Actes de la recherche en

sciences sociales

Naissance du roman psychologique

Capital culturel, capital social et stratégie littéraire à la fin du XIXème siècle
Monsieur Rémy Ponton

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Ponton Rémy. Naissance du roman psychologique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°4, juillet 1975. Le
fétichisme de la langue. pp. 66-81;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1975.3421

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_4_3421

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Zusammenfassung
Die Geburt des psychologischen Romans
Die Geburt des französischen psychologischen Romans zwischen 1880 und 1890 entspricht einer
Konvertierungsstrategie, die man in Bezug auf die wirtschaftliche Situation verschiedener
literarischer Sparten,sowie deren Stellung in der Hierarchie der literarischen Legitimität, interpretieren
muss. Hinter Paul Bourget gesammelt wenden sich die Literaten von der poetischen Laufbahn ab, die
zwar hoch angesehen, aber überfält ist. Sie wenden sich dem Genreroman zu, der in vollem
Wachstum, aber weniger angesehen ist. Sie bemlihen sich ebenfalls den Status ihres neuen
Betätigungsfeldes aufzuwerten, indem sie die Lehren der Psychologie Taines, der zu dieser Zeit eine
herrschende Stellung im intellelctuellen Feld innehatte, verbreiteten und durch-setzten. Die
Anerkennung dieser Schriftstcller, die sich durch ihr soziales und kulturelles Kapital auszeichnen,
verweist den naturalistischen Roman, von Autoren kleinblirgerlicher Herkunft verfasst, in eine Stellung
geringerer Legitimität.

Abstract
The birth of the psychological novel
The appearance of the French psychological novel between 1880 and 1890 corresponds to a certain
strategy of reconversion. This strategy should be seen in relation to the economic situation of the
different literary forms and their position in the hierarchy of legitimacy. Grouped round Paul Bourget
we find a collection of writers who had left to the way-side the encumbered though prestigeous field of
poetry. They preferred the genre novel which was then in full expansion but often considered to be a
less noble literary form. They endeavoured to elevate the status of their new field of activity by
imposing the utilization of schemes borrowed from the psychology of Taine which was a dominant
intellectual factor of the epoch. The consecration by these writers of this literary form is due to the
importance of their social and cultural capital. As a consequence, the naturalist novel produced by
writers of lower middle class origin was relegated to an inferior position in the hierarchy of literary
forms.
 66

naissance du roman psychologique

capital
et
à la
stratégie
finculturel,
du 19e
littéraire
capital
siècle social

REMY PONTON

antiques de Leconte de Lisle. Il s'agit d'un conflit de

légitimité directement associé (à la limite abstraction
faite des agents) à l'occupation de positions opposées
dans le champ littéraire, et qui traduit en choix
esthétiques la distance objective qui sépare le champ
poétique, fortement autonome dès 1860 et engagé après cette
date dans la voie d'une autonomisation croissante, du
champ de grande production ou se situent le théâtre, la
ne
Lesqui
champ
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qui
l'appellation
comme
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on
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du de
littéraire.
1888,
Parnasse,
l'art
naturalisme
conjointement
accusée,
reproduire,
1880-1895
de
Mallarmé
considérer
"psychologues".
en
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réaction
caractérisées,
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par
pourquoi
ancien,
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Parnasse
leet
est,
Poèmes
les
qui
sous
dans
à de
Zola
de presse quotidienne (par opposition aux petites revues
littéraires) et après 1875 les romans naturalistes. Cette
situation où l'écart entre les positions est maximal peut
expliquer que poésie symboliste et roman naturaliste
paraissent produits à partir de principes antinomiques.
Elle doit rendre compte également de la tournure que
prend la rivalité entre les deux catégories d'agents : au
mépris ironique des naturalistes (2), les symbolistes

(2) L'attitude du groupe naturaliste peut être illustrée par cette

(1) Sur la théorie de l'art pour l'art, je renvoie à l'ouvrage
fondamental d'Albert Cassagne, La théorie de l'art pour l'art en
France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes,
Paris, Lucien Dorbon, 1906.
appréciation que porte Zola sur les poètes symbolistes : "ils me
font l'effet tous ces 'jeunes gens1, qui tous cnt de trente à
quarante ans, de coquilles de noisettes qui danseraient sur la chute du
Niagara '." in : J. Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, Paris,
Charpentier, 1891, p. 172.
 67
n'ont à opposer qu'un dédain de principe, d'autant plus
systématique et imprécatoire (3) qu'il trahit un certain
sentiment d'impuissance.
Si le débat qui oppose les "psychologues" au
naturalisme est, sinon toujours plus âpre, du moins plus
précis et plus "technique", cela est dû sans doute au fait
qu'il a pour enjeu non pas une question de pure
préséance, mais la maîtrise d'un même secteur du marché
des biens symboliques, en l'occurrence le genre
romanesque. C'est une première raison de penser que la
concurrence instaurée après 1880 entre l'école de Zola
et le roman d'inspiration psychologique ne relève pas
de la même explication que la polémique qui oppose
symbolistes et naturalistes. Une autre observation va
dans le même sens : alors que le symbolisme, comme
l'a montré Jacques Lethève (4), est proscrit de la
grande presse jusqu'en 1891 (ce qui résulte des lois de
fonctionnement du sous-champ poétique et entraîne la
fondation de petites revues poétiques), les adversaires
"psychologues" du naturalisme disposent dès leurs
débuts littéraires de deux tribunes importantes. Il s'agit
de la conservatrice et prestigieuse Revue des deux
mondes, et de la Nouvelle revue, fondée en 1879 par
Mme Adam, qui entretient à l'époque des relations
étroites avec les milieux républicains détenteurs du
pouvoir politique. Dans la Revue des deux mondes
écrivent Paul Bourget, qui fait paraître, en 1873, à
l'âge de 21 ans, un article intitulé Le roman réaliste
et le roman piétiste, et surtout Ferdinand Brunetiôre
qui mène une violente campagne critique contre le
naturalisme après 1875, date 'à laquelle il est nommé
secrétaire de rédaction de cette publication sur la
recommandation de Bourget. La Revue des deux mondes
accueille également les études qu'Eugène-Melchior de
Vogtlé consacre à Tourguenief, Tolstoi", Dostoievsky et
Gogol, articles recueillis en 1886 dans un ouvrage, Le
roman russe, qui marque, selon les historiens de la
littérature, un des principaux moments de la réaction
psychologique. Dans la Nouvelle revue paraissent les
premières oeuvres de Pierre Loti (Le mariage de Loti,
paru en 1879, prélude à une collaboration qui se
poursuit jusqu'en 1899 (5) ) et les dix études critiques de
Bourget qui formeront les Essais (1883) et les Nouveaux
essais de psychologie contemporaine (1885). Si on ajoute
(3) On peut citer Gustave Kahn, un des symbolistes Interviewés
par Huret : "Dans tous les cas, je considère le plus mauvais
poète symboliste de beaucoup supérieur à n'importe lequel des
écrivains enrégimentés sous le naturalisme" (J. Huret, op. cit..
p. 405).
(4) J. Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse.
Paris, A. Colin, 1959.
(5) Keith G. Millward, "Madame Adam et les debuts de Pierre
Loti", Revue d'histoire littéraire de la France. 56 (2), avril-
juin 1956.
à ces indications que deux alliés sûrs du mouvement
psychologique, Anatole France et Jules Lemaftre,
détiennent des positions dominantes dans la grande presse
parisienne (le premier devient critique littéraire du
Temps en 1886 et le second est chroniqueur dramatique
du Journal des débats depuis 1884, et garde des entrées
à la Revue bleue (6) ), on peut faire l'hypothèse que le
capital de pouvoir symbolique et de relations dont
disposent ces écrivains constitue l'un des facteurs qui
rendent compte de leur opposition au naturalisme.
Cette interprétation est confirmée par l'étude des
caractéristiques socio-culturelles qui distinguent les
naturalistes des "psychologues". Les deux listes
d'écrivains retenus pour cette comparaison ont été établies à
partir de diverses enumerations relevées dans l' Enquête
sur l'évolution littéraire (1891) de Jules Huret.
Huret, dans la présentation de son enquête, place six écrivains
sous la dénomination de "psychologues". H s'agit de Anatole
France, Lemaftre, Rod, Barrés, Camille de Sainte-Croix et
Hervieu. Une seconde liste de noms est formulée par Anatole
France, qui, parlant dans son interview du mouvement appelé à
succéder au naturalisme cite les noms de Bourget, Barrés, Loti,
Rod, Jules Lemaftre (J. Huret, op. cit. , pp: 5 et 6). Une
troisième enumeration de six noms est faite par Adrien Remacle,
classé par Huret parmi les "décadents et symbolistes". Elle
regroupe Bourget, Rod, Desjardins, Lemaître, Barrés, France
(ibid. , p. 104). Qu'il ait existé, comme le suggèrent ces listes,
une image sociale bien définie du mouvement psychologique à la
date de l'enquête de Jules Huret, c'est ce que confirment les
interviews des adversaires de cette école romanesque. Quelques
noms polarisent les références, soit, par ordre alphabétique,
Barrés, Bourget, Desjardins, France, Hervieu, Lemaftre, Loti,
Rod, de Vogllé. J'y ai ajouté le nom de Brunetière qui se montre
l'allié le plus sûr des romanciers psychologues entre 1875 et
1889. S'il convient de ne pas surfaire l'homogénéité de la
population ainsi dégagée, il n'en reste pas moins qu'il a existé entre
ces écrivains, plus ou moins consistant selon la conjoncture, tout
un réseau de relations de soutien réciproque dont l'hostilité au
naturalisme formait le principe unificateur.
La même démarche menée à partir de la même source permet
d'obtenir une liste d'auteurs auxquels est attachée en 1891
l'étiquette de "naturalistes". Aux six auteurs des Soirées de Médan
(1880), Huysmans, Céard, Hennique, Maupassant, Alexis et Zola
s'ajoutent les noms d'écrivains présentés par Jules Huret comme
des "Continuateurs du naturalisme", soit, si on retient ceux dont
les noms sont cités deux fois ou plus dans les interviews de
leurs condisciples, Ajalbert, Bonnetain, Descaves, Geffroy,
Guiches, Mirbeau, Margueritte, Rosny. En dépit des opinions
divergentes affichées par ces écrivains, le groupe qu'ils constituent
a en commun son hostilité au roman psychologique. Il paraît
justifié par conséquent de comparer les caractéristiques des deux
écoles en présence.
Cette comparaison permet de vérifier que les auteurs
psychologues se distinguent de leurs rivaux naturalistes
par un ensemble d'avantages sociaux et scolaires.
(6) La Revue bleue s'adresse à un public de fonctionnaires et
d'intellectuels.
Rémy Tonton
Alors que les premiers disciples de Zola, mais aussi
ses imitateurs de la seconde génération naturaliste,
sont issus en majorité d'une petite -bourgeoisie à
médiocre dotation culturelle (fils d'employés, de petits
commerçants, d'artisans, de petits rentiers), et
cumulent, dans nombre de cas, les handicaps liés à des
origines provinciales et à des cursus scolaires peu
prestigieux (études secondaires et études supérieures
inachevées), les auteurs qui se réclament de la
psychologie proviennent de couches sociales plus favorisées
socialement et culturelle ment : vieille noblesse des
armes et de la diplomatie (de Vogué), bourgeoisie
universitaire (Bourget, Desjardins), intellectuelle (Brunetière,
fils de polytechnicien, et Barres, fils de centralien),
commerçante (Hervieu). Les éléments d'origine petite-
bourgeoise, dont on étudiera plus en détail les
trajectoires ci-dessous, se signalent par l'importance
relative de leur dotation culturelle de départ, puisque Rod
et Lemaître sont fils d'instituteurs et que le père
d'Anatole France est libraire sur les quais de la Seine.
Loti, fils d'un secrétaire de mairie de la ville de
Rochefort, pourrait sembler une exception, si les
indications concordantes de ses biographes ne faisaient
état de l'existence chez ses parents d'une disposition
particulièrement forte à l'investissement culturel qui
n' apparaît pas dans les milieux d'origine des
naturalistes et qui est produite par l'histoire de la lignée
familiale de Pierre Loti (7). Autre caractéristique qui
contraste avec les modestes cursus scolaires des
naturalistes, tous les "psychologues" sans exception ont fait
des études dans la capitale dès la fin du secondaire
(Loti à Henri IV, Bourget et Brunetière à Louis-le-
Grand où ils sont condisciples, Lemaître au lycée
Charlemagne) ou dans des établissements
d'enseignement supérieur. Lemaître et Desjardins sont
normaliens et agrégés, Bourget suit des cours de philologie
grecque à l' Ecole pratique des hautes études et obtient
une licence de lettres tout comme Rod, de Vogué fait
des études d'archéologie, Hervieu est licencié en droit.
Barres, enfin prend une inscription en droit mais ne
semble pas avoir achevé ses études.
La structure objective des chances
de carrière
Pour rendre compte sociologique ment de l'opposition
entre naturalistes et "psychologues", il ne suffit pas
de comparer leurs origines sociales et leurs cursus
scolaires (ce que les historiens de la littérature ne
font pourtant habituellement pas) : il reste à. mettre les
caractéristiques différentielles ainsi obtenues en relation
(7) Cf. infra.
68
avec le "champ des potentialités objectives" (8) dans
lequel ces caractéristiques sont mises en oeuvre sous
forme de pratiques littéraires. A cette fin on retiendra,
parmi l'ensemble des déterminations qui structurent le
champ littéraire entre 1875 et 1890, trois ordres de
faits qui paraissent particulièrement explicatifs pour
notre propos. En premier lieu il faut noter l'essor du
genre romanesque qui se marque par un accroissement
du nombre de titres publiés annuellement (en moyenne
621 pour la période 1876-1885 contre 246 pour la
période 1840-1875), et surtout par une extension
considérable des tirages : en 1882, cinq ans après sa parution,
L'assommoir de Zola dépasse les 100 000 exemplaires.
Ce développement quantitatif qui se dessine dans les
dernières années du Second Empire et qui peut être
mis en relation avec l'augmentation des effectifs de
l'enseignement secondaire pour la même époque
apparaît comme un phénomène fondamental qui structure
chez les agents la perception même de ce qui est à
faire : un critique comme Brunetière traite à ses
débuts des problèmes du roman, car, écrit Victor
Giraud, il s'est rendu compte que, "aucun autre genre
n'égalant le roman en faveur, et, par suite en
fécondité, le meilleur moyen qu'il eût d'agir sur la
conception générale de l'oeuvre littéraire, et partant, sur les
goûts et les idées du grand public, serait de redresser
dans l'esprit des écrivains et des lecteurs la vraie
notion de l'oeuvre romanesque" (9).
Toutefois, des indices convergents font penser que cette
situation n'est ressentie par les contemporains avec une
telle acuité que parce qu'elle contraste avec un
encombrement sans précédent de la carrière poétique : les
comptages effectués dans la bibliographie de Lorentz
font état de 93 recueils de vers publiés en 1873, de
128 en 1879 et de 225 en 1887. Cette croissance
soudaine, qui contraste avec la stabilité relative de la
production au cours des 20 années précédentes (des
estimations donnent le chiffre de 69 recueils parus en 1856)
est corrélative d'une augmentation du nombre de
candidats à la consécration poétique : 41 nouveaux poètes
font leur apparition dans la bibliographie entre 1876 et
1885, et 66 entre 1885 et 1890. Quand on sait que la
poésie demeure jusqu'après 1880 un cursus
principalement orienté vers l'élection académique, et que la
compétition y est très vive traditionnellement (le premier
Parnasse contemporain, paru en 1866, compte trente-
sept poètes dont quatre seront membres de l'Académie
française )(10), °n peut considérer que cet afflux de
(8) P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris,
Genève, Droz, 1972, p. 176.
(9) V. Giraud, Les Maîtres de l'heure, Essais d'histoire morale
contemporaine, 2e édition, Paris, Hachette, 1911, t. 1, p. 67.
(10) II s'agit de Coppée, Sully-Prudhomme, Heredia et Leconte de
LJsle.
 69
nouveaux venus après 1875 ne lait que renforcer le
décalage, déjà existant dans les périodes antérieures,
entre l'avenir espéré et l'avenir probable des
littérateurs engagés dans cette voie. A cela s'ajoute le fait
(|iie l'évolution tics tirages n'est pas de nature à
compenser l'intensification de la concurrence : dans le
dernier tiers du 19e siècle, les recueils de vers sont
tirés à quelques centaines (11), ou au mieux à quelques
milliers d'exemplaires (12), et le temps des succès
d'édition d'un Lamartine paraît définitivement révolu (t.'J).
L'évolution inverse, sur le plan quantitatif, de la poésie
et du roman ne s'accompagne cependant avant 1885
d'aucune transformation dans la hiérarchie des genres
littéraires. Dans l'ordre de la légitimité, le roman continue
en effet à être relégué au degré le plus bas, et la
position dominante reste détenue, comme à l'époque
romantique, par la poésie qui obtient encore, avec l'école
du Parnasse, une consécration académique spectaculaire
entre 1881 et 188G. Tout se passe par conséquent
comme si subsistait, dans les années où se constitue la
coalition des romanciers psychologues, une structure
hiérarchisée produite par un état antérieur des
conditions sociales de. production de biens symboliques. C'est
là une seconde caractéristique essentielle du champ
littéraire dans les années 1880.
A ces indications, on ajoutera deux noms qui incarnent
quasi officiellement à cette date l'image de la grande
réussite intellectuelle (et non seulement littéraire). 11
s'agit de Tainc et Renan, membres de l'Académie
française depuis 1878 et 1876, Renan étant de surcroît
nommé administrateur du Collège de France en 1883 (il en
avait été révoqué sous le Second Empire après le
scandale de sa Vie de Jésus). Comme l'écrit Pierre-Henri
Petitbon, Tainc et Renan, "en cette année 1880-1881...
sont le cerveau de la France, et la génération
sérieuse qu'ils dominent les investit d'une véritable
magistrature spirituelle... Par excellence, ils sont 'les
(11) 525 exemplaires pour limbes de lumières de Gustave Kahn
(1896), 200 exemplaires pour Chantefable un peu nalVe de Mockel
(1891), 325 exemplaires pour Page« de Mallarmé (1891), etc. A
l'époque du Parnasse déjà, l'éditeur Lemerre répétait "qu'un
volume de vers, quand on en vend par an soixante exemplaires,
c'est une bonne vente". Cf. Mounin, Poésie et Société. Paris,
PUF, 1068, p. 11.
(12) Le Mercure de Franco compte 3 000 lecteurs en 1905, "au
temps de son apogée" et une anthologie a grand succès comme
Poètes d'aujourd'hui de Van Bever et Lôautaud atteint six mille
exemplaires en un an. Mounin, op. cit. p. 11.
(13) Les Méditations de Lamartine sont rééditées dix neuf fois
entre septembre 1820 et 1831 ; en trois ans 30 000 exemplaires
sont vendus. Cf. G. Lanson, "Le Centenaire des Méditations",
Revue de« deux mondes, 56, 1er mars 1920, pp. 75-98.
tres' " (14). L'importance du capital symbolique détenu
après 1880 par ces deux personnages app;ir'afl- comme
une troisième donnée essentielle du champ de relations
dans lequel se situe l'entreprise des "psychologues".
Une stratégie de reconversion
Etant donné cette structure objective des chances do
carrière, il semble possible, en considérât les
trajectoires littéraires des auteurs étudiés <l:ias cos IKI^OK»
d'interpréter l'avènement d'une école romanesque placee
sous le signe de la psychologie comme le résultat d une
stratégie de reconversion. Les plus âgés d'entre eux
comme Anatole France, né en 1844, ou JJourget, ne en
1852, publient plusieurs recueils de vers parnassiens
(Lesj^mcs^loiiés, 187.'i, et Les Noçt^^e01'11-11'-0'1'1^'
L87G, pour A. France, la Vie inquiète, l*75' ^(lt'J'
1878, et les Aveux, 1882, pour Bourget). D° Vogué, né
en 1818, commence également à écrire des vers qu'il
ne publiera pas. Par contre JuJes Lcmaîtro, ne en
185.'}, a tenté carrière dans la voie poétique avec plus
d'obstination puisqu'il est l'auteur des Médiúi!°!is> 1880,
et des miJ^jjnçnJLalçs, 1882, où il se pose en
imitateur de Sully -Prudhomme à qui il dédie plusieurs pièces
de vers. Quant aux plus jeunes des "psychologues ',
llervieu, né en 1857, et Barrés, né en 1H(>2> Jcllr I"'1'""
sonco est signalée après 1881 parmi Jes assidus du
second salon de Lecontc de lisle (15), ce qui l)ouL imll~
quer qu'ils ont envisagé un moment la succession tic
cet afné prestigieux. On sait d'autre part quc dans ses
Taches d'encre, publiées de novembre 1884 a lévrier
1885, Barrés se pose en allié (le la jeune poésie
symboliste. Du reste tous ces auteurs sont dotés de
caractéristiques socio-culturelles (10) qui paruissenL
appropriées à la poursuite d'une carrière poétique. Mais tout
se passe comme s'ils se détournaient, plus ou moins
vite, d'un genre où leurs probabilités objectives de
réussite s'amenuisent d'année en année.
(14) P. H. Petitbon, Talne. Renan. Barrés. EtudgJ*'lnflucnce.
Paris, Les Belles lettres, 1934, pp. 10-11.
(15) Cf. Miodrag Dbrovac, José-Marie de Hérédjâ*- ^ vle' son
oeuvre. Paris, Les presses françaises, 1923, PP- 90-100.
Lemaftre et Bourget sont des habitués après 1873 du salon de
Sully -Prudhomme .
(16) Les écrivains qui s'orientent vers le roman psychologique ne
se distinguent pas des parnassiens par leurs origines s°clalcs ni
leurs cursus scolaires, mais par la dato de leurs debuts
littéraires . A l'exception d'Anatole France, tous commencent à
produire à un moment où les jeux sont déjà faits pour l' école
parnassienne (après 1875).
Rêmy Tonton 70

LES CARACTERISTIQUES SOCIALES DES

PROFESSION DU PERE

Classes populaires Moyenne bourgeoisie Grande bourgeoisie

petite bourgeoisie Noblesse

Ajalbert : cultivateur Alexis : notaire

Bonnetain : employé au Henniquc : officier
télégraphe
P. Margueritte officier
Céard : sous -chef de

:
NATURALISTES gare Maupassant : rentier

ET Descaves : graveur Mirbeau : officier de

santé
Geffroy : (1)
CONTINUATEURS Zola : ingénieur
Guiches : percepteur
communal
Huysmans : artisan
dessinateur
Rosny : mercier

total 14 8 6 0

France : libraire Barrés : propriétaire, ex Hervieu : négociant

ingénieur centra-
Lemaftre : instituteur lien de Vogué : vieille
ROMANCIERS aristocratie,
Loti : secrétaire de Bourget : professeur du priétaire foncier
mairie supérieur
PSYCHOLOGUES
Rod : libraire Brunctière : officier
ET ALLIES technicien
Desjardins : professeur au
collège de
France

total 10 4 4 2

(1) La profession du père de Geffroy n'est mentionnée avec précision par aucun de ses biographes.,
Mais des indications convergentes (modestes revenus de la famille , d'origine bretonne, attirée
à Paris par la recherche d'un emploi) incitent à la situer dans la petite bourgeoisie.
 71

DEUX GROUPES D'AUTEURS

r CURSUS SCOLAIRE

Non Bacheliers Etudes supérieures Situation professionnelle

bacheliers achevées entre 1880 et 1890

Bonnetain Céard Ajalbert

et Alexis
Descaves Geffroy
7 employés de bureau, dims la banque (2)
Guiches sont licencies ou les ministères (5).
Ilosny en droit
Zola Hennique tous les romanciers s'adonnent au
lisme, principale source de revenus
Huysmans d'Alexis, Bonnetain, (jusqu'en 1894) Geffroy
(après 1880), Mirbeau, Rosny.
Margueritte
1 avocat (Ajalbert).
Maupassant
1 rentier (Hennique).
Mirbeau
1 homme de lettres (Zola).

4 8 2

Barrés 2 licenciés en lettres 1 commis bibliothécaire (France).

(Bourget et Rod)
France 1 officier (Loti).
2 docteurs d'état
( Brune ti ère et 3 enseignants du supérieur
i_jU ITlcx 1 L Tu ) - Brunetière, maître de conférences
a l'Ecole Normale Supérieure à
1 agrégé partir de 1886
(Desjardins) - Rod, professeur à Genève à partir
1 licencié en droit de 1886
- Lemattre, quitte l'université en 1884
(Hervieu) 1 enseignant du secondaire (Desjardins)
1 diplômé en égyptologie 2 hauts fonctionnaires (Hervieu, de VogUé,
(de VogUé) jusqu'en 1882)
1 ancien élève de l'Ecole 2 hommes de lettres (Barrés, Bourget)
navale (Loti) dont l'existence matérielle est assurée
par les oeuvres à partir de 1890 et 1886.
0 2 8
L
 V

posent dans le champ littéraire en héritiers de Taine et

de Renan (19): étant donné la concentration de capital
intellectuel réalisée par ces deux personnages autour de
leurs positions et de leurs oeuvres, on voit tout
l'intérêt que présente pour la nouvelle école romanesque une
telle affiliation. La manière dont les disciples
expriment leur dépendance à l'égard des maîtres confirme
que celle-ci correspond dans son principe à une
stratégie de succession, et non pas seulement à des affinités
interpersonnelles d'ordre intellectuel. On observe en
effet que l'admiration ostentatoire qu'exige pour la
transmission de la légitimité ("M. Taine, c'est notre
professeur de psychologie, le père vénéré des analystes" (20)),
coexiste avec des manifestations d'irrévérence où perce
l'impatience d'hériter. Telle paraît la raison d'ôtre
d'une petite plaquette parue en 1888 sous le titre Huit
jours chez Monsieur Renan, dans laquelle Barrés
ironise significativement sur les positions de pouvoir
détenues par Renan, plus que sur l'oeuvre du philosophe.
Comme le fait remarquer P. H. Petitbon, "Le Renan
des Huit jours n'est pas le Renan des Origines du
christianisme ou du Corpus Inscriptionum, mais le Renan des
repas en ville, des discours à l'Institut, du Dîner
On
et
reconversion,
prati
conduit
au
Rêmy
apparente
dont
àcompétition
champ
intellectuelle,
dans
-mutatis
refusant
groupe
d'rehausser
universitaire
Dans
d'un
la
C'est
rend
En
leur
Barrés
universitaire
situé
fait
môme
romancier
en
capital
paraît
sait
générale
l'oeuvre
pleinement
d'une
comment
Tor
légitimité,
la
références
écrivains
quepartir
plus
la
de
roman,
physiologie
voit
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une 72 celtique et du Figaro" (21). La vérité objective des
dede
des
ou
rapports qui lient les romanciers psychologues à Taine et à
Renan s'exprime également dans l'ambiguité de la forme
littéraire du pastiche, dans lequel excelle Jules
Le maître devenu célèbre "du jour au lendemain" selon
V. Giraud (22), après la parution dans la Revue bleue,
le 10 janvier 1885, d'un article parodique
particulièrement réussi. En tant qu'exercice de style, le pastiche
du maître par le disciple est à la fois désacralisation
du maître et affirmation des capacités du disciple à
égaler.
Ces indications convergent pour montrer quo les
romanciers psychologues sont qualifiés objectivement pour
mener à bien leur entreprise, en ce sens que leurs
caractéristiques socio-culturelles sont ajustées aux
exigences de la stratégie que leur dicte la structure des
chances de carrière. Les cursus scolaires longs de ces
auteurs -tous sont passés par la classe de philosophie,
et Desjardins, Brunetière et Lemaître ont connu l'insti-

(19) Les deux noms sont inséparables. Bourget, Barrés, de

Vogué et Rod ont consacré aux deux maîtres des dizaines
d'articles.

(17) J. Ben David et R. Collins, "Social Factors in the Origins
of a New Science : The Case of Psychology", American
Sociological Review, 31 (4), août 1966, pp. 451-465.
(18) Dans une lettre du 9 décembre 1891, Taine écrit à son
biographe Victor Giraud : "En somme depuis 40 ans, je n'ai fait
que de la psychologie appliquée ou pure". V. Giraud, Essai sur
Taine. son oeuvre et son influence, Fritfourg - Paris, Hachette,
1901, préface, p. 8.
(20) La formule est de Barrés au lendemain do la mort de Taine.
Caté par P.H. Petitbon, op. cit., p. 62.
(21) Aid, p. 30.
(22) V. Giraud, Les Maîtres de l'heure, essais d'histoire
morale contemporaine, 2e édition, Paris, Hachette, 1911, t. 2, p. 4.
Cet article s'intitule "Professeurs au collège de France :
M. Ernest Renan".
 73
LES ETAPES DE LA REINTERPRETATION SPIRITUALISTE
DE LA PSYCHOLOGIE DE TAINE
1872. Bourget expose pour la première fois sa
théorie du roman psychologique, en usant d'une
terminologie empruntée au mouvement scientifique contemporain
(expressions soulignées par moi) :
"Quand on aime comme toi, mon cher He'relle, l'âme
humaine d'une passion curieuse, quand on voudrait
comme toi, la soumettre à des expériences, le roman
psychologique est plein de ressources, surtout si on le
conçoit, à ta manière, comme un genre tout moral,
intérieur, dépouillé, presque sans événements. Ne
serait-il pas le seul moyen que la science
psychologique ait à sa disposition pour expérimenter ? Si j'en
avais le courage, je tirerais de ces remarques une
conception très neuve du roman. Je ne le regarderais
pas comme une oeuvre d'art, pas plus qu'une planche
d'anatomie ne prétend être un dessin artistique, je
n'y verrais pas non plus une simple amalyse
descriptive, même si cette description était conduite avec une
rigueur scientifique. J'y verrais plutôt le travail de
l'imagination qui vérifie des hypothèses sur l'âme au
fil d'un récit" (P. Bourget, Lettre à son ami Hérelle.
Citée par M. Mansuy Un moderne, Paul Bourget, de
l'enfance au disciple. Besançon, Imprimerie Jacques
et Demontrond, 1961, p. 154).
1882. Dans un article, repris dans ses Essais de
psychologie contemporaine, Bourget critique l'hypothèse
déterministe sur laquelle repose la psychologie tainien-
ne :
"Supposons qu'un seul phénomène de la vie morale ne
soit déterminé par un ou plusieurs phénomènes
antécédents, en d'autres termes admettons qu'il y ait
spontanéité et liberté dans l'âme, au sens usuel de ces
mots, l'édifice croule tout entier. C'est là le point
attaquable de la doctrine. Cette psychologie est bien
constituée comme une science, mais elle repose sur
un postulat de métaphysique".
1883. irable. Cette nouvelle met en oeuvre pour
la première fois la conception exposée onze ans
auparavant. Bourget fait des emprunts à Taine, en
particulier à Pc l'intelligence (1870), mais aussi à Ribot, dont
il a dépouillé La psychologie allemande contemporaine
(1879) et Les maladies de la mémoire (1884).
1887. Dans la dédicace d'André Cornells, Bourget
présente son ouvrage comme "un roman exécuté avec les
données actuelles de la science de l'esprit", "une
planche d'anatomie morale".
1889. Le disciple. Bourget se fait le défenseur du
sentiment religieux et dénonce les dangers de la
science, "de la méthode, des inductions, des complications
du raisonnement".
Lettre de Taine a Bourget : "Pardonnez-moi mon
opposition ; elle vient de ce que votre lettre m'a touché
dans ce que j'ai de plus intime".
Aboutissement du processus. La psychologie, définie à
l'origine par Taine contre le spiritualisme ("c'est à
l'âme que la science va sWprendre") et utilisée comme
caution scientifique par les romanciers psychologues
(pour faire pièce au recours des naturalistes à la
légitimité des sciences naturelles), est devenue sous sa
forme romanesque l'expression même du spiritualisme
(l'âme comme valeur à préserver des atteintes de la
science).
Plusieurs facteurs seraient à prendre en compte pour
tenter une explication de cette évolution qui s'inscrit
dans le cadre des transformations générales du champ
littéraire :
- Le caractère composite de la
psychologie tainienne, qui amalgame des éléments empruntés
au domaine philosophico-scientificjuc (importance
reconnue aux faits, à l'expérimentation) et des notions lires
à la tradition plus ancienne de la psychologie
lit éraire (caractère, aptitude, faculté). Taine prépire lui-
même le transfert de sa psychologie dans le champ
romanesque, en proclamant son admiration pour
Stendhal ("le plus grand psychologue du lOo siècle")
et en affirmant que "les grands romanciers donnent
'des descriptions aussi difficiles que celles des
psychologues et néanmoins très claires" (dans Ix-s phi-
losophes français du 19e siècle , 1ère édition de
1857).
- La succession des positions de Taine
dans le champ intellectuel, qui contribue à brouiller
la signification première de sa psychologie : d'une
opposition intransigeante à l'Empire (et à sa philosophie
universitaire, le cousinisme), Taine passe ft une
attitude plus nuancée après 18G0, avant de faire figure,
après 1870, de penseur clérical et réactionnaire.
- On peut expliquer la propension des
romanciers psychologues à donner une interprétation
spiritualiste de la psychologie en faisant intervenir les
variables suivantes :
religion de la famille tous les écrivains sont bapti—
ses, issus de milieux pratiquants, catholiques ou
:
protestants (Rod, Loti). Les biographes insistent sur la
piété des mères de Rod, Lou, lirunetií re, Hurrès,
des pères d'Anatole France, Lc-'ftrc.
établissements scolaires fréquentés : la moitié d'entre
eux séjournent dans des institutions religion;- ^s
Barrés, Hervieu, France, Lcmaftre, de Vogué.
:
attitudes politiques et religieuses seuls Desjardins,
Hervieu, France seront dreyfusards. A l'exception
:
de Hervieu et France, ces écrivains affichent leurs
sympathies pour le catholicisme (Lcmaftre, Rod) ou
font hautement profession de leur affiliation a cette
religion.
- Les caractéristiques du champ
lit éraire en fonction desquelles est réinterprétée la
psychologie de Taine, et en particulier les conditions du
travail qui régissent encore aujourd'hui la production'
littéraire : nécessité de produire beaucoup,
individualisme ; il en résulte un retour à l'introspection, alors
que Taine récusait cette démarche (dans sa prélace do
L'Intelligence). Ce qui était méthode devient règle de
vie ("le culte du moi" de Barres est une transposition
du concept de "faculté maîtresse" de Taine). Dans le
champ universitaire, où la structure des oppositions
idéologiques est différente, où les conditions de travail
sont autres, l'héritage de Taine donnait une évolution
toute autre, la psychologie étant constituée comme-
science positive, contre la tradition de la philosophie
spéculative (création en 1889 d'un premier laboratoire
de psychologie dépendant du Collège de France ;
travaux de psychologie expérimentale de Binct : mesure
de la durée des processus psychiques, de l'intensité
des sensations, etc.).

Rémy Ponton 74
tution de la khâgne- ont développé en eux le goût pour
les idées générales et l'analyse, disposition qui équivaut
dans la conjoncture du champ littéraire où elle est mise
en oeuvre, à un procédé de captation d'héritage
intellectuel. D'autre part, la forme de capital culturel qu'un
Barres, un de Vogué ou un Bourget ont accumulé dès
leur prime enfance, porte ces écrivains à considérer
les facultés d'observation avec une condescendance,
analogue dans son principe, à celle que peut manifester un
élève bien noté en dissertation pour les "matières de
mémoire". Et lorsque Bourget se proclame
"médiocrement doué pour l'évocation des formes" et en revanche
sensible au "souvenir des plus légères émotions" et
incapable de "s'intéresser à quelqu'un sans se figurer...
ses façons de sentir, ses goûts et ses dégoûts, ses
plaisirs et ses chagrins" (23), on n'a aucune raison de
mettre en doute sa sincérité, alors même que cette
affirmation constitue un argument de choix contre l'
esthétique définie par Zola et pratiquée par ses disciples.
C'est dans la même logique que peut être analysée la
fonction du capital social : il suffit à Hervieu, Barrés
ou France de situer, par commodité, leurs intrigues
romanesques dans la "haute société" qui leur est
familière parce qu'ils en sont issus ou y ont été introduits,
pour opérer avec le naturalisme la rupture qui paraît
exigée précisément par leur stratégie, la distinction,
au sens social du terme, étant indissociable du modèle
de légitimité culturelle tel qu'il est constitué dans la
seconde moitié du 19e siècle. C'est dire que le sens
des mondanités dont font preuve les romanciers
psychologues est à la fois un trait de leur habitus, un procédé
de conquête du pouvoir symbolique et une faculté
créatrice, au même titre que leur goût pour l'analyse.
Comme l'illustre cette affirmation de Barrés, qui estime
qu' "il doit y avoir plus de luttes et d'intéressants
débats dans l'âme, par exemple, d'une impératrice
détrônée qui a connu toutes les gloires et toutes les ruines,
que dans l'âme d'une femme de ménage dont le mari
rentre habituellement ivre et la bat ou dans celle d'un
sioux attaché au poteau de guerre..." (24), l'esthétique
du roman psychologique repose sur le postulat que
l'intérêt présenté par un personnage romanesque varie en
proportion de sa qualité sociale.
(23) Lettre autobiographique (citée par V. Giraud, op. cit. ,
tome 1, pp. 244-245). Une remarque de Barrés dans Un Homme
Ubre va dans le même sens. L'auteur y affirme qu'il attend avec
impatience le Jour où il aura tout regardé "non pour ne plus rien
voir, mais pour fermer les yeux et pour faire des pensées enfin
avec ces choses (qu'il a) tant frôlées". Cité par Petitbon, op^
cit., p. 40. La mystique intellectualiste d'un Proust trouve ses
origines dans une conviction analogue.
(24) Cité dans J. Huret, _oj: p. 19.
T
Le capital social mobilisé
par les romanciers psychologues
On connaît le succès de la stratégie de reconversion
décrite ci-dessus : dès 1888 de VogUé entre à l'Académie
française, il est suivi par Loti (1891), Brunetière (1894),
Bourget (1895), Lemaftre et France (1896), Hervieu
(1900) et Barrés (1906). Edouard Rod, pressenti par
Bourget, refuse de changer de nationalité (comme l'avait
fait un autre littérateur suisse, Cherbuliez, naturalisé
en 1880 et élu en 1881) afin de devenir eligible. Pour
expliquer cette consécration, après ce qui a été dit sur
ses conditions sociales de possibilité, il faut rappeler
les positions dont la nouvelle école romanesque dispose
à ses débuts. Son plus sûr allié, Brunetière, est
secrétaire de rédaction de la Revue des deux mondes (il en
sera directeur en 1893) dont dix -huit collaborateurs sont
membres de l'Académie française en 1880 (25). D'autre
part, Lemaftre au Journal des débats et France, après
1886, au Temps et auparavant à l'Univers illustré,
détiennent des positions de pouvoir qui leur permettent de
légitimer leur pratique littéraire par des prestations
réciproques qui n'ont pas échappé aux contemporains,
A. France célébrant les talents de Jules Lemaftre qui
n'hésite pas de son côté à affirmer que l'esprit de
France "est une des résultantes les plus riches de tout
le travail intellectuel de ce siècle" (26). C'est à partir
de ce capital symbolique initial que se structure ce
groupe d'écrivains : les plus jeunes des romanciers
psychologues renforcent par l'admiration qu'ils leur
témoignent la position de leurs aînés, qui, en
contrepartie, facilitent la carrière de leurs "jeunes suivants"
(pour reprendre l'expression d'une lettre de Barrés à
Anatole France : "Je demeure votre jeune suivant") (27).
En 1887, Brunetière va jusqu'à menacer de présenter
sa démission de secrétaire, si la prose d'IIervieu, une
première fois refusée, n'est pas admise dans la Revue
des deux mondes.
A ces positions dans la grande presse s'ajoutent des
appuis situés dans les champs religieux et politique.
Contrairement au naturalisme, le roman psychologique
a su trouver des alliances dans la hiérarchie catholique
par l'intermédiaire notamment d'Eugène-Mclchior de
VogUé qui fait obtenir à Desjardins, en 1891, une
audience privée du Pape. C'est là un événement important
à une époque où, les défenseurs du spiritualisme étant
majoritaires à l'Académie française qui compte un
influent paru catholique, légitimités religieuse et cultu-
(25) Selon R. Peter, Vie secrète de l'Académie française,
5e période, Paris, librairie des Champs-Elysées, 1940, p. 151.
(26) D'après J. Suffel, Anatole France par lui-même, Paris, Ed.
du Seuil, 1966, p. 22.
(27), Ibid.
 75
relie sont en partie solidaires. Autre argument
essentiel dans leur stratégie littéraire, des auteurs comme
Bourget, Brunetière, Loti, soutenu à son élection par
la fraction monarchiste des académiciens» et de Vogué
donnent, dès avant 1889, des gages aux partis politiques
conservateurs ou réactionnaires qui sont ¡sur -représentés
à l'Académie. Pour compléter ces aperçus sur le
capital social mobilisable par ces écrivains, il faut signaler
que de Voglié a été secrétaire d'ambassade à Saint-
Pétersbourg de 1876 à 1882 (c'est aussi au titre de
diplomate qu'il est élu à l'Académie en 1888) et que
Brunetière est nommé en 1886 maître de conférences à
l'Ecole normale supérieure. Il ne fait pas de doute que
cette position, dont Brunetière tire parti au point de
faire figure à son tour de "guide de la Jeunesse" (28)
après la mort de Taine et de Renan (1893 et 1892),
confère une valeur accrue à ses amitiés littéraires.
Dans l'entreprise de légitimation du roman, il faut
souligner enfin le rôle tenu par les salons parisiens où
Hervieu a gardé les entrées qu'une brève carrière de
haut fonctionnaire lui a assurées. La plupart de ses
alliés y acquièrent après 1885 des positions dominantes.
Anatole France est le grand homme du salon de
Mme de Caillavet, où il succède à Victor Brochard,
historien des sceptiques grecs, dans le rôle du brillant
causeur. Avec le critique du Temps, Mme de Caillavet
possède enfin, comme l'écrit Jacques Suffel "en
exclusivité, la vedette longtemps cherchée. Chaque dimanche,
vers cinq heures du soir, elle reçoit dans la grande
galerie du premier étage. M. France, qu'elle surveille du
regard, se tient volontiers debout, le dos à la cheminée,
et elle lui lance l'interpellation rituelle : -Monsieur,
racontez donc..." (29). Jules Lemaftre détient une
situation aussi prépondérante chez Mme de Loynes qui lui
apprend, selon René Peter, "un maintien plus dégagé,
l'art de voiler la méfiance qu'il avait de lui-même sous
un noeud de cravate plus averti, un lorgnon plus
autoritaire" (30). Mme Cahen d'Anvers se consacre au
succès de Paul Bourget, "impeccable gentleman au chic
anglais, monocle insolent, canne de jonc à pomme d'or,
fine cravate et linge filtré" (31). Mme de Pierrebourg
est l'égérie de Paul Hervieu dont la correction est
signalée par un de ses biographes : "raie impeccable et
aplatie à grands coups de bâton de cosmétique" (32).
(28) V. Giraud, op. cit.. T.l, p. 100.
(29) J. Suffel, op. cit., p. 59.
(30) R. Peter, op. cit., p. 244.
(31) Ibld. p. 220.
(32) 8. Fahmy, Paul Hervieu. sa vie, son oeuvre, Marseille,
Imprimerie du sémaphore, 1942, p. 38.
Pierre Loti enfin bénéficie de l'amitié et des conseils
de Mme Adam, qui sait lui rappeler opportunément
qu'être de l'Académie oblige à une certaine tenue" (33)
et du soutien de la Comtesse Diane de Beausacq, dont
il anime le salon avec Sully -Prudhom me. Tous ces
salons fonctionnent comme des institutions de
prérecrutement à l'Académie française. Les romanciers
psychologues, ceux d'entre eux surtout qui ont à faire
oublier des origines petites-bourgeoises, y apprennent
à conformer leur hexis corporelle au rôle auquel ils
aspirent et y constituent le capital de relations dont
dépend l'issue d'une élection académique.
Les trajectoires de trois petits -bourgeois,
Rod, Loti, Anatole France
II n'est pas nécessaire d'insister, semble-t-il, sur
tout ce qui peut opposer au naturalisme des écrivains
comme Eugène -Melchior de Vogué, aristocrate né dans
une famille légitimiste et pénétré dès sa prime enfance
de lectures romantiques, ou Paul Bourget, dont les
biographes nous apprennent qu'il passa sa jeunesse
studieuse dans un "monde de haute bourgeoisie, nourri
d'intellectualisme" (34), discutant précocement de la
conception scientifique du monde avec son père,
normalien agrégé de mathématiques, et des mérites
comparés d'Eschyle et de Sophocle avec son grand'pèrc
maternel (par alliance) Joseph Alexandre Nicard,
ancien élève de l'ENS (promotion 1817) et ami de Littré
et Hachette. Des remarques analogues peuvent être
faites au sujet de Barrés, Hervieu et Brunetière, que
leur provenance sociale ne pouvait que poser en
adversaires des auteurs naturalistes. Il semble plus
difficile, par contre, d'expliquer la présence au sein de
la réaction psychologique de représentants de la petite-
bourgeoisie, comme Rod, Anatole France et Loti.
Aussi s' efforcera -t -on, dans les pages qui suivent, de
dégager les facteurs qui permettent de construire la
trajectoire littéraire de ces auteurs.
Edouard Rod
Le ralliement d'Edouard Rod au roman psychologique
peut être imputé à une évolution générale qui, après
1885, écarte du naturalisme même les écrivains les
plus prédisposés à se conformer aux critères de pro-
suite p. 77
(33) K. G. Millward, L'oeuvre de Pierre Loti, et l'esprit
"fin de siècle". Paris, Nizet, 1955, p. 109.
(34) Ch. Beuchat, Histoire du naturalisme français. Paris
Ed. Corréa et Cie, 1949, T. 2, p. 242.
Rémy Ponton 76
géographie
des salons littéraires
1 - MmeCahen d'Anvers (rue Bassano)
2 - Mmede Loynes (av. des Champs Elysées n° 152)
3 - Mme
de Cailla vet (av. Hoche n" 12)
4 - Mme
Aubernon (av. de Messine)
5 - Mme
Strauss (rue de Miromesnil n° 104)
6 - Mme
Adam (au coin du bcL Malesherbes et de la rue
Juliette Lamber, nom de jeune fille de
Mme Adam)
7 - Mme de Pierrebourg (av. du Bois de Boulogne)
8 - Princesse de Polignac (rue Cortambert)
Les salons et le champ littéraire
Les fonctions sociales des salons dans la vie littéraire, et en
particulier dans le processus de légitimation du roman
psychologique, sont attestées après 1880 par de multiples témoignages,
par exemple celui de Camille Mauclair dans un article de la
Revue des revues daté de 1899 : "Depuis que les romanciers
psychologiques ont fabriqué à leurs passionnettes des papiers en
règle, les femmes de qualité ont exigé une présence constante
de ces messieurs, dont elles consolident la fortune en leur
enseignant les maintiens" (cité par E. Carassus, Le snobisme et
les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884-
1914, Paris, A. Colin, 1966, p. 103). L'examen des
caractéristiques sociales de ces "femmes de qualité", dont les romanciers
psychologues constituent les hôtes privilégiés, montre que les
plus influentes d'entre elles sont liées à la grande bourgeoisie
financière, qui s'est considérablement enrichie sous la Monarchie
de Juillet et le Second Empire : l'égérie d'Anatole France,
Mme Arman de Caillavec, née Lippmann, a épousé en 1868 dans
la chapelle des Tuileries, en présence de l'empereur et de
l'impératrice, un ingénieur civil, Albert Arman (ce n'est que
quelques années plus tard qu'il ajoute à son nom de famille le nom
du chateau qu'il possède en Gironde). Elle est issue d'une riche
famille de banquiers israélites, tout comme Mme Cahen d'Anvers,
qui fut la maltresse de Paul Bourget et anime un salon
concurrent de celui de Mme Arman. Mme Aubernon qui reçoit Dumas
fils, Becque, Hervieu, Bourget, est la fille d'un régent de la
Banque de France et l'épouse d'un conseiller d'Etat du Second
Empire. Mme de Loynes, d'origine sociale modeste (selon
plusieurs sources elle serait fille d'une ouvrière textile) doit sa
fortune à un héritage qui lui vient d'un de ses amants,
Ernest Baroche, fils d'un ministre de Napoléon III. On peut
citer également les noms de Mme Strauss, chez qui se
retrouvent Loti, Barrés, Hervieu, et dont le second mari est un riche
avocat d'affaires, ou encore de la princesse de Polignac, née
Singer et fille du fabricant de machines à coudre du m&me nom.
Mme Juliette Adam fait partie de la môme classe sociale, et
entretient de surcroît des relations privilégiées avec le
nel politique de la Troisième République : son mari, sénateur
inamovible, fut l'un des fondateurs du Comptoir d'Escompte sous
le Second Empire.
Autre trait caractéristique des salons bourgeois : au-delà de«
différences observables entre eux, qui ne font que refléter la
gamine des positions mondaines, religieuses et politiques
compatibles avec les intérêts de classe de la bourgeoisie entre 1880
et 1900, l'organisation des receptions repose sur un certain non,
bre de postulats communs. L'observance stricte des contraintes
de la politesse a pour effet, pratiquement, d'exclure les écri
vains qui n'ont pas maîtrisé comme il convient les règles do
l'élégance et de la bonne tenue (c'est le cas de Zola). Une
conséquence analogue semble résulter de la place prépondérante
accordée à la conversation, qui est conçue comme une prouesse
individuelle, plus ou moins strictement codifiée et constitue l'un
des termes de l'échange qui s'effectue entre les invités et la
maîtresse de maison, les premiers apportant leur esprit et leur
rhétorique, la seconde donnant à dîner. Les individus dépourvus
des dispositions requises se trouvent ainsi écartés des autres
transactions, dont les salons sont le lieu privilégié, entre des
agents situés dans des champs distincts comme l'université, la
banque, la politique, la presse, la littérature. Au terme de ces
indications, on peut avancer l'hypothèse que les salons
remplis ent entre 1880 et 1900 une double ionclion : ils sont un
mécanisme grace auquel la bourgeoisie établit sa tutelle sur un
secteur du champ littéraire et, par là, impose cette domination à
l'ensemble des productions artistiques. Dans la mesure où ils
manifestent l'intérêt de la nouvelle bourgeoisie d'argent pour les
lettres (conformément à un modèle traditionnel de la division du
travail entre les sexes, cette tâche est déléguée aux épouses et
aux maîtresse des grands-bourgeois), les salons contribuent
d'autre part à légitimer cette couche sociale de parvenus en la
dotant de l'indispensable "aura culturelle" qui, ajoutée au
capital économique, fait la bourgeoisie de plein droit.
 77
duction Littéraire définis par Zola. Mais la réussite de
Rod dans le nouveau style qu'il se donne ne s'explique
que par le capital culturel dont dispose l'écrivain
genevois, fils d'un instituteur devenu libraire comme le
père d'Anatole France et titulaire, à la différence de ses
premiers alliés naturalistes, d'un diplôme d'études
supérieures (licencié). Dans l'analyse qu'il consacre à
l'évolution d'Edouard Rod, Victor Giraud entrevoit
l'importance du capital culturel parmi l'ensemble des
facteurs qui détachent cet auteur de l'école de Médan :
"Entre cette école et lui, il était trop visible qu'il y
avait une différence profonde, irréductible, de nature :
la plupart des naturalistes étaient fort inintelligents ;
lui, au contraire, était l'intelligence môme. Quelles
affinités électives pouvait-il bien y avoir entre cet
épais, truculent et ignorant Zola, le moins philosophe
et le moins psychologue des hommes, et ce fin, souple
curieux et inquiet Vaudois, voué par nature, par
éducation et par tradition aux problèmes de la vie morale,
et qu'une culture cosmopolite soigneusement entretenue
avait ouvert à toutes sortes d'aperçus et de
préoccupations ?" (35). On trouve dans ce passage le genre de
rationalisation qui est au principe de la plupart des
tests de "coefficient intellectuel" : les différences de
capital culturel sont interprétées en termes substantia-
listes d'intelligence. Dans la citation qui précède,
l'opposition principale intelligence/inintelligence est relayée
par deux seines d'adjectifs antonymiques (épais,
truculent et ignorant/fin, souple, curieux et inquiet). Le
principe logique qui organise ces oppositions doit être
recherché dans les rapports de concurrence culturelle
qui existent, on l'a vu, après 1870, entre la grande et
la petite -bourgeoisie intellectuelle, et plus précisément
semble-t-il dans la manière dont la grande bourgeoisie
appréhende ce qui la distingue des nouveaux -venu s à la
culture, a. la fois dans son rapport au corps (épais/fin),
son ethos (truculent/souple, inquiet) et son rapport à la
culture (ignorant/curieux). Dans le cas d'Edouard Rod
on peut noter que la dotation culturelle qui le
dif érencie des naturalistes (non seulement il termine des
études supérieures, mais il est issu de couches sociales
cultivées de plus longue date puisque son grand' père
paternel est maître d'école et qu'il descend de toute
une lignée de notaires ruraux), est hypothéquée sur le
marché littéraire de langue française par ses origines
étrangères. Victor Giraud observe qu'à son arrivée à
Paris, Edouard Rod écrit dans "la langue des Suisses
romans, pâteuse, molle, souvent impropre, émaillée
d'idiotismes. . . bien dénuée de naturelles qualités
littéraires", et qu'il lui reste à apprendre "le vrai
français de France" (36). C'est parce que Rod dispose à
ses débuts d'un capital culturel amoindri (en proportion
de la distance, exprimée en termes de légitimité, qui
sépare la Suisse, lieu de son accumulation, de Paris
(35) V. Giraud, op. cit., T. 2, p. 228.
(36) V. Giraud, op. cit., T. 2, p. 117.
considéré comme le foyer du pouvoir symbolique) que
cet auteur se rapproche du naturalisme. Et si la
période au cours de laquelle Rod cherche sa voie en
imitant Zola dure plus de sept ans, c'est probablement
parce que des mécanismes particulièrement forts
orientent le jeune écrivain vers le réalisme. A l'appui de
cette interprétation peut être invoquée toute l'évolution
ultérieure du champ romanesque, qui voit se
cristal iser et s'accentuer les oppositions perceptibles déjà à
l'époque où Edouard Rod opère sa conversion. En effet
alors que le roman psychologique (par exemple Mauriac)
continue à trouver son lieu d'aboutissement à
l'Académie française, la tradition réaliste représentée par
l'Académie Goncourt s'annexe après 1914, sous la
variante du roman régionaliste ou rural, les productions
intellectuelles dont les auteurs se signalent dans le
champ littéraire par cette forme de déficit symbolique
que recouvre l'expression de provincialisme (dont le
vaudois n'est qu'un cas particulier). Les auteurs
suisses dont les caractéristiques sont analogues à celles de
Rod sont englobés durant l' entre-deux guerres dans ce
courant qui leur est à la fois une source d'inspiration
et un refuge social. Le cas de Charles Ferdinand
Ramuz (1878-1947), fils de commerçant, qui se replie
sur le roman rustique après un séjour parisien
infructueux, illustre cette évolution et peut-être faut-il voir
un indice de la permanence de ces mécanismes dans la
désignation d'un récent prix Goncourt (1973) : l'auteur
de L'ogre, Chessex est en effet un suisse de langue
française, étroitement lié à la tradition des prix
Goncourt régionalistes (37). Toute une partie de
l'oeuvre de Rod annonce d'ailleurs cette tendance
romanesque : parallèlement aux romans psychologiques qui lui
confèrent une position importante dans le champ
littéraire français, Rod produit après 1890 une série de
romans "suisses", dans la veine champêtre et avec une
facilité de plume qu'il se reproche à lui-même. Le
réalisme tempéré de ces oeuvres (Les roches blanches,
Là -haut, Mademoiselle Annette, etc.) contraste avec le
raffinement recherché des romans d'analyse du même
auteur. Même un universitaire spiritualiste comme
Victor Giraud situe dans le marché littéraire les
raisons de cette dualité de style : "Pour écrire des
romans de moeurs parisiennes ou provinciales, il lui
fallait faire un effort souvent heureux, nous en convenons,
mais qui parfois l'est moins, et presque toujours se
fait sentir. Dans ce genre-là, il a des rivaux,
d'il ustres rivaux, et des modèles (...) dans cette course à
l'originalité personnelle qu'est la vie contemporaine, on
risque parfois ou de forcer sa nature, ou de perdre en
chemin un peu de sa spontanéité première (...). Au
contraire, dans le roman de moeurs suisses, où ni les
rivaux ni les modèles ne pouvaient le gêner beaucoup,
(37) Dans une émission radiophonique faisant suite à l'obtention
du Goncourt ("Radioscopie". France-Inter), Chessex a raconté un
pèlerinage qu'il fit en Auvergne sur les lieux où vécut Henri
Pourrat, prix Goncourt en 1911 et correspondant de CF. Ramuz.
Rémy Ponton
MADAME AUBERNON
ou l'art d'alimenter
une conversation
"Ses fameux dîners hebdomadaires du mercredi et
du samedi furent les plus fermés et les plus
influents do Paris (...)• La composition de sa table
demandait une grande stratégie, une attention
constante, et faisait d'elle une machine au
fonctionnement rigide. Jamais plus de douze couverts, toujours
quelque grand personnage, soit le conférencier à la
mode ayant le droit de prendre la parole du
commencement à la fin du repas, soit un nouvel académicien
mis à contribution, ou Paul Deschanel, son jeune
premier privilégié (...). Les femmes tenaient un
rôle décoratif et n'étaient jamais plus de deux ou
trois (...). Quelle stratégie employée dans la
composition des repas, réglés comme les différents actes
d'une pièce. Cela commençait dès le potage où
Madame Aubernon annonçait la distribution des rôles.
Chacun, à son tour, et selon l'ordre institué, prenait
la parole et la gardait le temps de l'entrée, du
poisson et de la dinde. Ainsi l'infortuné conférencier se
privait du plat consacré à son éloquence. On le lui
servait plus tard, froid. Les fromages étaient
réservés aux débutants. Madame Aubernon se servait d'une
sonnette pour engager ses amis à commencer ou à
clore leurs discours ; le parlement dmatoire avait
ses orateurs attitrés (...)• Après le dîner on se
réunissait au salon jusqu'à onze heures du soir".
Lauro Riese, Les salons littéraires parisiens du Second
Empire à nos lours. Toulouse, éd. Privat, 1962,
pp. 101-102.
78
il n'avait qu'à se laisser porter en quelque sorte par
son sujet ; disons-mieux : il n'avait qu'à se souvenir"
(38). Dans un cas, en effet, il lui suffisait de
monnayer son capital culturel dans un genre romanesque con-
yu et illustré par des écrivains dans l'ensemble moins
bien dotés que lui, dans l'autre cas, Rod s'efforçait de
surmonter son handicap relatif vis-à-vis de ses
nouveaux pairs psychologues mieux dotés.
Ces indications expliquent pourquoi Rod n'adopte sa
manière définitive qu'après avoir produit sept ou huit
volumes dans la veine naturaliste la moins originale. Il
faut qu'à l'insuccès s'ajoutent la publication des Essais
de Paul Bourget et du Roman russe de E.M. de VogUé,
mais aussi le mariage et la perspective d'un poste
d'enseignant peu compatible avec la profession de foi
naturaliste (il est nommé professeur de littérature
comparée à Genève en 1886, ce qui lui vaut de multiples
conseils d1 "assagisse ment") pour que Rod tente sa
conversion au roman psychologique. La décision de ce
ralliement est prise au moment où les déterminations
liées à la trajectoire sociale de l'individu renforcent les
déterminations culturelles relativement autonomes dont
le seul poids n'aurait sans doute pas suffi à provoquer
la seconde orientation de l'écrivain. Cette particularité
de la biographie sociologique ment construite d'Edouard
Rod peut expliquer qu'il se soit toujours manifesté
comme un épigone et non comme un novateur. On
comprend ainsi pourquoi il publie en 1891 un ouvrage
intitulé Les idées morales du temps présent, qui se
présente comme un "remake" des Essais de psychologie
de Paul Bourget. L'auteur suisse, comme son maftre
l'avait fait avant lui, dresse le bilan des idées et
sentiments d'une génération d'écrivains, mais il le fait
d'une manière beaucoup plus systématique. Comme
l'observe V. Giraud "le temps avait marché (...) et en
1889 il était plus facile qu'en 1883, et même en 1885,
de voir clair dans les divers courants de pensée qui
emportaient les esprits" (39). La lucidité et la fermeté
de Rod résultent d'une conjoncture dans laquelle les
choix à faire sont tout tracés.
L'étude interne des mots d'ordre à l'aide desquels l'auteur
genevois formule son nouveau projet créateur confirme l' analyse des
caractéristiques sociales de Rod en montrant également le rôle
joué par le capital culturel dans son ralliement au roman
psychologique. Dans la préface de son roman intitulé Les trois coeurs,
après avoir proscrit les principaux procédés du roman réaliste
"description (...), tyrannie des faits trop concrets et des figures
trop précises", Rod préconise "un retour sous une forme à
trouver, au symbole", et utilise le terme d'intuitivisme pour caracté-
(38) V. Giraud, op. cit.. T. 2, p. 162-163.
(39) V. Giraud, op. cit., T. 2, p. 135.
 79
non pour
riser sa nouvelle
se connaître
manière,
ni pourqui s'aimer,
doit consister
mais pour
à "regarder
connaîtreen etsoi,
aimer les autres". Les dispositions invoquées dans ce passage
-goût pour l'introspection, et aptitude à manier les idées
générales sous forme de symboles ne peuvent qu'avoir été renforcées
sinon suscitées par des études supérieures de lettres. Il n'est pas
jusqu'aux connotations éthiques de l'analyse prônée par Rod- "pour
connaître et aimer les autres" qui ne puissent relever d'une
interprétation sociologique, si l'on admet que l'altruisme, sorte de
bonne volonté sociale pure, est caractéristique de 1' ethos des
petits-bourgeois littéraires (Coppée, Sully -Prudhomme) dans la
seconde moitié du 19e siècle.
Pierre Loti
II semble possible de transposer en partie le
raisonnement qui précède à l'analyse des oeuvres et de la
trajectoire dans le champ littéraire de Pierre Loti et
d'Anatole France, deux autres représentants de la
petite-bourgeoisie au sein du mouvement anti -naturaliste.
Le premier est fils d'un secrétaire en chef de la
mairie de Rochefort, Théodore Viaud, qui avait fait
comme l'écrit un biographe, un mariage au dessus de sa
condition en épousant Nadine Texier, qui compte parmi
ses ascendants "d'importants propriétaires, des
notables", les Renaudin (40). Théodore Viaud qui dut gagner
très tôt sa vie comme employé peignait des miniatures,
jouait de la flûte et adorait écrire. Il connut sa femme
"au cours de ces soirées provinciales où, sous la
surveillance sourcilleuse des mères, les jeunes filles
chantaient des romances, les jeunes gens disaient des
vers" (41). Dans le couple ainsi constitué la bonne
volonté culturelle du mari se conjugue avec le capital
culturel de l'épouse placée sur une trajectoire sociale
descendante pour engendrer une disposition au
surinvestissement culturel qui rend compte de l'éducation donnée
aux enfants : en dépit d'un budget familial très
resserré, le futur Pierre Loti commence ses études avec un
précepteur particulier, puis travaille avec plusieurs
"professeurs privés" (42) avant d'aller au collège. Ses
parents lui font donner des leçons de piano, et font des
sacrifices financiers afin de l'envoyer achever ses
études secondaires à Paris (sa soeur aînée Marie avait
fait dans les mêmes conditions des études de peinture
dans la capitale). Loti est reçu à l'Ecole navale à l'âge
de dix-sept ans après des études peu brillantes. Si son
rapport à la culture contribue à faire de lui un
adversaire du naturalisme, il n'en résulte pas pour autant
que cet auteur soit placé sur un pied d'égalité avec les
autres romanciers "psychologues". On voit bien au
(40) R. de Traz, Pierre Loti, Paris, Hachette, 1948, p. 10.
(41) Jbid, p. 11.
(42) P. Flottes, Le drame intérieur de Pierre Loti. Documents
Î5§dits, Paris, Ed. Le Courrier littéraire, 1937, p. 22.
traire comment toute sa production littéraire correspond
à la mise en oeuvre, dans le schéma général tracé par
la réaction psychologique, d'une espèce de capital
socioculturel non conforme aux normes dominantes qui sont
assumées et reproduites précisément par ses
condisciples. C'est ainsi que le choix de ses sujets est dicté à
Loti par sa profession d'officier de marine qui l'écarté
périodiquement, et pour de longs mois, des lieux
consacrés (Paris, ses soirées littéraires, ses salons) où
se joue, dans les années 1890, la carrière d'écrivain.
Cet exemple permet de saisir comment la littérature de
dépaysement exotique peut-être engendrée par des
facteurs objectifs de relégation analogues à ceux qui sont
au principe des productions romanesques rurales ou
régionalistes. Au moindre capital socio-culturel de Loti,
et à son ethos de classe façonné par la position de ses
parents dans les fractions dominées de la classe
moyenne doit être rapportée également la manière dont se
présente la "psychologie" dans les romans de cet auteur.
Son absence de familiarité avec les idées générales ne
l'autorisant pas à pratiquer l'analyse de "cas" présumés
complexes telle qu'on la trouve chez Bourget par
exemple, Loti pense pallier ce qui lui apparaît comme une
insuffisance en multipliant dans ses ouvrages les
confessions autobiographiques. On peut penser que sa
"sincérité" comme celle de son contemporain, Alphonse
Daudet, est à la fois la marque de sa docilité sociale
et l'expression de sa position dominée dans le champ
littéraire.
Anatole France
Comme Rod et Loti, Anatole France est porteur de
déterminations dont le jeu aurait pu l'apparenter à la
tradition des auteurs réalistes et naturalistes. La mère
d'Anatole France est née de père inconnu. Son père,
François Noël Thibault est issu d'une très pauvre
famil e de paysans de l'Anjou. S' étant engagé dans l'armée à
quinze ans, il se voit distingué par son colonel, apprend
à lire et devient bouquiniste-libraire à Paris. Tant par
ses origines sociales que par ses études marquées par
l'échec (il obtient le baccalauréat à vingt ans après
plusieurs tentatives), Anatole France se distingue de ses
alliés "psychologues" les mieux dotés. Ses débuts dans
la carrière des lettres peuvent être rapprochés des
premières activités de Zola chez Hachette, à cette nuance
près que ce dernier commence par des occupations
situées plus bas encore dans la hiérarchie des tâches de
l'édition : il est employé dans un premier temps au
bureau du matériel et apprend à "faire les paquets" (43)
alors que Anatole France s'adonne à partir de vingt ans
à des travaux alimentaires de polygraphie avant de
devenir lecteur chez l'éditeur Lemerre. Un dernier trait
l(43) Ch. Beuchat, op. cit.. T. 1, p. 29.
Rêmy Ponton
semble indiquer que Anatole France subit les effets de
certains mécanismes objectifs qui pèsent également sur
les naturalistes : en 1876 il obtient une place de sous-
bibliothécaire au Sénat, situation subalterne qui est
comparable, du moins par la rémunération, aux petits
emplois de fonctionnaires occupés par certains disciples
de Zola (Maupassant, Céard, etc.) dans divers
ministères. Quand on connaît la signification, dans le champ
littéraire après 1878, des caractéristiques qui
précèdent -origine petite -bourgeoise, éléments d'anomie
conjugale ou professionnelle chez les ascendants, absence
d'études supérieures, travaux mineurs de journalisme,
difficultés économiques d'existence- on peut s'étonner
que France ne se soit pas orienté, pour faire carrière
dans les lettres vers la voie du réalisme descriptif,
mais ait opté, après 1880, pour la formule du roman
psychologique. Pour éclairer cette stratégie il faut
ajouter aux variables mentionnées ci -dessus le capital
social comme facteur explicatif spécifique, et plus
précisément, parmi l'ensemble des avantages que recouvre
ce terme , ceux qui sont liés à la résidence durant
l'enfance et l'adolescence et à l'ensemble des
protections assurées par les relations familiales. On observe
alors que, à la différence des naturalistes qui sont
originaires de province ou des quartiers populaires de
Paris (Montrouge pour Descaves, le 12e
arrondis ement pour Geffroy), Anatole France est né et a été
élevé quai Voltaire, sur la rive gauche de la Seine
(aujourd'hui quai Anatole France), à proximité des
boftes de bouquinistes, et que cette dotation initiale,
comme capital de légitimité attaché de facto à ces
lieux (comme l'écrit Anatole France dans Pierre
Nozière. "il ne paraît pas possible qu'on puisse avoir
l'esprit tout à fait commun si l'on fût élevé sur les
quais de Paris") est renforcée par les activités
professionnelles du père d'Anatole France qui l'amènent à
entretenir des rapports suivis avec des universitaires
et des écrivains. C'est au capital social ainsi
ac umulé dans le milieu familial sous forme de relations et de
familiarité avec le champ littéraire que Anatole France
paraît devoir sa carrière de romancier psychologisant
qui se définit, jusqu'à l'affaire Dreyfus, contre le
naturalisme.
Constitution d'une nouvelle légitimité
La consécration académique qui échoit aux romanciers
psychologues modifie la structure du champ littéraire.
Entre la poésie et le roman s'effectue en quelques
années (1885-1895) un transfert de capital symbolique,
comparable à un échange entre vases communicants : à
mesure que le genre romanesque, dans sa variante
psychologique, est investi d'une légitimité croissante,
et se révèle un instrument efficace de différenciation
au moyen duquel les classes dominantes rabattent les
prétentions culturelles des couches montantes de la
moyenne et petite bourgeoisie, la poésie, comme
dépossédée progressivement de sa principale fonction
sociale, perd la préséance qui était sienne depuis
80
que romantique. Cette mutation dans la hiérarchie des
genres littéraires se marque dans la composition de
l'Académie française : après 1885 cette institution
accueille pour la première fois une école de romanciers,
alors que le genre romanesque n'y était représenté
avant cette date que par exception, en la personne de
Jules Sandeau, premier romancier à être admis sous
la coupole (en 1858), ou encore de Feuillet (élu en
1862) et Cherbuliez (élu en 1881), tous deux
littérateurs mondains et collaborateurs de la Revue des deux
mondes. La poésie connaît une évolution contraire et
cesse d'apparaître aux esprits avertis comme un
cursus orienté vers la consécration académique. Ce
déclassement objectif de la poésie est symbolisé, et pour
une part accéléré, par l'ensemble des caractéristiques
sociales des poètes symbolistes : à des petits
-bourgeois comme Mallarmé et à des déclassés tels que
Verlaine s'adjoignent des individus issus de la
bourgeoisie intellectuelle -Moréas, fils d'un procureur
d'Athènes, Stuart Merrill, fils d'un conseiller
juridique à l'ambassade des Etats-Unis à Paris, Viele-
Griffin, dont le père est sénateur américain- mais
dont la nationalité étrangère constitue un facteur de
cécité sociologique qui explique en partie leurs
orientations littéraires non pertinentes au regard de la
nouvelle hiérarchie des genres. On peut penser
d'autre part que les situations de rentiers de ces nouveaux
venus dans le champ littéraire renforcent leurs
dispositions pour la poésie pure et les détournent de toute
activité lucrative. Mieux armés intellectuellement pour
discerner les voies de la nouvelle légitimité littéraire,
mais moins bien pourvus économiquement, les jeunes
bourgeois français (Dujardin, Wyzewa, Gide, P. Louys)
contemporains du symbolisme se détournent de cette
école poétique et s'adonnent à des activités (critique,
roman) plus rentables.
La genèse du roman psychologique détermine d'autre
part l'évolution ultérieure de tout le genre romanesque.
En particulier l'orientation nouvelle que connaît le
naturalisme après 1880 ne peut s'expliquer que par la
situation qui résulte pour les auteurs naturalistes de
l'apparition d'une école rivale, plus richement dotée
en capital culturel et en capital social. On sait que
Maupassant publie dès 1883 un roman intitulé Une vie,
dans lequel apparaissent les préoccupations
psychologiques que Bourget vient de mettre au goût du jour.
Bientôt Zola lui-même cherche à rehausser le statut
de sa production littéraire en empruntant aux
romanciers psychologues certaines de leurs conceptions : Le
rêve, qui paraît l'année où de VogUé est élu à
l'Académie (1888), est un roman sentimental et tout
imprégné de ce mysticisme dont l'auteur du Roman russe
avait su défendre la cause avec conviction et succès.
Un autre effet de la concurrence engagée entre le
naturalisme et le roman psychologique est le Manifeste
des cinq (1887) dans lequel Bonnetain, Rosny, Descaves,
Margueritte et Guiches protestent contre les audaces
immondes de La terre. Pour ces petit s -bourgeois, qui
forment une seconde génération de naturalistes, il
s'agit de trouver une parade aux accusations de vulgarité
retenues contre l'esthétique de Zola par ses concur-
 81
rents. (Jette attitude équivaut à un aveu qui trouve une
autre expression dans les innovations de Maupassant et
Zola : le naturalisme reconnaît le bien-fondé des
arguments de ses adversaires puisqu'il en tient compte au
point d'entrer en 1885 dans la lutte de prétention et
de distinction que lui imposent les romanciers
psychologues.
Que cette stratégie ait été nécessairement vouée à
l'échec peut paraître une évidence, étant donné les
conditions tout à fait inégales de la compétition entre
les deux écoles romanesques. Mais cette nécessité
n'est portée que très progressivement à la conscience
de ceux qui la subissent, le rôle de révélateur
revenant en l'occurrence à la série des candidatures de
Zola à l'Académie française (René Peter en dénombre
24). L'auteur de L'argent subit des échecs significatifs
face à Loti (1891), Brünettere (1893) et Bourget (1894),
dont la candidature est suscitée contre Zola par la
monarchiste d'Hausson ville. Comme l'écrit René Peter,
reprenant les formules avec lesquelles Le gaulois
rendit compte de l'événement : "II n'y a point à s'y
tromper... ce n'est plus l'échec de Zola contre n'importe
qui, c'est le chef du puissant naturalisme vaincu par
ces jeunes fin-de-siècle débitant les dernières
nouveautés psychologiques" (4 4)
Ce verdict est confirmé par l'élection d'Anatole France
(L89G) devant lequel Zola s'est retiré tant le succès du
protégé de Mme de Caillavet paraissait assuré. La
même année est élu André Theuriet, médiocre
romancier dont les mérites, Bonnes manières et docilité
d'ancien fonctionnaire, sont plus mondains que
(44) R. Peter, oj p. 226.
res, mais qui permet surtout de faire pièce contre
Zola une nouvelle fois en lice. Ce dernier, par ses
choix politiques (il penche pour le socialisme déjà avant
l'affaire Dreyfus), religieux (il est athée) et esthétiques,
s'est irrémédiablement aliéné la majorité conservatrice
de l'Académie française, sans pour autant gagner à sa
cause la minorité de gauche (Jules Simon, Lavisse,
etc.) qu'indispose, entre autres choses, l'absence de
diplomatie du romancier (par exemple en 1892 il se
porte candidat contre Berthelot, autre homme de
gauche, et assure de la sorte l'élection de Challe mel-
Lacour). A travers la personne de Zola c'est le
naturalisme, et plus largement toute la tradition
romanesque dont les auteurs sont des petits -bourgeois qui se
trouve exclue définitivement de la sphère de la culture
légitime dont l'accès est contrôlé par les diverses
fractions de la classe dominante (aristocratie,
bourgeoisie conservatrice ou libérale). Tout se passe comme
si une partie du champ romanesque se constituait en
culture moyenne à la fin du 19e siècle, l'impossibilité
d'accéder à la culture consacrée se traduisant pour les
auteurs petits-bourgeois par la nécessité de créer un
autre niveau de production culturelle constituée et
organisée. L'instance officielle de cette littérature
dominée est l'Académie Goncourt, reconnue d'utilité
publique en 1903, et dont sont exclus statutairement les
"grands seigneurs" et les "hommes politiques" (4 5).
Tout laisse supposer que l'Académie Goncourt a dans
le champ littéraire une position homologue de celle
qu'occupe l'école primaire dans le système
d'enseignement, les deux institutions étant produites à quelques
années d'intervalle par des mécanismes identiques, et,
on peut le penser, pour les mêmes fonctions sociales.
(4 3) Testament d'Edmond de Goncourt citó par Léon Deffoux,
Chronique de l'Académie Goncourt, Paris, Firmin Didot et Cie,
1929, p. 185.