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Agora débats/jeunesses

Recherches sur la jeunesse au Canada (1981-2000)


Vincenzo Cicchelli

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Cicchelli Vincenzo. Recherches sur la jeunesse au Canada (1981-2000). In: Agora débats/jeunesses, 33, 2003. Sports et
intégration sociale. pp. 74-87;

doi : https://doi.org/10.3406/agora.2003.2120

https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2003_num_33_1_2120

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Abstract
One notices that the contemporary sociologists have a greater capacity to master the social stakes
and to distinguish the scientific discourse, of which they are producers, from the social use of their
conclusions. While breaking with the heroic or victimized vision of youth, they try to seize it rather
as a resource for the present and a challenge for the future.

Résumé
Encuesta acerca de la juventud en el Canadá (1981-2000)

En el Québec de los 90, la sociología de la juventud sigue inscribiéndose en un enfoque histórico


que pretende dar cuenta de la sucesión diferencial de las generaciones en la cadena temporal. Se
nota, en los sociólogos contemporáneos, una mayor capacidad para dominar los propósitos
sociales y para distinguir el discurso científico, del cual son los productores, de los usos sociales
de sus conclusiones. Al romper con la visión heroica o victimista de la juventud, intentan más bien
aprehenderla como un recurso para el presente y un reto para el porvenir.

Zusammenfassung
Forschung über die jugend in Kanada (1981-2000)

In Quebec der Neunzigerjahre befindet sich weiterhin die Soziologie der Jugend in einer
historischen Betrachtung, die die differentiale Aufeinanderfolge der Generationen in der Zeitfolge
darstellen will. Man beobachtet bei den zeitgenössischen Soziologen eine grössere Fähigkeit, die
sozialen Herausforderungen zu meistern und den wissenschaftlichen Standpunkt, dessen
Produzenten sie sind, von den sozialen Anwendungen ihrer Schlussfolgerungen zu unterscheiden.
Indem sie mit einer heldenhaften oder opferhaften Vision der Jugend abbrechen, versuchen sie
eher jene als eine Quelle für die Gegenwart und eine Herausforderung für die Zukunft zu erfassen.

Resumen
Encuesta acerca de la juventud en el Canadá (1981-2000)

En el Québec de los 90, la sociología de la juventud sigue inscribiéndose en un enfoque histórico


que pretende dar cuenta de la sucesión diferencial de las generaciones en la cadena temporal. Se
nota, en los sociólogos contemporáneos, una mayor capacidad para dominar los propósitos
sociales y para distinguir el discurso científico, del cual son los productores, de los usos sociales
de sus conclusiones. Al romper con la visión heroica o victimista de la juventud, intentan más bien
aprehenderla como un recurso para el presente y un reto para el porvenir.
POINTS DE VUE RECHERCHES SUR LA
JEUNESSE AU CANADA
(1981-2000)
Dans le Québec des années 1990, la sociologie de la jeu-
nesse continue de s’inscrire dans une approche histo-
rique qui entend rendre compte de la succession
différentielle des générations dans la chaîne du temps.
On remarque, chez les sociologues contemporains, une
plus grande capacité à maîtriser les enjeux sociaux et à
distinguer le discours scientifique, dont ils sont les pro-
ducteurs, des usages sociaux de leurs conclusions. En
rompant avec une vision héroïque ou victimiste de la
jeunesse, ils essaient de la saisir plutôt comme une res-
source pour le présent et un défi pour l’avenir.

Vincenzo Cicchelli
Maître de conférences à l’université de Paris-V Sorbonne,
Centre de recherche sur les liens sociaux-CNRS
45, rue des Saints-Pères
75270 Paris Cedex 06
Courriel : vincenzo.cicchelli@paris5.sorbonne.fr

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LES ENJEUX DE L’INSTITUTIONNALISATION
L’enquête ASOPE1 du début des années 1970 a été la dernière grande étude
pionnière sur la jeunesse, thème par la suite moins abordé par les sociologues
canadiens de langue française. Il faudra attendre la seconde moitié des
années 1980 pour que de nouvelles recherches soient menées. Il est alors signifi-
catif qu’un sociologue aussi reconnu que Fernand Dumont, qui n’avait pas mani-
festé auparavant de goût particulier pour l’étude de la jeunesse, se penche sur ce
thème, en promouvant un colloque qui fera date. Il s’agissait aussi bien de donner
aux études sur la jeunesse un nouvel élan que de faire le bilan d’une décennie de
changements sociaux. Appréhendée ou souhaitée quinze ans plus tôt, la « société
des jeunes » semble devenue une réalité en 1986, lorsque les baby boomers ont
« accaparé un grand nombre d’emplois, contrôlé les organisations sociales mises

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


en place, [et qu’] ils se sont dotés d’un système de sécurité jusqu’alors inconnu2 ».
Se pose alors la question des baby busters, des jeunes qui dans les années 1980
sont renvoyés par la génération de leurs prédécesseurs à la précarité du travail3.

Le tournant de la sociologie québécoise de la jeunesse


Les années 1980 représentent un tournant dans l’appréhension de la jeunesse
québécoise. Les approches centrées sur la jeunesse comme classe d’âge, carac-
térisée par une culture juvénile spécifique et un fort conflit avec les ascendants,
sont peu à peu abandonnées au profit d’autres analyses s’intéressant aux trajec-
toires biographiques des jeunes, à leurs formations ainsi qu’aux risques associés
à leurs comportements. Il est alors significatif qu’entre 1986 et 1998, les thèmes
traités le plus fréquemment par les spécialistes soient, dans l’ordre, l’insertion pro-
fessionnelle et le travail (21 %), la délinquance (9,5 %), l’éducation (9,4 %) et enfin
la santé (7,9 %)4.
Ce sont assurément des thèmes qui se situent au croisement de la recherche
scientifique et des questions administratives et sociales. Comme dans d’autres
pays où la recherche se fait par subvention, le filtre administratif joue un rôle gran-
dissant au Québec. Par conséquent, « dans tous les organismes subventionnaires,
le critère de pertinence sociale compte pour une partie de l’évaluation » lors du
processus d’attribution des crédits de financements5. Certains s’inquiètent du diri-
gisme d’État, qui conduit à délaisser la recherche fondamentale6. D’autres esti-
ment que, par une sorte d’homéostasie, la recherche fondamentale reprendra le

1. Voir CICCHELLI V., « La sociologie de la jeunesse au Canada (1965-1980) », AGORA


débats/jeunesse, no 31, 2003, p. 127 (BÉLANGER P. W., ROCHER G., « Le projet de recherche : étude
des aspirations scolaires et des orientations professionnelles des étudiants [ASOPE] »,
L’orientation professionnelle, vol. VIII, no 2, 1972, pp. 114-127).
2. DUMONT F. (dir.), Une société des jeunes ?, Institut québécois de recherche sur la culture,
Québec (Canada), 1986, p. 22.
3. FORTIN D., DUFOUR S., « Baby boomers et baby busters : deux générations, un conflit et deux
identités dans l’univers du travail », in HAMEL J., THÉRIAULT J.-Y. (dir.), Les identités, Méridien, Laval
(Canada), 1994, pp. 87-101.
4. GAUTHIER M., « La recherche sur les jeunes au Canada », Conseil de l’Europe, direction
Jeunesse, Strasbourg, 26-28 mai 1998, 1998, p. 25.
5. Id., « La recherche sur les jeunes au Canada », op. cit., 1998, p. 10.
6. Je remercie Léon Bernier pour m’avoir fait part de ses analyses éclairantes sur ce point.

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“ DÉBATS/JEUNESSE 75
POINTS DE VUE pas aussitôt après une certaine saturation des études empiriques. Les premiers
pensent qu’il s’agit d’un trait permanent du champ dû à la spécialisation de la dis-
cipline. Les seconds affirment que c’est un phénomène temporaire, sorte de mal
nécessaire à une accumulation de données qui mènera à une théorisation perti-
nente de la condition juvénile. Dans les deux cas, sans préjuger de l’autonomie
des chercheurs, cette tendance à la recherche commanditée a des conséquences
évidentes sur la sélection et l’orientation des thématiques qui attisent un certain
alarmisme social. Les chercheurs eux-mêmes sont d’ailleurs conscients des effets
de ce dirigisme d’État en matière de recherche sur la jeunesse : l’origine des res-
sources (organismes publics de subvention, fondations privées et commandites)
pourrait en effet dicter les canaux à suivre pour la diffusion de la recherche, en pri-
vilégiant les rapports gouvernementaux à diffusion restreinte au détriment des
publications scientifiques7.

Un développement incontestable
De notre point de vue, on aurait tort d’opposer trop précipitamment un âge
d’or, au cours duquel le caractère sans doute artisanal de la recherche permettait
au savant de garder son indépendance entière, à une époque de spécialisation
impliquant des ingérences extérieures inacceptables. Mais ce débat est surtout
révélateur d’un fait incontestable : depuis le colloque de 1986 organisé par
Fernand Dumont, la sociologie de la jeunesse au Québec s’est grandement déve-
loppée. Dans cette perspective, l’intérêt pour des questions de société fournit un
bon indicateur de l’institutionnalisation d’un domaine de recherche aussi délicat
que la jeunesse. D’autres critères témoignent de ce processus. Tout d’abord, une
recension des articles et des ouvrages en français, publiés au Canada de 1986
à 1998, laisse apparaître que la sociologie est la discipline qui se taille la part du
lion. Ainsi, 24,8 % des publications retenues relèvent de cette discipline, qui est
suivie par la psychologie (18,5 %)8. Certes, il n’y a toujours pas de revues consa-
crées à cet objet d’étude. Toutefois, des revues spécialisées accueillent des
numéros spéciaux sur la jeunesse9. Ensuite, des collaborations récentes ont donné
lieu à des ouvrages internationaux10. Signalons enfin la création en août 1998 de
l’Observatoire Jeunes et Société, regroupant des spécialistes de la jeunesse : ses
missions consistent à participer au développement du champ de recherche sur les
jeunes à l’âge des transitions (15-30 ans), à recueillir, analyser et diffuser l’infor-
mation auprès de ce public et à établir une expertise dans ce domaine11.

7. GAUTHIER M., « La recherche sur les jeunes au Canada », op. cit., 1998.
8. Id., « La recherche sur les jeunes au Canada », op. cit., , 1998, tab. 2.
9. Rappelons deux initiatives, la première de Sociologie et sociétés (HAMEL J. [dir.], « Les jeunes »,
vol. XXVIII, no 1, 1996), la seconde de Lien social et politiques (GAUTHIER M., DE SINGLY F. [dir.],
« Voir les jeunes autrement », no 43, 2000).
10. Voir GAUTHIER M., GUILLAUME J.-F. (dir.), Définir la jeunesse ? D’un bout à l’autre du monde,
Les Presses de l’université Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, Sainte-Foy
(Canada), 1999 ; GAUTHIER M., ROULLEAU-BERGER L. (dir.), Les jeunes et l’emploi dans les villes
d’Europe et d’Amérique du Nord, L’Aube, Paris, 2001 ; MAUNAYE E., MOLGAT M. (dir.), Les liens qui
nous définissent : regards croisés sur les jeunes et leurs parents lors du passage à l’âge adulte,
Les Presses de l'université Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, Sainte-Foy
(Canada), 2003 (à paraître).
11. Pour des renseignements sur les objectifs de cet observatoire, dirigé par Madeleine Gauthier,
voir le site : obs-jeunes.inrs-culture.uquebec.ca/.

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Si la mise en rapport des thèmes de la recherche et des questions sociales
s’avère nécessaire pour la compréhension de la dynamique des publications, on
ne peut certes pas réduire la structuration d’un champ scientifique à un pur reflet
des demandes en provenance de la société civile ou de l’administration. Les cher-
cheurs eux-mêmes sont conscients des changements sociaux qui inspirent leurs
analyses, du glissement des catégories d’appréhension du réel et des effets de
leurs travaux sur l’image collective de la jeunesse canadienne. Leur production
scientifique doit alors être analysée en tenant compte du rôle joué par ces trois
paramètres.

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


“ Depuis le colloque de 1986 organisé par
Fernand Dumont, la sociologie de la jeunesse
au Québec s’est grandement développée.

CONSTRUIRE SON IDENTITÉ DANS UN CONTEXTE D’INDIVIDUALISATION


Le contexte change, ce sont les questions relatives à l’insertion profession-
nelle, comme élément indispensable mais non exclusif de l’insertion dans la
société globale, qui attirent depuis une quinzaine d’années l’attention des socio-
logues canadiens francophones. On passe d’une problématique basée sur l’espoir
que représente la jeunesse pour la construction nationale à une autre renvoyant
aux craintes d’une situation socioprofessionnelle précaire. Le regard s’est déplacé
vers l’incapacité de la société tout entière à offrir aux jeunes des opportunités
réelles d’appartenance. L’ancienne perspective de la discontinuité entre les géné-
rations se nourrit d’un autre élément. Plutôt que d’insister sur la consolidation de
sous-cultures juvéniles, conduisant conjointement à un renversement des
modèles de socialisation et à un effritement du lien social, on parle, à partir des
années 1980, d’un clivage socio-économique12. Si, jusque vers la fin des
années 1970, les jeunes sont vus comme les acteurs du changement, porteurs de
nouvelles valeurs, ils passeront ensuite au statut de « victimes » dont les pro-
blèmes semblent plutôt socio-affectifs et économiques que moraux et sociopoli-
tiques comme c’était le cas naguère13.

12. PERRAULT I., Autour des jeunes : reconnaissance bibliographique, Institut québécois de
recherche sur la culture, Québec (Canada), 1988.
13. Id., op. cit.

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“ DÉBATS/JEUNESSE 77
POINTS DE VUE Crise de l’emploi et marges de manœuvre des jeunes
Ainsi, être jeune dans les années 1980 veut dire, aussi bien dans l’imaginaire
social que dans les études savantes, chercher un emploi14. La crise se manifeste
par une plus grande précarisation des emplois et par l’intermittence entre l’emploi
et le chômage. L’accès à un emploi avec contrat à durée indéterminée, à temps
plein et lié à la formation est « nettement plus difficile qu’auparavant15 ». L’entrée
sur le marché du travail après les études et suite à une brève période de recherche
d’emploi ne constitue plus la forme prédominante d’insertion professionnelle.
Ainsi, les parcours professionnels deviennent de plus en plus incertains et réver-
sibles. La trajectoire d’une proportion élevée de jeunes est souvent ponctuée de
longues périodes de chômage, d’emploi, de retour aux études, qui témoignent de
l’allongement de la période de stabilisation sur le marché du travail16. Un proces-
sus de différenciation et d’individualisation produit une pluralité d’itinéraires
complexes, non linéaires, qui viennent se substituer aux biographies caractérisées
par la continuité et la stabilité17.
Ces phénomènes sont d’ordre structurel, et c’est la rapidité des transforma-
tions qui frappe encore une fois les observateurs. Ces derniers se sont vite pen-
chés sur les répercussions de ces tensions sur l’identité individuelle des acteurs
sociaux18. Devant cette situation de concurrence accrue, certains jeunes sont
poussés à l’excellence et à la formation permanente, d’autres sont relégués dans
une « catégorie de perdants19 ». On appréhende les conséquences sociales et éco-
nomiques de l’absence de sécurité de l’emploi sur la formation du couple et de la
famille, sur l’achat d’une maison et d’autres produits de consommation à long
terme, sur la façon d’assumer les périodes difficiles ou de préparer sa retraite20.
Si prendre en compte le poids du contexte ne signifie pas considérer le chan-
gement de façon linéaire, la marge de manœuvre dont disposent les jeunes pour
faire face à de nouvelles réalités n’est pas non plus négligée. Du côté de l’emploi,
la rareté des postes stables a développé un rapport plus instrumental à l’activité
professionnelle. Qui niera le fait que pour les baby busters, le travail reste une
dimension centrale de leur identité21 ? Et pourtant, on remarque aussi que, pour
certains des jeunes, « le travail n’est plus le centre, mais un temps de vie parmi

14. GAUTHIER M., « Jeunes », in LANGLOIS S. et al., La société québécoise en tendances : 1960-
1990, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec (Canada), 1990, pp. 65-72.
15. TROTTIER C., « Questionnement sur l’insertion professionnelle des jeunes », Lien social et poli-
tiques, no 43, 2000, pp. 93-101.
16. Id., op. cit.
17. GAUTHIER M., ROULLEAU-BERGER L. (dir.), op. cit.
18. GAUTHIER M., Les jeunes chômeurs, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec
(Canada), 1988.
19. Id., Une société sans jeunes ?, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec
(Canada), 1994, p. 373.
20. Id., « Les jeunes et le travail : un terrain mouvant », in DUPUIS J.-P., KUZMINSKI A. (dir.), Sociologie
de l’économie, du travail et de l’entreprise, Gaëtan Morin éditeur, Montréal (Canada), 1998,
pp. 245-286.
21. Id., « Les jeunes et le travail : un terrain mouvant », op. cit., 1998. Pour une analyse critique de
la prétendue fin de la valeur attribuée au travail, voir ELLEFSEN B., HAMEL J., « Citoyenneté, jeunesse
et exclusion : lien social et politique à l’heure de la précarité », Lien social et politiques, no 43,
2000, pp. 133-141.

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d’autres, essentiellement le levier qui permet d’accéder à une meilleure qualité de
vie après les heures de boulot22 ». Une autre façon d’envisager l’activité profes-
sionnelle émerge23. Si l’on ne peut pas généraliser cette nouvelle tendance à l’en-
semble de la jeunesse24, on remarque que dans tous les cas une certaine
polyvalence se développe, ce qui indique que l’expérience compte maintenant
autant que la formation.

“ Le regard s’est déplacé vers l’incapacité de

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


la société tout entière à offrir aux jeunes
des opportunités réelles d’appartenance.

Ancrages et mobilités
L’individualisme moderne ne revêt pas seulement le masque de l’anomie et du
délitement du lien social. On ne peut oublier que les jeunes des années 1980
et 1990 ont hérité de leurs parents les conquêtes en matière de libéralisation des
mœurs, de transformation des structures et du fonctionnement de certaines insti-
tutions comme la famille et l’école25. Cette jeunesse a encore bénéficié, plus que
toute autre génération dans le passé, des grandes réformes du droit et de l’enga-
gement de l’État providence : l’extension de l’éducation permanente, la mise en
place d’un système de santé et d’autres programmes sociaux de protection.
Finalement, tout en découvrant les difficultés associées à leur intégration dans le
monde des adultes, les jeunes Québécois reprennent à leurs aînés la croyance
que la jeunesse est le plus bel âge de la vie. Le brouillage des repères tradition-
nellement associés au passage à l’âge adulte constitue aussi le signe d’une
demande plus grande de maîtriser son avenir en différant l’âge des choix présu-
més définitifs.

Des relations familiales et sentimentales – Il importe alors de souligner les


transformations des cadres de socialisation de la jeunesse. Prenons tout d’abord
en considération le domaine de la vie privée. Au niveau des relations entre les
générations, on observe une plus grande symétrie, visible par exemple dans une

22. RENÉ J.-F., « Jeunesse et identité au travail : les tendances dominantes dans la littérature socio-
logique », in HAMEL J., THÉRIAULT J.-Y. (dir.), op. cit., p. 108.
23. GRELL P., Étude du chômage et de ses conséquences : les catégories sociales touchées par
le non-travail, université de Montréal, école de service social, Montréal (Canada), 1985.
24. Marc Lesage parle à ce propos de la figure du néoprolétaire alternatif, préférant vivre autre-
ment, jeune plus scolarisé que les autres (Les vagabonds du rêve, vers une société de marginaux,
Boréal, Montréal [Canada], 1986).
25. GAUTHIER M., op. cit., 1994.

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“ DÉBATS/JEUNESSE 79
POINTS DE VUE plus grande marge de manœuvre des jeunes au sein de la communauté familiale.
Par l’expression « démocratie intergénérationnelle », Gilles Pronovost se réfère à
des modèles de circulation des goûts, des valeurs et des normes de comporte-
ment qui s’inscrivent moins dans des rapports d’autorité, et qui renvoient donc
plutôt à « une sorte de diffusion horizontale en vertu de laquelle ce sont tantôt les
jeunes et tantôt les adultes qui s’influencent mutuellement26 ». Un exemple pou-
vant étayer cette circulation des descendants vers les ascendants est celui de l’in-
troduction au sein de la famille de modes vestimentaires, de goûts en matière de
cinéma, de musique et de télévision. C’est au niveau de l’usage de la télévision et
du magnétoscope qu’on observe plus particulièrement la présence d’un processus
de négociation entre les membres de la famille.
Du côté des relations sentimentales, à partir de l’adolescence, les jeunes
Québécois font une expérience de plus en plus précoce de la sexualité, le groupe
des pairs devenant la principale source d’information dans ce domaine27. La diffu-
sion de la contraception, la libéralisation des normes entourant la vie sexuelle à
l’adolescence, l’effacement du double standard sexuel entre filles et garçons sont
des moyens facilitant l’accès à une vie sentimentale et sexuelle chez les adoles-
cents : celle-ci reste néanmoins soumise à des critères de régulation de nature plu-
tôt relationnelle. « Loin d’autoriser un échange généralisé entre partenaires
interchangeables, la désinstitutionnalisation des pratiques sexuelles et la levée
des interdits touchant la sexualité prémaritale tendent à faire de la sexualité une
dimension à la fois constitutive et tributaire du lien amoureux28. » La dissociation
entre la vie de couple et la sexualité est à son tour relayée par la dissociation entre
la vie de couple et l’institution matrimoniale. Le choix de plus en plus fréquent de
la cohabitation au détriment du mariage doit être vu comme une modalité initiale
de mise en couple, sinon comme une « forme stable de conjugalité29 ».
L’évolution des comportements montre que chez les jeunes, le mariage n’a
plus le statut universel qu’il avait auparavant. Ce phénomène prend plus d’ampleur
au Québec qu’en Ontario, région où le mariage occupe encore la place principale.
Au Québec, la cohabitation tend à devenir une forme à part entière de vie à deux,
tandis que dans la province voisine, elle précède plutôt le mariage. On ne s’éton-
nera pas alors qu’au Québec, les unions libres soient de plus en plus fécondes et
que, surtout, les jeunes couples qui choisissent la cohabitation aient plus souvent
des attitudes orientées vers une redéfinition du contrat conjugal, qu’ils accordent
par exemple une moindre importance à la durée et à la stabilité du couple30.

26. PRONOVOST G., « Les jeunes, le temps, la culture », Sociologie et sociétés, vol. XXVIII, no 1, 1996,
p. 154.
27. BOUCHARD P., « L’échec de l’éducation sexuelle ? La situation des grossesses précoces chez
les adolescentes québécoises et amérindiennes », Les cahiers de recherche du GREMF, no 54,
1993.
28. BERNIER L., « L’amour aux temps du démariage », Sociologie et sociétés, vol. XXVIII, no 1, 1996,
p. 49.
29 Id., op. cit., p. 47.
30. LAPIERRE-ADAMCYK E., LE BOURDAIS C., MARCIL-GRATTON N., « Vivre en couple pour la première
fois : la signification de l’union libre au Québec et en Ontario », Cahiers québécois de démogra-
phie, vol. XXVIII, nos 1-2, 1999, pp. 199-227.

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Mobilités géographiques – Le thème de l’insertion sociale s’étend à d’autres
dimensions de l’expérience juvénile, telle la migration. Ce terme remplace l’ex-
pression médiatique et politique d’« exode », dont la connotation reste très néga-
tive. Sans sous-estimer l’impact que la mobilité géographique peut avoir sur le
déficit de main-d’œuvre juvénile dans les régions de départ et sur les difficultés
d’intégration dans les régions d’accueil, les travaux montrent qu’il s’agit d’une
dimension forte de la construction de l’identité juvénile.

“ L’évolution des comportements montre que

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


chez les jeunes, le mariage n’a plus le
statut universel qu’il avait auparavant.

Une enquête récente sur les opinions et les pratiques des jeunes en matière
de migration distingue trois sous-populations : le non-migrant, qui vit toujours au
domicile familial ; le migrant intrarégional, qui s’est déplacé au sein de la même
région d’origine ; le migrant extrarégional, qui s’est établi à l’extérieur de la région
où il a grandi. Ces trois figures de la mobilité géographique correspondent res-
pectivement à 42,5 %, 11 % et 46,5 % des jeunes interviewés31. Parmi les non-
migrants, une très grande majorité a déménagé et a avancé comme raison
principale du départ le désir de vivre sa vie, en quittant ainsi le domicile parental.
Les migrants intrarégionaux, en revanche, sont plus nombreux que les extrarégio-
naux à expliquer qu’ils partent pour suivre leur conjoint, mais moins nombreux à
invoquer le choix de leurs études. Même en cas de départ pour une autre région,
les rapports avec la famille restent bons, on le voit aux aides financières fournies
par les parents, surtout aux étudiants, et aux visites que les aînés rendent aux plus
jeunes. D’ailleurs, ce départ n’est pas toujours perçu comme définitif, les migrants
étant nombreux à envisager une possibilité de retour dans la région de départ si
les circonstances sont favorables, surtout s’ils peuvent y gagner leur vie. Parmi
ceux qui se sont établis dans une autre région, près d’un tiers est ensuite retourné
dans sa région d’origine.
Ces données invitent les politiques à plus de circonspection dans leur juge-
ment sur le phénomène migratoire. Elles les poussent en outre à favoriser une
alternative au départ, car un jeune interviewé sur deux juge que les décideurs ne
« bougent pas assez vite » pour modifier les conditions de vie dans la région d’ori-
gine. Mais surtout, ces résultats peuvent être intégrés dans une analyse sociolo-
gique qui prend en compte les deux aspects du phénomène de la migration

31. GAUTHIER M., MOLGAT M., CÔTÉ S., La migration des jeunes au Québec : résultats d’un son-
dage auprès des 20-34 ans du Québec, INRS-Urbanisation, culture et société, 2001.

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“ DÉBATS/JEUNESSE 81
POINTS DE VUE interne. Le premier renvoie aux aspirations des jeunes, dont le niveau de scolarité
est de plus en plus élevé, à la perception que ces derniers ont des possibilités et
des contraintes extérieures à la sphère domestique, à un rapport positif à l’avenir,
au sentiment d’une appartenance non exclusive à la région d’origine. Le second
renvoie en revanche à des facteurs de structure et de culture, tels que le déve-
loppement inégal des centres urbains et des régions périphériques, le fait d’être
un homme ou une femme, l’origine socio-économique32. La mobilité géographique
des jeunes naît de la rencontre de forces sociales contradictoires et des aspira-
tions des jeunes à une plus grande maîtrise de leur avenir.

Les tutelles institutionnelles


Une plus grande autonomie dans la prise de décisions concernant la vie ami-
cale, sentimentale, amoureuse et scolaire s’accompagne d’une dépendance pro-
longée des jeunes à l’égard des familles. Dans le contexte de crise de l’emploi, la
famille a pu jouer un rôle d’amortisseur des tensions, en assumant la prise en
charge des jeunes adultes. Plus généralement, à côté d’une plus grande indivi-
dualisation du passage à l’âge adulte, on assiste à une mise sous tutelle de la
population juvénile qui devient la cible des discours des experts. Aujourd’hui, les
jeunes font le plus souvent l’objet de nombreuses campagnes publicitaires « des-
tinées à les amener à reconnaître et à modifier leurs comportements, que ce soit
en matière de tabagisme, de consommation d’alcool, de conduite automobile, de
fréquentation scolaire, d’hygiène alimentaire, de sexualité33 ».
On peut se demander si la société canadienne en général et le Québec en par-
ticulier ne sont pas traversés par une tendance commune à l’ensemble du conti-
nent nord-américain, à savoir l’émergence d’une forme de néohygiénisme qui
perçoit les jeunes comme un sujet social à risque. Un fort courant de l’intervention
sociale se réclamant de la psychologie, de l’éducation et de l’écologie du déve-
loppement prétend « prévenir les comportements agressifs, délictueux et antiso-
ciaux ainsi que les troubles de comportement des futurs jeunes en intervenant dès
l’enfance de ces derniers à la maternelle34 ». Ces discours semblent avoir un fort
crédit auprès du ministère de la Santé et du Bien-être social canadien. La néces-
sité de prévenir les risques associés aux turbulences de l’adolescence est une
telle évidence pour les plans d’action des services sociaux et de santé que
toute intervention auprès des adolescents en difficulté est considérée comme
tardive.
Certains chercheurs s’alertent des dérives de l’usage de leurs perspectives
sociologiques : en devenant la finalité des pratiques qui sous-tendent l’intervention
sociale, l’insertion sociale évacue la question des carences du marché du travail35.

32. GAUTHIER M. (dir.), Pourquoi partir ? La migration des jeunes d’hier et d’aujourd’hui, Les Presses
de l’université Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, Sainte-Foy (Canada), 1997.
33. GAUTHIER M., BERNIER L. (dir.), Les 15-19 ans : quel présent ? Vers quel avenir ?, Les Presses
de l’université Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, Sainte-Foy (Canada), 1997,
p. 234.
34. PARAZELLI M., « Prévenir l’adolescence ? », in GAUTHIER M., GUILLAUME J.-F. (dir.), op. cit., pp. 55-76.
35. MOLGAT M., « De l’intégration à l’insertion… Quelle direction pour la sociologie de la jeunesse
au Québec ? », in GAUTHIER M., GUILLAUME J.-F. (dir.), op. cit., pp. 77-94.

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Cette conception des modes d’intervention des politiques publiques part du principe
que les problèmes des jeunes prestataires d’aides sociales ne sont pas dus à la
structure du marché de l’emploi, mais plutôt aux dysfonctionnements du proces-
sus de socialisation des jeunes. On peut alors se demander si la réparation de ces
lacunes par des pratiques d’insertion sociale suffira à « “redresser” le passage à
l’âge adulte de ces jeunes sous-scolarisés qui, aujourd’hui, ont le plus de difficultés
à entrer sur le marché du travail36 ».

DÉPASSER UNE VISION MISÉRABILISTE DE LA JEUNESSE : LES JEUNES COMME RESSOURCE


Si les trajectoires biographiques des jeunes restent affectées par le poids de
leurs origines sociales et des phénomènes de classement et reclassement opérés
par le monde des adultes, il est néanmoins urgent de comprendre le défi que la

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


jeunesse lance aux autres générations : ceci a conduit les sociologues à considé-
rer la jeunesse comme une ressource. Il faut partir du constat que si les jeunes
bénéficient d’un plus long moratoire, d’une apesanteur sociale qui les dispense (et
les exclut) des obligations typiques de l’âge adulte, ils doivent très tôt faire preuve
de maturité et de clairvoyance, car les choix scolaires et professionnels scellent
trop souvent la destinée de ceux qui les effectuent. Il revient donc aux respon-
sables politiques de promouvoir des mesures qui permettent aux jeunes de s’en-
gager au mieux dans le processus d’insertion sociale.

“ En rompant avec une vision héroïque ou


victimiste de la jeunesse, les sociologues
essaient de la saisir plutôt comme une
ressource et un défi pour l’avenir.
Travail scientifique et engagement du citoyen-chercheur deviennent les deux
côtés de la même médaille lorsque la jeunesse est la cible de politiques publiques
ambitieuses. « Face à l’intérêt de la sphère politique québécoise pour la question
des jeunes, la sociologie de la jeunesse doit faire valoir les objectifs scientifiques
qui lui sont propres et la responsabilité éthique qui lui incombe37. » Cette concep-
tion de l’engagement scientifique s’est récemment exprimée lors du Sommet du
Québec et de la jeunesse, en 1999. Des chercheurs ont présenté des textes sou-
haitant rompre avec le cercle vicieux de l’alarmisme social, car il s’agit d’éviter le
risque que les jeunes intériorisent l’image négative qu’on leur renvoie. En prenant
position pour une vision non misérabiliste de la jeunesse, ces textes partent de
l’idée que, bien souvent, les politiques ou les programmes échouent parce qu’ils

36. MOLGAT M., op. cit., p. 88.


37. Id., op. cit., p. 90.

N° 33 AGORA
“ DÉBATS/JEUNESSE 83
POINTS DE VUE prétendent régler un problème particulier sans le situer dans le contexte plus large
de la culture propre à la jeunesse. Les manières dont les jeunes voient le monde,
entrent en relation avec les autres, se rapportent à la société et à ses institutions
sont gommées au profit d’un point de vue « adultocentré ». C’est le signe qu’en
dépit de tout « jeunisme », les rapports entre les générations sont encore marqués
par une certaine gérontocratie. Ainsi, sans négliger les problèmes qui entourent la
jeunesse, les travaux des chercheurs attirent l’attention sur des dimensions
quelque peu négligées de l’expérience juvénile, celles qui renvoient à une certaine
forme de liberté et d’autonomie38. Ces nouvelles recherches s’inscrivent dans un
travail complexe de déconstruction des catégories sociales héritées et d’attribu-
tion aux scientifiques du rôle d’interlocuteurs des pouvoirs publics.

Responsabilités
Contre bon nombre de discours sur le désintérêt grandissant des jeunes à
l’égard des engagements, certains travaux insistent sur la pertinence d’une ana-
lyse centrée sur la responsabilité. Dans une société du risque, la notion de res-
ponsabilité ne s’efface pas, elle devient même incontournable. Les jeunes sont
particulièrement concernés parce qu’ils sont à un moment de leur vie « où ils pren-
nent plusieurs décisions qui les engagent et leur permettent de se définir en tant
qu’adultes39 ».
En partant de cette relecture de la jeunesse, il peut être significatif de prendre
en considération un phénomène parfois stigmatisé : les maternités adolescentes.
Alors que l’entrée dans la maternité est devenue plus tardive, la part des gros-
sesses précoces est en hausse. Si la majorité des adolescentes opte pour l’avor-
tement (six sur dix d’entre elles), une partie non négligeable garde son enfant40.
Cet événement se situant hors norme par rapport à l’âge moyen de la première
grossesse au Québec (26 ans vers la fin des années 1990), la destinée sociale de
ces jeunes mères est plus aléatoire que celle des filles de leur âge qui n’ont pas
d’enfants. On peut néanmoins comprendre le choix de garder un enfant autrement
que comme un « coup de tête ». Il est d’ailleurs d’autant plus intéressant de se
pencher sur ce phénomène que l’on décrit l’adolescence comme une période de
difficultés : pourquoi alors tant de jeunes filles choisissent-elles d’y ajouter une
telle responsabilité41 ?
Parfois, ce choix de garder l’enfant peut être soutenu par les mères de ces
adolescentes, qui fournissent une aide matérielle, l’hébergement dans leur loge-
ment par exemple, mais c’est surtout la revendication du droit de prendre seules
une décision aussi importante qui est exprimée par ces jeunes femmes. Pour
comprendre cette décision, prise souvent en l’absence du partenaire, le regard sur
ces maternités précoces doit changer et prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un

38. COLLECTIF, Recueil de textes présentés aux chantiers du Sommet du Québec et de la jeunesse,
par le comité scientifique de l’Observatoire Jeunes et Société, 1999.
39. GAUDET S., « La responsabilité dans les débuts de l’âge adulte », Lien social et politiques, no 46,
2001, p. 80.
40. BOUCHARD P., op. cit.
41. CHARBONNEAU J., « La maternité adolescente », Réseau, avril 1999, pp. 14-19.

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appel à la reconnaissance et à l’appartenance, à la fois sociales et familiales42. Avoir
un enfant signifie alors reformuler les relations intergénérationnelles dans les
termes d’une plus grande symétrie entre la mère adolescente et ses propres
parents. On observe ainsi non seulement un apaisement des conflits et une récon-
ciliation, mais également une mobilisation au sein de la parentèle pour l’aide à la
prise en charge.

Être à la marge : les jeunes de la rue


Au cours des années 1990, la notion de « jeunes de la rue » a acquis une cer-
taine visibilité médiatique, surtout dans la ville de Montréal. Dans un document de
synthèse, Michel Parazelli répertorie les principaux types de représentations
sociales de l’intervention auprès de cette population. La représentation familialiste

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)


de l’intervention conçoit le jeune comme un enfant dont la vulnérabilité sociale
exige la protection d’un adulte, à l’image du rôle parental. La représentation thé-
rapeutique considère le jeune de la rue comme un bénéficiaire affecté d’une
pathologie sociale qu’il faut guérir. Dans la représentation doctrinale, le jeune est
vu comme adhérant à une vision politique de sa condition sociale, qui le guidera
vers l’établissement d’un rapport de force avec les institutions qui le rejettent. La
représentation religieuse voit le jeune de la rue comme un croyant potentiel, étant
donné qu’il est privé de modèles lui indiquant le chemin à suivre. Le client est à la
base d’une représentation commerciale qui, suite à l’identification des besoins non
satisfaits, va conduire à la création d’un service. La représentation répressive
regarde le jeune de la rue comme un délinquant dont la présence collective et les
actes transgressifs constituent des nuisances pour la collectivité qu’il faut faire
cesser. Et enfin, la représentation émancipatoire de l’intervention envisage les
jeunes de la rue comme des acteurs impliqués dans des rapports d’aliénation
sociale ; il devient nécessaire de les accompagner pour soutenir la réalisation de
leur individualité et de leurs désirs43.
Or, ces différents modes d’appréhension du phénomène ne rendent pas jus-
tice au sens que les individus donnent à leurs pratiques. Certes, le fait de vivre
dans des situations d’exclusion, avec des trajectoires biographiques marquées par
l’abandon, l’incohérence et le rejet, a des effets sur la santé des jeunes. Pourtant,
réduire la vie sociale de ces jeunes à un problème de santé publique (sida, toxico-
manie et suicide) et de sécurité urbaine (nuisances publiques, violence urbaine)
conduit à omettre que l’espace de la rue peut receler un fort potentiel de sociali-
sation. En s’appropriant l’espace urbain, les jeunes se fabriquent une identité
propre44. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, leur position de marginaux leur
donne le moyen d’accéder à une autonomie pouvant leur paraître naturelle. Pour
certains d’entre eux, le choix de vivre une situation difficile leur donne le moyen

42. CHARBONNEAU J., « La maternité adolescente : l’expression dramatique d’un besoin d’affection
et de reconnaissance », Possibles, vol. XXII, no 1, 1998, pp. 43-55.
43. PARAZELLI M., Le sens des pratiques urbaines des jeunes de la rue à Montréal, document-
synthèse présenté au Comité pour les problèmes sociaux, bureau du maire, ville de Montréal
(Canada), Collectif de recherche sur l’itinérance (CRI), département de sociologie, université du
Québec à Montréal, 2000, pp. 5-6.
44. Id., op. cit., 2000.

N° 33 AGORA
“ DÉBATS/JEUNESSE 85
POINTS DE VUE de reconstruire une identité personnelle qui ne pouvait pas s’épanouir dans d’autres
cadres de socialisation (école et famille). C’est pourquoi, d’après Michel Parazelli,
la vie de rue n’est pas constructive ou destructive en soi : elle devient ce que
chaque jeune en fait, selon le sens qu’il lui donne et les contraintes qu’il rencontre.

CONCLUSION
En conclusion de ce travail, nous souhaiterions revenir sur deux éléments de
notre analyse de la constitution et de l’institutionnalisation du champ de la socio-
logie québécoise de la jeunesse.
Primo, trente-cinq ans après les travaux pionniers, la jeunesse représente tou-
jours une altérité générationnelle pour les sociologues. L’institutionnalisation du
champ s’inscrit dans une forte continuité avec le passé dans la mesure où la socio-
logie de la jeunesse, premièrement, reste ancrée dans une approche historique
qui tend à rendre compte de la succession différentielle des générations dans la
chaîne du temps, deuxièmement, n’est pas insensible aux urgences sociales. On
remarque, néanmoins, de la part des sociologues contemporains, une plus grande
capacité à maîtriser ses enjeux sociaux et à distinguer le discours scientifique,
dont ils sont les producteurs, des usages sociaux de leurs conclusions. En rom-
pant avec une vision héroïque ou victimiste de la jeunesse, les sociologues
essaient de la saisir plutôt comme une ressource et un défi pour l’avenir.
Secundo, au Québec, la recherche sur la jeunesse se caractérise par un mou-
vement complexe de prise en compte des réalités québécoises dans le cadre de
théories sociologiques produites dans d’autres aires culturelles. En même temps,
les modifications apportées à ces théories vont plus loin qu’une simple adaptation
et se proposent à leur tour comme une perspective d’analyse. Bien que bon
nombre de travaux menés au Québec restent liés à une approche visant à l’ana-
lyse des modalités du passage à l’âge adulte, on aurait tort de penser que la
réflexion sur l’insertion sociale se limite à l’étude de cette réalité. En effet, afin de
montrer le poids des contraintes sociales et les marges de manœuvre des acteurs
sociaux, les sociologues font appel à des approches plus constructivistes, qui
appréhendent les jeunes comme sujet et objet du changement. L’analyse se
centre alors sur l’observation de l’insertion sociale, thème qui recouvre la descrip-
tion des modalités de passage à l’âge adulte.
Il nous semble toutefois qu’au Québec, l’étude du passage à l’âge adulte repré-
sente moins un paradigme rigide qu’une perspective de travail susceptible d’en-
glober une multitude de recherches qu’il aurait été vain de recenser de façon
exhaustive. Cet axe commun laisse aux chercheurs la possibilité d’adapter la perspec-
tive retenue à leurs terrains spécifiques, en prenant leurs distances avec celle-ci
lorsqu’elle ne parvient pas à éclairer la réalité. Certains auteurs se demandent si
les critères habituellement retenus pour marquer le passage à l’âge adulte – soit
l’autonomie résidentielle, le fait d’assumer des responsabilités familiales et d’avoir
une activité professionnelle – ne sont pas moins pertinents aujourd’hui45. Puisque
ces critères semblent désormais inscrits dans la routine académique, il convient
de se demander si des bornes existent, si elles ont remplacé dans le monde

45. HAMEL J., « La jeunesse n’est pas qu’un mot… : petit essai d’épistémologie pratique », in
GAUTHIER M., GUILLAUME J.-F. (dir.), op. cit., pp. 29-44.

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moderne les rites traditionnels de passage46. Il faut en outre vérifier jusqu’où les
seuils présumés établis par les sociologues correspondent à la conscience chez
les acteurs sociaux du passage d’un statut à un autre. Loin de réduire le champ
d’étude de la sociologie de la jeunesse au passage à l’âge adulte, l’étude de la
condition juvénile vise à comprendre comment les jeunes essaient d’affirmer sym-
boliquement leur identité en développant un sentiment d’appartenance47.

POINTS DE VUE • V. Cicchelli “ RECHERCHES SUR LA JEUNESSE AU CANADA (1981-2000)

46. GAUTHIER M., DUVAL L., HAMEL J., ELLEFSEN B., Être jeune en l’an 2000, Les Presses de l’uni-
versité Laval, Sainte-Foy (Canada), 2000.
47. MOLGAT M., op. cit. ; PARAZELLI M., op. cit., 1999.

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