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BEAUMARCHAIS À SAINT-LAZARE
Comédie en trois actes (13 tableaux)
La version française appartient à MELANIA MUNTEANU et à
l'auteur
PERSONNAGES (dans l'ordre de l'entrée en scène):
LE GEÔLIER EN CHEF: Ne t'imagine pas que si nous lâchons prise c'est que t'es devenu
un comme il faut. Qui culbute une fois culbute la seconde aussi, et de la même façon. Ne
t'enlise pas dans des rêves, benêt. A bientôt, à cette même porte. Ç'est plus intime. Te voila
libéré parce qu'il me faut une paillasse. On nous envoie un client célèbre qui a risqué de
fâcher le Roi: sieur de Beau-mar-chais! Par la bonne volonté de Sa Majesté, on lui
recommande de faire maigre d'urgence! (Confidentiellement.) On dit qu'il a le sang tout
bouillonnant et Sa Majesté l'envoie faire une cure a Saint-Lazare, par crainte pour sa bonne
petite santé. C'est moi votre médecin traitant, pas vrai? "Docteur Brisoisos!" N'est-ce pas
comme ça que vous m'appelez? (Le Sain, pressentant le danger qui s'approche, voudrait
s’éloigner. Le geôlier en Chef le retient.) Bouges pas! T'as pas de juste libre passage!
(L'empoigne.) C'est comme ça que vous m'appelez, oui? (Craintif, l'autre confirme.) Eh bien,
tu vois! Mérite est bien payé, est-ce clair? Vous ne pigez pas logique; autrement vous ne
serez pas la. "Docteur Brisoisos"! Me voila! Pour une fois, vous ne mentez pas. C'est rare
pour vous, bande de noceurs et de coureurs, que de dire la vérité! Vous avez menti pendant
l'enquête; messieurs les enquêteurs - les juges aussi - prennent des gants, mais avec moi ça ne
va pas! Le Docteur Brisoisos vous brise les os! Je refais l'Ordre du monde! C'est ça! Donnez-
moi un bossu, et je le rends droit. Dis-moi, lourdaud, comment que je m'y prends? (Le Sain
est secoué.) Allez, parlez, où tu vas voir de toutes les couleurs! (Leve la main pour frapper.)
LE SAIN (vite, afin d'esquiver le coup): De sorte qu'on puisse le coucher dans son
cercueil, comme une planche, monsieur le Geôlier en Chef...
LE GEÔLIER EN CHEF: Bravo, vieux con, tu connais ton catéchisme! (Il tapote la
joue de sa victime de la main qu'il avait levée.) Mais le sais-tu d'un bout a l'autre ? Allons
voir. (Compte sur ses doigts.) Le boiteaux, qu'on fais-je? Hein? Le boiteaux... T'es sourd,
ou quoi ?! Tu n'sais plus prêter l'oreille, Le Sain? T'es par hasard malade justement quand
je croyais que t'a recouvert ta santé a mon ombre?...
LE SAIN (effrayé): Non, non... Vous lui brisez le seconde jambe aussi...
LE SAIN: Pour que le pied-bot ne saute plus aux yeux, m'sieur le Geôlier en Chef !
LE GEÔLIER EN CHEF: Voila ! J'en perds pas mon temps à vous enseigner la morale !
(Méditatif.) Tu sais, avec cette caboche a toi, tu aurais pu devenir quéqu'un au lieu de courir les
filles en fleur... Saurais-tu compter, hein... ? Si l'un arrive a Saint-Lazare avec un bras de moins,
et si je l'arrange, avec combien de bras sort-il de la, s'il en sort ? Fais voir ton addition...
LE GEÔLIER EN CHEF (enthousiaste) : Bravo ! T'auras ton certificat ! rien de plus vrai :
un et un font zéro ! Nullus !... Ou en sommes-nous restée ? Donc... le bossu... le boîteux... le
manchot !... Ça fait trois, et d'avec le borgne - quatre... Du borgne qu'est-ce que j'en fais ?
LE SAIN: Au cas de celui qui fait la sourde-oreille, m'sieur le Geôlier en Chef. Il sortira
boniement sourd.
LE SAIN : Vous lui bouchez l'égout pour l'amour de la symétrie, m'sieur le Geôlier en Chef.
LA VOIX : J't'ai apporté encore un chien babillard a enchaîner. Il répond au nom de Beaumarchais.
LE GEÔLIER EN CHEF : J'ai encore un mot a dire a un client de la maison, petit frère !
(A Le Sain.) Nous disions, Le Sain... deux pieds... (Il lui fait faire demi tour et, jetant ses
mains sur les épaules de l'autre, lui envoie son pied au cul.)... et l'un au cul, ça fait trois ! (Le
Sain, a quatre pattes.) Vas-t'en, vaurien, vas-t'en ! Et... ne m'oublie pas ! J't'attends demain, a
la même heure! Bien le bonjour a ta moitié, de ma part, et dis-lui que je lui souhaite un
respect grand comme ça... N'oublie pas : gros comme ça... (Il rit et montre de ses mains
combien son '' respect'' est grand et gros.) Occupe-toi d'elle et laisse les fi-filles au soin de
messieurs les comtes, espèce de vaurien ! Mariufle ! (Il rit. La lumiere s'éteint.)
Tableau 2
(Beaumarchais et Jacques Coquaire-Fils. Auprès d'eux la coffre qu'a apporté le premier.)
BEAUMARCHAIS (rit): Le Saint? Pour un bon mot, vous vous étés tirée a merveille.
Le Saint, vous dites, Le Saint ?
BEAUMARCHAIS : Je me suis rendu compte. Vous étés bien le fils de votre pere, le
nouvelliste a la main Jacques Coquaire.
JACQUES COQUAIRE-FILS : C'est vous qui l'avez dit. Mais j'ajouterais : le manque de
ce t final pourrait indiquer un diable. Le diable en personne. Et c'est le cas de notre Le Sain.
JACQUES COQUAIRE-FILS :... n'est pas un immaculé, oh, mais pas du tout. C'est un
misérable, un mouchard maître a vous faire chanter, un... un... une manche de hache !...
BEAUMARCHAIS : Votre langage est tout a fait métaphorique, mon ami. Ayez
l'obligeance de traduire dans le français de monsieur de Voltaire, voudriez-vous ?
JACQUES COQUAIRE-FILS: On ne sait jamais pour combien de... de temps, cher monsieur,
comme nous ne pouvons pas savoir lequel d'entre nous deux est le maître a faire chanter.
BEAUMARCHAIS : C'est raisonnable ; je crains aussi que ce ne soit point une visite de
courtoisie à Saint -Lazare et a monsieur Jacques Coquaire-Fils...
JACQUES COQUAIRE- FILS: Voyez-vous, mon très cher monsieur, a propos des
mouchards dont nous parlions tout a l'heure... D'aucuns font la fine manche et fabriquent
de toutes pièces les mensonges nécessaires a leurs mouchardages regardant leurs
camarades de prison ; plus les uns sont accablés, plus les autres s'en tirent a bon compte.
L'idée ne leur appartient pas d'ailleurs : c'est le résultat de l'éducation faite a une masse
analphabète dans une royaume État totalitaire.
JACQUES COQUAIRE- FILS : Très exacte. Son principe est le suivant : ''Pourquoi laisser
pleurer maman, puisque je peut faire pleurer ta mère a toi ! '' Il m'est avis que vous avez le don
exceptionnel de la précision, non seulement en qualité d'écrivain, mais en tant qu'auteur aussi...
BEAUMARCHAIS : (sort de son coffre une pèlerine dont il s'enveloppe ; il s'assoit sur
le coffre comme dans une trône) : Imaginez-vous que Le Mariage de Figaro est arrivé a
plus de 70 représentations, ce qui a lésé la conscience critique de Sa Majesté. Bon, tandis
qu'il jouait aux cartes (il mime la majesté désabusée de la royauté), puisque trop de
mouchards voltigeaient autour de lui, bourdonnant a son oreille contre moi, et comme il
avait le bourdon, il commit la bourde de prendre le sept de pique - pourvu qu'il me porte
bonheur ! - et, avec un humour imbattable, il trampa sa plume dans l'encrier et se mit a
écrire sur le dos de la carte a jouer : " A monsieur le lieutenant de Police. Aussitôt cette
lettre reçue, vous donnerez l'ordre de conduire le sieur de Beaumarchais a Saint-Lazare.
Cet homme devient par trop insolent ; c'est un garçon mal élevé dont il faut corriger
l'éducation ''. Me voici, donc, jeté dans la seule prison parisienne destinée exclusivement
aux dépravés, aux noceurs, aux débauchés laïques et aux moines paillards. A 53 ans, mon
ami, oui, a 53 ans, une gloire de la France, vieille par les tracasseries, les ennuis de toutes
sortes, les soucis littéraires, pour ne plus compter avec ceux qui m'attendent encore !...
''Un garçon mal élevé dont il faut corriger l'éducation !''
JACQUES COQUAIRE- FILS : Vous étés tombé sous l'empire d'un principe d'État :
discréditer l'individu, subminer sa valeur morale afin de mieux le maîtriser. Les
mauvaises langues, l'opinion publique amplifieront la honte d'un fait que l'on met a sa
charge et les gens de bien l'éviteront, tout innocent qu'il soit. Isolé, il ne peut plus
influencer l'opinion publique. Discréditez vos adversaires, en vous attaquant a leur
moralité, et les voila écartés de l'arène publique.
BEAUMARCHAIS : Eh bien, oui, vous avez décrit le système et moi je ressens ses
coups depuis que j'existe. (Il ôte sa pèlerine et la jette dans la malle.) J'ai fait mon bagage
à la hâte... Quel enfantillage que de prendre des habits de soie, au lieu de me fournir de
vêtements chauds...
JACQUES COQUAIRE -FILS : Bonne idée est très raisonnable, comme vous dites, cher
monsieur. Car, en vérité, c'est dans les prisons que se trouve la majorité des honnêtes
hommes, puisque dans les halles tous les marchands ne sont que des escrocs ordinaires qui se
payent des calèches et des châteaux dans les provinces, en dépouillant ceux qui payent leur
nourriture de la sueur de leur front. C'est la, dans les prisons, que l'on parle le vrai français !
BEAUMARCHAIS : Tenez, une idée ! Ne trouvez-vous pas, mon ami, que la langue de ces
nobles au-dessus de nous, cette langue dont on nous bourre les crânes est quelque peu
vieillotte ? Que personne n'accorde plus crédit a ces palabres ! A ces hâbleurs ? Et qu'on devra
les emmener ici, à notre place, afin qu'ils apprennent la langue de la noblesse authentique ?
JACQUES COQUAIRE -FILS : Et si j'allais dénoncer vos propos, mon très cher
monsieur de Beaumarchais ?
BEAUMARCHAIS : Vous chargiez vainement votre conscience d'une tête de trop. Tout
ce que j'ai eu a dire aux humains, je l'ai déjà dit. La Barbier de Béville et Le Mariage de
Figaro sont mes témoignages. Maintenant, advienne que pourra. Ces deux pièces, si vous
acceptez a vous rendre le dépositaire d'un secret intime, sont im - mor - tel - les. Elles
parleront, en mon nom, à tout jamais, même si, au lieu de rapporter tout simplement mes
propos, vous les faisiez verser au comptes des ''liquidations urgentes''.
(Éclairage coupé.)
Tableau 3
(Les mêmes.)
BEAUMARCHAIS: Voyez-moi ça! ''Un garçon mal élevé dont il faut corriger l'éducation!''
(Le cône de lumière se déplace pas loin d'eux, pour embrasser Maître Caron et sa femme.)
MAÎTRE ANDRÉ CARON (furieux): Vous avez pleuré, ma femme... (Mme Caron
acquiesce.) Vous avez frappé du pied... (Nouvel acquiescement.) Vous reconnaissez, donc!
Vous reconnaissez avoir frappé du pied devant votre époux?! (Même acquiescement.) Oh, la
la! Frapper du pied! Si tout en parlant vous gesticuliez, passe encore... Un bougre de femme,
que voulez-vous, elle bat des ailes comme une poule! Mais frapper du pied... (Elle branle sa
tête, affligée.) Et dire que je vous ai fait six enfants, pour en arriver la, pour que vous frappiez
du pied devant moi! Je travaille, je peine, je me torture, en vrai laquais, en serviteur, en serf,
en esclave, je suis devenu un zéro, les nuits je ne peux m'assoupir a cause des soucis que vous
mes donnez m'amie! Et si elle n'a pas autant d'enfants qu'elle désire, que je me ronge les
ongles; tout ça pour toi, m'amie, pour vous tous, pour Lisette, pour Fanchon, pour Julie, pour
Tonton, pour Marie-Josephe...
Mme CARON: Pas pour Marie-Josephe, elle s'est mariée. Je vous ai déjà dit de la rayer de la liste.
MAÎTRE CARON (enchaîne sans prêter attention):... pour moi-même... (Reprenant ses sens.)
Non! Non! Pour moi pas! J'n'ai besoin ni de faisans, ni se langues de rossignol! Je peux vivre...
Mme CARON (qui connait son train-train) et MAÎTRE CARON (qui continue):... de
pain sec et d'eau, fut-elle même de la rigole!
MAÎTRE CARON (insiste, plus énervé encore, puisqu'il a été empêché de parler):
Même de la rigole, oui, de la rigole!
MAÎTRE CARON: Voici! C'est moi Maître Caron, l'horloger du Roi, et je n'accepte pas
qu'on se moque de moi dans ma propre maison... et... madame... je vous interdit de jamais
plus frapper du pied devant moi!...
Mme CARON: Voyons, Maître Caron, c'était à rire... cependant si j'avais ris vous vous
seriez fâché...
Mme CARON: À rire, je vous dis! (Elle l'imite.) Maître Pierre: 1. "Vous ne succomberez
plus a la tentation de vous appropriez chez moi rien, absolument rien au-de la de ce que je
vous donne!... vous ne vendrez pas même une vielle clef de montre sans m'en rendre
compte". Est-ce à pleurer? A pleurer?!
MAÎTRE CARON: Comment autrement, bien sur qu'a pleurer! Qui vole aujourd'hui un ouf...
Mme CARON:... peut manger demain un bouf! Pour autant que notre fils vous a volé!
MAÎTRE CARON: Assez pour souler une fois par semaine toute cette bande de
vauriens que ses amis!
Mme CARON: Leur offrir un verre, oui, les souler, non! Et même si c'est de deux verres
qu'il s'agissait, il faut y voir le signe d'une âme généreuse... Mais de ça qu'en dites-vous,
Maître Caron? (L'imite.) 2. En été, l'on se lève a... l'hiver, a.. et caetera, et caetera! Et
n'ayez plus l'esprit volage!
MAÎTRE CARON: Toute une vie d'oisiveté jusqu'a ce contract que je lui ai donné a signer!...
Mme CARON: Toute une vie oisive! Un enfant, voyons! Sainte Vierge! Que lui
demander, qu'attendre de lui?
Mme CARON: C'est ce que je vous disais: un enfant. Ne voulut-il pas se tuer lorsqu'il
apprit que cette jument-la allait ce marier et qu'elle lui dit qu'il était trop jeune pour la
faire culbuter?
MAÎTRE CARON: Et vous, Mme Caron, vous trouvez normal que cette garce, à ses 23
ans, soit obligée d'incapaciter notre Pierre pour cause d'âge? Alors, ça vous étonne que
j'ai introduit le troisième point dans le contrat?
Mme CARON: Rien et depuis longtemps déjà ne m'étonne plus, Maître. Le troisième
point, voyons... J'allais l'oublier. (En l'imitant.) Fini avec la gargote! Fini et fini encore!
Mais vous ne lui aviez pas dit de finir avec les femmes! Car vous craigniez vos pauvres
faiblesses. Il aurait pu faire vous faire céder, n'est-ce pas? C'est pour ça que vous
sembliez si catégorique! Ce père vaut son fils!
MAÎTRE CARON: Mme Caron, je n'accepte pas, je ne permet pas, je n'admet pas!...
Mme CARON: Vous n'admettez pas?! Comme si votre jeunesse fut déjà oubliée, ou que
nous, nous étions tombées des nues! Paris est un bourg trop petit, et la main gauche
n'ignore pas ce que fait la main droite! Les murs parlent. Ils ont des oreilles, des yeux et
une langue vraiment trop longue. La mémoire des rues vous accuse, cher Maître. Mais,
passons...: a comble vous l'avez atteint avec le point 4. (L'imite.) " Vous abandonnerez
totalement votre malheureuse musique, et surtout la fréquentation des jeunes gens, je n'en
souffrirai aucun. Cependant par égard a votre faiblesse, je vous permet la viole et la flûte,
mais a la condition expresse, que vous n'en userez jamais que les après-soupers des jours
ouvrables, et que ce sera sans interrompre le repos des voisins ni le mien...
Mme CARON: Qu'est-ce qu'il y a de mal ici, vous me demandez? Eh bien, a vous de
répondre d'abord: qui est-ce qui lui a enseigné a jouer de tous les instruments du monde? de
qui tient-il son amour de la musique? qui lui a été conseil et exemple si ce n'est vous-même?!
Vous lui avez fait perdre sa tête: vive la musique!A bas la musique! Le Roi est mort!
Mme CARON: Et notre Maître conçut-il un article numéro 5 aussi. (Elle l'imite.) "Je
vous éviterai le plus qu'il me sera possible les sorties, et je ne recevrai plus des mauvaises
excuses sur les retards". Et puisque, a 13 ans, Pierre voulait se marier, que vouliez-vous
qu'il fasse a 16? doit-il chanter comme les matous, sur nos toits? Le soir, interdit; le jour,
de même... Et vous souhaitez que je ne frappe pas du pied! (Elle l'imite.) 6. "Je vous
donnerai ma table et dix-huit livres par mois qui serviront à votre entretien, et pour
acquitter petit a petit vos dettes...
Mme CARON: Que nous sommes bêtes de nous disputer comme ça pour cette merveille de
fils que nous avons. Il n'y a pas encore un an qu'il se mit sérieusement a travailler et le voila
déjà inventeur. Combien d'inventions avez-vous a votre actif, Maître, a part ce contrat-la?
(Lumière coupée ici; cône de lumière sur Beaumarchais et Lepaute)
LEPAUTE (tenant sa main sur l'épaule de Beaumarchais et faisant quelques pas avec
lui): Intéressant, très, très intéressant! Les calculs semblent vrais. Je veux vous voir au
travail, jeune homme. Monsieur de Julien vient de me passer une commande pour une
montre. C'est à vous de lui montrer le mécanisme selon vos propres idées. Si ça marche,
c'est la votre chance...
(Beaumarchais et Jacques Coquaire-Fils sont dans le cône de lumière. Ils vont interpréter
les répliques de divers personnages, les on-dit.)
BEAUMARCHAIS: J'ai lu. Il est batailleur, le gars. Il ne se laisse pas fouler aux pieds.
Et s'il avait raison?
JACQUES COQUAIRE- FILS: C'est rien d'avoir publié dans le Mercure, mais il a
adressé une plainte à l'Académie des Sciences.
(Cône de lumière sur Maître Caron et Mme Caron. Sur la scène il y a un chaise.)
Mme CARON (très agitée): Maître! Maître! Votre fils! Votre fils!
MAÎTRE CARON: Quoi, mon fils? Qu'est-ce qu'il a encore fait? Qu'est-ce qu'il se
passe? Il va me tuer, mon fils! J'ai sué sang et eau toute une vie et il va me ruiner...
MAÎTRE CARON (s'assoit, aidé par son épouse): Vous m'effrayez! Dites-moi, qu'est-ce qu'il arrive!
Mme CARON: Il a gagné!!! Caron-fils a gagné contre le célèbre Lepaute. Caron-fils est
nommé Horloger de Sa Majesté Le Roi!
(Lumière coupée.)
Tableau 4
(Au fond de la scène on a monté un niveau supérieur à l'aide de praticables. La scène
Pâris-Duverney - Beaumarchais sera jouée au niveau de la scène.)
PÂRIS-DUVERNEY: Ne croyez pas, jeune homme, que je vous observe d'hier, d'avant-
hier, depuis, enfin, que vous fréquentez la Cour. Non! Bien que vous ignoriez qui je suis,
je vous connais du temps du scandale Lepaute. Mais peut-être qu'il conviendrait que je
me présente d'abord: je suis Pâris-Duverney.
BEAUMARCHAIS: Vous étés le mieux placé pour le dire, monsieur: vous dormez sur
une montagne d'argent.
(les deux se dirigent vers une extrémité du praticable du fond de la scene. Pâris-Duverney
disparaît dans le noir. L'estrade baignée de lumière. La Marquise de la Croix de
Beaumarchais, dans l'intimité.)
LA MARQUISE: De mon point de vue, vous vous débrouillez remarquablement. C'est la, il
est vrai, le point de vue d'une simple femme, la pauvre marquise de la Croix qui vous aime.
BEAUMARCHAIS: Mais je voudrais passer maître tout autant averti dans l'art de la vie.
La, cependant, tout ne va pas rond. Les grandes me font un accueil tout de politesses, me
comblent de louanges, me font croire qu'ils jalousent mon sens des affaires, pour que, a
peine les avoir quittés, ils emmêlent les fils d'un trame que je venais justement de
démêler un peu. Ils rendent vains tous mes efforts. Voila huit mois que je m'emploie a
obtenir le contrat pour la France, voila huit mois que je n'obtient que des mots pompeux
et des révérences profondes...
LA MARQUISE: Et puisque vous avez oublié l'amour et vous vous laissez dominé par
des pensées graves, je voudrais savoir si vous avez préparé la rôle de l'intrigant, mon cher
homme d'affaires inculte?
BEAUMARCHAIS: Hommes d'affaires, oui! Cher, d'autant plus! mais pourquoi inculte?
(La lumière est éteinte et l'on entend quelques mesures du célèbre air de Don Bazile.)
LA VOIX: "La calomnie, Monsieur? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez: j'ai vu
les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Qui diable y résisterait?"
BEAUMARCHAIS: Calomnier tel ou tel noble, ce serait en vain. Ils se couvrent l'un
l'autre, comme des frères d'un même père, tels qu'ils sont: le désintérêt a l'égard du bien-
être public - c'est ce qui les caractérise. Pas besoin, d'ailleurs, de les calomnier: il suffirait
de dire la vérité... Mais la dire a qui?
LA MARQUISE: A personne, mon ami. La vérité est de nos jours une insulte personnelle.
Laissez-moi faire. Je m'en charge. L'insulte d'une femme est estimée elle aussi une
provocation; mais il y a provocations et provocations, n'est-ce pas?... Vous souvenez-vous
la proposition que vous a faite cet aventurier de Pini, le valet de Charles III?
LA MARQUISE: Du moment que cela peut vous aider a résoudre vos affaires, mon cher
Pierre je le fais de bon gré, pour vous...
LA DAME ÂGÉE: Si vous saviez, mon cher Pierre, combien j'ai besoin d'un bon
conseil, d'un conseil sérieux..., de votre conseil, Pierre...
BEAUMARCHAIS: Nous tous ne tournons-nous pas nos regards vers le gloire de passé?
LA DAME ÂGÉE: Un conseil a propos d'une pousse que je soigne pour l'avenir.
BEAUMARCHAIS: S'il est vrai que l'éclat ne tombe pas loin du tronc, je l'aiderai
comme si c'était vous-même...
LA DAME ÂGÉE: Son prix est beaucoup plus grand encore! Je suis une vielle coquille.
Ma nièce la perle de mon âme. Dix-sept ans, Pierre...
LA DAME ÂGÉE: Je craignais que, occupé comme vous étés, il ne vous soit impossible
de venir vous-même chez nous, de sorte que...
BEAUMARCHAIS:... de sorte que...
BEAUMARCHAIS:... l'amener...
BEAUMARCHAIS:... ici...
La dame âgée, tâtonnent d'une main, de l'autre, derrière elle, sous son immense robe, rend
curieux Beaumarchais, qui, sans changer de place, se penche lui aussi du côté ou elle
fouille. La tête de Pauline fait son apparition, visible seulement pour la public, derrière la
Dame âgée, a quelques vingt centimètres du plancher, comme celle d'un petit chien. La
Dame âgée, en cherchant, se penche en avant; Pauline, à quatre pattes, s'insinue sous sa
robe. La Dame âgée se penche en arrière. Pauline, toujours a quatre pattes, sort de sous la
robe de sa tante, entre celle-ci et Beaumarchais.)
LA DAME ÂGÉE (les mains contre le coeur): Oh!... Quelle peur! Je craignais qu'elle se
fût enfuie. (Elle embrasse Pauline sur les deux joues et arrange la coiffure, les vêtements
de celle-ci): Voila la perle, cher ami!
(Pauline, tournée vers le public. Fait la grimace. La lumière c'éteint ici pour se rallumer
autre part sur la scène, ou il n'y a personne.)
BEAUMARCHAIS (se dirige vers cet endroit-la. Comme s'il s'adressait a quelqu'un):
Mon choix s'est arrêté a vous, cher cousin, parce que vous étés mon parent le plus discret.
(Les mots suivants sont accompagnés de regards de connivence avec le public.) Personne
ne vous voit, personne ne vous entend. Pichon de Villeneuve, vous étés en quelque sorte
un homme invisible! (Il feint de serrer quelqu'un entre ses bras, de l'embrasser sur les
deux joues, de la repusser un peu pour le mieux voir et de l'embrasser de nouveau, avec
de petite tappes sur le dos.) Robuste comme toujours. Voila l'homme dont j'ai besoin:
bien-portant, a même de tenir tête a toutes les difficultés et de vivre cent ans. Pichon,
Pichon, je suis amoureux! Elle s'appelle Pauline. Elle a dix-sept ans, une propriété
intéressante a Saint-Domingue, ou j'ai l'intention de me retirer avec elle après l'avoir
épousée; une propriété, enfin, désirable mais entièrement hypothéquée et ruinée. J'ai pris
mes dispositions pour que 80.000 francs vous soient remis. Vous allez remettre en état la
propriété, vous allez peut-être acheter vous aussi quelque chose là-bas, et nous seront
heureux! Attendez! Encore un instant! Prenez bien garde à mon argent! A part ce que j'en
prend sur moi, en Espagne, je n'ai plus un sou! Et (un doigt porté a ses lèvres) soyez
discret!... Personne ne doit vous voir, vous entendre... (Il revient à Jacques Coquaire-
Fils.) Il fut discret a tel point qu'il rendit l'âme quelque mois plus tard... et mes affaires
sont allées a vau-l'eau...
(La lumière s'éteint et se rallume la ou avait été La Dame âgée et ou, a présent, Pauline
embrasse le Chevalier de Séguirand.)
BEAUMARCHAIS (se dirigeant vers cet endroit-la): Pauline! Pauline! Me voila - enfin
- rentré d'Espagne!
PAULINE: Oh, mais voyons, c'est le Chevalier de Séguirand! Il fait la cour à votre sour
Julie! (Elle embrasse le Chevalier sur la joue.) Bientôt, très bientôt nous serons beaux-
frères... Ah, que je suis contente! (Elle embrasse de nouveau le Chevalier.)
BEAUMARCHAIS: Faut-il encore vous dire que Julie est restée vieille fille? Que
Pauline épousa Séguirand? Que j'ai réduit tant que j'ai pu la somme employée a refaire la
propriété de Saint-Domingue, de sorte que de Séguirand, le mari de Pauline ne me dut
que 24.500 francs que d'ailleurs je n'ai jamais guère reçu jusqu'a ce jour, car le Chevalier
de Séguirand, en homme du monde, s'en alla, un an après son mariage, dans l'autre
monde, suivant Pichon de Villeneuve, mon trop discret cousin?... Est-il encore a s'étonner
que, trompé en amour, ignoré par les affaires publiques, en faillite, dans tout ce que j'ai
jamais entrepris et, surtout, que je vois le vent s'engouffrer dans ma bourse, est-il, disais-
je, curieux que moi, qui ai écrit, pour l'amour de l'art, tant de pièces de musique, de
petites poésies, de scènes et de parades pour les salons, j'ai mis mes derniers espoirs dans
le succès du dramaturge et ai écrit un chef d’ouvre qui est tombé avec brio?!
(La lumière baisse ici et jaillit sur Drink, personnage de la pièce Eugénie, dont seront
interprétés les scènes II, 1 et 2.)
(La lumière s'éteint ici, et s'affermit sur Jacques Coquaire-Fils et Beaumarchais.)
BEAUMARCHAIS: Il faut rendre a Césare ce qui appartient a Césare! Ces vers feront
carrière en tant qu'exemple de ce que produit l'absence du sens métrique. Ces vers
clopinent comme des invalides de guerre.
JACQUES COQUAIRE-FILS: On dirait qu'ils sont passés par les mains de notre
geôlier en chef qui les a arrangés.
Rideau
ACTE II
Tableau 5
(Même scène sans décor. Un cône de lumière sur Beaumarchais assis, face à la rampe. Un
deuxième cône de lumière sur Pâris-Duverney, assis lui aussi sur une chaise, de dos vers
la rampe, éventuellement dans la pénombre, de manière à ne pas permettre qu'on se rend
compte s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Debout, près de sa chaise, une jeune
servante, face au public, lit à haute voix.)
LA JEUNE FILLE (lit san difficulté, mais, en fonction des messages chiffrés de la lettre, donc
sciemment obscurs, elle s'arrête et laisse voir sa stupeur): "Mon enfant. Comment se porte la
chère petite ? Il y a longtemps que nous ne nous sommes embrassés. Nous sommes de drôles
d'amants ! nous n'osons nous voir, parce que nous avons des parents qui font la mine: mais
nous nous aimons toujours. Ah ça ma petite ! La petite sait bien que, dans l'origine, le mot fleur
signifiait une jolie petite monnaie, et que compter fleurettes aux femmes était leur bailler de
l'or; ce qui a tant plu à ce sexe pomponné. Je voudrais donc que la petite me comptât fleurette et
qu'elle n'en comptât un beau bouquet."(Après l'effort fait pour vaincre les difficultés du texte et
l'étonnement, elle reste les pieds légèrement écartés. Une certaine pause et Pâris-Duverney se
lève doucement, très doucement, toujours dos au publique, il paraît gagner en hauteur mais à
vrai dire il s'allonge tout à fait, il ne finit de croître, jusqu'à ce qu'il reste raide. Brusquement
courbé, ramolli, il se met à contourner la tâche de lumière, s'appuyant sur un bâton. Ses
différentes façons de marcher sont tout autant de messages: la marche rapide, à grands pas
trahit la nervosité; la marche désordonnée, traînante, à pas accompagnés de gestes,
éventuellement en clopinant, la réflexion; La Jeune Fille lui montre une lettre nouvelle . Ils
reprennent la scène précédente.)
BEAUMARCHAIS (lit, pendent que les deux autres restent figés): Demain, entre cinq et
six heures. Si je ne serai pas là vous devrez m'attendre. (Il se lève et s'en va d'un pas
décidé vers l'arlequin opposé.)
PÂRIS-DUVERNEY (part; plein de prudence; s'arrête; marche sur la pointe des pieds;
s’accroupit et cache sa figure derrière ses genoux, se relève avec d'énormes difficultés, il
cole son dos à un mur imaginaire jusqu'à se confondre avec celui-ci. Enfin, il mime toutes
les péripéties d'une personne poursuivie dans les rues de Paris. Quand il voit
Beaumarchais, sa voix trahit sa peur d'être entendu par un espion présumtif.) Mon pauvre
ami, je suis trop vieux. N'est-ce pas ? Trop vieux ... Trop faible. N'est-ce pas ? Trop faible
... Je n'ai plus la liberté de mes mouvements. N'est-ce pas ? De mes mouvements ...
Depuis six mois, six mois, mon neveu habite avec moi, n'est-ce pas ? Mon neveu ... C'est
une hyène, n'est-ce pas ? Une hyène. C'est un chacal, n'est-ce pas ? Un chacal ... C'est une
taupe, n'est-ce pas ? Une taupe ... Mais, que puis-je faire ! C'est mon héritier, n'est-ce pas
? Mon héritier ... Et s'il est mon héritier, je lui ai ouvert mes portes. N'est-ce pas ? Mes
portes ... (Explosion.) Mes portes à moi ! Car, il doit veiller sur son avoir, n'est-ce pas ?
Son - a - voir ... Et v'là ... ma liberté est fichue. (Gestes correspondants des mains.) Ma -
li - ber - té ... est ... fi - chue ... (Discrètement, rêveur.) Fi - chue ... Je me gêne ... de
recevoir ... des visites ... galantes ...
BEAUMARCHAIS: Mais, c'est une nécessité, cher ami, une urgente nécessité de lui
faire savoir que nous sommes associés, que nous avons d'intérêts communs, que ...
PÂRIS-DUVERNEY: ... et que. Je lui ai fait savoir que, et que, et que ...
PÂRIS-DUVERNEY: Quant à lui, il fait savoir à n'importe qui veut l'écouter qu'ils vous
dé - tes - te ! Qu'il vous mettrait en mille morceaux de bon cour. Qu'il va se mettre en
quatre pour vous éloigner de moi ! Que, étant une hyène, un chacal, une taupe, c'est pas
lui, c'est vous, qui êtes en cause - qu'il va vous enterrer pour sùr ! Que voulez-vous, mon
cher ami ? C'est mon neveu La Blanche, et je vous félicite de vous abstenir de la
rencontrer et surtout ...
BEAUMARCHAIS: Et je ne porterais pas plainte d'avoir été trop fatigué par nos rencontres.
BEAUMARCHAIS: ... Vous restez donc, "ma très chère petite" ... Mais ...
PÂRIS-DUVERNEY: Mais ?
PÂRIS-DUVERNEY: Votre argent ? Oui. Votre argent ! C'est vrai. Toute chose à son
temps, mon chéri ami.
(La lumière s'amoindrit. Spot sur La Blache. Beaumarchais évoluera à côté de celui-ci.)
LA BLACHE: Je hais Beaumarchais autant qu'un homme peut aimer son amante.
LA BLACHE: Monsieur le Juge, je ne voudrais pas que vous fùtes éconduit par les
apparences et influencé par elles dans le procès que vous allez présider bientôt.
Beaumarchais, ce roturier, qui fut chassé par son père à 16 ans pour vol et débauche, et
qui est devenu portefaix, jongleur, forain, qui a tué sa première femme et a entretenu la
seconds à un régime de mort-aux-rats à dose double, tricheur en Espagne, perdant les
dernières centimes de sa bourse d'honorabilité, a extorqué de mon oncle tout ce qu'il lui
restait pour ne pas mourir de faim, a été jeté par la fenêtre par Medames, et est une
canaille ordinaire etc. etc. etc. Point. (Pendant la réplique suivante La Blache disparaît.)
BEAUMARCHAIS (prenant place près de lui): Deux ans. Comme le procès avec La
Blache. Le premier.
BEAUMARCHAIS: Ben quoi ? Vous pouvez croire qu'il a été heureux de me voir
gagner ?! Il a fait appel.
LA VOIX DU GEÔLIER EN CHEF: Eh, vous, là-bas ... Beaumarchais, porc de chien !
JACQUES COQUAIRE-FILS: Sois fort, mon ami ...
LE GEÔLIER EN CHEF (entre pressé): Chien de chien, Beaumarchais. V'là c'qui est
écrit dans ce document. Nom de chien, t'as déjà été une fois bouclé ! Pas vrai ? Nie-pas,
car je sais tout. Mais j'veux t'entendre reconnaître de ta propre voix: as-tu ou n'as-tu pas
...? (Le geste de faire boucler quelqu'un.)
BEAUMARCHAIS: Ce n'est pas un secret. Ou, comme tout secret, tout un chacun de
Paris le connaît.
BEAUMARCHAIS: À For-l'Évêque.
LE GEÔLIER EN CHEF: Tu te foute de moi, Monsieur ?!... Nous connaissons ça, les
intellectuels. Ou a déjà vu une ou deux fois. Et c'est toujours par le nez que leur sang a
jailli. C'est chose plus facile qu'avec les gens de rien. Les intellectuels portent le nez haut,
on a juste plus facilement sa tire ! (Il rit.) T'as de la chance que j'ai un tas d'affaires; ah,
comme ça m'irait de voir la couleur de ton dedans. J'dois dresser la fiche. Donc, la ferme
et répond aux questions. Sois attentif aux réponses, puisque ce dossier va te poursuivre
toute ta vie dans tes geôles. Si t'es honnête on va te pardonner tout. Ce serait bien, n'est-
ce pas ? Donc ! ... Connais-toi le duc de Chaulnes ?
LE GEÔLIER EN CHEF: T'es dit ? Espèce de ..., t'as perdu ta raison ? Tu veux que je
laisse mes affaires pour te bourrer ?
LE GEÔLIER EN CHEF: Une seule fois, c'est assez, Vous êtes-vous brouillés ?
LE GEÔLIER EN CHEF: Toi aussi, tu aime la logique. T'es quelqu'un, mon con. T'en
fais pas. Si nous aurons le temps, je vais te perfectionner ...
(La lumière s'éteint.)
LE JEUNE BRACONNIER: Avec votre permission, devant un auteur dramatique célèbre ...
BEAUMARCHAIS (un peu surpris mais reprenant sa contenance): ... par les injures subies ...
LE GEÔLIER EN CHEF: Bien dit. Beaumarchais ! T'as une tête bien meublée ! ...
BEAUMARCHAIS: Vendus?
LE DUC DE CHAULNES: Vous venez avec moi pour nous battre en duel, ou je tire au
lapin, dans cette sale ! ...
BEAUMARCHAIS: Ainsi donc, en prenant place à table, tous les deux nous réalisons
nos buts secrets et chacun est content ...
BEAUMARCHAIS: Pour sûr, c'est exactement ce que j'ai pensé. Mais c'est vous que je
voyais dans cette situation privilégiée ...
BEAUMARCHAIS: 1753.
BEAUMARCHAIS: Ce n'est pas encore assez, mon ami pour nous réconcilier ...
LE DUC DE CHAULNES: Pour ... faire quoi ? C'est vous qui dites ça ? Vous qui
m'avez porté préjudice dans mon lien d'amour ?
BEAUMARCHAIS: Mademoiselle Mesnard est une femme libre. Vous deux, vous vous
êtes séparés depuis longtemps.
LE DUC DE CHAULNES: Une femme qui m'a aimé ne sera jamais libre. Vous devez
mourir. C'est l'honneur qui l'exige.
LE DUC DE CHAULNES: Je vous préviens que si vous n'allez pas dégainer ...
BEAUMARCHAIS: Moi aussi, je vous préviens que si je vais dégainer ... je pourrais
vous déca ... (Signe de couper la gorge. Voit une lettre sur le plateau. ) Ah ! une lettre ...
vous ne m'en voulez pas si je ... (Romps les cachet, veut lire.)
LE DUC DE CHAULNES: Le moment est venu de bien mourir. (Il dégaine.) Et puisque
vous êtes trop lâche pour tenir une arme à la main, je vais vous empaler comme un vilain
rat ! ... (Il se rue sur lui.)
LE COMMISAIRE: C'est lui le duc ? Alors c'est vous le coupable. (Il l'agrippe.)
LE GEÔLIER EN CHEF: C'est logique. Si c'était lui le duc, il ne restait que vous
comme coupable ! Donc, Beaumarchais, répondez par oui, non, ou ce n'est pas le cas:
Reconnaissez-vous d'avoir été bouclé en bonne justice ?
Tableau 6
SARTINES: C'est bien vrai, cher monsieur de Beaumarchais que vous avez le visa des
censeurs, celui de Monsieur Marin et le mien, depuis une bonne année ...
SARTINES: Ce n'est pas votre faute si l'on fait tant de bruit autour de votre personne.
BEAUMARCHAIS: Très cher et respecté monsieur, c'est vous même, qui l'avait dit: ce
n'est pas moi qui fait le bruit, mais ce sont les autres ...
SARTINES: Ben v'oui, ben v'oui, c'est bien ça ... les quatre Mémoires ...
BEAUMARCHAIS: ... comme des pucelles, pourquoi pas ? Et vous, monsieur Sartines,
vous venez maintenant me dire que je n'ai plus le droit à ma première du Barbier ?! je
vais l'avoir ma première. J'insiste de ne plus perdre notre temps en discussions stériles.
Dites à vos supérieurs que si quelqu'un va s'opposer à moi, je demanderai la permission
de lire le texte devant le Parlement et je publierai de plus un nouveau mémoire pour
montrer combien la censure de Sa Majesté le Roi de France est incapable ! (Il lui tourne
le dos et s'éloigne.) Elle est bonne celle-là ! J'ai depuis un an le visa de la censure et je
n'ai pas le droit d'être joué. On ne pouvait rien inventer de mieux ! ... (vers Sartines.)
Mais combien de censures existent-i-ils Monsieur Sartines, dans ce pays ?
Tableau 7
JACQUES COQUAIRE-FILS: Et le procès, quelle fut sa destinée ?
BEAUMARCHAIS: Nous avons tous été punis. - Goëzman, sa femme et moi. Mais je
crois que je le fus le plus sévèrement. Parmi d'autres choses, je devais faire amende
honorable, à genoux, tête baissés, mains au dos, pour avoir attaqué la Magistrature dans
mes Mémoires. Je devais, aussi, écouter le Président dire: "Je te blâme et je te déclare
infâme !" Et pour que la mesure soit comble, mes Mémoires allaient être déchirées et
brûlées au pied du grand escalier de la Cour ! C'était au-dessus de mes forces. Si,
craignant d'être mis au pilori au centre de Paris j'avais pensé à me tuer, maintenant, face à
la "douceur" de leur sentence, il ne me restait qu'à m'exiler en Angleterre ...
SARTINES: Je sens que la sentence ne va être jamais exécutée. Paris gronde. On ne peut
plus prononcer le mot "magistrat" sur la scène, que tout le parterre explose en huées. Un
de ces soirs l'on jousit Crispin, rival de son maître. Un juge fut identifié parmi les
spectateurs. Il dut quitter la salle, sifflé par tout le monde.
BEAUMARCHAIS: Et là-bas ?
SARTINES: Eh, bien, apprenez qu'en Angleterre paraît Le Gazetier cuirassé ...
BEAUMARCHAIS: Le Gazetier cuirassé ?! ... Puisse-t-il y avoir un nom de gazette plus guerrier ?
SARTINES: C'est Théneveau de Morande qui l'édite, un salaud qui veut passer pour
réfugié politique ...
SARTINES: Et ce drôle vient de publier les Mémoires secrets d'une femme publique ...
SARTINES: Elle m'a mandé pour me faire dépêcher quelques agents qui: primo ...
SARTINES: Sans poids sur la balance, Beaumarchais, sans poids ... la dame de Godeville ...
BEAUMARCHAIS: ... et puisque god dans le patois d'outre-mer veut dire Dieu, voilà
que son nom prédestiné est la "Cité de Dieu", un vrai paradis pour vos agents ...
SARTINES: ... a commencé à gueuler que les réfugiés politique ne peuvent plus se fier
au roi d'Angleterre ...
SARTINES: Ce fut le moment propice d'inviter discrètement nos agents à quitter l'île
pourvu qu'on ne les prend comme espions français.
SARTINES: C'est ça. Puisque vous allez quand même en Angleterre, les mains dans les poches ...
BEAUMARCHAIS: Vous voulez me faire un tour sur les quais de la Tamise et pêcher
dans ses aux troubles, voir si le Théneveau va morandemordre ...
Tableau 8
(Rideau de voile. On projette ci-contre un bateau en papier, sur l'image de quelques
dispositifs représentant une terrible tempête en mer. De temps en temps, éclairs et
tonnerres. Le vent hurle sauvagement. Le rugissement des vagues. Beaumarchais et
Jacques Coquaire-Fils: ombre chinoises.)
BEAUMARCHAIS: Voilà, nous avons échappé aux gueules des loups à figures
humaines; qui pourrait donc nous faire trembler ?!
JACQUES COQUAIRE-FILS: Attention au bâbord !
BEAUMARCHAIS: Fragile ! Fragile cette coque d'ouf qui nous emmène ! ...
BEAUMARCHAIS: Je me sens dans mon berceau ... Parbleu, si je ne reconnais les signes
du retour d'âge en pensant que j'ai accepté de partir pour l'Angleterre comme agent secret.
(Foudres.)
(Lumière. À l'un des arlequins le Comte et Figaro, quelques fragments des Noces: III, 5.)
LE COMTE: (...) J'avais quelque envie de t'ammener à Londres, courrier de dépèches; ...
mais, toutes réflexions faites ...
LE COMTE: Hé bien ?
FIGARO: Diable! c'est une belle langue que l'anglais; il en faut peu pour aller loin. Avec God-
dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. (...) Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-
ci par-là quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le
fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autres motif de me laisser en Espagne ... (...)
LE COMTE: Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux.
FIGARO: Je la sais.
FIGARO: Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter; mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de
savoir tout ce qu'on ignore, d'entendre ce qu'on ne comprends pas, de ne point ouïr ce qu'on
entend, surtout de pouvoir au delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher
qu'il n'y en a point; s'enfermer pour tailler des plumes et paraître profond quand on n'est,
comme on dit, que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage, défendre des espions et
pensionner des traîtres, amollir les cachets, intercepter des lettres et tâcher d'ennoblir la
pauvreté des moyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meure !"
ACTE III
Tableau 9
BEAUMARCHAIS: Monsieur le Duc d'Aiguillon, je crois que vous avez été informé ...
D'AIGUILLON (sûr): Au fait, je l'ai été. Je suis le plus informé des ministres de France .
BEAUMARCHAIS: C'est ce que tout le monde sait. (Continuant) ... Je fus envoyé en
Grande Bretagne sur l'ordre de Sa Majesté Louis XV ...
D'AIGUILLON: Donc vous reconnaissez tout seul et sans que personne vous y
contraigne d'avoir été en Angleterre ...
D'AIGUILLON: En vérité, c'est le devoir de tous ceux qui font leur devoir et ne doivent
pas rester mes débiteurs, ce que je ne puisse les conseiller.
D'AIGUILLON: En vérité, c'est bien de ne pas conspirer sous notre propre nom. Donc,
monsieur Anagrame, c'est le seconde partie de votre mission qui commence. Vous
retournerez en Grande-Bretagne comme vous l'avez dit, vous contacterez de Morande,
comme vous l'avez dit, vous lui tirez les vers du nez, pour apprendre quels sont les
Français qui se tiennent dans son ombre, comme vous l'avez dit ...
BEAUMARCHAIS: Votre Excellence, je n'ai pas dit tant de choses pour ne savoir plus
ce que j'ai dit ... Or ...
D'AIGUILLON: En vérité, c'est ce que vous n'avez pas dit. Mais, comme vous l'avez
dit, vous l'auriez dû dire ... Donc, il doit s'agir d'un complot, de Morande n'est que
l'instrument, comme vous l'avez dit, la tête respire en tête-à-tête avec Sa Majesté. Vous
apprendrez son nom, comme vous l'avez dit, et à l'aide de quelques agents que vous aurez
à votre disposition, de Morande mordra et je l'aurai tout ficelé.
D'AIGUILLON: En vérité.
BEAUMARCHAIS: Son Excellence est trop généreuse de m'attribuer un plan si bien conçu ...
D'AIGUILLON: En vérité, le plan est très intelligemment conçu, comme vous l'avez dit.
D'AIGUILLON: Mais ?
BEAUMARCHAIS: Mais Son Excellence paraît ne pas avoir été avertie que mon rôle
est celui d'un modeste négociateur qui, par le succès de son entreprise - à peu près
commerciale - espère seulement la grâce que Sa Majesté concède à ce que les deux
procès qui m'ont ruiné soient enfin jugés.
D'AIGUILLON: En vérité, je suis d'accord que vous êtes un négociateur sans avenir.
BEAUMARCHAIS (des pas vers le nouveau cône de lumière qui éclaire de Sartines):
Mon cher Sartines, je vous remercie de m'avoir facilité cette entrevue, avec Louis XV. Il
m'a sauvé l'honneur. Moi le sien. De Morande m'a remis tous ses imprimés. Je les ai
brûles moi-même dans un four à chaux désafecté, pas loin de Londres. De plus, le
gouvernement anglais a signé un acte par lequel il s'engage d'empêcher dorénavant la
publication de tout pamphlet contre la Cour de France. Aidez-moi de nouveau, cher
Sartines, de communiquer personnellement ces nouvelles au Roi et de le prier qu'enfin
mes procès soient ... Quand croyez-vous que je pourrai le voir ?
SARTINES: Vous ne pourrez plus le voir, Beaumarchais; Louis XV est mort. Tout au
plus Madame du Barry pourrait vous dédommager de vos dépenses, mais nous devons
nous dépêcher. C'est bien probable que Louis XVI ne tardera de l'éloigner.
BEAUMARCHAIS: Vous comprenez, Jacques, mon ami, quand je fut honnête, dans le
cas de Louis XV, j'ai payé son honneur de ma bourse. Maintenant on a encouragé mon
mensonge d'une somme considérable, escamotée au trésor de l'État, qui me fut offerte
pour les dépenses prévues et imprévisibles.
JACQUES COQUAIRE-FILS: Et bien sûr, vous portiez dans votre coffre, le pamphlet que
vous avez écrit contre le trône dans l'intention de ,éditer en Grande-Bretagne, annonçant en
même temps à tambour battant que vous y allez pour empêcher sa publication.
BEAUMARCHAIS: Et pour faire la preuve qu'il était un péril public je lui ai inventé un
nom conspiratif aussi, pour l'usage des délicates oreilles anglaises: mister Hatkinson.
JACQUES COQUAIRE-FILS: Et si le lord Rochford aurait fait main basse sur mister
Hatkinson, alias signor Angelucci, alias monsieur de Beaumarchais ?
BEAUMARCHAIS: Pas de moi, mais du lord Rochford. Je savais l'avoir bien enmerdé à
l'occasion de notre première affaire. Oh, il était bien dégouté de ma collaboration. Je
comptais sur le non imixtion de l'Angleterre dans nos affaires intérieures ...
JACQUES COQUAIRE-FILS: Et ?
BEAUMARCHAIS: J'ai gagné. Ce fut un coup de maître. Rochford me laissa comprendre
que la seconde invasion de son cabinet sentait trop le mystère pour qu'il s'y sente à son aise.
Et Louis XVI m'a expédié un ordre écrit par sa propre main et conçu par moi-même. (Un
nouveau c ô ne de lumière. Louis XVI à son écritoire; Sartines lui dictant ce que
Beaumarchais crie de l'autre côté de la scène.) Hé, Sartines, vous pouvez m'entendre ?
BEAUMARCHAIS: ... chargé de mes ordres secrets ... partira pour sa destination ... le plus tôt
qu'il lui sera possible ... La discrétion et la vivacité qu'il mettra dans leurs exécution ... sont la
preuve la plus agréable qu'il puisse Nous donner de son zèle pour Notre service ...
SARTINES (toux génée): Hem, hem, ... ici, disons, Votre Majesté, hum, sont nécessaires
... pendant toute la période ... qu'il sera à Nos ordres. Un point c'est tout.
BEAUMARCHAIS: Pas du tout! Ou cela sera comme je l'ai dit, ou je laisse échapper Angelucci!
SARTINES: Y-a rien à faire, Votre Majesté ... Beaumarchais nous est trop utile. Nous
devons accepter sa formule ... Beaumarchais!
BEAUMARCHAIS: Sartines ?
SARTINES: Que votre volonté soit faite!
(L'on éteint la lumière ici, tandis que le groupe des deux autres reste illuminé.)
BEAUMARCHAIS: J'ai fait savoir partout avec toute la conviction nécessaire que j'avais
convaincu Angelucci de me céder le tirage entier de son pamphlet pour la somme de 1.400
livres. C'est-à-dire l'argent du trésor qui m'était resté dans la bourse, pas encore dépensé.
BEAUMARCHAIS: Bon Dieu! C'est sûr que le pauvre Angelucci rêvaît bien de
solliciter une rente viagère, et pas des moindres. Mais le malhereux Beaumarchais n'avait
pas trouvé la solution pour la toucher ... Qui sait, peut-être que pendant une ou deux
années j'aurais pu me venger de la Cour pour tout ce qu'elle m'avait fait souffrir, mais je
ne crois pas possible de me réjouir de cette pension plus longtemps. Eh, ventre-bleu, si
Figaro fut à ma place ...
BEAUMARCHAIS: C'est le mot ... Je n'ai jamais aimé me mettre en évidence. Voilà
pourquoi j'ai toujours perdu.
Tableau 10
(Cône de lumière sur une chaise de poste; un Cocher autrichien sur le siège; impassible
dans l'immensité de son corps et des fourrures dont il se couvre - car l'hiver est avancé.
Le vent gémit d'une manière sinistre. Il neige. Hurlements de loups. Le Cocher fume la
pipe, face à la coulisse. Un bon moment rien ne se passe. Brusquement, le cri d'un
homme, des gémissements, des sons menaçants, un nouveau vri bouleversant. Le Cocher
sursaute, hésite, descend; quelques pas et prenant une décision, il hausse sa trompe, en la
faisant sonner longuement. Il prête l'oreille. Cri réitéré. Dialogue du cor et du cri.
Finalement, dans le rythme de l'alphabet Morse, le signal S.O.S.)
BEAUMARCHAIS (paraît plein de sang de la tête aux pieds; ses vêtements sont mis en
lambeaux; il est sur le point de s'écrouler. Il s'arrête devant le Cocher, inspire profondément
et, une main sur son cour, dans l'attitude d'un ténor prêt à attaquer un air, recule d'in pas, la
tête renversée et emmet un long hurlement de loup; après quoi il éclaicit sa voix et, tout
comme les chanteurs d'opéra, il essaie quelques vocalises. Il se rue sur le Cocher pétrifié et se
laisse tomber dans ses bras de tout son poids): C'en est finiii de môaaa! ... Je me meurs! ... Il
m'a tuééé! ... (Il essaye divers tons jusqu'à ce qu'il trouve le plus dramatique) Tuuué! ... Pas
ça! Tuuuééé! ... Ça non plus. Il m'a tuééé! ... Tu comprends ?
LE COCHER: Ich verstehe nicht . Moi ... pas ... parle français ... Deutsch. Parlez Deutsch ...
LE COCHER: Sie sprechen nicht Deutsch ? Toi ... non, siffilisé ...Toi ... barles bas ... toi
hurles comme loup ... pas siffilisation ... Français ... pouah ... hurles boésie à la lune ...
Pas siffilisation! descend bisser ... et pas bisser ... hurler ... Si hurles verboten bisser ...
Toâ ... fini ... bisser! ...
BEAUMARCHAIS: Voilà le signalement du bandit. (Il fait claquer ses doigts, comme
au cirque. Le Cocher présente tout seul le numéro qu'il vient d'apprendre.): Il m'a dé-truit!
... J'en vais mourir ... Le Roi de France ne sera plus vengé!
LE COCHER: Bisser, Excellence, bisser ... sur fous ... je aide bisser ... bardon ... messio ...
BEAUMARCHAIS (pris en dépourvu): J'ai mes motifs de croire que je peux répondre à
cette question délicate, mais les choses sont si périlleuses et le secret vise si haut que je
ne peux me permettre de la confier à n'importe qui ... Ce n'est qu'à Sa Majesté
l'Impératrice Marie-Thérèse que j'ai l'intention de voir dès l'instant.
LE BOURGMESTRE (à haute voix, le fait s'arrêter): De plus ... de plus ... il me semble
très, très curieux que vous connaissiez en détail extrêmement difficile à comprendre tous
les mouvements et tous les plans des voleurs qui vous ont attaqué. Je dirais que vous êtes
dans le secret de leurs intentions mieux qu'ils ne s'y connaissaient eux-mêmes ...
Tableau 11
(Marie- Thérèse sur son trône. Beaumarchais en bandages et avec des emplâtres.)
LE COMTE DE SEILERN (est sans pouvoir puiqu'il tient Beaumarchais dans ses bras):
Oui, Majesté ... Immédiatement, Votre Majesté ... Une seconde ...
LE COMTE DE SEILERN: Ne vous en faites pas, Votre Majesté, c'est un simple aventurier!
LE COMTE DE SEILERN: Votre Majesté, tout ce qu'il raconte n'est qu'un tas de
mensonges consu de fil blanc. J'ai fait des investigations sur le terrain. Il n'existe point
d'Angelucci; en revanche, je Vous prie de retenir, Votre Majesté, après l'incident connu,
le cocher, en tirant de l'oeil à l'intérieur de la voiture, pour voir comment allait le client
qui lui avait provoqué tant d'émotions, que croyez-vous qu'il a remarqué ?
MARIE-THÉRÈSE: Seilern, mon cheri ami, une impératrice ne croit pas, une
impératrice sait! Je vous l'ai répété sans cesse et encore.
LE COMTE DE SEILERN: ... et il enferme son rasoir dans la boîte d'où il provenait ...
BEAUMARCHAIS: Ma-jes-té ... avant de ... mourir ... je voudrais que vous lisiez un
do-cu-ment ,,,, d'état ... de ... la ... plus ... GRANDE IMPORTANCE ... signé par le
gendre de Votre Majesté Impériale ... Qu'on m'aide ... Ordonnez que je sois aidé! (Marie-
Thérèse fait un signe à Seilern qui s'approche de Beaumarchais et penche son oreille
auprès de ses lèvres.) Monsieur le Comte, depuis que je suis parti dans cette folle
poursuite qui ... VA ME COUTER LA VIE ... (il gémit) je porte ... sur mon cour une
boîte en ... or ... qui contient ... (prêt à perdre de nouveau sa connaissance.)
LE COMTE DE SEILERN (la lui tend): Excuses-moi, Votre Majesté, j'ai voulu Vous
aider seulement.
MARIE-THÉRÈSE: Je n'ai jamais ouï dire que l'indiscrétion puisse aider! (Elle ne
prend la boîte qu'après avoir fini sa phrase pour que le sens de sa réprimande soit bien
assimilé; elle l'ouvre et en sort l'epître. Elle commence à lire. Seilern cherche à saisir du
coin de l'oil le contenu de la lettre.) Seilern! je vous ai dit tant de fois de ne pas vous
mêler de ma vie privée ... (Elle a fini de lire.) Mais, monsieur de Beaumarchais, d'où vous
vient-il ce zèle si ... bouillant ... pour les intérêts de mon gendre, et surtout ... de ma fille ?
BEAUMARCHAIS: Votre Majesté, j'ai été l'un des hommes les plus opprimés de la
France, à la fin du règne précédent. Dans ces temps terribles la Reine n'a pas hésité à se
montrer humaine ... enfin; en la servant aujourd'hui, sans que je puisse au moins espérer
qu'elle apprendra un jour mes sacrifices, je ne fais pas que payer une dette immense; plus
ma tâche est difficile et plus mon ardeur est grande à lutter pour mener à bonne fin ...
BEAUMARCHAIS: Majesté, mon malheur est d'avoir rendu mon nom trop connu dans
toute l'Europe des hommes de lettres ... N'importe où je me trouve, le nom de
Beaumarchais provoque soit l'intérêt, soit la compassion ... ou tout au moins la curiosité;
je suis visité, invité, entouré par tous; donc, je ne suis plus libre de travailler dans le
secret que m'impose une mission si dèlicate que la mienne.
BEAUMARCHAIS: Votre Majesté, pour le décider d'y aller je lui fis croire que mon
intention était de retourner en France.
MARIE-THÉRÈSE: Monsieur de Beaumarchais ... c'est bien possible que vous ayez de
la fièvre. Je vous recommande chaudement de vous laisser prendre du sang.
LE COMTE DE SEILERN: J'ai tout prévu, Majesté. M'est-il permis d'être son hôte
pour quelques semaines, jusqu'à ce que les références de Francce nous parviennent ?
MARIE-THÉRÈSE: Faites comme bon vous semble. Vous avez la main libre. Mais
grande attention à ce que la Cour de France n'en prenne ombrage. Ne laissons pas
l'impression d'une immixtion dans leurs affaires ...
BEAUMARCHAIS (hésitant; à Marie- Thérèse): Majesté, les intérêts de Votre Fille sont
gardés pas Votre serviteur tout dévoué, à l'encontre de mon sort malhereux. (Révérences,
nouvelle hésitation et il passe devant les huit soldats qui l'emmènent comme un prisonnier.)
Tableau 12
(Beaumarchais se dirige vers le cône de lumière où se trouve Jacques Coquaire-Fils.)
JACQUES COQUAIRE-FILS: Cher ami, l'on ne dirait pas que la faute de Marie-
Thérèse fût scandaleuse. Vous êtes un aventurier de génie qui n'a pas eu le temps d'écrire
avec de l'encre toutes les comédies écrites de son sang.
BEAUMARCHAIS: Peut-être, mais avec un goût littéraire trop avancé. Elle a insisté
que je lui montrasse le pamphlet d'Angelucci. Comme il était à s'attendre - puisque c'est
moi qui l'avait écrit - elle l'a beaucoup aimé. Flatté comme auteur, je lui ai proposé d'en
faire une nouvelle édition à Vienne, tout en éliminant les injures trop grossières à
l'adresse de son gendre. Imaginez-vous que l'idée de la taquiner un peu lui a souri. Ce fut
toujours à moi de penser juste à temps que j'allais continuer à vivre en France et pas sous
la jurisdiction de Marie-Thérèse.
BEAUMARCHAIS: D'ici là, dans un État corrompu, ce n'est pas possible de se débrouiller
sans protection et - vous ne comprenez que trop - mes souteneurs n'ont pu être que des
hommes cultes, qui appréciaient ma littérature. Et cela est égal à zéro, quand tu t’agites en
vain entre les colosses qui détiennent le pouvoir dans l'ombre d'un tyran royal absolu.
Tableau 13
(Dans le noir, transmission au haut-parleur: applaudissements fort enthousiastes. Courte
pause. Suit torrent d'applaudissements assourdissants. Cris de "bravo!", "Figaro!",
"Beaumarchais!", au début isolés, ultérieurement rythmés. On projette l'image de
Beaumarchais en médaillon, au fond de la scène, jusqu'à ce qu'elle devienne aveuglante.
La projection continuera jusque'au rideau final. Les sons disparaissent brusquement.)
JACQUES COQUAIRE-FILS: ... puis la première des Noces et leurs 70 représentations ...
BEAUMARCHAIS: Comme je vous le disais, je croyais avoir fini avec mes tracas
quand, comme un coup de foudre ... (comme au début de la pièce, il retire la pèlerine du
coffre, s'en enveloppe, prend place sur le coffre comme sur un trône et joue le rôle de
Louis XVI.) Louis XVI, jouant aux cartes et prêtant son oreille distraitement à je ne sais
quel sale type qui me donnait perfidement ...
BEAUMARCHAIS: Le Roi prend son sept de pique et écrit au revers: "Aussitôt cette lettre reçue,
vous donnerez l'ordre de conduire le sieur de Beaumarchais à Saint-Lazare. Cet homme me devient
par trop insolent; c'est un garçon mai élevé dont il faut corriger l'éducation". Jacques, voilà sept
jours d'écoulés et personne n'est venue me dire pourquoi je fus mis dans cet endroit ignoble!
JACQUES COQUAIRE-FILS: Tranquillisez-vous, frère Pierre, consolez-vous de l'idée
que des milliers de Français souffrent dans les geôles sans motifs, qu'on leur dresse des
causes inexistantes, que le pays entier se trouve changé en une immense prison. Vous n'êtes
pas le seul, mon frère! Au contraire, vous êtes le premier qui ait dirigé vers la Bastille le
canon de la Révolution qui est toute proche, qui déferlera bientôt. Ce n'est pas par hasard que
Louis XVI a peur de vous. Figaro, votre Barbier, va raser l'injustice de la face de la terre.
Quand vous étiez jeune, c'était vous l'Horloger du Roi. Moi, Jacques Coquaire-Fils, je vous
institue HORLOGER DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. À partir de cette fin du XVIIIe
siècle, grâce à vos Mémoires et à vos comédies qui ont dévoilé les injustices et les abus, la
France va gagner sa liberté. Vive Pierre Caron de Beaumarchais, l'Horloger de la Révolution!
BEAUMARCHAIS (Range sa pèlerine dans son coffre. Jacques l'aide. Il prend Jacques
par les épaules, le regarde, l'embrasse.) À bientôt, Jacques, mon ami! Si mon nom a
encore quelque pouvoir en France, je lutterai pour vous faire partir de ce trou-là.
BEAUMARCHAIS (L'embrasse encore une fois, prend son coffre sur son épaule. On entend
siffler dans les coulisses l'air des Noces de Figaro que chante le Barbier à Chérubin.
BEAUMARCHAIS (sortant, abattu): Oui ... Oui ... C'est vrai ... c'est vrai, c'est moi qui
aie écrit ce rien sur Figaro. (Il sort.)
LE GEÔLIER EN CHEF: Écoute, espèce de rien du tout! L'on dit qu'un loqueteux
comme toi, nommé Mozart, a composé ces sept jours-ci que tu fait le roi fénéant à Saint-
Lazare un opéra sur ton qué'que chose. Tu dois le poursuivre en justice. Je m'inscrit
témoin contre lui si tu paies bien. (La musique de l'opéra innonde la salle.)
Rideau