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THAÏLANDE
Dépasser le modèle de la démocratie libérale
La vie politique est paralysée depuis que, le 26 août, des milliers de manifestants occupent le siège
du gouvernement. Une nouvelle crise qui incite des intellectuels à s’interroger sur les limites du système.
THE BANGKOK POST (extraits)
Bangkok
ous sommes aujourd’hui
N appelés à agir sans tarder
et à faire notre choix entre
le Premier ministre Samak
Sundaravej et l’Alliance du peuple pour
la démocratie [APD, opposition, qui
occupe depuis le 26 août le siège du
gouvernement ; voir CI n° 931 du
4 septembre 2008]. D’autres voix nous
encouragent à rejeter l’un et l’autre en
bloc, souvent au nom de la réconci-
liation nationale, de la politique de
consensus, de la non-violence, etc.
Mais s’agit-il de vrais choix ?
Avant tout, une réflexion appro-
fondie s’impose, sans laquelle notre
décision ne constituera qu’un soutien
involontaire aux idéologies et constel-
lations de pouvoir hégémoniques. Pour
que notre choix soit fort et fasse sens,
penchons-nous sur plusieurs aspects
de la situation.
Le système politique thaïlandais,
incontestablement dans l’impasse, est-
il seul en cause, ou est-ce la démocra-
tie libérale et élective elle-même qui est
au point mort ? La démocratie libérale
a-t-elle atteint, voire dépassé, les limites
de sa puissance émancipatrice, après
s’être largement métamorphosée en
un “légalisme formel” (c’est-à-dire en
nous imposant d’accepter aveuglément
les règles du jeu et les résultats des élec-
tions, bien qu’ils soient manipulés voire
truqués par les médias, l’argent et le
pouvoir, au seul motif que “le peuple
s’est exprimé”) ? Les élections ne peu-
vent plus provoquer de rupture. Au
contraire, elles sont conçues pour créer
et entretenir l’illusion du changement
tout en maintenant les choses exac-
tement en l’état, y compris les exclu-
sions illégitimes, les inégalités fla-
grantes, les hiérarchies et les institutions
violentes. La vie d’innombrables Thaï-
landais demeure ainsi insupportable.
Au lieu de nous empresser de
condamner l’APD comme le font les
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réactionnaires, de Samak au United
Front of Democracy Against Dicta-
torship [progouvernemental], nous
devons considérer son action comme
une bonne initiative mais prise dans la
mauvaise direction. Qu’on la soutienne
ou qu’on la déteste, l’APD doit être
saluée pour son enthousiasme proto-
révolutionnaire (en particulier pour
l’idée que la révolte n’est pas inutile),
la solidité de sa discipline, le caractère
massif de sa mobilisation, son affirma-
tion de la valeur du militantisme pour
une cause, son maintien d’une distance
avec l’Etat, et bien d’autres choses.
ON DOIT RÉSISTER À LA RUSE
DU POUVOIR D’ETAT
Quel droit l’APD a-t-elle d’occuper le
siège du gouvernement ou de renver-
ser un gouvernement élu ? demandent
les réactionnaires. Le seul droit
qu’exerce l’APD est celui dont jouis-
sent des citoyens qui ne supportent
plus la façon dont ils sont gouvernés
et les décisions prises en leur nom. Les
manifestants de l’APD ne sont pas
habilités à prendre la parole et à agir,
dit-on. Pourtant, c’est quand ceux qui
n’y sont pas habilités prennent la parole
et passent à l’action que l’on peut par-
ler de démocratie : c’est ainsi que se
matérialise le demos. L’idée que nous
devrions obéir à l’Etat ou au gouver-
nement quoi qu’il en coûte est authen-
COURRIER INTERNATIONAL N° 932
tiquement fasciste. Si l’APD a pris une
bonne initiative, c’est aussi pour cette
raison : étant donné que la société thaï-
landaise tend à confondre coup d’Etat
militaire et révolution, le consensus
politique en vigueur depuis le putsch
du 19 septembre 2006 veut qu’aucun
coup d’Etat ni révolution ne doive plus
jamais se produire à l’avenir. Nous
avons tendance à oublier que, partout
à travers le monde, les soulèvements
révolutionnaires, même violents, ont
apporté des progrès démocratiques
considérables. Cet oubli nous prive
d’un instrument politique important.
Car l’avenir, selon une lecture post-
révolutionnaire, doit être “sans évé-
▲ Dessin de Lianhe nements”, autrement dit réaction-
Zaobao, Singapour. naire. Ne nous reste donc que la
mobilisation de masse comme éven-
tuel moteur de changement : c’est ce
que met en œuvre l’APD.
Cependant, on l’a dit, l’APD est
■ Verdict
à l’origine d’une bonne initiative mais
Reconnu coupable dans la mauvaise direction. Car elle
d’avoir continué n’est ni assez radicale ni assez uni-
à percevoir verselle. Elle s’oppose exclusivement
une rémunération aux forces réactionnaires, sans voir
pour son émission
gastronomique à la
télévision après son
arrivée au pouvoir,
Samak Sandarajev
MANŒUVRE Pour sortir de la crise
devra quitter ses
fonctions. Ainsi
en a décidé la Cour
R efusant de démissionner comme
l’exige l’opposition, le Premier
ministre Samak Sundaravej a annoncé,
constitutionnelle le 4 septembre, l’organisation d’un
le 9 septembre. A la référendum pour mettre fin à la crise
tête du pays depuis qui paralyse le royaume depuis plus
février dernier, de trois semaines. Les questions aux-
le Premier ministre quelles les Thaïlandais seraient appe-
a trente jours lés à répondre n’ont pas encore été
pour laisser précisées. Quelques jours plus tôt, la
son poste. proclamation de l’état d’urgence
Mais il pourra n’avait pas suffi à calmer les milliers
se présenter à sa de manifestants qui occupent le siège
propre succession. du gouvernement depuis le 26 août.
L’Alliance du peuple pour la démocratie
(APD), à l’origine de ce mouvement de
protestation, accuse le Premier
27 DU 11 AU 17 SEPTEMBRE 2008
asie
que la contradiction essentielle à
l’œuvre dans la société thaïlandaise
oppose des forces capitalistes réac-
tionnaires à la politique d’émancipa-
tion. Elle ne peut, au mieux, que sus-
citer un changement qui n’en est pas
un, une “révolution sans révolution”.
Ce mouvement est donc un quié-
tisme actif par excellence.
Dans le contexte d’état d’urgence
qui implique la suspension des liber-
tés civiles et l’application de lois illé-
gales, “Nous sommes tous rebelles” ne
constituerait-il pas un authentique slo-
gan démocratique ? Car il met en évi-
dence la violence de l’Etat et résiste
à la ruse du pouvoir d’Etat. Tel est donc
le choix que ne nous propose pas la
politique thaïlandaise : celui de rebelles
actifs luttant tous ensemble pour une
grande cause, contre des forces non
universelles et réactionnaires, pour un
système politique émancipateur et éga-
litaire, au-delà de la seule démocratie
libérale. Soravis Jayanama*
* Professeur de sciences politiques
à l’université Chulalongkorn, à Bangkok.
ministre d’être une marionnette de
l’ancien homme fort de la Thaïlande,
Thaksin Shinawatra, lui-même renversé
à l’automne 2006 par un coup d’Etat
militaire. Ce référendum pourrait tou-
tefois ne pas avoir lieu avant plusieurs
semaines, le temps qu’une loi l’en-
cadrant soit adoptée et qu’une cam-
pagne soit organisée. L’opposition voit
dans cette décision une manœuvre du
Premier ministre pour gagner du temps
et se maintenir plus longtemps au pou-
voir. Samak a promis de ne pas délo-
ger les manifestants d’ici à la tenue
de cette consultation et continuera de
diriger le pays depuis l’état-major des
forces armées.