 'avoi r confiance qu'en l u i et à ne comp ter que sur l u i - même.
Généra lemen t il n'a pas assez la foi , et, quand il l ' a , elle n ' est
pas assez profonde pour lui permettre de comp ter d ' ab ord
sur la provi dence divine. Au con traire, ! ' Oriental ou le véri ­
table croyant sait que les prévisions les mieux élaborées ne
peuvent préserver l ' homme de la traîtrise du sort, quand il
commet l 'erreur de comp ter en premier sur sa valeur p er­
sonnelle, e t ne recourt qu'en dernière extrém ité, parfo is trop
tard , à l 'assistance divi n e . Un vo i l e épais s'était déch iré devant
m o i . Comme u n cheval deva n t l ' o bs tacle dressé sur s o n par­
cours, j e sautai pour poursuivre ma course. Prenan t la
somme que j ' avais gardée, j e la donnai à Gabsi pour ach e ter

1 80
GABSI
le m o u t o n à sa tante. I l poussa un soupir de soulagement et
me fél i ci ta : cc Vous avez franchi le pal ier du Tawakkoul , l ' a p ­
p u i s u r D ieu . » I l me q uitta c a r i l éta i t pressé et le temps
était l i m i té pour s' acqui tter de tout ce q u ' i l avai t à faire.
Pendant son absence, j e reçus la visite d ' une amie à qui j ' ava is
prêté une assez forte somme, i l y avai t presque u n an de cela ,
c e que j ' avais comp lètement o u b l i é . Elle éta i t venue me la
ren d re e n s ' excusant du retard . J ' en i nformai Gabsi quand il
rev i n t : c c Ce n ' est que le déb u t » , d i t - i l avec assurance.

La v1 s 1 o n du réel

GABSI, assis sur u n d ivan en face de moi, ai nsi qu'il le fa i ­


s a i t t o u s l e s soirs, l isait à v o i x h a u t e u n chapi tre d e s
Fu t u h a t d ' I b n Arab i . C 'é ta i t p o u r moi un moment dont
j 'appréciais la valeur excep tionnelle, consciente d ' être privi ­
légiée. J e conce n trai s toute mon atten tion sur la lecture pour
saisir le sens profo n d d es mots et des p hrases. Gabsi levai t
souve n t s o n regard sur moi, semblant suivre avec i ntérêt les
degrés d e ma compréhension, d 'après les expressions de m o n
visage.
S o u da i n , l e visage brun et le costume sombre de Gabsi
s 'éva n o uirent, recouverts par la forme d ' u n e b la ncheur
éclatante d e l 'être d e lumière d u proph ète M oh ammed . Son
vi sage d ' u ne d ouceur ineffable me consi déra i t avec bienvei l ­
lance. Cette appari t i o n , à l 'état d e vei l le, d ' u n e figure par­
fa i te que j 'avai s vue dans un rêve inoubl iab le, tant d 'années
auparava n t , me bouleversa . M es yeux, ne pouvan t supporter
l 'éclat d e cette beauté spirituelle, se rempl irent de larmes .
Je cachai mon visage dans mes mains, tremblant de tous mes
membres , effo n d rée dans mon h um i l i té . Lorsque, ayant repris
des forces e t maîtrisé mon trouble, je relevai la tête et
rouvris les yeu x , l 'appari tion pers i s ta i t mais elle étai t si
LE CHEMIN DE DIEU

vivan te que je ne savais plus laquelle d es figures éta i t réelle,


cel le du Prophète ou cel le de Gabsi, car j e ne cessais pas d e
le voir, non pas en même temps, m a i s avec une sorte d ' alter­
nance mécanique, la durée d ' une figure dépendant de la fixité
d e mon regard o u du battement de mes paupières.
Gabsi, conscient q u ' i l se passait en moi q uelque chose
d ' i naccoutumé, con t inuait cal mement sa lecture . L ' appari ­
tion d i sparut quand le chap i tre fut term i n é . J e le m i s au cou ­
rant d e ce qui vena i t d e s e produire. I l resta lo n gtemps s i len ­
cieux, méditatif, puis i l se leva et regagna sa chambre. I l
devait en être d e même chaque fo is que Gabsi l i sait I b n
Arab i . Et cette appari tion m 'était devenue normale, fam i ­
l ière, comme l e solei l .
Restée seu le dans m a chambre, j ' éprouvai le b eso i n d e réflé­
ch ir à certaines questions q u i s ' étaient imp osées à mon esprit
lors de l 'apparition du Prophète. J ' ai d éj à dit que j e voya i s
a u s s i Gabs i . J e croyai s alors avo ir v u l e s d e u x figures avec le
même organe visuel .
S ' i l en était a i n s i , cet organe d eva i t posséder nécessa i rement
une faculté de perception ambivalente, a da p tée à la nature
des suj ets différents, p hysiques et spirituels, mais cela i m p l i ­
q uera i t q u e cette faculté soit commune à tous les êtres
humains, ce qui n ' est pas le cas. En supposant q ue l ' o rgane
ne s o i t pas le même, mais qu ' i l soit d i fféren t , p h ysique pour
la percep tion matérielle et subtile pour la spirituelle, le phé­
nomène d o n t je venais de faire l ' expérience corroborera it les
doctrines traditionnelles sur les états m u l t i p l es de l ' être 1 .
J 'avai s l a certitude absolue d e n ' avoir pas subi une i l l usion,
ava n t même d 'avo ir trouvé la réponse à mes q uestions . J e
priai D i e u dans ma gratitude e t mon bonheur.

1 . Voir : Les États multiples de l'être, de René Guénon .


Lalla Fatima Zohra

L arrivait rarement à Gabsi de m 'entretenir de p rob lèmes


I d i vers le co ncer n a n t .
S u ivan t la n a ture sp irituelle ou matérielle de la question
q u ' i l tra i ta i t , je voya i s une figure apparaître sur son vi sage,
et l 'effacer. Ces figures spécifiques, chacune inséparable de
son o bjet, étaient toujours semblables . E lles se succédaient
parfoi s au cours d ' une conversation, l ' une après l ' autre, j u s ­
q u 'au nombre de sept qui ne fut jamais dépassé.
Ma vision est touj ours accompagnée d ' i ntellection me per­
mettant de l 'a p p réhender entièremen t . Cela me perm i t d ' a p ­
prend re le nom de c e s figures, sauf la septième que j e devais
seulement c o nnaî tre q uelques années p lus tard , au retour
défini tif de Gabsi au M aroc. Quant à la figure du Prophète,
elle ne se m a n i festait que pendant la lecture d ' I b n Arabi,
et touj ours seule.
Cependan t , une nuit où Gabsi, l i sa n t ce l ivre , faisait une
courte pause, il l eva la tête et me regard a . Le merveilleux
vi sage m'apparu t , auprès de celui d ' u ne jeune femme arabe ,
q u i me souria i t avec l ' expression fam i lière d ' une très ancienne
connaissance. Elle semb lait me provoquer en m ' i ncitant à
la reco nnaître. J ' h é s i t a i , incertaine. Quand tout à coup , j e
reco n nus m o n p ropre regard avec ses yeux. J 'appris al ors
q u ' e l l e éta i t Fa tima Zohra , fille du Prophète et épouse de
Seyi d i na A l i . J ' en fis p art à Gabs i , qui resta s i lencieux. Quant
à m o i , à cette époque, j e ne pouvais comprendre ce que cela
signifiait.
L'oncle de Gabsi

L'ONCLE de Gabs i , S i d i Bachir, vint n o u s voir p o u r nous


demander d e l ' accompagner à l ' hô p i tal où i l deva i t se
faire opérer. I l souffrai t depuis quelque temps de la prostate.
Le médecin q u ' i l avai t consulté ava i t d iagnostiqué u n cancer,
et, j ugean t son état grave, lui ava i t dél ivré u n cert i ficat d 'a d ­
mission à l ' h ô p i tal . L e d i recteur de l ' h ô p i tal avai t exercé dans
le bled sous les ordres d e mon mari , et était un ami . J ' allai
avec Gabsi et s o n oncle le trouver et, après avoir fai t exami ­
ner le malade, le d iagnostic fu t confirmé . I l l u i fit d o n n er une
chambre où i l sera i t seu l , au l ieu de le placer dans une grande
salle avec d ' au tres malades. Nous devions revenir le jeudi sui­
van t , jour de vis i te . Le directeur nous appri t alors que cette
tumeur cancéreuse deva i t être opérée . Nous allâmes vo ir le
malade à deux reprises, craignant chaque foi s le p i re . Nous
le trouvâmes u n jeudi dans sa chambre, prostré sur le l i t ,
mortel lement effrayé. A n o s ques tions, i l répond i t , avec des
tremb lements dans la voix, q u ' i l avai t été transport é tro i s
fo is sur un chariot, a u bloc opératoire, s ' attenda n t à chaque
moment à subir l ' opération . Mais les chirurgiens, après l ' avo i r
lo nguement exam iné, et s'être consultés s u r s o n c a s , s' étaient
abstenus de toute i n tervention et i l avai t été ramené dans sa
chambre. I l ne sava i t à quell e cause at tribuer leur comport e ­
ment. Nous étions, Gabsi e t m o i , aussi perp lexes et i n quiets
que le pauvre homme. Nous pensions qu'il éta i t peu t - être
trop tar d , et que les ch irurgiens avaient jugé q u ' une i n ter­
ven tion n 'aurait fai t q u 'accélérer l ' issue fatale. S i d i Bach ir
nous observai t , anxieux, quand souda i n , avec une viol ence
telle que j e reculai, i l se déte n d i t comme un ressort , l e bras
levé, sa main touchant presque mon visage . Il s ' écria en
colère : « E t t o i , pourquoi ne fai s - tu rien ? n Je ressen t i s ce
GABSI

reproche comme u n souffl e t . U ne fo is rentrée à la maiso n , j e


réfléch i s à s o n attitude.
Il sem b l a i t avo ir la certitude que j ' avai s le p ouvoir d ' in ter­
céder e n sa faveur, et que j e m ' e n abstenais. J 'étais perp lexe,
avec u n sentiment de culpab i l ité. Il m 'était parfo i s arrivé,
dans m o n ado lescence, de guérir d es malades dont le cas
était assez sérieux, sans toutefois être aussi grave que celui
d e S i d i Bachir. Je n ' avais jamais pensé qu ' i l s 'agissa i t d ' un
p ouvo i r personnel. J ' y avais vu la force de la prière et de la
grâce d ivine, et peut- être Sidi Bachir, ayan t eu l ' intuition
de l ' e ffi cacité de mes prières, me reproch ai t - il de ne pas en
user e n sa faveur. J ' in terrogeai ma conscience : la foi réussi­
ra i t - el l e o ù la science échouai t ? J ' écartai le doute et, dans u n
é l a n d e p i t i é , j e m e j etai la face con tre terre, l e s bras e n
cro i x . J e d emandai à D ieu d e changer le d iagnostic fatal e n
u n au tre p lus bén i n . J e ne me relevai q u e lorsque j e sentis
mon cœur apaisé. C' é ta i t l ' h eure du déj eu ner, Gabsi m 'atten­
d ai t ; i l comprit ce que j e venai s de fa ire en voyant l 'expression
serei ne de mon visage , et parut sa tisfa i t . Le jour de visite
su iva n t , Sidi Bach ir nous attendait deva n t la porte de sa
chambre , revêtu de sa dj el laba blanche, au lieu de la che­
mise des malades. Il ten d i t les bras vers nous, transfiguré par
la j o i e , en s ' écriant : « Je suis guéri ! » I l nous fit en trer et
asseoir. Pendant q u ' i l rassemblait ses effets, i l nous relata les
fa i ts s u ivan ts : << Cette n u i t , j e fus réveillé par une sorte
d ' éclatement qui se pro d u i s i t à l ' en d ro i t du mal . J ' a l lumai
aussitôt l 'électricité et je vis ma chemise et mon corps sou i l ­
l é s , e t t o u t m o n l i t i n ondé d ' u n p u s infect et nauséabond .
J e crus que j 'al lais mourir et j 'avais si peur que je me mis à
s o nner désespérémen t jusqu ' à ce que l ' i nfirmier de service
arrivâ t . I l comprit au premier coup d ' œi l et me rassura :
" S o i s sans cra i n te ! Tout est p our le mieux, tu es sauvé. "
I l me poussa vers le lavabo , et s ' en alla me chercher une
chem i se et d es draps propres, pendant que j e me lavais. I l
m e fit recoucher après avoi r refa i t l e l i t . Je dormis, soulagé,
j usqu'au m a t i n . Le médec i n , mis au couran t des fa i t s , et
m 'aya n t exa m i né et soigné, déclara que je n ' avai s plus aucun
m a l . I l m e prescrivit u ne ord o n na nce et des soins d ' hygiène,
LE C H EM I N DE D I EU

et m ' annonça ensuite que je pouvais qui tter l ' hôpit a l . »


S i d i Bachir, son paquet à la ma i n , ouvri t la porte de sa
chambre et, sortant de l ' hôpital, il ent ra dans la voi ture qui
devait nous condu i re chez l u i . Pendant l e trajet, q u i fu t as sez
long, il ne se lassait pas de reven ir sur les fa i t s de la nuit.
Gabsi l 'écoutait avec une patience a ffectueuse. Quant à m o i ,
je ga rdais le si lence e t réfléch issais.
M a prière ava i t été exaucée, cette fo is encore . Alors q u ' a u ­
trefo is j ' ava is i nvoqué la vérité e t la j ust ice , mai ntenant la
comm isération m 'avait inspirée.

La Kabbale

'AVAIS
J
retrouvé d a n s m a bibl iothèque l e s li vres s u r l a K a b ­
b a l e auxquels j e n 'ava is plus touché d e p u i s p l u s de sept
ans. Pour facili ter mes étu des , je dus p rendre des lcc,·ons
d ' hébreu et, grâce à la compétence de m o n p ro fesseur, je
pus, après deux mois, l ire les deux p remi ers chap i t res de
la Genèse . Je cessai mes leço ns lorsque j ' eus acq u i s les n o t i o n s
ind ispensables me permettant de poursu ivre m es trava ux
avec plus d' effi cacité . j 'avais appris la valeur des lettres, leurs
étroits rappons avec les nombres, et je me l ivra is à toutes
sortes d ' opérations sur les noms divi n s . Mon désir d ' accro ître
ma connaissance dans ce domaine devena it de plus en plus
fort et me donnait le courage d ' a ffro nt er les dangers auxquels
je m ' exposais avec une détermination bien a rrêtée.
Passé un certain temps, une inspira t i o n me fit délai s ser ces
travaux et j e me mis à dessiner certa i nes fi gures. E l l es m e sem ­
blaient d ' u ne s i m p l icité enfant i ne . Sans doute pour les ren d re
plus évoca trices, je les découpais avec des ci seaux . Quel fu t
al ors mon étonnement lorsque je con stata i s q u e ces figu res ,
auxquel les je n 'avai s accordé aucune i mp o rt a n ce , étaient d ' an ­
ciens symboles chrétien s . J e me souvenais les avo i r vus au cours

1 86
GABSI

de mes lectures, n o n pas à la suite les uns des autres , mais


isolés çà et là. J e les reco nnaissais et découvra i s souda i n que
ces figures éta i e n t u n l angage secret. Quo ique j e voulusse en
fi nir avec les symboles, je continuais, poussée par une force
occu l te , sans pouvoir m ' arrêter. J ' i gnorais touj ours, au début
de mes dess i n s , ce que j 'a l lais fai re . J e suiva i s l ' inspiration
d ' une i n fl uence supérieure que j e sentais en m o i et dans l 'a t ­
mosp hère d e l a q u e l l e j e viva i s .
Je dessinai p e n d a n t deux semai nes u n e étoile à h u i t rayons
dont l e centre représen t a i t une tab le ronde, auto ur de laquelle
étaient d i sposés les cheva l i ers du Graal, la tête à l ' extrém i té
des rayon s . En la faisant, j ' appris la ra ison du travai l précé­
dent . Lorsq u ' e l l e fut term i n ée , je la contemplai avec une pro­
fo nde émo t i o n , aya n t peine à détacher mon regard de cette
figure si a d m i rable. Poursuivant mes dessins, j e ne me serva i s
p l us d e s ci sea ux ; j e les ava i s remplacés par le compas, que
j ' u t i l isai a i nsi que la règle.
Cette fo i s j ' en avais fi n i avec les symbo les ; j e revena i s à la
Kabbale d i rectemen t , par la voie de la géométrie. J ' ignorais
absolument cette science ; cependant je m'y sentais fort à l 'a i se
et pour a i n s i d ire dans m o n élémen t . Je traçais des figures de
forme harmonieuse, mais , avant d ' obtenir une régularité par­
fa i te , j e d evais souvent les recommencer, car elles ne suppor­
taient aucun écart, fû t - i l d ' un m i l l i mètre. Avec leur nombre,
l eur complexité augmen t a i t . Cela durai t depuis tro i s ou
q uatre m o i s sans rép i t , n u i t et jour. Gabsi, conscien t que je
traversais une pério d e décisive de ma vie spirituelle, prena i t
soin d e m o i et d i r i geait l a maiso n . Les rames de papier cou ­
vertes de schémas, d e figures, de lettres e t de nombres s ' amo n ­
cela i e n t d a n s un co in d e la p i èce et j e co n tinuais touj ours sa n s
p ouvo i r m ' arrêter.
Un j o u r vint où j e me trouva i arrêtée devant une feui l l e de
papier blanc, le crayon à la main, dans l ' o b l igation de poser
un p o i n t . Cela présentait pour moi un problème très ardu et
d ' u ne i m porta nce cap i ta l e ; il s ' agissait de trouver la place
précise q u ' i l deva i t occuper par rapport au cen tre d ' u n cercle
dont le d i amètre éta i t de vi ngt et un cen ti mètres .
Après avo i r réfléch i et h és i té un l o ng moment, je me déci d a i
LE C H E M I N DE D I EU

et posai ce p o i n t noir sur la feu i l l e blanche. A cet instant


même, comme u n mécanisme qui se fût déclenché, la j eune
fille des locataires de l ' appartement du d essus se m i t à pla­
quer sur son piano les accords d ' une marche triomphale et ne
s 'arrêta que lorsque j e me concentrai sur le point à partir
d uquel j 'entrepris de faire une nouvelle figure . Préoccupée
par ce travai l , je perdis toute notion de temps, négl igeant les
obl igations matérielles, prise d ' une sorte de fièvre ; j 'étais dans
u n état semblable à celui d ' u n can didat à la veille de passer
u n concours dont dépendra i t sa carrière. J ' employai pour
cette figure, en plus de la règle et du compas, les nombres , les
lettres hébraïques, les planètes et les s ignes du zodiaque.
Chaque fois que j e faisais une erreur et que j e m ' égarais
davantage en croyan t la corriger, la jeune fille in terrompa i t
aussitôt ses exercices de solfège et refermai t bruyamment son
piano. Lorsque au contraire j e trouvai s une solution j uste,
après m 'ê tre fourvoyée, j 'avais dro i t à son morceau favori , La
Prière d 'une vierge. Elle y mettait beaucoup d ' appl i cation
et de ferveur ; j e l ' appréciais autant q u ' i l le fal la i t . La nuit, le
piano se taisai t ; mais alors, dans les moments cri tiques, je
voyais parfois à l a hau teur du plafo n d qui d i sparaissait dans
le vide, u n bureau devant lequel étaient assis trois h ommes
en complet noir. Leur comportement é ta i t celui d ' u n j ury,
car j 'entendais les réflexions q u ' i l s échangea ient dubita ­
tives , approbatives ou réprobatives ; j e l e s voyais nette­
ment penchés vers moi, leurs p h ysionomies attentives me
donnaient l ' impression q u ' i l s étaient perplexes, à la fois sur­
pris et curieux, au suj e t de mon trava i l . I ls semblaient m'en­
courager lors de mes d i ffi cu l tés .
J e res tai absorbée par cette figure pendant plus de deux
m o i s , sans parvenir à la faire sortir de l ' ébauche et l u i donner
les précisions nécessaires. La cra i n te d ' u n échec s'était empa­
rée de moi et me tal onnai t . Cette crai nte, au fil des j ours ,
devenait de la frayeur, frayeur de la mort - non de la mort
temporelle, cel le d u corp s, mais de la mort éternel le, cel le de
l 'âme. J 'é tais tourm en tée en même temps par le beso i n impé­
rieux de me laver à grande eau à n ' importe quel moment d u
j our ou de l a n u i t . C'était un besoin de purification spiri-

t 88
GABSI

tuelle q ue les ablutions corporelles n 'arrivaient pas à satis­


fai re . U n soir, je fus prise du souci de trouver une orientation
convenable pour mon l i t . J e le changeai durant tro is j ours
dans tous les sens sans l u i trouver la p lace convenab le. J ' avai s
s u r u ne étagère une petite balance en cuivre . Elle me fit évo ­
quer la pesée des morts a u jugement dernier.
L ' angoisse de cette pesée fu t encore augmentée par l ' o b l i ­
ga t i o n urgente d a n s laquelle je me trouvai , à u n moment p l us
l o ng que l ' éter n i té, de passer au- dessus d ' u n abîme large et
profond, semblable à une bouche de l 'enfer crachant des
flammes. La voie sur laquelle je m 'étais engagée, sous la
contrainte d ' une vo l o n té supérieure qui me dominait abso l u ­
m e n t , é t a i t si étro ite q u e je ne pouvais avancer q u ' en posant
un pied derrière l 'a u tre, risquant de perdre l 'équil ibre à
chaque i nstant et de c h u ter dans l ' abîme.
Parvenue au m i l i eu de la d i s tance qui me sépara i t de l 'autre
rive, je compris la vani té de mes efforts et j 'eus la certitude
de ne jamais pouvoi r accomplir cette prouesse en comptant
u niquement sur mon adresse. Seule, l ' aide de D ieu pouva i t
me sauver. J 'élevai mon cœur d a n s une prière ardente pleine
de foi e t d ' amour, e t m 'abandon na i à sa Providence avec une
co nfiance totale. Aussitôt, comme u n o iseau, j e m ' envo lai e t
me posai s u r l 'autre rive . J 'é tais sauvée, p a r la grâce de D ieu.
J e passai cette n u i t - là en prières, tant j ' avais de reconnais­
sance envers lui. D urant toute la période où je travaillais à la
même figure, je subissais toutes sortes d 'é tats. J e ne puis d ire
combien elle était complexe et sa n ature absconse. Cependant ,
les d i fficultés qu'elle m e causait, l o i n d e me décourager, me
stimulaient davan tage e t j e poursuivais, avec un désir plus vif
de réussir à lui d o n ner sa forme défin i t ive avec une exactitude
parfa i te.
Gabsi s ' était trouvé dans l ' o b l igation d ' i n terd ire tou tes les
visites, car les rares person nes qui venaient chez moi pour une
raison quelconque étaient tellement perturbées en ma pré­
sence que Gabsi eut la convict i o n que j 'é tais chargée d ' u n
p o tentiel ér:ergétique trop fort et dangereux . J e n ' étais plus
sortie de chez moi depuis deux mois enviro n . Je dus un jour
faire une course i n di spensable pour me procurer u n article

1 89
LE CHEMIN DE DIEU

dans une grande mercerie où j ' avais l ' h a b i tude de faire cette
sorte d ' achat. Je ne trouvai aucune ven d euse à qui m ' adresser ;
je vis le patro n , seu l , assis d errière sa caisse. I l se leva et
s'avança vers moi pour me servir. Ce n ' était pas la première
foi s que j e le voyais : c'était u n israél i t e , u n h omme sérieux,
marié, riche et b i en plus j eu ne que m o i . I l n ' y ava i t rien dans
mon aspect, ni dans mon comportement, qui fû t suscep tible
de provoquer chez cet h omme un désir si impétueux de faire
plus ample connai ssance avec m o i , a i n s i q u ' i l m ' e n pria tout
à coup avec une insistance absolument anorm a l e . J ' essayai
poliment, ensuite fermemen t , de l u i fa i re enten dre ra ison,
mais tous mes efforts furent va i n s . J e déposai ce que j e devais
à la caisse et sortis sans me retourner, mais à peine avais-j e
fa i t quelques pas que j 'e n t e n d i s le ri d eau d u magasin se
refermer lourdemen t . J e me h â tai de ren trer c h ez m o i , me ren ­
dant compte combien l ' o p i n i o n de Gabsi à mon égard était
justi fiée : ma présence était vraiment perturbatrice, cela était
indéniable.
J e marchais très vite, évi tant d e me retourner par cra inte de
l e voi r derrière moi ; j ' arrivai enfin dans m o n appartement et
j e m ' empressai de fermer le verrou d e la porte. Gabsi m ' en
demanda la raiso n ; je le mis au coura n t . A peine avais-j e ter­
m i né que le timbre de la porte vibra à deux reprises. Gabsi
alla ouvrir : c'éta i t l u i , le patro n d e la mercerie. J e l ' enten­
dais de ma chambre, i l parl a i t préc i p i tammen t , d e façon
décousue, irresponsable. Il m ' avai t vue e ntrer, il vou l a i t abso­
lument savo ir qui j ' étais, me co n naître, rester en ma compa ­
gnie. Le comportement de Gabsi révéla sa compétence dans
de pareils cas . Il répond i t avec l ' assurance et la correct ion qui
co nvenaient, de sorte que le brave h o mme, recouvrant enfin
son équili bre, se confo n d i t e n excuses et s ' e n a l l a .
C e t i ncident renfo rça l ' o p i n i o n d e G a b s i en c e qui me
concerna i t , et il fut décidé que j e n e sort irais p l u s d e chez
moi j usqu'à ce q u ' i l le j ugeât à pro p o s . E nfin , une n u i t , je ter­
mi nai la figure après trois m o i s de travai l . I l était quat re
heures du mat in ; j 'appelai Gabsi pour la l u i m o n trer. Ayant
observé tous ses détails, i l me posa une q ues tion ina t tendue
sur certa i ns aspects planétaires que j ' i gnorais absol umen t ;

1 90
GABSI

cependant, j e l u i d o n na i l a rép onse j uste q u ' i l désira i t . Puis,


après avo i r tous d eux contemplé ce tte figure mervei l leuse,
i noubliable, j e fro issai la feu i l l e dans mes ma i n s et, la j etant
dans la chemi née avec tous les autres papiers, j 'y mis le feu ,
car j ' ava i s reçu i n térieurement l ' o rd re exprès de n e rien laisser
subsi ster d e ces travaux.
Tout ce que je puis révéler sur cette figure , c'est qu'au
début, dans la prem ière p hase de m o n trava i l , elle m ' ava i t
fa i t penser à u n e d e ces col l erettes d e fil très fi n faites à l ' a i ­
gu i l l e , p u i s ensuite à u n e t o i l e d ' ara ignée, et p l u s tard encore
à une roue avec ses rayo ns et son moyeu . Mais rien ne saurait
l u i être comparé, car elle ava i t , au centre de sa structure , une
ouverture sur un a u tre ciel que cel u i d e ce monde. Ce ciel était
p ro tégé par des sentinelles postées sur le pourtour de cette
ouverture.
Vers o nze heures d u mat i n , o n s o n na à ma porte ; j ' allai
o uvrir ; c'éta i t deux rabb i n s âgés d e q uarante à cinquante
ans. Ils me sal uèrent par u ne i nc l i naison de tête et s ' excla­
mèren t sans pouvo i r se contenir davan tage : « Eh bien ! vous
en fa i tes d u bru i t ! n J e les fis e ntrer, l eur offris des si èges,
atten d a n t de c o nnaître les raisons de leur visite. I l se fit un
court s i lence, p u i s , s ' étant co n certés d u regard , le plus âgé pri t
la paro l e en pesan t soi gneusement ses mots :
- Nous sommes venu s pour que vous nous donn iez votre
avis au suj e t d ' u n p roblèm e i m p ortan t . Nous étions associés
dans u ne affa i re , mon ami ici p résen t , m o i -même et une tro i ­
s ième perso n n e . Celle- c i , au l ieu de fai re participer notre asso­
ciation au fru i t de s o n travai l , vient d e rompre avec nous.
Comment considérez-vo u s que nous devons agir envers elle ?
Alors q u ' i l parl a i t a i n s i , j ' ava i s tout compris dans une
i n tui t i o n aussi rap i d e q u ' u n écla i r . Ce d i scours était un pro ­
cédé mach iavé l i q u e pour me fa i re porter et prononcer un
j ugem e n t à mon encontre. Car la tro i s ième personne dont il
éta i t q uestion n ' était au tre que m o i - même. J e n 'eus aucun
mal à me sort i r de ce b u i s s o n d ' épines. J e rép l i quai calme­
men t , en posses s i o n de tou tes mes facultés :
- Cette trois ième pers o n n e d o n t i l s 'agi t s'éta i t - el l e engagée
par un co n trat ou par sa paro le dans vo tre associat ion ? Vous
LE C H EM I N DE DIEU

seriez en droit de l ' a t taquer seulement dans ce cas ; je ne p u i s


rien di re d a n s l e cas con traire.
I ls se levèrent et sortirent après m ' avo ir saluée en si lence.
J e ne les revis jamais plus, et j ' en terminai d é fi n i t ivement avec
la K abbale. J 'étais parvenue à découvrir l ' ouverture et j ' ava i s
obtenu le dro i t de passage, me permettant aussi b i e n l a sort ie
que la rentrée dans ce monde et dans l 'au tre .

La cérémonie funéraire j o yeuse

G ABSI et m o i ven ions d e termi ner d e d éj euner, lorsqu'on


sonna à la porte. C ' étaient trois musulmans, des amis
d u bled que je connaissais depuis 1 9 3 0 , respectiveme n t ,
commerçant, propriétaire et notable cul tivé, avec lesquels
j 'ava is eu souve n t l ' o ccasi o n de m ' en tretenir sur des sujets
traditionnels. J 'avais pu ainsi les apprécier d u ra n t ces longues
années , aya n t eu la poss i b i l i té, en des circon s tances d i fficiles, de
leur apporter une aide efficace. I ls ne l ' ava ient jamais o u b l i é .
I l s m ' avaient surnommée entre e u x « H akima â q u i l a » 1 .
J e ne les avais plus revus depuis 1 9 4 4 , date du d écès de mon
époux, et je me demandais comment i l s avaient pu me retro u ­
ver à Casab lanca . I l s fire n t l a connaissance de Gabsi ; e t , après
avoir bu le thé avec nous, i ls se l ivrèrent aussitôt à une scène
des plus étranges qui semblait être l ' obj et d éterm i né d e leur
vi site. L ' un d ' eux se coucha sur le sol et fit le mort ; les deux
autres se mirent auprès de lui dans d i verses a t t i tudes. I l s
mi mai ent une cérémonie funèbre. Toutefo is au l i eu d ' acco m ­
p l i r leurs gestes avec la gravité e t la tristesse d e circonstance,
i l s semblaient au co ntraire se réjouir. J ' avais pensé q u ' i l
s'agissa i t d ' u ne sorte de j e u , mais sachant combien i l s étaient
sérieux, i l ne pouvait être question de plaisan terie d e l eur part .

1. La Sage.
GABSI

Pendant cet te s cène étrange, j 'avais vaguement conscience


q u ' i l y ava i t un rapport avec quelque chose de très personnel,
caché p rofo ndément en moi, mais dont j e ne parvenais pas à
saisir l a réa l i té . I l s partiren t aussitôt leur mimique term inée,
garda n t sur leur v isage l ' expression d ' u ne extrême sati sfac­
t i o n . Je ne les revi s j amais p l u s . J e ne devais comprendre par­
fai temen t q ue b ien des an nées plus tard ce qui s ' étai t passé ce
jour- l à . Cependant j ' eus la certi tude q ue Gabsi avai t tout
compris et q u ' i l sava i t quelle sorte de mort avai t é té l 'objet de
cette paro d i e . M a i s selon son habitude, i l n ' en fit rien paraître.

Si Salmi

D, APRÈS l e s Aperçus sur L 'initiation, de René Guéno n ,


l ivre que j e connaissais presque par cœur, Gabsi n ' était
pas encore q u a l i fié pour transmettre l ' i n i tiati o n , et ne pouva i t
être que m o n « U p a Gourou n . Si Salmi, q u i étai t son ami
d ' enfance e t s o n frère dans l a vo ie, ava i t é té en même temps
que l u i i n i t i é par un Cheikh en reno m ; mais i l s n 'avaient pas
trouvé en l u i le degré de connaissance auquel ils aspiraient .
N o u s fimes entre nous le serment que le premier q u i trouve­
rai t un maître tel que nous le souhaitions en ferai t aussi tôt
part aux deux a utres .
Un soir, alors que j 'étais occupée à faire le d h i kr, on sonna
à la porte. Gabsi a l la ouvrir et revint avec Si Salm i . I ls s ' ins­
tallère n t sur le d ivan, pour converser à voix basse. Dès que
j 'eus term i né mon chapelet, Si Salmi m ' i nterrogea : « Avez­
vous reçu l 'a u torisation d ' u n maître pour faire ce dh ikr sur
les Attributs D i vi n s ? S i n o n , i l vous est i nterd i t . Mais d i tes­
moi, repri t - i l , comment avez -vous appris ce dh ikr ? n J e
le m i s au coura n t : « T u s a i s q u e j ' ai vécu p l usieurs années
dans le b l e d . Une fo is, au cours d ' u ne promenade, j ' ai vu u n
h omme réc i ta n t son chapele t . J e l u i a i demandé quel était son

1 93
LE CHEMIN DE D I EU

d h i kr et i l me l ' a révélé sans hési ter ; il me con naissa i t , la


femme du toubib était réputée pour son amour de l ' I s lam et
des musulmans. C ' est ce d h i kr que tu m ' as entendue faire,
mais il fau t que tu saches que ces noms d ivins avaient produit
e n m o i une résonance fami lière, évoq u a n t le souvenir d ' u ne
chose m ' ayant appartenu, et que j ' avai s retrouvée. C'est la
rai s o n p our laquelle, depuis ce j ou r - l à , j e fa is ce d h i kr, qui
me convient . Cependant, j e suivrai t o n consei l , e t j e ne le
repren drai que lorsque j 'y serai autorisée. » S i S a l m i garda
le s ilence, Gabsi ava i t un léger sourire. Je sentis q u ' i l savait
quelque chose que son ami ignora i t .

Départ de Gabsi pour Paris

EN j u i n 1 94 6, A ndré Swoboda tourna i t au M aroc la version


arabe du film français La Septième Porte. Gabsi en
é ta i t l a vedette. J 'avais a.ssisté à Casab lanca à la prem ière
représentatio n donnée au théâtre m u n icipal , dans u ne loge
parmi les notab i li tés de la ville. J 'étais impressionnée par la
beau té surhumaine, l ' allure p l e i ne de n o b lesse de Gabsi, et
par l ' e ffe t prod u i t dans la salle.
Une m i norité parmi les spectateurs sem b l a i t fasc i née,
immobile, alors que la majorité était sou levée d ' e nthou­
siasme. Le succès dépassai t toutes les prévi sions. Gabsi était
h eu reux .
Après avo ir longtemps végété, i l voya i t une perspective
d ' aven i r favorable s ' ouvrir devant l u i . Encouragé par les pro ­
messes de Swoboda, i l faisait des projets, et demandait une
b ou rse pour é tudier l 'art dramatique à P aris. Il n e devait
l ' o b tenir que deux ans p l us tard . Aya n t s i l ongtemps attendu
dans l ' i n certitude et l ' anxiété, voya n t enfin arriver cet i nstant
s i i n tensément désiré, i l étai t impatient de partir et commença
auss i t ô t ses préparatifs de voyage.

1 94
CABS!

Qua n d o n sait quel prestige exceptionnel exerce Paris


sur la j eu nesse étrangère, on comprendra aisément le
bonh eur e t l a hâte d e Gab s i .
Je l ' a i d a i à faire ses bagages, prévoyant c e q u i lui sera i t
nécessaire. D es a m i s i nfluents l u i avaient remis d e s lettres d e
recommandation auprès de certaines personnalités pari ­
siennes. J 'étais rassurée sur ce p o i n t . Mais je ne pouvais
dissiper u ne vague p rémon i t i o n qui voi la i t son aven i r de
nuages sombres . J ' i mposai à mon visage u ne expression tra n ­
qui l l e , p o u r ne pas i nq uiéter Gabs i , qui ava i t appris combien
j e voyais l o i n e t j uste. De toute faço n , j e savai s que, sauf cas
de fo rce m aj eure, rien ne pourra i t l ' empêcher de parti r .
Septième partie

APRÈ S LE D É PART
D E GAB S I
La conclusion

LE m o i s q u i suivit l e départ de Gabsi , j e ne savais comment


distraire mon esprit préoccupé à son s uj et , quand un
nom d 'a u teur suivi du t itre de son ouvrage s ' imposèrent à
mon souven i r : René Guénon, Introduction générale à L'étude
des doctrines hindoues.
La conclusion de cet ouvrage me revenait clairemen t à la
mémoire ; elle ava i t pro d u i t sur moi u n trouble qui ava i t per­
sisté longtemps.
J 'a l la i prendre le l i vre dans la bibliothèque pour le relire
a ttentivement, et passai une grande partie de la n u i t à l ' exa­
men des idées fo ndamentales de sa thèse. En fin d ' analyse,
j 'admirai la j u s tesse de ses pensées, mais surtou t le courage
de l ' a u teur dans sa défense de la civil i sation occidentale, en
confrontant le monde moderne avec les perspectives actuel les
de son désordre et de sa dégradati o n . I l d iagnostiquait le mal ,
dénonçait les causes e t leurs effets e t prescrivai t les remèdes
les plus appropriés .
J 'avais observé aussi que l 'a u teur, dans le développement
de ses pensées, mettai t en pratique la méthode tradi ti onnel le,
dont i l cita i t une formule d ' Extrême - Orient à la dernière
page de son ouvrage : « Celu i q u i sai t dix ne d o i t enseigner
que neuf. » J e ne saurais mieux décrire l 'effet pro d u i t sur moi
par cette conclusion q u 'en la comparan t à une révol u tion
mentale et psychique. J e ne savais quelle solution trouver à
l a question cap i tale.

1 99
LE C H EM I N D E D I E U

J ' eus l ' intuition q u ' i l me fa l l a i t a l l er au- delà de la lettre


pour dégager l ' esprit, et user d ' un procédé q u i ne m ' était pas
i nco n n u . Au l i eu de considérer l e problème isolément sur un
seul plan, il fallait au contraire l e percevoir à tous les
n iveaux de l ' i n telligence, à partir du prem ier n iveau, cel u i de
l a ra i s o n , j usqu'au dernier, cel u i de l ' i n tellect pur, de l a méta­
p hysique, non graduel lemen t , mais simultanément, en embras­
sant l a q ues tion dans l ' ensemble des divers niveaux . Cette
opération est co nditionn ée par u n orga n e de vision excep ­
tionnel, l ' « œil du cœur >> .
Par un effet de la grâce, je la réussi s . A l ors tout s ' éclaircit.
J 'eus l ' i mpression de sortir d'un tunn e l dans lequel j ' avais
longtemps chem i né dans l ' obscuri té. D evan t moi s ' ouvrai t un
h orizon l i béré, ensoleil l é de vérité . J e réal isai s à cet instant la
vérité, comme l ' acte so uvera i n de l ' espr i t , qui commande à
l ' être en authen t i fiant sa nob lesse .

Le sommet de la montagne

LE moment est venu de racon ter i c i u n rêve parmi tous ceux


que je fis durant cette période.
Peut - être parce q u ' i l est évocateur d'une p hase cri tique,
déterm i n a n te, dans la rech erc h e de la connaissance suprême,
e t peut - être aussi à cause de ses i nd i ca t i o n s dans un domaine
particul ièrement h ermétique.
J e me trouvais au pied d ' u ne m o ntagne , au s o l e i l couch a n t ,
avec u n groupe d e quelques p ers o nnes . Certai nes décidèrent
de la contourner ; d 'autres, en petit nom bre, convinrent avec
moi de l 'escal ader à p i c . Je partis la première, avançant pru­
demme n t . Les p ierres roulant sous mes pas me faisaient
cra indre une chute q u i p o u rrai t ê tre dangereuse, et me
retardera i t . Le temps m e sem b l a i t l o n g . J ' étais pressée. J e
montais i nlassablement sans ressen t i r d ' essoufflement.

zoo
A P R È S L E D É P A RT D E G A B S I

S t i mulée par le désir d e parvenir au sommet qui d i sparais ­


s a i t déj à dans l a n u i t , j ' entend i s s o u d a i n un cri . Quelqu'un
m 'avertissait d ' u n d anger. J e vis a lors un trou aussi pro­
fond q u ' u n p ui t s rem p l i d e braises . Je m ' en écartai , remer­
ciant la Provi dence qui m ' en ava i t préservée.
Je d evais en apercevoi r d eux ou trois autres encore, à des
d i s tances e t dans des s i tu a t i o ns d i fférentes. Au fur e t à mesure
de mon escalade, l ' obscurité devena i t m o i ns dense et, lorsque
j ' arrivai enfin en h a u t d e la m o n tagne, les premières lueurs
du j our éclaircire n t le ciel .
Que l fu t m o n étonnement quand je cons tatai que la mon­
tagne é ta i t amputée d e sa partie supérieure, semblable à un
corps décapi té ! I nstinctivement je l a cherchai du regard
comme u n e chose que l ' o n a p erdue et q ue l ' o n veut retro u ­
ver. E t j e l a retrouvai effectivement, à m a p l u s grande s tupé ­
factio n , car elle m ' ap paraissai t à l a l u mière rad ieuse de
l ' aurore, suspendue dans l e ciel a u - delà d u point où j e me
trouvai s . C 'é ta i t une vision pro d i gieuse, mais aussi la plus
inattendue, q u i me p l ongea dans l a perplexité. Les parties
séparées é tai e n t d i s ta ntes l ' une de l 'au tre environ de la
largeur d ' u n fl euve sur u n n iveau supérieur. A moins de
recourir à des m o yens artificiels, aucune des possibilités natu ­
relles d ' un ê tre h umain ne p ouva i t p ermettre d ' atteindre le
sommet qui semb l a i t ê tre une créat i o n d e l ' espri t . L ' ob s tacle
éta i t i n franch i s sab l e . Cependant, la raison et le but maj eurs
de cette ascensi o n étaient d e parveni r au sommet.
A lors que je me l ivrais à toutes ces réflexions, je sentis une
présence non l o i n d e m o i , e t je vis une des personnes du
groupe ( les autres avaient d isparu au cours de l ' ascensi o n ) ,
debout au b o r d d u vide ; elle regarda i t le v i d e , saisie de ver­
tige et para l ysée d ' effro i . Sans doute la nature imprévue,
except i onnelle de cet o b s tacle l ' ava i t - el l e surprise et ne
voya i t- e l l e aucune s o l u t i o n pour le surmonter, car, déco u ­
ragée, renonçant aux frui ts d e s e s travaux a n térieurs , elle
retourna vers le p o i n t d e départ.
Je resta i s seul e . Après cette d éfecti o n , une a lternative s ' i m ­
posai t à m a co nsci ence : réussir o u échouer. Le moment cri ­
tique, suprême, était venu o ù l ' au thentici té d ' une vocation se

20 1
LE CHEMIN DE DIEU

révèl e i rréfutabl e , réa lisant parfoi s ce chef- d 'œuvre de l a spi­


ritua l i té qu'est le M iracle.
I l s 'accompl i t dans mon rêve.
Lorsque, recommandant m o n âme à Dieu, les yeux fixés
sur le but, je sautai - ou p l utôt je m 'envolai , car, au l ieu de
tomber dans le vide a insi qu'une p i erre selon la l o i de la
pesanteur, je p lanai dans le ciel comme un oisea u .
L ' impossible é t a i t devenu réa lisab l e .
J ' a tterrissai en face, de l ' au tre côté, s u r le sommet. Une
p ierre se détacha et glissa sous mon talon dro i t ; elle m ' aurait
entraînée dans sa chute si mon pied gauche n 'ava i t été ferme­
ment étab l i sur la terre. Je repris aussitôt l ' escalade. Mais
mon corps sembl a i t devenir p l us gra n d , p l us fort et p lus large,
ma démarche plus pesante, et j 'ahanais dans la mon tée à
chaque pas. Lorsque j 'arrivai au sommet, j e me trouvai
devant u ne petite bâtisse carrée d ' environ quatre mètres de
côté . La p orte étai t entrouverte et j 'aperçus à l ' i n térieur cinq
o u six h ommes debout, vêtus de chem i ses blanches, formant
un cercle, et qui semblaient m 'attendre. J ' e n trai h âtivement
en m ' excusant de mon retard et j 'allai dans u n recoi n pour
me dép o u i ller de mon vêtement.
A partir de ce moment, ce n 'était plus moi qui parl a i s , car
la voix tonnante s ' exprima i t en ces termes crus : « Cette viei l le
femme m ' a retardée. » La personne q u i sort i t du reco i n était
mon esprit dans l a forme d ivine de J u p i ter. Il ava i t enlevé mon
apparence p h ysique fém i n i ne comme une défroque usée et,
prenan t p l ace au centre du cercle qui se referma autour de l u i ,
i l d i rigea le rituel de l a cérémonie. Je me réveillai à c e t i n stan t .

Chez le Cadi

C j e u d i m a t i n , j e sortis de chez m o i et partis en calèche


E

à la Qissaria de D erb S u l ta n ; je désirais voir u n


commerça n t que je connaissais depuis longtemps pour l e

202
A P R È S L E D É P A RT D E C A B S !

prier d e me conduire chez le Cadi . Je ne trouvai dans la


boutique que son jeune fils ; le père, s'étant absenté, ne
sera i t d e retour que d eux h eures plus tard . Cependant,
dans l a bou tique vo i s i ne, u n homme avai t entendu mes ques­
tions et, voyant mon désapp o i n temen t , se mit à mon service
très o b l i geamment. J 'acceptai avec plaisir et l u i fis part de
mon i ntention d ' a ller trouver le Cadi pour les formal i tés
nécessaires à mon entrée dans l ' I slam . I l m'écouta i t , stupéfié,
ne pouva n t pas y croire ; il était à la foi s ravi et fier de me
servir d e témo i n en cette circon s tance.
Laissant son magasin sous l a surveil lance d ' u n apprenti , il
me co n d u i s i t chez l e Cadi auprès duquel i l m ' i n trod u i s i t en
lui fai s a n t part de mon i nten t i o n , et prit congé de nous dès
q u ' i l eut rempli sa mission.
J e d o i s m a i n tenant fournir quelques précisions, par souci
de c larté, sur les circo n s tances dans lesquelles se déroulait cet
événement.
Nous é t ions en i 9 5 0 , au M aroc, sous le Pro tectorat
frança i s . O r , j ' étais française, et veuve d ' u n médecin - co l o nel
dont l a carrière remarquable était en renom aussi bien parmi
ses supérieurs que parmi ses confrères du corps méd ical .
Le Cadi Zemouri m ' appri t que tous les actes relatifs à
l ' entrée dans l ' I slam de sujets étrangers étaient o b liga toire ­
ment soumis à u n examen sérieux d u co n trôle civi l . M 'ayant
com m u n iq ué ces renseignements que j ' ignorais complète­
men t , le Cadi me consei l la , avec une bonté pleine de sagesse,
de remettre les formali tés à plus tard . S i les con d i tions le
permettaient, j ' aurais a lors peu t - ê tre plus de chances d 'abou­
tir, aj o u ta - t - il avec u n sourire dont la douceur compensait
l ' amertume de ma décept i o n .
M ohammed El Alami

L'ONCLE de Gab s i , après sa guérison, était persuadé de


n ' ê tre resté e n vie que par u n effe t de ma « Baraka » 1 .
I l avai t fai t part de sa conviction à son frère Moulay Abd el
Salem , mokkaddem 2 de la Tar i q a 3 Darkawiya 4 , ainsi q u 'aux
membres les p l us influents de sa propre confrérie Tijaniya 5 •
I l s 'acqui t ta i t par ces propos élogieux d ' une dette qu ' i l pen­
sait avoir envers moi, ce q u i m ' avai t conféré u n déb u t de
n o toriété e t val u des invitations de plus en p l us nombreuses
à cl.es dîners suivis de M o dakara 6 . C'étai t pour moi u n pri­
vilège d 'ê tre reçue par des membres d'un m i l ieu aussi fermé
que celui du soufisme.
J e rencon trai u n matin M ou lay Abd el Salem à Bab M ar­
rakech ; i l était accompagné d ' u n personnage dont la nob lesse
émine n te éclata i t dans son apparence comme une l um ière
proj etée d ' u n foyer i ntérieur. I l éta i t la figure idéale repré­
sentant les perfections p hysiques, h umaines et spirituelles ; sa
présence i n spirait l ' admiration, le respect et le réconfort
d 'une bénédictio n .
Les présentations fai tes, i l s m ' i nvitèren t à prendre un thé
à la menthe en leur compagnie dans une pièce annexe de
l a mosquée dont M ou l ay Abd el Salem était ! ' I mam 7 .

1 . Baraka : pouvoir spirituel.


2. M okkaddem : degré de l'organ isation initiatique traditionnelle qui
confère à celui qui le possède le pouvoir de transmettre l ' i nitiatio n .
3 . Tariqa : organisation initiatique.
4 . Darkawiya : confrérie i n itiatique.
5 . Tijaniya : confrérie i n itiatique.
6 . M odakara : entretien au cours duquel les interlocuteurs se livrent
à une sorte de joute oratoire dans le but de permettre d'évaluer le degré
de connaissance ésotérique de chacun des participants.
7. I mam : personne qui d irige la prière.
A P R È S LE D É PA RT D E G A B S I

Le prem ier sujet de la conversation fut Gab s i , naturelle­


ment. Mais je ne pus donner de ses nouvelles, n ' e n ayant pas
encore reçu . L'entretien prit insensiblement la tournure
d ' une M odakara. L ' imprévu des q uestions et l ' étrangeté des
réponses offraient un ensembl e d écousu, mais qui faisait
cependant partie d ' u n ordre abstrait que je pressentais sans
pouvoir le saisir. L ' h eure de la prière du D h or 1 é tant venue,
i l s prirent congé de m o i et je retournai à la maison , heureuse
d 'avoir connu S i d i M o h ammed El Alami . Tel é ta i t le nom du
personnage dont j 'avais gagné la sympathie.

A Marrakech

J
'ÉTAIS en trée en relation avec un jeune i sraél i te q u i faisait
des travaux sur l a K abbale et s ' i n téressait aussi au sou­
fisme, dans sa recherche sincère d e la connaissance. I l é ta i t
marié à une femme de santé déli ca te et observai t scrupuleu­
sement les o b li gations de sa rel igio n . Sa pureté éta i t aussi
admirabl e que les soins qu' i l prenait pour la préserver. Elle
éclaira i t sa physionomie et donnait à son regard la limp i d i té
d ' une source. Son éru d i t i o n était étonnante, mais i l ne s ' ar­
rêtait pas à la lettre, il étai t passé au s tade de l 'expérimenta­
tion. Nous avions de fréquents en tretiens e t partagions sou­
vent les mêmes façons de co nsidérer certains prob lèmes .
Deva n t se rendre à M arrakech pour des raisons profess ion­
nelles, i l me proposa de m ' y rendre avec lui ; j ' acceptai avec
plaisir, car il y avai t des années que je n'y étais allée. Nous
devions partir le lendemai n matin par le tra i n . J e réfléchi s
longtemps cette n u i t - l à , me remémorant t o u t c e q u e j 'avais
appris sur cette ville qui est la p orte du S u d . Les h ommes
parmi les p l us fameux de l ' I slam y étaient passés ou y avaient

1 . Dhor : prière encre midi et une heure.


LE CHEMIN D E DIEU

séj ourné. Les cen d res d ' i n nombrables sain ts étaient mêlées
à sa terre.
Soudai n le souvenir de la prophétie faite à Sfax au sujet
d u chiffre neuf, et de sa clef que deva i t me remettre un viei l ­
lard , m e revint à la mémoire . I l y ava i t d i x - neuf a n s de cela
et je n 'avais jamais reno ncé à l ' espoir de la voir un j our se
réa l i ser. Peut- être allais-j e avoir cette chance.
Il était onze h eures l orsque le tra i n entra en gare de
M arrakech . Mon j eune ami me laissa seule ainsi q u ' i l en avait
été convenu, me donnant rendez-vous à cinq heures de
l 'après - m i d i pour décider de no tre départ, pour le soir même
ou pour le lendemain mati n .
Après avo ir flâné en ville e t déjeuné dans un petit restau ­
ran t plein d 'ombre relativement fraîche, j e n ' avais qu'un
désir, celui de me reposer, car la chaleur é ta i t écrasante.
Ayant déniché u n h ôtel dans une ruel l e proche du l i eu de
notre rendez-vous et trouvé u ne chambre à ma convenance,
je m ' endormis et ne me réve i l la i qu'à quatre heures . Le
temps de me relever, de boi re un verre de thé à la menthe,
j ' allai retrouver mon ami à cinq h eures préci ses. J e lui d i s
mon désir de passer la n u i t à M arrakech et de ne repartir
que le lendemain matin pour Casab lanca . Il accepta avec
empressemen t , étant i nvité à d îner chez un membre de sa
fam i l le.

L ' étrange vieillard à la clef

L ASSE de parco urir en vai n tous les l ieux ou J aurais eu


éventuellement la poss i b i l ité de trouver le vieil lard , je
ren trai à l ' h ô tel . La nuit éta i t tombée. J 'aurais aimé pro l o n ­
ger m o n séjour, mais j e manquais d e s moyens nécessaires. J e
m ' étais étendue s u r le l i t, tout habil lée, ne pouva nt m e rés i ­
gner à qui tter l a ville n i à reno ncer à l 'espo i r d ' obtenir enfi n

2 06
APRÈS LE DÉPART DE GABSI

la fameuse clef. I l m ' était impossible de trouver refuge


dans le sommeil , l orsque je me sentis attirée au- dehors par
une impulsion irrésistible. Une sorte de prémon i t i o n m'aver­
tissa i t que le moment était ven u .
J e me levai et sortis dans la rue. I l était neuf heures d u
soir. J e me dirigeai vers la p lace J amâa El Fna . Parvenue
devant u n grand café - restaurant , j 'entrai et commandai un
café . J e m ' é tais accoudée au comptoir. E n a ttendant d ' être
servie, je regardais autour de m o i . A ma droite, entre le
comp toir et l es portes vi trées fermées sur la rue, il n ' y avai t
q u e deux consommateurs arabes . L ' u n , à l ' extrémi té d u
comp toir, m e tourna i t le dos ; i l ava i t u n e grande et forte
s ta ture et porta i t les vêtements tradi tionnels des h ommes
rel igieux. L ' au tre, qui semblait être son compagnon, é ta i t
un jeune homme effacé, vêtu d ' u n costume européen . A ma
gauche , la salle de restaura n t, presque vide, n 'ava i t rien
d ' accueil l a n t .
M o n café serv i , j e m ' ap prêtais à le boire lorsque le per­
sonnage en blanc que j e n ' avai s vu que de dos se retourna
u n instant vers moi pour reprendre aussitôt sa première
position. M a i s , dans ce court i nstant, j 'avai s vu l 'essentiel
et cel a me plongea dans le plus grand désarro i , car j ' avais
reconnu en lui le vieil lard de la prophétie. Il donnait l ' i m ­
press i o n d ' un perso nnage rel igieux dont la présence étai t
trop importante pour un tel l ieu .
Mais, ce q u i était absolument i ncongru , c'était le verre p lein
de vin rouge qu'il tenait, l e bras levé, dans sa main , comme
un trophée de guerre. L ' i ncompatibi l i té absolue entre l ' aspect
rel igieux imposant et le geste flagrant qui enfreigna i t la l o i
me plo ngea d a n s la perp lexité. Déroutée, ne pouva nt maî tri ­
ser mon étonnement, je me rap prochai du jeune h omme et,
hochant la tête, désigna n t le verre dans la main, j e l ' in ter­
rogeai :
- Pourquoi cela ?
- C'est à cause de l ' époque, répo n d i t - i l à voix basse.
J e remarquai sur son visage une expressi o n pleine de
réserve. Il semblait détenir beaucoup de choses secrètes
q u ' i l craignai t de laisser entrevoir, n ' étant pas au torisé à les

207
LE C H E M I N D E D I EU

d ivulguer . Je l u i racontai la prophétie de Sfax et, lorsque


j ' eus term i né, je l e priai i n s tamment de me ménager un en tre­
tien avec le personnage. I l me pro m i t , après avoir longue­
ment réfl éch i , q u ' i l s m ' attendraient tous les deux dans la
rue devant la porte du café, aussitôt après sa fermeture.
Ne sachant comment occuper ce temps, j ' en trai dans l e
res taurant et m ' attablai pour l e dîner. Le service fu t d ' u ne
tel le l en teur que l 'établ issement ava i t déj à fermé ses portes
au mome n t où je payai l 'a d d i t i o n . On me fit sortir sur une
rue paral lèle ; je m ' empressai vers le lieu du ren dez-vous,
craignant d ' être en retard et de ne trouver personne.
I l s é taient l à tous les deux, au m i l i eu de la rue ; la p lace
éta i t déserte, toutes les lumières éte i n tes, mais la clarté
l unaire détachait l eurs s i l houettes de l ' obscuri té.
Ce qui se passa ensuite est d 'un ordre si subtil et si mystérieux
qu 'il sera incompréhensible et paraîtra incroyable à La majorité des
Lecteurs. Seul, Le Lecteur initié au soufisme sera habilité à reconnaître
La nature et Le nom du personnage dont il est question, et aussi à
comprendre ce qui eut Lieu entre nous.
Lorsque je me trouvai en face du personnage, je fus empor­
tée par un état d ' excitation absolument incontrôlable. Je ne
sais dans quelle l a ngue j e l u i parlai, mais j 'étais certaine
qu ' i l me comprena i t parfai temen t . J e l u i reprochai son l ong
retard en frappant sa poi trine de mes poings serrés, mais
j ' avai s l ' i mpressi o n de frapper une colonne de marbre. I l
dodelinait d e l a tête en m ' appelant d ' une voix paternelle
p leine de mansuétude : « M a col o mbe, ma colombe . . . n ,
j usqu'à c e q u e j e fusse calmée. Son j eune compagnon nous
i nv i ta à le su ivre vers un café arabe ouvert en plein air dans
u n coin de l a p lace. O n s 'ass i t sur d es chaises en fer sous le
feu i llage d ' un gran d arbre. La terrasse étai t éclairée par une
l ampe à carbure. U n garçon nous servi t le thé à la menthe.
Le personnage me demand a a lors gravement ce que j 'a t ­
tendais de l u i . « La c l e f du g n , répondis-je, sachant q u ' i l
ava i t été m i s a u couran t de l a prophétie. I l m e saisit la main
d ' une certaine faço n , l a garda u n moment dans la sienne,
murmurant des mots que j ' e n tendais à peine. Puis i l laissa
ma main , et j e compris que mon désir était exaucé. J ' étais

208
A P R È S LE D É PA RT D E G A B S I

enfin en possession de cette clef, après dix- neuf ans d 'attente.


Elle n 'é tai t autre que celle q u i ouvre la porte de la Connais­
sance. Car le neuf, je le comprenais clairemen t , sign i fie la
fin d u périple du un, c'est - à - d i re son retour à l ' é ta r origi nel,
primord ial . Pour un nouveau périple, peu t - être ?

Les deux témoins

LE Ramadan termi n é , revenue à Casablanca, je pensais


retourner chez le Cadi . Il y ava i t p l us de six mois que
je ne l ' avai s vu ; je ne pouvai s a ttendre davantage.
Un matin, le docteur Moun ier eut recours à moi pour lui
servir d ' i n terprète auprès d'un client arabe. Celu i - ci éta i t
d a n s la sal l e d 'a ttente, accompagné d ' une fillette faisant sans
doute partie du personnel de sa maison. Cet h o mme aveugle
était op timiste et communicatif, comme la plupart des per­
sonnes a ttei n tes de cette i n firmi té . Je finis par apprendre que
la fil lette vena i t d ' ê tre piquée par un scorp ion . Le docteur
la fit e ntrer dans son cabi net pour la soigner. Pendant ce
temps, j 'écoutais le d iscours de l ' aveugle, lequel se nomma it
Mohammed Scali , e t é ta i t professeur à la c c Karaouiyne » de
Fès. J e l ' i nvitai aussitôt chez moi et lui offris une tasse de café.
I l accepta avec plaisir et s ' é to n na de consta ter q u ' une Euro ­
péenne était au coura n t des choses de la vie musulmane. J e
d u s l ' i nformer de ma s i tuation relative à m a convers ion et
de mon i n tention d e retourner rendre visite au Cad i . Il
s'exclama tout de suite : cc Le Cadi est mon ami ! » et me
proposa alors de m 'accompagner chez ce dernier dès que la
fillette sera i t sortie. J 'acceptai avec empressement sa propo­
sition, j ugean t l ' occa s i o n i nespérée.
Le Cad i , seul dans son b ureau, me voyant entrer en compa­
gnie du Chéri f ! Scal i , nous témoigna son vif plaisir. I l s

1. Chérif : noble, c'est-à-dire descendant du Prophète Mohammed.

2 09
LE C H E M I N D E D I EU

conversèrent à m o n sujet u n momen t . Sur ces e n trefa ites, un


personnage pénétra fam i l i èrement dans la salle sans s ' ê tre
fai t annoncer par le chaouch . J ' appris qu' i l était le Cadi de
Safi et sus p l us tard q u ' i l étai t réputé pour sa droi ture et ses
. .
connai ssances coraniques .
Je regrette de n ' avo ir pu retenir son nom, mais sa signature,
de même que celle du C hérif Scal i , mes deux tém o i n s , furent
apposées sur l ' acte étab l i par le Cad i . Ce dern ier m 'anno nça
q u ' i l me le remettra i t au cours d ' un déj euner auquel il m ' i n ­
vitait la semaine suivante.
J ' avais franch i la porte de l ' encein te ; il m e fal l a i t encore
être au torisée à pénétrer à l ' in térieur du Sanctuaire de la
Connai ssance.

La réception chez le Cadi Zemouri

Au j o u r convenu, le chauffeur d u Cad i Zemouri me condu i ­


s i t près de l ' h ô tel d 'Anfa, dans une très belle rés idence.
M o n h ô te me reçut avec sa courto isie raffi née e t se fit u n plai ­
s i r de me présenter à u ne d izaine de person nes i nv i tées, les­
quelles semb laient être au courant de mon entrée dans
l ' I slam. Parmi ces personnes, i l se trouva i t des n o tab i l i tés
de la j u ri sprudence et des sciences tradi tion nel les.
Au moment d e nous mettre à table, le Cadi fit une brève
allocu tion en arabe classique, s i gnifiant que cette réception
étai t fai te en mon honneur. J e le remerciai par une i n c l i n a i ­
son de la tête. Un sourire d i s s i m u l a i t mon émotion.
Ava n t le décès de m o n mari , nous étions souvent i nv i tés
à des « d i ffa n par les Pachas et les Caïds des régions enviro n ­
nantes . L e menu comportai t touj ours le fameux « mécho u i »,
la « pasti l la », une série de taj i nes et des poulets suivis du
couscous final. La quant i té j oi n te à la qua l i t é j ustifiait la
réputation de la généreuse hospital i té maroca ine.

2 10
A P R È S L E D É P A RT D E G A B S I

J e retrouvai s tout cela chez l e Cad i Zemouri, mais avec


une p résentation q u i valorisait les êtres et les choses. La
bonhomie, le b o n sens naturel et la spontanéité i n stinct ive des
gens d e la campagne devenaient ici une amab i l i té délica te,
une l u c id i té pleine de sagesse et une modéra t i o n j udi cieuse.
Ces d i fférences subtiles créaient une ambiance de bien­
être, e t le fes t i n s ' acheva dans u n élat d 'euphorie général e .
Tou t le m o n d e se l eva ensu i te p o u r prendre l e thé au salon .
L a p i èce, d ' u n e d izaine de mètres de long sur sept de large
enviro n , s ' o uvra i t d ' u n côté sur le j ard i n par une grande
baie v i t rée tan d i s que de l ' au tre des d ivans confortables
é taie n t adossés au mur.
Le Cadi m ' avai t fai t asseo ir auprès de l u i et, j ugean t le
momen t favorab l e , sortit de son enveloppe l ' acte légal par
lequel je d evenais musulmane et en fit la lecture à haute voi x .
Je l ' écoutais satisfaite .
Ce document me d o n n a i t la possi b i l i té de réal iser mes
vœux les p lus c h ers : celui de posséder la Connai ssance, de
faire le pèlerinage à La M ecque et d ' être en terrée dans un
cimetière m u s u l m a n .
Qua n d i l eut termi né s a lecture, l e Cadi et l e s perso nnes
présentes me fél ic i tèrent. Le Cadi me fit alors remarquer
q u ' i l ava i t cherché et choisi pour m o i , ainsi que je l ' e n avais
prié, u n nom . Il avai t choisi cel u i de « l a Guidance D ivi ne »
( Hydayat A l la h ) . Ce nom éta i t rare chez une femme, car i l
comportait la mention du N o m divin, habi tuel lement réser­
vée aux noms mascu l i n s . Je pensais qu ' i l étai t plus qual i fié
que n u l autre p o ur donner à ses actes les meil leures réfé ­
rence s .
J e prêta i s w u te m o n atten tion à ses propos lorsque j 'aper­
çus, dépassant le coin du couss i n sur lequel il éta i t accoudé,
un peti t l ivre que j e sa isis mach i nalemen t . Il était écri t en
fra nça i s , ce qui m ' étonna, car j e supposais que le Cad i ign o ­
rai t cette langue. C ' était un tra i té d ' apicul ture, ce qui m e
surprit dava n tage. J e ne pus retenir m a question :
- Cette sci ence des abei l l es vous i n téresse- t - e l l e ?
I l e u t u n sourire d ' i nt e l l i gence e t répo n d i t avec u n e chaleur
tempérée d e sagesse :

2l l
LE CHEMIN DE DIEU

- Comment ne pas s ' i n téresser aux abe i l les quand on aime


le miel ?
- Certes , rép l iquai-j e , ravie, la d ouceur du miel est un
remède con tre l ' amertume de la vie.
Le sourire du Cad i s' élargi t en u n éclat de rire.

Jument blanche et étalon no I r

S O UDAIN, le Cad i , après avoir con s u l té s a mon tre, fit un


signe à u n chaouch . Celui - ci semblait attendre ses ordres
et ouvrit largement la porte d ' accès au j ardi n . Quelques
m i nutes plus tard , un palefrenier pénétrai t dans la pièce,
tenant par la bride une jument blanche, la fa isant promener
au pas le l o ng de la baie vitrée, permettant ainsi à l 'assis­
tance de l 'admirer.
D uran t les nombreuses a n nées passées à pratiquer l 'équ i ­
tat i o n en compagnie de cavaliers de Saumur, j 'avais appri s
à apprécier les chevaux, et trouvai cette j ument très belle.
Ce qui se déroulait devan t moi me fit souvenir d ' une
pei n ture persane reproduisant une scène du même genre,
mais ce qui la d i fférencia i t , c'est que cela se passa i t la nuit,
sous le croissant d e lune, le maî tre de céans tenant entre
ses d oigts un chapelet et l ' animal exposé étant un magn i ­
fique é tal o n noir, sellé, brid é .
Pendant q u e j e me remémorais cette peinture, l e s per­
sonnes présentes avaient comp l i menté le Cad i ; j e le fél icitai
à mon tour, lui exprimai mon admiration . Il me fit alors
cet aveu surprenan t :
- J 'avais un étalon noir, il me manquai t une j ument
blanch e ; j 'a i eu maintes di fficul tés pour la trouver, je suis à
présen t h eureux .
J e l 'éco u tais sans pouvo i r rien d i re, plo ngée dans une
réflexion profonde. J e voyai s ce monde comme un théâtre
dans lequel se joue la vie. Elle s 'exprime par les événements

212
A P R È S LE D É PA RT D E G A B S I

avec une él oquence parfa i te que seul peut comprendre l ' ac­
teur devenu en même temps spectateur .

La convocation

T ROIS ou quatre j ours après la récep tion du Cadi, j e reçus

ment .
une convocation du commissariat de mon arrondisse­

J e m ' y ren d i s , d evin a n t le motif : i l s'agissa i t de m o n entrée


dans l ' I s lam. Ainsi que m ' en ava i t averti le Cadi , le contrôle
civi l exerçai t ses droits par l ' i n termédiaire d u commissaire de
police. Cel u i - c i , u n homme au type mérid ional, prudent et
lucide, me reçut avec des égards particu l iers . J e vis à son a t t i ­
t u d e compassée q u ' i l obéissait a u x consignes de s e s supérieurs .
Après les formal i tés prél i m i na ires qui l ' assurèrent de mon
identité, il hésita u n instant ava n t d 'aborder u n sujet dépas ­
san t le cadre de ses attributions. Malgré ses efforts pour
paraître assuré, il semblait embarrassé. Surmontant enfin sa
gêne, il m 'exposa le motif de la convocation :
- J ' ai pris connaissance d ' u n acte d ' i s lamisation vous
concernan t et j e suis désireux de savoi r quel les sont les rai ­
sons d e votre détermination.
L ' expression de sa p hys ionomie et le ton de sa voix é taient
désapprobateurs . J e compris q u ' i l trouva i t ma décision inad­
missible dans la conj oncture critique d u Protectorat au
Maroc en cette a n née 1 9 5 0 .
- Avez-vous des motifs de mécon tentement envers les
autori tés du Pro tectorat pour avo ir pris cette décisio n ?
Auquel cas cela sera pris en co nsidérati o n !
Ces questions me prenaient au dépourvu ; je ne voyai s
p a s d e rapport entre ma cond i ti o n sociale et la rel igio n . J e
répondis sans cacher mon étonnement :
- I l y a plus de vingt ans que je désire faire ce que j 'ai
accomp l i auj ourd ' h u i . Ce n'est pas un acte i nconséquent ,

2 13
LE C H EM I N DE D I E U

mais l ' aboutissement d ' une studieuse recherche et d ' étu des sur
les rel igion s . Pour des raisons mul t iples, il ne m ' a pas écé
possible de réal i ser ce désir d urant cette lo ngue péri ode. A
présen t , j 'ai la l iberté de mes actes et la certi tude de ma voca­
tion . J e manquerais de loyauté en con serva n t l ' apparte­
nance à une rel igion alors que j ' en pratique une au tre.
Cel le-ci m'a donné toutes les possib i l i tés d ' ordre éso térique
et i n i t ia tique qui me conviennent, et que je n'ai pas trouvées
dans la rel igion à laquelle j 'étais attach ée par m o n origine.
Cependant, je puis vous assurer, mo nsieur, que ce cha nge­
ment d ' orientation ne saurai t me faire perdre consci ence
de mes obl igations envers ma nati o n ; mon i n tégrité dans
l ' ordre spiri tuel reste ma sauvegarde dans le temporel .
I l m 'avai t écoutée avec i n térêt sans m ' i nterrompre et,
quand j ' eus terminé, i l y eut une pause pendant laquelle il
parut absorbé par u n grave problème. Son attitude embar­
rassée provoquait o s tensib lemen t une questi o n que je ne
manquai pas de lui poser. I l s'y attenda i t , et me d o n na les
raisons suivantes :
- En ce moment où je me tro uve en votre présence, je ne
sais que faire pour préserver ma femme. Elle est obsédée par
le dés i r de se précipiter par la fenêtre, du haut d ' un c i n ­
qu ième étage. Elle a accouché d ' un garçon e c , d e p u i s l o r s , sa
raison est perturbée.
Cette fois, mes d o u ces faisaient place à la certi tude, car
ce genre de co nfidences n 'est pas celui auquel on peut s ' a t ­
tendre de la part d ' u n t e l person nage, en de pare i l s c a s et l i eu.
I l obéissait à des in structions et son objectif étai t de me pous­
ser à renoncer à ma décision en se servant d ' u ne a l l égorie
classique, mais généralement mal i n terprétée. Aussi rép l i ­
qua i -j e , dès q u ' i l eut achevé :
- J e suppose, monsieur, que vous vous êtes mépris sur les
véri tab les i n tentions de votre femme. Elle veut peu t - être
su ivre la parole de l ' Éva ngi l e : cel ui q u i s ' abaisse sera élevé .
La d escente d o i t précéder la montée et le point d ' arrivée est
le même que cel ui du départ suivan t . Le processus se repro ­
duit ainsi à chaque n iveau . Soyez sans i nquiétude pour votre
femme ! Au revo ir, monsieur.
H u i t ième partie

LA QUÊTE
La q uête

LE dés ir de trouver un C heikh 1 qui me donnera i t l ' i n i ­


tiation m ' obséd a i t a u p o i n t que j e n e pouva i s a ttend re
plus longtemps, et je résolus de partir à sa recherc h e à Fès,
la cap i ta l e spirituelle d u Maroc, que j e croya is être le centre
du soufisme.
Dans mon ignorance des con d i tions et des circonstances
exigées pour la cérémonie d ' i n i tiation, je croyais que m a
bonne fo i et m o n d é s i r suffiraient à me fa ire parven i r au
but.
Je pris le car un matin et, convaincue d ' être de retour le
soir même, j e n ' emportai que la somme d 'argent nécessai re
aux frai s du voyage . I l é ta i t d eux h eures de l 'après - m i d i
lorsque j ' arrivai à Fès . L a chaleur du m o i s d e j u i n ava i t rendu
le trajet extrêmement péni b l e . J ' avais très soif et fa i m , car,
depuis la vei l le, j e n ' avai s absorbé qu' une tasse d e café ,
mais je n e d i sposais q u e de très p e u de temps et j ' étais
pressée d e me mettre à la recherche d ' u n Cheikh . J e m ' aven ­
turai dans la vi l le arabe. Après un certa i n temps, je me sentis
gênée dans ma marche et je compris quelle en éta i t la cause .
Dans ma hâte, au moment du départ, j ' avais m i s des chaus­
sures d e ville dont les talons a i gu i l l es étaient très h au t s . J e
regretta i s m o n erreur, mais i l étai t trop tard et le mal était
sans remède.

1 . Cheikh : maître spiri tuel .


LE C H E M I N D E DIEU

Cependant, i l ne suffisait pas de marcher sans sav o i r où


aller : il fal lait ques t i o nner les gen s , demander les rense i ­
gnements nécessaires pour connaître le n o m d ' u n Cheikh e t
le l ieu où le trouver.
Au moment même où je pensais a i n s i , je vis un portail qui
me sembla être celu i d ' une Zaouia, mais j e prenais mes désirs
pour des réa l i tés, car, l orsque le porta i l s ' o uvri t après que
j 'eus frappé, une servante m 'aya n t à peine aperçue referma
la porte brutalemen t . Le fai t se reproduisit à deux rep rises ;
je renonça i , h u m i l iée, à ce procédé qui n ' étai t décidément pas
celui qui convenait .
J e réfléchissais à ce que j e devai s faire tout en parcourant
d es ruelles, dans l esquelles j e me perdais souve n t . J 'arrivai
enfin devant une p orte d ' enceinte de la ville. Tro i s hommes
é taient assis dans u n coi n à l ' ombre, fumant d u k i f, éch a n ­
gean t des propos cocasses avec d e s mi nes d e co nspira teurs
farfelus.
Après u n instant d ' hésitation, mais décidée à tout suppor­
ter, j e m 'approchai d ' eux et les questionnai le plus p o l i ment
possible, en arabe : « Voulez - vous avoir l ' ob l i geance de
m ' i n d iquer le nom d ' u n Cheikh e t l ' adresse d e sa Zaouia ? n
I l s m ' écoutèrent éberlués, la bouche grande o uverte, les yeux
écarquillés, puis l ' u n d ' eux, qui était en deh ors d u co i n , se
leva et allongea s o n bras vers sa dro i te, désign a n t un terra i n
vague tout e n bas d e la pente. I l prononça le nom d e « Abd ­
el - H ayy El K i tani » , puis, se tournant vers ses compagn o n s , i l
reprit s a p lace et, tand i s que j e me d irigeai s vers le p o i n t
i n diqué, j ' en tendis leur rire moqueur éclater derrière m o n
dos. Quand j e fus parvenue au terra i n vague, j e ne v i s rien q u i
ressemblât à u n e constructi o n ou u n e habita t i o n , seu lemen t
une maigre végétation qui s ' é tendait au loin .
Je ne savais quelle d irection prendre. Les rares passa n t s
rencon trés s u r mon chemi n ne voulaient ou ne p ouvaie n t
me donner l e s i n d ications q u e j e l e u r demand a i s . J 'allai a i n s i
l ongtemps, malgré la chaleur qui m'étouffa i t , la s o i f q u i
desséchait ma gorge, l e s p i e d s meurtris p a r les p i erres, p o u s ­
sée par une vol o n té qui me fai sait perdre la véri table n o t i o n
d e s choses, p o u r a ttein d re le b u t .

218
L A QU Ê T E

La v o l o n té d ' a t teindre l e b u t . . . J e voulais atteindre l e but.


Plus rien ne comptait que le but à atteindre .

Chez Abd - el - Hayy El Kitani

E
J
marchais comme une automate, h ébétée p a r l a chaleur
et l a soif, quand j e me rendis compte soudainement que
j e l o n geais u n mur, lequel semblait être l 'ence i n te d'un
pala i s .
J 'arrivai d evant un p orta i l , h élas fermé ! J e frappai à
plus ieurs reprises, désolée de voir des h eures p récieuses
s'écouler vainement, avec l ' espoir malgré tout de m e trou­
ver enfin à l a bonne porte. U n jeune h o mme au tei n t foncé, à
la mise so ignée, ouvr i t ; voyant une Européenne, i l s ' enquit
de m a recherch e . L ' ayant i nformé, i l m 'appri t que j e me
trouvais effectivement c h ez le Cheikh Abd- e l - H ayy E l K i tan i ,
s o n père, lequel était absent pour quelques j ours. Néa n ­
m o i n s , i l se fer a i t u n p l a i s i r de me recevoir p o u r b oire le t h é
en m a compagni e . J e l 'assurai q u e c e p l a i s i r serait réciproque
et l e su ivis dans un très vaste salon ; il m ' i nvita à m ' asseoir
dans un fauteuil confortable. U n serviteur, obéissant à ses
ordre s , rev i n t , apportant un magnifique plateau sur lequel
se trouvai t le thé prêt à être serv i .
A ce moment, u n j eune h omme a u tei n t clair, élégamment
vêtu de blanc, e n tra, vint s ' asseoir près d e nous. C ' étai t le
secon d fil s d u Cheikh . Celui - ci me fit subir un véri tab le
i n terrogatoire. Lorsqu ' i l eut été amplement i nformé de
mon i d en ti té , d e ma cond ition sociale, des motifs de ma
q uête s p i r i tuelle, il me d emanda brusquement si je connais­
sais le sens d u mot « soufisme n.
J e lui rép o n d i s tout ce que j e savais, q u ' i l provena i t du mot
« souf n ( laine) d 'après certains, ou de « safa » (pureté)

d ' après d ' autres . I l secoua la tête négativement, puis me

2 19
LE C H EM I N DE D IEU

déclara d ' u n ton d octe q ue j ' étais dans l ' erreur sans m e d o n ­
n e r aucune exp l icat i o n . Je considérai alors l 'entretien ter­
m i né et pris congé après l es avo ir remerciés tous l es deux de
leur aimable accueil .
J ' étais réconfortée p hysiquement, mais j e n'avais rien
trouvé d e ce que je voulais. Cependant, je ne perdais pas
courage et j ' espérai s encore.

Dif-Allâh
( H ôte de Dieu)

Au retour, l e trajet m e parut deux fois plus l o ng e t p l us


pén ible. J e devai s remonter vers la ville et j ' avais les pieds
enflés par la marche. Mes chaussures m ' é taient à épreuve,
tan d i s que le début d ' u n essouffl ement me fa isait appréhender
une crise d ' asthme.
Parvenue enfin en haut de la mon tée, mon cœur battant
des coups désordonnés, j ' étais absolument incapable de faire
un pas de plus ; j e m'affaissai sur le so l , près de m 'évanouir.
Il ne subsista i t en moi qu'un seul désir, me déchausser et
rester pieds nus, ce que je fis mach inalement .
J e sombrai insensiblement dans u n état d ' inconscience
dans lequel toutes les notions d ' espace et de temps se mêlaien t .
J ' étais perdue dans u n quartier d e l a méd ina sans aucun
moyen d e regagner la vil le européenne où j 'aurais trouvé
enfi n à me reposer. Je venais de dépenser en énergie physique
et en tension morale ce qu' une femme de mon âge attei nte
d ' une déficience card iaque pouvai t d i ffi cilement donner. Le
soleil éta i t couché ; dans quelques instants, l ' obscurité sera i t
complète . La perspective d e passer la n u i t dans la rue, par
terre comme une pauvresse, me fit pren dre conscience de ma
misère . Des larmes j a i l l irent de mes yeux, coulèren t sur mes
joues , y laissant un goû t de sel dont j 'ava is oublié la qual ité
particulière.

2 20
LA QU Ê T E

Lorsque j e rouvris les yeux, j e vis l e bas d ' une dj ellaba


passer devan t mon visage en le frô l a n t . Leva n t la tête, je d i s ­
tinguai u n j e u n e garçon de seize à d i x - sep t a n s enviro n . M ue
alors par u ne impulsion i rrési s t ible, j e saisis l 'é toffe à pleine
main comme quel q u ' u n qui se noie, s' accroche à une bouée
de sauvetage, et je m 'entendis crier en arabe une formule
tra d i tionnelle qui j a i l l i t d u fon d de mon cœur spontané­
ment : « D i f-Allah n , h ôte de Dieu.
Le jeune garçon se pencha vers moi et, voyant mon visage
défait, mes yeux pleins de larmes, me prit par le bras et m ' aida
à me lever. Pieds nus et les chaussures à la main : « Tu vo is,
mon fi l s , l u i d i s -je alors, j e suis épui sée. S i tu ne me donnes
pas l ' h ospita l i té chez t o i , je serai o b li gée de dormir cette
nuit dans la rue !
- J e suis orp h e l i n , répon di t - i l , j ' ha b i te avec ma sœur qui
est mariée et qui a deux enfants. S i tu veux me su ivre, je te
con d u i rai chez elle. n E t , voya n t mon geste effrayé, il me ras ­
sura aussitôt :
- La maison est à l ' angle de la rue ; appuie- toi à mon bras.
Il me soutin t a insi j usqu ' à ce que je sois parvenue chez sa
sœur.

Le maître de céans

LA pièce dans laquelle je pénétrai à l a suite d u jeune gar­


çon était vaste et presque nue. Elle me frappa au prem ier
abord par sa b lancheur que la lumière d ' une grande chan­
delle de cire décorai t de taches d ' or et d ' ombres gri ses . D es
d ivans avec quelques coussins étaien t al ignés le long des
murs .
La jeune mère et ses enfants vêtus de blanc se confondaient
dans cette a tmosphère d ' une pureté l il iale q u i d o n nai t à la
modestie de l a p ièce l 'éclat d ' u n palais. Dès que le jeune
garçon eut mis sa sœur au coura n t d es circonstances qui

221
LE C HEM I N DE D I EU

l ' avaient poussé à m 'amener chez elle, cel le-ci me fit aussitôt
étendre sur un d ivan , puis elle m i t une bou i l l o i re sur l e feu
afin de me donner un bain de pieds.
J ' ava is gl i ssé u n b i l let dans la main d u garçon pour q u ' i l
apporte de q u o i apai ser la fai m q u i tira i l l a i t m o n estomac.
E n a ttendant, j e m ' abandonnais au réconfort d ' un e détente
comp lète de tout mon être physique et spirituel . La j eune
femme insis ta pour me laver les p ieds ; elle s'y app l i q ua avec
recueil lement comme si elle accompl issait un acte rituel . U n
moment après , le frère, de retour, apporta i t de q u o i fa ire des
broch ettes , des pains encore chauds, des o l ives appét i ssantes
et des œufs .
Lorsque l a j eune femme eut tout préparé et servi sur l a petite
table, son mari entra. I l s ' arrêta surpris quand i l m 'aperçut,
essayant de comprendre par quel concours de circo nstances
cette é trangère était chez l u i . I l tourna son regard vers son
épouse pour l ' i n terroger, mais elle le devança e t lui rapporta
ce que lui ava i t appris son frère.
La p hysionomie de l ' h omme s ' éclaira alors d ' u n sourire
satisfa i t et i l me déclara :
- Ma maison t 'appartient et nous sommes tes serv i teurs .
Sa sincéri té était évidente. L'émotion me contra ctait la
gorge et je restai sans voi x . I l ava i t compris et, sans i n s i s ter,
avec une dél icatesse de sentiments et de d iscré t i o n , il prit
p lace à table, agissa n t envers moi comme si j e fa isa i s part i e de
sa famille.
Il n ' était qu'un modeste artisan en passementerie, son ga in
suffisa i t à peine à assurer son exi stence et cel l e de sa fa m i l l e ,
mais s a pauvreté étai t revêtue du man teau d e l ' h o n nêteté q u i
la rendait p l u s impressionnante p a r sa d i g n i té que le va in
éclat d ' u ne richesse superficielle.
Tandis qu'il me parla i t , j e découvris que le vrai sens d e ses
mots n ' était pas celui de l ' expression verbale, mais dans la
s ignification contraire. I l semblai t empl oyer u n langage codé
qui, sans m 'être fami l ier, ne m ' étai t cependant pas i n co n n u .
I l m e d i sa i t , par exemple, comb ien il regrettait l ' ab sence d e
son mei l l eur a m i q u i aurait p u m e donner t o u s l e s renseigne­
ments qu'il me fal l a i t .

222
LA QU Ê T E

Qua n t à l u i , personnellement, i l connaissa i t vaguement de


nom l e s o u fisme, mais en i gnora i t totalement l a significa­
tion. Je n 'avais pas trouvé le Cheikh que je cherchais ; néa n ­
m o i ns son espri t m e transmetta i t son message secret p a r l ' i n ­
termédiai re d u maître d e céans.
La nuit m ' apporta i t l a çompensation des souffrances cau ­
sées par le j our. Je m ' endormis réconfortée, encouragée à
poursu ivre ma quête durant tout le temps q u i serai t néces­
saire. Je repartis le lendemain matin malgré les prières
de mes h ôtes q u i désiraient me retenir, après les avoir remer­
ciés de leur h ospita l i té et assurés de ma profonde gra t i ­
tude.

Le jalon sur le chemin

A l a gare, a u moment d e demander mon b illet pour Casa­


b l anca, une impulsion me commanda de ne le prendre
que p o ur Raba t . J e pensais m ' y arrêter le temps de me reposer
d ' u n traj e t que la chaleur rendait particul ièrement éprou­
van t . Et p eu t -être aussi parce que j ' avais toujours aimé
Rabat.
Dès m o n arrivée, j ' allai m 'attabler à la terrasse de l ' hô tel
Balima et commandai une boisson fraîche . Je ne sais pour
quelle rai s o n je demandai au garçon l ' annuaire du télép hone ;
ce n ' était pas dans mes habi tudes, car ce moyen de comm u ­
nica t i o n ne me servai t q u e d a n s l e s cas l e s plus urgen t s .
I l s ' était écoulé p l us d ' une dem i - heure lorsque, après
avoi r feu i l l eté l ' an nuaire par désœuvrement, et peut - être
aussi p oussée par une sorte d ' intuition, je découvris, parmi
les noms des abonnés de la v i l le , celui de l 'auteur d ' u n
roman q u i m ' avait particul ièrement i ntéressée. Un détail m e
revint subi tement à la mémoire : un d e s personnages d e
l ' h istoire ava i t épousé la fi l l e de son Chei k h . J ' avais trouvé
LE C HEM I N DE D I EU

l ' i n termédiaire i n d ispensable pour connaî tre le Cheikh q u ' i l


me fal la i t !
J ' étais certa i ne qu ' i l s ' agissait bien de l u i , et d 'aucun au tre .
D a n s ma j o ie, je ne pus retenir mon p o i ng de frapper sur la
tabl e ; le bru i t attira le garçon et, prise au dépourvu , j e
régl a i l 'a d d i t i o n et a l l a i d a n s l a cabi n e télép hon ique appeler
M . B . à l 'appare i l . I l me rép o n d i t aussi tô t ; j e le priai de vou­
l o i r b i e n m 'accorder un i nstant d ' en treti e n . Il y consen t i t fort
ai mablement.
B . me reçut dans son cab inet de travai l . Je lui exposai les
raisons pour lesquelles j e m'adressais à lui spécialement.
Durant le temps qu'il me communiquait les i n formations q u ' i l
pensait susceptib les de m ' i n téresser, j e m e l i vra i par habitude
à une étude de son caractère.
C ' éta i t un homme dont la grande sen s i b i l i té i n h i b a i t en lui
toute volonté . Il me donnait l ' impression d ' être sous l ' em­
prise d ' u n pouvoi r con traignant q u i le ren dait i ncapable
d ' i n i tia tive, aussi b i en en paroles qu'en actes .
D uran t no tre entretien, j ' appris avec surprise qu ' i l était
aussi un lecteur de Guénon dont il appréciait les œuvres
qu' i l p o ssédai t dans sa b i b l io thèque.
Il ava i t bien co nnu la personne dont il ava i t fai t le sujet de
son roman, i l y ava i t quelq ues années de cela ; i l me comm u ­
n i q u a s o n n o m , P . Lofreau, q u e j ' i nscrivis dans m o n carnet.
Il aj outa q u ' i l ne pouva i t , à son grand regret, don ner d ' autres
i n d ications sur cette personne, pas plus que sur le Chei k h ,
car i l i gn orai t tout de l u i excepté s o n Degré .
Cette v i s i te ava i t d uré une h eure, sans m 'avo i r procuré tout
ce que j ' en avais a ttendu ; elle me permettait néanmoins d e
poser u n jalon s u r m o n chem i n .
J e rep ris le car pour Casablanca, réconfortée malgré tou t ;
l a con fiance et l ' espoir calmeraient mon impatience dans les
JOurs à ven ir.
Paul Mounier

M ON appartement d e quatre pièces, devenu trop grand


pour mo i , me faisait ressentir péniblement l ' absence
de Gabs i et, aussitôt après son départ, j ' avai s fai t paraître une
annonce pour sous- louer deux p ièce s . Les logements à cette
époque étaient i ntrouvables à Casablanca ; aussi ne doutai s -j e
pas d ' avoir b ientôt u n e réponse. M ai s je m e réservai s , avan t
d 'accepter un loca taire, d e me fier à mon i ntuition p l u tô t
qu'à s o n apparence, aya n t acquis, a u suj e t de la coh a b i ta t io n ,
u n e certaine expérience. D e s trois personnes qui rép o n ­
d irent à l 'anno nce et q u i se présentèrent p o u r visiter les
l ieux, aucune ne me convenai t . J e choisis un jeune ménage,
venu p l us tard. Le mari , Paul M ounier, médecin , n ' exerçai t
plus depuis u n a n , dans l ' impossibi l i té o ù i l éta i t d e trouver
un cabinet méd i cal . Sa jeune épouse me plut dès le premier
abord .
Les deux p ièces q u ' i l s trouvaient chez moi étaient pour
eux une véri tab le aubaine. A leur requête, j 'acceptai d e
mettre en commun l ' usage de la s a l l e de bains et d e la cui ­
sine. I ls revinrent l e jour suiva n t pour emménager. Le méde­
cin installa son cab i net de consu l tation dans la p ièce con ti gu ë
à la mienne, la salle d 'a ttente d a n s l ' antichambre, l eur
chambre à coucher, déj à meublée par mes soins, près d e la
salle de bains, au fond du couloir. Le docteur Paul Moun ier,
m ' ayan t e n tendue parler en arabe avec ma d omestique, ne p u t
cacher s a sati sfaction ; i l me pria d 'accepter de lui servir d ' i n ­
terprète éven tuel lemen t . J e le rassurai s u r c e p o i n t e t l ' i n for­
mai i ncidemment que j ' é tais veuve d'un médecin - col o nel .
A cette nouvelle i l éprouva une j o ie q u ' i l ne put d i s s i m u ­
ler.
Une compagne agréable

M ONSIEUR B . n 'ava i t pas pu me donner de p l us amp les


i nformations et je ne co n naissais que le nom du per­
s o nnage, suj e t de son roma n . Il m ' éta i t d i ffi cile de le trouver
dans ces con d i t i o n s . Je le cherchai dans tou tes les v i lles au
moyen de l ' an nuaire du M aroc ; sans résu ltat. J e pensai fina­
lement que ce nom, jamais enten d u , éta i t peu t - être u n mot
clef dont je pourra i s découvrir le sens en usant de la méthode
« Guématria n , mais je n ' aboutis à aucun résul ta t .

Quatre mois p assèrent ainsi en vaines tentatives et j e déses ­


pérais de trouver ce personnage. Mme Annie M ou n ier qui
s ' était révélée à mon égard une compagne sensible et intel­
l igen te me trouva dans ma chambre à u n moment où je
m ' é tais laissée al ler au découragement. Elle s'approcha de
m01.
J e vis sur son beau visage une expression d ' a ffection si
sincère que je lui confiai la raison de ma déconvenue :
- Je recherche une personne d o n t le nom est Lofreau, et
je ne puis la trouver.
Annie répéta ce nom pensivement et se concentra, les yeux
clos, pour le fixer dans sa mémo ire .
I l y ava i t entre nous une communion d ' espri t si profonde
et subtile qu'il l u i arriva i t parfo is de co ncréti ser en une
p h rase l e suj e t de ma méd itati o n .
Sa présence agréable et ses propos encouragea nts me
réconfortèrent. Lorsqu 'elle me laissa seule, je sen tis q u ' i l
me fallait a t tendre e t espérer.
0 bstruction

ANNIE en tra un matin dans m a chambre, toute surexcitée,


ce qui me surpri t , car elle étai t pl utôt d ' u n tempéramen t
calme et réfléch i . « H abil lez-vous vite, vous al lez chez
M . Lofreau . » Voyant ma stupéfactio n , cependant que je me
pressais, elle me m i t au courant :
- En entra n t dans u n magasin, je me suis trouvée face à
face avec une camarade d ' enfance, G ilberte Vernon, venue au
M aroc pour affaires . Elle étai t chargée également d ' u n mes­
sage pour un certain M . Lofreau avec lequel elle avai t un
rendez-vous. Vous pouvez imaginer ma surprise quand j 'ai
e n tendu ce nom ! J ' ai aussitôt pensé à vous et fa i t part à G i l ­
berte du plaisir qu'elle vous causerai t e n vous donnant
l ' adresse de cette personne. Elle m'a alors proposé de venir
vous prendre ici à o nze heures. Je suis donc revenue rap i ­
d ement pour vous annoncer cette bonne nouvelle. P u i s elle
m ' embrassa dans un élan de satisfaction .
Dans son bureau, M . Lofreau attenda i t G i lberte Vernon . I l
paru t surpris e n m e voya n t . Cel l e - c i , m 'ayant présentée, lui
remi t le message et, s' excusant, prit congé de nous. J e restai
seule en présence de ce personnage, lequel , manquant aux
p l us élémentai res règles de savoir- vivre, ne m ' i nvita pas à
m 'asseoir. Je décidai d 'en ven ir brièvement au fa i t .
- J ' ai appri s, monsieur, q u e vous avez épousé l a fil le d e
vo tre Cheikh e t le b u t de m a visite est d e connaître ce véné­
rab le personnage.
M . Lofreau me toisa d ' un air importan t , entendant jouir
de ses prérogatives , et répondit sèchement :
- Ce Cheikh appartient à un n iveau supérieur auquel vous
n e sauriez prétendre. J e vous consei lle, plutôt que de penser
à une chose impossible, d 'al ler en Europe trouver un maître
LE C HEM I N DE D IEU

européen , qui est mon maître , lequel vous co nviendrait


mieux.
Ces mots, prononcés d ' u n ton doctora l , déguisaient imper­
cep t iblemen t ses pensées. I l était persuadé d'avoir devant
l u i une désœuvrée s ' in téressant par snobisme i n tellectuel à
une doctrine orientale dont elle ignorait les principes essen­
tiel s .
Cependan t i l ava i t commi s une erreur ! E n m e sous ­
estimant, i l m ' avai t procuré sa propre mesure. Je répl iquai
vivement :
- Ce que vous me d i tes est paradoxal et aussi absurde que
s i , nous trouvan t dans une station t hermale d ' Europe, vous
me renvoyiez bo ire son eau en Afrique.
J e le laissai i ncapabl e de réacti o n , absolument déconcerté,
et rentrai chez m o i , mécon te n te et satisfai te à la foi s .
M écontente, je l ' étais certes au plus haut poi n t ; j ' avai s cru
arriver au terme de mes peines, mais, a lors que j 'avais pensé
trouver une porte ouverte, celle-ci s ' était brutalement fermée
devan t moi . Cependant la satisfact i o n d ' avoir remis cette
perso n ne à la p lace qui l u i convenait était plus forte que
ma déconvenue.
Je restai des semaines sans parven i r à trouver une solu­
tion à mon problème. L'expérience de Fès ava i t été une
leçon trop pénible pour que j e n'en tienne pas compte. Je
ne p ouvais rien faire que me réfugier dans l 'espoir d ' une
i ntervention de la Providence qui n e m ' avai t jamais aban­
don née dans les cas d i ffi ciles.
Neuvième partie

I NITIATI O N
Le Cheikh Tadili

L y ava i t p l us ieurs mois que j e n ' avais revu S i Selmi, l 'ami


I d e Gab s i , avec l equel nous avions convenu u n pacte : le
prem ier d ' e n tre nous q u i découvrirai t u n Cheikh tel que nous
le désirions avertira i t les autres .
U n j our, après déj eu ner, i l frappa à ma porte et, refusant
de s ' asseo ir, paraissant pressé, i l me pria de me préparer :
- D épêchez-vous, d i t - i l . Je viens à vous pour h o norer ma
promesse e t pour obéir aux ordres d u Cheikh q u i est exac­
temen t cel u i que nous souhaitions. Je lui ai parlé de vous et
de n otre pacte. I l m ' a alors répondu : « Va la chercher,
amène- la chez moi , elle est en tra i n d ' en trer dans l ' I slam. »
Cette révélation éta i t si i nattendue que j e m ' écriai , éton­
née : « C'est absolument vrai ! Mais comment le sait- i l ? »
Si Selmi fit un geste vague de la main sans répondre et, me
voya n t prête à l e suivre, sorti t le premier.
Le car d e Mazagan a l l a i t partir. Nous eûmes j uste le temps
d ' y pre n d re place. Pen d a n t le trajet, j e le questionnai sur le
Chei k h . I l m 'appri t q u ' i l étai t âgé d e quatre-vingt- treize ans,
aveugle, presque sourd , les j ambes paralysées. Ce perso n ­
nage exceptionnel était u n des derniers Cheikhs de la Tariqa
c c Darkawiya » et le nombre de ses d i sciples s'éleva i t à p l u ­
sieurs centai nes .
P u i s S i Selmi me présenta des excuses . Le Cheikh l 'ava i t
réprimandé pour m'avo i r i n terd i t de réciter l e d h i kr, car,
avait - i l d i t , ce d h i kr spécial caractérise certa ines personnes
LE C H EM I N DE D I EU

qui se l ' approprient dès q u ' i l s l ' entendent pour la première


fois, le considérant comme l eur b i en propre.
J ' étais i nfiniment heureuse en écou tant parler Si Selmi ;
j 'al lais enfin réal iser mon plus grand désir, celui de ren ­
contrer un Cheikh . Je n 'espérais pas q u ' i l soit cel u i - là même
auquel M. Lofreau ava i t refusé de me présenter. Il sera i t , en
effet, très éto n nant que, l ' ayan t ch erché si longtemps à Fès
et à Casablanca, ce soit l u i - même q u i m ' appelle auprès de lui
à M azaga n . N o n ! je ne pouvais l ' espérer.
Je m ' abandonnais à u ne douce eup horie. Si Selmi ava it
fermé les yeux, mais il n e s'était pas endormi ; i l égrenait son
chapelet entre ses do igts . Je me sentis peu à peu envahir par
une surexcitation psych ique et i n tellectuelle. La voix i nté­
rieure balbutiait au plus profond de mon ê tre sans parvenir
à s ' exprimer clai remen t malgré tous mes efforts pour saisir
et comprendre ce qu'elle vo ulait me d ire. Cela finissa i t par
m ' énerver. Si Selmi ayan t terminé son chapelet s ' en ren d i t
compte et m ' i nterrogea. Je lui répondis :
- Je ressens depuis un moment le besoin de te comm u n i ­
quer une p h rase d o n t le sens subtil e s t très d i fficile à saisir,
e t je ne puis trouver les mots q u i conviennent.
L ' ayan t ainsi i nformé d e ma perplexité, je me sentis i m mé­
diatement soulagée. Le reste du voyage se déroula dans un
si lence méditatif.
Nous arrivâmes enfin à la maison du Cheikh . Son fi l s aîné
reco n n u t S i Selmi nous con d u i s i t à l ' étage, dans la chambre
de son père, et se retira. Le Cheikh , seul , était assis sur u n
matelas , adossé à d e s coussi n s , l e s jambes recouvertes j u s ­
qu'à la tai l le d ' une légère couverture blanche. Vêtu d ' une
dj ellaba noire au cap uchon rabattu sur son turban b l a n c, il
ava i t le visage a l lo ngé, le tein t clair, les tra i ts réguliers. D e
s a personne, i l émana i t u n e expression de grande d i g n i té .
Dès q u e je le vis, u n e pulsion soudaine m e précipi ta à ses
pieds avec une exclamat i o n de bonheur, déclenchant en m o i
le rire e t l e s pleurs à la fo i s . Je le reconnaissais ! D e même q u e
j ' avai s reconnu Gab s i . C' é tai t le même Espri t d a n s le secret
de mon être q u i répondait à mon appe l , se manifestant sous
des aspects d i fférents en rapport avec mes états i ntérieurs.
I N ITIATI O N

Si Selmi sembl a i t scandalisé par ma famil iarité envers le


Chei kh . Peut - être ignora i t - i l q u ' u ne p o l i tesse excessive é ta ­
b l i t d e s distances q u e l ' amour franch i t en u n s e u l pas .
La voix du Cheikh retentit dans la maison avec une force
étonnante ; il appelait Abd - er- Rahim, son peti t - fi l s , qui l u i
servait de secrétaire. Le j e u n e h omme entra, prit place en
face de nous sur le tap i s , o uvrit u n manuscrit arabe q u ' i l
avait apporté. Tandis q u ' i l commençait à l ire, j e l ' observai s ;
c' étai t u n adolesce n t au visage fin et i n telligen t . En le regar­
dant, j ' éprouvais un sentiment agréable et reposant ; pareil
sentiment est ressenti après une longue marche, à con tem ­
p l er, assis au bord d ' un e rivière, l ' eau couler sur les rochers.
Je l ' en tendis l i re des poèmes sans en comprendre u n seul
mot ; car, si j e connaissais suffisamment le d i alecte marocai n
p o u r me faire comprendre, j ' ignorais l 'arabe classique. C ' es t
à peine si j ' avais appris quelques termes du vocabu laire soufi,
glanés au cours de mes lectures, surtout dans les œuvres de
René Guéno n .
J ' étais bercée par la voix du j eune homme, quand soudain
une p hrase, rompant la douce monotonie, éclata à mes
orei l les, me fit vibrer, trembler et crier à Si Selmi en gesti­
culant et bégayant : « Vo i l à , là, c'est ça, ce que j e voulais
te dire en venant tout à l ' heure dans le car. n E t je répétais en
arabe « Wa al fanâa fi h o b b i llah » que j ' avais tradu i t en fran ­
çais mentalement car je l ' avais parfai tement compris, et cela
voulait dire « et l 'extinction dans l 'amour pour D ieu n. Le
Cheikh ava i t d o n né l ' o rdre à Abd-er- Rah i m de se retirer. Si
Selmi se pencha vers le maître et lui chuchota dans le creux
de l ' orei lle ce qui deva i t être u ne question, car il sembla
a ttendre une réponse. Le Cheikh inclina la tête, les mains
o uvertes vers son visage, et resta ainsi concentré profo n dé­
ment. Puis i l prononça d ' une voix retenue et pleine de
componction u n mot que j ' entendis parfai tement et que je
renfermai dans ma mémoire , sans le comprendre, comme un
trésor dans u n coffre - fort : « Walaya n .
D e retour vers Casablanca dans l e car, S i Selmi resta long­
temps si lencieux. Je n ' osais l ' in terroger sur ce qui s'était
passé. J ' aurais aimé avoi r quelques exp lications sur cette

233
LE C H E M I N D E D I E U

séance, mais S i Selmi voyageai t en même temps dans deux


mondes d i fférents. S ' i l était présent p hysiquemen t, il était
absent spirituellemen t . J 'attendis q u ' i l revienne à l u i . I l
devi na a lors m o n désir, e t se décida enfin à m e déclarer :
« Le Cheikh vous a fai t passer u n test à sa manière. >> Je

compris que tout a l l a i t bien, et n ' i n si s tai pas.

Le Chérif El Moktani

M ON amour p o u r l e C h e i k h devenait de plus en plus fort,


si bien que je ne p ouvais plus supporter d 'être privée
de sa présence plus de trois ou q uatre j o urs . Quand je le
voyais, il étai t rarement seu l , dans sa chambre ; mais quand
cel a arriva i t , c'était pour m o i l ' occasion de lui confier mes
états d ' âme e t mon désir i n tense de l a connaissance. Je n ' éle­
vais pas la voix, ainsi que l e faisaient les au tres « foqaras n
( d isciples), en raison de la surdi té du Cheikh . Cependant, i l
m ' e n tendait parfa i tement, d e même que j ' avais l ' impression
très nette qu'il me voya i t , malgré sa cécité.
Le p lus souven t , je l e trouvais entouré de p l usieurs per­
sonnes ; j 'allais a l ors m ' asseoir, à ses pieds comme à l 'acco u ­
tumée. S ' i l se trouvai t p armi ses visiteurs quel q u ' u n vers lequel
je me sentais attirée, le Cheikh l e devinait aussitôt, l ' appelait
auprès de l ui pour me l e présenter. Il nous l iait de cette
façon par la fra tern i té i ndéfectible du cœu r. C 'est ainsi q u ' i l
m e fit connaître cel u i q u i m e semb l a i t être l e prototype des
saints, tels q u ' i l s sont figurés sur les m i n ia tures persanes :
le Chérif El M oktani.
E n p résence d u Chei k h , celu i - c i m ' i nvita à passer le mois
d e Ramadan à Salé en compagnie d e sa famille. J ' accep tai
avec p laisir. Il vint me trouver tro i s jours p lus tard à Casa ­
blanca et m ' emmena à Salé dans sa demeure ; i l m ' aura i t été
impossible de m'y ren dre seule, dans l e dédale de ruel l es sans

234
I N ITIAT I O N

n o m . Sa femme et deux de ses grands fils me reçurent en me


témoignant d e gran des marques de respect. Ces gestes tra­
d u isaient la considération du maître de maison à m o n égard.
Tant d e civili tés me mettaient dans l ' embarras, n ' étant pas
h a b i tuée à être trai tée avec cette sorte de révérence.
Une belle chambre m ' avai t é té réservée à l ' é tage. La maî­
tresse de maison, qui réunissait les qual i tés p hysiques et les
vertus de l 'âme, m ' en toura i t de soins et prévena i t les m o i ndres
de mes désirs . Les j ournées s ' écoulaient h eureuses, entre la
prière, le d h ikr et la lecture. Quelquefo i s , avec le C hérif,
nous fai sions une courte promenade j usqu'à une falaise d ' o ù
nous co n temp l ions la mer.
Nous échangions quelques propos simp les, mais l ourds
de s i gn i ficat i o n , dans ce fameux code des amoureux de D ieu .
Tout, autour de nous, devenait éloquent , le ciel, la terre, la
mer. Ces moments nous donnaient le goût de l 'éternité. Le
s i l ence dominait tout à coup l ' é loquence de la nature e t pro ­
d iguait alors l ' i mmense rich esse de l ' i ncommunicable et
solennel verbe D iv i n .

La table du Ramadan

Au cours des nombreuses années vécues en Afrique d u


Nord , j ' avais souven t eu l ' occasi o n d 'assister à la rup ­
ture du jeûne, sous la tente noire en poil de chèvre des
n o ma des de S fax , et dans les maisons des gens d u bled au
M aroc. Mais, pour la première fo i s , j ' étais appelée à y parti­
ciper dans u n i ntérieur d e C horfas Fassis 1 .
Quand j ' en trai dans l a salle où l a fam i l l e se rassemblait
p o ur rompre l e jeûne, une chose frappa mon regard : la tab le
ron d e dressée dans u n angle, entourée de d ivans e t de poufs .

1. Descendants du Prophète.

2 35
LE C H E M I N DE DIEU

La lumière d ' u n l us tre répandait sur elle comme une béné­


dicti o n .
J e remarquai l ' élément essen tiel : l e s dattes d e B iskra, sur
l eurs tiges . Selon la tradition du Prophète, il éta i t recom­
mandé aux croyants de rompre le j eûne avec ce fru i t d é l i ­
cieux . Le lait remp l i ssait t o u s l e s verres . I l y avai t a u s s i du lait
d ' amandes , d u café, des œufs , ainsi qu' une profus ion de
gâteaux au miel , de compositions et de formes d i fférentes.
Beau spectacle que celu i - là ! Il réjouissait les sens, et récon for­
tai t la p iété des j eû neurs .
Soudain, rompant le moment de si lence qui précède tou­
j ours le Moghreb 1 durant la période du Ramadan , l 'appel
à la prière retentit d u haut des minarets d e Salé. Et ce fu t
dans le ciel u n concert de voix de tous les muezzins, q u i rap ­
pelait le bourdonnement des abeilles sur un champ de fleurs,
mêlé au chant d es cigales en été.
Les deux fils prirent p lace à table tandis que la mère,
ayant apporté la soupière, rempl issa i t les bols de la fameuse
h arira 2 . Le Chérif, resté debout, but u n peu de l a i t , prit
u ne datte, puis, faisant face à l ' est, étendit son tapi s de prière.
J 'avais suivi son exemple et me p laçai à sa dro i te, l égèrement
en retra i t .
L a prière une fois termi née, le Chérif me fit asseoir auprès
de l u i et chacun se servit selon son désir. Cette collation prit
u n certai n temps ; une pause de détente suivit , puis l ' un après
l ' au tre tous se retirèrent ; finalement je res tai seule avec le C h é ­
rif. Aucun discours n 'aurait pu avo i r l ' éloquence d u verbe de
l ' espri t , lequel régnait dans le si lence, et, dans cette com m u ­
nion, n o u s étions comblés d ' un b o nh eur ineffable.
Après la prière de !' Acha, en tre neuf heures et demie et
d i x h eures, la servante ou l a maîtresse de maison apporta
sur la table des plats de nourri tures substantielles, rago û ts ,
rô tis de viande, ou poulets garnis de pruneaux ou d ' amandes.
D e petites assiettes d e salade les accompagnaient pour exci ter
l ' appéti t . Après ce repas copieux, c'était la cérémonie du t h é

1. Prière du couchant.
2. Soupe spéciale du Ramadan.
I N I T I A T I ON

qui avai t l ieu au salon, préparée par le C h érif. Tous ses gestes
étaient ordon nés avec con centra t i o n , comme dans un rituel.
j e trouvais cet h omme adm irable et appréciai s son compor­
tement exemp laire .
Les vei l lées s e passaient pour nous en pra tiques suréro ­
gatoires qui d uraient j usqu'à une heure avant l ' aube. Alors,
ceux qui d ormaient se réveil laient et la famille réun i e autour
de la tab le prenait une dernière collati o n , soit de pain perdu
saupoudré de sucre, soit de sortes de crêpes grêlées 1 enduites
de miel , tout en buva n t du thé à la men the. Puis tout le
monde allait se coucher après avoir accompli les prières du
mati n 2 .

La procession

P EN D A NT m o n séjour à Salé chez le Chérif E l M oktani,


cel u i - ci m 'avai t présenté u n cousin de sa femme, venu
leur ren d re visite en compagnie de sa fam i lle. Il s'appelait
S i Arrafat ; c'était un h omme d ' une ci nquantaine d ' an nées,
très au coura n t des choses de la Voie spiri tuel le ; i l hab i ta i t
Casablanca où i l tena i t u n commerce . I l avai t e n tendu par­
ler de la faqira 3 d u Cheikh Tad i l i de M azagan et semblait
très h eureux de me co nnaî tre . j e lui donnai mon adresse, car
il souhaitait m ' i nviter chez lui à déj euner.
Il vint me ch ercher un j our, c'était déj à la trois ième fo i s ,
pour passer la j o urnée d a n s s a maiso n . J e ne pouva is refuser
sans lui causer de pei ne, tant il était dési reux de me faci l i ter
l 'accès dans le mi l ieu i n i tiatique, très fermé vers l ' extérieur,
mais largement ouvert à l ' i n térieur.
Il était m i d i . La voi ture de place nous attendait dans la rue.

1. Baghrir.
z. Le < c fajr » et le < c sobh » .
3. Faqira (féminin d e faqir ) : disciple.

23 7
LE C H E M I N D E D I E U

Pendan t le trajet, S i Arrafat, i n formé de mes démarches


auprès du Cad i et i ntéressé d ' e n connaître les résu l tats,
m ' i n terrogea. J e lui fis part d e la s u i te des événements en lui
montrant l ' enveloppe dans laquel le le Cadi ava i t m i s
« l ' acte » . J e l ' avai s apporté p o u r q u e S i Arrafat me traduise

son contenu en arabe d i al ecta l . Il était presque une h eure


quand nous arrivâmes chez l u i . La table éta i t mise et l ' o n
servit auss i tô t le repas .
S i Arrafat s ' était marié d eux fo i s et ava i t de nombreux
enfants, de sa première épouse comme de la seconde. La
plus âgée des deux faisait les travaux du ménage, et la
seconde, p l us j o l i e et très coquette, ne s ' occupait que des
travaux d ' agrément, et surtout de son mari et d ' elle- même.
L ' i n térieur éta i t modeste, mais sans manquer d ' un certa i n
confort et fo r t bien ten u . La cui s i n e , préparée avec soi n ,
était tout à fai t remarquable.
Au m i l i eu du repas , par la fenêtre grande ouverte, car nous
étions au mois d 'août et la chaleur étai t accab lante, une forte
rumeur s' éleva de la rue. Je questionnai Si Arrafa t . Il rép o n ­
d i t brièvement : « D es gens q u i prient D i eu de leur d o nner la
pluie ! La sécheresse menace le pays de famine. n J ' avai s
entendu parler d e s prières faites d a n s d e pareil les circons­
tances, mais je n ' avais jamais eu l ' occasi o n de voir ce
rite.
J e me levai de table, allai me pencher au rebord d e la
fenêtre, e t regardai a u - dehors . J ' aperçus au bout de la ruel le,
débouchant sur une grande rue, le déroulement d ' une pro­
cession impressionnante. Les h ommes marchaient en avant, la
tête découverte, vêtus de longues chemises b l anches, les p ieds
n u s . Les femmes suivaient, également n u -pieds. Je remarquai
aussitôt q u ' el les ava ien t enlevé leurs foulards de tête et leurs
chevelures défai tes flottaient sur leur dos et leurs épaules,
ce qui à cette époque ne se voya i t jamais, sauf pour les j eu nes
filles.
Cette foule marc h a i t d ' un pas accéléré, les bras levés au
ciel , en i nvoquant l ' assi s tance D ivine à haute vo ix. Le ti mbre
grave des hommes mêlé à celu i des femmes, p l us aigu, fai sai t
un mélange d ' u ne s o norité bizarre et cependant émouva n te .
I N I T I A T I ON

La procession passée, je repris ma place à table pour boire


m o n verre de thé.
Si Arrafat metta i t sa dj ellaba pour partir, i l étai t pressé.
Puis, s ' arrêtan t , avant d e sortir, i l leva la main d ' un geste
réprobateur et s' écria : « Et toi , pourquoi ne fai s - tu rien ?
S ' i l ne pleut pas, ce sera la fam i ne ! » . La porte claqua derrière
lui ; je me retirai dans une pièce pour réfléch ir seule.

La pluie

S I Arrafat m 'ava i t adressé les mêmes mots et l e même


geste réprobateur que l ' o ncle de Gabs i . Leurs comporte­
ments étaient identiques ; ils étaient persuadés que j ' avais
des pouvoirs dont j 'é ta i s avare, alors que j e ne croyais q u ' à
la puissance de la fo i e t d es prières.
Cette question des p ouvoirs, s i bien trai tée par René Gué­
non, était comparée, pour les h ommes de la Voie à leurs
débuts , à des mens trues. I l ne s ' agissait alors que des petits
pouvoirs . Quant aux grands pouvoi rs, dans toutes les Tra d i ­
tions, i l s étaient mentio nnés comme d e s exemples de para­
chèvement dans cette Voie de la Connaissance. Mais en vérité,
cette ques tion était en dehors de mes prob lèmes .
Cependant, i l m ' était impossible de ne pas répondre à
cette sorte de mise en demeure sans paraître i n h umaine ; la
première fo is, en i n tervenant dans le cas de l ' o ncle de Gabsi ,
et mai n tenant pour sauver le pays de la fam ine. Ce mot
« famine » évoquait dans mon esprit une scène, la plus
pi toyable q u ' i l m ' a i t été donné de voir dans mon exi stence.
C ' étai t pendant l ' h iver, dans le bled, sur la p lace du marché .
D es cam ions arrivan t d u Sud déversaient s u r le sol d e s grappes
de corps inanimés, d ' êtres mourant d e faim. Comment ne
pas empêcher cette cal a m i té s ' i l m ' était vraiment possible de
le faire ?

239
LE C H E M I N D E DIEU

M a décision prise, i l ne me res tai t p lus q u ' à l 'exécuter.


J ' allai trouver les deux épouses de Si Arrafat , cert a i ne q u ' i l
l eur ava i t d o n né dès l e premier jour l a consigne de vei l ler à
satisfaire mes moindres désirs . cc D o n nez- m o i le tapis de
prière, je vai s à la terrasse. Que personne ne vienne me
déranger, quoi q u ' i l arrive. Je dois absolument être seule. »
El les m 'assurèrent que je pouvais compter sur el les.
J e montai à l a terrasse et m ' i n s tal lai sur l e tapis de prière,
puis, avant de m 'asseoir, je fis le serment, debout, de ne me
relever que l orsque mes cheveux, mes vêtements et mon
corp s seraient trempés et ruisselants sous une pluie d i l u ­
vienne.
Il était deux heures de l ' après - m i d i . Le soleil incandescent
dans u n ciel clair calcinait la terre et dévora i t les couleurs.
L ' idée même de la p luie éta i t saugrenue ; cependant, j ' en fis
le p o i n t focal de ma prière. Je ne pus évaluer le temps que je
passai ainsi à répéter l a mention du nom D ivin, mais je crois
bien avo ir fai t des m i l l iers de chapelets, quand apparu t dans
l e ciel u n petit flocon blanc, tout léger, tout ron d , semblable
à un chaton angora . Mon regard suivait dans le ciel cet égaré,
venan t d ' o n ne sait où et ne sachant où a l l er, avec une pensée
ironique à l ' adresse du vent qui le poussa i t . Ce n 'étai t pas là ce
que je voulai s ! I l me fa l l a i t de gros et l ourds n uages ; je vou­
lais l es voir courir, s 'amonceler, recouvrir l ' espace afin q u ' i l s
répandent l e u r contenu s u r toute la terre marocaine. Je me
concentrai dans le d h ikr si profondément que mes paupières
s' étaient fermées et que je perdis la notion du temps.
Soudain une goutte d ' eau s'écrasa sur mon nez. Je repris la
conscience des choses q u i m ' enviro n naient en relevant la tête
et en rouvran t les yeux . J e vis l e ciel couvert de nuages n o irs
comme je l 'avais désiré .
U n e p l u i e fi n e et serrée s e m i t à tomber s u r m o i j usqu'à me
tremper de l a tête aux pieds. La terrasse était i nondée, l es
bouches d ' évacuation étant obstruées par la poussière . Je
restai ainsi u n moment , puis, me tournant vers l ' escal ier,
j 'aperçus les têtes des femmes qui me regardaient effarées et
n ' osaient pas i n tervenir. J e me l eva i , ayant tenu mon ser­
ment, avec l e sentiment du devo ir accomp l i .
I N ITIAT I O N

Aussitôt que j e fus descendue, elles se prec1p1 terent sur


m o i avec des serviettes et des vêtements et m ' e ntraînèrent
dans la chambre où brû la i t du bois de santa l . E l les me lais­
sère n t me déshabi l l er e t me sécher, puis elles prirent plaisir
à m e revêtir d ' une chemise de soie e t d'un superbe caftan en
satin blanc brodé d ' or, à me chausser de cherb i l s en velours
rehaussés de broderies d ' or assorties .

El I h tifal

E connaissais u n certai n nombre de foqaras, m a i s i l y e n

J ava i t beaucoup d ' au tres q u e j e n ' avais p a s encore vus, e t


parm i ceux - c i , u n groupe d ' Européens dont j ' entendais par­
ler, mais désignés par leur nom arabe. J ' espéra i s bien avoir le
plaisir de faire leur connaissance lors de l ' assemb l ée annuelle
d e la Tariq a , l' I ht i fal , à laquelle j 'étais i nvi tée à assister.
J 'attendis ce j our dans u n état d ' exci tation mêlée d 'ap­
préh ension et d ' impatience. J e désirais faire h o n neur à la
Tari qa et j ugeais qu'en la circonstance i l était préférab le pour
moi d e m ' h ab i l ler suivant la coutume d es femmes marocai nes
p l u t ô t qu'européennes ; aussi pris-j e soin de m ' assurer du
nécessaire. Le moment ven u , je mis une dj el laba de laine
blanche légère dont j e rabattis le capuchon sur ma tête. U n
fo u l ard très fi n cach a i t mes cheveux . J e me chaussai de
babouches de Fès en velours noir brodé d 'argen t . Devant le
miro i r , j e vis une personne d ' aspect convenable pour la
circo n s tance.
J 'arrivai à M azagan avec une heure de retard . La rue , déj à
très é troite, é t a i t si encombrée d 'autos q u e j ' eus d u m a l à me
fa u filer entre elles et l e mur sans salir ma dj ellaba.
La porte de la maison du Cheikh étai t grande ouverte et
bri l l amment éclairée. Le fils aîné d u Cheikh se tenait à l'en­
trée . Il me fit traverser la cour recouverte entièrement de

24 1
LE C H EM I N D E D I E U

tapi s et rempl i e de monde. I l me co n d u i s i t dans une grande


chambre où je retrouvai mon cher ami le Chérif El M oktani
qui, tout au plaisir de me voir, pria son vo isin de s 'écarter
pour me permettre de prendre p lace auprès de l u i .
Les foqaras ne cessaient d 'affl uer de toute part . La maison,
i nsuffisamment grande, ne pouva i t l es con ten ir ; beaucoup
dure n t se caser dans l a Zaou ia en face .
Le Cheikh étai t resté dans sa chambre au- dessus de la cour.
Les femmes et les enfa n ts des foqaras, dans les pièces vo i­
sines , a llaient et venaient sur le balco n , regardant en bas,
cachés derrière les rideaux couvran t l a balustrade. De l ' e n ­
dro i t où j e m e trouva i s , mon regard embrassa it l a maj eure
partie de la cour en face de moi ainsi que l es chambres de
chaque côté .
Cet te assemblée de personnes rel i gieuses, vêcues de blanc,
aux visages calmes, à l ' atti tude retenue, o ffr ait sous les
lumières u n spectacle d ' u ne qual i té rare : la survivance pro­
d igieuse de l a tradi t i o n orientale à l ' époque moderne.
L'agita t i o n du début commença i t à se cal mer. Après un
long i n terval l e de repo s , une voix d ' une douceur séra p h ique
s' éleva dans le s ilence. E l l e psalmodiait une sourate du
Cora n . Les meilleurs chanteurs venus de Fès entonnèrent
ensuite les l i tanies du Prophète.
E l l es durèren t j usqu'au moment du repas. j ' eus ainsi
l ' occasion d ' admirer l ' organisation parfaite du service qui
perm i t dans u n m i n imum de temps à u n maximum de per­
sonnes de se restaurer. I mméd i a tement après le thé, u n grand
dégagement dans la cour se pro d u i s i t en vue de laisser un
espace vide au cen tre. Quatre ou cinq chanteurs se l evèren t ;
j 'entend i s a lors chanter l es poèmes mystiques d ' Ibn A l Fari d ,
l e sul tan des amoureux : « Nous avo ns b u à l a mém oi re du
bien- aimé un vin qui nous a en ivrés avant la création de la
vigne 1 . n
A l 'audition de cette s ta nce, une trentaine de foqaras se
levèren t l es uns après les au tres et fo rmèrent un cercle en se

1 . L 'Éioge du vin (Al Khamriya), traduction d ' Ém i le Dermenghem,


Éditions Véga, Paris, 1 93 1 .
I N ITIATI O N

tenant par la mai n ; l e M okkaddem en tra au m i l ieu et l a


danse mystique commença.
Les danseurs se soulevaient sur l a p o i n te des pieds, sem ­
b lant vouloir s ' élever dans l 'air, et retomba ient de t o u t l eur
p o i d s sur leurs talons en frappant l ourdemen t l e sol au
rythme de leur souffl e, tantôt aspira t i o n , tan tô t exp ira t i o n .
Cela produisait u n bru i t semblable à celui d ' u n soufflet d e
forge, qui s e caractérisai t p a r u n « H o u ! » , fort impress i o n ­
nant.
M o n regard cherchait à s e reposer d e c e mouvement
devenu mécanique quand il s'arrêta, attiré par u n foyer de
b lancheur l u m i neuse. Au fond de l a p ièce o ù j e me trouvais,
il y ava i t un jeune homme enveloppé d ' une sorte de d rap
b lanc e n ti ssu léger qui s ' enroulait autour de sa tête, v o i l a n t
à demi son visage et retombant sur ses épaules. J ' imaginai
que, au temps du Prophète, l es musulmans s ' hab i l l ai e n t de
la sorte . J ' in terrogeai l e vieux faqir à ma dro i te à son suj et ;
i l m ' appri t q u ' i l s'agissa i t du fi l s d ' u n Cheikh décédé, d ' une
Tariqa autorisée à donner l a retra i te spirituelle ( Kh alwa) et
me dit son nom ainsi que l e nom de sa Zaoui a . Ces derni ères
paroles me rappelèrent mon désir de retra i te et je restai s o n ­
geuse u n l o n g moment.
Tout à coup j e recon nus M. Lofreau, bien q u ' i l fût vêtu
d ' u ne dj e ll aba b lanche e t coiffé d ' u n cc tarbouch » rouge au
l ieu de porter l e costume européen . C'était bien l u i , q u i se
d irigea i t vers m o n voi s i n de dro i te . Quand il me v i t , il h é s i ta
un instant, ne sachant quel l e contenance prendre. Je le m i s à
l ' aise en l ' i nvitant, souriante, à prendre p lace entre l e faqir
et m o i , ce qu'il accepta de b onne grâce en s ' excu s a n t d ' avoir
à s'en tretenir d ' abord avec son voi s i n . D ès qu'il eut term i né,
il se to urna de mon côté, curieux de savo ir comme n t j 'étais
parvenue à trouver l e Cheikh. Je l e m i s brièvemen t au cou­
ran t ; il me rapporta a lors q u ' i l ava i t souvent entendu parler
d 'une Européenne, mais q u ' i l n ' avait pas établ i de rapport
entre cette personne et moi .
Sa réserve du début , mêlée de réticence, tombait au fur et
à mesure que nous échangions nos appréciations sur d i ffé­
rents poi n ts de l a Connaissance. Je découvri s a i ns i que

2 43
LE CHEMIN D E DI EU

« M ohammed » Lofreau éta i t << guénonien » ; je l u i reve­


lai que j 'étudiais Guénon depuis trois ans, m ' appl iquant à
le suivre conformément à l 'espri t . A deux heures du m a t i n ,
l ' I h ti fal terminé, i l me proposa très aimablement une place
dans son auto, s ' offr i t à me ramener à Casablanca et me
raccompagna j usqu ' à la porte de mon immeuble.

M ârifa et Haqî q ah

S I Arrafat n ' avait jamais vu l e Cheikh Tad i l i e t il é t a i t très


désireux de le connaître. Sach a n t que je lui ren dais visite
chaque semaine, il me proposa de voyager en ma compagn ie.
J 'accep tai avec plaisir ; ainsi l e trajet sera i t agréable. Il m 'ap­
prit p l usieurs faits i ntéressants concernant l es « gens de l a
V o i e » , dont cel u i - c i , q u i i ntéresse l e Cheikh Tad i l i : u n de
ses meilleurs foqaras, ayan t perdu sa fortune à l a suite d ' u n
désastre, confia s o n malheur au Cheik h . C e dernier, démuni
pécuniairement , mais compatissan t e t vou l a n t secourir son
faqir, n 'eut d ' autre solution que de vendre sa maison e t de lui
remettre le pro d u i t de l a vente . A i n s i , aucune des requêtes
que le Cheikh recevai t quoti dien nement ne resta i t vaine,
quelle que fû t sa nature, aussi b i en dans l ' ordre spirituel que
matériel .
Arrivés à M azagan, ava n t d ' en trer chez le Cheikh, S i Arra ­
fat me recommanda de l u i demander la Mârifa et la H a q î ­
q a h 1 . Je connaissais la s ignification du p remier de ces m o t s ,
m a i s j ' i gnorais cel l e du second et ne l ' appris que p lus tard .
J ' hésitais à poser des questions au Cheikh , craignant q u ' i l ne
me trouvât trop ambi t i euse pour une déb u ta n te . Mais je dus
promettre à S i Arrafat, pour ne pas lui dép laire , de su ivre
s o n consei l , car il insistait, voulant me persuader combien
cela éta i t nécessaire.

1 . Connaissances spiri tuel les ésotérique et métaphysique.

2 44
I N ITIATI O N

Le Cheikh se trouvai t seul dans sa chambre. Après l u i avo ir


témoigné l ' amour e t l e respect que j ' avais pour lui, selon mon
habi tude, j e laissai ma p lace à S i Arrafat. I l s co nversèrent tous
deux un l o ng mome n t . Leur entretien term i n é , j e revins
auprès du Cheikh et, sortan t de m o n sac l ' acte éta b l i par l e
Cad i , j e priai S i Arrafat de l e l ire à h au te vo i x . Le Cheikh , en
l ' écouta n t , hochait l a tête en signe d 'approbation .
La l ecture ach evée, i l m ' i n terrogea, voulant connaître mon
impression concernant l e Cad i . Je l u i décrivis succinctement
l a récep tion offerte en mon h o n neur, mon agréable surprise
l orsque je découvris le l i vre tra i tant de l ' apicul ture. Je m'éten­
d i s davantage sur l ' e n trée du palefre nier dans le sal o n , tenant
par la bride l a j ument toute blanche. Je lui fis remarquer
l ' étrange coïncidence de sa mention à propos de l ' étalon noir
avec l e souvenir l ai ssé par l a m i niature persane.
Quand j e l u i eus tou t dit, l e Cheikh l eva les mains vers son
visage et murmura d ' une voix tremblante d 'émotion : « C ' est
l e meil l eur parmi les Cadis que j 'aie trouvé pour Casabl anca. n
Je dois rappeler ici que le Cheikh était âgé de quatre-vingt­
treize ans, q u ' i l étai t aveugle, presq ue sourd et a ttei n t de
p arap légie.
Cette déclara t i o n me ren d i t perpl exe e t sur - l e - champ une
question s' imposa à mon esprit : quel était l e moyen permet­
tant au Cheikh d 'agir à d istance ? La réponse me fut donnée
aussitôt par l e souvenir d ' u n extra i t : « I l s n ' agissaient pas,
et tou tes choses se m o d i fiaient suivant l a norme ; ils restaient
abîmés dans l eur médi ta t i o n , et l e peup l e se tena i t dans
l ' ordre l e plus parfa i t 1 . n
Le Cheikh sembl a i t sati sfa i t et, le voyant d i sposé favorable­
ment à mon égard , j e j u geai opportun de l u i demander la
Mârifa et l a H aqîqah , ainsi que me l ' avai t recommandé Si
Arrafat. Le Cheikh marmonna quelques mots que je ne pus
comprendre et fit u n geste vague qui pouva i t être in terprété
de d i fférentes façon s . I l était temps de partir ; Si Arrafat
m ' avai t précédée, il était déj à sort i . Aussi tôt que j ' eus fra n ­
chi l a porte de la chambre, j ' entendis l a voix du Cheikh

1 . Dante, Il Convivio IV.

245
LE C H EM I N DE D I EU

s'adressan t à S i Abderrahman, s o n fils aîné. I l l u i d isait :


- E l l e demande la Mârifa et la H aqîqah ! E l l e cro i t les obte­
nir aussi faci leme n t ! Elle i gnore que l a quête spirituelle doit
être poursuivie durant de l ongues a nnées en supportant les
épreuves les p l u s dures et les p l us pénibles !
D 'après ce ton scep tique, je constatais que le Cheikh me
j ugeai t trop ambi tieuse et q u ' i l doutait de mes capacités. Je
retrouvais dans cette d i sposition d ' esprit l e même scep ticisme
que cel u i de Gabsi à mon égard .
D uran t le trajet de retour, je ne prêtai q u ' une vague atten ­
tion aux propos de Si Arrafat, mes facul tés mentales étant
occupées à saisir une idée dont j e sentais l ' i mportance, mais
que j 'en trevoya i s à peine, car elle se présenta i t telle l ' image
d ' u n p uzzle, en p ièces q u ' i l me fal l a i t recons t i tuer par u n
raisonnement logique.
J e parvins enfin à découvrir ce q u ' e l l e vou lai t m ' apprendre.
cc La quête de la Connai ssance suprême » est en corrélation
avec les con d i ti o n s de vie détermi nées par l ' époque et le
l ieu, lesquels sont eux- mêmes soumis au changemen t . Le
pri ncipe de l a q uête reste i nvariable, tandis qu'elle sub i t
l e s conséquences de ces changements. Mais s a form e vari e,
dans l e passage du possib l e à l 'acte.

Les Amis de Bayreuth

LA
cal , «
musique de Wagner a touj ours exercé s u r m o i u n p o u ­
v o i r i neffabl e . Ayant appris l ' ex i s tence d ' u n groupe mus i ­
Les Amis de Bayreuth » , j e désirai en faire partie, mais
ne savai s commen t m'y faire accep ter. U ne circonsta nce for­
t u i te m ' amena à rencontrer l a présidente, à laquel l e j e fis part
du p l a i s ir que j ' aurais à adhérer à son groupe. E l l e m ' assura
que ce p laisir sera i t réciproque, et m ' i nv i ta à la séance du
mercredi s u ivant .
I N ITIATI O N

Cette première audi t i o n dépassa mes espéra nces . Je tro u ­


vai chez M m e Lucienne Thol l o t une i n t e l l igence excep tionnelle
de l ' œuvre wagnérienne, ce qui l u i permetta i t de sélectionner
les mei l l eurs e nregistrements , donnant ainsi aux « Amis de
Bayreu th n l a conscience d ' u n rare privi lège.
M . Thollot étai t responsable de l ' installation et du fo nc­
tionnement des apparei l s . Grâce à sa compétence, l ' audition
étai t parfaite.
I l s devi nrent mes ami s . J e déjeunais souvent chez eux ; i l s
venaient parfois l e soir, attirés p a r le d h i kr, q u ' i l s faisaient
avec m 0 1 .
Les con tacts mondains et superficiels du début me per­
mirent de faire un choix parmi les person nes du groupe, après
les avoi r étudiées. J ' en trai a i n s i en relations amicales avec un
couple, M . et M me M o ntar i . Cel l e - c i , H élène, s ' i n téressa it
beaucoup aux problèmes des rel i gions. E l l e trouva dans ma
b i b l i othèq ue de quoi l a satisfaire, car j e mis tous mes l ivres à
sa disposi t i o n , et naturel l ement les œuvres de René Guénon,
qui fu rent une révélation pour e l le et son époux .

Premiers fruits

n UELQUE temps après , à l a fi n d ' u n déj euner auquel i l s


'><.., m 'avaient i nvi tée, M. et M me M o n tari me déclarèrent
gravement q u ' i l s voulaient en trer dans l ' I slam et comp taient
sur moi pour leur ind iquer commen t y parvenir.
Leur déci s i o n me sembl a i t prématurée. Peut- être, pen­
sais-je, étaie n t - i l s devenus subi temen t conscients de la méd i o ­
crité de l e u r existence et voulaien t - i l s rompre avec c e mode
de vie en s ' e n gagean t dans l ' I s lam par ce qui leur semb l a i t
être u n e vocation sp irituel l e . M a i s i l pouva i t aussi s'agir d ' une
façon de s ' a ffi rmer par u n acte ori ginal .
J e tentai de l eur faire comprendre cela en usant de termes

247
LE CHEMIN DE DIEU

appropriés, pour les inci ter à p lus de réflexio n avan t de


commencer des démarches aussi i mportan tes qui renverse­
raient le cours de l eur vie. M ai s leur décision éta i t i rrévocable
et je ne pus faire autrement que de l es ai der à la réa l i ser, me
souvenant d ' une recommandation que le Chérif Sca l i m ' ava it
fai te a l ors q u ' i l m ' emmenai t chez le Cadi Zemouri : « L' Is­
lam ne peut être refusé à quiconque l e demande, reco n naît
e t accepte les cinq p i liers du Canon I s lamique. Le for i nté­
rieur n e regarde que D ie u . »
Peu de temps après l eur convers i o n , H élène M o n tari eut
l a fièvre typ hoïde. Je passai auprès d ' e l l e quelques moments
à la rassurer, car elle se senta i t de plus en plus faible et perdait
de jour en jour l ' espoir de pouvoir surm o n ter sa maladie.
Elle m ' avoua enfin ce qu'elle m ' avait caché j usqu ' a l ors :
dès les premières atteintes du mal, e l l e avait eu la conviction
q u ' i l s'agissait d ' une p u n i t i o n du Ciel pour s ' être convertie.
J e parvi ns, n o n sans peine, à lui faire compren dre son
erreur, en lui affirmant q u ' e l l e devai t supporter cette
épreuve d i ffi ci le, d o n t sa guérison sera i t la récompense. Je
réussis à l a conva i ncre et, l a semaine suiva n te, e l l e éta i t hors
de danger.
Lorsq u ' e l l e fut entièrement rétab l i e , ils vi nrent tous deux
me trouver pour me faire part de leur n ouvel objectif, cel ui
d ' al ler à M azagan se fa i re i ni tier par l e Cheikh Tad i l i . Dans
l e but de justifier leurs prétent i o n s , i l s eurent recours à l ' une
des œuvres magistrales de René Guénon, l es Aperçus sur
dont i l s me ci tèrent par cœur certains pas­
L 'initiation,
sages. I ls conclurent en m ' assurant q u ' i l s étaient décidés à
suivre ses d i rectives i n tégra lement , selon la let tre et l ' espri t .
Leurs arguments étant péremptoires, cette fo i s encore j e ne
pouvais refuser et je dus fixer avec eux un j our, car ils
avaient h â te de réa l i ser l eur désir.
Le Cheikh l es reçut avec mansuétude. Il d o n na à H élène
l e nom de Nagia ( la sauvegardée) et cel u i de Faraj à Antoine
M o n tari . Qua n t à moi , dépassée par les événements, j e ne
saisis pas l a raison pour l aq uel l e l e Cheikh me fél ici ta à
ce momen t - l à . Je ne le compris que p l us tard .
Ton D ieu est tel que tu le crois

LE dentiste d 'Antoine M o n tari , pendant une séance de


soins, découvr i t sur sa gencive une rougeur suspecte. I l
l ' averti t e t l ui conse i l l a d e consul ter u n rad i o logu e . Ce der­
n ier jugea une b iopsie nécessaire et, l 'analyse s' étant avérée
positive, i l d u t recourir au rad i u m .
La fièvre typhoïde d ' H é lène n ' avai t é t é q u ' u n orage en
comparai s o n de l ' annonce d ' u n cancer q u i pro d u i s i t sur l e
couple l ' effe t d ' u n cyclo ne.
Cette s u i te de malheurs n e pouvai t être que l a consé­
q uence de leur conversi o n , me déclara u n jour H élène,
définitivement conva incue. Le Ciel les punissait, n e cessai t ­
e l l e de m e répéter.
J ' em p l oyais toutes les ressources de l a persuasion e t de la
foi , mais en vai n . Elle refusai t obsti nément de m'entendre ; j e
n e savai s que faire en dehors d e mes prières . A bout d 'argu ­
ments, je l u i citai un verset du Coran : « Ton D ieu est tel
que tu l e cro i s . » « N e désespère pas de la m i séricorde
D ivine » , l u i d i s -j e alors. E l l e garda l e s i lence, l a tête bais­
sée, et me recommanda alors de mettre l e Cheikh au cou ­
rant d e leur détresse et de l e prier d ' i nvoquer à leur i n ten­
tion la grâce du Seigneur. Ce que j e fis l e lendem a i n .
Aussitôt arrivée auprès du Cheikh , j e l u i expliquai lo ngue­
ment l a nature du mal dont Antoine Faraj éta i t attei n t et,
malgré cela, i l me fit sans cesse l a même réponse : « Il n ' a
rien. » Désespéran t de me faire comprendre, j e reparti s , per­
suadée q u ' i l ne se renda i t certai nement pas comp te de l ' ex­
trême gravité du mal .
Hélène attendait mon retour avec i mpatience , a nxieuse de
co nnaî tre l e résul ta t de mon entretien avec l e Cheikh . Je
fus dans l ' o b l igat i o n de l u i répéter sa réponse : l e Cheikh

249
LE C H E M I N D E D I E U

m'a d i t à plusieurs reprises : « I l n ' a rien. » L ' éclat de rire


d ' H élène m 'empêcha de dorm i r ; j e cra i gnais pour sa ra ison .
Pendant une période de tro is mois enviro n , je fis la même
démarche, envoyée par H élène, à trois reprises, et chaque
fo is l e Cheikh me fit l a même réponse : « Il n'a rien . »
A n t o i ne deva i t retourner chez le rad i o l o gue afin q u ' i l lui
enlevât l e rad ium de la bouche. Ce fu t u n i n stant dramati que ;
Antoine et le rad i o l ogue s ' a t tendaient au p ire, mais ce der­
n ier demeura stupéfa i t de ce q u ' i l découvrit et s 'écria très
exactement : « I l n'a rien ! il n'a rien ! »
Quand H élène, fo l l e de j o ie, me répéta cela, je compri s
al ors seulement le comportement du Cheikh et la signi fica­
tion véritable du n o n - agir. I l ava i t refusé le mal en n iant son
existence. Et j e me rappelai à ce momen t les paro l es du Pro ­
phète détru i sant l es i d o l es : « La véri té est venue ; l 'erreur
s ' es t d i s s i pée, certes l 'erreur est sans réa l i té . » Je me rappe­
lai aussi un verset du Coran : « Les gens supposent q u ' i l leur
s u ffi t de d i re " nous croyons ", sans q u ' i l s soient éprouvés
pour cela ! »

Le Cheikh de Meknès

D EPUIS u n e semai ne j ' étais retenue chez S i Arra fa t . D evant


régler quel ques affa i res, j e lui dis q u ' i l m ' éta i t néces­
saire de rentrer chez moi ce j ou r - l à , mais il me pria de
remettre mon départ au lendemai n en m'annonçant q u ' i l
m e réservait u n e surprise pour l e s o i r même. I l n e me qui tta
q u ' après avo ir obtenu ma promesse de rester cette nuit
encore.
J 'a l lai dans l a chambre qui m 'était réservée et m ' a l l ongeai
pour l i re, attendant l ' heure de la prière. Par la fenêtre
ouverte sur la cour, je voyais la porte d 'en trée et la cu is ine.
J e vis S i Arrafat en trer à deux reprises, l es bras chargés de
I N I T I AT I O N

sacs de prov1s1ons q u ' i l laissait à ses épouses dans la cu i ­


sine.
L 'ambiance habituellement très calme de l a mai son deve­
nait bruyan te et de p lus en plus agitée. Ce remue- ménage
me fit comprendre q u ' i l y aurai t p l usieurs i nv i tés à dîner. Je
me demandais quelle sera i t la nature de la surprise promise
par S i Arrafat.
Il ne m ' était pas possi b l e de me concentrer dans ces con d i ­
tions s u r l e texte de métaphysi que q u e j 'avais entrepris de
lire. Je me réfugiai dans u n travai l manuel en faisant mon
d h i kr à voix basse. L ' après - m i d i me parut i n term i nable.
J ' achevais l a prière du Maghreb ( crépuscule) quand j ' en­
ten d i s l e heurtoir de l a porte frapper u n coup très fort et
Si Arrafat prononcer, tandis q u ' i l ouvrai t l a porte, la for­
mule d ' usage l orsque le maître de céans reço i t des étran­
gers à l a fam i l l e : « Laissez l e passage >> , qui ordonne aux
femmes de se sous traire aux regard s .
J 'aperçus à l a lumière d e s lampes un personnage imposa n t ,
à l 'a l l ure maj es tueuse, traverser la c o u r s u i v i d ' une q u i nzaine
de foqaras et, précédé de Si Arrafat, pénétrer dans l e salon . J e
n 'avais jamais vu aucun autre maître que Je -cheikh Tad i l i
d e M azaga n , mais j ' avais l a certi tude que c e person nage était
un Cheikh important et je me réj o u i s . Ayant réfléch i , je
conclus aussitôt : « C'était cela, la surprise. »
Dans cette éve n tual i té, j e ne pouvais garder ma robe de
v i l l e courte e t sans manches . J ' eus vite fait de l 'en lever, de
m ' habil ler d'un caftan b lanc et de couvrir ma chevelure d ' un
foulard . Ainsi prête, j 'a t tendis ; si mes prévi sions étaien t
j u s tes, je n 'a l lais pas tarder à être appelée.
S i Arrafat vint en effet me trouver et me dit préci p i tam­
ment, l ' air satisfait :
- J 'ai i nv i té, pour te faire plaisir, le Cheikh de M eknès,
Bel H a b i b . Je l 'ai prié de te donner « l ' I den n ( l ' ini tiation ) ;
i l désire te connaî tre ; viens prendre l e thé, l e dîner aura lieu
bien plus tard .
M 'ayan t a i n s i i n formée, i l me fit en trer au salon pour me
présenter au Cheikh. Celu i -ci me fit prendre p lace à son
côté, me traita avec cette aisance fam i l i ère , si parfaite qu'elle
LE C HEM I N DE D I EU

sem b l e nature l l e , alors q u ' e l l e est un effet du véritable « don


des l a n gues », cel u i de parler à chacun selon son niveau intel ­
lectue l .
Après un l o ng momen t , i l parut s e dés i ntéresser de m o i .
S ' adressant à ses foqaras, i l leur fit le récit su ivan t : u n
h omme aya n t la connaissance d e s écri tures, cherchant cel l e
du « B a t i n » éso térique, se ren d i t chez un Cheikh en renom
pour obtenir l ' i n i t ia t i o n . La d istance étant assez l o n gue, il
part i t à cheval . Parvenu à un carrefour, il dut s'arrêter, ne
sacha n t quel chem i n prendre. I l aperçut un faqir assis sur
une p i erre qui sem b l a i t l 'attendre e t l 'appela par son nom .
L ' h omme le ques t i o n na très surpris : « Comment sa i s - t u
mon nom ? Sais - tu q u e j 'a l lais venir et pourquoi m 'as - tu
a ttendu ici ? » Le faqi r rép o n d i t : « J e n ' a i fai t qu' obéir aux
i n s tructions de mon Cheikh qui m ' a ordonné de te conduire
à l u i . Viens ! »
L ' h omme trouva tout ce q u ' i l ava i t désiré et repart i t chez
l u i satisfa i t , le cœur a llégé. M a i s après son départ, les foqaras
q u i vivaient dans la Zaouia se plaignirent à leur Cheikh :
« Tu viens d' accorder à ce nouveau venu ce que nous n ' avons
p u obtenir de toi depuis des a nnées . Pourqu o i. l 'avo i r ainsi
privi l égié ? »
Leur maître d i t a lors : « Cet h omme est venu avec sa
lampe h u i l ée, une mèche propre, je n 'ai eu q u ' à l ' a l l umer. »
Lorsque le Cheikh Bel H abib eut achevé le récit pour ses
foqaras qui l 'avaient écouté avec un extrême i ntérê t , il se
tourna et reporta s o n attent i o n vers m o i . Son regard scru ta­
teur se fixa sur mon visage p our découvrir l ' i mpressi o n pro ­
d u i te par ses paroles. Ce q u ' i l v i t l u i fit sans doute p laisir.
U n sourire éclaira sa face, et i l entonna l es louanges à A l lah
d ' une voix chaude ; tous l es foqaras l es reprirent en chœur.
Cela dura jusqu ' au moment de l a dernière prière que je fis
derrière eux.
Puis je me retirai auprès des fem mes pour dîner. N 'ayant
pas du tout fai m , j ' absorbai du thé add i tionné de lait. Ne
sacha n t comment calmer mon impatience, j ' en trai dans la
pièce voi s i n e o ù se trouvaient deux personnes et l e chauf­
feur du Chei k h . J 'attendis que la pendule du salon sonnât
I N I T I ATI O N

les douze coups de m i n u i t , puis me l evai subiteme n t , décidée


à ren t rer chez m o i . Je ne pouvais supporter davantage
l 'état de surexci tation causée par l 'a t tente de l ' événement
promi s , persuadée que l e Cheikh s ' étai t ravisé.
Je fis part de ma déci s i o n à mes compagnons, l es priant de
n ' i nformer personne avan t mon départ . Je vou lais a l l er ras ­
semb ler mes affaires quand l e chauffeur du C h e i k h me pro­
posa de me raccompagner en auto. J ' acceptai avec plaisir,
car, à cette heure tardive, j ' aurais eu du mal à trouver une
voi ture de p l ace.
Au moment de mettre mon proj e t à exécut i o n , l e Cheikh
entra dans l a pièce et, prenant son chauffeur à partie, le
réprimanda très sévèrement , l e menaça n t même de l e chas ­
ser. Puis se tournant ensu i te vers m o i , i l vint pour me gro n ­
der. Je fus saisie a lors p a r u n e impressi o n troublante : en l e
regardant, j e ne voyais p lus l e Cheikh imposant, j e me trou­
vais en présence d ' u n É poux aussi tendre que fort dont j 'é tais
la femme capricieuse e t qu'il tra i ta i t avec u ne aimable i n d u l ­
gence.
Cette étrange i n t i m i té aura i t pu me h eurter s i j e n ' avais eu
l ' i n t u i t i o n que cela éta i t une sorte de représentat i o n vivante
d ' u ne scène q u i se déroulait en même temps sur un p l a n
supérieur.
Les foqaras n e p urent maîtriser leur curi o s i té en me voyan t
reven i r avec l e Cheikh . Celui - ci reprit l a p lace q u ' i l occupait
auparavan t et me fit asseoir près de lui. Face à l ' assistance,
dans un profond s ilence, il me donna a lors l ' i n i t i a t i o n .

Retrouvailles

matin, le t imbre de la porte d ' e ntrée vibra avec une


T TN
U force i naccoutumée et résonna j usque dans mon cœur
qui se m i t à battre précip i tamment . Un nom vint à mes
lèvres : Gabsi !

2 53
LE C H EM I N DE D IEU

C'éta i t b i e n l u i , j e croyais rêver. M es yeux s i lo ngtemps pri­


vés de sa vision s'attachaient à l e con temp ler, comme si la
beauté de son cher vi sage éta i t une source de vie. La pléni tude
de bon heur réci proque éprouvé en ce court i ns tant comb l a i t
l e v i d e causé p a r l a sépara t i o n .
Je l 'écoutai l o nguement me rel a ter s e s an nées de l u t t e ,
d 'échecs e t d ' espoir. Une opposi ti o n occul te obs truait s a
carrière et c ' e s t avec peine q u ' i l parvenait à assurer son ex i s ­
tence. L' Europe refusa i t de l ' i n tégrer. A u s s i ava i t - i l sa isi
avec empressement la p remière occasion qui s 'était présen tée
à l ui de venir au M aroc.
Fernandel l 'ava i t engagé pour le tournage d'un film d 'après
un conte des Mille et Une Nuits : Ali Baba el les quarante voleurs .
Son trava i l term i n é , Gabsi avai t laissé l 'équipe à Taraudant
pour venir passer l e Ramadan avec moi . Après quoi i l devai t
repartir pour Paris avec Fernandel .
La n u i t é ta i t venue quand i l acheva le réc i t des nombreuses
difficul tés q u ' i l ava i t eu à surmon ter.
Après avo ir dîné, il désira apprendre si j 'ava i s progressé
durant son absence. I l m ' écouta sans cacher sa satisfaction,
et, con trairement à son habi tude, i l parut p rofondément
i n téressé. Pui2 l a fat i gue du voyage ne lui permettant pas de
vei l l er p lus l o ngtemp s , i l se ret i ra pour regagner sa chambre.
Mais ava n t de sortir, il se retourna et fixant sur moi son
regard l u m i neux, il d i t gravemen t : cc La persévérance est la
con d i t i o n du p rogrès dans la Vo ie, et cel le - c i n'a pas de
l i rn i œ . »

La j eune sœur de Gabsi

CABS! n e pouva i t retourner à Paris sans rendre visi te à sa


tante q u ' i l n 'ava i t pas revue depuis des années, et il me
demanda de l 'accompagner.

2 54
I N ITIATI O N

I l m 'avait appris, au début de nos relations, q u ' i l ava i t troi s


t a n tes. J ' en connaissais u n e , cel le qui l ' avait élevé. I l ava i t
a u s s i une sœur, plus j e u n e q u e l u i , qui s ' appelait Tijania, et
qui était mariée. Il désirait avoir de ses n ouve lles.
J e pensa i s , pendant l e traj et que nous fîmes en vo it ure,
q u ' i l sera i t sat i s fa i t de constater que j ' avai s tenu ma promesse
en m ' occupan t de sa tante pendant son absence.
Arrivés chez elle, j ' en trai la première et j e vis aussi tôt, b l o t ­
t i e d a n s un co i n de la petite cour, u n e j e u n e femme, aux
pieds de laque l l e était assis un enfant de deux ans enviro n .
La tante M enana était debout à s o n côté et semblait lui faire
des reproches . Ce qui ne m 'étonnait pas. E l l e avait un carac­
t ère acariâtre, d i ffi c i l ement supportable.
Gabsi étai t derrière moi . Apercevan t la jeune femme, il
s ' é la nça pour l a relever et l 'embrasser avec tendresse. Je
compris qu'elle était sa sœur. Quand j e l ' embrassai à mon
tour, j e fus effrayée, car e l l e ava it une très forte fièvre. J ' en
fis part à Gabsi et le décidai à l ' emmener avec nous pour
consulter un médeci n . I l y en ava i t justemen t un qui venait
d ' emménager dans la maison qui se trouva i t en face de la
mienne. Dès que cel u i - ci eut exam iné la malade, son d iagnos­
tic fu t alarman t . I l s ' agissait d'un i ctère i n fectieux . L 'état de
Tijania étai t grave et i l était trop tard pour espérer l a sauver.
Nous la fîmes coucher sur un grand lit dans une chambre
voisine de cel l e de Gabs i . I l resta auprès d ' e l l e pendan t
que je m ' occupais du dîner du petit M ohammed , son fi l s .
J ' avais a l l umé le poste de télévision p o u r l e distraire e t l ' é l o i ­
gner de s a mère . Gabsi refusan t de prendre aucune nourri­
ture, j 'a l lais et vena is d'un bout à l ' autre de l 'appartemen t,
sentant dans l 'a tmosphère l a présence de la mort. C'était
a ngoissant, à peine supportable. Le cœur plein de compas­
sion à la pensée de savoir la j eune femme condamnée, laissant
un enfant déj à orp h e l i n , puisque le père éta it mort, j e ne
pouvais que prier Dieu. J ' avais déj à vu dans mon e n fance le
cadavre d ' une camarade de classe, mais je n ' avais j amais vu
mounr perso nne.
J ' entendis soudain l a voix de Gabsi et accourus aussitôt.
Tij a n ia m 'appelai t et voulait me d ire quelque chose avant

2 55
LE C H E M I N DE DIEU

de partir pour u n monde mei l l eur. E l l e parvint enfin, avec


beaucoup de peine, e n tre deux hoquets, à me recommander
son fi l s : « Garde - l e , j e te le co nfie. » J e le l u i j urai . E l l e ferma
les yeux, enferma n t mon serm e n t dans son âme comme un
dernier viatique, cependant que son frère pro nonça i t la
Chahada sur e l l e .
J ' assistai avec l u i à l a progression d u mal pendant deux
heures. E l le ne souffrai t pas . E l le ava i t perdu connai ssance.
Dans son dél ire, elle ava i t des visions qui la fa isa ient râ ler
d 'épouvante. Souda i n , e l l e échappa à l ' étre i n te de Gabsi et
courut effrayée dans l e cou l o i r , poursuivie, cria i t - el l e , par
une chose monstrueuse qui vou l a i t s 'emparer d ' e l l e . Gabsi
l ' étreig n i t par l a tai l l e e t l a p orta sur son l i t où elle eut
quelques soubresaut s , ava n t d ' expirer.
I l me sembla voir son âme s'éloigner dans le l o i n ta i n .
Alors , n e sach a n t comment l a ramener, dans l ' excès de ma
peine et de mon regret , je me penchai sur elle, collant ma
bouche au pavi l l o n de son oreil le, et criai à voix for t e :
« Tijania, reviens ! » e t cela à plusieurs reprises.
Mais c'éta i t l e départ défi n i t i f, cel u i , l e seu l , qui n'a pas
de retour.

Ibn Arabi de son temps

LA perspective d ' u n e réunion entre l e Cheikh Ta d i l i e t


Gabsi présent a i t un si gran d int érêt pour m o i q u e j ' en
fis part à cel u i - c i . « J ' a i souven t eu cette même pensée »,
déclara - t - i l .
Nous convînmes donc d ' a l l er à M azaga n . Dès no tre arri ­
vée auprès du Cheikh, je l u i demandai de donner l ' I den,
l ' i n i t ia tion, à Gab s i . Le Cheikh répon d i t avec assurance :
« I l a son maître. » J 'avais été j usque - là persuadée du
contraire, et cette affirmat i o n me surpri t .
INITIATI O N

Les quelques mots q u ' i l s échangèrent au cours de cet en tre­


t i en é taient s ibyl l i n s . Mais le s i l ence qui les suivit étai t fort
é l oquent, tout p lein d ' une présence princi pielle aussi per­
ceptible pour moi q u ' u n parfum subtil embaumant l 'atmos­
p hère . La conj o nction de ces ê tres constituait un événement
extraord inaire . Au l i eu que s ' étab l i sse la préém inence de
l ' u n sur l 'au tre, il se produisit une sorte de p h énomène qui
était comparable à cel ui de l a lum ière, à supposer q u ' e l le
puisse se manifester s i m u l tanément dans ses phases extrêmes,
l a crép usculaire et l 'aurorale.
Après un s i lence d o n t la durée s ' était pro l ongée p l us long­
temps qu'auparava n t , nous nous apprêtions à partir, cra i ­
g n a n t d 'avoir fat i gué l e Cheikh, lorsqu ' i l ten d i t la m a i n vers
Gabsi et déclara gravement : « Tu es ! ' I b n Arabi de ce
temps. n Le regard fixe dans le l o i ntain, Gabsi parut n 'avo ir
rien entendu e t resta immobile, muet .
Quant à m o i , cette déclaration ne m 'avait pas éton née.
D epuis que j ' avais eu l a vision reno uvelée et si mervei l leuse
du Prophète sur Gab s i , j ' avais la certitude q u ' i l était parmi
les êtres d 'élect i o n . S ' i l n 'ava i t pas rempli cette co n d i t i o n ,
e n effe t, i l n ' aurait p u servir de support à un t e l charisme,
aussi excep ti onnel . Que Dieu en soit loué !

La pluie de dattes

C ETTE nuit même, j e fis un rêve qui m ' im pressi onna. Il


m 'arriva parfois d ' i n terpréter mes rêves quand leur sens
m 'apparai ssa i t clair et immédiat, ce qui n ' éta it pas le cas de
celui - c i . É tant certaine de son importance, je le raco ntai à
Gabsi avec l ' espoir q u ' i l en ferai t au moins un commen ­
taire. I l m 'écouta avec atten t i o n , puis se co n tenta de h ocher
l a tête d ' u n air approbateur.
Voici ce rêve : j e me trouvais dans u n désert , la n u i t , sous

25 7
LE CHEMIN DE DIEU
u n ciel étoilé, chemi na n t sans b u t p réc i s , q u a n d j ' aperçus à
ma d ro i te u ne sorte de chaum ière compren a n t un étage . I l y
a va i t u ne fenêtre où bri l l a i t u n e l u m i ère c h a u d e et i n t i m e . J e
com p r i s a u s s i t ô t q ue ! ' E n fa n t Jésus ven a i t d e n a i t re e t que
c'éta i t la n u i t de N o ë l . Poursuiva n t ma marche, j e finis par
m ' a rrêter en tre deux troncs d ' arbre . J e levai la t ête e t v i s
q u e c ' ét a i e n t des p a l m i ers très élancés . I l s e p ro d u i s i t a l ors,
a u - dessus de leur f a î t e , u n souffl e tourb i l l o n na n t qui les fit
se pench er l ' u n vers l ' a utre, secou a n t e t e n t remêlant l eurs
palmes, s i b i e n q ue l eurs régimes se réu n i re n t en un seu l . J e
reçus à cet i ns t a n t u ne averse d e d a t te s , tel l e u n e p l u i e de
bénéd i c t i o n s . . .
Vi ngt - si x a ns après avo i r f a i t ce rêve, j e découvre sa p l é ­
n i t u d e men1e i l leuse.

Le merveilleux trésor

ENVIRON c i n q m o i s après avo i r c o n n u le C h e i k h Tad i l i ,


u n e n u i t , aya n t term i n é mes p rières e t l e d h i kr, j e m e
reposa i , e n méd i t a n t . Souda i n , m o n ciel i n térieur s ' e n t ro u ­
vrit et je reçus u n e p l u ie de co n na issances s p i r i t u e l les a u s s i
l u m i neuses e t n o m b reuses q ue d e s é t o i les, e t p l u s p récieuses
que des diamants. J ' ép rouvai rav i s sement et t ourmen t ,
a l ternat ivem e n t . Car à p e i n e e n ava i s -j e s a i s i u n e , q u ' u n e
a u t re s e p rése n t a i t a u s s i t ô t , s a n s q u ' i l me fû t p o s s i b l e d e
m ' em parer d ' e l l es toutes. Ce merve i l leux t résor exaspéra i t
m a convo i t i se , et m o n i mp u i s s a n ce deve n a i t un sup p l i ce .
F i nalement j e reno n ça i , deva n t l a van i té de m e s tentatives. I l
m e rev i n t a lors à l a mémoire u n passage d e l a B i ble : q ua n d
l a m a n ne , n ourri ture provi d e nt ie l l e , t o m b a d u c i e l s u r les
H ébreux, il leur fu t perm i s d'en ramasser s u ffi sa m m e n t
chaque j o ur, m a i s avec l ' i nterd i c t i o n d ' e n fa i re prov i s i o n .
J e réfléch i s l o ngtem p s , trouva n t u n e cert a i n e s i m i l i tude e n t re
I N ITIATIO N

mon cas et cel u i - l à , m a i s i l a u ra i t fa l l u opérer les transpos i ­


t i o n s nécessa i res, e t j e j ugea i téméra i re d e ma part d e m e
hasarder sur ce terra i n . I l é ta i t p l u s pruden t d ' avo i r l ' avi s du
C h ei k h .
L e lendema i n , lorsque j ' a l l a i raco n ter a u C h e i k h ce q u i
m ' é t a i t arrivé, i l s ' exclama : « N e cours pas après l e s con n a i s ­
sances , véri tés ésotér iques, c ' e s t à e l l es de ven i r à t o i ! »
I l n 'é t a i t pas q u es t i o n pour m o i de d o u ter de ces paro l e s .
J e devai s les accep ter telles, s a n s les compren dre . J e n ' ava i s
pas fa i t ment i o n d u passage d e la B ib l e , e n m ' i n t erro m pa nt i l
ne m ' en avai t pas l a i s s é le temp s . Tou tefo i s j e n e po uva i s
m ' em pêcher d ' y penser, c a r j 'y trouva i s u n p l a i s i r i gn oré
j u s q u e - là .

La patrie perdue

U NE de mes a m i es m ' ava i t i n v i tée à fai re u n voyage d 'a gré ­


m e n t à M arrakech . Aya n t pri s , s a n s y prêter a t te n t i o n ,
l a rou te d e l ' O urika, e l l e dés i ra la s u i vre j us q u ' a u bo u t . J ' é t a i s
ravie c a r j e n e con na i ss a i s pas cet e n d roit q u i éta i t p l u s
agréab l e enco re que l ' o n n e me l ' ava i t d i t . M o nt a gnes e t ver­
d u re s o n t touj o u rs appréciées au M aroc .
Qua n d l a route se termi na brusquemen t , i na c h evée, e n t re
les rochers et l e bord du rav i n , elle d u t a rrêter son a u to . D éc i ­
d a n t de se d é tend re, e l l e s ' en ga gea d a n s u n sen t i er de ch èvres
et d i s p a ru t à droi te, derrière des bro u s sa i l l es q u i co n t o u r ­
n a i e n t l e mamelo n .
Qua n t à m o i , j ' a l l a i d ro i t vers des arbrissea u x , ch erch a n t
u n p e u de fraîcheur, i n s t i n ct iveme n t a t t i rée p a r c e beso i n d e
découverte q u i nous d i ri ge et nous fa i t tro uver parfo i s c e q u i
est l e m ieux caché . J e d é b o u c h a i s u r u ne é t ro i t e s e n te q u i
longeai t le h a u t e t le bord d u rav i n . Tou t à cou p , j e m ' a rrêt a i ,
frappée par u n e sorte d ' en c h a ntement . L e paysage q u i m 'a p -

2 59
LE CHFMIN DE DIEU

parut était semblable à ces visions mervei l leuses, perçues en


rêve, qui ravissent l 'âme en laissant après l eur d i sparition la
nosta l gie d'un paradis perd u . Il me sembla être séparée du
p o i n t o ù j e me trouvais par cet é l o i gnement qui sert d' in ter­
val l e entre le sp iri tuel et l e tempore l . J 'aura i s voulu avo ir
des a i l es pour m ' envo l er comme un ange ou un o iseau, et
pénétrer dans ce paysage l o i ntain vers l equel je me sen tais
attirée irrésistib l eme n t . L'artiste en moi, touj ours à l ' affût
de la beauté, co ntempl a i t une vue q u i était un enchantement,
tand is que mon amour de l a connai ssance me faisait pénétrer
à travers la beau té, avec le regard de l ' œ i l du cœur, jusqu'au
profo nd de son secret, qu'elle recouvra i t tout en l e man i fe s ­
tan t .

Le foulard de soie rubis

S Arrafat apprit l ' ex i stence d ' u n Cheikh q u i s e trouva i t


I
dans un petit v i l lage près de Nouasseur, et v i n t auss i t ô t
me proposer d ' a l ler l e visiter avec l u i . Dans le trai n , notre
conversa tion fut si i ntéressante que nous arrivâmes en gare
de Nouasseur sans que j 'a i e eu le temps de me rendre compte
du traj e t . Un faqir nous attendai t sur le quai et nous apprit
q u ' i l ava i t été envoyé par l e Cheikh, prévenu de no tre arrivée
par un rêve fai t dans la n u i t . « C'est une Européen ne mus u l ­
mane, l u i avai t - i l d i t , q u i arrivera par l e tra i n de deux heures,
en compagnie d'un faqir Fassi . Elle sera l a dern ière à rece­
voir ma Baraka », avai t - i l aj outé, en i ns i s tant sur l ' impor­
tance de ce fai t .
Arrivés a u vil lage, n o u s franchîmes u n enclos dans lequel
se trouvai ent une vache , un âne et u n mouton , au m i l ieu de
vo l a i l l es qui p icoraient l e fumier . Je pénétrai , à la suite d e
Si Arrafat , dans u n e chambre bâtie en p i s é . L e Cheikh éta i t

2 60
I N ITIATIO N

couché sur un matelas posé sur u n châ l i t en b o i s . Un drap


usé, pouss iéreux , recouvrait son corps mi nce, de grande
tai l l e . I l me parut âgé d ' environ quatre-vingt-dix ans. Son
visage au tei n t de cire ava i t une expression de dign i té sereine.
Son regard gris pénétra i t au p l us profond de l ' âme. Il portai t
un co l l ier de barbe b lanche et légère comme un fl ocon
d 'écume. Il m ' impressionnait e t je lui trouvai une grande
ressembl ance avec l e Cheikh Tad i l i . Je ne pus m ' empêcher
de le l u i d i re, ce qui le fit sourire.
Pendant q u ' i l écoutait S i Arrafat l u i parler de mon désir
de connaissa nces spirituelles, j e remarquai dans une enco i ­
gnure quatre tomes des Futuhat d' I b n Arabi . L a découverte
du p l u s grand des M aîtres dans un pare i l cadre me causa une
surprise qui n 'échappa pas au regard du Cheikh . J ' allai m 'as­
seo i r sur une natte. Deux hommes entrèrent alors, parlèrent
un i nstant avec le maître et ressortirent aussi tôt. S i Arrafat
m 'apprit que l ' un d 'eux donnait l ' i n i tiation pour le tir à
l 'arc, et l ' au tre pour la chasse . I l s étaient les derniers de l eur
Tariqa, autorisés à transmettre ces i n i tiations. J ' eus un
gran d p l aisir à avoi r vu ces hommes .
Le Cheikh me raco n ta a lors son rêve, et aj outa un détail :
cc Tu seras la dernière à b oi re de l ' eau de mon p u i ts, selon
mon rêve . n I l pria S i Arrafat de sortir, de rem p l i r un vase
avec l ' eau du p u i ts qui se trouvai t dans la cour et me la donna
à b o ire. Il me transm i t a lors sa Baraka ( i n fl uence spiri ­
tuel le) .
Avan t de partir pour N o uasseur, poussée par une force
in térieure impérieuse, j ' avais emporté un foulard en voi l e de
soie, de couleur rubi s . J ' avais désiré l o n gtemps u n tel fo u ­
lard , c a r j 'aime cette couleur s i rare et s i vivante. Au moment
de partir, j 'en recouvris l a poi trine du Cheikh, malgré la cri ­
tique de ma raison qui trouva i t ce geste déplacé, i nconsé­
quent . Je vis a lors sur le visage du Cheikh u n sourire d ' une
douceur i nfi n i e que j ' emportai avec moi en partant, émue
j usqu'au plus profond de mon être, les larmes aux yeux,
rem p l i e d 'amour, de j o i e et aussi de tristesse. Je pensai au
ti tre que l ' o n donne à certai n s Cheikhs : celui de « soufre
rouge n. Peu t - être mon geste était - i l b i en celu i q u ' i l fal la i t
L E C H E M ! l'é D E L' I E U

pour con firmer ce d egré, et sans doute éta i t - ce pour cela


q u ' u n i n tense bonheur ava i t i l l uminé son visage.

Le Roûth M ohamadi

L ES foqaras connaissaient m o n besoin i n tense de recevoir


la Baraka des maîtres , et l orsqu ' il s apprenaient l ' exis­
tence de l ' un de ces maîtres dans une vi l l e ou un vil lage, ils
vena ient m ' en i n former auss i tô t et me con d u i saien t chez lui .
C ' est ainsi que M o u lay A l i E l - Qhomsi, fils d ' u n Cheikh
défu n t , me proposa un matin d ' a l l er à Tétouan, puis à Béni­
Ahmed , près de Chaf- Chawa n , voir l e Roûth M ohamad i .
Tout a u l o n g d u voyage i l m e d o n na des i nformations sur
ce maître, qui ava i t é té d ' abord un faq ir du père de M ou lay
A l i , puis l ' ava i t surpassé en atteigna n t un des degrés les plus
é levés de la hiérarch ie spiritue l l e . Nous parvînmes enfin à
Tétoua n , et mon tâmes dans un autre car, plus petit, et fore
vétuste.
La route, rudimenta ire, très étroite, s ' élevait de plus en
p lus, en tre l a col l ine d ' u n côté, e t l e ravin de l ' autre. M oulay
A l i co n t i nuait de me parler du Roûth . Tout en l ' écouta n t ,
j ' observais le paysage q u i m ' apparaissait étrangement sévère
et inhab i tuel : je n ' apercevais aucune trace de végéta tion,
aucun animal, aucun être viva n t . J e ne voyais que b l ocs de
pierre, de tou tes d i mensions, gri sâtres, calci nés par le solei l .
L'ensemble é tai t angoissant.
J 'ava i s l ' étrange impression d 'avoir qui tté le M aroc fami lier
pour pénétrer dans un M aroc occu l te, secret, que, par une
étonna nte association d ' idées, puremen t métaphysique, je
comparai au Tibet. I l semblait s' être pro d u i t , autour de m o i ,
et en m o i - même, une rupture de n iveau. N o u s arrivâmes a u
sommet d 'une col line et l e car s' arrêta d a n s un grincement
I N ITIATI O N

de ferra i l le. M ou lay A l i me précéda et traversa un terra in plat,


assez étend u , en d irection d ' u ne maison dont les murs étaient
blanch is à la chaux, et d o n t le toit, descendant très bas , éta i t
recouvert d e chaume. P l usieurs fenêtres s ' o uvraient s u r l a
façade. L a porte, solide, était grande ouverte. A la suite d e
M o u l ay A l i , je pénétrai dans u n e l o n gue pièce, d e trois mètres
cinquan te de large enviro n . Des foqaras étaient assis sur des
divans qui s ' a lignaient tout l e l o n g du mur de chaque côté
de la p i èce. Au fo n d , à gauche, dans l ' angle du mur, j 'aperçus
alors le Roû t h , debou t . En dehors du caftan sombre qui
recouvrai t ses vêtements, rien ne l e dist ingua i t physiquement
des autres foqaras. Mais sa présence emp l issait la p ièce,
imprégn a i t l 'atmosphère d ' u n respect imposant. M oulay A l i
a l l a l e sal uer et l u i parla u n moment. Après l ' avoir écouté
attentivement, l e Roûth me fit s i gne d ' approcher et me fit
asseoir près de l u i . I l me posa alors certai nes ques t i o n s . A
mes répo nses, i l s ' exclama : « Dieu guide qui I l veut » , phrase
corani que que j e répétai à voix basse, très émue. Un peu plus
tard , on apporta le déj eu ner, et le Roûth me plaça à son côté,
à sa tab le, seu l s au fo nd de la p ièce. Les foqaras s 'assem ­
blèrent al ors autour d ' u n grand plat copieusement servi.
Le repas fu t p ris en si lence. Puis l e Roûth se leva , me prit
par le coude, et me fit traverser la p ièce, au m i l ieu des foqaras
al ignés, debout sur son passage. Nous pénétrâmes dans sa
chambre, où il me présenta à son épouse, et me fit asseo ir
sur son lit auprès de l u i . Pendant que sa femme prépara i t l e
t h é , i l m a n i festa d a n s son en tretien une douceur fam i l ière,
une compréhension subtile p l e i ne de dél icatesse, qui me d o n ­
nait quelque aperçu du degré de s a connai ssance très vas te.
Il m' accorda sans aucune réticence ce qui éta i t la ra ison de
mon voyage et que j ' osais à peine lui deman der : sa Baraka.
Quand j e sortis de sa chambre, tous l es foqaras étai ent
part i s . Seuls Mo u lay Ali et deux de ses amis m 'attendaient
deva nt la porte. I ls me firent part de leur intention d 'a l l er
rendre visite, dans un v i l l age vo i s i n , au père d ' u n de ses
compagnon s . « C ' es t un cen tenai re , aj outa M ou lay A l i , et
selon la trad i t i o n , il y a grand mérite à le v i s i ter. »
Je désirai soudain les accompagner, et le leur d i s .
LE CHEMIN DE DIEU

M o u l ay A l i me répl iqua que c'était beaucoup trop loin


pour moi, e t trop fati ga n t , surtout par cette forte cha leur
d ' été. Mais j ' i ns i s ta i .
M o ul ay A l i n ' osa prendre l a responsabi l i té d 'accepter e l
jugea nécessaire d ' al ler i n former l e Roûth d e m a déci sion
pour l u i demander conse i l . Le Roû t h l u i répondit de m ' em ­
mener sur u n m o n ticule d ' o ù l ' o n pouvait apercevo ir cc
v i l l age, afin que je me rende mieux compte de la d i s tance et
que j e j uge s ' i l m ' était possib l e de l a parcourir.
Parvenus en haut de l a c o l l ine, j e vis un paysage qu i
s'étendait au l o in ta i n dans la val lée, et qui me rappela i t l a
v i s i o n merveil leuse de l ' O urika à Marrakech .
J 'évaluai la d i s tance qui nous séparai t du v i l lage à neuf
k i lomètres environ , soit d ix - hu i t k i lomètres pour l 'a l ler e t le
retour. J e me sentis capabl e de les parcourir mais une idée
s ' imposa a lors à mon espri t : j e fera is ce trajet en m ' a idant
d'un des trois bâtons du Roûth que j 'avais remarqués dressés
au c o i n de sa porte. Je le d i s à M oulay A l i qui s' empressa
d 'en demander l 'accord au Roûth . Cel u i -ci · me fit répondre
de choisir cel u i que je voulais.
Je saisis l e plus gra n d , q u i dépass a i t ma tête. Le plus court
m 'arriva i t au n iveau de l 'estomac ; le moyen , à la gorge .

L'entrée dans le village

E partis la première sur l ' étro i t sentier qui contourna it les

J s i nuosités du terra i n descendan t vers la val l ée. J ' appuya is


mon bâton fermement sur l a terre que mes p i eds effl euraient ,
car j 'avai s l ' impressi o n non de marcher, mais de vo l er, tout
en chantant l à I l lâ l l a h , à p leine vo ix, toute à mon bonheur.
De temps à au tre, j e me retournais vers mes compagnons
et les voyais l o i n derrière, ayan t du mal à suivre mon a l l ure .
I N ITIATI O N

I l s avaient l e visage en sueur. Les yeux éblouis par l e s o l e i l ,


l ' express i o n totalement ahurie, i l s ne pouvaient comprendre
q u ' une femme de vingt - cinq ans p lus âgée que le plus j eune
d ' e n tre eux, p û t faire preuve d ' une telle énergie .
Nous marchâmes ainsi je ne sais combien de temps,
l o rsque, arrivés dans l a val l ée, près du v i l lage, j e fus soudain
arrêtée par un homme sortant d'un jard i n . Il vint vers moi,
la main tendue. Je la serrai impuls ivemen t , car j 'avai s reconnu
s o n visage, sans l 'avo ir jamais vu en ce monde. Il appartena it
au même pays spiri tuel d ' où j ' étais venue, et, tan d i s que nos
yeux se retrouvaient, nos espri ts commun iquaien t .
Cela e s t impossible à comprendre s i on ne l ' a p a s réa l i sé.
Le jeune faq i r et son compagnon nous laissèrent, Mou l ay
A l i et moi, a l l er auprès du centenaire. M o u lay A l i me fit
en trer dans la première maison qui se trouva i t deva nt nous.
Trois j eu nes femmes maqu i l l ées de henné, de safran et de
carm i n , parées d ' ornements d 'argent, vêtues de robes aux
tissus et aux coloris chatoyan ts, sortire n t d ' une chambre,
dont la porte éta i t fermée . E l les y avaient assisté sans doute
à u ne fête, noce, baptême ou circoncisi o n .
E l les s'avancèrent vers moi l ' u ne après l ' au tre, et m 'étrei ­
gn irent affectueusement tout en me nommant M essaouda :
c' était le premier nom arabe qui m 'ava i t été donné par l es
femmes du douar de nomades à Sfax, en Tu nisie. Je reconnus
ces femmes , e l les aussi : e l l es appartenaien t au même monde
occu l te que l ' h omme qui étai t sorti du jardin un i n s tant
au parava n t . Elles retournèrent dans l a chambre, puis M o u lay
Ali m'emmena voir le cen tenaire.
J ' approchai d ' une maison en ruine et en trai dans une
chambre nue, aux murs cou l eur de poussière, au sol de terre
grise battue, tout j uste balayée. Assis par terre, sur un lam­
beau de tap is, i l m ' apparut comme l e symbole vivant de
t o u te la misère humaine, de l a pauvreté absolue.
J e le co nsidéra i , méd i tative. É voqua i t - i l l es conditions
requises pour obtenir l e d ro i t de passage dans l e monde de
la Connai ssance, ou n ' é tai t - i l qu'un épouvantail à m o i ­
neaux ? O u bien fal lai t - i l l e s réun i r en u n seul p o i n t , cel ui d e
l ' extrême dénuement de cette figure pathétique ?
LE C H EM I N DE D J E t;

Je posai avec u n e tendresse i n fi n i e mes l èvres sur son front


e t m 'en a l l a i . Un j e u n e h o m me, tenant par l a bride u n mulet
sel l é , m ' a tten d a i t à l a porte. M ou l ay A l i m e consei l la d e l e
m o n ter. I l ava i t fai t l e nécess a i re, pensa n t que j ' éta i s f a t i guée.
Ce n ' éta i t pas l e cas . J e l e p roposai à s o n compagno n ,
q u i s ' empressa d ' accep ter m o n o ffre . M ou l a y A l i e t m o i
refîmes à p ied l e chem i n d u retour, p récédés par l e caval ier
sur s o n mulet. J e marc h a i s t o ujours a l l égremen t , en cha n t a n t .
Lorsque j ' arrivai à l a m a i s o n d u Roùth , i l s e tena i t d ev a n t
s a p o r t e . J e dép o s a i l e b â t o n auprès d e s d eux au tres et l u i fis
l e réc i t de toutes les i mpres s i o n s que j ' ava i s eues , en l u i men ­
t i o n n a n t le souve n i r de l a v i s i o n de l ' O u rika à M a rra kech .
Qua n d j ' eus termi né, i l eut u n sourire très fi n et un regard
d ' u n e acu i té perça n te. I l me d i t a l ors : « E n t re seu lement vo i r
c e p a y s d a n s l e l o i n t a i n i na cces s i b l e , et y pénétrer e t y ètre
b i e n reçue, l a d i s ta nce e s t l a même q u ' en tre la terre et le ciel .
Qua n t à l ' état du cen tenaire, c'est b i e n le symbole de l a co n d i ­
t i o n du dénuement i ntérieur, q u i ouvre l ' accès au pays de l a
C o n n a i ssance s p i r i t u e l l e ( M ar i fah ) . n
D ix ième partie

M O STAGAN EM
La lettre providentielle

'ENTRETENAIS
J
u n e co rrespondance avec un frère dans l a
Voie, u n Français musulman d e la Tariqa Al laouia d e
M o s taganem . Quelque temps après l ' I h ti fa l 1 , j e reçus une
l e t tre de l u i , dans laquelle il me donnait des déta i l s i n téres­
sants sur certains faits, et sur ses é tats d ' espri t . Il dorma i t près
des cel l u l es réservées à la retrai te. La n u i t , quand le si l ence
é ta i t propice au somme i l , il l u i arriva i t d ' en tendre la voix
d ' un faq i r faisant l e dh ikr du Nom Suprême dans sa cel l u l e .
I l éprouva i t alors des sentiments contradictoires , ou complé­
m e n ta ires , de regret e t d ' espoir.
- J ' a i l ' impression de ramper, alors que j e voudrais courir,
me co n fia i t - i l , puis il s ' excusait de n ' avoir pu s ' empêcher
de m o ntrer une de m es lettres ( ce l l e dans laquel l e j ' expri ­
mais l e désir de j our en j our p l us pressan t de faire la retrai te)
à u n des faqirs les plus avancés de la Tariqa qui en ava i t
auss i t ô t fai t part au C h e i kh .
- Ce manque de d i scrétion de ma part , avoua i t - i l , dû à
une i n tention louab l e , vous a valu l ' i nv i tation du Cheikh .
I l sera h eureux de vous recevoir si vous venez à la Zaouia.
J 'espère que cel a vous décidera, concluai t - i l .
L a v i s i o n , à Mazaga n , l ors de l ' I h t i fa l , d u jeune homme

1 . L ' I htifal est une fête donnée pour l'inauguration d'une Zaouia ou
pour u n anniversaire.

2 69
LE CHEM 1N D E· D 1 EU

<< foyer de l u m i ère >> , ava i t ravivé m o n désir de retra i t e e t ,


d è s m o n retour à Casa b l a n ca , j ' ava i s c h erché à me re n s e i gner
à ce suj e t auprès des foqaras mes frère s .
J 'ava i s supposé q u e l a << K h alwah n , f a i s a n t part ie des
m é thodes de réa l i s a t i o n , était pra r i q uée dans t o ures les
Zaou i as , m a i s il n ' e n é ta i t pas a i n s i . E l l e n ' é t a i t u t i l isée q ue
d ' u ne façon occasi o n n e l l e , et non hab i t uel l e . j e n ' ava i s
o b t e n u q u e c e s q ue l ques i n forma t i o n s , a u s s i vagues q u e fra g ­
m e n t a i res, sans a u t res p réci s i o ns .
j e voya i s d a n s l a l e t tre du f a q i r de M o s taganem une i nt er­
ven t i o n d e l a Provi de nce et je rel i s a i s cet t e l e t t re avec émo ­
t i o n . Cepend a n t , je réfléc h i ssai s . J e me souvenais d ' u n vœu
fa i t à Abu M a dyan à Tlemcen en 1 93 5 à la s u i t e d ' u n e guér i ­
s o n d o n t j e parlerai p l u s l o i n . Qu i nz e an n ées s ' étaient é co u ­
l ées depu i s e t i l m ' ava i t é t é j u sq u ' a l o rs i m p o s s i b l e d ' a c ­
com p l i r c e vœu . Le moment é ta i t ven u , i l sem b l a i t m ' i nv i t er ;
l ' occa s i o n é ta i t bel l e , pourq uo i ne pas la sai s i r ?
J ' aurais peu t - être a i n s i les deux possi b i l i tés s i m u l t a n ées de
m ' a cq u i t ter d u vœu e t d ' e ffe ctuer l a retra i t e .
M a réso l u t i o n p r i se, l e l e n dema i n , s a n s aven i r pers o n n e ,
j e p a r t i s pour M o s taga ne m , et I n C h aa A l l a h vers Tlemce n !
Le t ra i n se rem p l i s s a i t de foq ara s à m esure q u ' i l s ' a rrê t a i t
à c h a q u e gare j u s q u ' à O uj da . I l s é t a i e n t reco n n a i ssables à
l eurs tenues b l a n c h es t ra d i t i on ne l l e s et aux chapelets q u ' i l s
portaient a u tour d u cou. j e m ' a t te n d a i s à l e s vo i r desce n d re
à O uj d a , m a i s i l s ne firen t q u e changer de t ra i n pour a l ler en
A l gérie. Tro i s s ' i n s ta l l èren t d a ns le compart i m e n t où j e me
trouva i s . E n les éco u t a n t d i scouri r e n t re eux, j e compri s , à
ma gra nde su rpri se, qu'ils f a i sa i e n t part ie de la Tariqa
A l l a o u i a et se ren d a i e n t à la Za ouia d e M o s t a ga n em .
A i n s i i nt éressée, le voyage me sembla m o i n s l o n g . Leur
conversa t i o n m ' apprit q u e l e C h e i k h se nomma i t Adda ben
To u ne s , q u ' i l ava i t u n fils et q ue l ' I h t i f a l deva it avo i r l i eu
à la Za ouia le lendema i n même et q u ' i l s é t a i e n t co nviés. J e
trouvai cette n o uvel l e rée l l em e n t su rprena n t e !

'2 7 0
L ' arrivée à Mostaganem

LE train s'arrêta à M o s taganem à sept heures du soir. Le


quai de l a gare se rem p l i t d ' une foule de foqaras des­
cendus des wago ns et j e n ' eus qu'à l es su ivre pour arriver sans
d i fficulté à l a Zaouia.
Le Cheikh Adda Ben Tounes se tena it devant la port e pour
accuei l l ir l es pèlerins q u i affi uaient de tou tes l es régi ons du
Maroc et de l 'Algérie. I l semblait atten d re mon arrivée et me
reçut comme u n membre de sa fam i l le sp irituel le, me témoi ­
gnan t même une estime particul ière. É ton née par ces marques
de considération, à l a fo is gênée et rassurée par cet accue i l ,
j ' étais aussi i n quiète d 'arriver a i n s i e n pleine fête parmi la
m u l t i tude des foqaras.
Le Cheikh ayant d o n né ses ordres, un jeune garçon très
brun, fort sympath ique, me con d ui si t à l ' int érieur de la
Zaouia. Il ouvri t une porte, fermée à clé, m ' inv i ta à entrer,
puis il repar t i t , m 'aya n t prévenue q u ' i l reviendra i t .
Restée s e u l e d a n s l a chambre , j e regardai autour de moi .
La pièce mesurait environ six mètres de long sur quatre ; le
p lafon d éta i t très hau t . Dans le mur opposé à l ' en trée , deux
ouvertures étroi tes, sans vitres, laissaient passer un air gla ­
cia l . Je ressen ti s simul tanément la fa tigue, la fai m et le fro i d .
J ' allai m 'étendre sur u n matelas posé à même le so l .
A ce moment - là, l e jeune homme m ' apporta u n plateau
contenant du thé et d es gâteaux. I l m ' appri t avec une sa t i s ­
faction évi d e n te qu ' i l se nommait Mansour et q u ' i l serait à
mon service durant mon séj our à la Zaouia .
Le thé me réchauffa , l es gâteaux ca l mèrent ma fa im et je
m ' assoup is un instan t . J e me révei l lai quand M a n sour entra ,
m ' apportant u n e b o u i l l o i re d ' eau chaude et le nécessaire
pour la l i terie .

'2 7 1
LE C HEMIN DE D IEU

Je pensai a mes prières en retard et décidai de faire mes


ab lutions, laissant Mansour préparer le l i t . Une fo is mes
devo irs rel igieux accomp l i s , je mis ma dj el laba, car Mansour
m 'ava it avertie de me tenir prête : on ne tardera it pas à venir
me chercher pour dîner.
On frappa à la porte et j ' eus la surprise, après avoir ouvert,
de reco n naître H assa n , mon correspondant, dont j ' avais la
photo. Il me recon n u t égalemen t . cc Je suis très heureux ! »,
s ' exclama - t - i l en me serran t l a mai n . cc Aussitôt que j ' ai
appris qu' une Européenne éta i t venue à la Zaouia, j 'étais cer­
tain que c'éta i t vous . M a i s , repri t - i l , en baissant le ton, l ' air
grave, savez- vous que vous êtes dans la chambre du fonda­
teur de la Tariqa Al laouia, le Cheikh Ben A l l ioua . » J e ne
répondis pas, me contentant de h ocher la tête avec ce sou­
rire ins ignifiant qui est une sorte de barrage à l ' affl ux émo­
tionnel. Il m ' e n traîna alors hors de l a chambre et du j ardin :
« Venez vite, nous auro ns le temps de causer plus tard , on
nous attend. »

La danse des trois mille foqaras

L E tro i s ième j our de mon séj our à M ostaganem, H assan


vint me chercher l ' après - m i d i , comme conven u , afin
d 'assister à la danse mystique qui devait avo ir l ieu dans la
nouvelle Zaouia.
Cel l e - ci s' éleva i t en face de l 'ancienne. La façade aux
ouvertures béantes n 'éta i t pas crép i e ; à l ' i n térieur, le corps
du bâtiment attendait son ach èveme n t . On s'arrêta dans une
gal erie ouverte, très large , à grandes arcades semblables à
celles des mosquées ; cette galerie s'ouvra it sur une très vaste
cour dallée.
Cet espace se remp l i t en quelques instants de l ' affl uence
de tro is m i l l e foqaras. H assan, m' ayant apporté un si ège,

272
M O STAGANEM

me consei l l a de m 'asseoi r ; la danse, i n termi ttente, pouva i t


durer l ongtemps.
Tro is groupes s ' o rganisèrent, formant tro is cercles ; au
m il i eu de chacun pénétra u n mokkaddem . En même temps,
dominant l es rumeurs , l a voix harmon ieuse des chan teurs
s ' él eva, et la danse commença.
Cette danse impressionnait p l us particu l i èrement l ' ouïe que
l a vue, ce qui semble paradoxal . Mais il suffi t , pour le
comprendre, de s' i magi ner tro is m i l le hommes asp i rant et
rej etan t l 'air de toute l a force de l eur p o i trine, avec un bru i t
évoquant l e va - e t -vient d ' u ne scie dans du b o i s .
Ce rythme resp irato i re entraînait l e s corp s . Ceux - ci se
souleva ient et retombaient dans une synchro n i sation par­
fa i t e . L'action dynam ique, m ult i pl iée par tro i s m i l le, pro ­
duisait une énergie d ' une puissance surhumaine. L'atmos­
p hère qui en éta i t chargée devenait p lus grisante qu'un
a l co o l .

Le Maj doub


L A

tot.
anse prit fin vers cinq h eures, la foule s e d i spersa aussi­

Il ne restait plus dans l a Zaouia que q uelques d i sciples, dont


le p e t i t groupe de j eu nes foqaras qui m ' en touraien t .
Dès m o n arrivée i l s s ' étaient a t tachés à rendre m o n séjour
aussi é d i fia n t et agréable que possib l e . J e prenais mes repas
en l eur compagn ie, et i l s me consacraien t l eur temps d i sp o ­
n i b l e . Leur maturi té spirituelle contrastait avec l e u r j eunesse.
J e découvrai s dans l eur recherche de la connai ssance un
amour, une ardeur, et une fermeté d ' une qualité rare, qui
me surprenaient.
J 'avais remarqué un perso n nage b izarre, dans un co i n de
l a gal erie, adossé à u n p i l ier ; il soutenait de sa main gauche

'2 73
LE C H E M I N D E DIEU

le coude de son bras dro i t sur l e p o i n g duquel i l appuya i t


son m e n t o n . D ura n t t o u t e la danse, i l n ' avai t p a s cessé d e
m ' o bserver, me su iva n t d e s yeux chaque fo is q u e j e m e dép l a ­
çai s . S o n comportemen t m ' i n triguai t . Je le s i gnalai a u x foqa­
ras qui m 'apprirent que c'était l e « M aj doub » 1 de la Tariqa,
très attaché au Cheikh .
Tout en échangeant d ivers propos , nous étions sortis de la
Zaouia, l orsque j 'aperçus Mansour qui semblait me cher­
cher. Un sourire éclaira son visage quand il me vit puis, dés i ­
gnant quelques automob i l es sta t i o nnées e n haut d e la rue :
<< Le Cheikh t ' a ttend, i l est acco mpagné de gens venus d ' A l ­
ger ; rej o i n s - l e avan t q u ' i l s n e parten t ! >> Je m e séparai des
foqaras et l e suivis.

Présentation

L E Cheikh et le faqir qui l u i servai t d ' i n terprète s e tro u ­


vaient avec quatre Européens, une femme e t tro i s
hommes . Quand j e m ' approchai d ' eux, j e compris à leur
atti tude que j e venais d 'ê tre le suj e t de leur conversa tion .
Le plus âgé se présenta ; j 'eus a l ors le p laisir de connaître
l 'a u teur éminent d ' ouvrages 2 qui m'ava ient pro fondément
i n téressée, É m i l e Dermenghem . Je lui d i s combien j 'appré­
ciais l es qual i tés de cœur e t d 'espri t , s i rares, dont son œuvre
témoigna i t . L'éch ange de quelques mots s u ffi t à nous fa ire
prendre conscience d ' une compréhension q u i se s i tuait à u n
n iveau défiant l e langage .
Se présentèrent a lors un médeci n éminent d 'Alger et s o n
épouse. Ce coup l e se d i s t i n gu a i t p a r une certaine beauté phy­
sique q u i révél a i t une d i sposition particu l i ère à la spiritua l i t é .

1 . L e fou d e Dieu.
2. la Vie de Mahomet, Pion 1 9 2 9 . L 'Éioge du vin, Vega 1 9 3 1 . La Vie des
saints musulmans .

2 74
M O STA G A N E M

Le quatrième de ce groupe, u n jeune h omme resté di scrè­


tement à l ' écart, me d i t q u ' i l éta i t médecin . I l me demanda
mon adresse car i l désirait m ' écrire ce qu ' i l ne pouva i t m ' ex ­
p l iquer en cet i n s tan t . A l a fin de l ' entretien, i l s partirent et
j e regagnai ma chambre pour prendre un instant de repos.
Lorsque j e montai rej o i ndre l es foqaras dans l a sa l l e o ù
n o u s prenions n o s repas, la gal erie était vaguement éclairée,
et j ' aperçus quelq u ' u n assis sur u n tapis de prière raj u s tant
son turban déroulé. Je reco nnus l e Cheikh sans s o n burnous .
I l é ta i t dél ivré des exigences contraignan tes du degré spiri­
tuel, comme u n homme de peine ayan t soulagé ses épaules
d ' u ne charge accab lante. I l ne subsista i t q u ' u ne dépo u i l l e
corporel le : exemple vivant du dénuemen t a b s o l u du par­
fait servi teur de Dieu.
Il m ' éta i t impossible, l ' ayant vu , de ne pas le sal uer. J ' a l l a i
auprès de l u i p o u r bai ser s a main , m a i s i l la retira prompte­
ment sans rien d i re . Je rej o i gnis l es foqaras, fortement impres-
s 1 o nnée.

Le Cheikh Adda Ben Tounes

LE lendemain mati n , j 'avais ouvert la po rte pour lai sser l e


s o l e i l pénétrer d a n s ma chambre. J 'attendais q u e M a n ­
sour vienne ap porter l e p e t i t déj euner, ma i s il tard a i t .
Entenda nt un l éger bruit, j e tournai la tête, pensant q u ' i l
arriva i t , et j e v i s le C h e i k h d a n s l ' encadrement de la porte. I l
en tra, s u i v i de deux foqaras, en me souha i tant u n e bonne
j ournée. La surprise arrêta sur mes lèvres une exclamation de
JOle.
Mansour app orta u n grand p la teau. I l le posa auprès d u
Cheikh qui s ' i nstallait sur un tapis avec l e s foqaras. Je pris
place à leur côté. Un des foqaras servit le café ; il s'appelait
Ben D i mrad, c'était à l u i que H assan ava i t mon tré ma l ettre .

'2 7 5
LE CHEMIN D E DIEU

I l me d i t que l e Cheikh ava i t été très occupé ces derniers j ours


par l ' I h ti fa l , mais q u ' i l pouvai t main tenant me consacrer son
temps.
J 'écoutais ce q u ' i l me disait, mais j e ne l 'entendais qu'à
peine. Le visage du Cheikh absorba i t mon atten t i o n . J 'y
découvrai s , comme dans u n l i vre o uvert, un trésor de vertu,
d 'amour, de patie nce et de sincéri té qui , par sa réserve
pudique, imprégna i t ses tra i ts d ' une douceur p l us impress i o n ­
nante q u ' u ne fière assurance.
Son atti tude bienve i ll a n te me stimula. J e m ' adressai à lui
d i rectement et lui exposai le but de ma venue à la Zaou ia,
certai n e de me faire comprendre :
- Je suis venue ici, d i s -je, pour avo i r votre bénéd iction
( Baraka) et obtenir de vous l ' autorisation de faire une
retraite. E n s u i te, à mon retour, j e m ' arrêterai à Tlemcen pour
accomp l i r u n vœu à Abû M edyan E l - H ou t h , qui m'a accordé
la grâce de me guérir d ' une maladie qui menaçait ma vie.
Ayant ainsi exprimé tout d'un trait mes aspirations, j e bus
mon café pour me donner une con tenance et atten dis sa
réponse avec a nxiété .
- Tu es la b ienvenue dans la Zaouia, d i t - i l avec mansué­
tude. Nous auron s , s ' i l p laî t à Dieu, l e temps de décider du
moment pour toi d 'entrer en retra i te ; Ben D imrad s'oc­
cupera de te donner les i ns tructions ind ispensables . J e vien ­
drai te voir tous les j ours .
Cette promesse me réconforta, mais sa v i s i te m ' ava i t sem ­
b l é d ' une trop courte durée.

Le corps démembré

U soir, après le dîner, le groupe de foqaras, en compagn ie


N

desquels j e prenais mes repas, s'était réuni dans ma


chambre . I l s tenaient des propos décousus, avec une exubé-
M O STA G A N E M

rance j oyeuse, i n habituel l e . Je parvins, non sans peine, à sai­


sir le sens de leurs phrases . Il s'agissa i t d'un fa i t divers
récent : l es restes d ' u n corps humain avaient été trouvés
d ispersés dans d ivers endro i t s enviro n nants, sur l es col l i nes,
dans l es bois, auprès des rivières.
Ce crime, certes, n ' était pas banal , et aurait trouvé sa p lace
dans l es a nnales j udiciaires, cependan t je ne trouvai aucun
motif qui pût j ustifier leur manière d ' en parler. I ls répo n ­
daient à mes questions p a r d e s lambeaux de phrases, en pouf­
fant de rire. Cette ga ieté me paraissait cyn ique, et l eur dés i n ­
vo l ture od ieuse. Les conj ectures l e s p l u s inqu iétan tes se
pressaient dans mon espri t , mais je restais dans l ' expectative,
me gardan t de tout j ugement.
J 'avais l ' impression q u ' i ls s 'étaient concertés avan t d 'en trer
dans ma chambre, car i l s semb laient avoi r un même obj ectif,
q u ' i l m ' était impossible de deviner. J e renonçai finalemen t à
comprendre l eur étrange comportemen t . Cependant j 'étais
troub lée, inquiète auss i . Dès q u ' i l s furen t parti s , j ' allai au
fond du jardin faire mes ablutions. La prière, pensa i s -j e ,
m e rendrai t la sérénité.

La tempête

E
J
m ' apprêtais à regagner ma chambre l orsque l 'averse me
surpri t . J ' attend is u n instant, espéran t q u ' e l le ne durerai t
pas , mais, a u l ieu de cesser, e l l e tombait de p l us e n plus fort ;
cel a pouva i t conti nuer d uran t toute la n u i t .
Je sortis en coura n t p o u r regagner ma chambre . J ' arrivai
ruissela n te de la tête aux pieds ; je dus auss itôt changer mes
vêtements et l ' opéra t i o n n 'était pas faci l e . Je tremblais et mes
dents s ' en trechoqua i e n t . Un air glacial s ' engouffrai t par les
ouvertures sans vi tres en haut du mur.
Je n'avais j amais eu s i fro i d . Ne sachant comment me

277
LE C HEM I N DE D I EU

réchauffer, j e m ' enroulai dans l a couverture et m ' assis sur l e


matelas . Je n 'envisageai s al ors aucune poss i b i l i té, ni de prier,
n i de l i re, n i de dormir. Le crime et l a man ière dont i l m 'avait
été rapporté m ' obsédaie n t . Il me sembl a i t voir les membres
de la victime j etés sur la terre comme des graines, pour y
prendre racine.
L' impress ion de choses secrètes, d'un mystère impéné­
trable, m ' envah issait sournoisement , avec la peur. C'est alors
que les éléments se déchaînère n t .

Déroute

C ETIE n u i t du 7 janvier 1 9 5 1 est restée pour moi une date


des plus mémorables. La tempête qui déferla sur M osta­
ganem fut terri fiante. Chaque élément manifestant son pou­
voir au maximum, l ' ensemble atteigna i t une p u i ssance in ouïe,
tel un prélude à l ' apocalypse.
La peur, sentiment jusqu'alors i n connu de moi , et une
impressi o n de danger imminent, s ' étaient i n fil trées en moi
sans raison et me dominaient entièremen t . Je sort i s de la
chambre et me préci p i tai dans le jardin comme une bête
traquée, cherchan t u n refuge . A la l ueur des éclairs , j ' aperçu s
une porte, cel l e de la maison du Cheikh Adda Ben To unes ;
j 'y couru s .
A u moment o ù j ' a l lais frapper d e tou tes mes forces e n appe­
lant au secours, ma panique d i sparu t . Il en subsistait encore
une trace, lorsqu' une lum ière s ' a l luma à l ' i n térieur. Je m ' a p ­
prochai avec l ' espoir de trouver une assi stance fraternel l e .
L a tête du Cheikh m 'apparu t ; i l s'apprêtait à s e coucher et
dérou lait son turba n .
Je m e retirai vivement, tout à coup consciente de la s i tua­
tion. Je retournai lentement vers ma chambre, tel un bateau
rentre au port après avoir risqué de fa ire naufrage .
Le compliment

LE l e n d e m a i n m a t i n , à l ' heure d u p e t i t déjeu ner, l e C h e i k h


e ntra d a n s ma chambre, suivi d u pet i t groupe de foqara s
venu l a vei l le a u s o i r . Le contraste avec l e u r a t t i tude de la
vei l l e étai t fla gran t . I ls étaient a u s s i réservés q u ' i l s ava ient
été exubéra n t s . Leurs regards scru t a i e n t m o n v i sage, sem­
blant y ch ercher des s i gnes q u i leur don nera ient motif de se
réj o u i r o u de m e p l a i n d re . Seul l e Cheikh était souria n t .
Après J 'écha nge d e p o l i tesse, i l s ' i n forma : « Comm enc
a s - t u passé l a n ui t ? n L ' i n t e l l i gence et l a mansuétude de son
souri re m ' enco uragère n t . Alors, sans hési ter, j e rel a t a i mes
a larmes d ura n t la tempête, j us q u ' a u moment où, saisie de
panique et sur l e p o i n t de frapper à sa porte, j ' ava i s s u b i t e ­
ment repr i s l e contrôle de m o i - même.
Le C h e i k h m ' ava i t écoutée a t te n tivemen t . Quand j ' eus
achevé ma co n fessi o n , il dit gravemen t : c c C ' est t rès heureux
pour t o i d 'avo i r d o m i n é cet état ; d a n s le cas co n c ra i re t u
a u r a i s é t é perd a n te. n
Le t o n du C h e i k h , expr i m a n t son avi s , en f a i sa i t apprécier
t o u te la valeur. J e l e reçus comme u n comp l i m en t .

D irectives

D EPUIS p l u s d ' u ne sema i ne à la Zaouia, j ' a t t e n d a i s t o ujours


d u Cheikh la décision rel a tive à l a retra i t e sp iri t u e l l e .
Comme p ro m i s , i l vena i t tous les ma t i n s , suivi de foqara s ,

2 79
LE CHEMIN DE DIEU

prendre l e petit déj eu ner e n ma compagn ie. J ' avais l ' i mp res­
sion que l e Cheikh me tena i t e n observa t i o n . Nos ent retiens
- M odakara t - d ura ient parfo i s une heure ; jamais cette
ques t i o n esse n t i e l l e n e fu t abordée .
U n après - m i d i , Ben D imrad v i n t me présen ter t ro i s foqaras ;
c'étaient des moqaddami n , le premier de M ascara , le second
de S i d i bel Abbès, le troisièm e de Tlemce n . Ma présence à la
Zaouia l es ava i t i n trigués . I l s question nèrent Ben D i m rad ;
ce dernier l eur fo u r n i t des exp l i cat i o n s qui durent sans doute
l es satisfai re, car ils m ' i nvi tèrent à passer quelques j o u rs dans
l eurs v i l l es respectives . Je dus refuser, obj ectan t que l a ra ison
de mon voyage é ta i t la retrai te, p u i s l 'a cco m p l i ssement de
mon vœu à Abû M e dyan .
A u moment d u repas , j e v i s arriver Ben D i mrad e t les
mêmes moqad dam i n , qui s ' i n st a l l èren t à ma table. I l s avaient
eu un entretien avec l e C h e i kh , d ' o ù il résu l t a i t q u ' i l m ' au­
torisait à faire l a retraite, e n m ' isolant dans ma chambre,
auss itôt mon retour au M aroc . Auparava n t , je deva is rester
une semaine environ dans l a Zaouia de Tlem cen o ù j e rece­
vrais tou tes l es i n s tructio ns nécessaires, et acco m p l i r éga l e ­
ment mon vœu à Abû M e d ya n .
J e compris, à la manière d o n t i l s parlaient, que l e fa it
d ' emporter la retrai t e avec m o i - c ' étaient exactement les
termes qu'ils emp l oyaient - deva i t avoir bien p l u s d ' impor­
tance q u ' i l ne paraissai t . Touj ours es t - i l que j ' appro uvai
l eur décis i o n , acceptant de partir en l eur compagnie l e l e n ­
dema i n mati n , n e ch ercha n t pas à comprendre, tant j ' étais
heureuse. Confia n te dans les d irectives qui m 'étaient don nées,
j e me contentais de l es su ivre, sachant q u ' e l les me fera ient
parvenir au but.
Avant de m ' endormir cette n u i t - l à , la dern ière que je
passais à l a Zaouia, j e pensais a u Cheikh et j e s o u h a i ta i s de
tout cœur qu'il me fît présent de trois objets personnels, b i en
déterminés. J ' éprouvai s s u b i tement le bes o i n impérieux de
savoi r s i l ' u nion spirituelle e ntre l e Cheikh et m o i s 'avérait
complète. Pour e n avo ir l a cer t i tude, il me fallait u ne preuve
concrète, que seul le don des troi s objets pouva i t m ' appor­
ter. Je m 'endorm i s sur cet espo ir.

2 80
M O STA G A N E M

Le m a t i n , à l a sortie de la Zao u i a , j e trouva i l e Cheikh


debout près d ' un e cami o n nette, au volant de laquelle se
tena i t son fils. Après l ' avoir salué, je vou l us l e remercier de
ses b o ntés et de sa généreuse hospi tal i té, mais je balbutiai,
au comb l e de l ' émo tion. J ' a l l a i s prendre p lace dans la voiture
pour abréger la pénible sépara t i o n , quand le Chei kh, sou­
ria n t , me tend i t u n paquet s o i gneusemen t plié dans du papier
fin . J ' eus à peine le temp s de le saisir q u ' au même insta n t ,
surgi de j e n e s a i s o ù , le M aj doub s ' avança vers moi et, avec
force ges tes, me signifia d ' a t te ndre son retour ; puis il d i sparut
en coura n t .
Le Cheikh, arborant u n e expres s i o n étrange, m'apprit
que l e Majdoub l ui éta i t profo n dément a t taché et q u ' il
n 'ava i t prêté d ' atten tion à aucune autre personne q u ' à l u i
d e p u i s q u ' i l viva i t dans l a Z a o u i a . I l acheva i t à p e i n e de
parler quand le M ajdoub rev i n t , portant un grand sac et un
paquet q u ' i l m ' o ffr i t d ' u n air satisfa i t .
J e m ' emp ressai de mon ter d a n s l a voi ture pour cacher mon
ém o t i o n .

Le souhait réalisé

D ÈS que la voi ture se fu t é l o i gnée de la Zaouia, je voulus


me rendre comp te s i mon s o u h a i t étai t réal isé. Pour
cel a , il me fal l a i t ouvrir l e plus d i scrètement possi b l e le
paquet o ffert par l e Chei k h , ma curio s i t é risquant de formal i ­
ser s o n fi l s .
J 'a t tend is l ' i nstant pro p i ce, o ù i l é t a i t absorbé par u n
encom breme n t de l a rou te, p o u r défa ire le paquet et j eter
un regard sur son contenu .
J e vis un tissu b lanc très fi n , une sorte de moussel ine pour
fai re des turbans ; e l le é tai t enro u l ée autour d'un très j o l i
chapelet en gra ines végétales rouge sombre pol ies par l ' usage.
LE C H EM I N DE D I EU

J e remis tout en ordre et restai à la fo is perpl exe et tro ub l é e .


L e s d e u x paquets q u e l e M aj doub m ' avait rem is pesaient
assez l ourdement sur mes genoux ; tout en réfléch issa n t ,
mach i nalement, je dénouai la ficelle attachant l ' u n d ' eux.
Il contenait un grand et beau l ivre écri t en arabe ; c'était
un Coran ! J e n 'ava i s j amais éprouvé u n bonheur aussi
intense.
Mon souhait réal isé, l es trois obj ets en ma posses­
s i o n , j ' étais comblée au- delà de mes espérances . Qua n t à
compren dre pourquoi et comme n t le Maj doub ava i t , par son
i n tervent i o n , servi d ' i n terméd iaire au Cheikh au suj e t du
Coran, j ' y reno nçai pour l ' instan t . Plus tard , peu t - êt re
pourrai -j e médi ter l à - dessus . . .
La voi ture s ' ét a i t arrêtée auprès du car. Les moqaddamin
avec le gro upe de foqaras m 'attendaien t .

Le regardant et le regardé

L E groupe qui m ' acco mpagnait était assis à l 'avant du car


et je me trouvais vers le mi lieu. Selon mon h ab i tude en
voyage, j ' avais mon chapelet à la main et j e fa isais l e d h i k r,
uti lisant ainsi l e temps à mon avantage. J e gardais les yeux
bai ssés afin de m ieux me concentrer, l orsque la personne
assise à mon cô té vo u l u t descendre du car. J e m 'éca rtai p o ur
la laisser passer et levai di strai tement l es yeux sur e l l e et sur
l es gens qui m 'environnaien t ; ce qui se p ro d u i s i t a l o rs est
i ncroyab l e .
I l s ' agit ici d ' une sorte d ' expérience spirituelle particu li ère.
Sa lecture dans les textes trad i tionnels donne l ' i mp ression
q u ' o n l a comprend et parfo i s même q u ' o n la con naî c . Quant
à la réa l i ser, c'est une autre ques t i o n .
Sur t-0 us l e s vi sages qui s e tournaient vers m o i , j e ren ­
con trais mon regard ou plus exactement je le reco nnaissa i s .
M O STA G A N E M

J ' éta i s l e regardant au sens i l l im i té, u niversel , et les yeux de


ces gens n'étaient que les organes m u l t iples de ma vision,
suprême, unique. E t j ' étais aussi le regardé au sens restric­
t i f.
Cette expérience m ' avait fa i t découvrir l ' un icité princi­
p i e l l e de ! ' Ê tre, à ses d i fférents n iveaux .
J e rem is le chapelet dans mon sac. Le car s 'était arrêté,
tous les voyageurs descendaient. Nous étions à Tl emcen .
Le m o k k addem de la v i l l e nous i nvitait à le su ivre chez l u i ,
o ù d e s ordres avaient é t é transmis pour nous recevoir.

Abû M edyan El -H outh

POUR l ' i n te l l i gence des fai ts et l eur enchaînement, i l est


nécessaire de revenir à la période pendant laquel le j ' ai
vécu au M aroc dans l e b led .
E n i 9 3 5 , je fus atte i n te d ' u n e dysenterie amib ienne, rebel l e
au trai tement d 'émétine que m e fa i s a i t su ivre mon mari .
Après p l u s d ' u ne année, mon état de santé ne s ' étant pas
amélioré, je commençai à m ' i nquiéter ; l ' i dée que j e n'avais
plus l o ngtemps à vivre m ' i ncita à a l l er vers mes paren ts, que
je n ' avais pas revus depuis notre arrivée au M aroc. I va n , à
q u i j e fis part de mon proj e t , tenta vai nement de m ' en dissua­
der. Je préparai mes val ises pour partir le lendema i n à une
heure de l 'après - m i d i . La nuit même, j e fis u n rêve bizarre :
je me trouva is dans un terra in vague, près d ' une auto en sta­
t i o n nement, conduite par u n chauffeur nommé Boumedya n .
D è s que c e dernier m e v i t , avec i nsista nce, i l m ' i nvi ta à m o n ­
ter en voi ture et à partir avec l u i . Le rêve se term i na à ce
momen t - là. Au réve i l je voulus en avo ir l ' i n terpréta t i o n .
J ' a l l a i d a n s la v i l l e arabe le racon ter à un p ieux Maroca i n ,
cel u i q u i m'avai t appris l e d i khr q u e S i S e l m i m ' ava it i n t erd i t
de fa i re . Aussitôt q u ' i l m ' eut enten d u , i l s 'écria tout surexcité :
LE C HEM I N DE D I EU

« C ' es t Abû Medyan E l - H outh qui t'appelle à Tlemcen ; i l


fau t a ll er vers l u i . » Je l u i en fis l a promesse, et l e q u i t tai pour
prendre le car.
Arrivée à Oran, je trouvai mes parents qui m ' attendaient
à l a gare. I va n l es ava i t avertis par télégramme. J ' espérais
rester auprès d 'eux u n mois et demi ou deux, mais la maladie
s'aggravan t de j our en jour, j e ne voulus pas les affiiger
davan tage par le spectacle des souffrances qui ne cessaient de
me torturer.
Le dernier j our, ma mère refusa de me laisser repartir seule,
et réso l u t de m ' accompagner. Dans l e tra i n , l e compart iment
de première était vide, et je m ' é tendis sur la banquette pour
me reposer. Les bru i ts e t les ballot tements du tra i n , par leurs
rythmes méca n iq ues , m ' assoupissaient ; j 'entendais vague­
ment la voix de ma mère et cel le d ' u n h omme, parler ou p l u ­
tôt chucho ter ; j e perdis toute n o t i o n du temp s . Souda i n , un
s i fil e t suivi d ' u n cri : « Tlemcen ! » me surprit dans ma tor­
peur, m 'ébra n l a n t comme u n coup de canon . Je me redressai ,
saisissan t mes bagages à m a i n , et d i s à ma mère : « Vite,
il fau t descendre ici, j e dois a ll er au sanctua i re de Abû
M edya n , prends l es valises. » A cet i n s ta n t , je vis un j eune
h omme assis à côté de ma mère . Il semblait au courant
de n otre situation, car il rassura i t ma mère, complètement
désorientée par l e changemen t imprévu de pro gramme. « I l
y a cinq m inutes d 'arrêt, vous avez l e temps, descendez sur le
quai, j e vous passerai l es val ises par l a fenêtre ; quant à vos
b i l lets, a l l ez trouver le chef de gare et prétextez que vous devez
voir un parent . Vous repartirez dema i n ma t i n . »
Tout se passa facilement. Je trouvai un h ô tel - restaurant
convenabl e proche de la gare, et pris une chambre à deux
l i ts , pour ma mère et moi . Après une t o i l ette sommaire, j e la
rej oignis dans le salon.
J ' aperçus le jeune homme de l ' h ô te l qui avait monté nos
bagages, sortant de l a salle de restaurant dans lequel i l deva i t
aussi assurer le service. Je l ' i n terrogeai en arabe s u r l es
moyens de se rendre au sanctuaire d 'Abû M edyan E l - H outh .
I l m 'ava i t écouté, stupéfa i t . « M a i s », s' écria - t - i l , ne pouva nt
se retenir de protester, <c tu n ' es pas musulmane, tu n ' as pas
M O STAGA N E M

l e d ro i t de pénétrer dans ce sanctuaire réservé aux seul s


musulmans. »
« Tu me juges d ' après l 'apparence, ce qui est une erreur » ,
rép o n d i s -j e . Je crus a l o r s devoir l u i donner quelques préci­
sions, parmi l esquelles l e rêve fa i t l a vei l le de mon départ du
M aroc pour O ran .
La véri té a des accents qui ne permettent pas de dou ter de
son authenticité. Quand j 'eus fi n i de lui parler, le b rave gar­
çon, très détendu, m ' apprit avec u n sourire satisfait que j e
deva is a l ler aux services m u ni ci paux demander au fonctio n ­
naire chargé du sanctuaire l 'autorisation de fai re l e pèleri ­
nage . Je m ' y rendis aussi t ô t , appuyée au bras de ma mère.
Aux services municipaux, le fonctio nnaire auquel j ' exposai
ma requête demeura étonné . Cette fo i s encore, j ' u t i l isai l es
mêmes arguments, et je pouvais su ivre l ' effet q u ' i l s produ i ­
saient aux changements d 'expression de s o n visage. Le pre­
m ier sentiment fut l a perplexité, puis le doute, puis la
compréhens i o n , et enfin l a certi tude. Il nous dél ivra l 'autori ­
sation avec un plaisir évi den t .
L e sanctuaire se trouva i t à p lusieurs k i lomètres de l a v i l l e ,
d a n s l a campagne enviro n n a n te ; n o u s n o u s y rendîmes en
calèche. Ce fut une agréab l e p romenade ; i l ne faisait pas
encore très chaud , malgré u n soleil de j u i l let presque au
zéni t h , et j e me sentais reposée.
Soud a i n , des « you - you » accompagnés du b ru i t des tam ­
bourins, prél udes de fêtes , égayèrent l ' atmosph ère en même
temps qu 'apparaissait sur la route u n cortège de femmes
qui se rendaient à une noce.
Dans sa muni ficence, l e soleil pro d i guait sur el l es l ' or de
ses rayon s , fardait leur visage, faisait sci n t i l l er leurs bij oux
et rendait cha toyan tes les cou leurs de leurs robes . Par la magie
de sa lumière, il transfigura i t ces créatures terrestres en
« houris » du Paradis. Cette vision me sem b l a i t un heu­
reux présage et j ' en fis part à ma mère. E l l e leva l es yeux
vers le ciel, l es mains j o i n tes : « Que le Seigneur nous
assiste ! » , p ri a - t - e l l e .
La voi ture s'arrêta sur une col l ine ; le cocher descen­
d i t et, nous m o n trant u ne grande et belle porte ancienne, i l
LE C H EM I N DE DIEU

d i t en français : « C ' est la mosq uée d ' Abû M edyan . » Le


gard i e n , quand i l nous v i t , demeura i n terd i t ; j e le ra ssurai en
lui parlant en arabe, tandis que j e lui remetta is les autorisa­
tions. Auss i tô t i l nous fit déchausser et mettre les babouches
l égères en chevreau.
J ' osais à peine poser mes pieds sur le sol , consciente de vivre
un des i nstants l es p lus i mportants de mon existence. J ' étais
si émue que mes yeux regardaient sans voir, absorbés, perdus,
a u - d e l à des formes . Je ne garde qu'un vague souvenir de la
mosquée et d e l a médersa , l ' i mpression d ' une gran deur sp i ­
rituel le, d ' u ne présence dans l ' absence, i nvisible e t cepen ­
dant percep tible aux sens i n térieurs . Le respect courba i t
mes épaul es et l 'amour déborda i t de mon cœur d a n s une
sorte d ' i vresse et de verti ge.
J e restai un moment assise auprès d u tombeau, quand ma
mère me fit vo ir le p u i t s . Je me releva i . La marge l l e m ' apprit
l ' h isto ire de ce p u i ts de la manière la plus éloquente. E l l e
montra i t s u r s o n pourtour d e marbre d e s entai l l es profo ndes,
fai tes par la l ourde chaîne.
Le gard ien t i ra sur cette chaîne, ramenant u n récipient rem ­
p l i d ' ea u , et m ' offrit à bo ire. Cela faisait partie du rituel du
pèlerinage et j e n ' en avai s rien s u . M a i s , avan t de bo ire, j e
m ' étais rend u compte combien c e ges te éta i t cap i tal et que
cette m i nute a l l a i t décider de ma vie. J ' élevai ma prière à
D ieu de tou tes l es forces de ma fo i et de mon amour et je bus
autant que j e pouvais de cette eau bén i e ; ma mère suivit
mon exemp le, aussi émue que m o i .
Sur l e chem i n du retour, n o u s cro i sâmes d e no uveau l e
cortège q u i reve na i t de la noce. Une femme fit s i gne de nous
arrêter ; elle était encei nte et, se sentant fa ti guée, nous pria
de lui fai re une p lace dans la voi ture, ce que je fis avec gra nd
p laisir.
Il était m i d i quand nous arrivâmes à l ' hôtel . Le garçon nous
atten d a i t , curieux de con naître nos i mpressions. M a mère,
heureuse, se chargea de l u i en fai re le récit, cependant que
j 'entra is dans l a salle de restaurant et que j e m 'asseya is à
une table pour consulter la carte. Depuis des années, je ne me
nourrissais que d e pâtes , sans assaison nemen t . Le garçon

286
M O STA G A N E M

s'approcha de moi , je l u i comman dai les p l a ts que j 'ava is


choisis : une omelette aux champigno ns, une en trecôte avec
des haricots verts et des fru i t s . Je passai la carte à ma mère
q u i , l es yeux écarqu i llés, la bouche ouverte, a l la i t pro tester,
tout effrayée. Je m ' écriai, la devança n t et l evant la main d ' u n
geste décidé : c c Auj ourd ' h u i , j e vis ou j e meurs ! R i e n n e
po urra m ' empêcher de manger à m a fa i m , e t c e q u ' i l me
p la i t . n
J e dois avouer que l orsque, le repas terminé, je remontai
dans ma chambre pour refaire ma val ise, une cra i n te que j e
ne pouvais chasser me faisait surve i l l er l e s réactions de mes
i n testins et m'a ttendre , de seconde en seco nde, à subir l es
douleurs dysentériques . M a i s el l es ne vi nrent pas et ne
devaient jamais plus revenir. J ' étais guérie ! E n arrivan t au
Maro c , je fis a lors le vœu, si le Seigneur me laissait en vie, de
sacri fier un mouton à Abû M edyan E l - H outh l ors de mon
prochain pèlerinage .

Période transitoire
'

J
ALLAIS e n fi n pouvo ir accomplir ce vœu .
Le mokkaddem et les foqaras m 'avaient réservé un accueil
aussi chaleureux et généreux que celui de M ostaganem ; cha­
cu n , personnel lement, m ' i nvitai t , soit à déj eu ner, soit à dî ner
chez l u i . Je passai ainsi six j ours à festoyer chez l es uns et
chez les autres .
Duran t les vei l l ées dans la petite Zaouia qui m 'ava i t été
réservée pour me serv i r de logemen t , des foqaras, parm i l es
plus compétents, m'en tretenaient à tour de rôle sur les diffé­
ren tes manières de pratiquer le d h i kr du Nom Suprême ;
i l s me co n s e i l laient aussi sur d iverses au tres questions
concernant l a retraite. Lorsque cet ensei gnement prépara­
toire fu t j ugé suffisant, il fa l l u t m ' acqui tter de mon vœu à
Abû Medya n .
LE CHEMIN D E DIEU

Le mokk addem s'étant chargé d ' organ i ser l e pèleri nage, le


mouton fu t acheté et égorgé sel on le ritue l . Deux heures
après no tre arrivée au sanctuaire nous nous trouvâmes tous
réu n is à l ' heure du déj euner, instal l és sur les tap is autour
d ' une tabl e à l ' ombre fraîche des feu i l lages et l ' on apporta
l e méchoui dans une atmosphère de fête et de fra terni té
spiritue l l e .
O nzième partie

LA RÉAL I SATI O N
Dernière étape

LA dernière é tape de l ' i ti néraire de mon l o n g voyage vers


la porte de la Connaissance devai t se faire au M aroc.
De retour chez moi, comme u n o ffi cier à la vei l l e d ' u n
combat décisif rassembl e e t exam i ne ses effectifs, j e con trô la i
mes facul tés essentielles e t l e fo nctio nnemen t de m e s organes .
Je me préparai ainsi , d i x j ours dura n t , ava n t d ' en treprendre
la retra i t e .
L ' amour et l a fo i i n défect i b l e qui m ' a n i maient me ren ­
daient ferme et m e d o n naient la certi tude d e vai ncre les
forces a n tago n i s tes qui s' opposai e n t à l ' i n térieur de mon
être. Pourta n t , l es tradi ti o ns de tous les temps q u i relatent
ces sortes de combat spéci fien t la pui ssance écrasante de
l ' adversaire, auprès de laquelle le courage du héros paraît
une fai b l esse téméraire .
Cet te épreuve est reconnue unanimement p o u r être u n e
des plus redou tables, car e l le é l i m i n e général emen t l es
concurren t s , même après plusieurs tentative s . C ' es t pourquoi ,
lorsq u ' i l arrive q u ' u n can d i d a t triomphe de l 'épreuve, la
nouve l l e éclate parmi l es hommes de l a Voie comme l ' a n ­
nonce d ' une v i c to ire en période de guerre.
La retraite

LES cond i tions req uises pour fa i re une retra i te éta ien L aussi
faci les à trouver autrefois qu 'el les sont d i ffici les à réu n i r
auj ourd ' h u i . E l les dépendent surtout du mode d ' ex i st e n ce,
déterm i né l u i - même par des circonsta nces de l ieu et d ' époque.
Il m ' é ta i t impossible de fermer ma port e dans !a j o urnée. J e
n e le pouva i s q u ' à partir de neuf h eures d u s o i r , cer­
taine a l ors de ne plus être dérangée. Ayant donné les consignes
en conséquence, je m ' enfermai un lundi dans ma chambre,
préparée pour ce momen t cap i tal . Le dhikr éta i t le n om
d 'Allah - I s m ' D h a t - nom de ! ' Essence. I l d i fféra i t a b s o l u ­
m e n t d e s d h i krs que j ' avais pra t i q ués j u sque- l à . A u t a n t
ceux - là é t a i e n t agréab les, a u t a n t cel u i - ci é t a i t rébarba t i l. J e
ne sava i s comment le maîtriser. I l sortai t de ma p o i t r i n e e t
s' arrêta i t dans m a gorge q u a n d je v o u l a i s le pousser sur m e s
lèvres . C e l a me donna i t l ' impression d ' êt re très ma ladro i L e e t
incapab le. Cepen d a n t , l o i n de me décourager, j ' é t a i s au
contraire sti mu lée par la d i fficulté et de plus en p l u s dét er­
m i née à la surmonter.
Cette prem ière n u i t de l u t te avec l e d h i k r se t erm ina à
l 'aube, sans au tre apport que cel u i d ' avoir ren fo rcé dava n ­
tage m a déterm i n a t i o n .

Deuxième et troisième nuit

'AVAIS
J
eu l ' occasion, durant mon séjour à la Za ouia de
M ostaganem, d ' entendre une sorte de râ le p ro l o n g(� ,
q u i ava i t p ro d u i t sur moi une impress i o n fu nèbre ; i l m ' avait

292
LA R É A L I SATI O N

semb l é q u ' u n h omme à l 'agon i e exh a l a i t son dernier souffl e .


Lorsque j ' eus fait part du fai t à Ben D i mrad , i l rép o n d i t
l ac o n i q uemen t qu' i l s ' agissa i t d ' u n faqir faisant son d h i kr
dans une des cel lules de retrai te .
Ce souvenir m e reven a i t à l a mémoire, d e même qu 'une
remarque fai te par Ben D imrad : « Le Cheikh surve i l l e parti­
cu l ièremen t le faq i r et sa façon de faire le d h ikr au cours
de la retra i te . »
Ces o bservations suscitaient en m o i des questions, auxq uelles
je ne prêtais aucune attention, car j ' étais préoccupée un i que­
m e n t par l a ques tion cap i tale : que l l e est la man ière la p lus
efficace de faire ce d h i kr ? Je passai une deuxième nuit j us­
q u ' à l ' aube sans avoi r ob tenu de résultat. Cependant, je
m e sentais forte, et assurée de remporter finalement la vic­
toire.
La troi s i ème nuit s 'annonçait aussi infructueuse que l es
précéde ntes . Je savai s que la durée normale de la retrai te
était de quarante j ours, mais la perspective de passer u n
temps si l o n g en tentatives vaines m 'était i nsupportab le.
I ns ti nc t ivement j ' i nversai le processus resp i ratoire suivi
j us q ue - l à , e t j e constatai avec p laisir que cela était efficace.
J e trava i l la i toute l a n u i t . Quand l e j our se l eva, j 'avais trouvé
un accord e n tre l 'émiss i o n du Nom et du souffl e .

Tout disparaît . . .

L A q ua trième n u i t , avan t de m'asseo i r sur le tap i s , je


restai u n instant debout, raidie par la ten s i o n d ' une puis­
sance surh umaine, qui me fit j urer à moi - même de ne me
relever que l orsque j ' aurais réal isé le but de ma quête s p i ­
ritue l l e .
L e s con d i ti o n s prescri tes habituell ement p o u r la retra i te

2 93
LE CHEMIN D E DIEU

faisaient défaut ; cependant, l a privation de leurs avan tages,


l o i n d'affecter mon ardeur, me donnait au contra i re l ' assu­
rance de ma complète apti tude à mener seule, sa ns aucun
secours extérieur, ce qui deva i t être mon ul time combat .
J e parvins après u n certai n temps à capter l e ryt h me
j usque - l à insaisissable et m ' exerçai à le p ratiquer a i n s i q u ' i l
conven a i t . Je pers i s ta i j usqu 'à c e q u e j ' ob t ienne s a parfa i te
maîtrise.
Soudai n , l e d h i kr s 'éteign i t sur mes lèvres, avec mon
souffl e, et je disparus, effacée par la magni fi c ence de la Pré­
sence ( hudûr). Quand j e revins à moi, j ' entend is l ' én o n cé des
Attributs de la Perfection Suprême et ne vis que la l u m i ère :
tout ava i t disparu comme si auparavant rien n'eût ex isté,
sauf cette lumière essentielle, glorieuse. Les battements de
mon cœur s'étaient arrêtés ; j e posai la main sur mon sein
pour m 'en assurer, et j e dus me rendre à l ' évidence : mon
cœur ne batta i t plus !
Pourtant je me sen ta i s b ien vivante, p l e i nement consciente.
Comment cela étai t - i l possible ? J ' avais une co n na i ss a n ce
particul ière de cet Acte Essentiel dans les traditions. Cepe n ­
d a n t , la d i sproport i o n en tre la co nnai ssance purement t h éo ­
rique, et cel l e résu l tant de l ' expérience personnelle était s i
co nsidérab le, qu ' i l devenait imposs i b l e à m a faculté i nt el l ec­
tue l l e de l 'ass i m i ler. Il eût été absurde de ma part de ne pas
reco nnaître l 'authen ti c i té de cette réa l i sation, mais a u tant
e l le était pres tigieuse, autant j e me sen tais infime, i n d igne
d ' une récompense auss i magn i fique.
C'était trop grand, trop merve i l l eux, j e ne pouva is y cro i re
et doutais de m o i . Après avo i r réfléch i un momen t , j e déci­
dais qu'il me fa l l a i t refaire l ' expérience pour l a co n fir­
mer.
J e qui ttai le tapi s pour m 'étendre sur le lit et méd iter sur
l ' événement j usqu'au mati n .

2 94
. . . Sauf Sa Face

LA j o u rnée ne m 'ava i t j amais semblé si l o ngue, tan t j ' étais


impatiente de fermer ma porte pour refaire l ' expérience
d e l a vei l l e . Cette cinquième n u i t me semb lait être aussi
i m p o rt a n te que la cc n u i t du Destin » , et je l 'accuei l lai de
même, en fa isant brû ler du bois de santa l qui embauma it
l 'a tmosp hère. La vol o n té puissante qui m 'an imait dès le
p rem ier j o ur de la retrai te, me poussa à ren forcer de plus en
p l u s l e ryth me, à poursu ivre sans cesse le d h i kr en y mettant
toute mon énergie. Ce travai l in tensif dura environ une
d em i - h eure, après laquelle l ' événement se reprod u i s i t de la
même façon.
Il ne s ' agissait donc pas d ' u n état, mais bien d ' u n degré .
I l ne m ' était p l u s permis de douter. J 'avais la cert i tude d' avoir
remport é la victoire déci sive de mon exi s tence, cela compta i t
pour m o i dava n tage que de donner un n o m à l ' événemen t ;
j e n e me sentais pas autorisée à l e fa i re personnel lemen t .
N u l au tre q u e l e Cheikh Tad i l i n ' était m i eux qua l i fié pour
cela .
Trop bouleversée pour être sa tisfai te, j e ne trouvai le som ­
m e i l que tard, dans la mati née.

Fana fi Llâh

M ON départ préci pité pour l 'Algérie n e m ' ava it p a s laissé


l e temps d ' e n i n fo rmer le Cheikh Ta d i l i . J ' ava i s hâte
d ' a l l e r le retrouver pour le mettre au courant des fa i t s .

2 95
LE C H EMIN DE DIEU

Quand j 'arrivai à sa chambre, voyant qu ' i l éta it seul , je


m'ava nçai vers l u i , heureuse de le revoi r, e t balbutiai dans
mon émotion quel ques mots sans suite.
Dès qu' i l m 'eut entendu, i l s' écria de sa voix forte « a l ­
Khalwa h n , l a retra i te spirituelle ! Puis, tandis q u e j e tombais
à ses pieds et baisais ses mains, j ' en donne les exp l ica tions
suivantes :
I l s'agissa i t pour moi de l ' extinction dans ! ' Essence D ivine
( Fana fi L l â h ) , et, selo n l e Hadith qui ord o n n e << M o urez
avant de mourir » , j ' étais morte, avan t de mour i r ! Cela signi­
fiait, concluai t - i l , que j ' étais née une seconde fo i s .
Je l ' avais écouté attenti vemen t . Ses propos corroboraient
l es connaissances théoriques que j ' avais du sujet ; mais i l n e
m 'avai t p a s laissée en parler. J 'aurais cepend a n t désiré l u i
fournir des déta i l s de cette expérience perso n n e l l e .
Néanmo i n s , j 'é ta i s très étonnée, ne pouvant comprendre
comment le Cheikh en avait été i n formé. Car rien, dans les
mots et l es exclamations de p la i s i r exp rimés en le retro u ­
v a n t , n ' y ava i t fa i t a l l u s i o n .
L ' Événement authent i fié, j ' aurais d û me détend re et goû ­
ter u n bonheur i n tense. N 'avai s -j e p a s terminé le p l u s dur
combat ? et remporté une victo ire éclatante ? Après tout, je
n 'étais q u ' u ne femme ! et par surcroît européenne, p resque
ignorante de la lettre, connaissant à peine l ' essentiel de
l ' I sl a m .
Ces cond i ti o ns désavantageuses rendaient la victo ire d ' a u ­
t a n t p l u s méri toire . S a n s même t e n i r compte d u fait q u ' e l l e
i n tervenait après quatre j ours seulement , al ors q u e la péri o d e
moyen ne de la retraite é ta i t de quarante j ours .
Cependant e l l e me semb lait encore i nvraisem b l a b l e . Le
so uven ir d ' u n d icton populaire maroca i n m ' ava i t suggéré un
d o u te . Je donne ici la traduction l i t téraire : chaque in secte
aux yeux de sa mère est une gazel l e . Le sens caché, rée l ,
sign i fie : q u ' a u regard de l a perso nne qui a i me, l ' objet
de son amour, fût - i l l e plus lai d , paraît l e plus a d m i ­
rabl e . E t j e n e pouvais dou ter de l 'amour d u Cheikh pour
mo i .
D ' autant p l u s que j e recevais constamment l a visite d e foq a -
LA RÉALI S ATI O N

ras q u ' i l m ' envoya i t en l eur spéci fiant : « Al l ez vo ir Seyda


M é d i a . Qui la v o i t me v o i t . n
A i n s i l ' événement restera i t pour m o i ch iméri que tant q u ' i l
ne me sera i t p a s confirmé par u n e autre autorité égale à cel l e
d u C he i kh Tad i l i .

Confirmation

E
J
restai d a n s l ' i ncertitude pendant p l u s d ' u n m o i s . Lors­
q u ' u n j o u r vers m i d i , un faq i r du Cheikh Bel Habib de
M eknès v i n t de sa part m ' i nvi ter à déj eu ner.
Le faq i r, q u i receva i t hab i tuel lement le Cheikh quand i l
éta i t de passage à Casab l anca, hab i tait u n e demeure confor­
tab l e . A mon arrivée, on me fit pénétrer dans une pièce très
vaste autour de l aque l l e une cinquantaine de foqaras étaient
attab lés. Le Cheikh était dans u n angle avec deux foqaras, et
m ' a ttendai t . Il me fit prendre p lace auprès de lui et aussitôt
l'on commen ça à déjeuner.
J e fus a l ors en proie B. u n appét i t a normal . J e ne mangeai s
pas, j ' e ng l o u t issais l i t téralement, vidant presque à m o i seule
un p la t ap rès l 'a u tre, sans aucune pudeur, avec une exi ­
gence cyrnque.
Le C h e ik h , au l ieu d'en être offu squé, et de me réprimander
pour m o n comportement extravagan t , semblait au contraire
le trouver normal et compréhensible 1 .
Le repas term i né, le Cheikh se l eva et qui tta la sa l le en me
faisant signe de l 'accompagner. J ' en trai à sa s u i te dans l a
pièce q u i l u i é ta i t réservée. I l enleva s a djel laba, la sacoche
q u ' i l porta i t e n band o u l i ère et sa cei n ture, p u i s il s ' i nstalla
sur l e d ivan e n face de moi. Quelqu ' u n apporta un p lateau, et,

1 . Je devais apprendre par la suite que ce phénomène est connu par


les gens de la Voie pour être la reproduction sur le plan concret d'un
appéti t de connaissance spirituelle insatiable.

297
LE CHEMIN D E DI EU

tandis que nous buvions le thé, le Cheikh , silencieux j usqu'à


ce moment, se m i t à parler :
« Tu es dans le Fana fi Llâh . » je n ' entendis que cet te
p h rase ! Le res te ne fu t pas enregis tré par ma mémoire, car
il n 'ava i t aucune importa nce pour moi .
je remarquai simp l ement que l 'atti tude du Cheikh à mon
égard avait changé. Elle n ' éta i t plus cel l e du maître v i s - à -vis
de son élève ; mais beaucoup p l us l ibre et fam i l i ère . Ce
comportement confirmait ses paroles et dissipait le doute.
j e sen tis pénétrer en moi la séré n i té de l a cert i tude.

Jalousies

A la seconde visite que j e fis au Cheikh Tad i l i après mon


retour de M o s taganem, j 'avai s apporté une let tre d o n t
j e désirais q u ' i l p r î t connaissance.
E l l e ava i t été écri te de l a propre main du Cheikh Adda
Ben Tounes, qui me l ' ava i t remise l a vei l l e de mon départ .
Le papier porta i t en en- tête le nom et l ' adresse de la Zaouia
A l laouia. Cette lettre, écr i te en arabe, avec la traduction en
français, m ' avait causé une vive satisfacti o n .
L'un des foqaras présents fu t chargé d ' en fai re la l ecture à
voix haute. Quand i l eut terminé, le Cheikh s ' exclama avec
une fière assurance : « j e vais t'adresser une let tre bien p l u s
importa n te . T u la recevras bientô t . »
Parmi l es qua l i tés qui permettent de disti nguer les maîtres,
il en est une q u ' i l s s ' at tachent à observer : c'est l a fidél ité à la
parole d o n née.
Quatre mois passèren t dans l 'a t tente de la fameuse lettre
p romise. Je trouvais ce retard anorma l . Tan t et si b i en que
j ' osai rappeler au Cheikh sa promesse, sous une forme qui
l a voi l a i t , car j 'étais certaine qu'il ne pouva i t l 'avo i r oubl iée,
mais pour l ' informer que j e n ' avais pas encore reçu sa lettre .
LA RÉALI SATI O N

I l en fut si i ndi gné q u ' i l redressa son buste, releva la tête


en a ffirma n t avec toute l ' énergie de son autorité : « Pars tran­
quille chez toi , cette l ettre te parviendra bientô t . n Il en fut
bien a i nsi q u ' i l l 'ava i t d i t. La lettre arriva en effet une sema i ne
après .
Les tro is p l u s anciens foqaras du Chei kh, les plus respec­
tables, me l ' ap portèrent et me la rem i rent entre les mains,
avec les marques révérentiel l es d ' u n cérémo n i a l , qui don ­
naient à ce geste, s i m p l e apparemment, toute son i m p o rtance
spirituelle. I ls s' excusèrent l o n guement d ' avo i r tardé à
acco m p l i r la mis sion dont i l s avaient été chargés par le
Cheikh, ma is cette lettre ava i t été écri te en arabe classique
d ' une cal l i grap h i e s i savante q u ' i l leur avait été presque
impossible de la déch i ffrer et de l a tran scrire en écri ture
habituelle.
J 'accep tai leurs excuses en souriant et l es remerciai de l eurs
bons o ffi ces. I l s partirent rassérénés, s ' i maginant m ' avo i r
trompée. E n fai t l e u r véritable i n ten t i o n éta i t b e l e t b i e n d e
s'approprier un trésor spirituel, s e j ugeant mieux qua l i fi és
que m o i pour en être les dépositaires.
Le cas était fréque n t . Tou tes les tradi tions le c i taien t
comme un cas de jalousie, normale dans l a Vo ie, q u i s ti m ul e
ceux qui sont fai b les mais ambitieux.

Le véhicule du Cheikh Tadili

I Ly ava i t plus de tro i s ans que j e co nnaissais le Cheikh


Tad i l i et que j e le voyais tro i s fo is par sema ine, l orsque
les trois foqaras les plus anciens, qui m 'avaient apporté la
fameuse l e t tre, revi nrent me voi r .
A l e u r express ion grave, j e compris q u e le motif de leur
vi s i te éta i t importa n t . J e dus attendre patiemment la fi n
des l ongs prél i min a ires, selon la méthode orientale, de

2 99
LE CHEMIN DE DI EU

n'aborder le sujet principal qu'au terme de l ' entre t i e n . J ' a p ­


pris a lors à mon grand éton nement q u e le Chei kh , l a ssé
d ' ê tre claustré à Mazagan, dés i rait ven ir vivre à Casablan ca ,
où i l pourrait sortir et vo i r du monde.
- Mais, aj ou tèren t - i l s, pour q u ' i l puisse se dépl acer à
son gré, i l est nécessaire qu ' i l ait un véh i cule, ec nous ven ons
te' deman der de l e l u i fou rn i r .
E n entendant ces derni ers mots, j e ne pus reten i r mon
i n d i gnation : c c Pourquoi vous adressez- vous à m o i , qui suis
la plus pauvre, alors que l 'époux de sa pec i ce- fi l le est a i sé,
possède une belle voi ture, et que vous- mêmes èces de riches
marchands ? »
Après s' être regardés, embarra ssés, le plu s âgé repri r séri eu­
semen t : < < Le Cheikh nous a ordonné de ven i r te t ro uver
personnel l ement, afin que ce soit toi et nul autre qui lui pro ­
cures ce véh icule dont i l a beso i n . »
Je res tai stupéfa i te, ne pouvant comprendre.
- Comment fera i -j e ? répon d is-j e, consternée. Je n ' en a1
pas l es moyens !
I l secoua la tête : « Arrange - t o i pour sa tisfa i re le C h e i k h
au plus tôt. » L e s au tres approuvère n t .
Je res tai confuse, ne sachant q u e d i re et penser. Quand une
i dée m 'apparu t , la seu le possible, dans mon extrême désarro i .
J e m ' écriai : cc J 'a i éco nomisé 1 oo o o o francs 1 . Avec cette
somme j e pourrai m ' arranger pour lui fa i re fabriquer une
chaise roulante. Il suffit d 'adapter u n si ège à deux ro ues de
b i cyclette, avec un vo lant pour la condu ire. »
J ' étais absolument convaincue de ce que j e d i sais, et n ' en­
visagea i s pas un seul i n stant, tant mon tro u b l e éta i e gra n d ,
combien cette solution, qui m 'appara i ssa i t fac i l e , éta i e
absurde.
I l s se l evèren t . Je vis sur leur visage une expression étrange.
Dès qu ' i ls furent sort is, j e m ' empressai de chercher un mètre
de couturière et une feu i l le de papier. J e mesurai la largeur
normale d ' un siège a i n s i que sa hau teur, et traçai un cro quis
d e chaise ro ulante. Quand j e l ' eus term i né, j e l e consi dérai

1 . 1 ooo francs actuels.

3 00
LA R É A L I S ATI O N

avec sou lagement. Cette opération m'ava i t pris un certa i n


temp s . Lorsque souda i n , j e m e sen tis l i t téralement investie
par le Cheikh Tad i l i . Il se cou l a i t en moi comme si mon
corps était l e siège, le véh icule q u ' i l m'avait demandé de lui
offrir. J e m ' e n tendis ensu i te parler avec une voix qui n 'était
pas la mienne, mais la sienne, avec son ti mbre fort et grave :
(( Cela me convient bien, je suis tout à fa i t à mon aise. n
A ce momen t , quelque chose réagi t en moi vivemen t . Je
protes ta i , ayant l e sen timent d ' être dépo ssédée : << Mais non,
ce n'est pas toi qui es l à , c'est moi. Ce corps est le mien. n
Un accord s'étant fa i t , tout rentra dans l ' ordre. Un nouvel
ordre.
Ma voix et mes ges tes restèrent ceux du Cheikh Tad i l i ,
pendant p l u s d ' une sema ine. Abd- er - Ra h i m , l e pet i t - fi l s
du Cheikh, vint u n e n u i t , de M azagan, en tax i , m'a nnoncer
le décès du Cheikh . J 'étais la première avertie. J e lui dema n ­
dai d e prendre deux pauvres faq i rs en cours de route. Ce
à quoi il consent i t vo l o n t iers .
Lorsque nous arrivâmes à M azagan, les laveurs de morts
jetaient de gra nds seaux d 'eau chaude dans la pi èce fermée,
et la cour était ruisselante. La maison se rempl issait de
foqaras qui arrivaient de toutes parts . Effondrée j u sq u ' a u
matin, j ' avais perdu l a conscience d ' ê tre .

J 'étais un trésor caché

LE beso i n d ' ê tre aimé est un beso i n normal, qui fai t part ie
de la nature foncière des êtres humains. Généralement
il est rép rimé, neutralisé en quel que sorte, soit par des
comp lexes qui l e refo u l e n t , soit extériorisé d ' une tel l e
façon q u ' i l est avi l i , dénaturé . Quelquefois aussi il e s t contenu
par la barrière, ou p l u t ô t la porte de fer des conven t i o n s
sociales. T a n t et s i bien q u ' i l est devenu h o n teux . I l dissi-

30 1
LE C HEM I N DE D I EU

mule sa beau té princi p i e l le sous l es masques d ivers , suivant


l e mode de vie actue l .
C e besoin existai t en moi depuis mon enfance, et j e me suis
touj ours emp l oyée à le satis faire. J e donnai tout mon amour
pour me rendre aimable, mais plus ma générosité se faisait
secrète, plus l ' avarice des autres devenait flagrante. Cepen ­
dant je persistai à donner l ' o r de mon cœur, me contentant
de n e recevoir en retour que des obo les parci mon ieuses,
réduite en défini t ive à n ' être qu' une mendiante d ' amour, ne
viva n t que de la chari té publique.
Je passai ainsi dans cette pénurie cinquante années de ma
vie depuis ma naissance. Quand un j our vint où l ' obole par­
cimon ieuse, qui j usque - là m 'ava i t été nécessaire, cessa de
m 'être i n d i spensable et devint superflue, car je receva is du
monde i n térieur le trésor incomparable de l ' amour i n d i ­
cible de mon Seigneur.
Cette merve i l l eu se rich esse i n térieure ava i t son reflet
opposé à l ' extérieur, dans un état de dénuement, de pau­
vreté presque totale. Cette opposi t i on apparente était en
réa l i té compl émen taire. J e l e sava is par expéri ence, et cel le - ci
était co nfirmée par la trad i t i o n . Car a i n s i q u ' i l est écri t dans
l ' É vangile : « Il est plus d i fficile à un riche d ' entrer dans le
royaume des cieux q u ' à u n chameau de passer par le trou
d ' une aigu i l l e . n Dans le Cora n , D ieu dit aussi : « Vous êtes
l es pauvres ( foqara s ) , je suis le riche, adressez-moi vos
requêtes, je les exaucera i . D i eu tient ses promesses l orsque
son servi teur tient l es siennes. n
I l m ' avai t exaucée au- delà de tou tes mes espérances. Je
m ' étais avancée vers lui d ' une mai n , i l s'était avancé vers
moi d ' u ne coudée. Un moment vint où un équ i l i bre s ' étab l i t
en tre mon état sp i ri tuel et m a si tuation temporel le. E l l e m e
fu t assurée de t e l l e sorte q u ' e l l e me laissera i t tributai re de
la Providence Seigneuriale.
Quelques années passèrent, quand ce besoin d 'être aimée
que j 'avai s cru apaisé se manifesta soudaineme n t en mo i .
Mais ce q u e j 'avai s éprouvé auparavan t n 'ava i t rien d e compa ­
rable avec ce que j e ressen tis alors. C 'é tait une impulsion
d'une puissance surhumaine q ue j ' é tais absolument impuis-
LA RÉALI SATI O N

sante à contenir. J e ne fis aucune tentative en ce sens, bien


au con traire, car cette force d ' une source d ' amour, en j a i l ­
l i ssant d e moi , m e soul ageait e t m e causait un bonheur
d ' une i n tensité inconnue. J e demandais à chacune des per­
sonnes que j ' approchais et que j e connai ssa is à peine :
« M 'a imez - vous ? » A celles qui m 'étaient p lus fam i l ières, je
répétais : « M 'a imez-vous, m 'aimez-vous ? » A cel les que
j 'aimais cela devint une supp l i que et non une question :
« Aimez-moi, aimez- m o i , aimez - moi ! » Jusqu'à ce qu'un
soir j e réfléchi sse sérieusement à ce beso in extraord i na ire,
cherchant à co nnaî tre son origine véri table et sa cause, à quoi,
somme toute, je ne servais que de véh icule et de moyen d 'ex­
press i o n . Tout à coup , dans la fulgurance d ' un éclair, l a
véri té m 'apparu t ! C 'était Le merveilleux trésor caché en moi qui
désirait se Jaire connaître. Un fameux Hadith me revint à La mémoire
où Dieu dit : (( j'étais un trésor caché, j'ai aimé me faire connaître.
J'ai créé La créature et par elle je me Jais connaître. »
Dieu d i t encore : « Ni Les cieux ni La terre ne peuvent me conte­
nir, seul Le cœur de mon serviteur fidèle me contient. JJ
Et encore : «je suis plus près de mon serviteur que sa veine
jugulaire. JJ
Sach a n t que D ieu est en toute créature, j e compris le
beso i n de la créature d ' être a imée, besoin qu'elle porte en
elle dès sa naissance. C hacun le tradu i t sel on son corps ou
son esprit, à sa manière, mai s le besoin est éterne l . Il se per­
pétue d' une créature à u ne autre, car il est le pri ncipe de l a
vie. M a i s hélas, la créature est i n grate, aveugle e t ignorante.
Épilogue

C e l a se passai t e n i 9 5 2 .
D e n o m breux événements a l la i e n t s e partager m o n e x i s ­
tence. Tout d 'abord , l a dépo s i t i o n de M ohamed V, en
a o û t i 953. J ' a i d i t , à l ' occa s i o n de m o n e n t rée d a n s l ' I sl a m ,
q u e m e s s e n ti m e n t s d e Fra n ça is e n ' ava i e n t e n rien cha n gé .
C ' es t d o n c e n patriote e t e n m u s u l m a n e que j e j ugea i s cet t e
dépo s i t i o n extrêmem e n t o utragean t e e t que, sans cra i n d re
l e s sarcasmes de la co l o n ie européenne, je déc i d a i de q u i tter
l e M a roc e t d e n'y reve n i r qu'au retour d u ro i . Cela m e
per m i t d e rej o i nd re G a b s i à P a r i s e t d ' at t e n d re a up rès d e
l u i q u e cesse c e t t e fo l i e po l i t iq u e .
L e ro i res tauré, j e rev i n s s u r c e t t e terre sacrée et bén i e . L e
temps pa ssa . Ce q u i est u n e m a n i ère de d i re q u e j e co n t i ­
n u a i , par l a p rière e t par l a m éd i t a t i o n , cc trava i l s p i ri tuel
i n te n s e auquel m ' ava i t d o n né accès l a nuit d e ma réa l i sa t i o n .
D e Casabla nca , j 'a l l a i m ' i n st a l l e r à Rab a t , où m ' at tenda i t
u n e d e s j o i es l e s p l u s fo rtes q u ' i l m ' e û t é t é d o n n é d e vivre .
Un j o u r, je fus conviée à a s s i s ter à u n e réu n i o n solen n e l l e
d a ns u n e Zao u i a derkao uya . J ' étais habit uée à a s s i ster à ces
sortes d e réu n i o n , à Casab l a nca . J ' étais t o uj o urs la seule
fe m m e a u m i l ieu des fo qa ra s e t des maîtres . M a i s quelle ne
fu t pas mon é m o t i o n lorsq u ' u n représ e n t a n t d e l ' a u t o r i té
rel i gieuse trad i t i o n n e l l e s u n n i te , me prena n t par la m a i n ,
m e présenta à deux o u tro i s m i l le foqaras en m e proc l a m a n t
LE CHEMIN DE DIEU

« Arifa b i ' Lhah » - ce qui signifie << Connaissant par D i eu » .


Ce ti tre j usque- l à n ' avai t été que chuchoté en secret, à mon
approche.
Ce momen t extrême eut l ieu en 1 9 63 . De cet i n s ta n t , j ' eus la
certitude que l e chemi n que j ' avais emprunté, d ' abord
poussée par une i ntuition profonde, ensuite mue par une
foi de p l us en p l us assurée, enfin a n imée par une convict ion
qui ne dépendait p lus de moi, éta i t vraiment le chem in de
Dieu.
A partir de l à , tout à fait i ntégrée à la communauté musul­
mane, i l me restera i t à accomp l i r l e pèl eri nage de La M ecque.
Ce que j e ferai en 1 9 6 7 et en 1 9 6 8 .
Autour d e m o i , l es mois passant, j e voya is grandir le
nombre de mes visi teurs, et c'est à l ' insi stance de mes amis
maroca i ns que j 'ai décidé d ' écrire ce l ivre. Si D ieu me prête
vie, j e l u i donnerai u ne suite. E l l e relatera, de l ' intérieur, ces
événements que je viens d ' é numérer à l a hâte, et elle s ' effo r­
cera de rendre sensible aux l ecteurs ce qu 'est véritablement
une réa lisation, c ' es t - à - d i re cet accom p l i ssemen t spirituel
de s o i , à partir duquel n i l e temps n i l ' espace n 'existent plus
et dans lequel se vér i fie admirablemen t l a pen sée du sage
soufi : << Autre que D ieu n 'est pas . »

Paris, Le 23 juin 1 9 7 9
TAB LE
1. O R I G I NES 9

Grand-père . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
La leçon burlesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
Le réveil lon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
Les noyaux d ' O l ive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Vendetta sicilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Ma petite enfance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

I l . ALGER . . . . . . . . . . . . . • ... .. .. . .. .. .. . . . .. . .. .. . . 21

La Canterra :
La Canterra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Les melons d' Espagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Bouche d'or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
La funambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
Cami na l a natte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Les bohémiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Notre- Dame d'Afrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Le chef d'orchestre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Les fées . . . . . . . . . . . . . . . ......... ....... ... .... 36
Le petit J ésus en sucre . . . ..... .. .. .... .......... 38
Le chapeau à la p leureuse .... .. .. .. ..... ... .... 40
Bab-El- Oued :
Reine de quartier 41
LE CHEMIN DE DIEU

Les poupées vivantes . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .

Guerre de quartier . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .

Les fils de notables musulmans .. . . . . . . . . . . . . . . . .

Tina et moi . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma patrie est dans le ciel . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le grain de sénevé . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .
O ù commence et où finit le ciel . . . . . . . . . . . . . . . . .
Premiers déchirements . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .

I I I . O RA N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

L'arrivée à O ran . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le tremblement de terre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La guérison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le paradis et l'enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La table tournante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Madame Lubian . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le désir égoïste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

.
L, ms t 1' t u t ion
" J eanne- d'Arc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les cerises de B iscaye . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jeanne d'Arc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le phare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Noël à Oran . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le dessin cochon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L 'œil du cœur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le détachemen t . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le refuge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sens réel de mes jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La caricature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au pain sec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Premier amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gérard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A l 'abri du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le feu de la terre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un moment qui vaut toute une vie . . . . . . . . . . . . . . .

Départ de Gérard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Révol te . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je vois Dieu en rêve

310
TA B L E

Délire . . . . . . . . . . . .
. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
La prophétie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
La descente de l i t . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
L e champ d e courses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
L'aube . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Le filleul de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Le mariage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

I V . LA CORSE . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

I nquiétude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Le pari . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 03
Scandale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 04
Le nid de verdure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 05
Le serpent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 05
Blâmes . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 06
Le l ivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 07
Prise de conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 08
Les chiens de l 'enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 09
La communion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 10
L'écrin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Le ciel s'ouvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 13
Espoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 14

V . S FAX

Sfax 1 19
Le muezzin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 20
Moulay Abdelkader . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Lall a Fatma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 122
Le thé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 1 23
Le ver dans le frui t . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 24
Justice éclatante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 26
Ali . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 28
Réactions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 29
Neutrali té . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
Calomnie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
L'adieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Rédemption 1 33

31 1
LE CHEMIN DE DIEU

Cinquante francs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Hajj en rêve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La ressemblance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Fédia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le rêve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le privilège . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lhachmi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'auto rouge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'accident de chem i n de fer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le message . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le messager . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le géomancien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La clef du 9 . . . . . . . . . . . · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

V I . GABSI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 55

En sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Approches de la Kabbale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
La figure idéale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 60
Deuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 60
Panique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Espoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 63
Gabsi l e Maître . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 64
Ibn Arabi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 66
Scept i ci sme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Le Coran . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 68
Réponse à ma question et à ma prière . . . . . . . . . . . . 1 69
Le savan t talmudi ste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Les manuscrits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
Le choix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 73
La Nefs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 74
René Guénon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 75
Émulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 76
Le silence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
L'effe t du dhikr . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 78
L'obstacle au Tawakkoul 1 79
La vision du réel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Lalla Fa t ima Zohra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 83
L'oncle de Gabsi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 84
La Kabbale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 86

312
TABLE

La cérémonie funéraire joyeuse . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 92


Si Salmi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 93
Départ de Gabsi pour Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 94

V I I . APRÈS LE D É PART D E GABSI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

La conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 99
Le sommet de la montagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
Chez le C a d i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
M ohammed E l Alami . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 04
A M arrakech . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 05
L'étrange vieillard à la clef . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 06
Les deux témoins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 09
La réception chez le Cadi Zernouri . . . . . . . . . . . . . . . 2 1o
Jument b lanche et étalon noir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
La convocation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

V I I I . LA QU ÊTE

La quête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Chez Abd-el- Hayy El Kitani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Dif-Allàh . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
L e maître de céans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Le jalon sur le chemin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 23
Paul M ounier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Une compagne agréable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
Obstruction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

I X . I N ITIATIO N . . . • . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . • . . . • . . . . . . 2 29

Le Cheikh Tadi l i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 1
Le Chérif El M oktani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 34
La table du Ramadan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
La procession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 7
La pluie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
El Ihtifal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 1
Màrifa et Haqîqah . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
Les A m i s d e Bayreuth . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246
LE CHEMIN DE DIEU

Premiers fruits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247


Ton Dieu est tel que tu le crois . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 49
Le Cheikh de M eknès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
Retrouvailles . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 53
La jeune sœur de Gabsi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 54
Ibn Arabi de son temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
L a pluie d e dattes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
L e merveilleux trésor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 258
L a patrie perdue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
L e foulard d e soie rubis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
L e Roûth M ohamadi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262
L'entrée dans l e village . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 64

X . M O STAGANEM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267

La lettre providentielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 69
L'arrivée à M ostaganem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 1

La danse des trois mille foqaras . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 72


Le Majdoub . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 73
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 74
Le Cheikh Adda Ben Tou nes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 75
Le corps démembré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 76
La tempête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
Déroute . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 78
Le compliment . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 79
Directives . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 79
L e souhait réalisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
Le regardant et le regardé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
Abû Medyan El- Houth . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 83
Période transitoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287

X I . LA RÉALISATI O N 2 89

Dernière étape . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291


La retraite . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
Deuxième et troisième nuit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
Tout disparaît. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 93
. Sauf Sa Face
. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 95
Fana fi Llâh . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 95
TABLE

Confirmat i o n . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297
Jalousies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
Le véhicule du Cheikh Tad i l i . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299
J 'étais un trésor caché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 1

Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 05
La composition
el / 'impression de ce livre ont été effectuées
par L 'imprimerie Floch à Mayenne
pour Les Éditions A lbin M ichel

A c hevé d 'imprimer le 2 ï août 1 9 7 9


N° d 'édition 6 6 1 7 . N° d 'impression 1 7 2 1 3
Dépàt Légal : )' lrzmes/re 1 9 7 9

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