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Stratégies de campagne
Article paru dans l'édition du 24.11.06
Un adage tient que les élections ne sont jamais jouées à l'avance. Le match annoncé entre
Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ne devrait pas le contredire. Pourquoi, à l'image de la
météo, les élections sont-elles si difficiles à prévoir ? On peut essayer de donner plusieurs
éléments de réponse, qui ne sont pas sans intérêt pour la campagne à venir. Deux types
d'incertitudes pèsent sur le résultat final : une incertitude externe, qui modifie les attentes des
électeurs, et une incertitude interne propre au champ politique lui-même.
Dans le cas présent, le gouvernement ne dédaignerait pas de réaliser une performance inverse.
La croissance de l'emploi a été famélique de 2002 à 2005, mais a commencé à redevenir
positive à partir de l'été 2005. Le bon chiffre du second trimestre 2006 lui a fait penser qu'il
était en passe de gagner le pari de remonter la pente avant l'élection présidentielle. Las, la
croissance nulle du troisième trimestre douche, provisoirement peut-être, ses espoirs. Si les
chiffres des deux trimestres précédant l'élection redevenaient favorables, la droite pourrait
pourtant espérer effacer, aux yeux de l'opinion, les plaies du passé.
Dans la forme la plus extrême de cette analogie, chaque candidat vise le même objectif
stratégique : rallier à sa cause l'électeur situé au milieu de l'échiquier politique, celui qu'on
appelle l'électeur médian (selon le terme d'Antony Downs, dans An Economic Theory of
Democracy). Selon ce schéma, les différences programmatiques entre les candidats tendent à
s'estomper et l'élection se joue sur leur pouvoir de séduction, leur charisme, ce qui la rend
aussi intrinsèquement incertaine.
Cette « politique du centre » n'est pourtant pas la seule ni sans doute la meilleure manière de
mener une campagne politique. A trop cajoler le centre, on risque de perdre ses propres
troupes. Les candidats tendent souvent à radicaliser leurs positions. Pour saisir la nature de ce
processus, il est utile de distinguer deux formes de radicalisme : ce qu'on peut appeler un
radicalisme stratégique, d'une part, et un radicalisme partisan, de l'autre.
Le radicalisme stratégique obéit à un principe simple : un parti a tout intérêt à faire surgir des
thèmes de campagne qui rassemblent son propre camp et divisent le camp adverse. A droite,
la sécurité est devenue un thème privilégié pour cette raison même. Le radicalisme stratégique
préfère les débats « culturels », les plus généraux possibles, ce qui permet de cibler les
électeurs concernés, sans s'aliéner les autres par des propositions concrètes (voir « Strategic
Extremism : Why Republicans and Democrat Divide on Religious Values », Edward Glaeser
et al., Quarterly Journal of Economics, novembre 2005).
L'USURE DU POUVOIR
Tout autre est ce qu'on peut appeler le radicalisme partisan (en adaptant ici une notion
d'Alberto Alesina dans Economics and Politics, National Bureau of Economic Research,
1988). Margaret Thatcher en 1979 ou François Mitterrand en 1981 n'ont pas cherché à séduire
le camp adverse ou à le diviser. Leur stratégie visait le coeur de leurs troupes respectives
plutôt que celui de l'ensemble de l'échiquier.
Comment, dans ces conditions, le camp adverse peut-il perdre les élections, quand il lui suffit
de séduire l'électorat centriste pour l'emporter ? Cette question a une réponse simple : l'usure
du parti au pouvoir. Profitant du besoin d'alternance nourri par les désillusions des politiques
passées, François Mitterrand et Margaret Thatcher ont tout deux réussi à imposer leur agenda
à un électeur médian, qui ne les aurait pas soutenus autrement.
Revenons à l'élection qui se prépare. En choisissant Ségolène Royal, les socialistes ont écarté
l'ancrage à gauche de Laurent Fabius et le projet plus consensuel de Dominique Strauss-Kahn.
Ont-ils parié sur le radicalisme stratégique de la candidate ? Qu'elle porte le fer dans le camp
adverse est indiscutable. Mais les thèmes choisis sont aussi un facteur de division dans son
propre camp. Car sa stratégie vise à reconquérir un électorat passé à droite ou à l'extrême
droite, celui des couches populaires. Le principal problème de Ségolène Royal sera donc de
ne pas désespérer en chemin la gauche du PS, ce qui ferait le jeu de l'extrême gauche.
Nicolas Sarkozy plaide, pour sa part, pour un programme de rupture. S'agit-il d'un radicalisme
stratégique ou partisan ? Sans doute hésite-t-il encore. Si l'usure du pouvoir est la condition de
réussite d'un radicalisme partisan, il lui faudra se démarquer davantage de l'équipe sortante,
mais au risque de perdre le bénéfice de la reprise économique, si elle devait finalement se
confirmer. Surtout, le positionnement de Ségolène Royal rend risquée une stratégie « à la
Thatcher », dans la mesure où elle pourrait donner à son adversaire la possibilité d'adopter
une position plus consensuelle. En toute hypothèse, il sera probablement tenté de contester le
positionnement politique de la candidate en cherchant à l'entraîner le plus à droite possible,
sur des thèmes comme l'ordre et la sécurité, afin de la mettre en contradiction avec son
électorat de gauche.
Est-ce à dire que l'élection se jouera à nouveau, comme en 2002, sur le seul thème de la
sécurité ? Est-ce que l'opinion exigera un vrai débat sur les dossiers de fond - retraite, emploi,
enseignement supérieur, service public... -, et, le cas échéant, en quels termes, consensuels ou
dissensuels ? Difficile à dire. Comme on l'a dit, les élections sont difficilement prévisibles six
mois à l'avance.
DANIEL COHEN pour « Le Monde »