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Club de la Montagne Sainte-Geneviève

« Science et ontologie animique »


débat entre
Étienne Klein et Anne-Christine Taylor

(Le texte qui suit est la transcription du débat organisé par le Club de la Montagne
Sainte-Geneviève à l’École Normale Supérieure, le 12 décembre 2009. La transcription
du débat a été réalisée par Maxime Delpierre, Martin Fortier, Michaël Morera et Marc
Santolini.)

1
Présentation

Le rapport entre science et pensée animique semble entendu : l’un et l’autre sont
antinomiques ; on a là affaire à deux images du monde irréconciliables ; ce rapport ne peut donc
qu’être un rapport d’extériorité et d’indifférence. Dans son livre Galilée et les Indiens, Étienne
Klein a le mérite d’interroger cette idée reçue, et de nous inviter à la remettre en question. Par
là, il s’agit de repenser les variants et les invariants entre science et ontologie animique.
L’intérêt de ce questionnement nous semble double. Il permet d’une part de considérer
l’ontologie animique à l’aune de la science et de voir dans quelle mesure cette ontologie est
éloignée ou rapprochée de la science – c’est ce travail qu’a entrepris É. Klein ; et il permet
d’autre part de faire ressortir, en négatif, tous les présupposés de la science, tous ses attendus
ontologiques (que Philippe Descola définit comme ressortissant à l’ontologie naturaliste) ; il
permet autrement dit de considérer la science à l’aune de l’ontologie animique.

Anne-Christine Taylor connaît particulièrement bien la tribu Achuar (de l’ensemble


Jivaro), cas exemplaire de pensée animique. En croisant la perspective d’É. Klein et celle d’A.-
C. Talyor, nous voudrions ainsi d’abord interroger l’animisme à partir de la science, puis
inverser le prisme d’étude et interroger la science – cas particulier de l’ontologie naturaliste – à
partir de l’animisme. En faisant jouer ces deux « paradigmes » respectifs, nous espérons ainsi
identifier et questionner leurs présupposés, pour finalement saisir s’il existe vraiment des écarts
entre science et animisme, et voir si ces écarts sont incommensurables ou non. De par la
réflexivité qu’il introduit, ce travail, seulement anthropologique à première vue, nous semble
être d’un grand intérêt, tout aussi bien pour le scientifique que pour le philosophe et
l’épistémologue, en passant par l’historien.

Martin Fortier.

2
Introduction

Marc Santolini :
Bonjour à tous. Nous allons commencer par vous présenter les invités d’aujourd’hui.
Étienne Klein, vous êtes physicien et philosophe des sciences, vous êtes diplômé de Centrale-
Paris et vous avez obtenu votre DEA de physique théorique à Orsay, pour ensuite poursuivre
une carrière au Centre d’Énergie Atomique de Saclay. Vous dirigez actuellement le laboratoire
de recherche sur les sciences de la matière. Depuis 1999 vous êtes docteur en philosophie des
sciences, après une thèse que vous avez faite sous la direction de Dominique Lecourt, à Paris
VII, qui a mené à un ouvrage intitulé L’unité de la physique1. Depuis votre premier ouvrage,
Conversations avec le sphinx. Les paradoxes de la physique2, paru en 1991, vous avez publié de
nombreux ouvrages, que ce soit en vulgarisation (notamment en vulgarisation de la physique
quantique) ou en philosophie des sciences (autour de la question du temps et des théories
unificatrices en physique). Vous avez reçu pour vos ouvrages de nombreux prix, que ce soit par
la Société Française de Physique, par l’Académie des Sciences, l’Académie des Sciences Morales
et Politiques. Aujourd’hui, vous venez discuter notamment de votre ouvrage Galilée et les Indiens,
paru en 20083. Cet ouvrage raconte l’histoire d’une rencontre que vous avez faite en 2005, avec
le chef d’une tribu d’Amazonie qui s’appelle les Kayapos, et vous avez été frappé, lors de cette
rencontre, par la véritable différence qui existe entre leur pensée de la nature, leur pensée qui
inclut des idées de valeur, de sens, d’une véritable intimité entre l’homme et la nature, et la
vôtre, celle d’un physicien théorique moderne d’une physique post-galiléenne qui a mathématisé
le monde et qui a évacué la nature de ses valeurs, qui a mené un véritable divorce entre
l’homme et la nature. Nous allons discuter aujourd’hui de cette thèse que vous tenez sur les
différences entre votre science et cette science que vous avez pu voir à l’œuvre dans cette tribu.
Je vais laisser Martin présenter Anne-Christine Taylor.

Martin Fortier :
Anne-Christine Taylor est ethnologue, directeur de recherche au CNRS et elle est détachée
depuis 2005 au Musée du Quai Branly où elle dirige le Département de la recherche et de
l’enseignement. C’est en qualité d’ethnologue et même plus exactement d’ethnographe qu’on
reçoit aujourd’hui Anne-Christine Taylor puisque elle a beaucoup travaillé sur le terrain : elle a
passé trois années à étudier la tribu Achuar qu’elle connaît très bien.

1
Étienne Klein, L’unité de la physique, PUF, coll. Science histoire et société, 2000.
2
Étienne Klein, Conversations avec le sphinx. Les paradoxes de la physique, Albin Michel, coll. Sciences
d’aujourd’hui, 1991.
3
Étienne Klein, Galilée et les Indiens, Flammarion, coll. Café Voltaire, 2008.
3
Quelques mots pour bien délimiter les termes et cibler l’objet du débat. Premièrement,
qu’allons-nous entendre par animisme ? Je pense que nous pouvons ici nous entendre sur la
définition qu’en donne Philippe Descola puisque Étienne Klein le cite dans son ouvrage et
puisqu’Anne-Christine Taylor a étroitement collaboré à la réalisation de Par-delà nature et
culture4. Pour Philippe Descola, l’animisme est à comprendre comme le schème ontologique –
par « schème ontologique », il faut entendre la façon de distribuer les qualités des êtres du
monde – le schème ontologique, donc, inverse à celui du naturalisme, c’est-à-dire à celui qui est
le nôtre, nous Occidentaux. Par exemple, je pense que nous sommes tous d’accord dans cette
salle pour dire que si l’on considère les êtres du monde, il y a chez ces êtres une continuité des
physicalités (c’est-à-dire qu’ils sont tous faits – que ce soit un caillou, un chat, ou un homme –
d’une même matière – que ce soit, si l’on est matérialiste, d’atomes ou, si l’on est chrétien, de
glaise), et, en revanche, il y a une discontinuité des intériorités puisque le caillou ne pense pas,
le chat un peu, et l’homme est celui qui pense vraiment. L’animisme va se définir comme le
schème ontologique inverse à celui du naturalisme. L’animisme, c’est une façon de se
représenter les êtres du monde de telle sorte qu’il y a une continuité des intériorités (c’est-à-
dire, grossièrement, tout être pense, tout être est doué d’une intentionnalité), et, au contraire,
il y a une discontinuité des physicalités : la physicalité, c’est ce par quoi on va se singulariser.

Ce que l’on peut voir immédiatement, c’est que tout ce que l’on appelle l’image du monde
de la Renaissance ou l’image du monde médiéval ne ressortit pas au schème ontologique
animique. Tout cela, c’est quelque chose de différent, c’est l’analogisme. Mais qu’est-ce que
l’analogisme ? Il consiste en une discontinuité à la fois des physicalités et des intériorités.
Autrement dit, pour l’analogisme, le monde est originairement fait de principes, d’essences
dispersées, c’est un monde assez chaotique et invivable ; pour rendre ce monde vivable
l’analogiste – par exemple, le penseur de la Renaissance – va travailler à trouver des analogies
entre ces principes et ces différents éléments.

Le sujet du jour est bien pensée animique et pensée scientifique. On ne va pas discuter du
rapport entre pensée analogique et pensée scientifique. Il est important de bien préciser cela.
Une des thèses d’Étienne Klein est la suivante :
Ces hommes de l’autre bout du monde, ces pêcheurs de piranhas qui peignaient sur
leur corps des motifs de carapaces de tortues, m’apparaissaient dotés de raison, de
logique, d’une faculté d’argumentation, de conceptualisation, d’une exigence de
précision, comme nous autres, « héritiers » du miracle grec dont on prétend qu’il est à
l’origine de toutes ces qualités5…

Étienne Klein dit cela en parlant des animistes. Sa thèse est donc bien qu’il y a quelque
chose dans l’animisme qui peut se rapprocher de la pensée scientifique occidentale, il existe des
invariants. Et c’est en cela que cette thèse est très intéressante.

Lévi-Strauss avait déjà par le passé suggéré qu’il y a de nombreux invariants entre la pensée
analogique, la pensée magique, et la pensée scientifique ; notamment dans la Pensée sauvage,
quand il écrit :

4
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences Humaines, 2005.
5
Étienne Klein, Galilée et les Indiens, opus. cit., p. 17.
4
Entre magie et science, la différence première serait donc, de ce point de vue, que
l’une postule un déterminisme global et intégral, tandis que l’autre opère en distinguant
des niveaux dont certains, seulement, admettent des formes de déterminismes tenues
pour inapplicables à d’autres niveaux. Mais ne pourrait-on aller plus loin, et considérer
la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique et les pratiques rituelles
comme traduisant une appréhension inconscience de la vérité du déterminisme en tant que
mode d’existence des phénomènes scientifiques, de sorte que le déterminisme serait
globalement soupçonné et joué, avant d’être connu et respecté6 ?

Il ne s’agira pas dans notre cas de penser, à l’instar de Blumenberg ou de Koyré, le passage
– relativement bien connu – d’une image du monde médiévale voire renaissante à l’image du
monde moderne (galiléenne), mais bien de penser le rapport entre le système de pensée
animique et le système de pensée scientifique qui, lui, fait question.

Étienne Klein, vous avez la parole pour présenter votre thèse, suite à quoi Anne-Christine
Taylor vous répondra.

Débat

Étienne Klein :
Bonjour à tous ; merci pour votre invitation. Vous avez parlé de « thèse » ; je n’ai pas
l’impression d’avoir défendu une thèse, j’ai plutôt essayé en tant que physicien de raconter quels
ont été les conséquences d’un choc assez violent que j’ai pu éprouver en rencontrant à Paris, non
pas un chef indien mais plusieurs chefs indiens de la tribu des Kayapos, qui étaient venus pour
défendre leur cause auprès de l’UNESCO. Une anthropologue que je connais m’avait invité à les
rencontrer lors d’une soirée où l’on avait pu discuter, pas directement puisque je ne parle pas
leur langue, mais cette anthropologue traduisait tous leurs propos et les miens.

Vous avez dit dans l’introduction que j’avais été frappé par la différence de pensée entre
eux et un scientifique comme moi, mais je crois avoir écrit l’inverse, à savoir que j’ai été frappé
par la ressemblance de « pensée ». En tant que scientifique éduqué en France et étant passé par
une école d’ingénieur qui est un lieu où l’on considère que la science et la raison sont liées par
une bijection directe, j’ai été frappé de voir que l’on pouvait être rationnel sans être scientifique.
Je n’en ai pas du tout déduit qu’il y avait une ressemblance entre leur pensée animiste et ma
pensée scientifique, mais je découvrais que la rationalité existait sous d’autres formes que la
science. Effectivement, comme je l’ai dit dans l’extrait que vous avez cité, je découvrais qu’ils
utilisaient le principe du tiers-exclu, dont j’avais appris qu’il avait été inventé par Aristote, ils
utilisent le principe de causalité, dans leur discours il y a des enchaînements causaux… Le choc a

6
Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, coll. Pocket, 1962, p. 24.
5
donc été plutôt de découvrir qu’ils avaient la même raison que nous et pourtant, pas du tout la
même pensée.

La première impression que j’en ai tirée, c’est que, ce qui nous distingue d’eux, ce n’est
pas la raison, mais c’est la science. Voilà la conclusion un peu « bête » à laquelle je suis arrivé. À
la suite de cette soirée, j’ai fait ce que très peu de scientifiques font : j’ai lu Lévi-Strauss, j’ai lu
et rencontré Philippe Descola, et, comme tous les historiens des sciences s’accordent à dire que
c’est Galilée qui a fait la véritable coupure dans l’histoire de la pensée, qui a permis ce qu’on
appelle aujourd’hui la physique moderne, j’ai donc lu Galilée (ce que les scientifiques ne font pas
non plus). J’ai passé quelques mois à lire Galilée, ce qui a été un véritable bonheur parce que,
outre qu’il était un grand mathématicien, un grand astronome et un grand physicien, Galilée
était un immense écrivain ; il faut lire Galilée, il a une plume incroyable. J’ai ensuite essayé de
comprendre ce que les anthropologues, par exemple, ont compris depuis longtemps, qui est
que, par cette idée que la nature est dotée d’un langage qu’on peut exprimer à l’aide de lois
mathématiques, Galilée a dit quelque chose que lui-même n’a pas beaucoup exploité – Galilée
n’a pas écrit de théorie scientifique, il a écrit peu d’équations (la seule équation qu’il ait utilisé en
physique, c’est l’équation de la chute des corps, mais il n’a pas été le père d’une théorie
physique comme l’a été un peu plus tard Newton qui s’est engouffré dans la brèche ouverte par
Galilée) –, mais, cette idée que l’univers physique est régi par des lois physiques, universelles, et
que ces lois universelles peuvent être exprimées par des équations mathématiques est une idée
qui, pour vous, étudiants en 2009, est évidemment banale, triviale, mais en réalité c’est une
révolution dans la pensée. Personne n’avait imaginé cela. Même Pythagore qui dit que l’essence
du monde ce sont les nombres, mais qui ne dit pas qu’il y existe des lois physiques qu’on peut
exprimer par des équations.

La raison pour laquelle j’ai fait de la physique est que par le biais de ce que j’entendais dire
de ce que faisaient les physiciens quand je faisais mes études, il semblait évident que le pouvoir
de la physique qui est mathématisée ne consiste pas simplement à dire de façon synthétique les
régularités qu’on observe dans la nature – elle ne fait pas une sténographie de la nature ; au XXe
siècle notamment, avec des arguments mathématiques, la physique a prouvé qu’elle était
l’équivalent d’un véritable « treuil ontologique ». C’est-à-dire qu’on arrive à faire émerger au
sein du mobilier de la physique des objets nouveaux que personne n’a jamais vus. Ce qui est
fascinant dans la physique, c’est qu’elle est capable de prédire l’existence de nouvelles sortes
d’objets physiques. On a tous appris qu’au XIXe siècle des astronomes ont prédit l’existence de
nouvelles planètes (en disant que pour expliquer l’anomalie de telle trajectoire, il faut imaginer
qu’il y a une planète à cet endroit qui, par son action gravitationnelle, explique cette anomalie).
C’est très impressionnant, mais on connaissait déjà les planètes ; ils n’ont fait que prédire
l’existence d’une planète supplémentaire. C’est très impressionnant, mais ce n’est pas aussi
impressionnant que le fait de devenir capable de prédire l’existence du photon, du neutron, des
neutrinos, des bosons intermédiaires, des quarks, et bientôt, je l’espère – j’espère que ce sera
confirmé –, du boson de Higgs dont on parle depuis quarante ans. Je ne veux pas parler du
boson de Higgs aujourd’hui, mais sachez qu’on risque de le découvrir dans les mois qui viennent
puisque le LHC vient de repartir et marche très bien, mais si on découvre le boson de Higgs,
cela voudra dire des choses absolument incroyables sur la façon dont on est capable de saisir des
éléments de réalité.

6
Donc, sachant que Galilée a ouvert cette voie vers la mathématisation efficace de la physique
– chose que les Kayapos n’ont pas faite –, je me suis demandé quelle était finalement la portée
de ce geste. Evidemment, Galilée est un nom auquel on associe beaucoup d’autres choses que
celles qu’il a faites lui-même, mais il est une étape importante (que, d’ailleurs, Philippe Descola
raconte très bien dans son livre quand il parle de toutes les étapes qui ont mené à l’idée que
l’homme est un être d’anti-nature). Finalement, ce que dit Galilée c’est autre chose : il dit que
le monde est trop compliqué, le monde qui nous entoure est divers, changeant, tous les objets
que nous observons ont de nombreuses propriétés, multiples et changeantes, qu’il est impossible
de comprendre. Comprendre pourquoi il y a une poésie des ciels d’avril, pourquoi tel objet a
telle couleur, d’où viennent les sons, les odeurs, c’est trop compliqué. Il le dit : c’est trop
compliqué. À propos de la question du temps, que vous évoquez, il dit que cela fait des
centaines d’années que l’on discute de la nature du temps : c’est trop compliqué. D’abord donc,
on n’y répondra jamais. La seule chose que l’on puisse faire, c’est trouver la bonne façon de
représenter le temps pour en faire un paramètre qu’on puisse mettre dans la description des
phénomènes physiques. Ce problème est donc un problème de représentation et non pas un
problème d’ontologie. Et il dit – ce ne sont pas ses mots mais je résume – que si l’on veut que la
physique devienne efficace – c’est-à-dire dépasse la physique d’Aristote qui était une sorte de
description de la nature à partir d’une simple observation des phénomènes, observation, non
expérimentation –, il faut limiter ses ambitions.

Donc Galilée, c’est le parti pris de la modestie : je ne prétends pas tout comprendre, je
m’intéresse simplement à ce qui, dans les choses, peut être décrit par des lois mathématiques,
donc je ne m’occupe pas des accidents, c’est-à-dire des propriétés secondaires ; je ne m’occupe
que des propriétés premières, que je vais quantifier par des nombres que je pourrai ensuite
injecter dans des équations. Donc là encore je dis des évidences pour nous : il faut voir à l’époque
ce que cela pouvait contenir comme idée novatrice, l’idée que le mouvement d’une planète, par
exemple, ne dépend pas de sa couleur, ne dépend pas de sa densité, c’est quand même une idée
bizarre : les gens pensaient que les planètes, c’était très compliqué, et que, pour décrire leur
véritable mouvement, il fallait intégrer dans leur description toutes sortes de paramètres qu’on
avait du mal à saisir. Et il y a des gens qui disent : « Non. La masse. Que la masse ». Cela
simplifie beaucoup les choses. Et ensuite, après avoir vu l’efficacité de cette description qui
permet de prédire les trajectoires des planètes, il faut comprendre pourquoi ces planètes, qui
ont toutes une masse qui permet de comprendre leur mouvement, ont aussi d’autres propriétés
qui les distinguent les unes des autres, et que la physique ne décrit pas. Enfin, en tout cas, pas
simplement par la description de la gravitation. Et, du coup, il y a cette idée que l’homme, avec
sa biologie, est beaucoup trop compliqué. Donc l’homme est en dehors de la nature. Il est un
être d’anti-nature, ce qui ne veut pas dire qu’il soit contre la nature ; cela veut dire qu’il échappe à
la nature. Cela va ouvrir à l’idée qu’on peut maîtriser la nature. Enfin, vous connaissez la suite.
Mais il y a l’idée que la nature est un monde clos, dans lequel on peut venir puiser des choses à
l’infini, pratiquement. Ce monde est mathématisable, alors que nous ne le sommes pas, et donc,
cette idée que l’homme est un être d’anti-nature est une étape importante dans une longue
trame, que Philippe Descola fait démarrer avec la phusis grecque, avec le christianisme ensuite,
avec la rupture galiléenne, et puis, ensuite, avec la notion de « culture » en Allemagne.

La notion de « culture », telle que les Allemands l’ont définie au XIXe siècle, permet
d’opposer la nature à la culture, d’une certaine façon. Et en lisant, ensuite, plus attentivement
7
Philippe Descola, j’ai cru comprendre que, dans les sociétés animistes, cette séparation entre
l’homme et la nature n’existe pas. C’est-à-dire que – je pourrais presque citer par cœur une
phrase que je répète dans le livre – selon Philippe Descola, l’humanité, pour les sociétés
animistes, ne s’arrête pas à l’humain, c’est-à-dire qu’elle contient aussi tout ce avec quoi
l’humain est en interaction. L’air qu’on respire fait partie de l’humanité, la planète Mars qu’on
regarde parfois fait partie de l’humanité, le gibier qu’on chasse fait partie de l’humanité, les
plantes dont on se nourrit font partie de l’humanité, etc. Or, nous, nous n’avons pas cette
conception.

L’idée du livre vient de ce qu’on a fait beaucoup de reproches à Galilée. Je pense à Michel
Henry et à son livre qui s’appelle La Barbarie7 ; pour lui, Galilée est précisément le barbare,
c’est-à-dire celui qui a conduit à une quantification universelle du mobilier ontologique tout
entier, de ce qu’il contient, à une pensée calculante qui a complètement balayé la pensée
méditante. On l’accuse – cela, c’est plutôt Husserl – d’avoir été une sorte de couturier
despotique, qui va finalement réduire la part du monde à ce qu’elle a d’objectivable, et donc va
conduire à une mutilation de la subjectivité, etc. Je ne vais pas trop entrer dans le débat, mais
c’est simplement une façon de montrer que cette coupure galiléenne, que Galilée a marqué sans
vraiment s’y engouffrer, est dans l’histoire des idées quelque chose de très important, et qui est
sans doute – mais je ne suis pas assez anthropologue pour l’affirmer, le propre de la pensée
occidentale.

J’ai eu des discussions avec François Jullien, qui est spécialiste de la Chine, qui me dit la
même chose : les Chinois n’ont pas fait cette coupure. Il a écrit récemment un très beau livre
qui s’appelle L’Invention de l’Idéal et le destin de l’Europe8. Cette invention de l’Idéal, il la fait
remonter à Platon et il montre que Galilée, qui est platonicien, exploite cette idée d’une
doublure de deux réalités qui cohabitent, c’est-à-dire qu’il y a le monde empirique, confus,
divers, et puis un autre monde, qui le dédouble, dans lequel s’écrivent les lois mathématiques
qui pilotent ce monde. Et à propos de la Chine, il dit à peu près la même chose, même s’il le dit
mieux que ce que j’écris à propos des sociétés animistes.

Juste pour finir cette petite introduction, les hasards de la vie ont fait que j’ai fait une autre
rencontre il y a quinze jours : je devais aller aux Etats-Unis pour des raisons professionnelles, et
comme il n’y a plus d’argent dans mon labo, je m’étais fait financer par l’Alliance française. Le
prix à payer pour que l’Alliance française finance des missions aux Etats-Unis, c’est qu’on donne
des conférences, en français, dans des lycées ou dans des universités, donc j’ai fait cela, et ils
m’ont demandé si cela m’embêterait de passer par Haïti. Haïti, parce que s’il y a beaucoup de
violence à Haïti, depuis quelques mois il y en a moins, donc on peut à nouveau inviter des gens
pour donner des conférences. Moi j’ai dit oui, et j’ai passé cinq jours à Haïti, qui est une société
quand même très animiste. Enfin, il y a du vaudou, il y a des zombies, paraît-il, enfin, on m’a
expliqué tout cela et, le jour de mon arrivée, en plein décalage horaire, on me refait prendre un
petit avion pour aller à Cap-Haïtien parler de Galilée à des gens qui pensent que l’univers a six
mille ans, ce qui n’est pas si facile à expliquer – même si Galilée lui aussi pensait que l’univers
avait six mille ans. Et, en fait, cette conférence avait lieu à Cap-Haïtien, qui est une ville bien

7
Michel Henry, La Barbarie, Grasset, 1987.
8
François Jullien, L'Invention de l'idéal et le destin de l'Europe, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2009.
8
plus petite que Port-au-Prince, à une centaine de kilomètres, et, après ma conférence, on m’a
dit que Cap-Haïtien est l’endroit où Christophe Colomb a posé le pied. Alors voilà, j’ai trouvé
que le titre de mon livre prenait tout son sens à cet endroit-là.

Anne-Christine Taylor :
En réalité, le problème, pour le débat, c’est que je suis d’accord à 98% avec ce qu’a dit
Étienne ici et a fortiori avec ce qu’il a écrit dans son livre où, à vrai dire, la question des indiens
joue un rôle assez mineur, au delà de l’inspiration, dans l’économie de l’argumentation. La
question principale, c’est avant tout la crise du rapport entre société et sciences aujourd’hui
dont il fait un diagnostic extrêmement bien argumenté, précis et merveilleusement écrit : je suis
presque toujours d’accord avec ce dernier, mis à part quelques points de formulation sur
lesquels nous pourrons éventuellement revenir mais ce n’est pas vraiment l’objet du débat.

Je suis tout à fait d’accord pour admettre que les animistes n’ont pas de sciences. On en
vient alors à s’interroger sur les formes de savoirs qu’ils estiment intéressants : de quelle nature
sont-ils ? Sur quelles prémisses se fondent-ils ? Et quels en sont les enjeux ? Il nous faut d’abord
éclaircir ce que nous appellerons science, question usuelle et inépuisable dans laquelle nous ne
nous embarquerons pas. Toutefois, je remarque qu’Étienne, comme nombre de gens, fait de
l’expérimentation un des critères déterminants pour ce genre d’exercice qu’est la pratique
scientifique. Mais, en abordant les sciences humaines selon la fameuse division entre
Geistwissenschaft et Naturwissenschaft, le statut de l’expérimentation change beaucoup. Or, je suis
personnellement très attachée à la qualification comme science des disciplines sociales et
humaines, et je veux bien admettre leur caractère expérimental à condition de s’entendre sur la
signification propre à ce terme : si l’on entend par là, un ensemble de procédures contrôlées
pour faire varier un objet ou un phénomène afin de l’amener à révéler des dimensions non
apparentes, ce qui fonctionne évidemment pour les Naturwissenschaft et pour l’animisme, comme
nous allons le voir, bien qu’il ne s’agisse pas de science selon nos propres termes, on ne parvient
pas très bien à déterminer le caractère scientifique des sciences sociales ou humaines.

Il nous faut donc retrouver une bonne définition de l’expérimentation afin d’en faire le
pivot, la pierre angulaire de la pratique scientifique, afin d’y inclure les sciences humaines ou
sociales et d’en exclure les sciences dites sauvages. Je serais donc tentée de dire que
l’expérimentation se réfère à un dispositif de regard généralisable, et ce n’est d’ailleurs pas par
hasard si au moment même où s’inventaient la Nature et les sciences, l’art, comme domaine
institué, apparaissait. L’art est justement la mise en image ou la démonstration d’un regard qui
se définit comme absolument unique et propre à l’artiste : si Michel-Ange entreprend de
peindre un tableau, c’est bien pour dire : « voici ce que moi je vois et pas n’importe quel autre. »
La science fait exactement le contraire : « on a construit (et non je) tel ou tel dispositif ; regardez
par ce dispositif et tous, vous verrez la même chose». C’est un point important pour les sciences
animistes.

Qu’en est-il de ces dernières ? Il est utile de faire un très rapide récapitulatif de la manière
dont cette question s’est posée dans l’histoire des idées occidentales et de l’anthropologie en
particulier. Il s’agit bien sûr d’un raccourci vertigineux. Cette question s’est d’abord déclinée
dans un cadre évolutionniste, essentiellement à partir du XVIIIe siècle, quoique dès le XVIe on se
9
soit interrogé sur l’existence d’une Raison chez les Indiens, aptes par conséquent à la pratique
scientifique, question qui fut réglée au début du XVIIe siècle environ sans pour autant résoudre
celle de la possibilité d’une science propre aux Indiens. La réponse à cette dernière fut
évidemment négative : les indiens ne peuvent pas avoir de science parce qu’ils sont dotés d’une
mentalité prélogique ou pré-rationnelle, empêtrée dans la gangue de la superstition. On leur
reconnaissait pourtant un germe de potentialités scientifiques, étant donné leur capacité à
reconnaître, comme le rappelle la lecture de Lévi-Strauss, la causalité et son déterminisme, dans
la magie : on allait donc chercher les sciences là où elles ne sont définitivement pas – en
l’occurrence dans la magie –, contrairement à ce que dit Lévi-Strauss qui à mon sens n’aurait
jamais écrit aujourd’hui les choses telles qu’il les a formulées dans La pensée sauvage. A partir des
années 30 et 40, environ, il est entendu que les aryens comme l’ensemble des populations
primitives ont tous des facultés de classification et l’évolutionnisme sous sa forme unilinéaire en
tout cas, perd de son crédit. Certes on ne parle toujours pas de science, mais il est admis, et
c’est encore le cas aujourd’hui, que les Indiens ont des facultés cognitives exactement identiques
à celles des Occidentaux modernes. Si celles-ci ne débouchent pas sur les sciences, explique-t-on
à l’époque du relativisme triomphant, c’est une question de choix culturel.

A partir des années 60, à mesure que se développe la connaissance ethnographique des
nombreuses sociétés dites primitives, on s’aperçoit que celles-ci possèdent et transmettent des
savoirs organisés extrêmement étendus, d’ordre naturaliste ; ceci s’accompagne de l’essor des
ethnosciences telles que l’ethnozoologie ou l’ethnobotanie. On découvre donc d’immenses
répertoires de connaissances très précises sur le milieu habité et aussi de pratiques
expérimentales destinées à agir sur le monde : ainsi, sans esprit expérimental, au sens trivial du
terme, il va de soi qu’on n’aurait jamais pu découvrir comment consommer du manioc amer –
qui suppose un traitement extrêmement complexe ne pouvant découler que d’une série
d’expérimentations parfaitement délibérées. Les Indiens mettent en ordre ces savoirs en se
servant de méthodes de classification exactement similaires à celles qui accompagnent ou sous-
tendent les sciences naturelles occidentales : la structure d’organisations des savoirs sur le milieu
environnant est la même, grande trouvaille des gens comme Brent Berlin ou Paul Kay,
spécialistes des ethnosciences.

Toutefois, le statut et l’usage de ce savoir naturaliste sont très différents formellement de


ce qu’est la science, en tant que pratique : il s’agit d’un savoir de type encyclopédique, commun
et non spécialisé à l’image des sciences, dont le point de vue généralisable, caractérisant
justement les sciences, ne suscite pas l’intérêt des Indiens. On a donc affaire à une sorte de
chiasme assez étrange, avec d’un côté une apparence de science due à l’étendue des
connaissances propres au milieu et au mode d’organisation des savoirs, mais, d’un autre côté,
une forme de savoir qui du point de vue de son statut, de sa transmission et de sa diffusion,
diffère radicalement des sciences occidentales, mettant à bas la thèse d’une science animiste,
développée par les ethnosciences au cours des années 60. Afin de contourner ces différences et
ces difficultés, la science anthropologique les mit sur le compte de la gangue de la superstition,
expression consacrée du XIXe siècle et qui perdure aujourd’hui encore. Par ailleurs, dans toutes
ces classifications – ethnobotaniques, par exemple, qui touchent tant à la morphologie des
plantes qu’à leurs modes de reproduction –, on distingue des trous, des exceptions dans la
généralisation du système classificatoire, comme si les Indiens basculaient vers un autre mode de
classification et d’usage, ce qui fait aussi problème.
10
Qui plus est, il existe bien chez les animistes des types de savoirs qui sur le plan formel
semblent être tout à fait comparables à la démarche scientifique dans la mesure où il s’agit d’un
savoir sur des aspects non évidents ou non immédiatement saisissables du réel, d’un savoir qui
exige un apprentissage long voire des formes d’ascèse, de ce fait non uniformément distribué au
sein de la population à l’inverse du savoir encyclopédique sur ce que nous, nous appelons la
Nature. Ce savoir n’est donc pas de diffusion générale, bien qu’il soit accessible à quiconque en
souhaite faire l’effort, comme nos sciences, mais bien un savoir ésotérique, spécialisé et présumé
vrai. Il est aussi ouvert à l’expérimentation, bien plus proche du mode propre aux sciences
humaines qu’à celui des sciences naturelles, c’est-à-dire faisant jouer les relations qu’on peut
avoir avec le terme de l’observation plutôt qu’avec l’objet même de cette dernière.

Cette forme de savoir, de connaissance de propriétés non évidentes du réel, s’attache à


découvrir l’apparence et le comportement d’entités susceptibles d’être dotées de subjectivité
dans certains contextes. En effet, contrairement à ce que laissait entendre tout à l’heure Étienne,
les Indiens n’accordent pas l’humanité – ou plus exactement une position de subjectivité – à tout
ce qui existe dans le monde, mais seulement à certaines choses dans certains contextes. C’est
pourquoi ils sont parfaitement capables de développer un vaste savoir naturaliste, dans un
certain contexte où justement il ne s’agit pas de jouer sur la capacité virtuelle d’une entité
quelconque à occuper une position de subjectivité ou d’énonciateur. Essentiellement, l’objectif
de savoir est donc de découvrir l’apparence et le comportement d’entités telles qu’elles sont
sous un regard ou une perspective autre que celle ordinairement pratiquée par les êtres humains.
Ainsi il permet par exemple de faire l’expérience de ce que voit un jaguar, en particulier de la
manière dont les jaguars se voient entre eux : on qualifie souvent cela de savoir chamanique,
simplification abusive puisque cette forme de connaissance est certes caractéristique des
chamanes, mais ne s’y limite en aucun cas. En réalité, un chamane ne se définit pas du tout par le
type de savoir qui est le sien, mais par la pratique qu’il en fait, à des fins d’action sur autrui, à
l’image de l’ingénieur vis à vis du chercheur, positions compatibles mais aussi éventuellement
distinctes.

Quelles prémisses cette connaissance implique-t-elle et pourquoi est-elle jugée importante


par les Indiens ? Pour reprendre la problématique de Philippe Descola, en postulant la continuité
des intériorités, l’animisme reporte vers la matérialisation physique des existants toutes les
questions soulevées par le phénomène des discontinuités offertes à la perception du réel, toutes
les questions de leur origine et de leurs implications dans les relations que nous pouvons
entretenir avec elles. À l’inverse du mode d’identification dit naturaliste, l’animisme ne se
soucie pas du tout de la variabilité de ce que nous appelons les âmes : à partir du moment où une
entité est placée en position de sujet, c’est-à-dire dotée d’une intentionnalité et d’une capacité
d’action, elle est présumée posséder, au moins virtuellement, les mêmes désirs, les mêmes
dispositions à l’égard d’autrui et la même aptitude à la communication et à l’interaction réglée
que ceux des humains, bref une même disposition à la culture. Du coup, ceci explique pourquoi
il n’y a ni physique chez les Indiens, ni psychologie : l’idée que l’intériorité soit une sorte de
boîte noire digne d’être explorée est complètement étrangère à la pensée des Indiens. Tous
savent ce qui se passe dans la tête de leurs congénères, dotés de dispositions absolument
identiques, bien qu’on ne puisse savoir ce qu’ils sont à même d’en faire.

11
Cette variabilité des formes corporelles renvoie à des manières distinctes d’être dans le
monde : à chaque corps correspond une façon spécifique de s’articuler à l’environnement et de
le percevoir, c’est-à-dire une nature particulière composée à partir des éléments d’un réel
commun, fait important qui permet de marquer la différence à l’égard de l’analogisme. Pour
donner un exemple, à partir du moment où l’on est subjectivé, on acquiert une disposition à la
culture et donc on boit de la bière de manioc. Pour le jaguar, ce qui fait fonction de bière de
manioc, c’est le sang de ses proies ; pour un colibri, en position d’énonciateur, l’élément du réel
qui occupe cette fonction, c’est le nectar des plantes. Ainsi donc, les choses permutent pour
ainsi dire en fonction de la perspective sur le monde qui s’enracine dans la particularité propre à
un corps et à son espèce. Dans cette espèce de combinatoire multinaturaliste, pour employer
l’expression de Viveiros de Castro (forgée pour bien caractériser le statut de la différence dans le
monde animiste par contraste avec le multiculturalisme caractéristique de nos sociétés
naturalistes), chaque élément du cosmos permute de place en fonction de sa valance pour une
espèce donnée.

Ainsi on voit bien que la continuité des intériorités permet une empathie généralisée tandis
que l’hétérogénéité des corps bloque l’exercice de cette même empathie : c’est pourquoi la
spéculation intellectuelle et la pratique rituelle sont focalisées sur l’exploration des
conséquences de la diversité corporelle et sur les moyens de la surmonter. Qu’est-ce que ça fait
d’avoir un corps de jaguar ? Qu’est-ce qu’un jaguar voit ? Quel monde voit-on, en somme, en
fonction du corps qu’on possède ?

J’aborderai un dernier point renvoyant d’ailleurs à la manière dont j’ai caractérisé


l’expérimentation comme dispositif de regard généralisable : justement le savoir acquis par les
Indiens sur les faces non immédiatement accessibles du monde n’est pas généralisable et ne se
donne pas comme généralisable même si tout le monde peut apprendre à en faire l’expérience.
Dans presque toutes les sociétés indiennes, ce type de savoir est bardé de secrets, de contraintes
de non-communication, tout en étant virtuellement accessible à tous. C’est là un point
extrêmement important mais je n’aborderai pas ici les raisons de ces contraintes.

Marc Santolini :
Très bien, merci pour vos présentations. J’aimerais revenir sur un point important : le fait
de s’intéresser aux relations plutôt qu’aux objets. J’ai l’impression que le travail du physicien est
justement de s’intéresser à l’objet, alors que dans d’autres sciences comme la biologie ou les
sciences humaines, on s’intéresse surtout aux relations. J’aimerais savoir ce que vous pensez sur
ce point : est-ce que les sciences biologiques et les sciences humaines sont à l’animisme ce que la
chimie est à la cuisine ? Par ailleurs, dans votre livre, n’êtes-vous pas biaisé par le fait d’être
physicien et donc l’acteur d’un certain type de science seulement ? Quel est alors le statut de ces
autres sciences ?

Étienne Klein :
Non seulement je suis biaisé, mais c’est même plus grave : je suis physicien. Ce que vient de
dire Anne-Christine Taylor est intéressant parce que, quand un physicien parle de science, il

12
parle de physique. En fait, la rupture dont je parle n’a concerné que la physique. Et quand je dis
que ce qui manque aux Indiens, c’est la science – le mot manque ici ne doit pas être pris comme
un défaut –, je veux dire la physique. C’est-à-dire une science mathématisée qui pose la question
du lien entre le monde mathématique dans lequel s’expriment les lois et le monde empirique
dans lequel ces lois agissent. Je serais évidemment beaucoup moins ferme pour dire la même
chose à propos des autres sciences que nous pratiquons. Car effectivement, ils pratiquent l’art,
ils font des expériences, ils apprennent des protocoles très compliqués : je ne dirais pas que
toutes ces sciences-là, ces presciences, sont absentes de leurs pratiques ou de leur culture.

J’ai toujours été marqué par une phrase de Rutherford qui disait « La science, c’est soit la
physique, soit la philatélie ». Soit on fait de la physique, soit on fait autre chose : de la botanique,
de la taxinomie, en bref classer les choses. L’idée de la physique est de ne pas accepter la
séparation entre les objets et les interactions. Le sujet de la physique sont les objets et leurs
interactions, et l’affaire est d’autant plus compliquée que les interactions en physique sont
comprises en termes d’objets. C’est donc une tension dialectique entre la notion de chose et la
notion d’action sur les choses.

En tout cas, ce que montre ce débat, c’est que lorsqu’un scientifique parle de science, il
emploie le mot dans un sens qui est toujours trop imprécis. Il faudrait que je reprenne tout
l’exposé de tout à l’heure en ne parlant que de physique, finalement. Ce qui m’a intéressé dans
la réaction des Indiens ou dans ce qu’ils ont pu dire, c’est que leur raison qui ne contient pas la
physique nous permettrait de comprendre, à nous occidentaux, pourquoi la vulgarisation de la
physique est un échec. C’est l’idée du livre : je ne comprends pas pourquoi, en France, ou dans
d’autres pays dits développés, la vulgarisation est un échec absolu. Personne ne sait ce qu’est la
radioactivité, personne ne sait ce qu’est la structure de l’atome, personne ne connaît la théorie
de la relativité restreinte bien qu’elle soit très simple ; les littéraires s’estiment dédouanés de
l’apprendre. Regardez ce qui se passe par exemple en ce moment même avec le débat public sur
les nanotechnologies : c’est un débat en dix-huit réunions dans dix-huit villes de province, et
maintenant ça se fait sous escorte policière, il y a des CRS partout… On ne peut pas débattre de
science, et des applications de la technoscience, parce que le public n’est pas formé et les
scientifiques ne sont pas ouverts à la discussion parce qu’ils sont confinés dans leur champ.
Donc, je m’étais dit : peut-être qu’en comprenant comment pensent les Indiens on pourrait
comprendre comment nous pensons dans nos sociétés.

Et l’autre argument qui m’a fait m’intéresser a cela est que j’observe que nous avons a
l’égard des objets technologiques un rapport magique. Les sociétés occidentales sont dans la
pensée magique grâce au génie des designers qui font que vous pouvez utiliser votre ordinateur
dès le jour où vous l’avez acheté sans lire la notice. Il y a une convivialité dans l’usage qui fait
que même si vous ignorez le b.a.-ba de l’informatique, vous pouvez avoir votre blog. Ça n’est
pas juste, parce que ça veut dire que n’importe qui peut profiter de ce que les principes de la
science ont rendu possible sans que ceux qui connaissent ces principes soient avantagés par
rapport aux autres. Ça n’est pas juste du tout. Nous disons que nous sommes dans une société de
la connaissance alors que nous ne sommes que dans une société qui est à l’aise dans l’usage des
technologies. Et donc, une des explications de la raison pour laquelle la vulgarisation ne
fonctionne pas, et la mise en culture de la science est si difficile, est peut-être que les objets

13
techniques de plus en plus abondants masquent la science. Ils nous éloignent des principes qui les
ont rendus possibles.

Je ne sais pas si ça a à voir avec l’animisme. Mais je pense qu’on pourrait voir comment nos
points de vue peuvent se compléter, poser une seule question qui répondrait au problème, si on
était capable d’y répondre — mais je pense qu’on ne sera pas capable d’y répondre : y a-t-il eu
des Galilée indiens ? Il y a un gros livre publié en 2004 qui s’appelle Le secret de l’Occident9, écrit
par un physicien qui est devenu géographe et historien, et qui s’est posé cette question. En
Occident, nous avons tendance à dire que la science s’est fabriquée grâce à une suite de génies :
Galilée, Newton, Maxwell, Boltzmann, Einstein, Dirac, quelques autres, et donc que ce sont les
travaux de ces génies se succédant qui ont fait la science. En oubliant qu’il y a tout un bain
culturel qui permet d’une part que ces génies soient compris, que leurs idées soient enseignées,
qu’elles soient diffusées au cours du temps, qu’elles soient partagées, transformées, etc. Ce
n’est donc pas la succession des activités d’individus isolés qui permet la science. Il y a un
terreau culturel qui rend sinon leurs idées possibles, du moins leur médiatisation et leur
diffusion possibles. Ce que répond Cosandey, le nom de l’auteur de ce livre, à cette question,
est : oui, il y a eu des Galilées indiens, oui, il y a eu des Einstein indiens, des gens très
intelligents qui peut-être se sont posés la question de la chute des corps. Peut-être que
quelqu’un s’est dit : « les corps donnent l’impression de tomber à des vitesses d’autant plus
grandes qu’ils sont plus lourds, mais peut-être qu’en réalité, ils tombent tous à la même
vitesse ». Peut-être qu’un Indien s’est dit : « si ce que je vois est vrai, alors cela aboutit à des
contradictions. Parce que si ce que je vois est vrai, à savoir que plus un corps est lourd plus il
tombe vite, alors qu’est ce qui se passe si je mets une ficelle entre un bout de bois et une pomme
de pin ? Ça fait un objet plus lourd que le bout de bois. Donc si les corps plus lourds tombent
plus vite que les corps plus légers, cet ensemble de deux systèmes plus lourd que le bout de bois
va tomber plus vite. Et en même temps, dans la chute, la pomme de pin qui tombe moins vite va
tendre la corde et freiner l’ensemble... ». Donc, peut être qu’un Indien s’est dit : « dans l’idée
que ce que je vois est vrai, à savoir que les corps tombent d’autant plus vite qu’ils sont plus
lourds, il y a une contradiction, et c’est donc sûrement faux ». Peut-être que les corps tombent
tous à la même vitesse et que, si l’on a une autre impression, c’est à cause d’autres choses que la
chute des corps : peut-être la résistance de l’air… Il en a peut-être parlé à ses camarades, qui ne
s’étaient jamais posés la question, et le terreau qui permet la diffusion et même la discussion de
cette idée n’existant pas, l’idée s’est perdue. Peut-être que les idées sont émises de façon
aléatoire et équirépartie sur la surface de la planète, et c’est simplement les cultures, par les
biais qu’elles font porter sur les spectacles de la nature, qui vont favoriser ou exploiter certaines
de ces idées.

C’est donc une question assez délicate. Je n’irai pas plus loin parce que je ne suis pas
compétent en anthropologie, mais ce que j’ai compris est que nous avons vraiment tort, même si
cette rupture dont je vous parlais a été fondamentale, d’opposer la pensée occidentale à la
pensée magique. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué. En vingt ans, je crois avoir assisté
en France à une montée colossale de la pensée magique, dans toutes sortes de domaines, et
parfois cela m’inquiète : je me dis que cette porte ouverte par Galilée est en train de se refermer
et que la science moderne aura peut-être été une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. La

9
David Cosandey, Le secret de l’Occident, Arléa, 1997.
14
transmission n’est plus possible, et si la transmission n’est plus possible, les scientifiques
deviendront des Galilée indiens. On va avoir le même problème au LHC, quand on va devoir
expliquer aux gens ce qu’on y fait : la supersymétrie, les dimensions d’espace-temps
supplémentaires, le boson de Higgs… Est-ce que les gens vont nous écouter ? Est-ce qu’on va
trouver le moyen de parler de cela ? Voilà une question ouverte. Et si on ne trouve pas les
moyens d’en parler, cela veut dire qu’on n’est pas vraiment dans une société occidentale, ou en
tout cas que cette percée de Galilée a surnagé pendant longtemps parce qu’elle était enchâssée
dans un projet de civilisation : la science était mise au service d’un projet de civilisation qui était
l’avènement d’une société heureuse et libre. Aujourd’hui, on n’a plus de projet de civilisation,
et l’on peut imaginer que la science va perdre beaucoup de son aura et de son prestige.

Une dernière chose, je n’ai pas répondu à votre question sur les objets, mais en une phrase :
on a quand même un problème avec les objets, parce que nous disons que tous les objets sont
faits de la même matière. Ce sont les mêmes atomes qui sont dans cette table et qui sont dans
mon corps, c’est la même sorte d’atome. Vous trouvez de l’uranium et du carbone dans cette
table, vous trouverez de l’uranium et du carbone dans mon corps. Sauf que moi, je pense. Et la
table ne pense pas. Pourquoi y a-t-il cette différence, je n’en ne sais rien. Peut-être que la
question se pose parce que les prémisses ou les hypothèses que je viens d’énoncer sont fausses.
Peut-être que la table pense, mais que ça ne se voit pas.

Anne-Christine Taylor :
C’est précisément en vertu de cette division même – cela vient avec Galilée, si j’ose dire -
et tant mieux, c’est comme ça – cela a un coût, forcément, tout se paye. Mais le fait que les
Indiens ne s’intéressent pas aux mêmes propriétés du réel, cela a un coût aussi, évidemment, et
de leur point de vue, un coût énorme, ils s’en rendent bien compte, mais pas si énorme qu’ils
soient prêts à complètement lâcher leur monde. Quand même. Juste une ou deux choses :
d’abord, je suis absolument d’accord avec toi sur la question que c’est la facilité d’appréhension,
ou la séduction immédiate de la technologie qui gomme la science. Cela, il est vrai que c’est en
train de fausser terriblement le rapport société-science. Dire que l’on devient plus magique, je
pense que cela n’est pas vraiment faire honneur à la magie réelle. En fait, je crois que la magie
réelle est beaucoup plus subtile et plus compliquée que cela. Beaucoup plus technique, en
réalité. C’est très technique, la magie.
On parle des animistes comme ayant des « présciences » – je pense qu’il faut prendre le
risque de dire clairement : « Non, ce ne sont pas des sciences». C’est un risque, même pour les
Indiens, et d’ailleurs beaucoup d’entre eux ne seraient pas nécessairement d’accord pour des
raisons politiques, parce que l’un des rôles qu’on leur fait jouer, c’est d’être défenseurs de
l’écosystème, etc. Donc si on dit qu’ils n’ont pas de sciences... Pour des raisons politiques, ils
jouent volontiers au rôle de spécialistes naturels, si j’ose dire, de l’écologie. Ce qu’ils sont,
incontestablement. Mais, en fait, sans pour autant en faire des botanistes qui s’ignorent, je pense
que, au bout du compte, on le paye plus que de dire : « non, c’est autre chose ». Parce que c’est
plus intéressant, en un sens. C’est plus intéressant de dire que, oui, ce sont des « presque
sciences ».

15
Étienne Klein :
Mais la science – la science physique, encore une fois – s’intéresse aux qualités premières et
non pas aux qualités secondes, alors que, eux, d’après ce qu’on vient de dire, s’intéressent
d’abord aux qualités secondes.

Anne-Christine Taylor :
Mais la distinction n’a pas de sens de leur point de vue.

Étienne Klein :
Peut-être qu’ils disent des choses sur les objets que nous, nous avons perdu l’habitude de
considérer.

Marc Santolini :
Pour modérer un petit peu l’argument, j’ai l’impression que c’est un choc qui a eu lieu
quand les physiciens se sont mis à la biologie il y a une cinquantaine d’années, comme par
exemple Delbrück qui a eu le prix Nobel de biologie, et se sont rendus compte qu’il y avait des
causes finales dans la nature et qu’on pouvait utiliser la physique comme moyen au moins
technique de comprendre l’organisé. L’organisé, c’est ce qui a des qualités, ce qui perçoit son
monde : une cellule perçoit son entourage via des signaux chimiques, etc. Le physicien qui
s’occupe de l’organisé, du complexe, et qui est hors du cadre posé par Galilée qui est celui des
systèmes simples, ce physicien-là n’est pas le même physicien que vous, et j’ai l’impression qu’il
se trouve dans un cadre où il pourrait plus facilement accepter les qualités secondes, notamment
la perception de quelque chose par un être qui n’est pas lui.

Étienne Klein :
C’est compliqué. L’humilité dont je parlais pour Galilée, on ne cesse pas de vouloir y
renoncer au motif que la physique est très efficace. Ainsi, au XIXe siècle, c’est le triomphe de la
physique classique, et certains pensent que la physique est terminée, avec la mécanique céleste,
la mécanique tout court, la thermodynamique, l’optique, l’électromagnétisme… On n’a aucun
démenti expérimental, on comprend tous les phénomènes. Les gens se disent qu’une telle
efficacité ne peut pas être le fruit du hasard : il y a donc quelque chose dans la physique qui est
profondément vrai, pas seulement efficace mais vrai, et du coup la physique va sans doute
pouvoir coloniser d’autres territoires que le sien. Par exemple la biologie : il y a eu des
tentatives de physicaliser la biologie. Aujourd’hui encore, cette tentative existe, avec cette
grande différence qui demeure entre la physique et la biologie, qui est que dans un cas il y a
excès de formalisme, et dans l’autre cas il y en a très peu. L’équivalent de la loi physique en
biologie, on ne la trouve que dans des domaines très particuliers : on ne peut pas dire qu’il y ait
de lois biologiques, formalisables mathématiquement. Il y a plutôt des fonctions. On pourrait
dire que l’équivalent de l’invariant en physique, qui joue un rôle très structurant, serait en
biologie la plasticité : un concept plus mou. L’équivalent de la loi en physique serait la fonction
en biologie : un concept aussi plus mou. En revanche, en biologie il y a beaucoup d’objets
différents qui sont intéressants pour les fonctions qu’ils jouent dans un organisme. En physique,

16
on pense au contraire qu’il y a très peu d’objets élémentaires : il y a les quarks et les leptons, les
bosons intermédiaires, les gluons, le photon, le graviton, vraiment peu de choses.

Martin Fortier :
Pour approfondir la question de la portée ontologique de la physique – ce qui fait son
succès et son intérêt : vous avez parlé de « treuil ontologique », mais je voudrais vous interroger
sur un problème qui est de savoir, quand on dit que la physique découvre l’être, quelle est la
nature de cette proposition et comment on peut affirmer cela (en se rapportant à quoi). Si l’on
s’en remet à l’efficacité – vous avez dit que la physique a permis de grands progrès en termes
d’efficacité –, est-ce qu’on ne peut pas dire que le savoir animique n’a pas lui aussi permis de
magnifiques choses, simplement, dans un autre domaine ? C’est-à-dire que ce que le physicien
appelle nature – totalité des phénomènes – va être une nature absolument différente de celle de
l’animiste, puisque, par exemple, l’animiste va inclure dans sa nature tous les phénomènes qui
sont perçus lors de l’ingestion de substances hallucinogènes. L’animiste va avoir affaire dans cet
état à tout un ensemble d’autres êtres, à tout un ensemble d’autres phénomènes qu’il lui faut
traiter : il va par exemple interagir avec des esprits. Ce qui l’intéresse lui, ce n’est certainement
pas l’efficacité dans la maîtrise du monde, mais l’efficacité dans l’interaction avec l’autre, dans
l’interaction avec les esprits (ainsi, avant d’aller à la chasse, des interactions sont nécessaires
pour savoir ce que l’on a le droit de tuer), et, de ce point de vue, je crois que l’on peut
effectivement parler d’une efficacité parfaite. Vous parliez également de la physique qui sauve
tous les phénomènes ; il y a également les phénomènes qui sont sauvés dans l’animisme. Donc,
si l’on en revient à la question de la portée ontologique du savoir scientifique et du savoir
animique, comment est-ce que l’on peut dire, comme vous semblez le faire, que le savoir
scientifique est plus intéressant que le savoir animique ?

Étienne Klein :
On a interrogé le mot science, il faudrait maintenant interroger le mot efficacité. Quand je
parle d’efficacité, évidemment je parle du fait que la science est devenue capable de sauver les
phénomènes, c’est-à-dire qu’on est capable de prédire depuis longtemps les éclipses, mais aussi
les résultats d’une expérience de physique quantique, quelle qu’elle soit. Cela fait un siècle
qu’on le fait, et on a toujours trouvé… Même dans certaines situations où les prédictions
correspondent à des situations incroyables, on trouve de manière expérimentale ce qu’on avait
prédit. C’est l’efficacité minimale qu’on attend d’une science. Mais l’efficacité qui fait que la
physique est spéciale, c’est qu’elle s’étend à la capacité de prédire une nouvelle ontologie. C’est
ça que j’appelle l’efficacité décisive de la physique. Le boson de Higgs et les quarks sont des
choses qui ont été décrites, avec toutes leurs propriétés, masse, spin, charge électrique, protocole
d’apparition etc., bien avant qu’on ne les détecte. Je pense, et cela me distingue des Science
Studies, que cela ne peut pas simplement être le fruit d’une construction sociale. Si on les
détecte, c’est grosso modo parce qu’ils sont détectables. Je ne dirai pas que c’est parce qu’ils sont
réels, je sais que le mot est piégeux. Mais ils sont détectables : ils ne sont pas produits par des
détecteurs, ils résultent au moins d’une interaction entre nous et le monde. Je pense qu’on
n’entend pas assez ce message là. Les raisons pour lesquelles on le laisse de côté sont peut-être
liées à des résidus d’animisme, je ne sais pas…

17
Sauf erreur de ma part, il n’existe pas d’autre science, y compris dans les sciences dures,
qui ait cette capacité de production ontologique : cela n’existe pas en mathématique, cela
n’existe pas en chimie, à ma connaissance. On pourrait dire que cela a existé en biologie avec la
prédiction de l’ADN. Quand Schrödinger écrit dans Qu’est-ce que la vie10, son grand livre de
1944, qu’il doit y avoir une structure moléculaire capable de porter le code génétique, on
pourrait dire qu’il a prédit l’ADN. Mais il était physicien… Et je ne connais pas d’autre science
qui soit capable de faire ça.

Anne-Christine Taylor :
En quoi le boson de Higgs apporterait une nouvelle ontologie ? N’est-ce pas juste un nouvel
habitant de la même ontologie ?

Étienne Klein :
C’est un nouvel habitant du même univers…
On est capables de dire que l’espace vide n’est en fait pas vide. Il y a dedans une espèce de
confiture qu’on appelle le champ de Higgs, étalée dans tout l’espace, et les particules se
trimballent avec une cuillère, plus ou moins longue, et selon la profondeur de la cuillère dans la
confiture, elles ont une masse plus ou moins grande. C’est ce champ qui donne leur masse aux
particules. Les particules qui n’ont pas de cuillère n’ont pas de masse, ce sont les photons, les
autres ont une cuillère plus ou moins grande et elles ont plus ou moins de masse.
Je trouve qu’être capable de prédire l’existence de cette confiture est à mettre au crédit des
physiciens. On aimerait donc savoir si c’est vrai, parce que si c’est le cas, on a été capable de
prédire l’existence d’un champ cosmique, un champ présent partout dans l’univers. Vous me
direz qu’on retrouve l’éther de Poincaré, sauf que celui-là, il existe. Peut-être. Alors que celui
de Poincaré n’existe pas. Je trouve que c’est le signe que nous sommes en connexion avec
quelque chose du réel, alors que les animistes sont en connexion avec d’autres choses du réel,
avec lesquelles nous ne sommes pas nous-mêmes en connexion, sauf lorsque nous prenons des
substances — et il n’y a pas que les Indiens qui en prennent.

Martin Fortier :
Mais précisément, lorsque nous en prenons, il n’y a pas de savoir qui oriente et encadre
cette expérience ; or, ce savoir réclame toute une éducation. Le shaman sait mieux discuter et
interagir avec certains êtres. Il y a bien tout un savoir derrière.

Étienne Klein :
Je distingue personnellement science et savoir. Il y a des scientifiques parfaitement incultes.
Le savoir est autre chose que la science. La science peut être très spécialisée, ou une forme de
savoir très appauvri. Il y a des scientifiques avec lesquels on ne peut pas avoir de conversation,
parce qu’ils ne savent rien, sauf leur science. Par exemple, un littéraire a un savoir beaucoup
plus vaste qu’un scientifique. En général, les littéraires ont beaucoup plus lu que les

10
Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, 1944.
18
scientifiques, ils sont beaucoup plus savants qu’eux. La science et le savoir sont deux choses aux
relations compliquées, en tout cas, il n’y a pas de superposition entre les deux.

Marc Santolini :
Pour revenir sur l’objet, vous dites que la Physique découvre des objets de plus en plus
fondamentaux, et c’est là où elle est efficace et peut prédire. Serait-ce vraiment différent de
dire, par exemple, que dans le monde on observe des entreprises avec certains poids financiers,
et de prédire l’existence d’un marché financier d’où elles tirent et échangent leur masse
financière? Une telle étude scientifique pourrait s’assimiler à une étude physique, sauf que
l’objet serait différent : on ne parlerait plus de masses et d’objets fondamentaux, mais on aurait
un nouvel objet simple, l’entreprise, qui interagirait simplement avec d’autres entreprises via
l’argent, avec de nouveaux paramètres et un nouveau modèle qui permettrait de prédire tout
autant. Or, vous disiez ne pas connaître hors de la physique des moyens de faire des
prédictions…

Étienne Klein :
Si vous voulez dire qu’il y a eu récemment une physicalisation de l’économie, je suis obligé
de vous suivre. Il y a eu une physicalisation de l’économie, en tout cas, du monde financier.
D’ailleurs, tous mes étudiants partent dans ce domaine, donc ça veut bien dire qu’il y a une
connexion entre la physique et la finance…

Questions

Question 1 :
Une question de détail par rapport à ce que j’ai entendu dans la dernière réponse d’Étienne
Klein : vous parliez de « résidu d’animisme dans la pensée occidentale », mais pensez-vous que
l’animisme ait un rapport chronologique au naturalisme, par exemple ? Pensez-vous que ce soit
un préalable à notre société, un préalable à une évolution ? Pourquoi avoir utilisé le mot
« résidu » ? Est-ce pour signifier une interconnexion entre les sociétés et les schèmes
ontologiques, pour exprimer un point de vue évolutionniste ?

Étienne Klein :
C’était pour faire écho à ce qu’a dit tout à l’heure Anne-Christine Taylor, quand elle a parlé
de « préscience ». Quand on dit qu’ils ont une préscience, on sous-entend qu’en attendant un peu
plus longtemps, ils vont arriver à la science. Donc la préscience est un moment de l’histoire qui
conduit à la science. Or je ne suis pas du tout sûr de cela, c’est-à-dire, pour le dire autrement, je
ne saurais pas écrire l’histoire des quatre derniers siècles, en Occident, s’il n’y avait pas eu
Galilée. Et imaginez qu’il n’y ait pas eu Galilée, quelle est la suite? Je ne sais pas. Pour ce qui est
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des découvertes astronomiques, je pense qu’on peut écrire cette histoire, c’est-à-dire que si
Galilée n’avait pas pointé la lunette vers les astres et s’était contenté comme les autres de
regarder les bateaux sur la mer, ou les armées qui approchaient des villes, je pense qu’un jour un
type aurait eu l’idée de regarder les étoiles. Je pense, du moins. Il aurait vu qu’il y a des
montagnes sur la lune, il aurait découvert les satellites de Jupiter, il aurait découvert les phases
de Vénus, et on aurait compris qu’il y a un seul univers et pas deux, comme chez Aristote. Mais
le reste? Dire, écrire en 1632, que la nature est écrite en langage mathématique, que nous
devons apprendre ce langage, sans lequel il est humainement impossible d’en comprendre un seul
mot – avec toute l’ambiguïté du « humainement », parce qu’on ne sait pas, du coup, si
« humainement » veut dire que les mathématiques sont un langage humain, que nous devons
appliquer à la nature pour qu’elle nous réponde. Cela, c’est la thèse de Kant, qui dit,
finalement, que l’expérience est une torture : la nature ne sait pas parler donc on va la cuisiner
jusqu’à ce qu’elle réponde dans notre langage mathématique. Ou bien est-ce qu’au contraire il
faut penser que les mathématiques sont dans le monde et que nous devons apprendre ce langage
pour comprendre le monde? Le « humainement » ne dit pas laquelle de ces deux thèses il faut
choisir. Mais quand je parle de « résidu d’animisme », je veux dire que, par exemple, dans les
débats que j’ai pu voir sur les nanosciences, le fait qu’il s’agisse d’une technologie de l’invisible,
parce que les nanoparticules sont invisibles à l’oeil, fait ressortir des arguments, peut-être pas
animistes, mais, disons « bizarres ». L’idée qu’il y a un complot de l’invisible par exemple,
l’idée que l’invisible pourrait comploter contre nous. Alors le physicien qui entend cela ne sait
pas trop quoi dire, car il ne peut pas prouver que cela ne va pas comploter.

Anne-Christine Taylor :
Je voulais rebondir sur cette question pour préciser une chose sur cette affaire
d’antécédence de l’animisme par rapport à d’autres schèmes ontologiques. Philippe Descola a
toujours été extrêmement clair là-dessus : il s’est toujours refusé absolument à présenter ces
quatre modes d’identification dans un enchaînement chronologique. Il a évacué toute dimension
évolutionniste implicite… sauf pour le cas du naturalisme dont il est très difficile d’imaginer
l’avènement sans un préalable analogique. D’une certaine façon, le naturalisme est un sous-
produit ou une spécialisation de l’analogisme. C’est en réalité une forme extrême de
simplification d’un ensemble de choses du monde, mais selon une « pulsion » qui existe déjà
dans l’analogisme. Du coup, vraisemblablement, c’est effectivement difficile d’imaginer le
naturalisme surgir directement du totémisme ; une transformation même morphologique (et
non pas chronologique) est assez difficile à imaginer, quoique pas impossible – nous n’avons pas
encore travaillé sur cette question. En revanche, ce qui est tout à fait pensable, c’est un retour à
l’analogisme. Comme le disait Étienne Klein, il est tout à fait possible que le naturalisme soit un
épisode qui se termine pour revenir à une forme d’analogisme. C’est tout à fait possible, et c’est
d’ailleurs ce que Philippe Descola suggère parfois. Vraisemblablement, on est en train de revenir
à l’analogisme. Il faut bien dire que les formes de pensée qui sont à la base de ces différents
modes d’identification sont des idéals-type : on ne peut pas dire que les Achuars sont
parfaitement animistes, cela n’a pas de sens. Il n’existe pas une société réelle concrète qui soit
exclusivement une chose ou une autre. C’est une question d’équilibre et de courbure du monde
dans lequel on vit. Il existe des sociétés amazoniennes qui sont charnières entre animisme et
analogisme, par exemple. De toute façon, il est parfaitement évident que les procédures
cognitives qui sont en jeu dans ces différents types se retrouvent au niveau ontogénétique, au
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niveau de l’individu ; on est donc parfaitement capables d’avoir des poches de pratiques et de
« mentalités » animistes ; ce qui change, c’est le caractère plus ou moins subordonné et enkysté
de ces pratiques par rapport à un régime plus général. On a probablement des « hoquets »
d’animisme, simplement, ce qui est hoquet chez nous est respiration quotidienne chez les
Indiens.

Question 2 :
Anne-Christine Taylor, vous avez marqué votre désaccord avec Étienne Klein quand il a dit
observer une augmentation de la pensée magique par le fait que l’usage du monde est rendu
convivial par la technologie. Vous avez dit qu’on ne peut pas réduire la pensée magique à cela.
Très bien. Mais après, vous avez dit que la pensée magique est « beaucoup plus technique ». J’ai
été très surprise par cela et je voulais vous demander des explications.

Anne-Christine Taylor :
« Technique » n’est pas le bon mot, vous avez raison. De toute façon, la pensée magique
n’existe pas. Il aurait fallu commencer par ça. Il y a des dispositifs plus ou moins ritualisés, des
pratiques magiques, mais ce n’est pas une forme de pensée spécifique. Quand je dis qu’elles sont
techniques, c’est qu’elles supposent des enchaînements de procédures très rigoureux – c’est en
ce sens qu’on peut dire qu’elles sont techniques. Mais de toute façon, en tant qu’ethnologue,
l’expression « pensée magique » ne fait pas vraiment partie de mon vocabulaire.

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