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Le sujet de la conscience

Introduction

§1 A l'intérieur de l'être nous faisons l'expérience du devenir. Qu'y


a-t-il ? Un quintuple flux sensoriel, hétérogène et pourtant coordonné, une
succession d'émotions et de pensées. Ce que nous percevons, nous l'appelons
monde ; quant au conglomérat de volontés, d'actes de notre corps, d'idées
et d'affects que nous percevons "en nous", nous sommes habitués à le
considérer comme nous-mêmes. Spontanément se constitue la conviction "je
suis dans le monde", fondation implicite de tous nos autres jugements,
institution tacite d'une dualité. Mais si nous devons caractériser cette
dernière : "qu'est-ce qui définit le monde, le moi et leur frontière ?",
l'embarras est sérieux. Globalement, ces constitutions se jouent autour du
corps propre et de ses accidents invisibles (ainsi pourrions-nous nommer
les phénomènes psychiques). Notre propos est de mettre en question la
validité de ces distinctions afin de parvenir à un aperçu authentique du
sujet réel. Nous laisserons de côté autant que nécessaire le pôle monde,
considérant qu'il y a une antériorité de principe du pôle sujet, tout en
interrogeant le sens de cette antériorité. Ce que nous visons est une
ontologie réelle du sujet, purifiée des préoccupations strictement
psychologiques et naturalistes, quoique cette épure fasse partie intégrante
du projet. Nous nous appuyons pour cela sur certains des acquis de la
phénoménologie, essentiellement la réduction, ainsi que sur l'ensemble des
travaux de Merleau-Ponty, qui semble l'une des introductions les plus
profondes et novatrices en la matière. Toutefois, une certaine lacune
apparait dans la détermination de la subjectivité en tant que telle.
[Patočka écrit ainsi : "il faudrait noter les insuffisances de la
théorie de l'"ego", théorie qui chez Husserl ne cesse d'évoluer, ne
parvenant jamais à une fixation définitive." Q.P.? p. 178] C'est pourquoi
nous proposons une redirection radicale de la philosophie dans son essence
même, comme devant prendre pour centre, point de départ et d'arrivée, la
question du sujet. Or ce sujet, nous le caractérisons d'abord comme
conscience, et nous risquons l'hypothèse que l'histoire de la philosophie
est l'histoire d'une telle détermination, la prise de conscience de la
conscience par elle-même au travers d'une succession d'élaborations
conceptuelles, qui sont à la fois "révélations" et distortions de sa propre
essence. Notre travail sera donc en grande partie une critique fondamentale
de toute tentative de conceptualisation de la conscience. Le paradoxe
initial qu'un tel projet suscite prend tout son sens si l'on considère que
le sujet n'est pas d'abord un concept, mais une réalité, ou mieux : la
fondation de toute réalité possible, le lieu obscur de la genèse et de la
donation de l'être. Les concepts ne sont qu'un des modes d'appréhension du
sujet par lui-même, l'un des domaines de l'expérience globale, et sans
doute pas le plus primitif ni le plus authentique. L'une de nos thèses est
qu'il ne saurait y avoir de représentation adéquate possible de la
conscience ni du sujet de l'existence et de la représentation.

§2 Nous reprenons à notre compte l'interrogation qui ouvre Etre et temps


en spécifiant que la question de l'Être doit d'abord être saisie comme
celle de l'être à la première personne, l'être-je, car c'est à partir de
l'ego que se font toutes les visées, et c'est toujours en lui et à partir
de lui que l'être est vécu, perçu et pensé. Et si l'ego est une illusion,
toute la question sera de comprendre le statut de cette illusion. Or le
paradoxe premier est que cet ego est d'un côté un étant parmi les autres,
et d'un autre ce par quoi le Dasein advient ou le Dasein lui-même : je suis
là. Mais il ne s'agit pas d'une location ni d'une "situation" au sens de
Sartre ; nous considérons ces termes d'un point de vue proprement
ontologique. Nous rejetons même jusqu'à un certain point la vision
kierkegaardienne de l'existence qui insiste sur le fait qu'elle est
existence d'un être fini, ou même qu'elle est synthèse de fini et d'infini,
de temporel et d'éternel, etc. Pour nous ces concepts sont postérieurs à
l'existence brute : nous prenons être dans son sens le plus large et le
plus neutre, et notre seule donnée de départ est "je suis, j'existe". Nous
ne rejetons pas la phénoménalité, nous considérons seulement qu'elle est
incluse dans notre être : je suis un être qui perçoit. Il faudra donc
comprendre et explorer la nature du phénomène, mais en la rapportant
constamment à son sujet. En particulier le corps propre et la chair sont
certes phénomènes fondamentaux, conditions de possibilité de la
phénoménalité, mais encore une fois le charnel et le perceptif sont partie
intégrante de mon existence, et c'est à cette lumière qu'il s'agit de les
comprendre. La distinction de l'esprit et du corps est une distinction
abstraite, et sans doute même celle du moi et du monde, mais ces divisions
ont lieu dans le medium homogène de ma conscience et supposent toujours une
unité plus profonde qui soit susceptible de les percevoir ou de les
établir. Nous considérons donc comme fondamentale la tentative de
caractérisation d'un non-dualisme préconceptuel, tout en nous méfiant des
différentes tentations monistes directes qui sont autant de positions
conceptuelles : aucun concept ne semble pouvoir résumer ou enfermer
l'existence, pas même ceux de conscience ou d'existence. On peut affirmer
que tout ce qui est est, et que tout ce qui apparait apparait dans la
conscience ou pour elle, mais la tautologie n'est pas la vérité : il y a
donc une dialectique de l'évidence qui s'opère au travers des concepts et
des constructions mentales, et nous ne projetons rien de moins qu'une
nouvelle phénoménologie de l'esprit.

§3 Pouvons-nous dès son ouverture présager de ses résultats, ou même


escompter un résultat positif ? On peut avancer l'idée que toutes les
grandes oeuvres de philosophie visent une détermination et une acquisition
de la liberté [C'est la thèse de Craig M. Nichols qu'il n'en va pas
autrement pour Sein und Zeit (Primordial Freedom: The Authentic Truth of
Dasein in Heidegger's 'Being and Time' in: Thinking Fundamentals, IWM
Junior Visiting Fellows Conferences, Vol. 9: Vienna 2000)] au moyen d'une
compréhension profonde de la nature de l'être. Nous reviendrons en son
temps sur cette allégation, et n'invoquons ici comme témoins provisoires
que les premiers livres de Sartre et de Merleau-Ponty. A un degré bien plus
modeste, nous entrevoyons qu'une autre orientation serait superficielle, et
que notre essai de caractérisation du sujet devra se confronter à cette
question éthico-métaphysique. Si je veux savoir ce que je suis, il importe
au plus haut point de savoir si je suis libre. Si mon être se révèle être
pure conscience, alors il est certain, comme Sartre l'établit dans La
transcendance de l'ego, que je suis du même coup pure liberté ; mais alors
la question est de savoir ce que cela signifie, même si nous débouchons
comme Bergson sur une intuition directe de soi comme liberté. Etre au monde
n'est pas désaveu mais condition de liberté, ou, plus profondément,
synonyme. Mon corps est l'un des phénomènes de la nature, mais la nature
elle-même est l'ensemble des phénomènes qui se présentent à ma conscience ;
leur ordre et leur connexion induit l'idée de lois, qui produit à son tour
l'idée de déterminisme. Si je suis mon corps, je ne suis pas plus libre
qu'un animal ou une plante, et si je suis mon âme, on peut considérer comme
Schopenhauer qu'elle obéit à une causalité tout aussi stricte. Mais ces
spéculations impliquent un concept de la liberté étroitement lié à l'action
et à la volonté. Du point de vue phénoménologique qui sera le nôtre, actes
et volitions ne sont autre chose qu'un certain type de phénomènes à
l'intérieur de ma conscience. La liberté dont nous parlerons sera donc non
phénoménale, sans être pour autant transcendantale au sens de Kant, car,
pour être bref, nous ne voyons là qu'un concept. Nous gageons qu'il suffit
d'une interrogation approfondie sur la nature du sujet pour que les
questions "adjacentes" telles que la liberté s'éclaircissent d'elles-mêmes.

§4 C'est dire que nous renonçons autant que faire se peut à l'espoir d'un
résultat, à l'établissement d'une thèse préétablie, mais considérons que
notre objet exige simplement un parcours interrogatif, une enquête sur la
nature du sujet de l'existence et de cette réflexion même, un processus de
dévoilement de ce qui est déjà là et sera toujours là, identique, lorsque
cette recherche prendra fin. Nous formulons donc un postulat de permanence,
qui désamorce l'idée d'un progrès substantiel : nos concepts évoluent mais
c'est une même conscience qui est témoin de cette évolution.
Habituellement, la philosophie porte sur elle son attention et s'identifie
aux aventures de ses concepts, mais n'est-il pas possible de rester dans la
vigilance de leur source ? Nous prenons donc comme une devise ce mot de
Merleau-Ponty : "la philosophie ne consiste pas en un certain savoir, elle
est cette vigilance qui ne nous laisse pas oublier la source de tout
savoir". Bien sûr cette source n'est pas la conscience pure au sens
d'abstraite, elle englobe toutes les sphères de mon existence,
l'incarnation et l'intersubjectivité, mais ce que nous proposons est
précisément un élargissement et une redéfinition de la notion de
conscience, car nous pensons qu'elle se trouve derrière les innombrables
théories qui semblent porter sur un objet différent : l'âme, l'intellect,
la raison, l'esprit, the mind, etc. On peut aller jusqu'à dire que la
philosophie a toujours traité principalement du même sujet à travers
diverses instantiations, ou que le philosophe réfléchit immanquablement sur
lui-même, et qu'il s'agit toujours en définitive de comprendre ce qu'est la
conscience. Et à ce propos, il faudra examiner de près cet axiome selon
lequel toute conscience est conscience de soi, et cet autre, célèbre, de
Husserl, que "toute conscience est conscience de quelque chose". Cela
veut-il dire que le sujet et l'objet sont intrinsèquement présents dans la
conscience ? Sont-ils des éléments réels ou bien des distinctions
abstraites ? Qu'est-ce qu'une conscience sans objet, et peut-elle exister
en l'absence d'un sujet ? L'un des grands axes de cette étude sera de
savoir si l'on doit identifier conscience et sujet, et s'il s'avère qu'il y
a un sujet "derrière" ou au-delà de la sphère consciente, de déterminer ce
qu'il peut être. Lorsque Descartes découvre la certitude absolue de son
être et se demande qui il est, il répond assez rapidement res cogitans,
puis revient plusieurs fois sur la stupéfaction de cet eureka. La courte
énumération qui précise cette notion nous laisse penser qu'elle correspond
au sens moderne du mot conscience : Sed quid igitur sum? Res cogitans. Quid
est hoc? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens,
imaginans quoque, & sentiens. (Med. II, 8) Au lieu de tenter de cerner sa
nature ou son essence, Descartes se contente d'énumérer ses actes. Et dans
sa perspective, cela suffit. Mais pour nous, ce multiple nous plonge dans
un embarras socratique : certes, voici les facultés ou actes de l'esprit,
et il y a une évidence intuitive que c'est moi qui doute, comprends,
affirme, nie, veux, ne veux pas, imagine et sens, mais comment un divers si
hétérogène peut-il être saisi dans une unité si immédiate ? Cette unité est
d'autant plus une que la variété du cogitatum est large, ou plutôt, cette
unicité est d'autant plus surprenante. Et il s'agit vraisemblablement d'une
unité présynthétique : même si les perceptions et les réflexions s'opèrent
par synthèse, le sujet de ces actes ne semble aucunement pouvoir être le
produit d'une synthèse, sous peine d'une régression à l'infini. Certes,
l'ego empirique parait un aggrégat de synthèses mnésiques, mais il s'agit
de l'idée que j'ai de moi-même, étroitement liée à l'histoire de mon corps
et de mes jugements, et pas du tout de l'ego du cogito pur, de celui qui
est situé dans le présent vivant de l'aperception. De celui-ci, il n'est
point d'historique ni peut-être de description, d'où la difficulté de tenir
un discours à son égard, et par ailleurs il ne devrait pas y avoir de
coupure profonde, de séparation radicale entre les deux sens de l'ego :
c'est bien moi comme cogito pur qui suis ce moi vivant psycho-physique que
je perçois en permanence. Le concept qui s'impose lors d'une telle
considération est celui d'identification. Le percevoir devient un être au
sens transitif ou attributif de ce verbe : je deviens, je suis ce que je
perçois, la conscience s'absorbe et se perd dans l'histoire du corps.
Réciproquement, la conscience semble n'advenir et se saisir elle-même qu'à
l'occasion d'un corps et au travers de son fonctionnement neural.
Toutefois, si le corps était réellement le sujet, nous serions renvoyés aux
difficultés de l'hylozoïsme. En prenant pour clef la notion de conscience,
nous espérons éviter les écueils majeurs du dualisme et la tentation de
substantiver le sujet soit du côté de la matière, soit du côté de l'esprit.
Nous partons de ce fait que nous sommes conscients de l'une comme de
l'autre, et de cette hypothèse que la conscience ne se laisse donc enfermer
dans aucune catégorie. Lorsque Descartes conclut avec un flou grandiose ego
aliquid sum, nous traduisons aliquid par conscience et tentons de creuser
cette zone aride et balbutiante de la méditation.

§5 Cette sphère de la subjectivité originaire est en effet de la plus


infime extension, puisqu'elle peut se résumer tout entière dans le mot Je,
mais on peut aussi dire avec Husserl qu'il s'agit d'un "domaine -immense,
comme nous allons voir- de l'expérience transcendantale du moi." (MC §13
p.59) Ce dont manque ce domaine en termes de profusion d'objets
descriptibles, il le compense en subtilité et en importance. Quelle valeur
a ma science ou mon action si j'ignore qui je suis, moi qui croit savoir et
agir ? Notre leitmotiv sera de renvoyer toutes les hypothèses et les
notions à la question de leur sujet, du Qui ? Ainsi cette région de nos
investigations est austère, mais inépuisable, car cette question est
toujours vive, et après de longues années de recherches, nous constatons
qu'elle n'a rien perdu de sa fraîcheur, au contraire elle gagne sans cesse
en profondeur et en résonnances. Plutôt que de devoir trancher entre des
théories concurrentes, nous avons souvent affaire à des oscillations entre
des perspectives inséparables. En un sens, la question du sujet n'invite
pas à décider si c'est le matérialisme, ou l'idéalisme, etc. qui est
"vrai", car ces systèmes sont des visées externes du sujet, et donc une
forme de digression, voire de divertissement sérieux : que je considère
comme valide telle ou telle théorie ne me modifie pas réellement, et
peut-être ne m'apprend rien sur ma propre nature. Nous essaierons donc de
naviguer aussi loin des théories constituées que possible, ce qui
représente assurément un risque, car l'étude minutieuse des textes est
fertile et pleine de vertus, mais toutes ces réflexions qui portent sur la
nature de l'esprit proviennent d'observations directes et ne nous
enjoignet-elles pas à imiter leur démarche plutôt qu'à disséquer leurs
résultats ? L'une des forces de la philosophie est que son objet est
toujours à notre disposition, nous sommes toujours plongés dans l'existence
et ses dimensions sont inamovibles, dans une éternelle disponibilité, et
cela est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit du sujet : jamais nous ne
sommes éloignés de nous-mêmes, si ce n'est par l'imagination. Et cette
distance paradoxale est aussi l'un des thèmes de notre interrogation. Mais
alors, peut-être est-ce cette proximité limite, cette coïncidence
inaliénable qui constitue un obstacle épistémologique majeur. Toutes les
questions de connaissance sont en effet objectives, et seule celle du qui
suis-je ? est subjective, et en un sens insoluble. Car toutes les réponses
sont projetées au-devant de mon regard intérieur, expulsées dans
l'extériorité mentale au moment où elles sont formulées. Aussi notre
détermination semble devoir s'opérer sur un mode essentiellement négatif,
et nous apprendrons à deviner ce que nous sommes en éliminant
successivement tout ce que nous ne sommes pas ; et sans doute n'irons-nous
pas plus loin que la félicitation ironique de Socrate à Thééthète, d'être
devenus plus léger et de ne pas importuner les autres et nous-mêmes en
croyant savoir ce que nous ignorons. (Et il nous semble que Merleau-Ponty
est à la fois un pionnier et un maître dans ce style d'écriture qu'on
pourrait nommer non-thétique). Tout tournera donc autour du gnwqi seauton,
dans un certain non-espoir philosophique, car comment prétendrions-nous,
après tant de siècles et d'esprits de loin plus brillants, apporter quelque
lumière qui soit à la fois neuve et véridique, qui ne tombe pas dans
l'extravagance sous prétexte d'originalité, ni dans l'obscurité qui
masquerait un manque de substance ? Pourtant, après avoir longuement
examiné l'entreprise, nous ne pouvons nous résoudre à une simple recension
des thèses passées, ni même à leur confrontation dans un esprit de glose.
Comme le jeune Spinoza déclare que, aussi minces que soient ses chances, il
ne peut renoncer à chercher remède à quelque maladie mortelle, nous croyons
qu'une détermination aussi fondamentale est l'objet le plus digne de notre
souci, sans quoi la science et la philosophie seraient entachées d'une
vanité dirrimante. Si tant d'études et de cogitations parfois angoissantes
ne nous apprennent pas ce que nous sommes et ce que peuvent être notre
liberté et notre bonheur, à quoi bon poursuivre et soutenir ce tracas. Il y
a certes un plaisir immédiat de la spéculation et nous voyons le bon sens
de Hume pour qui elle fait partie du bon usage de la vie pour l'honnête
homme, mais une dimension plus profonde est plus brûlante est aussi
ouverte. Peut-être perdrons-nous cette illusion au cours de notre étude,
mais si cette perte s'avère invinciblement inscrite dans la nature des
choses, alors ce ne sera pas un mince bienfait, ou la reconnaissance de
l'inanité de tout bienfait intellectuel.

§6 Il y a une dimension ontologique de l'incomplétude : le sujet n'est


jamais achevé, son développement est toujours en cours, sa vie est toujours
abordée in medias res. Et c'est là qu'il s'agit de le saisir, voire
d'appréhender son essence, à travers sa finitude et sa temporalité. Est-ce
à dire qu'il est un être-pour-la-mort ? Que savons-nous de la mort ?
N'est-ce pas un concept, quelque chose dont nous n'avons pas d'expérience
directe ? Je me découvre comme être-dans-le-temps, ou mieux comme être pour
qui le temps est, et il est certain que je ne puis séparer mon être de ma
temporalité, mais réciproquement, je ne peux concevoir ou encore moins
percevoir le flux du temps hors de ma subjectivité. C'est une forme a
priori de mon intuition, le cadre de toute expérience. Mais moi qui perçois
les trois modes de la temporalité, suis-je temporel ? Si je coïncidais
totalement avec son mouvement, comment le percevrais-je ? Il faut qu'il y
ait "déhiscence" au coeur de l'être temporel, une certaine résistance
interne, comme celle par laquelle l'effort est perceptible, selon les
analyses de Maine de Biran. S'agit-il du corps ? Ce n'est pas si simple :
en effet, le corps est déjà pris dans la temporalité physique, et il
faudrait alors poser une autre forme de temporalité, psychique, puis tenter
de comprendre leur articulation. Cette hypothèse est plausible, mais reste
entière la question de la conscience même du temps, qui est assurément voie
royale de l'exploration de la subjectivité. Pourtant, il y a peut-être ici
encore un certain délit d'abstraction, et ainsi devrions-nous rabattre
cette analyse du temps sur celle du monde, dont il est l'une des dimensions
fondamentales. Je ne perçois pas une temporalité pure, mais un être au
monde global, un être-en-devenir, que je peux ensuite décomposer en
spatialité, temporalité, altérité, etc. Nous prendrons donc le parti de ne
pas séparer notre analyse du temps de celle de l'espace, comme la
Phénoménologie de la perception avait choisi de le faire, et du reste,
toute l'orientation contemporaine des sciences nous invite à une telle
unification. Le problème est que toute entreprise de clarification nous
pousse à des divisions notionnelles, qui trahissent l'unité fonctionnelle
et réelle de notre objet d'analyse, ce monde "dans lequel" nous sommes.
L'ensemble de notre langage abstrait provient de métaphores, et certes, si
notre âme est bien également une métaphore spontanée de notre vie
corporelle, elle est susceptible d'un discours adéquat, ou du moins
congruent : oneira anti oneiratoj. Si l'âme n'est pas réelle, ses
tentatives pour se saisir et se décrire sont néanmoins dans la même sphère,
et sont donc empreintes d'une légitimité relative. Quoi qu'ait souhaité la
pensée idéaliste pendant des siècles, il n'y a pas de certitude
rationnelle, car le fondement de l'être et du langage ne sont pas exempts
de contingence, le statut même du savoir est profondément ambigu, les
principes et les garanties sont aussi des notions. La sensation seule n'est
pas hypothèse. Aussi bien j'ai une sensation de moi-même, qui est mon seul
fil directeur, mais qui se perd rapidement dans les circonvolutions de la
spéculation : dès que je veux me penser directement, les notions
m'embarrassent, focalisent mon attention, recede in te ipse semble
interdire à mesure de sa profondeur l'usage du langage, ou du moins ma
confiance en lui. Pourtant, nous devons faire avec, et plutôt que de le
rejeter, explorons comme Merleau-Ponty son ambiguïté constitutive. Il est
certain qu'il n'est, ni à l'origine, ni dans on emploi courant, adapté à
l'expression de la nature du sujet. Le je, la première personne est une
fonction grammaticale fondamentale, mais son évidence apparente déconcerte
la réflexion, et l'on peut aussi penser avec Nietzsche qu'elle nous engage
sur une fausse piste, nous invitant à hypostasier et examiner ce qui n'a
pas de réalité propre. Si nous n'avons nullement le droit de substantiver
je, de dire le je, l'ego, toute notre entreprise semble perdre sa valeur ;
mais c'est bien en ce sens que nous allons, en posant la question
réciproque : si le moi est illusion, comment comprendre sa naissance et son
statut central ? (Inversement, si le moi est réel, comment rendre compte de
son caractère élusif ?) Nous disons je en nous référant au sujet, car c'est
bien lui qui doit être derrière cette énonciation, comme Kant écrit que le
je pense "doit pouvoir accompagner toutes mes représentations", et ce verbe
indique moins la nécessité que la présence d'une difficulté. Le cogito
est-il indispensable à la cogitation, ou n'est-il qu'une déduction logique,
une hypothèse abstraite formulée à l'occasion de l'état de fait, qui est la
présence de représentations multiples dans le champs de notre conscience ?
Les Grecs attribuaient le tonnerre et la pluie à Zeus, et la plupart des
peuples font de même, avec d'autres noms, d'autres mythes. Nous attribuons
spontanément les phénomènes à une source, une cause, un auteur. Ainsi du Je
en relation aux événements psychiques ; constitution d'une divinité neutre
et discrète, d'un pôle insaisissable, caput mortuum d'une instrospection
rapide et socialement, linguistiquement induite. "C'est la croyance que
seul un être vivant et pensant peut agir -la croyance au vouloir, à
l'intention - c'est la croyance que tout ce qui se passe est agi, que tout
acte suppose un auteur ; c'est la croyance au "sujet". Cette croyance au
concept de sujet et d'attribut ne serait-elle pas une grande sottise ?"
(V.P. I §142) Mais c'est aussi pour cela qu'une étude approfondie du statut
de la subjectivité s'impose, puisque l'ensemble des autres croyances repose
sur elle ; si elle s'évanouit à mesure de notre progression, n'aurons-nous
pas acquis une clarté sans équivalent ? Et si les notions de sujet et de
conscience s'avèrent impropres, nous déboucherons sur une étude de
l'être-devenir dans lequel elles naissent et opèrent. Notre recherche de
l'essence du sujet est tout aussi bien une tentative de détermination d'un
être asubjectif, car son point focal est la charnière du personnel et de
l'impersonnel, du représentatif et de l'en-soi supposé corrélatif. Quoique
travaillant les concepts de pour-soi et d'en-soi, nous essayons de nous
situer au-delà de leur dualité embarrassante, statuant que tout est
pour-soi, puisque l'en-soi est l'une de mes visées intellectuelles, et que
réciproquement la sphère consciente ne peut avoir lieu qu'au sein d'un
être. Mais peut-être cette dernière supposition accorde déjà trop, et nous
pourrions découvrir qu'il n'existe qu'une infinie et incompréhensible
subjectivité impersonnelle, dans laquelle sujets et objets apparents se
font et se défont au gré des vagues du devenir, dans une unité toujours
instable, mais irrévocable.

§7 Nous évoquions une analyse existentielle du sujet qui dissipât les


prérogatives puissantes de la conscience dans son acception générale ; cela
implique une considération des termes concrets à l'intérieur desquels le
problème se pose. Comme le dit Merleau-Ponty dans une note inédite (BN 40b)
"On ne pensera jamais la vie si l'on ne pense pas la naissance et la mort.
L'impossibilité de les penser dans les termes du cogito est la condamnation
du cogito - du moins la preuve qu'il n'est pas la formule ultime."

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