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SUB Hamburg

B/105322

OSTERREICHISCHE AKADEMIE DER WISSENSCHAFTEN


PHILOSOPHISCH-HISTORISCHE KLASSE
DENKSCHRIFTEN, 410. BAND

VEROFFENTLICHUNGEN ZUR BYZANZFORSCHUNG


BAND XXIV

EMPEROR SIGISMUND
AND THE ORTHODOX WORLD

Herausgegeben von

EKATERINI MITSIOU
MIHAILO POPOVIC
JOHANNES PREISER-KAPELLER
ALEXANDRU SIMON

Verlag der
Osterreichischen Akademie
der Wissenschaften

Wien2010 OAW
Inhaltsverzeichnis
Vorwort .............................................................................................................................................. 7

Franck COLLARD
D’Henri VII à Sigismond de Luxembourg: une dynastie impériale à l’épreuve du poison ............... 9

Julia DÜCKER
Sigismund und der Konflikt um die Königskrönung Witolds von Litauen (1429/30) ....................... 17

Ekaterini MITSIOU
Vier byzantinische rhetorische Texte auf westliche Herrscher .......................................................... 27

Dan Ioan MUREŞAN


Une histoire de trois empereurs.
Aspects des relations de Sigismond de Luxembourg avec Manuel II et Jean VIII Paléologue .......... 41

Mihailo POPOVIĆ
The Order of the Dragon and the Serbian despot Stefan Lazarević ................................................... 103

Johannes PREISER-KAPELLER
„Denn der Krieg umschließt uns von allen Seiten“. Vorboten und Nachwehen der
Schlacht von Nikopolis 1396 im Sprengel des Patriarchats von Konstantinopel ............................... 107

Alexandru SIMON
Annus mirabilis 1387: King Sigismund, the Ottomans and the Orthodox Christians
in the Late 1380s and Early 1390s ...................................................................................................... 127

Verzeichnis der Autorinnen und Autoren ........................................................................................... 153

Personenindex ..................................................................................................................................... 155

Nachbemerkung: Die Abkürzungen in diesem Band wurden auf der Grundlage des Siglenverzeichnisses des
Jahrbuchs der Österreichischen Byzantinistik (JÖB) erstellt, das im Internet unter
http://www.oeaw.ac.at/byzanz/sig.pdf eingesehen werden kann.
DAN IOAN MUREŞAN

Une histoire de trois empereurs.


Aspects des relations de Sigismond de Luxembourg
avec Manuel II et Jean VIII Paléologue
§ 1. Antoine IV et l’Eglise orthodoxe du royaume de Hongrie (1391). Sigismond et le sacre de Manuel II (1392) § 2. « Le fondement
de la desconfiture » de Nicopolis ; § 3. Le Patronatsrecht du roi de Hongrie et les « schismatiques » de la Sainte Couronne ; § 4.
« Querelles byzantines » au Concile de Constance (1414–1418) ; § 5. Encore un basileus à Buda (1424) ; § 6. De la défaite de Golu-
bac au Congrès de Luck (1428–1429) ; § 7. Aux origines de la « révolution silencieuse » du Concile de Florence

§ 1. ANTOINE IV ET L’EGLISE ORTHODOXE DU ROYAUME DE HONGRIE (1391).


SIGISMOND ET LE SACRE DE MANUEL II (1392)
Les relations de Sigismond de Luxembourg avec les deux empereurs byzantins ses contemporains, Ma-
nuel II et Jean VIII Paléologue, ne constituent pas un vague terrain pour l’historiographie. Pourtant il reste
encore bien des recherches à entreprendre avant d’accéder à une compréhension plus approfondie de ce sujet.
Outre des aperçus succincts1 ou plus fouillés2, le sujet a retenu tout naturellement l’attention des derniers
biographes de Sigismond3, de Manuel II4 et de Jean VIII5. Ces auteurs ont envisagé les rapports entre les
trois empereurs à la lumière de la problématique des croisades tardives désormais redéfinies pour inclure
parmi leurs objectifs les secours pour Constantinople à l’agonie. Un angle d’attaque particulièrement porteur
a été de considérer la position de Sigismond comme celle du souverain d’un royaume historiquement peuplé
aussi par une proportion importante de sujets de confession chrétienne de rite byzantin6. Sous cet éclairage
nouveau se fait jour une véritable dialectique entre la politique orientale de Sigismond et sa politique confes-
sionnelle en Hongrie. Nous partirons de cette seconde direction, en essayant d’y apporter certaines préci-
sions, qui serviront en fin de compte à mieux l’intégrer à la première.
En octobre 1396 Manuel II écrivait à Démétrios Cydonès pour lui annoncer, non sans quelque étonne-
ment, l’arrivée, par mer, à Constantinople, du roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg. C’était le jour
même (αὐθημερόν) du départ du lettré byzantin vers la Crète, ce qui l’avait empêché de justesse de ren-
contrer l’illustre monarque qui visita alors la capitale impériale. C’était de la bouche même de Sigismond
que Manuel II venait d’apprendre ainsi la nouvelle du désastre de Nicopolis. Le basileus regretta d’autant
plus l’absence de son ancien maître à penser et ministre qui, par sa connaissance du latin et des affaires poli-
tiques, aurait facilité les discussions avec cet ἀνδρὸς γενναίου καὶ ἀγαθοῦ καὶ ῥύστου, τό γε ἐκείνου μέρος,
τῶν δουλευόντων Χριστιανῶν (« homme brave, bon et sauveur de cette partie de chrétiens asservis »), dont il
avait tant attendu l’arrivée, comme tous les autres Byzantins7. L’insistance du basileus sur cette ironie du
—————
1
I. BAÁN, Die Beziehungen zwischen Sigismund und Byzanz, in: I. TAKÁCS (éd.), Sigismund – Rex et Imperator. Kunst und Kul-
tur zur Zeit Sigismunds von Luxemburg 1387–1437. Mainz 2006, 438–441.
2
W. BAUM, Europapolitik im Vorfeld der frühen Neuzeit: König und Kaiser Sigismund vom Hause Luxemburg, Ungarn, Byzanz
und der Orient, in: E. DONNERT (éd.), Europa in der frühen Neuzeit, Festschrift G. MÜHLPFORDT I. Weimar–Köln–Wien 1997,
13–43.
3
W. BAUM, Kaiser Sigismund: Konstanz, Hus und Türkenkriege. Graz–Wien–Köln 1993. Cet aspect est moins présent chez J. K.
HOENSCH, Kaiser Sigismund. Herrscher and der Schwelle zur Neuzeit, 1368–1437. München 1996.
4
J. W. BARKER, Manuel II Palaeologus (1391–1425): a Study in Late Byzantine Statesmanship. New Brunswick, N.J 1969.
5
I. DJURIC, Le crépuscule de Byzance. Paris 1996.
6
Ş. PAPACOSTEA, Byzance et la croisade au Bas-Danube à la fin du XIVe siècle. Revue Roumaine d’Histoire 30 (1991) 3–21.
7
G. T. DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus. Dumbarton Oaks 1977, n° 31, 80–87, ici 81, 13–14 ; trad. partielle chez J.
W. BARKER, Manuel II Palaeologus 134–136. Sur Cydonès, voir sa prosopographie établie par DENNIS, The letters of Manuel II
Palaeologus xxxvii–xl.
42 Dan Ioan Mureşan

destin n’était pas fortuite : l’arrivée du roi de Hongrie à Constantinople représentait en quelque sort le triom-
phe de la position défendue en matière de politique étrangère par Démétrios Cydonès.
C’était pour aider sa patrie que celui-ci avait renoncé en 1391 à son auto-exil vénitien, pour redevenir le
conseiller de Manuel II jusqu’en 1396. Ce qui ne fut pas sans marquer un tournant dans la diplomatie byzan-
tine. Car dès 1367 Cydonès avait critiqué comme non-réaliste le recours à une alliance avec les États balka-
niques, trop faibles, selon lui, pour résister à la poussée ottomane. En 1389 il avait même pu constater la
ruine définitive de l’idée d’une croisade orthodoxe, écrasée à Kossovopolje8. Byzance n’avait aucune chance
de perdurer sous suzeraineté ottomane9, et les chaînes dont Bayezid Ier avait entourées la Ville devaient être
arrachées par un acte d’héroïsme. Pour ce faire, il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait plus d’alternative
balkanique à un projet anti-ottoman. La seule instance éventuellement susceptible de compter encore était
l’Occident latin. La révolte de Manuel II, planifiée en accord avec le patriarche Antoine IV, s’avère ainsi être
le résultat de l’adoption officielle de la direction politique suggérée par Cydonès. Elle avait pour point
d’Archimède la Hongrie, fer de lance de toute aide que l’on pouvait raisonnablement encore attendre de
l’Occident entendu au sens large10.
Ce projet avait d’autant plus trouvé un écho favorable auprès de Manuel II Paléologue que le basileus
avait lui-même déjà connu la Hongrie. En effet, Sigismond de Luxembourg n’avait pas encore vu la lumière
du jour lorsque Manuel, fils de Jean V Paléologue, avait adolescent visité la ville de Buda, dans la suite de
son père. L’empereur avait alors été accueilli avec tous les honneurs par le roi Louis Ier d’Anjou, avec autant
de déférence pour la hiérarchie idéale entre l’empereur et le roi, bien qu’elle ne signifiât plus grand-chose en
réalité11. Mais les protagonistes furent aussitôt rattrapés par celle-ci. Car Jean V, à qui le roi semble avoir
demandé de se faire rebaptiser pour certifier la sincérité de sa conversion au rite latin, dut également laisser
ses fils, Manuel et Michel, en otages à la cour hongroise, pour une période indéfinie entre 1366–6712.
Ce ne fut pas là un bon présage pour le fonctionnement de l’alliance. Nonobstant la conversion officielle
de Jean V à la foi catholique romaine auprès du pape Grégoire XI (1369) et sa politique favorable à
l’Occident latin, le roi de Hongrie s’était refusé sous diverses prétextes à partir en croisade, se contentant de
campagnes « anti-schismatiques » contre les Serbes, les Bulgares et les Roumains. Profitant du vide de pou-
voir, les Ottomans avaient alors enregistré des progrès étonnants dans les Balkans. Pire encore : pour faire
face à l’attitude agressive du roi de Hongrie, diverses puissances balkaniques finirent par s’allier avec l’émir
ottoman Murad Ier. Selon une source tardive, l’empereur byzantin, déçu dans ses attentes et forcé d’accepter
en 1373 la suzeraineté ottomane, aurait même fait parti de cette coalition anti-hongroise13. De sorte que, pour
ne pas avoir combattu au début les seuls guerriers ghazi, Louis d’Anjou devait une décennie plus tard se

—————
8
S. W. REINERT, A Byzantine Source on the Battles of Bileča (?) and Kosovo Polje: Kydones’ Letters 396 and 398 Reconsidered,
in: C. HEYWOOD – C. IMBER (éds.), Studies in Honour of V. MENAGE. Istanbul 1994, 249–272. Sur les dernières années de vie de
Démétrios Cydonès, voir F. KIANKA, Demetrios Kydones and Italy. DOP 49 (1995) (Symposium on Byzantium and the Italians,
13th–15th Centuries), 99–110, ici 109–110 ; N. RUSSELL, Palamism and the Circle of Demetrius Cydones, in : C. DENDRINOS – J.
HARRIS – Judith HERRIN – Eirene HARVALIA-CROOK (éds.), Porphyrogenita: Essays on the History and Literature of Byzantium
and the Latin East in Honour of Julian Chrysostomides. Ashgate 2003, 153–174, ici 167, 170–172.
9
G. OSTROGORSKY, Byzance, état tributaire de l’empire turc. ZRVI 5 (1958) 49–58.
10
Sur l’importance de la Hongrie dans la géographie politique des Byzantins à la fin du XIVe siècle, voir : S. A. IVANOV, Hunga-
rians in an anonymous Byzantine geographical treatise, in: B. NAGY – M. SEBOK (éds.), The man of many devices, who wande-
red full many ways. Festschrift in honour of J. M. BAK. Budapest 1999, 503–506.
11
O. HALECKI, Un empereur de Byzance à Rome. Vingt ans de travail pour l’Union des Églises et pour la défense de l’Empire
d’Orient, 1355–1375. Varsovie 1930, 111–135 ; Gy. MORAVCSIK, Византийские императоры и их послы в г. Буда, in: IDEM,
Studia byzantina. Budapest 1967, 341–358, ici 344–348 ; IDEM, Byzantium and the Magyars. Budapest 1970, 98–99 ; J. GILL,
John V Palaeologus at the court of Louis I of Hungary (1366). BSl 37 (1977) 31–38. Manuel II Paléologue était né le 27 juin
1350 et Sigismond de Luxembourg – le 15 février 1368.
12
BARKER, Manuel II Palaeologus 6–8.
13
Theodoro Spandugnino, De la origine deli Imperatori ottomani, in: C. SATHAS, Documents inédits relatifs à l’histoire de la Grèce
au Moyen Âge IX. Paris 1890, 146 ; D.M. NICOL, Theodoros Spandouginos: On the origin of the Ottoman emperors. Cambridge
[u.a.] 1997, 21 ; Il faut rappeler que l’accord entre l’empereur Jean V et le patriarche Nil de 1381 implique le retour de
l’empereur, converti au catholicisme en 1369, à l’orthodoxie, P. GURAN, Patriarche hésychaste et empereur latinophrone.
L’accord de 1380 sur les droits impériaux en matière ecclésiastique : Byzance et son héritage. RESEE 39 (2001) 53–62.
Une histoire de trois empereurs 43

confronter à Murad Ier en personne, évitant un désastre in extremis en 1375 ou en 137714. Cette victoire
éphémère ne saurait cacher le fait que Louis Ier avait décisivement favorisé, par l’incohérence de ses actions,
l’expansion ottomane dans les Balkans. « For the crusading movement » – conclut à juste titre Norman Hou-
sley – « Louis’s reign was a sorry trail of disappointed hopes »15. Et le chroniqueur vénitien Giangiacomo
Caroldo d’estimer que « de cette discorde entre le roi de Hongrie et l’empereur de Constantinople… les
Turcs ont saisi l’opportunité parfaite pour accroître leur puissance et élargir leurs forces en Europe »16. La
péninsule balkanique était désormais ouverte à l’implacable progression ottomane17. Entre les deux pressions
contraires, les peuples balkaniques ne pouvaient réagir que d’une manière tâtonnante, choisissant tantôt
l’une, tantôt l’autre, selon le principe du moindre mal, ce qui leur conféra en Occident l’image de peuples sur
lesquels on ne pouvait compter18.
La leçon à tirer était simple. Du côté hongrois, une alliance avec les États balkaniques voisins de l’Empire
ottoman n’était concevable qu’allant de pair avec un changement radical d’attitude envers la confession
« grecque ». Du côté byzantin, malgré le raidissement confessionnel impliqué par la victoire de
l’hésychasme, la continuité d’une politique d’ouverture envers l’Occident restait une option sine qua non.
Cette stratégie avait été tracée par l’ancien empereur Jean Cantacuzène lui-même, au moment où il se livrait
à une âpre critique de la politique prosélyte de Louis d’Anjou19. Seul le petit-fils de l’empereur palamite Jean
VI et l’élève fidèle de Démétrios Cydonès pouvait tenir un aussi délicat équilibre.
Pour le compte de la Hongrie, la mission de redéfinir la politique extérieure revint à Sigismond de
Luxembourg, fils de l’empereur Charles IV et frère du roi de Bohême et des Romains Wenceslas IV. Sigis-
mond devint roi de Hongrie en 1387, après avoir littéralement dû conquérir la main de son épouse Marie de
Anjou, couronnée reine après la mort de Louis Ier en 138220.
On aurait pu croire que le grand, beau, jeune et extrêmement bien éduqué monarque arrivé en Hongrie
après avoir gouverné la Marche de Brandebourg, devait partager les mêmes appréhensions que son défunt
beau-père envers les peuples orthodoxes. L’héritage qu’il portait était cependant complètement différent de
celui des Angevins de Naples. L’empereur Charles IV de Luxembourg (1346–1378), descendant par sa mère
de la dynastie des Prémyslides de Bohême, avait élaboré un vaste projet dynastique visant à rassembler éga-
lement sous son sceptre la Pologne, la Lituanie et la Hongrie. Un des ressorts de ce projet avait été l’idée de
la réunion des païens et des schismatiques habitant ces États à l’Église et à l’Empire romains. Pour ce faire,
Charles IV obtint l’accord de son ancien précepteur, le pape Clément VI, pour fonder en novembre 1347 le
monastère d’Emmaüs, près de Prague, pour des Bénédictins de rite slavon originaires de Croatie. Ce monas-

—————
14
P. ENGEL, The Realm of St Stephen. A History of Medieval Hungary (895–1526). London–New York 2001, 165–166 ; B. L.
KUMOROVITZ, I. Lajos királyunk 1375. évi havasalföldi hadjárata és ‘török’ háborúja. Századok 117 (1983) 919–979 ; MORAVC-
SIK, Византийские императоры 348–351.
15
N. HOUSLEY, King Louis the Great of Hungary and the Crusades, 1342–1382. The Slavonic and East European Review 72 (1984)
192–208 ; F. SZAKÁLY, Phases of Turco-Hungarian Warfare before the battle of Mohács (1365–1526). Acta Orientalia Academiae
Scientiarum Hungaricae 33 (1979) 65–111, ici 69–72, remarque que la fondation du banat de Vidin, loin d’activer la résistance
anti-ottomane, a coalisé contre la Hongrie les Etats bulgares, et au lieu de faire entendre raison au prince valaque Vladislav, a
contribué à augmenter sa puissance, en le rendant maître du banat de Sévérin. L’auteur évalue également de manière négative le
« prosélytisme insensé et violent » occasionné par l’occupation hongroise, l’implication à long terme de l’armée hongroise en Ita-
lie, ainsi que l’indifférence de Louis Ier envers ses sujets balkaniques durant l’année cruciale 1371.
16
SETTON, The Papacy and the Levant I, 290–291.
17
I. DUJCEV, La conquête turque de la Péninsule des Balkans de 1371 à 1389. Études historiques 7 (1975) 89–100 ; IDEM, Le pa-
triarche Nil et les invasions turques vers la fin du XIVe siècle. Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome
78 (1966) 207–214 ; et d’une perspective ottomane : S. W. REINERT, From Nish to Kosovo Polje: Reflections on Murad I's Final
Years, in: E. ZACHARIADOU (éd.), The Ottoman Emirate (1300–1389). Rethymnon 1993, 169–211.
18
K. PETKOV, From rebels against the Crown to ‘fideli nostri Bulgari’: the political image of the Orthodox Balkans in East Central
Europe (1354–1572). Études balkaniques (1995) 107–125.
19
J. MEYENDORFF, Projets de concile oecuménique en 1367 : un dialogue inédit entre Jean Cantacuzène et le légat Paul. DOP 14
(1960) 147–177.
20
Sur la guerre civile de Hongrie de 1382–1387 : HOENSCH, Kaiser Sigismund 48–63 ; ENGEL, The Realm of St Stephen 195–199
et, pour ses implications balkaniques : J. V. A. FINE, The Late Medieval Balkans: A Critical Survey from the Late Twelfth Cen-
tury to the Ottoman Conquest. Michigan 1994, 395–398.
44 Dan Ioan Mureşan

tère était symboliquement dédié aux saints Cyrille, Méthode et Jérôme (ce dernier considéré alors comme
étant Slave). Sa fonction nous est révélée grâce à la lettre adressée en 1355 par Charles IV au tsar Étienne
Dušan. Exaltant leur commune langue slave, il félicitait le monarque serbe de son désir de s’unir avec Rome,
proposition que le tsar avait avancée en vue d’une alliance anti-ottomane et pour enlever à Louis Ier d’Anjou
tout prétexte de guerre contre lui. L’empereur Charles IV – bien qu’en se réservant le titre impérial et recon-
naissant à Dušan la qualité seule de rex Rassciae – se portait volontaire pour convaincre Rome d’accepter la
langue slavonne comme langue liturgique légitime21. Le laboratoire de cette nouvelle expérience était le mo-
nastère d’Emmaüs, appelé à fournir les cadres pour sa traduction en pratique. Charles IV voulait également
élargir cette expérience à la Pologne et à la Lituanie. La vision impériale prenait ainsi respectueusement ses
distances avec la ligne dure imposée par la papauté d’Avignon dans les relations avec l’Église d’Orient. De
par son héritage tchèque, la famille régnante de Luxembourg venait ainsi avec une toute autre vision de la
diversité culturelle de l’Europe que celle de la dynastie d’Anjou. Cette familiarité avec le monde slave facili-
ta plus tard à Sigismond la connaissance du monde orthodoxe en son entier. Doué d’un grand pragmatisme et
d’une rare intelligence politique, servi par une flexibilité remarquable et une adaptabilité constante tout au
long de sa carrière, Sigismond sut évoluer au gré des circonstances. L’analyse qui va suivre montrera com-
bien il sut se mettre à l’école de la pensée de son père.
La rupture est d’autant plus remarquable que Sigismond avait, bon gré mal gré, hérité de toutes les guer-
res balkaniques de Louis d’Anjou. Le knjaz Lazare Hrebelianović ayant soutenu les Horváti, les chefs de file
des adversaires de Sigismond, les combats contre lui allaient durer jusqu’à la veille de la bataille de Kosso-
vopolje (juin 1389). Le roi de Hongrie préféra alors ne pas intervenir, se tenant dans une neutralité peu op-
portune. Aussitôt après le désastre serbe, il entendit même en profiter pour récupérer le banat de Mačva aux
dépens du nouveau prince serbe, Étienne Lazarević (1389), lequel dut faire appel à l’aide ottomane22. Entre
1390 et 1392, Bayezid Ier réussit, malgré l’opposition hongroise, à faire reconnaître sa domination par tous
les seigneurs de Serbie : Vuk Branković (auparavant le représentant du courant philo-hongrois en Serbie), le
jeune prince Étienne Lazarević, Marko Kralević et Constantin Dragaš (le beau-père de l’empereur Manuel
II)23. Aussi Sigismond se retrouva-t-il immédiatement devant un ouragan désormais difficile à contenir24.
À ce même moment, l’Empire byzantin traversait une étape essentielle de la guerre civile qui opposait
Jean VII, le descendant d’Andronic IV, à son grand-père Jean V et à son oncle Manuel, conflit dans lequel
Bayezid Ier s’était érigé en arbitre. À la nouvelle de la mort de Jean V (16 février), Manuel s’échappa nui-
tamment du camp ottoman et prit les rênes du pouvoir le 8 mars 1391, avec le concours de l’impératrice-
mère, Hélène Cantacuzène Paléologue. Pour affermir son trône, il avait fait appel au patriarche Antoine IV,
ancienne victime de Jean VII, qui l’avait renversé en 1390 pour le remplacer par le patriarche préféré par la
—————
21
Pour une caractérisation générale de l’atmosphère culturelle qui régnait à Prague sous Charles IV – à l’époque de la formation
intellectuelle de Sigismond – voir : S. HARRISON THOMSON, Learning at the Court of Charles IV. Speculum 25 (1950) 1–20 ; sur
le monastère d’Emmaüs : K. STEJSKAL, Das Slawenkloster. Prague 1974, avec une analyse spéciale de la signification de son ac-
tivité : M. PAULOVA, L’idée cyrillo-méthodienne dans la politique de Charles IV et la fondation du monastère slave de Prague.
BSl 11 (1950) 174–86. Pour les relations de Charles IV avec Étienne Dušan : Vera HROCHOVA, Charles IV, les Slaves du Sud et
Byzance. BF 12 (1987) 177–186 ; pour la place des projets carolins dans la politique de la papauté d’Avignon envers la Lituanie
et la Russie : E. WINTER, Die Luxemburger in der Ostpolitik der päpstlichen Kurie im 14. Jahrhundert. Wissenschaftliche Zeit-
schrift der Friedrich-Schiller-Universität. Gesellschafts- und sprachwissenschaftliche Reihe 7 (1957/1958) 81–87 ; enfin, pour
une discussion équilibrée de l’idée de slavonité de l’empereur : J. MIKULKA, Zur Frage nach Kaiser Karls IV. „Slawentum“ und
zum „slawischen“ Programm seiner Politik. Jahrbuch für Geschichte des Feudalismus 4 (1980) 173–185.
22
S. STANOJEVIĆ, Die Biographie Stefan Lazarević's von Konstantin dem Philosophen als Geschichtsquelle. Archiv für Slavische
Philologie 18 (1896) 409–472, ici 417–418 ; FINE, Late Medieval Balkans 406–414 ; pour la campagne de Sigismond en Serbie
en 1389, voir P. ENGEL, A török-magyar háboruk első évei 1389–1392. Hadtörténelmi Közleménvek 111/3 (1998)(Numéro spéci-
al : Memoria rerum Sigismundi regis) 12–28, ici 14–16. Sur les réactions byzantines à la bataille de Kossovo : S. W. REINERT, A
Greek View of the Battle of Kosovo Polje: Laonikos Chalkokondyles, in: W. VUCINICH – T. EMMERT (éds.), Kosovo, Legacy of a
Medieval Battle. Minneapolis 1991, 61–88.
23
I. MINEA, Principatele române şi politica orientală a împăratului Sigismund. Note istorice. Bucureşti 1919, 11–13, 45–47 ;
ENGEL, The Realm of St Stephen 203 ; FINE, Late Medieval Balkans 411–414 ; C. IMBER, The Ottoman Empire, 1300–1481. Is-
tanbul 1990, 42–43.
24
ENGEL, A török-magyar háboruk 16–20.
Une histoire de trois empereurs 45

branche d’Andronic IV, le non-palamite Macaire (1376–1379, 1390–1391). Antoine IV s’avéra ainsi, et pour
cause, l’adversaire déterminé du courant philo-ottoman représenté par Jean VII25. Pour conférer la sanction
ecclésiastique nécessaire à la succession, le patriarche officia le 11 février 1392 à Sainte-Sophie le sacre
impérial de Manuel II. Antoine IV choisit alors des péricopes adaptées à l’occasion, pour affirmer clairement
le soutien de l’Église au nouvel empereur et pour condamner sans nuances Jean VII comme usurpateur26.
Sans entraîner immédiatement la rupture, ce couronnement revêtait donc un sens ouvertement anti-ottoman,
Manuel ayant repris le pouvoir à Constantinople sans l’accord de Bayezid. Et le sultan de s’inquiéter à juste
titre, car Manuel avait été, entre 1384 et 1387, l’âme d’une active résistance anti-ottomane à Thessalonique27.
Maître désormais de l’Empire sans l’accord du sultan, il laissa clairement transparaître ses intentions réelles.
Ses œuvres écrites démontrent d’ailleurs qu’il ne s’est jamais résigné à son statut de vassal de l’Empire ot-
toman. Même lorsqu’il combattait pour la gloire du sultan au fin fond de l’Asie Mineure, il fomentait le des-
sein de se révolter un jour contre cette domination inacceptable pour quelqu’un qui avait la ferme conviction
d’être de plein droit un empereur romain28.
La coïncidence chronologique entre la guerre anti-ottomane menée par Sigismond en Serbie entre 1390 et
1392 et la rupture des rapports de Manuel II avec le sultan appelle en effet à creuser la signification d’un
détail demeuré jusqu’ici inaperçu. Il s’agit de la présence d’une délégation hongroise au couronnement de
Manuel II Paléologue. Un témoin oculaire, le voyageur russe Ignace de Smolensk, fournit en effet un détail
capital : il relève cette présence à ce grandiose événement, à côté des autres délégations occidentales29. Quel
crédit mérite cette information ?
Rappelons que le couronnement de Manuel II a été officié à l’occasion de son mariage avec la princesse
serbe Hélène Dragaš, fille du seigneur Constantin Dejanović Dragaš, maître de la Macédoine orientale et de
Serrès, lui-même un vassal de Bayezid30. Sans doute avait-il été contracté lors de la campagne commune que
Manuel et Constantin avaient déployée en Asie Mineure, comme vassaux chrétiens du sultan. À l’époque
certains princes serbes avaient déjà entamé des rapports avec Sigismond de Luxembourg. Ainsi les frères du
roi serbe Marko Kraljević – Dmitar et Andrijas – s’étaient réfugiés en Hongrie auprès de Sigismond31. Même
Étienne Lazarević avait été accusé d’être impliqué dans des négociations secrètes avec Sigismond. Le knjaz
s’était néanmoins défendu en surenchérissant sa fidélité envers le sultan, acceptant que sa sœur Olivera de-
vînt l’épouse de Bayezid et en suivant désormais fidèlement l’armée ottomane dans ses campagnes32. Or
Constantin Dragaš, tout en participant à la campagne ottomane en Hongrie et en Valachie en 1395, où il per-
dit la vie, était malgré tout resté le partisan de la cause chrétienne. C’est à lui que le roi Marko Kraljević lui
—————
25
S. W. REINERT, The Palaiologoi, Yıldırım Bāyezīd and Constantinople: June 1389– March 1391, in: Τὸ Ἑλληνικόν. Studies in
Honor of S. VRYONIS, Jr. I. New Rochelle, NY 1993, 289–365.
26
S. W. REINERT, Political Dimensions of Manuel II Palaiologos’ 1392 Marriage and Coronation: Some New Evidence, in: C.
SODE – S. TAKÁCS (éds.), Novum Millennium. Studies on Byzantine History and Culture dedicated to P. SPECK. Aldershot 2001,
291–303 ; P. SCHREINER, Hochzeit und Krönung Kaiser Manuels II. im Jahre 1392. BZ 60 (1967) 70–85 ; P. GURAN, Nouvelles
hypothèses autour du protocole de couronnement de Manuel II Paléologue (1392), in: I. CANDEA – P. CERNOVODEANU – G. LA-
ZAR (éds.), Închinare lui Petre Ş. NASTUREL la 80 de ani. Brăila 2003, 103–109.
27
G. T. DENNIS, The Reign of Manuel II. Palaeologus in Thessalonica 1382–1387 (OCA 159). Rome 1960.
28
S. W. REINERT, Manuel II Palaeologos and his Müderris, in: S. ĆURČIĆ – D. MOURIKI (éds.), The Twilight of Byzantium. Apects
of Cultural and Religious History in the Late Byzantine Empire. Princeton 1991, 39–51 : analyse du Dialogue entretenu avec un
certain Perse, le respectable Müderris, écrit tout juste après la campagne asiatique de 1391, où Manuel II argumente vigoureu-
sement sa conviction dans la victoire finale de la foi orthodoxe sur l’Islam. Dans cet écrit, S. W. Reinert voit à juste titre une véri-
table profession de foi avant le début imminent de la guerre contre Bayezid.
29
S. PETROVNA KHITROWO, Itinéraires russes en Orient (Sociéte de l’Orient Latin), trad. par B. de KHITROWO. Genève 1889 (Nach-
druck Osnabrück 1966), 143–147, ici 144, n. a ; G. P. MAJESKA, Russian Travellers to Constantinople in the Fourteenth and Fif-
teenth Centuries. Washington D. C. 1984, 104–113, ici 106, n. 169 et 107, n. 502, avec le commentaire de p. 416–36. Il s’agit
d’une information tirée du manuscrit Yaroslavl 108 / 255, contenant la version chronistique de la description du voyage d’Ignace
(présenté par MAJESKA, op. cit. 63, 72).
30
Voir, avec discussions détaillées dans les notes, BARKER, Manuel II Palaeologus 99–103 ; DJURIC, Le crépuscule de Byzance 66–
72.
31
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 39.
32
STANOJEVIC, Die Biographie Stefan Lazarević's 420 (qui s’embrouille dans la datation, inexacte, de la campagne de Valachie,
placée en 1394, et non en 1395) ; BARKER, Manuel II Palaeologus 119.
46 Dan Ioan Mureşan

aurait confié – selon Constantin Kostenecki – le vœu de mourir dans la bataille plutôt que d’être forcé de
combattre les chrétiens33. Les contacts entre Byzance et la Hongrie à travers les diverses connexions serbes
relèvent du domaine de la diplomatie secrète, ce qui explique la difficulté de les saisir. Il nous semble donc
que c’est de là que Chalcocondyle a pu distiller sa notice sur une alliance politique entre Manuel II et son
beau-père Constantin Dragaš34.
Les savants qui ont analysé les premiers contacts entre Byzance et la Hongrie ainsi que leur rôle dans la
genèse de la croisade de Nicopolis n’ont pu saisir encore leur début exact. C’est à l’éclaircissement de cette
question que sont consacrées les lignes qui suivent.
De par ses anciennes relations avec la Hongrie, ainsi que par ses rapports ecclésiastiques avec le Patriar-
cat œcuménique, la Valachie semblait destinée à être l’intermédiaire privilégié entre Sigismond et Manuel II.
Mais un conflit l’opposait à la Hongrie depuis la guerre de succession au trône de Hongrie, dont le Valaque
Dan Ier (1385–1386) avait profité pour réoccuper la forteresse danubienne de Sévérin. Son frère et succes-
seur, Mircea Ier (1386–1418), avait, quant à lui, envoyé un contingent à la bataille de Kossovo en soutien aux
Serbes35. Il devait maintenant regarder avec hostilité les actions menées par Sigismond en Serbie. C’est
pourquoi le prince de Valachie conclut une alliance avec l’adversaire de Sigismond, le nouveau roi de Polo-
gne, Vladislav Jagellon (1390–1391)36.
Le tableau politique était encore embrouillé par les affaires ecclésiastiques. Les Églises byzantine et serbe
vivaient alors une nouvelle période de tensions, quelques années à peine après leur difficile réconciliation de
1375. De ce fait, Ephrem (1375–1379, 1389–1390), l’archevêque de Peć d’origine bulgare, soutenu par le
Patriarcat œcuménique, fut à deux reprises écarté. À sa place furent installés tour à tour deux archevêques
agréés par le knjaz Lazare et son épouse Milica. Le premier, Spyridon (1379/1380–1389), contemporain du
patriarche Nil, avait été accusé à Constantinople de « trisépiscopat ». L’Ekthesis néa atteste que le Patriarcat
œcuménique avait alors suspendu la communion avec Spyridon, qui n’était plus accepté en tant que « concé-
lébrant » (συλλειτουργός). Sans encourir une excommunication, c’était toutefois une manière de protester
contre l’imposition de ce candidat du knjaz Lazare à la place d’Ephrem37. Aussitôt après le désastre de Kos-
sovopolje, Ephrem redevint archevêque pour encore une année. Il fut à nouveau remplacé par un Serbe, Da-
nilo III (1390/1391–1399/1400). Celui-ci entreprit les démarches nécessaires pour la rapide canonisation du
prince Lazare (1390/1391) et pour l’avènement d’Étienne Lazarević en 1393. Toute tendance anti-ottomane
se voyait transposée sur un plan spirituel, avec des conséquences politiques plutôt ambiguës. En termes pra-
tiques, l’archevêque (patriarche dans le texte) lui-même et le synode de l’Église serbe avaient sanctionné la
reconnaissance de la suzeraineté ottomane par la régente Milica, ainsi que le mariage d’Olivera avec Bayezid
(1392)38. D’un côté, le culte du martyr Lazare avait de quoi étonner les Byzantins et devait être regardé avec
circonspection par le Patriarcat œcuménique, qui avait jadis refusé d’accéder à la demande similaire de
l’empereur Nicéphore Phokas (963–969), qui aurait voulu faire reconnaître comme martyrs les soldats tom-

—————
33
M. BRAUN, Lebensbeschreibung des Despoten Stefan Lazarević von Konstantin dem Philosophen (Slavo-Orientalia, Monogra-
phiereihe über die Wechselbeziehungen zwischen der slavischen und orientalischen Welt 1, ed. O. PRITSAK). The Hague–
Wiesbaden 1956, 12–13. V. JAGIĆ, Konstantin Filosof i njegov Život Stefana Lazarevića despota srpskoga. Glasnik Srpskog
Učenog Društva 42 (1875) 223–328, 372–377, ici 269–270.
34
Laonici Chalcocandylae, Historiarum demonstrationes I, éd. E. DARKO. Budapest 1922, 74–78. Et ce malgré l’inexactitude qui
fait Chalcocondyle placer cet accord lors de la réunion convoquée à Serrès par Bayezid de tous ses vassaux en 1393. En général
Chalcocondyle est un historien bien informé, mais dont la chronologie laisse parfois à désirer.
35
Longuement discutée, cette participation des Roumains est désormais attestée par le fetihname ottoman de 1389, qui mentionne
aussi le ban de Valachie dans les rangs de l’armée vaincue T. GEMIL, Românii şi otomanii în secolele XIV–XVI. Bucureşti 1991,
68.
36
MINEA, Principatele române 41–43.
37
Sur Spyridon, voir C. G. PITSAKIS, Canonica byzantino-serbica minora, I. Le trisépiscopat : une ‘perversion’ serbe ?, in: N. OI-
KONOMIDES (éd.), Byzantium and Serbia in the 14th Century. Athens 1996, 267–281 ; Sur Ephrem, voir B. BOJOVIC, L’idéologie
monarchique dans les hagio-biographies dynastiques dans le Moyen Age serbe (OCA 248). Rome 1995, 561–565, 653–654, n.
67 ; D. POPOVIĆ, Patriarch Ephrem: A late medieval saintly cult. ZRVI 43 (2006) 111–125 (en serbe avec résumé anglais).
38
Konstantin Filosof 263 (JAGIĆ) ; Constantin Kostenecki, Lebenschreibung des Despoten Stefan Lazarević 8–9 (BRAUN) ; BO-
JOVIĆ, L’idéologie monarchique 186–187, 573, 653–654.
Une histoire de trois empereurs 47

bés dans la guerre contre les Arabes39. De l’autre, l’inféodation de la Serbie à l’Empire ottoman au moment
où l’Empire byzantin essayait de s’en émanciper devaient accroître les dissensions entre les deux Églises40.
Étienne Lazarević allait contribuer activement à l’effort de guerre de Bayezid. Il fut toujours présent avec
l’armée serbe, durant la campagne de Hongrie et Valachie (1395), lors de la bataille de Nicopolis (1396), où
il asséna le coup de grâce aux croisés bourguignons, à la campagne de Bosnie (1398) et, enfin, à la bataille
d’Ankara (1402), où il défendit le sultan jusqu’à la fin. Aussi n’est-il pas étonnant que l’Église serbe patron-
née par ce prince ait été perçue à Constantinople comme coopérant avec le pouvoir ottoman. Lorsque An-
toine IV resserrait les liens du prôtos du Mont-Athos avec le Patriarcat (mars 1391), il mettait en garde
contre les prétentions à l’autonomie des moines serbes de Hilandar et leur demanda de se soumettre sous
peine d’excommunication41. Cette attitude drastique sert de baromètre pour les relations tendues entre ces
deux Églises orthodoxes.
Tranchant avec la direction philo-ottomane adoptée par l’Église serbe sous la pression d’Étienne Lazare-
vić, l’énergique patriarche Antoine IV fit tout pour consolider la position de Manuel II devant les prétentions
de Jean VII, en jetant quant à lui les bases d’une collaboration renouvelée entre Byzance et la Hongrie. La
chronologie suggère que cette alliance fut un des premiers soucis du patriarche après sa réinstallation (début
1391). En août 1391 – tout juste avant une nouvelle série de confrontations turco-hongroises42 – arrivait en
pèlerinage à Constantinople un des magnats les plus importants de la suite de Sigismond de Luxembourg :
Dragoş. Noble d’origine roumaine, il était un des fils de Sas, le deuxième voïévode de Moldavie et succes-
seur du fondateur de cet État, également appelé Dragoş. Leur famille avait été chassée en 1363 par un autre
voïvode roumain, Bogdan, qui réussit à donner la dynastie régnante de la nouvelle principauté. Les fils de
Sas – Dragoş, Baliţa (Balc) et Jean – continuèrent leur carrière en Hongrie. Les trois frères comptaient dès
1373 parmi les familiares du roi Louis Ier d’Anjou. Dans cette haute fonction ils respectèrent le désir ultime
du roi de voir lui succéder Sigismond de Luxembourg. En 1386 Dragoş avait, avec neuf autres magnats de
Hongrie, garanti par le traité de Györ la réconciliation de la reine Marie avec son époux Sigismond. C’était
cet acte qui avait ouvert à ce dernier la possibilité de se faire enfin couronner roi de Hongrie, à Esztergom,
par l’évêque de Veszprém (18 février 1387). Sous le nouveau roi les deux frères occupèrent successivement
ou concomitamment, les fonctions de voïévodes, puis de comtes de Maramureş (1378–1382, 1385–1399),
comtes des Széklers (1387–1390), comtes de Satu Mare (1377–1388) et d’Ugocsa (1392)43.
La rencontre entre l’intime collaborateur de Manuel II qui était Antoine IV et le fidèle représentant de Si-
gismond de Luxembourg qui était Dragoş avait conduit à un bouleversement ecclésiastique de la plus grande
importante pour l’Église de rite grec du royaume de Hongrie. Lors d’une audience privée chez le patriarche,
Dragoş lui fit hommage du monastère de l’Archange Michel qu’il possédait avec son frère Baliţa, en héritage
de leurs parents (ἀπὸ γονικότητος), en Maramureş, sur leur domaine familial de Peri (Körtvélyes en hongrois
ou Hruševo, en ucrainien). Le patriarche décréta que désormais la fondation des nobles roumains porterait le
titre de monastère patriarcal et jouirait de la protection directe de la Grande Église. L’higoumène du monas-
tère, Pacôme, fut établi exarque patriarcal sur les régions de Sălaj (Σελατζίον), Arva (Ἀρτούνιν), Ugocsa
—————
39
P. VISCUSO, Christian participation in Warfare, in: T. S. MILLER – J. NESBITT (éds.), Peace and War in Byzantium. Essays in
Honor of G. T. DENNIS S. J. Washington, D.C. 1995, 33–40.
40
L’attitude envers les Serbes s’améliora à Byzance au cours seulement du XVe siècle, cf. H. GREGOIRE, L’opinion byzantine et la
bataille de Kossovo. Byz 6 (1931) 247–251.
41
J. DARROUZÈS, Les regestes des Actes du patriarcat de Constantinople. Vol. I. Les actes des patriarches. Fasc. 5/6/7. Les regestes
de 1310 à 1376/1377 à 1410/1410 à 1453 (Le patriarcat byzantin, série 1). Paris 1977–1979–1991, n° 2884.
42
Pour la campagne de septembre – novembre 1391, qui vit le roi s’illustrer dans l’organisation de la défense contre les attaques
serbes et ottomane dans les régions de Srem et de Timişoara, voir ENGEL, A török-magyar háboruk 22–24.
43
PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 8, 16 ; C. REZACHEVICI, Cronologia critică a domnilor din Ţara Românească şi Moldova (a.
1324–1881). I. Secolele XIV–XVI. Bucureşti 2001, 420–421 ; P. ENGEL, Királyi hatalom és arisztokrácia viszonya a Zsigmond-
korban, 1387–1437. Budapest 1977, 184 (Satu Mare, 1378–1388), 180 (Maramureş, 1388–1399), 189 (Ugocsa, 1392) ; I. DRA-
GAN, Nobilimea românească din Transilvania. Bucureşti 2000, 306–307. Sur le traité de Györ et le couronnement de Sigismond :
ENGEL, The Realm of St Stephen 198–199 ; S. SÜTTO, Der Dynastiewechsel Anjou – Luxemburg in Ungarn, in: M. PAULY – F.
REINERT (éds.), Sigismund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa. Tagungsband des internationalen historischen und kunsthisto-
rischen Kongresses in Luxemburg, 8.–10. Juni 2005. Mainz 2006, 79–87. Voir aussi E. MALYUSZ, Kaiser Sigismund in Ungarn
(1387–1437). Budapest 1990, 86.
48 Dan Ioan Mureşan

(Ὄγγοτζα), Bereg (Ἰουμπερέκιν), Ciceul (Τζιτζόβιν), Balvanyos (Παλβανέτζιν, en roum. Unguraş) et Bistriţa
(Πίστραν). Les deux nobles avaient le droit de désigner après sa mort un successeur ayant les mêmes pou-
voirs patriarcaux44. À preuve de la confiance que le patriarche faisait à Dragoş, les deux seigneurs roumains
recevaient un droit que la Grande Église n’accordait que rarement et avec beaucoup de circonspection : celui
de désigner à la métropole de Halicz, après la mort du dikaiô patriarcal de l’époque, l’hiéromoine Syméon,
un nouvel administrateur du siège45.
Le principe auquel faisait référence le patriarche pour une telle mesure mérite d’être analysé de plus près.
Il invoquait la force de la coutume qui voulait que le patriarche pût accorder le rang de stavropégie non seu-
lement à des monastères nouveaux, mais aussi à des couvents déjà consacrés par l’évêque du lieu46. La
phrase montre clairement que le monastère de la famille de Dragoş faisait partie de cette deuxième catégorie,
étant donc un « lieu saint consacré par les prélats du lieu » (τὰ παρὰ τῶν τοπικῶν ἀρχιερέων καθιερωθέντα).
Cette formule introduite dans le document prouve l’existence d’une autorité épiscopale au sein du royaume
de Hongrie qui avait procédé, à un certain moment du XIVe siècle, à la consécration du monastère des
Saints-Archanges de Peri.
Ce qui n’est pas sans poser effectivement problème, car à cette époque on a des difficultés à retrouver en
Hongrie une telle institution. Il faut à cet effet, pour mieux comprendre, rappeler ici brièvement les jalons de
l’évolution de l’Église byzantine en Hongrie. Créée après la visite à Constantinople du chef de la tribu hon-
groise établie sur la rivière du Mureş, Gyula (948), elle eut comme premier évêque le grec Hiérothéos et fut,
autour de 1018, élevée au rang de métropole « de Turquie ». Son existence est attestée jusqu’au XIIe siècle47,
avant sa latinisation et transformation dans le second archevêché du royaume ayant son siège à Kalocsa48.
Ses derniers évêchés suffragants, qui conservaient encore le souvenir de leur ancienne appartenance à la juri-
diction du Patriarcat de Constantinople, furent englobés dans la hiérarchie latine après la croisade de 120449.
Les fidèles de rite byzantin et de langue liturgique slavonne de Hongrie (Serbes, Roumains, Ruthènes) furent
presque complètement privés de hiérarchie supérieure à partir du début du XIIIe siècle, processus cristallisé
par les décrets du synode général de Buda de 1279, qui interdisait formellement aux « schismatiques » la
construction d’édifices religieux, dans le désir d’implanter en Hongrie les cadres de la réforme grégorienne,
revisitée à la lumière du deuxième Concile de Lyon (1274)50. Ces mesures ont connu une nouvelle intensifi-
—————
44
F. MIKLOSICH – J. MÜLLER, Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana II. Acta Patriarchatus Constantinopolitani
MCCCXV–MCCCCII e codicibus manu scriptis Bibliothecae Palatinae Vindobonensis edita. Wien 1862, n° 426, 156 ; A. L. PE-
TROV, Medieval Carpathian Rus': the oldest documentation about the Carpatho-Rusyn Church and Eparchy. Boulder – New
York, 1998, n° 1, 119–123 (avec éd. de la trad. lat. officielle confirmée par le roi Vladislav II le 14 mai 1494) ; DARROUZÈS, Re-
gestes, n° 2892 ; V. LAURENT – P. S. NĂSTUREL, Facsimile de texte şi documente bizantine din veacurile XIV–XV privitoare la
istoria Bisericii române. Bucureşti 1946, pl. ix et Introduction 12–13 (demeurée inédite, que nous avons pu consulter grâce à
l’obligeance de M. P. S. NASTUREL) ; H. MIHAESCU et alii (éds.), Fontes Historiae Daco-Romanae, IV. Scriptores et acta Imperii
byzantini saec. IV–XV. Bucureşti 1982, 230–233. Observons qu’en l’occurrence χώρας ne désigne pas des « villages », comme
l’avait noté le P. J. Darrouzès, mais des régions plus larges, souvent de comtés entiers du royaume de Hongrie
45
MM II, n° 427, 157 ; DARROUZÈS, Regestes n° 2893.
46
W. BECKET SOULE, O.P., The Stauropegial Monastery. OCP 66 (2000) 147–167, surtout 147–158 : “Origin and History of Patri-
archal Stauropegia”.
47
Gy. MORAVCSIK, The Role of the Byzantine Church in Medieval Hungary, in : IDEM, Studia byzantina 326–340 ; N.
OIKONOMIDÈS, À propos des relations ecclésiastiques entre Byzance et la Hongrie au XIe siècle : le métropolite de Turquie. RE-
SEE 9 (1971), 227–233 ; A. MADGEARU, The mission of Hierotheos: location and significance. Bsl 66 (2008) 119–138.
48
I. BAÁN, The Metropolitanate of Tourkia. The Organization of the Byzantine Church in Hungary in the Middle Ages, in: G.
PRINZING – M. SALAMON (éds.), Byzanz und Ostmitteleuropa 950–1453. Beiträge zu einer table-ronde des XIX International
Congress of Byzantine Studies, Copenhagen 1996. Wiesbaden 1999, 45–53.
49
MORAVCSIK, The Role of the Byzantine Church 339–340 ; Ş. PAPACOSTEA, Between the Crusade and the Mongol Empire. The
Romanians in the 13th century. Cluj-Napoca 1998, 94–95, 112–117 ; Ş. TURCUS, Sfântul Scaun şi românii în secolul al XIII–lea.
Bucureşti 2001, 146–181.
50
Ş. TURCUS – V. RUS, Sinodul general de la Buda (1279). Cluj-Napoca 2001. Cf. le décret 126, De sacerdotibus schismaticis 212
(lat.), 270 (trad. roum.) et commentaires 65–67. Cette politique se place dans un cadre plus large d’uniformisation confession-
nelle du royaume de Hongrie décrit amplement par N. BEREND, At the Gate of Christendom: Jews, Muslims and 'pagans' in Me-
dieval Hungary, c. 1000–c. 1301. Cambridge 2001 (qui ne prend toutefois que très peu en considération le cas des chrétiens de
rite byzantin de Hongrie).
Une histoire de trois empereurs 49

cation sous le règne de Louis d’Anjou, qui prit en 1366 une série de mesures discriminatoires contre les
Roumains de Transylvanie et, en général, contre les « schismatiques » du royaume51. Ces décisions royales
achevèrent le processus de réduction des chrétiens orthodoxes à un statut inférieur, similaire à celui subi par
l’Église grecque sous domination vénitienne52. Tout comme en Crète, au long des XIIIe–XVe siècles les seu-
les instances dirigeantes de cette Église demeurent presque seuls les protoprêtres53. Cette suppression pro-
gressive par latinisation des anciennes structures ecclésiastiques byzantines a été favorisée par la guerre ci-
vile à Byzance, époque où le Patriarcat avait complètement délaissé les territoires du nord du Danube. Ainsi
par exemple, en 1344, le pape Clément VI invitait l’évêque de Nitra à prendre sous son administration le
monastère grec Saint-Démétrius du diocèse de Kalocsa, car l’higoumène de ce monastère stavropégiaque qui
dépendait de la Grande Église (ibi ponebatur Abbas Grecus per Patriarcham Graecorum : qui Abbas non
obediebat in Regno Ungariae alicui prelatorum, sed solum Patriarche predicto) était mort depuis dix ans et
le patriarche de Constantinople n’avait pas eu cure de nommer un autre à sa place54. Le pape Grégoire XI
exhortait en 1374 Louis Ier ainsi que les archevêques d’Esztergom et de Kalocsa de prendre les mesures qui
s’imposaient pour achever la conversion des multitudinis nationis Wlachonum, qui certas metas Regni tui
versus Tartaros commorantes, secundum ritus et scisma Grecorum vivebant, mais qui avaient récemment été
convertis à la foi catholique grâce au zèle du roi. Ces mesures devaient aller jusqu’à fondation d’un évêché
pour ces Valaques, mécontents qu’ils étaient de l’activité parmi eux des prêtres hongrois55. Afin de pourvoir
d’une hiérarchie pour les orthodoxes oubliés par la Grande Église, on fit volontairement appel aux services
d’un personnage de la taille de Paul Tagaris Paléologue, un moine imposteur qui se faisait passer alors pour
patriarche de Jérusalem. Chassé de Trébizonde par un représentant du patriarche Philothée Kokkinos, il s’en
alla vers Rome où il réussit à se faire nommer patriarche latin de Constantinople « avec tous les droits affé-
rents ». Ce pseudo-évêque était accusé de « fouler le territoire du patriarche œcuménique », de « chasser des
évêques pour en installer d’autres », « procédant sans vergogne aux ordinations de métropolites, d’évêques »,
tout en étant en fait un simple prêtre56. C’est ce qui s’est probablement passé en 1377 au monastère de Râmeţ
en Transylvanie57.

—————
51
Ş. PAPACOSTEA, La fondation de la Valachie et de la Moldavie et les Roumains de Transylvanie : une nouvelle source. Revue
Roumaine d’Histoire 17 (1978) 389–407 ; I. A. POP, Un privilegiu regal solemn de la 1366 şi implicaţiile sale. Medievalia Tran-
silvanica 1 (1997) 69–84 ; avec les nuances apportées par V. ACHIM, La féodalité roumaine du royaume de Hongrie entre ortho-
doxie et catholicisme. Le cas du Banat. Colloquia. Journal of Central European History 1 (1994) 17–29 ; IDEM, Consideraţii asu-
pra politicii faţă de ortodocşi a regelui Ludovic I de Anjou, cu referire specială la chestiunea dijmelor, in: O. CRISTEA – G. LAZAR
(éds.), Vocaţia istoriei. Prinos profesorului Şerban Papacostea. Brăila 2008, 69–79.
52
Sur les rapports ecclésiastiques vénéto-hongrois jusqu’au XIVe siècle, concrétisés sous la forme du culte de saint Gérard, voir Ş.
TURCUS, Saint Gerard of Cenad. The Destiny of a Venetian around the Year One Thousand. Cluj-Napoca 2006.
53
I. A. POP, Instituţii medievale româneşti: adunările cneziale şi nobiliare (boiereşti) din Transilvania în secolele XIV–XVI. Cluj-
Napoca 1991, 60–61, 87. Nommés dans les documents transylvains archidiaconi, ils étaient un par comté de Transylvanie, exer-
çant une large autorité sur les fidèles de rite byzantin. Le plus ancien est un protoprêtre du Pays de Haţeg attesté en 1360.
54
Documente privitoare la istoria Românilor I/1 (1199–1345), I/2 (1346–1450), éd. N. DENSUSIANU. Bucureşti 1887/1890, ici I/1,
n° 544, 688–689.
55
A. THEINER, Vetera monumenta historica Hungariam sacram illustrantia II. Rome–Paris–Pest 1860, n° 303–304, 152–153.
56
En 1394, démasqué par les Latins et déposé comme un faux prélat, Paul Tagaris se rendit devant le synode de Constantinople,
confessa ses méfaits et demanda pardon. Ainsi fut clos le cas de ce patriarche, responsable d’avoir envenimé les rapports entre
Rome et Constantinople à l’époque de Louis d’Anjou : MM II, n° 476, 224–230 ; DARROUZÈS, Regestes n° 2974 ; R. J. LOE-
NERTZ, Cardinal Morosini et Paul Paléologue Tagaris, patriarches, et Antoine Ballester, vicaire du pape, dans le Patriarcat de
Constantinople (1332–1334 et 1380–1387), in : IDEM, Byzantina et Franco-Graeca. Roma 1970, 571–611, ici 577–580, 589–592,
594 ff, 609–611 ; D. M. NICOL, The Confessions of a Bogus Patriarch : Paul Tagaris Palaiologos, Orthodox Patriarch of Jerusa-
lem a and Catholic Patriarch of Constantinople in the Fourteenth Century. Journal of Ecclesiastical History 21 (1970) 289–299.
57
L’existence d’un archevêque nommé Gelase est attestée par une inscription découverte au monastère de Râmeţ du département
d’Alba : « J’ai peint cela moi, le grand pécheur et serviteur de Dieu Mihul, le peintre de Crişul Alb, avec la bénédiction de
l’archevêque Gélase, durant les jours du roi Louis, dans l’année 6885 (1377), le 2 juillet » : V. DRAGUT – A. BRATU – M. BREA-
ZU et al., Repertoriul picturilor murale din România (sec. XIV–1450) I. Bucureşti 1985, 49–50 (photographie et transcription de
l’inscription par Monica Breazu), 149–173 (description de l’église de Râmeţ par Liana Tugearu). Observant combien problémati-
que est la présence d’un archevêque orthodoxe durant le règne de l’intransigeant pourfendeur de schismatiques que fut Louis Ier
d’Anjou, D. BARBU, Byzance, Rome et les Roumains. Essais sur la production politique de la foi au Moyen Âge (Studia politica
50 Dan Ioan Mureşan

Antonio Bonfini a dressé dans son histoire du royaume de Hongrie un éloge des résultats de la politique
confessionnelle de Louis d’Anjou. Après avoir naré la guerre contre le prince Vlaicu de Valachie, l’historien
humaniste présenta les hauts faits religieux du roi. Il signale les marques d’une piété réelle, manifestée par la
construction des églises dédiées à la Vierge, et dont le modèle provoqua l’émulation de l’aristocratie du pays.
Cette ferveur s’est aussi conjuguée à une politique de vexation des autres confessions de Hongrie. Première-
ment, les mesures de persécution contre les Juifs, obligés de se réfugier en Autriche et en Bohême. Ensuite
contre les Coumans, dont le roi a dompté les coutumes de type nomade, les Patarins de Bosnie et les croyants
de rite slavon de Slavonie. Enfin, la même politique a frappé les Roumains du royaume, en contraignant
Bogdan Valachorum princeps de Maramureş à quitter le royaume avec plusieurs Roumains pour s’installer
en Moldavie (quae inferior Valachia est). Au terme de cette vaste politique d’uniformisation confessionnelle
du royaume, plus d’un tiers de la population était devenue catholique58. Telle était la situation confession-
nelle dont hérita Sigismond de Luxembourg en 1387 : un royaume dont la majorité de la population restait
malgré tout fidèle à sa confession orthodoxe. Après le long règne de Sigismond, qui a favorisé le dévelop-
pement de l’Église orthodoxe du royaume, cette situation sera encore plus significative, au point que dans le
De Liberorum Educatione qu’Aeneas Sylvius Piccolomini dédia au roi Ladislas le Posthume en 1450, le
futur pape l’exhortait à apprendre le grec « car, en tant que roi de Hongrie, tu régneras sur un nombre impor-
tant de descendants de cette race antique »59.
Effleurer le problème particulièrement complexe du statut de l’Église orthodoxe du royaume de Hongrie
sert à saisir dans toute son ampleur la véritable rupture opérée dans ce domaine par Sigismond de Luxem-
bourg à la fin du XIVe siècle. Les contacts de Sigismond de Luxembourg avec l’Empire byzantin et le Pa-
triarcat œcuménique étaient destinés premièrement à régulariser la difficile situation institutionnelle des
chrétiens de rite byzantin héritée après l’échec de la politique confessionnelle angevine. Une telle initiative
n’avait donc rien d’exotique ou d’accidentel ; elle se situait au contraire tout bonnement au cœur même
d’une pratique cohérente de gouvernement.
Nous avons précisé que la condition préalable à l’érection d’un monastère au statut d’institution stavropé-
giaque est l’existence d’une autorité diocésaine dont le monastère concerné était censé être affranchi, pour
être remis ensuite en rapport direct avec le Patriarcat œcuménique. Le monastère de Peri se trouvant en Hon-
grie, cette autorité épiscopale ne pouvait être ailleurs que dans le même royaume. Par voie de conséquence,
l’acte patriarcal d’août 1391 implique que l’extension de l’autorité du métropolite de Valachie sur la Hongrie
fût déjà un fait accompli. L’hypothèse qui découle de ce raisonnement c’est que la question de la juridiction
de la métropole de Hongrovalachie aura été abordée durant la présence à Constantinople de la même déléga-
tion du roi de Hongrie dont faisait partie le voïévode Dragoş. Il devait en être ainsi de la métropole de Sévé-
rin, compte tenu que Sévérin était une ville forte qui, après avoir été occupée par Dan Ier en 1385, fut oc-
troyée vers 1391/1392 en fief par le roi de Hongrie au nouveau prince de Valachie Mircea. Or l’installation
d’un métropolite orthodoxe dans cette cité tant disputée ne pouvait avoir lieu qu’après la clarification du
statut juridique de Sévérin.

—————
2). Bucureşti 1998, 19–20 a mis l’existence de cet archevêque en rapport avec passage du prélat grec uniate Paul Tagaris par la
Hongrie en 1377.
58
A. Bonfinius, Rerum Ungaricarum decades quatuor cum dimidia, éd. I. Sambucus. Basel 1568, 377: Quare praeter omnium
opinionem, religio in Ungaria nimis amplificata, et usque adeo propagata, ut plus tertia regni parte in divinum usum possiderat ;
cf. N. BOCSAN – I. A. POP – I. LUMPERDEAN, Ethnie et confession en Transylvanie, du XIIIe au XIXe siècle. Cluj-Napoca 1996,
12. Il ne faudrait certes pas considérer l’évaluation de Bonfini comme ayant une stricte signification démographique : il n’en
reste pas moins que pour un historien humaniste extrêmement bien informé la situation des catholiques en tant que minorité privi-
légiée du royaume de Hongrie sautait aux yeux. La population orthodoxe était composée de Serbes, Roumains et Ruthènes dans
des proportions impossibles à définir objectivement. Sur le zèle religieux de Louis Ier voir aussi l’évaluation de ENGEL, The
Realm of St Stephen 170–173.
59
Der Briefwechsel des Eneas Silvius Piccolomini. Briefe als Priester und als Bischof von Triest (1447–1450) (Fontes Rerum
Austriacarum. 2. Abteilung: Diplomataria et acta 67), ed. R. WOLKAN. Wien 1912, 138 ; W. H. WOODWARD, Vittorino da Feltre
and Other Humanist Educators (Renaissance Society of America Reprint Texts 5). Cambridge 1912 (réed. Toronto 1996), 134–
158, ici 149.
Une histoire de trois empereurs 51

La Valachie disposait ainsi de plusieurs atouts qui lui ont permis de se poser en acteur essentiel dans le
rapprochement entre Byzance et la Hongrie à la fin du XIVe siècle. C’est sur le fond de la crise entre l’Église
de Constantinople et l’Église serbe – en raison de la politique philo-ottomane adoptée par l’élite serbe –
qu’on voit Byzance et la Valachie se rapprocher de l’adversaire de la coalition ottomano-serbe : le roi de
Hongrie. Le Patriarcat avait intérêt à être représenté en Valachie par un homme capable de faire évoluer les
choses en faveur de Byzance. En février 1389, le synode rétablissait dans ses fonctions le métropolite An-
thime de Hongrovalachie, en le renvoyant dans son diocèse60. Probablement à la demande d’Anthime, qui
avait besoin d’un auxiliaire dans sa nouvelle mission au nord du Danube, la métropole de Hongrovalachie fut
à nouveau partagée au début de l’été 1389, la partie occidentale revenant à un certain Athanase transféré de
Pergè et Attaleia61. On les retrouve tous les deux en 1392 à la tête du conseil princier de Mircea62. L’acte qui
nous en informe était rédigé par un autre Byzantin influent à Curtea de Argeş : le logothète Philothée (Phi-
los). C’était un lettré entretenant correspondance avec Démétrios Cydonès, qui s’était établi en Valachie et
était devenu le chef de la chancellerie valaque63. C’est sous l’influence de ces représentants de la diplomatie
byzantine en Valachie que la politique extérieure de la principauté change radicalement dès la fin de 1391 :
Mircea Ier se rapproche de Sigismond de Luxembourg, un premier accord faisant revenir le Pays de Făgăraş
comme fief au prince de Valachie64. Qui plus est, alors même qu’Anthime siégeait le premier dans le conseil
princier de Valachie, entre Byzance et la Hongrie s’échangeait une correspondance secrète par l’entremise de
Mircea Ier (été 1392)65. Signe de cette alliance, le prince de Valachie attaqua et détruisit peu après le centre
des akıncı de Karinovasi (hiver 1393/1394), dans les Balkans66.
L’alliance politique se refléta aussi dans le domaine ecclésiastique. Le primat de Valachie se vit alors
promu également ἔξαρχος πάσης Οὐγγρίας καὶ Πλαγηνῶν. La première occurrence du nouveau titre accolé à
l’ancien se trouve dans une lettre patriarcale de mai 1401 : « métropolite de Hongrovalachie, hypertime et
exarque de toute la Hongrie »67. Mais ce titre supplémentaire était en usage déjà un peu auparavant, selon le
témoignage du manuel diplomatique utilisé par la chancellerie patriarcale, l’Ekthésis néa 68. J. Darrouzès,
après avoir initialement accepté la date traditionnelle de ce manuel diplomatique (1386 environ), a considéré
ultérieurement comme plus plausible qu’il ait été rédigé durant les premières années du second patriarcat

—————
60
DARROUZÈS, Regestes n° 2846 (le 15 février 1389) ; V. LAURENT, Contributions à l’histoire des relations de l’Église byzantine
avec l’Église roumaine au début du XVe siècle. Bulletin de la Section Historique de l’Académie roumaine 26/2 (1945) 165–184,
ici 172–176. Pour la carrière d’Anthime jusqu’à cette date, voir P. Ş. NASTUREL, Autour de la partition de la métropole de Hon-
grovalachie (1370). Buletinul Bibliotecii Române 6–10, N.S. (1977–1978) 293–326 ; L. COTOVANU, Deux cas parallèles
d’oikonomia byzantine appliquée aux métropolites Anthime Kritopoulos de Sévérin et Cyprien de Kiev, de Petite-Russie et des
Lituaniens (deuxième moitié du XIVe siècle) (I). Revue Roumaine d’Histoire 42 (2003) 19–60 et (II). Revue Roumaine d’Histoire
43 (2004) 11–56.
61
DARROUZÈS, Regestes n° 2859 (mai-juin 1389 : au siège de Hongrovalachie II. Acte déduit de la liste de présence de juillet 1389,
n° 2864) ; DARROUZÈS, Regestes n° 2861 (juillet 1389 : au synode figurent Anthime de Hongrovalachie et l’autre métropolite de
Hongrovalachie II, Athanase).
62
Documenta Romaniae Historica/B. Ţara Românească, vol. I (1247–1500). Bucureşti 1966, n° 17, 42–45 (8 janvier 1392). Aucune
référence avant 1392 ne précise la résidence du siège de la métropole seconde de la principauté. Vraisemblablement Athanase,
métropolite de Hongrovalachie τῆς κατὰ τὸ Σεβερῆνον fut par conséquent le premier à avoir comme résidence stable la ville de
Sévérin : cf. DARROUZÈS, Regestes n° 3028 (1396) et n° 3077 (1399).
63
Démétrios Cydonès, Correspondance II, éd. R.-J. LOENERTZ. Città del Vaticano 1960, n° 337, 272–274 : Cydonès déplore vers
1386 le départ de son ami chez les Vlaques barbares, ivrognes et pillards, vivant dans un pays impropre à l’éducation, et plaide
pour son retour. Sur l’identification du correspondant de Cydonès avec Philos : P. Ş. NASTUREL, Sur quelques boyards roumains
d’origine grecque aux XIVe et XVe siècles. REB 25 (1967) (=Mélanges V. GRUMEL II) 107–111, ici 108 ; commentaire de la let-
tre : E. STANESCU, Autour d’une lettre de D. Cydonès expédiée en Valachie. RESEE 7/1 (1966) 221–230 ; E. TURDEANU, Les
premiers écrivains religieux en Valachie : l’hégoumène Nicodème de Tismana et le moine Philothée, in : IDEM (éd), Études de lit-
térature roumaine et d’écrits slaves et grecs des Principautés roumaines. Leiden 1985, 15–49, ici 37–49, 432–433.
64
Le 27 décembre 1391, Mircea s’intitule terrae Fogaras perpetuus dominus, voir Documenta Romaniae Historica/ B, I 36–39.
65
PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 8, n. 16.
66
A. DECEI, L’expédition de Mircea Ier contre les akinci de Karinovasi (1393). Revue des Études Roumaines 1 (1953) 130–151.
67
MM II, n° 647, 494–495 ; DARROUZÈS, Regestes n° 3209 et crit. 2.
68
J. DARROUZÈS, Ekthésis néa, manuel des pittakia du XIVe siècle. REB 27 (1969) 5–127, ici 46, § 18.
52 Dan Ioan Mureşan

d’Antoine IV, peut-être entre 1389–1392, et en tout cas autour de 140069. Il en résulte donc que c’est à un
certain moment des années 1390 que le Patriarcat œcuménique a conféré au métropolite de Hongrovalachie
le titre d’exarque de toute la Hongrie. Or un tel élargissement ne pouvait se faire sans le consentement expli-
cite du roi de Hongrie. Selon toute vraisemblance, cette vaste extension de juridiction se sera produite juste-
ment entre août 1391 et février 1392, à l’occasion de l’ambassade envoyée par le roi de Hongrie à Constanti-
nople, mission dont le noble roumain du Maramureş Dragoş faisait partie, et qui y séjourna plusieurs mois,
au moins jusqu’au couronnement de Manuel II. Si notre conclusion est la bonne, on pourrait par la suite assi-
gner une date assez précise à l’élaboration de l’Ekthésis néa, ou au moins à l’une de ses premières rédac-
tions.
Quel était le contenu du nouveau titre adjoint au métropolite principal de la Hongrovalachie ? Observons
que lorsque le manuel diplomatique du Patriarcat accorde au métropolite de Kiev le titre de toute la Russie (ὁ
δὲ Ῥωσίας μητροπολίτης γράφεται Κυέβου καὶ πάσης Ῥωσίας) cela était compris dans son sens le plus fort,
celui de chef religieux de tous les orthodoxes de langue liturgique slavonne de Pologne, de Lituanie, de tou-
tes les principautés russes et même de la Horde d’Or. Il n’y avait pas, en principe, de frontière intérieure à sa
juridiction70. De manière équivalente, le siège métropolitain de Hongrovalachie recevait par cela même juri-
diction sur l’ensemble des orthodoxes du royaume de Hongrie71. Le terme d’exarque est en l’occurrence
utilisé avec deux acceptions différentes. Accolé au titre d’un métropolite, il représente un degré honorifique
distinguant les titulaires des diocèses les plus importants72. Accordé à un simple ecclésiastique, comme
l’higoumène Pacôme de Peri, ce titre en faisait le représentant personnel du patriarche, exerçant son autorité
en tant que suppléant effectif du pontife dans les limites des pouvoirs définis précisément dans la lettre
d’investiture73. Aussi l’autorité patriarcale s’exerçait-elle désormais dans le royaume de Hongrie par le biais
de deux relais distincts, mais convergents. Dans le premier cas, l’autorité patriarcale est seulement indirecte,
mise en œuvre par l’intermédiaire du métropolite de Hongrovalachie ; tandis que dans le second elle est im-
médiate, par le truchement de son exarque, l’higoumène du monastère de Peri, qui exerçait une large juridic-
tion spéciale dans la partie nord-ouest de la Transylvanie. Cette région était objectivement la seule qui ne
faisait guère partie de la juridiction du métropolite de Hongrovalachie, pour avoir été directement placée
sous l’autorité du patriarche œcuménique. Cela correspondait à la nouvelle institution de l’exarchat patriar-
cal qui émergea au XIVe siècle, héritant de l’ancienne institution byzantine, attestée jusqu’au XIIe siècle, du
charisticariat. Ce qu’elle a de nouveau c’est une autorité patriarcale qui ne se limite plus à de simples mo-
nastères stavropégiaques, mais s’élargit également à des localités ou même à des territoires entiers. La nou-
velle région de statut exarchique de Transylvanie représentait l’une des plus étendues et des plus riches du
ressort patriarcal. L’apport financier qu’elle devait fournir à la Grande Église dans une période d’extrême
nécessité devait être appréciable. La place éminente prise dans cet arrangement par le patriarche œcuménique
le montre comme étant à l’origine même de cette transaction politico-ecclésiastique.

—————
69
J. DARROUZÈS, Notitiae Episcopatuum Ecclesiae Constantinopolitanae. Paris 1981, 193 ; IDEM, Regestes n° 3066 ; toutefois,
DARROUZÈS, Regestes n° 2804, crit. 3) avait déjà écrit : « Comme ce document n’est pas absolument authentique, il sera utilisé
avec toutes les précautions nécessaires, surtout dans les parties qui contiennent des additions postérieures. La date de 1386 sur-
tout ne doit pas servir de point de repère fixe pour tous les renseignements, mais de terme de comparaison. Cela vaut en particu-
lier pour les notes concernant les fondations de métropoles en Roumanie, puisque l’Ekthésis est le seul document grec qui pour-
rait indiquer une intervention de Nil dans cette région ».
70
J. MEYENDORFF, Byzantium and the Rise of Russia: A Study of Byzantino-Russian Relations in the Fourteenth Century. New
York 1989, 73–95, et passim ; A. PLIGUZOV, On the Title ‘Metropolitan of Kiev and All Rus’. Harvard Ukrainian Studies 15/3–4
(1991) 340–353.
71
PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 18–19.
72
V. I. PHIDAS, The Ecclesiastical title of ‘Hypertimos and Exarch’. The Greek Orthodox Theological Review 44 (1999) 213–234.
73
Machè PAÏZI-APOSTOLOPOULOU, Ο θεσμός της πατριαρχικής εξαρχίας, 14ος – 19ος αιώνας. Athènes 1995 ; EADEM, Du charisti-
cariat et des droits patriarcaux à l’exarchie patriarcale. Survivances et transformations des institutions byzantines. Ἐπετηρὶς τοῦ
Κέντρου Ἐρεύνης τῆς Ἱστορίας τοῦ Ἑλληνικοῦ Δικαίου 37 (2003) 113–120.
Une histoire de trois empereurs 53

Quant au génitif Πλαγηνῶν qui accompagne le nouveau titre du métropolite de Hongrovalachie, on notera
que son ambiguïté a fait l’objet de plusieurs interprétations, pas toujours convergentes74 De prime abord on
serait tenté de choisir entre deux sens : πλαγία (côté, partie) ou πλαγιάς (côte de montagne)75. Mais pour
faire le juste choix, il faut rappeler que le sens est prédéterminé par le terme qui le précède, le registre
d’interprétation doit être homogène, car les deux mots doivent être de la même nature et être compris selon la
même acception. Par exemple, bien que le mot Valaque désigne parfois dans les langues balkaniques l’état
de berger, de pasteur, on ne saurait traduire ainsi ce même terme lorsqu’il apparaît dans le titre étatique
d’« Empire des Bulgares et des Valaques » autrement que dans son acception ethnique, et cela parce que le
premier terme, Bulgares, prédétermine le registre dans lequel il faut trancher le sens du second. Selon cette
procédure, il faudrait concéder que l’idée de « versants » ou « plateaux » ne correspond guère à l’affirmation
forte de πάσης Οὐγγρίας qui la précède, si ce n’est que parce que toute la Hongrie incluait alors sans aucune
ambiguïté les montagnes de Transylvanie, ou encore les fiefs de Făgăraş et d’Amlaş qui n’étaient octroyés
par les rois de Hongrie aux princes de Valachie qu’au titre de fief.
Pour plus de précision, il faudrait comparer le nouveau titre du métropolite de Hongrovalachie à celui,
quasiment contemporain, que le roi Vladislav Jagellon attribue à Grégoire Tsamblak dans sa lettre au pape
Martin V du 1er janvier 1418 : Gregorium scilicet archipresulem seu metropolitum tocius Russie ac plage
orientalis76. Le parallélisme saute aux yeux. Il semble donc que Πλαγηνῶν soit plutôt une transcription d’un
terme latin médiéval, lui-même d’ailleurs d’origine grecque. En latin plaga revêt deux sens en fonction des
deux racines grecques différentes dont il provient. Entre celui venant de πληγή (« coup, blessure, plaie ») et
son homophonique issu de πλάξ (« tout ce qui est large, tout ce qui est étendu ») c’est évidemment le second
qui nous intéresse. Venant du grec à travers la Vulgate, et donc utilisé surtout dans le langage ecclésiastique,
plaga désigne dans cette acception une région, voire un pays tout entier : (cf. Gen. 4, 16 : ad orientalem pla-
gam Eden), sinon les quatre parties du monde (quatuor plagae terrae)77. Rappelons aussi que la marche
orientale de l’Empire carolingien, créée sur le territoire de l’ancienne province de Pannonie après la défaite
des Avares, s’appelait Plaga orientalis78, ce qui a été traduit en allemand par Österreich (terme qui désigne
la partie orientale de l’Empire, et non l’Empire de l’Est, ce qui serait autre chose)79. Dans notre exemple, καὶ
Πλαγηνῶν ne peut par conséquent représenter qu’une valeur ajoutée, et encore appartenant au même registre
sémantique. C’est pourquoi nous sommes tenté de préférer en l’occurrence le sens plus général de « région,
pays ou parties d’un territoire ».
Quant à l’identité de ces « parties », de ces territoires limitrophes, de ces marches du royaume, si l’on
veut, c’est justement le titre officiel des souverains de Hongrie qui vient nous renseigner. Au début du règne
de Sigismond de Luxembourg, l’intitulé diplomatique intégral du roi était : Sigismundus Dei gratia Hunga-
rie, Dalmatie, Croatie, Rame, Servie, Gallecie, Lodomerie, Comanie, Bulgarieque Rex80, le plus souvent
—————
74
V. Laurent, Contributions à l’histoire des relations de l’Église byzantine avec l’Église roumaine au début du XVe siècle. Bul-
letin de la Section Historique de l’Académie Roumaine 26/2 (1945) 165–184, ici 170 ; N. Şerbanescu, Titulatura mitropoliţi-
lor, jurisdicţia, hotarele şi reşedinţele mitropoliei Ungrovlahiei. Biserica ortodoxă română 77 (1959) 698–721, ici 710–711.
75E.A. Sophoclès, Greek Lexicon of the Roman and Byzantine Periods (from B.C. 146 to A.D. 1100). New York –
Leipzig 1890, 892 ; G.W.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon. Oxford 1961, 1088 ; H.G. Liddell – R. Scott – H.S. Jones,
Greek-English Lexicon, with a Revised Supplement. Oxford 1996, 1410.
76
A. LEWICKI, Codex epistolaris saeculi decimi quinti II (1382–1445) (Monumenta medii aevi historica res gestas Poloniae
illustrantia 12). Cracovie 1891, n° 98–100, ici 99.
77
Sans exclure toutefois le sens plus pointu de plateau d’une montagne, d’une région montagneuse, voire celui de sommet d’un
rocher : J.-P. MIGNE (éd.), Dictionnaire universel de philologie sacrée III. Paris 1846, c. 413 ; M.A. BAILLY, Dictionnaire grec-
français, éd. L. SECHAN – P. CHANTRAINE. Paris 1963, 1564.
78
B. M. SZÖKE, Plaga Orientalis: A Kárpát-medence a honfoglalás előtti évszázadokban [Plaga Orientalis: the Carpathian basin
before the Hungarian conquest], in : L.VESZPREMY (éd.), Honfoglaló öseink. Budapest 1996, 11–44 ; H. WOLFRAM, The Crea-
tion of the Carolingian Frontier System c. 800, in : W. POHL– I. WOOD – H. REIMITZ, The Transformation of Frontiers from
Late Antiquity to the Carolingians. Leiden 2001, 233–245, ici 243.
79
G. KÖBLER, Historisches Lexikon der deutschen Länder. Die deutschen Territorien vom Mittelalter bis zur Gegenwart. Mün-
chen 2007, 502–506, ici 506.
80
Voir par exemple A. F. RIEDEL, Codex diplomaticus brandenburgensis: Sammlung der Urkunden, Chroniken und Sonstigen
Quellenschrifen für die Geschichte der Mark Brandenburg und ihrer Regenten III. Berlin 1846, n° 1213, 97–99 (22 mai 1388)
54 Dan Ioan Mureşan

remplacé après le troisième terme par un etcaetera qui séparait commodément titres effectifs et nominaux.
Cela nous pousse à considérer que καὶ Πλαγηνῶν est un augmentatif expliquant que πάσης Οὐγγρίας ren-
ferme bel et bien l’ensemble de tous ces territoires soumis à divers titres à la Couronne de Saint Étienne.
C’est pourquoi nous proposons de traduire ce vocable par « exarque de toute la Hongrie et des parties »,
sous-entendu « qui en dépendent ». Le terme ne saurait donc concerner uniquement les Roumains vivant en
Hongrie, mais – théoriquement du moins – tous les orthodoxes soumis politiquement à l’autorité des rois de
Hongrie, mais qui, bien avant la fondation de ce royaume, s’étaient trouvés sur le plan religieux, et se retrou-
vaient désormais à nouveau, sous la juridiction du Patriarcat œcuménique. C’est là une forme de rétablisse-
ment en quelque sorte de l’ancienne métropole « de Tourkia ». Cela marquait encore plus clairement que le
diocèse relevant du métropolite de Hongrovalachie s’étendait désormais en réalité au royaume de Hongrie
tout entier, avec toutes les entités qui, selon l’ordre politique féodal faisaient, d’une manière ou d’une autre,
partie de la Sainte Couronne81.
Que c’est bien là l’explication la plus plausible, c’est ce que suggèrent les autres lettres du paquet que le
patriarche avait confié à Dragoş, toutes datées d’août 1391. Le représentant de Sigismond de Luxembourg
reçut également la lettre patriarcale qui prenait acte de la demande de pardon du hiéromoine Syméon, que
Paul Tagaris avait illégalement consacré métropolite de Halicz. Bien que Syméon fût ramené au statut de
simple hiéromoine, il reçut la fonction d’administrateur de la métropole de Halicz82. En même temps, il était
placé sous la protection temporelle des voïévodes Balitza et Dragoş de Maramureş, qui se voyaient confier
même le soin de lui désigner un successeur à sa mort83. Ainsi, à l’heure où le patriarche Antoine IV procédait
à l’effacement des irrégularités commises au détriment de sa juridiction par Tagaris, il obtenait l’accord royal
pour une autorité d’exarque attribué au métropolite non seulement sur toute la Hongrie, mais aussi sur un
territoire – la Galicie – que Sigismond de Luxembourg réclamait encore comme faisant partie de la Cou-
ronne de Saint Etienne. La Galicie semble ainsi faire partie de ces Πλαγηνῶν sur lesquels détenait autorité
par délégation spéciale l’exarque orthodoxe de toute la Hongrie – à savoir, le métropolite de Hongrovala-
chie84.
Cette double forme de juridiction exercée par le Patriarcat œcuménique après la réconciliation entre By-
zance et la Hongrie n’est pas sans rappeler les termes de la réconciliation avec le despotat serbe de Jean Ugl-
ješa de 1368–1371. C’était également devant la menace ottomane que ce dernier avait alors demandé à réin-
tégrer la juridiction de la Grande Église. Pour organiser le retour des métropoles occupées par les Serbes, le
patriarche Philothée Ier Kokkinos avait nommé le métropolite de Drama exarque patriarcal et proèdre de la
métropole de Philippes, en lui accordant aussi tous les droits patriarcaux sur le territoire du despotat85. Il
avait également accordé le titre de stavropégie au monastère de Calliste Angélikoudès situé dans la métro-
pole de Mélénikon (Melnik)86. En resserrant les relations avec la Hongroie après l’effort prosélyte de Louis
d’Anjou, on observe que le patriarche Antoine IV continuait d’agit selon la stratégie de son prédécesseur
Philothée.
—————
; E. LUKINICH – L. GÁLDI, Documenta historiam Valachorum in Hungaria illustrantia usque ad annum 1400 p. Christum. Bu-
dapest 1941, 392 ; cf. IBIDEM, 338 le document faisant référence à Balk, Dragh et Johannis dictus Olah de Tystaberek, conte-
nant seulement le titre abrégé.
81
Sur l’origine byzantine de la couronne de saint Étienne et l’oubli moderne de cette origine, voir dernièrement l’étude magis-
trale de P. LASZLO, The Holy Crown of Hungary, Visible and Invisible. The Slavonic and East European Review 81 (2003)
421–510.
82
MM II, n° 427/II, 158 ; DARROUZÈS, Regestes n° 2894.
83
MM II, n° 427/I, 157–158 ; DARROUZÈS, Regestes n° 2893.
84
Cette mesure qui – à travers le contrôle de la métropole de Halicz par des nobles orthodoxes de Hongrie – sous-tendait les
prétentions hongroises à la domination de la Galicie est à placer dans le cadre du conflit de l’époque entre Sigismond de
Luxembourg et Vladislav Jagellon : Ş. PAPACOSTEA, Întemeierea mitropoliei Moldovei : implicaţii central şi est-europene, in :
IDEM, Geneza statului în Evul Mediu românesc. Studii critice. Bucareşt 1999, 278–295, ici 284–287.
85
DARROUZÈS, Regestes n° 2614.
86
DARROUZÈS, Regestes n° 2621 ; A. RIGO, Callisto Angelicude Catafugiota Meleniceota e l'Esicasmo bizantino del XIV secolo:
una nota prosopografica, in : A. MAINARDI (éd.), Nil Sorskij e l'Esicasmo. Atti del II Convegno internazionale di spiritualità
russa, Magnano 1995, 251–268 ; et pour le contexte : A. RIGO, La missione di Teofane di Nicea a Serre presso Giovanni U-
glješa: Bollettino della Badia greca di Grottaferrata 51 (1997) 113–127.
Une histoire de trois empereurs 55

L’élargissement de l’autorité œcuménique à toute la Hongrie semble s’être fait avec l’exclusion implicite
de toute autorité que le Patriarcat serbe de Peć aurait pu prétendre au moins sur les orthodoxes serbes de
Hongrie. Pour les autorités hongroises une telle influence n’était plus admissible après l’allégeance prêtée
par Étienne Lazarević au sultan Bayezid. C’est durant cette période que le rôle de protecteur des orthodoxes
de Hongrie revint entièrement au prince et à l’Église de Hongrovalachie. Celle-ci semble l’avoir détenu sans
interruption jusqu’à la prise de Constantinople87. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XVe siècle que le
roi Matthias Corvin encouragea la fondation d’une métropole orthodoxe en Transylvanie par l’extension sur
toute cette région des attributions de l’ancienne métropole de Sévérin, ville qui faisait désormais partie du
royaume de Hongrie88. La juridiction exarcale du métropolite de Hongrovalachie sur les orthodoxes de la
Hongrie sera de nouveau réactivée à partir au moins de 1513 au bénéfice du métropolite Macaire par le pa-
triarche œcuménique Pacôme Ier 89. Le Patriarcat de Constantinople entendait résoudre ainsi, au moins par-
tiellement, le problème de la hiérarchie supérieure des orthodoxes du royaume de Hongrie. C’était d’une
façon similaire que la Grande Église avait assigné au métropolite de Monembasie, qui tenait depuis la fin du
XIIIe siècle le titre de ἔξαρχοϚ πάσης Πελοποννήσου, la mission de consacrer, par le truchement de ses évê-
ques suffragants de Méthone, parfois aussi ceux de Coroné et de Maïna, les prêtres grecs du domaine colo-
nial vénitien où la présence des prélats orthodoxes était interdite par les lois de l’occupant90.
Voir dans la mission de Dragoş à Constantinople un geste dirigé contre le roi de Hongrie n’est donc pas
une opinion corroborée par les faits91. Il est difficile de croire qu’un État se débattant dans la situation déses-
pérée de l’Empire byzantin se serait apprêté au même moment à miner déloyalement l’autorité de la seule
puissance chrétienne dont il pouvait attendre une assistance. L’acte de 1391 est tout simplement la marque de
la réconciliation de Byzance avec la Hongrie, geste politique dont bénéficiaient premièrement les orthodoxes
du royaume de la Sainte Couronne et ensuite la métropole principale de Valachie. Par cette mesure qui faisait
ressusciter sous des formes nouvelles l’ancienne métropole byzantine « de Tourkia », Sigismond de Luxem-
bourg tranchait de la manière la plus brillante avec la politique de son prédécesseur. Ainsi, à partir de 1392 la
voie de la collaboration sur des bases nouvelles avec le monde orthodoxe, c’est-à-dire directement avec le
Patriarcat œcuménique, était ouverte. C’est donc au prix de quelques concessions territoriales et de remar-
quables concessions ecclésiastiques que le roi de Hongrie avait réussi à arracher Mircea l’Ancien au système
d’alliances qu’avait noué Vladislav Jagellon contre lui en 1390–1391, pour en faire l’un de ses plus fidèles
alliés. La présence en 1392 des deux métropolites de Hongrovalachie : Anthime et Athanase de Sévérin (Si-
virinski) à la tête du conseil princier montre que la Valachie avait accepté la contrepartie qui allait avec
l’offre du roi de Hongrie. Sigismond était alors en pleine campagne contre les Turcs et leurs alliés serbes92.

—————
87
D. I. MURESAN, Le royaume de Hongrie et la prise de Constantinople. Croisade et union ecclésiastique en 1453, in: A. DUMITRAN
– L. MADLY – A. SIMON (éds.), Between Worlds, II, Extincta est lucerna orbis. John Hunyadi and his Time. Between Worlds, II,
Extincta est lucerna orbis. John Hunyadi and his Time. Cluj-Napoca 2009, 465–490, ici 484–490 : c’est en effet en sa fonction
d’exarque de toute la Hongrie que le métropolite Samuel, témoin oculaire de la prise de Constantinople, écrivait une lettre en
s’adressant en général aux honorables citoyens de Hermannstadt, grands et petits, aux feudataires, aux nobles et à tous ceux qui
vivent sous la Sainte Couronne de l’Empire de Hongrie (« heiligen Kron des Reichs zw Vngarn ») pour les avertir des dangers
qui planaient sur le royaume du fait des décisions du sultan Mehmed II. Sur le métropolite Samuel de Hongrovalachie, on lira
bientôt une étude de nous en collaboration avec M. P. Ş. NASTUREL.
88
A. SIMON, Feleacul (1367–1587). Cluj-Napoca 2004, 97–134, 248–279.
89
Vie de Saint Niphon II patriarche de Constantinople, ed. Gabriel, prôtos de l’Athos, in: G. MIHAILA – D. ZAMFIRESCU (éds.),
Literatura română veche I. Bucureşti 1969, 85.
90
D. ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée II. Athènes 1953, 271–276.
91
D. BARBU, La production politique de l’Orthodoxie. Note liminaire, in : IDEM, Byzance, Rome et les Roumains 22, considère que
si jamais il y a eu un rapport entre le roi de Hongrie et le pèlerinage constantinopolitain du noble roumain, il était plutôt « du do-
maine de la dissidence que de celui de la connivence ». Le patriarche en aurait profité, dans cette lecture, pour jeter les bases
d’une formation politique orthodoxe indépendante. Rien de moins étranger des véritables préoccupations d’Antoine IV, qui pré-
parait alors en accord avec Manuel II la révolte contre l’Empire ottoman. Ce même patriarche fait dans ses lettres de 1397 au roi
de Pologne et au métropolite de Kiev une apologie du roi de Hongrie comme le seul espoir du salut de Byzance. Si ces lettres ex-
priment une véritable urgence, ruiner l’autorité de ce même roi aurait été une attitude incohérente.
92
Pour la campagne de 1392, voir ENGEL, A török-magyar háboruk 24–25. Après une invasion serbe et turque dans le comté de
Timişoara au cours des premiers mois de l’année, Sigismond passe à la contre-attaque en mai-août et combat avec succès les en-
56 Dan Ioan Mureşan

Aux côtés du roi se tenaient vaillamment les deux frères Baliţa et Dragoş, ce dernier tout juste de retour de sa
mission constantinopolitaine93.
Que la présence des représentants du roi de Hongrie ait été effectivement l’occasion d’une série de négo-
ciations secrètes c’est ce que montrent les affirmations, immédiatement ultérieures, du patriarche Antoine IV
dans sa fameuse lettre de 1393 au grand-duc de Moscou Basile Ier (1389–1425). Réaffirmant avec force les
principes de la conception byzantine de la symphonie entre Empire et Église, le patriarche les articule en ces
termes :
« Tu dis : nous avons une Église chez nous ; nous n’avons pas d’empereur et nous n’en faisons aucun cas ; ce n’est
rien de bon. L’empereur tient dans l’Église une place que ne peut avoir aucun souverain local […] Sans doute les païens
(ethnè) ont investi le pouvoir et la place de l’empereur ; il n’en reçoit pas moins aujourd’hui de l’Église la même ordina-
tion, le même rang, les mêmes prières, et la grande onction le sacre empereur et autocrator des Romains, c’est-à-dire de
tous les chrétiens […] Ce n’est pas une raison, parce que les païens ont encerclé le territoire de l’empereur, pour que les
chrétiens méprisent l’empereur. Si le maître de la terre est réduit à une telle étroitesse territoriale, c’est une leçon pour
d’autres petits souverains. […] Non, mon fils, tes projets ne conviennent pas, car pour les chrétiens il n’y a pas d’Église
sans empereur, Empire et Église sont étroitement unis »94.
Alors que cette lettre a maintes fois été analysée du point de vue des constantes de l’idéologie politique
byzantine qu’elle affirme, on a moins aperçu certaines données contextuelles significatives95. L’allusion au
moment difficile que vivait la capitale entourée, et bientôt assiégée, par les « nations » confère à ce texte un
caractère anti-ottoman inhabituel. Pour guérir les oppositions et les déchirements entre les chrétiens ortho-
doxes que le sultan encourageait volontairement96, le patriarche prônait une coalition autour du symbole mo-
ral et historique que constituait encore le basileus. Que le patriarche investit de la sorte l’empereur de toute
l’autorité nécessaire pour animer la résistance, c’est chose tout à fait naturelle, puisqu’il venait d’administrer
l’onction qui avait transmis à Manuel II la sacralité de sa dignité. Mais ce qui peut étonner un lecteur attentif
c’est que le patriarche orthodoxe exalte son empereur en recourant à un argument peu usité : son prestige
« est tel que les Latins eux-mêmes lui accordent le même honneur et la même soumission qu’autrefois, lors-
qu’ils étaient unis à nous ». C’est là, nous semble-t-il, la confirmation qu’entre-temps des pourparlers avec
les puissances occidentales avaient été engagés, avec comme point acquis, fondamental pour les Byzantins,
la reconnaissance officielle du titre impérial de Manuel II, lequel n’était déjà plus alors en réalité qu’un petit
vassal des Ottomans.

§ 2. « LE FONDEMENT DE LA DESCONFITURE » DE NICOPOLIS


Bayezid, qui voulait justement en finir avec ces discussions secrètes, convoqua pendant l’automne 1393
tous ses vassaux à Serrès, pour les mettre au pas, peut-être même pour les faire mettre à mort, comme le sou-
tint plus tard Manuel II. La faille se creusa encore entre l’Empire byzantin et la Serbie lorsque, sur place,
Étienne Lazarević se disculpa des accusations d’entretenir des liens secrets avec Sigismond, et se retira de
l’entente conclue entre les autres vassaux de Bayezid97. Le refus de Manuel II de se présenter à la Porte ot-
—————
nemis autour de la forteresse de Braničevo. Bayezid dirigeait alors l’armée ottomane, mais sans que les deux souverains parvien-
nent à une confrontation directe.
93
REZACHEVICI, Cronologia domnilor 421.
94
MM II, n° 447, 188–192 ; DARROUZÈS, Regestes n° 2931.
95
BARKER, Manuel II Palaeologus 105–110 ; A. OSIANDER, Before the State : Systemic Political Change in the West from the
Greeks to the French Revolution. Oxford 2007, 231–235.
96
J. W. BARKER, The question of ethnic antagonisms among Balkan States of the Fourteenth century, in: T. S. MILLER – J. NESBITT
(éds.), Peace and War in Byzantium. Essays in Honor of G. T. DENNIS S. J. Washington D.C. 1995, 165–177 ; pour une discus-
sion du substrat économique des conflits balkaniques qui ont favorisé la conquête ottomane, voir A. LAIOU, In the Medieval Bal-
kans: Economic Pressures and Conflicts in the Fourteenth Century, in: S. VRYONIS (éd.), Byzantine Studies in Honor of M. V.
ANASTOS (Βυζαντινὰ καὶ μεταβυζαντινὰ μνημεία 4). Malibu 1985, 137–162.
97
BARKER, Manuel II Palaeologus 113–121 ; Konstantin Filosof 267–268 (JAGIĆ) ; Constantin Kostenecki, Lebenschreibung des
Despoten Stefan Lazarevićs 10–12 (BRAUN).
Une histoire de trois empereurs 57

tomane sur l’ordre du sultan était l’équivalent d’une déclaration de guerre. Sans les contacts préalables que
nous venons de définir, le geste décidé par Manuel II pour mettre une fin à la suzeraineté ottomane aurait
relevé du registre de l’aventurisme politique.
Ces contacts expliquent pourquoi la première bulle de croisade du pape Boniface IX – datant du 3 juin
1394 – précède en fait l’attaque ottomane sur Constantinople98. Car ce n’est qu’en août 1394 que Bayezid
commença, à titre de riposte, l’épuisant siège de Constantinople qui allait durer sept ans99. Plusieurs ambas-
sades furent envoyées en Occident pour demander alors de l’aide contre les Turcs. Selon Dukas, Manuel II –
désespéré par le siège – a écrit au pape, au roi de France et au roi de Hongrie100. Les lettres au roi de France
Charles VI101 et au pape Boniface IX102 insistaient sur la nécessité d’une croisade et l’approvisionnement en
céréales de la ville de Constantinople. La République, fidèle à sa politique, accepta le premier point, mais
évita de se prononcer sur le second103. Selon toute vraisemblance, l’émissaire envoyé au pape fût Manuel
Chrysoloras, alors engagé dans sa première mission en Occident104. À travers ces ambassades, Manuel II
avertissait que si l’aide n’arrivait pas immédiatement, les Ottomans étaient sur le point de s’emparer de la
capitale. Vérifiée qu’elle est par les traces des ambassades envoyées en Occident, on ne saurait donc douter
qu’une ambassade similaire ait été envoyée à Sigismond de Luxembourg105.
Alors qu’il essayait de constituer un front commun de résistance sur le Danube, Sigismond apprit que son
allié le prince Roman Ier de Moldavie avait été renversé par Étienne Ier, avec l’aide du roi de Pologne et pro-

—————
98
O. HALECKI, Rome et Byzance au temps du Grand Schisme d’Orient. Lwów 1937, 22–25 : bulle adressée à l’archevêque Jean de
Néopatras. En octobre 1394, le dominicain Jean Dominici recevait une nouvelle bulle pour prêcher la croisade en Hongrie et en
terre vénitienne.
99
Sur le début et la durée du siège voir BARKER, Manuel II Palaeologus 123–127, 479–481. Les sources internes de cette période et
la Narration de Jean Chortasmenos publiée par P. GAUTIER, Un récit inédit du siège de Constantinople par les Turcs, 1394–1402.
REB 23 (1965) 100–117 et une version slavonne de la chronique rédigée par le même lettré byzantin, que l’on avait longtemps
crue, à tort, être une chronique bulgare : D. NĂSTASE, La version slave de la chronique byzantine perdue de Jean Chortasménos
(début du XVe siècle). Études byzantines et post-byzantines 5 (2006) 321–363, ici surtout 351–353, 359–361. Voir dernièrement
Nevra NECIPOGLU, Byzantium between the Ottomans and the Latins. Politics and Society in the Late Empire. Cambridge – New
York 2009, 149–183.
100
Doucas, Historia turcobyzantina (1341–1462), éd. V. GRECU. Bucureşti 1958, XIII 8, 79. Avec la précision anachronique que
Sigismond, en plus de roi de Hongrie se faisait appeler et était en effet βασιλεὺς τῶν Ῥωμάνων. En réalité Sigismond ne sera ap-
pelé empereur qu’après son couronnement en tant que rex Romanorum en 1410 / 1411, et ne le sera juridiquement parlant
qu’après son couronnement par le pape en 1433. Outre l’anachronisme, les historiens byzantins semblent surtout n’avoir pas suf-
fisamment compris les subtilités de la constitution de l’Empire romain d’Occident, foncièrement électif, en contre-distinction
avec le caractère dynastique de l’Empire romain d’Orient. Pour les titres employés par les sources byzantines plus tardives pour
désigner Sigismond, voir BAUM, Europapolitik 19–21.
101
F. DÖLGER (– P. WIRTH), Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches, Teil V (Regesten vom 1341–1453). München
– Berlin 1965, n° 3249 (= DÖLGER – WIRTH, Reg.). La réalité de cette mission est confirmée par les comptes royaux qui enregis-
trent que le 2 mai 1395 le roi de France versait 50 livres d’or à un émissaire de l’empereur de Constantinople.
102
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3250.
103
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3248.
104
G. CAMMELLI, I dotti bizantini e le origini dell’umanesimo, I. Manuele Crisolora. Firenze 1941, 25–28 ; I. THOMSON, Manuel
Chrysoloras and the Early Italian Renaissance. GRBS 7 (1966) 63–82, ici 76–77 ; voir aussi BARKER, Manuel II Palaeologus
261–268 et la prosopographie de DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus xxxv–xxxvii. On ne peut plus soutenir (cf. K. M.
SETTON, The Byzantine Background to the Italian Renaissance. Proceedings of the American Philosophical Society 100 [1956]
56) que Chrysoloras aurait alors été accompagné par Démétrios Cydonès : comme le montre la lettre de Manuel II citée en début
de notre étude, le vieux lettré byzantin ne quitta Constantinople que le jour même de l’arrivée du roi de Hongrie dans la capitale,
sans rencontrer celui-ci ; pour Chrysoloras voir aussi L. IHORN-WICKERT, Manuel Chrysoloras (ca. 1350–1415). Eine Biographie
des byzantinischen Intellektuellen vor dem Hintergrund der hellenistischen Studien in der italienischen Renaissance (Bonner
Romanistische Arbeiten 92). Frankfurt am Main 2006.
105
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3251, l’auteur corroborant cette information avec celle du Panégyrique – appartenant à Isidore de Kiev
– adressé à Manuel II Paléologue (Vat. Palatinus gr. 226, ff. 82r–112r, du XVe siècle) édité par S. LAMPROS, Παλαιολόγεια καὶ
Πελοποννησιακά III. Athènes 1926, 132–199, ici 159, l. 23, désignant Sigismond comme Γερμανῶν τὸν βασιλέα, ce qui date le
discours en tout cas après 1410.
58 Dan Ioan Mureşan

bablement celle aussi des Ottomans106. Ce brusque déséquilibre militaire était si dangereux que le roi de
Hongrie lança à la hâte une campagne d’hiver contre le nouveau prince de Moldavie. Mal partie, cette expé-
dition s’acheva sur un échec : franchissant les Carpates au début de janvier, l’armée hongroise ne réussit pas
à occuper la forteresse de Neamţ au début de février. À son retour, elle fut attaquée lors de la traversée des
montagnes et essuya de lourdes pertes avant de regagner Braşov le 12 février 1395107.
Profitant de cette défaite, le sultan déclencha, entre fin avril et début juin 1395, sa première campagne au
nord du Danube, contre la Hongrie et ses alliés. Pénétrant dans le banat de Sévérin, l’armée du sultan y rava-
gea plusieurs places fortes sans toutefois rencontrer l’armée royale. Sigismond, dont l’épouse venait de dé-
céder, se tint dans une attitude défensive, alors que Bayezid n’avançait plus, préférant se retourner pour frap-
per la forteresse de Sévérin. Entrée en Valachie par l’ouest, l’armée ottomane se dirigea vers Curtea de Ar-
geş, la capitale de la principauté, en se confrontant avec l’armée du prince Mircea dans la bataille sanglante
de Rovine. La retraite de Mircea vers la Transylvanie permit à Bayezid d’installer dans le pays un prince
tributaire, Vlad Ier. Considérant atteints ses objectifs, le sultan se retira en descendant la vallée de l’Olt, en
traversant le Danube à la ville de Nicopolis, alors dernière capitale de l’État bulgare. Il y fit exécuter sur le
champ pour trahison le tsar Ivan Šišman (3 juin 1395), en annexant les restes de son État. Ce n’est qu’après
l’éloignement du sultan qu’en juin Sigismond envahit la Valachie, accompagné par Mircea, réoccupant Petit
Nicopolis valaque (en face de Nicopolis), mais échouant devant Sévérin. L’armée valaque de Vlad l’ayant
mis en difficulté lors de la traversée des Carpates, le roi, bien éprouvé, fut de retour au début de septembre au
Banat108.
Cette première campagne sultanale manifesta toute l’importance du Danube pour l’ouverture et le main-
tien d’une ligne de communication directe et efficace entre la Hongrie et Byzance. Cette importance était
tout à fait comprise à Byzance, où en septembre 1395 le métropolite Jérémie de Mitylène était nommé légat
de l’empereur et du patriarche pour les affaires de Valachie et de Moldavie109. Mais le métropolite ne quitta
la capitale qu’à la fin de l’année, très probablement accompagnant Manuel Philanthropène envoyé au roi de
Hongrie pour aider Constantinople contre les Turcs110. Pendant l’hiver 1395–1396, une alliance formelle
contre les Ottomans fut conclue à Buda entre le roi Sigismond et l’empereur byzantin représenté par Manuel
Philanthropène. Le basileus s’obligeait à armer dix galères, aux frais du roi de Hongrie, qui lui versait à cet
effet 30.000 ducats, les navires étant destinés à être utilisés sur le Danube dans la future campagne111. Vue
l’implication de Manuel II dans l’organisation de la croisade, il est tout à fait admissible que le basileus ait
envoyé un message d’encouragement aux croisés durant leur marche en avant112. Sans la détermination de
Sigismond de Luxembourg, la croisade n’aurait certes jamais commencé113. Il n’en reste pas moins que le
basileus joua dans la préparation de la croisade un rôle bien plus important qu’on ne le pense d’habitude114.

—————
106
Selon une chronique ottomane, Étienne Ier aurait été le premier [prince moldave] qui, avec les siens, demanda le secours des
Turcs, Johannes Leunclavius, Historiae Musulmanae Turcorum, de monumentis ipsorum exsceptae libri XVIII. Frankfurti 1591,
18–19.
107
R. MANOLESCU, Campania lui Sigismund de Luxemburg în Moldova (1395). Analele Universităţii Bucureşti, seria ştiinţe so-
ciale, Istorie 15 (1966) 59–74.
108
Pour une reconstitution du trajet de cette première campagne sultanale au nord du Danube voir D. I. MURESAN, Avant Nicopolis :
la campagne de 1395 pour le contrôle du Bas-Danube. Revue Internationale d’Histoire Militaire 83 (2003) 115–132 ; repris sous
une forme plus développée in : Quaderni della Casa Romena di Venezia 3 (2004) 177–195, recherche qui corrobore avec plu-
sieurs autres sources une brève chronique ottomane signalée par H. İNALCIK, An ottoman document on Bayazid I. Expedition into
Hungary and Wallachia, in : Publications du Comité d’Organisation du Xe Congrès International d’Études Byzantines. Istanbul
1957, 220–222 et éditée par A. DECEI, Deux documents turcs concernant les expéditions des sultans Bayazid I et Murad II dans
les Pays roumains. Revue Roumaine d’Histoire 13 (1974) 395–413.
109
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3254 ; DARROUZÈS, Regestes n° 3011.
110
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3255 et n° 3256 ; DARROUZÈS, Regestes n° 3015.
111
BARKER, Manuel II Palaeologus 131–132 ; cf. la discussion chez DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3255.
112
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3262, 84 ; avec les doutes de BARKER, Manuel II Palaeologus 133.
113
Sur la participation de Sigismond dans la campagne : M. KITZINGER, Sigismond, roi de Hongrie, et la croisade, in : Actes du
colloque « Nicopolis 1396–1996 » (=Annales de Bourgogne 68 [1997]) 23–34.
114
BARKER, Manuel II Palaeologus 129–130.
Une histoire de trois empereurs 59

Il serait superflu de s’arrêter sur la croisade qui se termina à Nicopolis (25 septembre 1396). Cette grande
défaite chrétienne a marqué pour plus d’un siècle la fin de tout effort sérieux de l’Occident en faveur des
chrétiens d’Orient115. Un seul aspect nécessite d’être scruté ici de plus près. La méfiance des croisés occiden-
taux envers les « schismatiques » qui combattaient à leur côté fut une des causes de la défaite116. Pour justi-
fier la « lacrimable desconfiture » du roi de Hongrie, l’apologète de la croisade tardive que fut Philippe de
Mézières croyait en effet avoir trouvé « le fondement de la desconfiture », à savoir sa cause principale, dans
les cinq nations (« générations ») de « schismatiques » qui avaient rallié l’armée chrétienne. « Les schismati-
ques estoient les Bosniens (c’est du royaume de Bose) et ceulx de Servie, d’Albaquie [Valachie], de Rasse et
de Boulguerie, qui n’amèrent onques depuis 2 cents ou 3 cents ans l’Église de Rome, ne les Latins ». Or
« chacun scet qu’une pomme pourrie mise ou milieu de quarante fera les autres pourris… Il peut estre qu’il
eus testé expédient que les dis scimatiques à la desconfiture n’eussent pas esté présens ; car par aventure les
catholiques eussent esté mieulx régulé qu on dit qu’ils ne furent ». Ce raisonnement est remarquable pour le
renversement des causes : en réalité, c’était le désordre de l’action de la chevalerie bourguignonne, qui avait
refusé de se soumettre aux ordres du roi de Hongrie, qui avait constitué la cause principale de la défaite. Plu-
tôt que de l’avouer, Philippe de Mézières préfère rechercher des boucs émissaires. « Quel merveille ? Car les
dis scismatiques, grant temps en devant, avoient esté soubsmis à la seigneurie du tirant Baxeth, et pour la
haine qu’ils ont aux Latins, à mon oppinion peut estre qu’ils aiment mieulx estre subgès du Turch que du roy
de Honguerie »117. Ce type de raisonnement circulaire pouvait convaincre tout un chacun, sauf Sigismond,
qui avait bien observé durant la bataille la succession des événements qui avaient mené au désastre. Confron-
té à la tâche historique d’organiser à long terme la résistance contre les Ottomans sur le Danube, Sigismond
se donna pour mission de faire disparaître progressivement ce sentiment négatif entre Latins et Grecs. Il avait
clairement signifié cette décision dès 1391, la mission envoyée alors à Constantinople donnant le coup
d’envoi de son vaste plan de réajustement de la politique du royaume envers ses sujets de rite byzantin.
La première destination du roi de Hongrie après la bataille de Nicopolis fut par la force des choses Cons-
tantinople, où il fut transporté par un navire vénitien qui avait remonté le Danube, en sortant par
l’embouchure du fleuve et en longeant la côte de la mer Noire118. Les sentiments éprouvés par le roi à
l’arrivée dans la capitale impériale sont reflétés dans la lettre qu’il expédia de Constantinople, le 11 novem-
bre 1396, à Philibert de Naillac, le grand maître de l’Ordre des Hospitaliers de l’île de Rhodes. « Il a plu au
Très Haut – note le roi – que nous arrivions dans la ville de Constantinople, bien que d’une manière diffé-
rente de celle que nous aurions souhaitée ». L’arrivée des forces croisées à Constantinople aurait néanmoins
eu, selon Sigismond, le don d’insuffler à une ville à bout de forces un nouvel espoir119. Dans la capitale im-
périale le roi de Hongrie eut de longs entretiens avec l’empereur byzantin (alia multa tractavimus), ce qui est
confirmé par d’autres sources120. Sigismond avait alors promis de revenir au secours de la ville avec une
nouvelle force militaire, expédition prévue pour mars 1397. Dans l’attente du retour de la nouvelle croisade,
le roi sollicitait du grand maître Hospitalier de renforcer la défense de la ville, selon les dispositions de la
ligue existant entre Byzance, Rhodes, Péra et les Vénitiens. Sans doute Sigismond profita-t-il de cette visite

—————
115
Voir, avec toute la bibliographie, l’excellente analyse d’E. A. ANTOCHE, Les expéditions de Nicopolis (1396) et de Varna (1444):
une comparaison. Mediævalia Transilvanica 4 (2000) 28–74 ; sur les conséquences à long terme : K. DE VRIES, The Lack of
Western European Military Response to the Ottoman Invasions of Eastern Europe from Nicopolis (1396) to Mohacs (1526).
Journal of Military History 63 (1999) 539–560.
116
K. PETKOV, The rotten apple and the good apples : Orthodox, Catholics, and Turks in Philippe de Mézières' crusading propa-
ganda. Journal of medieval history 23 (1997) 255–270 ; O. CRISTEA, La défaite dans la pensée médiévale occidentale. Le cas de
la croisade de Nicopolis (1396). New Europe College Yearbook 7 (1999–2000) 37–69.
117
Philippe de Mézières, Epistre lamentable et consolatoire, in : Œuvres de Froissart. Chroniques, vol. XVI (1397–1400), éd. K. DE
LETTENHOVE. Bruxelles 1872, 452–453.
118
On modifiera ainsi la carte de l’itinéraire de Sigismond pour 1396–1398 chez HOENSCH, Kaiser Sigismund 90, où, pour aller de
Nicopolis à Constantinople, on représente une traversée royale à travers les Balkans.
119
Reproduction et trad. angl. de la lettre par BARKER, Manuel II Palaeologus 482–485 ; BAUM, Kaiser Sigismund 40–41; BAUM,
Europapolitik 22.
120
Laonici Chalcocondylae, Historiarum demonstrationes I–II, ed. E. DARKO. Budapest 1922–1927, ici I, 70–71 ; BARKER, Manuel
II Palaeologus 136–137.
60 Dan Ioan Mureşan

inopinée à Constantinople pour visiter les objectifs dont la ville pouvait encore s’enorgueillir. Il est égale-
ment probable qu’il aura pu rencontrer aussi le fils aîné de Manuel II, Jean, le futur basileus, alors âgé de
quatre ans à peine121.
À ces discussions avait assisté également le patriarche œcuménique Antoine IV. Nous l’apprenons des
lettres que le chef de l’Église byzantine envoya aussitôt après le départ du roi de Hongrie, en janvier 1397,
pour informer le roi de Pologne des décisions prises122. Antoine IV délivrait à son représentant chargé des
affaires ecclésiastiques de Russie et de Moldavie, Michel de Bethléem, une lettre d’accréditation auprès du
roi de Pologne, Vladislav Jagellon, qui démontre que le métropolite agissait aussi en tant que représentant de
l’empereur. Quant à l’union des Églises selon le projet proposé par le roi Vladislav, le patriarche se montrait
ouvert, tout en soulignant de manière réaliste que la conjoncture n’était pas favorable. La « guerre avec les
impies » défendait aux représentants de l’Église orientale de se rassembler à cet effet. « Mais si Dieu nous
accorde la paix et que les routes s’ouvrent, nous sommes prêts pour cela ». Et le patriarche de conseiller le
geste qui sauve : le roi était exhorté à se joindre au début du printemps à la campagne que préparait le roi de
Hongrie, et qu’ils collaborent avec leurs armées et leurs ressources à la croisade qui, selon les termes de la
convention conclue à Constantinople avec Sigismond, devait se déclencher en mars 1397. Une fois la route
ouverte, « l’union des Églises se fera facilement »123.
L’intérêt pour l’union ecclésiastique n’était pas un simple moyen de gagner du temps, tout en obtenant le
secours du roi polonais. La preuve en est la lettre destinée au métropolite de Kiev Cyprien, et qui n’en parle
pas autrement, bien qu’il fût un Byzantin de la même mouvance palamite qu’Antoine IV124. S’adressant à lui
en toute confiance, cette lettre du moins reflétait la position réelle du Patriarcat. « Au sujet de l’union des
Églises, dont nous souhaitons nous aussi la réalisation, le temps présent n’est guère favorable, ni le lieu
indiqué par Ta Sainteté [« la Russie » sont les territoires ruthènes de la confédération Pologne-Lituanie], si le
concile exigé par cette affaire doit être œcuménique ». Les obstacles ne sont pas imaginaires, ni un simple
prétexte : même si, malgré le siège, les représentants de l’Église de Constantinople pouvaient tant bien que
mal y parvenir, cela était parfaitement impossible pour les représentants des autres Patriarcats, qui se trou-
vaient sous la domination du sultanat mamelouk. Le patriarche incite le métropolite à convaincre Vladislav
Jagellon que la condition préalable à tout projet d’union était la « destruction des impies, qui s’efforcent
d’avaler le monde entier », en s’alliant avec le roi de Hongrie. Seule la liberté et la sécurité garanties par une
victoire sur les assiégeants de Constantinople pouvaient créer le cadre propice pour un concile œcuménique.
Dans la même lettre le patriarche nomme l’archevêque Michel de Bethléem exarque patriarcal pour les mé-
tropoles de Moldovalachie et de Halicz, qu’Antoine IV jugeait occupées alors par des prélats illégitimes. Les
pouvoirs conférés à ce prélat dans cette fonction permettent de mieux comprendre les fonctions effectives
dont le métropolite de Hongrovalachie jouissait à la même époque en tant qu’exarque patriarcal « de toute la
Hongrie »125.
La mission de Michel de Bethléem était, après le désastre de Nicopolis, un résultat direct de la visite de
Sigismond à Constantinople. L’exarque patriarcal devait contribuer à la réalisation effective d’une coalition
hungaro-polonaise contre les Ottomans. Sa mission ne peut donc pas être réduite à une « coalition ortho-
doxe »126. Le patriarche demandait à Cyprien d’obtenir la participation du roi de Pologne à une croisade : les
principautés russes étaient trop éloignées et trop divisées pour intervenir alors autrement que financière-
ment127. L’initiative de l’empereur Manuel II, soutenue par Antoine IV, avait des horizons bien plus amples :
—————
121
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 63–64 : Jean VIII était né le 17 ou le 18 décembre 1392.
122
HALECKI, Rome et Byzance 22–25 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 150–151, 151–153. Sur la participation de l’Église au projet
de la révolte contre Bayezid a attiré l’attention de PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 10–12, 17–18. Voir maintenant à ce sujet,
l’analyse minutieuse de J. Preiser-Kapeller ici même.
123
DARROUZÈS, Regestes n° 3039 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 150–151.
124
DARROUZÈS, Regestes n° 3040 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 151–153.
125
D. OBOLENSKY, A late fourteenth century Byzantine diplomat: Michael Archbishop of Bethleem, in : Byzance et les Slaves,
Mélanges I. DUJČEV. Paris 1979, 299–315 ; D. NĂSTASE, Les débuts de l’Église moldave et le siège de Constantinople par
Bajazet Ier. Symm 7 (1987) 205–213 ; MEYENDORFF, Byzantium and the Rise of Russia 247–250, 254, 258.
126
NĂSTASE, Les débuts de l’Église moldave 210.
127
DARROUZÈS, Regestes, n° 3112–1400 : exhortation au métropolite de Russie à aider le Patriarcat et la capitale assiégée.
Une histoire de trois empereurs 61

elle supposait l’organisation d’une croisade européenne, dirigée par les rois de Hongrie et de Pologne
comme prémisse à l’union des Églises. Ces lettres montrent le soutien inconditionnel que l’Église prêtait
désormais à la politique extérieure prônée par Démétrios Cydonès. Aux yeux du patriarche œcuménique
Sigismond demeurait effectivement « le leader naturel autour duquel toute action militaire à venir devait être
organisée »128.
Après le départ de Sigismond, l’étau ottoman se resserra encore plus sur la ville de Constantinople. En-
couragé par la grande victoire de Nicopolis, Bayezid accéléra les opérations militaires pour conquérir la capi-
tale, amenant Manuel II et les habitants de Constantinople au bord du désespoir129. Dans cette période, Ve-
nise intensifie ses gestes et ses promesses de secourir Byzance, signalant à Sigismond que les Byzantins
pouvaient céder130. Malgré l’impossibilité de réagir du roi de Hongrie, les historiens ont pu constater, sans
l’expliquer, un affaiblissement du siège relancé avec force par Bayezid Ier. En effet, après un terrible hiver
1396–1397, le siège s’arrêta en été pour se transformer en un simple blocus131. Or la seule campagne signifi-
cative de 1397 s’était déroulée en Valachie. Le voïévode de Transylvanie, Sczybor de Sczyboric, avec l’aide
de Mircea Ier, réussit alors à écarter définitivement Vlad Ier, qui fut capturé et amené devant Sigismond (dé-
cembre 1396–janvier 1397). Ce sont les conséquences de cette victoire – que Chalcocondyle confond proba-
blement avec la bataille de Rovine et place après Nicopolis132 – qui expliquent le relâchement du siège de
Constantinople. Pour parer à une attaque sur deux fronts, Bayezid devait mobiliser le gros de son armée vers
le Danube.
Ce retard n’est pas sans rappeler qu’avant de pouvoir sauver les autres, Sigismond devait surtout se sau-
ver lui-même. En Hongrie il eut, aussitôt après son retour, à affronter le complot de l’ancien palatin Étienne
Lackfi133. Dès qu’il put étouffer la révolte, Sigismond essaya de se doter à la fois d’une armée d’opération et
d’une base fonctionnelle pour faire face aux attaques ottomanes. Une intense activité diplomatique aboutit le
14 juillet 1397 à la paix d’Iglau entre Sigismond et Vladislav Jagellon. La Diète réunie à Timişoara (octobre
1397) prit des décisions fondamentales concernant l’organisation militaire de la frontière méridionale du
royaume134. Grâce à ces actions, le Danube allait rester pour longtemps encore, malgré la défaite de Nicopo-
lis, la frontière septentrionale de l’Empire ottoman.
Dans l’impossibilité de trancher militairement la situation de Constantinople, Bayezid recourt à la carte
dynastique, en réaffirmant alors les droits de succession de Jean VII. Manuel, se réconciliant avec Jean VII,
grâce au maréchal de Boucicaut, Jean le Maingre, n’a plus d’autre alternative que de prendre pour corrégent
son neveu à Constantinople et d’entamer son voyage en Occident (décembre 1399–juin 1403)135. Or ce qui
surprend, vu les liens déjà existants entre Manuel II et Sigismond de Luxembourg, c’est que durant sa longue
visite le basileus n’a point rencontré le roi de Hongrie. Il faut dire que pour la famille de Luxembourg cette
période en fut une d’intense contestation, qui laissa très peu le temps à Sigismond pour d’autres projets. Son
demi-frère, l’empereur Wenceslas (1378–1400) se confronta à une forte opposition des princes, qui finirent
par le déposer le 20 août 1400 comme roi fainéant qui avait abaissé le prestige de l’Empire. À sa place, les
princes électeurs choisirent comme roi des Romains Robert du Palatinat (1400–1410). Sigismond intervint à
plusieurs reprises en faveur de son frère, qui commença à être contesté même dans son royaume de Bo-
hême136. Or le pape Boniface IX avait entériné la déposition de Wenceslas en 1400137. La contestation prit de

—————
128
BARKER, Manuel II Palaeologus 151.
129
BARKER, Manuel II Palaeologus 138–148 ; NECIPOGLU, Byzantium 150.
130
BARKER, Manuel II Palaeologus 138–139, 142, 146 et n. 38, 147.
131
BARKER, Manuel II Palaeologus 148–149.
132
Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes (73–74 DARKÓ).
133
ENGEL, The Realm of St Stephen 204.
134
J. M. BAK, Sigismund and the Ottoman advance, in: PAULY – REINERT (éds.), Sigismund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa
89–94, ici 91–92 ; BAUM, Kaiser Sigismund 41–42 ; ENGEL, The Realm of St Stephen 205–206.
135
BARKER, Manuel II Palaeologus xxvi–xxix, 165–238 ; sur la figure controversée de Jean VII, voir notamment Th. Ganchou,
Autour de Jean VII : luttes dynastiques, interventions étrangères et résistance orthodoxe à Byzance (1373–1409), in : M. BALARD
– A. DUCELLIER (éds.), Coloniser au Moyen Âge. Paris 1995, 367–381 ; S. MESANOVIC, Jован VII Палеолог. Belgrade 1996.
136
HOENSCH, Kaiser Sigismund 93–118.
62 Dan Ioan Mureşan

l’ampleur en Hongrie, avec la révolte dirigée par plusieurs magnats et prélats hongrois, qui réussirent même
à faire arrêter Sigismond en 1401. Les magnats révoltés avaient invité le roi de Naples Ladislas pour se faire
couronner roi de Hongrie. Une fois de plus, Boniface IX soutint l’invasion du roi de Naples en Hongrie et
brandit la menace de l’excommunication sur les partisans de Sigismond. Cette immixtion brutale du pape
dans les affaires du royaume de Hongrie produisit, nous allons le voir, une crise majeure dans les rapports
avec l’Église de Rome qui dura jusqu’en 1410.
Au fur et à mesure qu’empiraient les rapports du pape de Rome avec le roi de Hongrie, ils allaient crois-
sant avec l’empereur byzantin. Boniface émit à l’intention de l’Empire byzantin trois bulles de croisade à
commencer du 1er avril 1398138. Le 6 mars 1399, après la visite à Rome du beau-frère de l’empereur Ilario
Doria, une nouvelle bulle de croisade était promulguée en faveur de l’aide à Constantinople ; de manière
assez significative, la Hongrie était exclue de cette bulle, sous prétexte que la croisade y avait déjà été pro-
clamée par le passé139. Manuel II visita le pape romain en 1400, ce qui le fit bénéficier d’une bulle générale
émise le 27 mai 1400 et adressée à tous les patriarches, archevêques et évêques du monde entier140. Plus tard,
les rapports deviendront moins cordiaux, peut-être en raison de la visite de Manuel II en France, ce qui aurait
obligé le pape à annuler les bulles émises en sa faveur. Le pape d’Avignon lança alors des bulles similaires,
mais seulement à partir du 6 décembre 1403141. Les bonnes relations de l’empereur byzantin avec un pape
désormais adversaire de la Maison de Luxembourg expliquent le refroidissement temporaire des rapports
entre Sigismond et Manuel II.

§ 3. LE PATRONATSRECHT DU ROI DE HONGRIE ET LES « SCHISMATIQUES » DE LA SAINTE


COURONNE
Le 20 juillet 1402, Bayezid mordait la poussière à la bataille d’Ankara devant Timur Lenk, le restaurateur
de l’empire mongol (1370–1405). Contre toute attente, Constantinople – qui se trouvait au bord de la reddi-
tion – était ainsi sauvée. À la faveur de la crise du pouvoir central ottoman, tous ses voisins entendaient pro-
fiter de cette situation142. Le prince Mircea de Valachie occupa Silistra et récupéra les territoires qu’il avait
auparavant possédés au sud du Danube (1403)143. Au même moment, au traité de paix de 1403, l’Empire
byzantin recouvrait une partie de ses territoires balkaniques. En 1404, Sigismond de Luxembourg affirmait
que « l’empereur de Constantinople et le voïévode de Valachie accomplissaient de hauts faits contre les
Turcs »144.
Pendant la période des troubles de l’État ottoman, véritable « crise de structure » d’après la bataille
d’Ankara, il existe peu de contacts attestés entre Byzance et Hongrie. Pourtant, Sigismond, bien qu’occupé
par les problèmes de l’Europe centrale, était continuellement informé du cours des affaires orientales par les

—————
137
H. E. FEINE, Die Approbation der Luxemburgischen Kaiser in ihren Rechtsformen an der Kurie, in: H. E. FEINE (éd), Reich und
Kirche ; ausgewählte Abhandlungen zur deutschen und kirchlichen Rechtsgeschichte. Aalen 1968, 77–99, ici 87–89.
138
HALECKI, Rome et Byzance 31–33 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 172 et, sur la question de la rencontre personnelle avec le
pape, voir la discussion aux pages 510–512. Les bonnes relations du basileus avec le pape Boniface IX continuent : voir G. T.
DENNIS, Two unknown documents of Manuel II Palaeologus. TM 3 (1968) 397–404.
139
HALECKI, Rome et Byzance 33–35. Cette bulle est aussi élargie à la Pologne, Lituanie et Valachie (i.e. Moldavie) : IBIDEM 49–50.
Il est désormais établi qu’Ilario Doria était le beau-frère de Manuel II, pour avoir marié une fille bâtarde de Jean V : T. GAN-
CHOU, Ilario Doria, le gambros génois de Manuel II Palaiologos : beau-frère ou gendre ? REB 66 (2008) 71–94.
140
HALECKI, Rome et Byzance 39–40.
141
HALECKI, Rome et Byzance 41–43.
142
Voir maintenant pour la guerre civile ottomane les travaux de D. J. KASTRITSIS, The Sons of Bayezid. Empire Building and Rep-
resentation in the Ottoman civil war of 1402–1413. Leiden 2007 ; IDEM, Religious Affiliations and Political Alliances in the Ot-
toman Succession Wars of 1402–1413. Medieval Encounters 13 (2007) 222–242.
143
P. Ş. NASTUREL, Une victoire du voïévode Mircea l’Ancien sur les Turcs devant Silistra (1407–1408). Studia et Acta orientalia 1
(1957) 239–247 ; A. PIPPIDI, Sur une inscription grecque de Silistra. RESEE 24 (1986) 323–332, qui ramène la datation de
l’inscription de 1407–1408 à 1403.
144
Documente privitoare la istoria Românilor n° 353 (I/2, 429 DENSUSIANU) ; KASTRITSIS, The Sons of Bayezid 137–138.
Une histoire de trois empereurs 63

bons offices de la République de Raguse145. Pour ce qui est de Manuel II, la situation s’était stabilisée après
1403. De retour d’Occident, le basileus avait repris le trône à Jean VII et reçut la soumission du maître de la
partie européenne des possessions ottomanes, l’émir Soliman Čelebi, dont il devint le suzerain (« père »).
Ainsi la situation d’urgence s’éloignait, l’empereur byzantin réussissant à maîtriser la situation par ses pro-
pres ressources, notamment diplomatiques.
C’est toutefois dans cette période que se situe un contact moins connu entre Byzance et la Hongrie. Nico-
dème, moine hésychaste d’origine vraisemblablement serbo-grecque, s’était installé en Valachie, où il avait
fondé en 1370–1372 le monastère de Vodiţa146. Il contribua en 1375 à la réconciliation des Églises serbe et
byzantine en accompagnant la délégation serbe à Constantinople en qualité d’interprète de grec147. Il fut ho-
noré par Philothée Ier Kokkinos du rang d’archimandrite et du droit d’officier avec l’épigonation148. La Vie
perdue de ce personnage, mais résumée dans un récit de voyage du XVIIe siècle, nous apprend que, plus tard,
il se serait rendu dans « la ville de Budun, la résidence du krâl de Hongrie », pour prêcher devant lui « la foi
du Christ »149. Pour vérifier la véracité de ses propos, le roi de Hongrie lui aurait demandé de passer
l’épreuve du feu150, dont le saint sortit victorieusement, conservant intacts ses vêtements et son évangéliaire.
Le roi, impressionné, lui prodigua alors de grandes largesses, comprenant entre autres l’octroi de trente villa-
ges.
Les historiens ont jusqu’à présent placé cette rencontre à Vidin (Bdin), en interprétant par conséquent
l’action de Nicodème soit comme un geste de résistance orthodoxe aux tendances prosélytes de Louis
d’Anjou lors de sa campagne de 1365151, soit, plutôt, comme une sorte de propagande en faveur de Sigis-
mond, qui traversa Vidin lors de la croisade de 1396152. Ces interprétations devraient cependant être revues
sur la base d’un fait incontestable. Par la ville de Budun Paul d’Alep n’entendait guère Vidin, car il
l’identifie clairement comme étant alors « la résidence du roi de Hongrie », tandis que de son temps c’était
un beglerbeg ottoman qui y siégeait. À peine quelques pages plus loin, il décrit Budum comme étant située à
huit jours de marche de la frontière de la Valachie, peuplée par des Hongrois, et disputée par les empereurs
ottoman et allemand, car elle se trouve à cinq jours de distance de Vienne153. Il serait difficile de décrire en
termes plus clairs la ville de Buda (Ofen).
Pour identifier le roi de Hongrie concerné, on a souligné à juste titre que, loin de persécuter Nicodème, ce
souverain lui avait non seulement cédé des revenus, mais offert aussi « un encensoir massif sous la forme de
la ville de Budun, avec ses tours », que les moines montrèrent pour preuve au XVIIe siècle à Paul d’Alep.
—————
145
Cf. J. GELCICH – L. THALLOCZY, Diplomatarium relationum reipublicae Ragusanae cum regno Hungariae (Raguza és Magyarór-
zág összeköttéseinek oklevéltára). Budapest 1887 : cf. n° 92b, 124 (23 août 1403) ; n° 109, 170–171 (1408) ; n° 133, 195 (30 mai
1410) ; n° 148–149, 224–226 (13 et 30 juillet 1413) ; n° 234–235 (28 nov. 1413) etc.
146
TURDEANU, Les premiers écrivains religieux en Valachie 17–37, 432 ; E. LAZARESCU, Nicodim de la Tismana şi rolul său în
cultura veche românească, I (până la 1385). Romanoslavica 11 (1963) 256–258, 267 ; cf. G. PODSKALSKY, Theologische Literatur
des Mittelalters in Bulgarien und Serbien, 865–1459. München 2000, 91, 254, n. 1108, 257, 412, 414, 498.
147
D. NASTASE, Le Mont-Athos et la politique du Patriarcat de Constantinople, de 1355 à 1375. Symm 3 (1979) 121–177, ici 155–
166.
148
Vie de Saint Niphon II 96 (GABRIEL).
149
The Travels of Macarius, Patriarch of Antioch, by his Attendant Archdeacon, Paul of Aleppo II, trad. F. C. BLEFOUR. London
1836, 352 ; Călători străini în Ţările române VI, trad. M.M. ALEXANDRESCU DERSCA-BULGARU. Bucureşti 1976, 197–198.
150
L’épreuve du feu accompagnait parfois les discussions interconfessionnelles de l’époque. Durant la dispute théologique de 1367,
Jean Cantacuzène surprit ainsi le légat Paul par cette assertion : « Et si tu oses dire que notre foi et nos paroles ne sont pas vraies,
correctes et justes, que l’on allume du feu et entrons-y tous les deux ici-même ! ». À Paul ayant demandé à quelle date cette orda-
lie devait-elle avoir lieu, Cantacuzène répondit : je ne me lèverai pas de ce siège jusqu’à ce que le feu ne soit allumé ». Pensant à
un simple jeu verbal, le légat accepte, mais il est informé que la proposition est sérieuse. Je veux vivre et non mourir !,
s’exclame-t-il alors. Je ne veux pas autre chose, rétorque l’empereur, mais j’ai l’absolue certitude que non seulement je ne brûle-
rai pas, Dieu intervenant en faveur du dogme orthodoxe, mais que je vous rendrai service : voilà pourquoi je n’ai pas peur de
l’épreuve du feu. Mais toi, tu sembles hésiter au sujet de ta foi et tu redoutes la mort ! », cf. MEYENDORFF, Projets de concile oe-
cuménique 167–168).
151
LAZARESCU, Nicodim de la Tismana 259–265.
152
V. CIOCÎLTAN, Înţelesul politic al ‘minunii’ sfântului Nicodim de la Tismana. Studii si Materiale de Istorie Medie 22 (2004) 153–
168, surtout 160–162 ; voir aussi PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 20
153
BLEFOUR, The Travels of Macarius 357 ; ALEXANDRESCU DERSCA-BULGARU, Călători străini 204.
64 Dan Ioan Mureşan

Louis d’Anjou aurait difficilement procédé ainsi, alors que ce geste cadre parfaitement avec Sigismond. Il
nous faut radicaliser maintenant l’interprétation de cet événement, en le replaçant dans le cadre géographique
qui est le sien : la capitale du royaume de Hongrie. À quelle occasion Nicodème aurait-il pu en effet se dé-
placer à Buda ? La solution est relativement simple, car on sait positivement qu’il s’était réfugié en Hongrie
entre 1399 et 1405, selon son propre témoignage apposé dans la notice de son magnifique évangéliaire154.
Selon la tradition, il résidait alors au monastère de Prislop, en Transylvanie155. Mais il semble être également
resté auprès du frère du feu roi serbe Marco Kraljević, Dmitar, réfugié auprès de Sigismond et fait par le roi
châtelain de Şiria (Világos), ou de son fils Vukašin, comte de Zarand (1404–1407)156. Il faudrait dès lors
abandonner une bonne fois pour toutes la supposition gratuite qui voulait voir dans la présence de Nicodème
en Hongrie le résultat d’un conflit – auquel personne n’a d’ailleurs trouvé de cause raisonnable – avec le
prince Mircea de Valachie. Dans les Vies de saints balkaniques de l’époque, la fuite devant les attaques ot-
tomanes est un topos courant. Nicodème devait tout simplement chercher la sécurité à une période où Tisma-
na et Vodiţa se trouvaient trop près de la ligne du front. Étroitement lié au Patriarcat œcuménique et au mé-
tropolite de Hongrovalachie, Nicodème était en Hongrie le représentant de l’exarque patriarcal157. À l’époque
où le patriarche Antoine IV écrivait au roi de Pologne de venir à l’aide du roi de Hongrie, il semble conceva-
ble que des lettres à ce même sujet aient été envoyées à Sigismond en personne. Ainsi Nicodème devait
maintenir le contact direct entre le Patriarcat et le roi de Hongrie. Cela explique pourquoi Sigismond mani-
festa plusieurs fois par la suite sa libéralité envers le monastère de Tismana158.
Cette longue présence en Hongrie, y compris la rencontre avec le roi à Buda, devait surtout s’avérer utile
pour clarifier en faveur du Patriarcat œcuménique l’état de choses ébranlé par la révolte nobiliaire de 1403.
En effet, Dragoş et Baliţa s’étaient ralliés à la rébellion. En riposte, Sigismond confisqua leurs domaines. La
disparition de ses protecteurs devait créer des difficultés au statut de la stavropégie de Peri. Cela n’entraîna
pas à un changement dans la politique ecclésiastique de Sigismond, car à la différence de la félonie des com-
tes de Maramureş, la plus grande partie de la petite noblesse roumaine resta fidèle au roi, tout comme la
bourgeoisie transylvaine, les nobles saxons et certains membres de la haute aristocratie159. L’intervention de
Nicodème dut garantir la continuité de la politique par delà de la crise provoquée par la défection des deux
frères. Le roi accorda alors une partie de leur fortune au noble Feodor Koriatovič. Descendant de la famille
lituanienne de Gedymin, ancien duc de Podolie, et fut contraint de renoncer à ses possessions et trouva re-
fuge en Hongrie en 1393. Sigismond lui avait alors accordé la cité de Munkacs (Mukačevo), et plus tard les
comtés de Bereg et de Satu Mare. De rite orthodoxe, il fut le fondateur du monastère Saint Nicolas de Mun-
kacs160. Il est cependant très probable qu’après la chute de la famille de Dragos, Feodor Koriatovič, devenu
entre 1412–1416 comte de Maramureş161, élargit également sa protection sur la stavropégie patriarcale de
Peri. C’est peut-être en raison de ce précédent historique qu’on assistera, tout au long des XVe et XVIe siè-

—————
154
Le contenu de l’apostille autographe de Nicodème est le suivant : « Ce saint évangile l’a écrit le pope Nicodème dans la pays
hongrois (na Ougrscyi zemli), pendant la sixième année de sa persécution (gonenie) en comptant depuis la création du monde
6000 et neuf cent et 13 (6913 = 1405) », TURDEANU, Les premiers écrivains religieux en Valachie 36.
155
A. A. RUSU, Ctitori şi biserici din Ţara Haţegului până la 1700. Satu Mare 1997, 122–124.
156
D. S. RADOJCIC, ‘Bulgaralbanitoblachos’ et ‘Serbalbanitobulgaroblahos’ – deux caractéristiques ethniques du sud-est européen
du XIVe et XVe siècles. Romanoslavica 13 (1966) 77–79, ici 79. Selon ENGEL, Királyi hatalom 192 il s’agirait plutôt du fils de
Dmitar, nommé Vukašin.
157
BARBU, Byzance, Rome et les Roumains 140–141 considère donc à juste titre Nicodème comme l’« agent de liaison entre Cons-
tantinople et le roi Sigismond », avec cependant une projection sur la vie de Nicodème d’un conflit entre Byzance et Valachie qui
n’éclata qu’avec l’épisode de Moussa en 1409.
158
Documenta Romaniae Historica, B. I, n° 42, 86–87 ; n° 44, 88–89 ; n° 46, 92 ; n° 47, 93–94.
159
K. G. GÜNDISCH, Siebenbürgen und der Aufruhr von 1403 gegen Sigismund von Luxemburg. Revue Roumaine d’Histoire 15
(1976) 399–420, surtout 412, 418–420.
160
PETROV, Medieval Carpathian Rus 79–80, 175–179 ; A. HODINKA, Documenta Koriatovicsiana et fundatio monasterii Munkac-
siensis. Analecta Ordinis Sancti Basilii Magni, sectio 2, 1 /2–3 (1950) 339–359 et 1/4 (1953) 525–551, et 2 /1–2 (1954) 165–189
; I. A. POP, s. v. Koriatovych, Fedor in: P. R. MAGOCSI – I. A. POP (éds.), Encyclopedia of Rusyn History and Culture. Toronto
2002, 247–248 ; ENGEL, Királyi hatalom, 1977, 175 (Bereg, 1402–1413), 184–185 (Satu Mare, 1404–1405).
161
ENGEL, Királyi hatalom 181 et la carte de 1413 annexée après la p. 64.
Une histoire de trois empereurs 65

cles, aux tentatives de l’évêque orthodoxe de Munkacs d’étendre sa juridiction au monastère de Peri, en vio-
lation directe de son statut patriarcal162.
À la même époque, les orthodoxes de Hongrie acquirent un autre grand protecteur : l’ancien ennemi de
Sigismond de Luxembourg, Étienne Lazarević en personne. Traversant la ville de Constantinople après la
bataille d’Ankara, il avait été élevé par l’empereur Jean VII au rang de despote163. À son retour en Serbie, il
dut faire face à la révolte de son neveu, Georges Branković, soutenu par l’émir Soliman. C’était à la même
époque que Sigismond tenait tête à la révolte nobiliaire, circonstance qui fit se rapprocher ces anciens enne-
mis. En 1404 Sigismond informait le duc de Bourgogne qu’Étienne s’était soumis à lui, le despote acceptant
de devenir vassal du roi en échange du banat de Mačva et des villes de Belgrade et Golubac à titre viager. Il
installa sa nouvelle capitale à Belgrade164. Un autre seuil fut franchi en 1409, lorsque Lazarević dut résister à
la révolte de son propre frère Vuk, soutenu par le même Soliman, ce qui amena Étienne à accorder son sou-
tien au prétendent ottoman Moussa, en accord avec le prince Mircea de Valachie et avec Sigismond lui-
même. En 1410 Vuk fut exécuté par Moussa et Étienne reprit le contrôle de tout le pays. Lorsque Moussa,
victorieux dans la compétition pour le trône en 1411 se retourna contre ses anciens alliés, Étienne Lazarević
se rendit en juillet 1411 à Buda. Devant Sigismond il fit allégeance de son pays tout entier, obtenant en
échange de vastes domaines en Hongrie proprement dite165. Il reçut en 1411 les comtés de Szatmar et De-
breczen, et plusieurs mines dans le Maramureş : Srebrenica, Satu Mare, Baia Mare et Baia Sprie. En 1414 et
1417 le despote reçut d’autres possessions dans les comtés de Torontal, d’Ung, de Timiş et de Krassó. Aussi
le despote serbe devint-il grâce à la largesse royale un des nobles les plus puissants du royaume : membre de
l’Ordre du Dragon, possesseur d’un palais à Buda et participant aux diètes de Hongrie166. En même temps, en
1410 ses relations améliorées avec l’Empire byzantin furent consolidées par un nouvel octroi du titre de des-
pote, cette fois-ci par le basileus Manuel II. C’est pourquoi on peut supposer que – désormais réconcilié avec
l’Empire byzantin – Étienne Lazarević protégeait les prérogatives du Patriarcat de Constantinople, donc cel-
les de la métropole de Hongrovalachie. À cette époque Manuel II se montrait très soucieux de la défense des
droits respectifs de la hiérarchie byzantine dans les Balkans167, et on ne peut penser qu’il aurait octroyé ce
titre de despote à une personne qui aurait empiété sur les droits de la Grande Église de Constantinople en
Hongrie. Il y a des raisons de croire qu’à l’origine du rapprochement entre Étienne Lazarević et Sigismond
de Luxembourg se trouvait, au début des années 1400, le même Nicodème de Tismana. Car c’est à travers ce
saint homme que se réalisa, à la veille de sa mort de 26 décembre 1406, la grande rencontre de Sévérin en
novembre entre le roi de Hongrie, le prince de Valachie et le despote de Serbie, les trois monarques se mon-
trant à plusieurs occasions d’une grande libéralité envers Nicodème et sa communauté168.
Les légendes autour de Nicodème et de ses rapports avec le roi Sigismond renferment ainsi un fond de vé-
rité. L’une va jusqu’à prétendre que le saint aurait converti le roi lui-même à la foi orientale. C’est là bien sûr
une exagération flagrante et nullement innocente. Replacée cependant dans le cadre chronologique qui est le
sien, on voit cependant que cette période où Nicodème rencontra le roi se superpose de manière assez éton-
nante à un événement d’une grande conséquence : la rupture ouverte, de 1404 à 1410, entre le roi Sigismond
de Hongrie et l’Église de Rome. De quoi alimenter en effet les spéculations les plus fantaisistes.
Le refroidissement des relations de Boniface IX (1389–1404) avec Sigismond avait commencé dès 1400,
quand le pape s’était prononcé contre la famille de Luxembourg en appuyant la déposition de Wenceslas, le
frère de Sigismond, de sa haute dignité de roi des Romains par les princes électeurs allemands, qui le rem-
placèrent par Robert Ier du Palatinat rhénan (1400–1410). Les choses empirèrent lorsque la hiérarchie supé-
—————
162
C’est à cet effet que l’on forgea le faux document de fondation du monastère de Munkacs par Théodore Koriatovič, Dei gratia
( !) Dux de Munkacs, en 1360 ( !), dont la fausseté évidente a irréfutablement été démontrée par PETROV, Medieval Carpathian
Rus 81–85, 144–174, 180–183.
163
J. KALIĆ, Деспот Стефан и Византиja. ZRVI 43 (2006) 31–40.
164
STANOJEVIĆ, Die Biographie Stefan Lazarević’s 432–435 ; FINE, Late Medieval Balkans 499–503 ; KASTRITSIS, The Sons of
Bayezid 57–59, 124–126.
165
FINE, Late Medieval Balkans 505–507 ; KASTRITSIS, The Sons of Bayezid 137–138, 144, 150–153, 159–160, 168–170.
166
FINE, Late Medieval Balkans 509–510.
167
G. PRINZING, Kaiser Manuel II. Palaiologos und die kirchliche Jurisdiktion in Bulgarien. Études balkaniques 26 (1990) 115–119.
168
Documenta Romaniae Historica, B, vol. I, n° 32, 70 ; PANAITESCU, Mircea cel Bătrân 182–185.
66 Dan Ioan Mureşan

rieure de l’Église de Hongrie eut rejoint la coalition nobiliaire contre Sigismond, à savoir les archevêques
d’Esztergom et de Kalocsa et les évêques d’Eger, d’Oradea, de Transylvanie et de Győr. Le pape lui-même
avait pris ouvertement, le 23 avril 1403, le parti de Ladislas de Naples, en autorisant l’utilisation des revenus
de l’Église napolitaine pour la conquête du trône de Hongrie. Le 1er juin, le légat de latere Angelo Acciaioli
Castiglione demandait au clergé de Hongrie même de soutenir les prétentions du roi agréé par le pontife169.
Le légat avait été autorisé à absoudre les prélats et les barons qui s’opposaient à Sigismond et à excommu-
nier ses partisans. Le légat accompagna Ladislas par mer jusqu’à Zara (Zadar), où il le couronna roi de Hon-
grie. Mais Sigismond était déjà en train de mater la révolte des prélats et des nobles hongrois. Cette interven-
tion brutale du Saint-Siège dans la guerre civile hongroise avait permis à Sigismond d’accuser le pape d’être
même responsable de la révolte. Dans une lettre aux cardinaux du 12 juin 1404, Sigismond reprochait à Bo-
niface IX la mort de 20.000 Hongrois170.
Répliquant à cette mesure, le roi promulgua le 6 avril 1404 le décret de Pozsony, connu sous le nom de
placitum regium, condamnant l’utilisation abusive par les représentants du pape des censures ecclésiastiques
à l’endroit du clergé et des laïcs de Hongrie. Sans nommer Boniface, celui-ci était accusé d’avoir utilisé
l’autorité du Saint-Siège pour transférer la royauté et la couronne à un usurpateur durant la révolte et de
continuer à œuvrer pour renverser le roi légitime. Sigismond, soutenu par ses barons et par l’autorité de la
Sainte Couronne, adopta alors quatre mesures drastiques sans précédent : 1) les ecclésiastiques nommés par
la Curie (bullati) ne pouvaient plus obtenir des bénéfices ecclésiastiques sans le consentement royal ; 2) les
prélats et le clergé ne pouvaient disposer des bénéfices, car le droit de patronage était réservé au roi et aux
nobles ; 3) les ordres émanant du pape, des cardinaux, ou des légats concernant les bénéfices et les jugements
au criminel et au civil étaient déclarés invalides ; 4) les opposants à ces décisions étaient passibles de lèse-
majesté et punis conséquemment171. Par le placitum regium, le poids du consentement royal devient prépon-
dérant dans les affaires ecclésiastiques de Hongrie.
Comment cette rupture a-t-elle affecté l’Église de Hongrie elle-même ? Les prélats rebelles furent dépo-
sés sans merci et leurs diocèses confiés sans compter à des gobernatores laïcs fidèles au roi. L’archevêché
d’Esztergom, après la déposition de Jean de Kanizsa, échut ainsi au voïévode Stibor de Transylvanie, qui
gouverna aussi l’évêché d’Eger, tandis que l’archevêché de Kalocsa fut confié à Jean de Marót. L’évêché de
Veszprém revint à la charge de Nicolas Szécsi, celui de Vác au baron croate Charles de Korbavia, et celui de
Györ à Paul Bessenyő. Les bénéfices et les revenus des sièges passèrent de cette manière sous le contrôle du
trésor royal et leur juridiction revint à la cour de justice royale. Pendant plus d’une douzaine d’année, de
1404 à 1417, Sigismond préféra laisser vacants les archevêchés et plusieurs évêchés, en octroyant de son
propre gré leur administration à ses fidèles, sans se soucier de leur qualité de laïcs. Une grande partie des
revenus ecclésiastiques furent ainsi détournés vers la trésorerie royale. La papauté perdit son contrôle sur les
finances, les nominations et le droit d’appel au Saint Siège. L’Église catholique hongroise fut de la sorte
soumise brutalement à l’autorité royale172. Il serait certainement exagéré de parler à ce propos de la naissance
d’une Église nationale hongroise, car les mesures prises par Sigismond visaient tout premièrement le pape
Boniface IX. Bon catholique, le roi de Hongrie n’a jamais mis en question les droits spirituels de Rome sur
l’Église de Hongrie. Profitant cependant de la crise d’autorité occasionnée par le Grand Schisme, la royauté
fit main basse sur les prérogatives fiscales et juridictionnelle de la Papauté en Hongrie. Le roi, les barons et
le clergé hongrois préférèrent se partager désormais les revenus qui auparavant allaient à la Papauté.
C’est donc bien dans ce contexte de conflit aigu avec Rome qu’eut lieu à un certain moment se plaçant
entre 1399 et 1405 la rencontre du roi avec le représentant du Patriarcat œcuménique en Hongrie – Nicodème
de Tismana. Cette rencontre de Buda est le début d’une nouvelle série de concessions accordées à l’Église de
rite byzantin de Hongrie. Dans une période où Nicodème avait obtenu le droit d’ériger un nouveau monastère
à Prislop, on constate une floraison d’églises de rite byzantin dans la partie orientale du royaume. On relève
—————
169
THEINER, Vetera monumenta historica Hungariam II, n° 333–336, 172–176.
170
I. N. BARD, The Break of 1404 between the Hungarian Church and Rome. Ungarn-Jahrbuch 10 (1979) 59–69, ici surtout 61–64.
171
BARD, The Break 60–61 ; H. MARCZALI, Enchiridion fontium historiae Hungarorum jussu regii Hungarici cultus et institutionis
publicae ministri. Budapest 1902, 234–237.
172
BARD, The Break 64–66 ; HOENSCH, Kaiser Sigismund 127–128, 146.
Une histoire de trois empereurs 67

même le passage d’une ancienne église latine au rite oriental. C’est le cas de l’église de Chimindia (Ké-
ménd), fondation en Transylvanie de la famille Kéméndi se trouvant sur les listes décimales papales en 1334
et 1336, mais qui vers 1400 passa dans la propriété d’un knez roumain, qui patronna alors une nouvelle pein-
ture conforme au rite byzantin173. De même à Remetea, à Crişcior (Kristyor) du knez roumain Balea (1411) et
à Râbiţa (Ribice) des jupan Vladislav et Miclăuş (1417) situées dans le comté de Zarand qui était à l’époque
dirigé par Dmitrij Kraljević, le protecteur présumé de Nicodème. Mais ailleurs aussi: l’église de Streisân-
georgiu de Haţeg du jupan Chendreş, à Sânta Maria Orlea, à Leşnic, sans oublier nons plus l’église stavropé-
giale de Peri déjà évoquée174. Le phénomène le plus intéressant pour saisir l’atmosphère de l’époque est
l’apparition dans plusieurs de ces églises de rite oriental de fresques figurant les saints rois catholiques de
Hongrie (Étienne, Emmerich, Ladislas), dont le culte avait été largement diffusé par Sigismond de Luxem-
bourg175. Un document émis par Sigismond en 1412, et sur lequel nous nous attarderons plus loin, relève la
signification vraisemblable du culte des saints rois chez les orthodoxes de Hongrie. Notons cependant que ce
phénomène marquait surtout la fin de l’interdiction de construire de nouvelles églises décrétée par le synode
de Buda de 1279 à l’encontre des « schismatiques » de Hongrie176. Une telle évolution positive ne pouvait
avoir lieu autrement que par une décision royale allant à l’encontre même du droit canonique romain. Ce qui
n’allait pas être sans incidence, on le verra bientôt, dans l’un des moments culminants du Concile de Cons-
tance.
C’est ainsi que l’on a pu observer que depuis la croisade de Nicopolis jusqu’à leur rencontre de Sévérin
en 1406 des rapports excellents ont caractérisé les relations de Sigismond et de Mircea Ier de Valachie, en
accord avec les bons rapports que le roi de Hongrie entretenait avec le basileus lui-même, chef symbolique
de la famille des princes orthodoxes. C’est l’année 1409 qui marque une dégradation des rapports entre Ma-
nuel II et Mircea Ier. Ce dernier « était en relations inamicales avec les Hellènes, car [à Constantinople] on
avait accueilli un fils de Mircea et on lui avait promis de le promouvoir au règne, en collaboration avec son
allié Musulman [l’émir Süleyman] »177. Le conflit entre Byzance et la Valachie allait continuer jusqu’en
1415. Sigismond ne s’intéressa plus directement à la frontière danubienne de son royaume jusqu’à la fin du
Concile de Constance.
Les Pères du Concile de Pise s’étaient déjà montrés intéressés par l’union avec les Orientaux. Le pape
Alexandre V (1409–1410), un franciscain d’origine grecque, fut élu à Pise dans l’espoir de guérir le schisme
qui divisait l’Église occidentale et de s’ouvrir à l’Église byzantine178. Refusée par les deux autres papes,
Grégoire XII et Benoît XIII, l’initiative du concile de Pise ne fit qu’aggraver le schisme, avec l’avènement
d’un troisième pape d’Occident, Jean XXIII. La disparition au même moment de Robert du Palatinat fraya à
Sigismond le chemin pour accéder à la tête du Saint Empire Romain d’Occident.
Après la mort de Robert Ier (1400–1410), l’élection de Sigismond fut longue et pénible. Un premier scru-
tin (20 septembre 1410) n’avait pas été concluant. Ce n’est qu’après le décès opportun de son rival, le comte
Josse de Moravie, au début de l’année suivante, qu’il put s’assurer une deuxième élection, où il remporta les
vœux des princes électeurs (21 juillet 1411)179. Grâce à la médiation de Filippo dei Scolari, Sigismond se
rapprocha de Jean XXIII duquel il attendait la reconnaissance de son titre de Romanorum rex electus. Le
projet commun qui les animait désormais était la normalisation des rapports ecclésiastiques avec Rome, la
fin du Schisme d’Occident, la guerre contre les Ottomans, l’union avec les Grecs, enfin une paix dans le
—————
173
B. Z. SZAKÁCS, Saints of the Knights – Knights of the Saints : Patterns of Patronage at the Court of Sigismund, in : PAULY –
REINERT (éds.), Sigismund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa 319–330, ici 326–328.
174
V. DRĂGUŢ, Pictura murală din Transilvania (sec. XIV–XV). Bucureşti 1970, 24–25.
175
SZAKÁCS, Saints of the Knights passim. Le roi vouait spécialement un culte à saint Ladislas, auprès duquel il choisit même de se
faire enterrer, dans la cathédrale d’Oradea : G. SZABO, Emperor Sigismund with St. Sigismund and St. Ladislaus: Notes on a Fif-
teenth-Century Austrian Drawing. Master Drawings 5 (1967) 24–85.
176
PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 19–20.
177
Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes 160 (DARKO). Sur le conflit entre Manuel II et Mircea l’Ancien, voir Ş. PAPACOS-
TEA, La Valachie et la crise de structure de l’Empire ottoman (1402–1413). Revue Roumaine d’Histoire 25 (1986) 23–33.
178
A. TUILIER, L’élection d’Alexandre V, pape grec, sujet vénitien et docteur de l’Université de Paris. Rivista di Studi Bizantini e
Slavi 3 (1983) 319–341.
179
HOENSCH, Kaiser Sigismund 148–161.
68 Dan Ioan Mureşan

conflit entre la Pologne et l’Ordre teutonique. Sigismond se place en effet à l’origine d’un vaste processus de
réforme de l’Empire180.
Une longue expérience parsemée d’échecs retentissants avait appris à Sigismond que pour faire céder la
menace ottomane, il fallait que toute l’Europe fût réunie. Pour ce faire, il était nécessaire d’éliminer au moins
les conflits les plus profonds qui minaient alors la Chrétienté : le Grand Schisme et la rupture entre les Égli-
ses d’Occident et d’Orient. Cela donne cohérence à la quête incessante de l’unité chrétienne qui marque le
règne de Sigismond, qui ne l’éloignait de son projet de croisade que pour mieux le réaliser. Comme souvent
le mieux est l’ennemi du bien, on comprend qu’à force d’avoir voulu organiser la croisade parfaite, Sigis-
mond finit par ne plus organiser de véritable croisade du tout.
Ainsi le projet de croisade de 1410–1411 conçu par Sigismond de Luxembourg et le pape Jean XXIII est
à mettre en rapport avec la nouvelle mission en Occident de Manuel Chrysoloras. L’humaniste arriva en
1410 à Bologne pour discuter avec le pape Alexandre V, Franciscain d’origine grecque, qui, à sa mort sur ces
entrefaites, eut pour successeur Jean XXIII. Manuel II le fit dès lors ambassadeur à côté du nouveau pape,
qui en 1411 s’établit à Rome181. C’est durant ce séjour romain que Chrysoloras rédigea sa fameuse Σύγκρισις
Παλαιᾶς καὶ Νέας Ῥώμης182. Cet écrit, adressé nominalement à l’empereur Manuel II, était destiné en réalité
tant à l’élite constantinopolitaine qu’aux humanistes latins, dans le but de rechercher les termes d’un com-
mun accord entre deux mondes qui jusqu’alors se détestaient. Quand le pape fut en 1413 chassé par le roi
Ladislas de Naples, l’ennemi de Sigismond, il revint à Bologne, où il se mit sous la protection du roi de
Hongrie. Celui-ci accepta à condition que fût convoqué le Concile pour guérir le schisme de l’Église et ren-
forcer ainsi son prestige de nouvel empereur du Saint Empire. À travers Manuel Chrysoloras, son émissaire
personnel, Manuel II Paléologue s’impliquait aussi dans l’organisation du Concile censé mettre un terme au
Grand Schisme d’Occident afin de trouver un interlocuteur crédible pour toute autre discussion traitant de
l’Union des Églises ou bien sur une croisade pour secourir Byzance183.
C’est selon toute vraisemblance à cette période difficile que fait allusion la lettre 55 du corpus épistolaire
de Manuel II, lettre dont l’identité du destinataire fait débat184. Selon l’interprétation proposée par J. Barker
et acceptée par G. T. Dennis, le destinataire serait le roi Henri IV d’Angleterre185. Première question qui se
pose toutefois : que pouvait honnêtement espérer alors l’empereur byzantin en termes d’aide concrète de la
part de ce dernier ? Sans vouloir nier ses bonnes intentions, Henri IV n’avait guère alors la possibilité
d’intervenir décisivement dans le contexte de profonde adversité que l’Empire byzantin semblait traverser au
moment de la rédaction de la lettre. Une analyse de contenu laisse ensuite difficilement croire que la situa-
tion d’urgence extrême dont parle Manuel II pourrait se situer en 1409186. Entre 1409 et 1410 Soliman, l’allié
et parent de Manuel II, avait en effet réussi à faire face avec succès aux assauts de son jeune frère. La situa-
tion ne devient désespérée qu’en 1411, quand Soliman fut vaincu et exécuté, et que Moussa mit de plus belle
le siège devant la capitale byzantine. L’atmosphère de situation critique qui émane de cette lettre correspond
beaucoup mieux aux heures difficiles provoquées par le siège de Constantinople et la guerre acharnée que
Moussa fit à l’Empire byzantin de 1411–1413, ce qui n’était pas sans rappeler les pires souvenirs du temps
—————
180
H. ANGERMEIER, Die Reichsreform, 1410–1555. Die Staatsproblematik in Deutschland zwischen Mittelalter und Gegenwart.
München 1984, 51–84.
181
CAMMELLI, I dotti bizantini I, 147–157.
182
Edition critique du texte grec : C. BILLÒ, Manuele Crisolora. Confronto tra l’Antica e la Nuova Roma. Medioevo greco 0
(2000) 1–26 ; F. NIUTTA (éd.), Manuele Crisolora, Le due Rome. Confronto tra Roma e Costantinopoli. Con la traduzione lati-
na di Francesco Aleardi. Bologna 2001 ; G. DAGRON, Manuel Chrysoloras : Constantinople ou Rome. BF 12 (1987) (Mélanges
F. THIRIET) 281–288.
183
BARKER, Manuel II Palaeologus 321–322.
184
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus, n° 55, 154–157.
185
BARKER, Manuel II Palaeologus 157, 519–524. L’argument principal était que le trajet de Chrysoloras – Italie (1407–1408),
France (1408), Angleterre (1409) Espagne (1410) et de nouveau Italie (1410) – n’a jamais croisé celui de Sigismond en personne.
Sa première rencontre avec l’empereur d’Occident serait celle enregistrée le 13 octobre 1414. « I therefore submit »– conclut le
meilleur biographe de Manuel II – « that, in spite of the very strong case that might be made for Sigismund, it is Henri IV of Eng-
land who merits the dubious distinction of this identification with Manuel’s ἄκρος ἄρχων, and that this letter really refers to
Chrysoloras’ dealings with this king in 1409 ».
186
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus 157, n. 1.
Une histoire de trois empereurs 69

de Bayezid Ier. C’est dans ces circonstances que Manuel Chrysoloras fut envoyé à la cour du pape Jean XXIII
où il prit contact avec les émissaires de Sigismond de Luxembourg.
Or ce monarque apte selon Manuel II à aider réellement Byzance se trouvait alors dans une « τάξις qui
requiert à la fois qu’il manifeste sa préoccupation pour tout et qu’il assouvisse toutes les nécessités ». J. W.
Barker a bien observé qu’en l’occurrence cela pouvait bien être une allusion au titre de « saint empereur ro-
main ». Manuel II se déclare complètement déçu des vaines promesses qui lui étaient faites selon son habi-
tude par ce ἄκρος ἄρχων ». Le terme n’est cependant ni ironique, ni sarcastique, et la traduction anglaise
proposée (« the exalted ruler ») ne le rend peut-être pas assez fidèlement : le sens de l’adjectif ἄκρος est tout
bonnement celui de « suprême » au superlatif187. Or « dirigeant suprême » sous la plume d’un basileus pour-
rait difficilement constituer une allusion à un roi, fût-ce celui d’Angleterre, et donne plutôt l’impression que
derrière lui se cache le titre impérial occidental équivalent. Que celui-ci ne soit toutefois pas expressément
utilisé c’est chose tout à fait normale : outre la difficulté pour le βασιλεὺς τῶν Ῥωμαίων d’y avoir recours, il
n’est pas moins vrai que l’empereur de l’Occident demeurait avant son couronnement simplement le rex
Romanorum, dignité tenant tout du pouvoir impérial hormis son nom. D’où une explication pas simplement
métaphorique pour l’utilisation dans ce contexte d’un euphémisme. L’hésitation implicite de Manuel corres-
pond encore plus à la réalité, car la portée du premier suffrage porté sur Sigismond en 1410 avait été insuffi-
sante, son cousin Josse de Moravie ayant obtenu le même nombre de voix que lui, ce qui avait fait planer sur
l’Empire même la terrible menace d’une guerre civile. Ce ne fut que la disparition opportune de Josse en
janvier 1411 qui avait permis à Sigismond de faire procéder à une seconde élection, qu’il remporta finale-
ment le 21 juillet 1411. Par la suite, Sigismond ne sembla même pas pressé de voir célébrer la cérémonie qui
entérinait cette élection. Ce ne fut, en effet, qu’à peine le 8 novembre 1414, tout juste avant l’ouverture du
Concile de Constance, qu’il s’en vint ceindre à Aix-la-Chapelle la couronne de rex Romanorum. Sans insister
sur le fait que son couronnement proprement dit à Rome par le pape Eugène IV devait encore attendre deux
décennies jusqu’en 1433. Cette situation juridique compliquée donnait d’autant plus le droit au basileus
d’user en l’occurrence d’une paraphrase.
Ce que Manuel reproche ensuite au monarque occidental c’est non de ne pas faire des promesses, mais
d’en faire trop, comme d’habitude, ce qui n’était là qu’un moyen de ne rien faire en réalité188. Un tel compor-
tement semble toute à fait caractéristique de la politique orientale de Sigismond, surtout à cette période pré-
cise. Cette passivité était d’autant plus incompréhensible pour Manuel II que la situation dudit monarque
semblait dorénavant être sinon tout à fait calme, en tout cas plus stable que par le passé189. Or son moindre
secours aurait eu un impact significatif sur les ennemis de Byzance, démontrant au moins que Constantinople
n’avait pas été complètement abandonnée. C’était justement parce que depuis si longtemps la moindre assis-
tance n’était point parvenue à Byzance que « les menaçants ennemis de notre foi commune » s’étaient enhar-
dis au point de tenter un tel coup de force contre Constantinople190. On conviendra que le souverain dont le
moindre signe positif aurait fait trembler à ce point les Turcs pouvait difficilement être le roi d’Angleterre !
Revoyons donc sous cet éclairage la chronologie de la lettre. Manuel Chrysoloras avait accompagné les
cardinaux Chalant et Zabarella, la délégation quittant Florence le 6 septembre 1413 et rencontrant Sigismond
à Tesserete, au nord de Lugano, le 13 octobre 1413. Ils furent rejoints le 6 décembre par le pape Jean XXIII à
Lodi. Cette réunion fut essentielle, car c’est là qu’ont été négociés et établis le lieu et la date du Concile : par
la bulle du 9 décembre 1413 le Concile fut convoqué à Constance pour le 1er novembre 1414191. Ainsi, Ma-
nuel Chrysoloras a contacté personnellement Sigismond une bonne année avant la date qui passe pour être
celle de leur première rencontre, octobre 1414192. C’est bien durant cette année 1413 que son neveu Jean
Chrysoloras le retrouva pour lui apporter la lettre de Manuel II lui envoyant son discours funèbre composé en
—————
187
SOPHOCLES, Greek Lexicon 109 ; LAMPE, Patristic Greek Lexicon 66. La traduction exacte du titre papal de pontifex maximus est
justement ἄκρος ἀρχιερεύς.
188
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus no 55, 155, 1–11 ; cf. BARKER, Manuel II Palaeologus 522.
189
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus no 55, 155, 12–18.
190
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus no 55, 155, 18 – 157, 28.
191
CAMMELLI, I dotti bizantini e le origini dell’umanesimo 161–163.
192
Selon BARKER, Manuel II Palaeologus 523, suivi par DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus 157, n. 1.
70 Dan Ioan Mureşan

l’honneur de son frère Théodore despote de Morée, en le priant de lui faire savoir ses critiques193. Et c’est
maintenant que Chrysoloras commença à rédiger ce texte, qui fut expédié à l’empereur l’année suivante194.
De sorte que la lettre 56 ne date donc pas de décembre 1409 – janvier 1410195, mais bien de 1413. Immédia-
tement postérieure dans le corpus des lettres de Manuel II, elle offre désormais un terminus ante quem qui
éloigne suffisamment la lettre 55 de la visite de Manuel Chrysoloras en Angleterre, en l’excluant, nous sem-
ble-t-il, définitivement comme cadre de référence.
Si la lettre de mai–juin 1411 de Sigismond à Manuel II n’implique pas en fin de compte une rencontre
personnelle entre Chrysoloras et l’empereur d’Occident196, il faut également observer que la lettre 55 de Ma-
nuel II ne la suppose pas davantage. Le message du « dirigeant suprême » qui avait tellement déplu à Manuel
II peut très bien avoir été transmis par ses représentants attitrés qui ont rencontré en 1411 Jean XXIII, dans la
suite duquel se trouvait alors Manuel Chrysoloras. En conclusion, la lettre 55 se laisse dater dorénavant entre
1411 et 1413, ce qui l’éloigne en tout cas assez de la visite de cet humaniste byzantin en Angleterre (1409),
et réduit infiniment l’éventualité qu’elle aurait eu pour objet de la discussion entre le basileus et Chrysoloras
le roi Henri IV.
La première lettre de Sigismond à Manuel II conservée, datée de mai–juin 1411, fait en effet allusion à ce
premier contact à Rome entre Manuel Chrysoloras et les représentants du nouvel empereur d’Occident. Dans
ce message, Sigismond réaffirme sa décision de repartir en guerre contre les Turcs, et sollicite de Manuel la
confirmation de leur alliance. Plein d’optimisme, Sigismond, en cas de succès, envisageait même d’effectuer
le passagio Terre Sancte. Pour la réussite de la campagne, il accentuait la nécessité d’une union des Églises.
Parlant d’une série d’articles concernant cette question, Sigismond affirme que : « de ces articles et de la
réponse du pape, ta majesté peut être informée par ton émissaire Manuel, qui était présent là-bas [à Rome] ».
Pour être plus précis, Sigismond se chargeait d’envoyer les articles et les réponses du pontife romain. Sigis-
mond ne cache pas les problèmes posés par la déchirure de l’Église d’Occident, mais soutient la cause de
Jean XXIII, considéré comme l’unicus, verus papa face à ses rivaux Grégoire XII et Benoît XIII. En énon-
çant le principe du Concile général, Sigismond laisse à Manuel le soin d’en désigner le lieu et le temps de
convocation, afin que puissent s’y réunir également les ecclesiis de ritu et observancia Grecorum. La lettre
apporte une remarquable affirmation de l’idée que le Concile devrait agir selon le concept de l’unité de la foi
dans la diversité des rites :
quod idem verus eiusdem universalis sponsus ecclesie ipsam purgatam maculis ad sui nominis laudem, animarum
profectum, robur fidei, pacem et exaltationem populi christiani, et per consequens orientalis ecclesia in cultura fidei
christiane et in divinis laudibus ab occidentali non dissonet, sed, sicut unus est Deus et fides una, ita uno ore ipsum
laudet et glorificet oriens et occasus.
L’union faciliterait par la suite la participation des princes catholiques aux campagnes appelées à délivrer
l’Empire byzantin197.
Le départ de Sigismond en croisade fut néanmoins retardé, et cela pratiquement jusqu’à la fin de sa vie,
par la longue guerre qui éclata précisément alors entre la Hongrie et Venise. La République avait acheté la
Dalmatie à Ladislas de Naples en 1409, geste que Sigismond ressentit comme acquisition illégitime d’un
territoire appartenant à la Sainte Couronne qu’il était censé protéger et défendre. Il entendit faire valoir les
nouvelles ressources que son statut impérial lui procurait dans la guerre qui éclata inévitablement en 1411–
1412198. La première phase, conclue par une trêve de 5 ans, se termina négativement pour la Hongrie. Mais
—————
193
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus n° 56, 158–160.
194
C. G. PATRINELIS – D. Z. SOFIANOS (éds.), Manuel Chrysoloras and his Discourse Addressed to the Emperor Manuel II Pa-
laeologus. Athènes 2001, 41–48 : discussion chronologique comportant une longue série d’implications.
195
DENNIS, The letters of Manuel II Palaeologus 156, n. 1.
196
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3329 ; cf. BARKER, Manuel II Palaeologus 523.
197
Acta Concilii Constanciensis, I, éd. H. FINKE. Münster 1896, n° 111, 391–394 ; trad. allem. : R. SENONER – W. BAUM (éd.),
Kaiser Manuel II. Palaiologos: Dialog über den Islam und Erziehungsratschläge. Mit drei Briefen König Sigismunds von Lu-
xemburg an Manuel II. Wien–Klagenfurt 2003, 157–160 ; BAUM, Kaiser Sigismund 84 ; BAUM, Europapolitik 24.
198
Sur la conquête vénitienne de la Dalmatie : FINE, The Later Medieval Balkans 488–495 ; M. WAKOUNIG, Dalmatien und Friaul:
Die Auseinandersetzungen zwischen Sigismund von Luxemburg und der Republik Venedig um die Vorherrschaft im adriatischen
Une histoire de trois empereurs 71

l’impact principal de cette guerre fut l’impossibilité de mener une politique généralement chrétienne lors de
la crise de structure de l’État ottoman d’après 1402. Venise se réjouissait ainsi des razzias de Moussa contre
la Serbie d’Étienne Lazarević, alliée de la Hongrie. En revanche, lorsque Mehmed Ier eut restauré l’unité de
l’Emirat ottoman en éliminant Moussa, les émissaires du roi de Hongrie se précipitèrent pour saluer le nou-
veau chef unique de l’État ottoman199. Ce conflit survenu entre leurs adversaires principaux en Occident a
donc permis aux Ottomans d’absorber sans grandes difficultés les conséquences de la guerre civile d’après
1402.
À la recherche d’alliés après sa rupture ouverte avec Venise, Sigismond réussit à la même époque à
conclure avec son ancien rival, le roi de Pologne Vladislav Jagellon, un traité d’alliance à Lublau (1412). Ce
dernier reconnaissait son statut impérial et rejoignit l’Ordre du Dragon que Sigismond avait créé, en témoi-
gnage de sa volonté de participer à une croisade anti-ottomane. En équilibrant leurs intérêts respectifs dans la
mer Noire, les deux monarques se partageaient leurs sphères d’influence en Moldavie, que Sigismond recon-
naissait désormais comme primordialement vassale de la Pologne, tout en ménageant en subsidiaire la suze-
raineté de la Hongrie. La Moldavie était de ce fait obligée de participer aux futures expéditions contre les
Turcs de Sigismond, faute de quoi, son prince pouvait être détrôné et le pays partagé entre les deux royau-
mes. Une moitié, avec Moncastro (Cetatea Albea), devait revenir à la Pologne, et l’autre, avec Kilia, était
assignée à la Hongrie200. Par ce traité, les Pays roumains qui s’étaient ralliés à la Pologne en 1410–1412 fai-
saient retour sous une autre forme sous le pouvoir de Sigismond, désormais détenteur de l’autorité impériale
par-dessus même le roi de Pologne. Cette insistance de Sigismond pour avoir le contrôle de Kilia découlait
du rôle de pivot que cette ville située à l’embouchure du Danube jouait désormais dans la nouvelle politique
orientale du rex Romanorum. En effet, l’empereur pensait pouvoir asseoir la base économique du Saint Em-
pire et de ses propres États en imprimant une attitude désormais nettement anti-vénitienne à sa traditionnelle
politique anti-ottomane. Le but, d’une ampleur géopolitique sans précédent, était de détourner les routes
commerciales de Venise vers la Horde d’Or, Caffa, Kilia et la Hongrie, et de là vers l’Allemagne avec les
deux débouchés sur la mer Baltique : Nuremberg et la Hanse, d’un côté, et Dantzig (Gdánsk) et l’Ordre teu-
tonique, de l’autre. Les agents de cette vaste union économique de l’Europe centrale et du Nord étaient les
Génois, toujours prêts à apporter leur propre pierre à tout projet court-circuitant leurs concurrents201.
Ces deux nouvelles directions de la politique orientale du roi des Romains et de Hongrie se font jour dans
la deuxième lettre qu’il envoya en 1412 à l’empereur Manuel II Paléologue. Sigismond y invite le basileus à
reconquérir les anciennes terres byzantines usurpées par les Vénitiens à Coron et Modon. Il dénonce les ma-
chinations de ses ennemis vénitiens et accentue la question de l’Union des Églises. Il lui annonce la paix
qu’il venait de conclure avec Vladislav Jagellon et mentionne le désir du roi de Pologne de participer à la
campagne contre les Turcs202. Sigismond dénonce l’arrogance des Vénitiens, en évoquant à l’empereur by-
zantin les pillages qu’ils avaient commis à Constantinople et en Morée pour mieux faire ressortir que, de la
même manière, ils avaient maintenant fait main basse sur les provinces hongroises, ce qui avait forcé le roi –
empereur à leur déclarer la guerre. Il communique son intention de les attaquer pour se frayer un chemin vers
l’Italie et s’y faire couronner. Sigismond développe par la suite un thème d’intérêt plus général : l’union en-
tre les Églises grecque et romaine que les deux souverains envisageaient ne devait affecter en rien le statut de
—————
Raum. Wien 1990 ; W. VON STROMER, Landmacht gegen Seemacht. Kaiser Sigismunds Kontinentalsperre gegen Venedig, 1412–
1433. Zeitschrift für historische Forschung 22/2 (1995) 145–189.
199
DJURIĆ, Le crépuscule de Byzance 148.
200
Documente privitoare la istoria Românilor n° 401 (I/2, 483–487 DENSUSIANU) ; Jan Długosz, Historiae Polonicae libri XII, ed. A.
PRZEZDZIECKIEGO. Cracovie 1877, ici vol. IV, 130 sq. avec le texte reproduit 134–139 ; Ş. PAPACOSTEA, Kilia et la politique
orientale de Sigismond de Luxembourg. Revue Roumaine d’Histoire 15 (1976) 421–436, ici 421–424 ; D. DELETANT, Moldavia
between Hungary and Poland, 1347–1412. The Slavonic and East European Review 64 (1986) 189–211, ici 210–212.
201
H. HEIMPEL, Zur Handelspolitik Kaiser Sigismunds. Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtshaftsgeschichte 24 (1920) 145–156 ;
PAPACOSTEA, Kilia 424–428.
202
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 151, n. 2 a attiré l’attention sur le fait que – de par le mariage conclu entre Anne, la fille du
grand prince de Moscou, et Jean VIII – Manuel II s’apparentait dès lors au roi de Pologne. La mère d’Anne était en effet Sophie,
la fille du grand-duc Witold de Lituanie, le cousin de Vladislav Jagellon, descendants tous les deux du grand-duc Olgierd de Li-
tuanie.
72 Dan Ioan Mureşan

l’Église et de l’Empire « des Grecs». L’union avec la sainte Église romaine, semblable au retour d’une fille à
sa mère, restituerait ceux-ci intégralement dans la même dignité qu’ils détenaient avant le schisme203. Pour ce
qui regarde l’épineux Zweikaiserproblem, Sigismond propose une solution plutôt originale : il rappelle que
par le passé il y avait plusieurs empereurs qui administraient, du fait de son étendue territoriale, l’Empire
romain. Ce précédent devait suggérer une solution intéressante de répartition du titre, selon ce que
l’empereur d’Occident a pu lui-même lire chez les « historiographes » :
sic et nos consentimus et vellemus vos permanere in titulo imperiali Grecorum et libere uti illo et extendere nomen
illud contra et adversus barbaricas nationes, adeo ut, dum et nos contra illos insurgere contigerit, concurrentibus viri-
bus et fortitudine utriusque nostrum coniunctim in unum et conflatis ex adverso procedere patentissime valeamus, ita ut
nos Romanorum imperator et vos Grecorum imperator intitularemur204.
Bien que Manuel II ne pût oublier le lourd passif des relations avec Venise, il comprenait encore mieux
les défis que le conflit survenu entre les anciens alliés posait désormais pour organiser l’opposition à
l’Empire ottoman. Préférant se donner plutôt pour tâche de réconcilier les deux puissances chrétiennes, Ma-
nuel II commença par renouveler, le 31 octobre 1412, le traité de base entre Byzance et Venise205. De cette
position de loyale équidistance, le basileus s’offrait dès la fin de l’année 1413 à trouver une issue à la guerre
entre Venise et Hongrie206. Cette proposition constante accompagna désormais toutes les démarches byzanti-
nes concernant à la fois les problèmes ecclésiastiques et l’organisation d’une croisade anti-ottomane : elle fut
renouvelée en janvier 1414, puis pendant l’été 1414, ensuite en janvier 1416 et enfin en janvier 1420.
Au début de l’année 1414 le basileus envoyait une nouvelle ambassade à Sigismond, cette fois-ci dirigée
par le neveu de Manuel Chrysoloras, Jean. Manuel II appelait de ses vœux l’Union des Églises et demandait
de l’aide contre les Ottomans207. La réponse de Sigismond, datant de l’été 1414, exprime sa compassion de-
vant la difficile situation de Constantinople. Il communique au basileus la nouvelle de la convocation du
Concile général à Constance, en lui demandant d’y envoyer ses émissaires, et suggérant comme personne
agréée Jean Chrysoloras lui-même. Après l’issue du Concile, Sigismond se déclarait prêt à se concentrer sur
la question de la ville de Constantinople : speramus contra infideles paganos et precipue Turcos remedia
vobisque et predicte civitati Constantinopolitane de magnificis studiis providere 208.
Ce qui rend cette troisième lettre particulièrement intéressante c’est la formule qui fut finalement privilé-
giée par rapport à la question diplomatique soulevée dans la lettre antérieure. Comme il était prévisible, Ma-
nuel II ne pouvait agréer le titre d’imperator Grecorum qui lui était réservé par Sigismond, selon la coutume
occidentale. C’est pourquoi la nouvelle lettre était adressée d’une manière plus appropriée serenissimo prin-
cipi Manueli eadem [i.e. Dei] gratia imperatori Romeorum, fratri nostro carissimo. Cette solution, qui cal-
quait l’auto-définition ethnique que se donnaient eux-mêmes les Byzantins, faisait appel à une tradition di-
plomatique développée dès le XIIe siècle, lors du conflit idéologique survenu entre Manuel Ier Comnène et la
dynastie des Hohenstaufen sur l’unicité du titre impérial. Elle avait été reprise dès 1219 par Théodore Ier
Lascaris dans une lettre adressée à Venise, et cultivée par la suite surtout par la chancellerie de Michel VIII
Paléologue. Cette intitulatio, utilisée ultérieurement sous la forme complète in Christo Deo fidelis imperator
et moderator Romeorum, rendait littéralement en latin la formule classique byzantine : ἐν Χριστῷ τῷ Θεῷ

—————
203
Acta Concilii Constanciensis, n° 112 (I 394–399, ici 398 FINKE): Ad cuius hesitationis scrupulum tollendum tale providimus, ut
prelibatur, remedium exhibendum, ut, postquam prefate orientales ecclesie de ritu Grecorum reunite fuerunt, adherentes sacro-
sancte Romane ecclesie tamquam matri filia et membra capiti, in illis, in quibus ante divisionem steterunt in recognitione et reve-
rentia sacrosancte Romane matris ecclesie tamquam capitis earum, iugiter debeant permanere.
204
Acta Concilii Constanciensis, n° 112 ( I 398–399 FINKE) ; trad. allem.: SENONER – BAUM, Kaiser Manuel II. Palaiologos 160–
164 ; BAUM, Europapolitik 25. Voir également DJURIC, Le crépuscule de Byzance 148, 151.
205
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 148.
206
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3335.
207
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3339.
208
Acta Concilii Constanciensis, n° 113 (I 399–401, ici 401 FINKE) ; trad. allem. : SENONER – BAUM, Kaiser Manuel II. Palaiologos
164–166 ; GILL, op. cit., 20 ; BAUM, Europapolitik 27.
Une histoire de trois empereurs 73

πιστὸς βασιλεὺς καὶ αὐτοκράτωρ Ῥωμαίων209. La formule adoptée par Sigismond dans sa lettre de 1414 dé-
coulait donc de l’usage de la chancellerie byzantine de langue latine. Elle avait d’ailleurs été utilisée égale-
ment par l’empereur Manuel II et par son neveu Jean VII, dans les lettres qu’ils adressèrent respectivement
au roi d’Angleterre Henri IV, le premier en 1401 et le second en 1402210. Selon toute vraisemblance, elle
avait été suggérée par Manuel ou Jean Chrysoloras durant les rencontres qu’ils eurent avec Sigismond en
1413–1414, pour éviter tout imbroglio diplomatique inutile.
Mais pour traditionnelle qu’elle fût, cette solution diplomatique n’était pourtant pas sans donner à enten-
dre un sens nouveau. La symétrie désormais établie entre l’imperator Romanorum, d’un côté, et l’imperator
Romeorum, de l’autre, faisait référence à l’unité de civilisation gréco-romaine que Manuel Chrysoloras avait
dépeinte avec une force suggestive dans sa Σύγκρισις de l’Ancienne et de la Nouvelle Rome. L’allusion de
Sigismond à la mémoire historique de l’unité de l’Empire chrétien gouverné, en raison de son étendue, par
plusieurs empereurs est ici particulièrement suggestive :
Item si esset suspicio in materia de temporalibus seu de imperio Grecorum, respondetur, non esse verendum, quia
plurimi imperatores ab antiquo adiunxerunt sibi cooperatores, ut longe lateque diffusa imperii ditio et potestas possit
maiori providentia moderari. Quemadmodum ita multotiens factum fuisse antiquitus hystoriographorum autentice
scripture manifeste pandunt et attestantur211.
Il y a donc lieu de se demander si l’idée que germait dans l’esprit des deux empereurs n’était pas en réali-
té celle de restaurer – sur les fondements d’une Église réunie par leurs soins – une unité bicéphale de
l’Empire chrétien réunifié comme cela l’avait été avant le partage de 475.
Bien qu’il fût le successeur d’un pape d’origine grecque, le pape Jean XXIII avait mené durant son ponti-
ficat une politique très ferme envers les Églises de rite byzantin. En 1412 il avait élevé l’église de Lwów au
rang métropolitain, en liquidant les derniers vestiges de l’ancienne métropole byzantine de Halicz et en pla-
çant les fidèles de rite grec sous la juridiction de l’archevêché latin212. Finalement, tous les évêchés ruthènes
de l’ancienne métropole de Halicz devaient connaître le même sort. Cette mesure avait été mise en œuvre
localement par le roi de Pologne, pour enlever à l’Ordre teutonique tout prétexte de l’accuser d’être le pro-
tecteur des « schismatiques ». Il transforma ainsi l’église cathédrale de Przemysl en une église de rite latin en
1412. C’était surtout la manière de le faire qui fut particulièrement mal ressentie par ses sujets : le roi avait
ordonné la destruction de l’ancien cimetière et la reconsécration de l’église cathédrale, en dépit des protesta-
tions des Ruthènes213. Selon l’union de Horodło conclue entre Vladislav et Vitold (1413) la noblesse catholi-
que de Lituanie recevait l’égalité avec la noblesse polonaise ; il n’en était pas ainsi de la noblesse ruthène,
qui se voyait de par cela exclue des dignités supérieures de la confédération. Vladislav et Vitold étaient
nommés par Jean XXIII ses vicarii generales in temporalibus ayant pour but de convertir les païens et de
réduire les schismatiques se trouvant sous leur autorité214.
Le même pape avait dénoncé à peu près vers la même époque les dangers encourus par la foi catholique
en Hongrie, en raison de la proximité de ses fidèles avec les « hérésies » colportées par les Coumans, les

—————
209
Voir l’évolution de cette formule jusqu’à sa stabilisation sous une forme définitive dans la riche série d’exemples du XIIIe siècle
analysés par L. PIERALLI, La corrispondenza diplomatica dell'imperatore bizantino con le potenze estere nel tredicesimo secolo,
1204–1282: studio storico-diplomatistico ed edizione critica (Collectanea Archivi Vaticani 54). Città del Vaticano 2006, 37–52 ;
Sur l’origine de cette titulature qui remonte au XIIe siècle : O. KRESTEN, Der „Anredestreit“ zwischen Manuel I. Komnenos und
Friedrich I. Barbarossa nach der Schlacht von Myriokephalon. RHM 34/35 (1992/1993) 65–110 (mit vier Tafeln).
210
Lettres reproduites par BARKER, Manuel II Palaeologus, annexe XVI, 497–498 et annexe XVII, 500–501 (comm. IBIDEM, 213–
214).
211
Acta Concilii Constanciensis, n° 112 (I 397 FINKE).
212
A. THEINER, Vetera monumenta Poloniae et Lithuaniae gentiumque finitimarum historiam illustrantia, vol. II. Rome 1861, n° 8,
5–6 ; Documente privitoare la istoria Românilor I/2, n° 402 (487–490 DENSUSIANU). Les documents portant sur la latinisation
progressive de la métropole de Halicz servent de la sorte à faire mieux comprendre les mécanismes du processus similaire qui en-
traîna la transformation de la métropole byzantine de Tourkia en l’archevêché latin de Kalocsa.
213
Jan Długosz, Historiae IV (148–149 PRZEZDZIECKIEGO).
214
En général sur la situation des orthodoxes de Pologne – Lituanie : Fr. J. THOMSON, Gregory Tsamblak, the Man and the Myths.
Slavica Gandensia analecta 25/2 (1998) 56–64 (avec bibliographie) et ici 63–64.
74 Dan Ioan Mureşan

Philistins, les Valaques et les Tatares. Jean XXIII demandait au légat papal, le cardinal Branda da Casti-
glione, de prendre les mesures nécessaires pour les endiguer215. Contrairement au roi de Pologne, Sigismond
refusa d’adopter les mêmes mesures discriminatoires contre les Valaques, en rappelant au pape, dans une
lettre émise de Buda le 14 janvier 1412, que de la même manière que les nobles (videlicet Hungarorum), les
Saxons et les Széklers de Transylvanie, les Roumains et les autres habitants de rite byzantin (eciam cohabi-
tancium Valachorum ac aliorum Scismaticorum) jouissaient de larges libertés non seulement dans le do-
maine temporel, mais aussi dans celui de nature ecclésiastique (multis et immensis libertatibus multifarie in
temporalibus et ecclesiasticis ampliarunt), qui leur avait été octroyées par les diui et katholici Reges Hunga-
rie predecessores nostri. Aussi le roi se refusait-il à empiéter sur ces droits, qu’il considérait donc tout aussi
intangibles que les libertés de ses sujets catholiques216. Il est intéressant de noter ici que Sigismond – dont la
vénération pour les saints rois de Hongrie était particulièrement fervente217 – était convaincu que les libertés
ecclésiastiques des « schismatiques » de Transylvanie remontaient à l’époque des saints rois de Hongrie.
Cela nous donne enfin la signification de l’apparition de leur culte dans les peintures de plusieurs églises
orthodoxes de Transylvanie : pour les fidèles du rite oriental, la sainte triade royale représentait la garantie
même de leur liberté de culte. Cette lettre voit le roi de Hongrie et des Romains endosser officiellement cette
interprétation en s’en servant au plus haut niveau pour refuser poliment, mais nettement, les appels excessifs
de Jean XXIII.

§ 4. « QUERELLES BYZANTINES » AU CONCILE DE CONSTANCE (1414–1418)


Sigismond entendait mener d’un bras ferme ses négociations avec ce pape qu’il considérait par ailleurs
comme le seul légitime. Profitant des problèmes causés à Jean XXIII par le roi de Naples, son archennemi,
Sigismond obtint de lui la convocation d’un concile dans la ville impériale de Constance218. L’accord fut
négocié par la délégation composée des cardinaux Challant et Zabarella, ainsi que de Manuel Chrysoloras219.
Après l’ouverture officielle du Concile de Constance le 5 novembre 1414, on relève l’arrivée le 3 mars 1415
de la première délégation envoyée par Manuel II au Concile et dirigée par Manuel Chrysoloras, accompagné
par Nicolas Eudaimonoïoannès et son fils Andronic : il annonce le désir de l’empereur d’entamer des négo-
ciations pour l’Union religieuse220. Mais Manuel Chrysoloras mourut peu de temps après, et fut enseveli le
15 avril 1415 dans une chapelle du couvent dominican de Constance221. Son décès obligeait Manuel II à en-
voyer au Concile une seconde délégation byzantine, qui arriva à Constance le 25 mars 1416, dirigée cette
fois-ci par le grand stratopedarque Nicolas Eudaimonoïoannès, son fils Andronic et Jean Bladynteros cum
pleno procuratorio seu mandato. Ils apportaient la réponse de l’empereur aux questions du pape Jean XXIII

—————
215
THEINER, Vetera monumenta II, n° 344, 185–186 ; Documente privitoare la istoria Românilor I/2, n° 385 (466–468 DENSUSIA-
e
NU) ; les Philistins étaient des Alains, venant en Hongrie de Moldavie, où ils avaient été installés par les Mongols au XIII siècle
pour constituer une marche à la frontière de l’ouest de la Horde d’Or. Ils étaient, tout comme les Roumains, de confession ortho-
doxe : V. CIOCILTAN, Les Alains et le commencement des Etats roumains. Studia Asiatica 1 (2000) 47–76.
216
Documente privitoare la istoria Românilor I/2, n° 404 (491 DENSUSIANU) ; E. MALYUSZ, Zsigmondkori oklevéltár, III (1411–
1412). Budapest 1993, n° 1572, 396.
217
G. KLANICZAY, Holy Rulers and Blessed Princesses: Dynastic Cults in Medieval Central Europe. Cambridge 2002, 390–394.
218
Pour l’activité déroulée par Sigismond en faveur de l’organisation du Concile entre 1411–1414 : HOENSCH, Kaiser Sigismund
162–190 ; T. E. MORRISSEY, Emperor-Elect Sigismund, Cardinal Zabarella, and the Council of Constance. Catholic Historical
Review 69 (1983) 353–370.
219
Lettre de pleins pouvoirs remise à Jean XXIII aux deux cardinaux et à Manuel Chrysoloras (25 août 1413) : F. PALACKY, Docu-
menta mag. Joannis Hus vitam, doctrinam, causam in Constantiensi concilio actam et controversias de religione in Bohemia an-
nis 1403–1418 motas illustrantia. Pragae 1869, 513 sq.
220
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3345.
221
R. J. LOENERTZ, Les Dominicains byzantins Théodore et André Chrysobergès et les négociations pour l’union des Églises grec-
que et latine de 1415 à 1430, in : IDEM, Byzantina et Franco-byzantina. Series altera. Roma 1978, 77–130, ici 82–88 ; BARKER,
Manuel II Palaeologus 324–331.
Une histoire de trois empereurs 75

à la première délégation de Manuel Chrysoloras contenant les appels à l’union avec l’Église romaine222. La
délégation byzantine demeura au concile au moins jusqu’en avril 1418223.
C’est en rapport avec cette ambassade solennelle, à la fois politique et ecclésiastique, qu’il faut mettre les
renseignements de la Chronique du Concile écrite par Ulrich von Richental. Ce témoin oculaire présente la
délégation orientale dans le cadre de cinq régions d’Orient : Grèce (griechen land), Serbie (Reissen), Turquie
(Türggen, la partie européenne de l’État ottoman, sur laquelle le candidat des Byzantins, Mustapha, avait
réussi à s’imposer), Moldavie et Valachie (der grossen Walachei et der mindern Walachei)224. Une autre
recension de la chronique dépeint la situation complexe de ce monde doté de « deux empereurs » à Constan-
tinople et à Athènes (allusion à Manuel et à son fils Jean VIII), avec la Turquie (État dirigé par un « roi »
Mehmed « vassal » de l’Empire byzantin), le duc de Ratzen (Serbie), la Valachie, et enfin les Ruthènes
s’étendant jusqu’au Grand Novgorod. Tout ce monde se trouvait sous l’autorité du patriarche de Constanti-
nople, qui avait pour suffragants 22 archevêques et 66 évêques225. Les Pères de Constance commençaient à
saisir les dimensions de ce vaste monde chrétien oriental. Il s’agit là d’une vision du monde orthodoxe orga-
nisé par nations, selon la conception propre justement à ce Concile, où l’Église n’était plus pensée comme
une réunion des fidèles, mais comme une communauté des nations226. Durant les deux années passées à
Constance, les Byzantins allaient voir se développer sous leurs yeux un conflit qui devait leur sembler bien
familier.
Sigismond, devenu l’organisateur du Concile, entendait appliquer à l’Église universelle les mêmes mé-
thodes que celles qu’il avait mises auparavant en œuvre pour l’Église de Hongrie. Il savait en général marier
une attitude aimable envers l’Église avec un « césaropapisme » de la plus belle eau227. Il est vrai que
l’éminence grise du Concile, le cardinal Zabarella, remarquable théologien, avait acclamé Sigismond, deve-
nu roi des Romains, comme « l’avoué et le défenseur de l’Église » (advocatus et defensor Ecclesiae), tout en
prenant soin de définir ce titre non pas comme un privilège, mais comme une obligation, car c’était à
l’empereur de convoquer un concile œcuménique pour régler les problèmes de l’Église228. Sigismond avait
toutefois interprété le décret du 4 juillet 1415 comme lui accordant la voix principale dans l’élection du nou-
veau pape, qu’il voulait être un Allemand, en tout cas l’un de ses proches collaborateurs, ce qui déclencha
après son retour à Constance en 1417 le conflit ouvert avec le collège des cardinaux, qui s’aggrava au point
de menacer même d’aboutir sur un échec du Concile229. Tout en lui reconnaissant des mérites exceptionnels
dans l’organisation du Concile, les princes de l’Église refusaient de céder à Sigismond tout droit de
s’impliquer dans l’élection du pape. Ils résistèrent à sa dernière tentative d’août 1417 de leur imposer par
contrainte l’élection d’un candidat agréé, menaçant de quitter Constance. La manière autoritaire de procéder

—————
222
DARROUZÈS, Regestes, n° 3294 ; en général sur la deuxième ambassade : LOENERTZ, Les Dominicains byzantins 94–100. Son
arrivée est reflétée par Ulrich von Richental, Chronik des Konstanzer Konzils: 1414 bis 1418 (Bibliothek des Litterarischen Ver-
eins in Stuttgart 158), éd. M. R. BUCK. Tübingen 1882, 113.
223
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3355 ; J. GILL, Le Concile de Florence. Tournai 1964, 27–29 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 324.
224
Ulrich von Richental, Chronik 47 (BUCK) ; The Council of Constance. The Unification of the Church (Records of civilization 63),
ed. J. H. MUNDY – K. M. WOODY, trad. L. ROPES LOOMIS. New York–London 1961, 105 ; C. I. KARADJA, Delegaţii din ţara no-
astră la conciliul din Constanţa (în Baden), în anul 1415. Analele Academiei Române. Memoriile Secţiunii Istorice, s. III, 7 (1926)
59–91, ici 80–91.
225
Ulrich Richental, Das Konzil zu Konstanz, MCDXIV–XCDXVIII, vol. I: Faksimileausgabe, vol. II: Kommentar und Text, éd. O.
FEGER. Konstanz 1964 ; C. I. KARADJA, Portretul şi stema lui Grigorie Tsamblak şi misiunea sa la conciliul din Constanţa. Ana-
lele Academiei Române. Memoriile Sec ţiunii Istorice, s. III, 26/6 (1943/1944) 141–150.
226
P. OURLIAC, Le Schisme et les Conciles (1378–1449), in : M.M. DU JOURDIN – A. VAUCHEZ – B. SCHIMMELPFENNIG (éds), Histoire
du Christianisme des origines à nos jours. VI. Un temps d’épreuves (1274–1449). Paris 1990, 109 ; P. OURLIAC, Das Schisma
und die Konzilien (1378–1449), in: M.M. DU JOURDIN – A. VAUCHEZ – B. SCHIMMELPFENNIG (éds), Die Geschichte des Christen-
tums. VI: Die Zeit der Zerreißproben (1274–1449). Freiburg 1991, 75–131, ici 97.
227
Selon l’appréciation d’E. GÖLLER, König Sigismunds Kirchenpolitik 1404–1410. Freiburg 1901, 4. Pour l’activité de Sigismond
durant le Concile et notamment dans la longue lutte diplomatique visant la déposition des trois papes qui revendiquaient alors le
gouvernement de l’Église, voir HOENSCH, Kaiser Sigismund 191–243.
228
Sur le sens du titre d’advocatus et defensor Ecclesiae : MORRISSEY, Emperor-Elect Sigismund 357, 361–363 ; HOENSCH, Kaiser
Sigismund 196–197.
229
Pour la difficile conclusion des travaux du Concile de Constance, voir HOENSCH, Kaiser Sigismund 244–278.
76 Dan Ioan Mureşan

du roi des Romains lui fit bientôt perdre le soutien des nations française, italienne, espagnole et anglaise, et
des voix critiques se firent entendre jusque dans les rangs de la nation allemande. Même le cardinal Zabarel-
la, son ancien partisan, était désormais retourné contre lui. Selon ce grand canoniste, l’empereur devait certes
convoquer le concile, mais le concile, une fois réuni, devait être et rester entièrement libre de son choix. Et le
même de protester ouvertement le 11 septembre 1417 contre les abus du pouvoir impérial dans l’Église230.
Un compromis fut trouvé quelques jours plus tard, les cardinaux obtenant la liberté d’élection du pape
tout en acceptant de concéder en échange au roi la reconnaissance du patronage royal sur l’Église de Hon-
grie. C’est dans ce contexte que le 19 septembre 1417 les princes de l’Église émirent un acte officiel recon-
naissant le principe du consentement royal dans les affaires ecclésiastiques du royaume de la Sainte Cou-
ronne. Ils s’appuyaient sur les actions méritoires de Sigismond en faveur de l’unité de l’Église romaine et se
réclamaient également ex antiqua consuetudine regis Hungarie. Cet acte reconnaissait le droit royal de pré-
sentation ad ecclesias metropolitanas et kathedrales ac ad alia beneficia eiusdem regni personas ydoneas eis
gratias, en excluant les nominations unilatérales du pontife aux bénéfices hongrois. Seuls les appels légiti-
mes au Saint-Siège étaient reconnus. Enfin, les annates et le servitium dûs par le clergé hongrois à l’Église de
Rome étaient sensiblement réduits231. Ce privilège exceptionnel concédé au roi de Hongrie était justifié par la
situation spéciale du royaume de Hongrie, qui se trouvait in confinio infidelium constitutus quasi propugna-
culum et clipeus Cristianitatis232. Cet acte, comportant les signatures de 21 cardinaux – y compris celle
d’Oddo de Colonna, le futur Martin V233 – a joué un rôle remarquable dans l’histoire de l’Église de Hon-
grie234. Afin d’éviter un nouveau schisme qui aurait remis en question sa légitimité impériale (car il n’était
pour le moment qu’empereur élu), Sigismond décida de reculer devant les cardinaux. Les princes de l’Église
réussirent à imposer leur point de vue, en limitant le droit de l’empereur de résoudre à sa guise les questions
ecclésiastiques. Mais en échange Sigismond obtint au moins la reconnaissance officieuse de son droit de
patronage sur l’Église de Hongrie qu’il s’était réservé par le placitum regium de 1404.
Suite à ce « troc » de biens spirituels, Oddo de Colonna fut enfin librement élu par les cardinaux le 11 no-
vembre 1417. Sans pouvoir retirer ce qu’ils lui avaient promis par écrit, les mêmes cardinaux qui ont émis
l’acte de 19 septembre n’ont pas manqué la première occasion de remettre en question la légitimité des me-
sures appliquées par le roi dans les affaires ecclésiastiques du royaume de Hongrie. Dans son journal, le car-
dinal Fillastre note en effet que le 19 janvier 1418 le roi des Romains Sigismond a demandé respectueuse-
ment en consistoire publique au pape Martin V de confirmer son élection en tant que roi des Romains, ainsi
que sa proclamation officielle comme détenteur légitime de cette fonction. Le pape ne répondit pas immédia-
tement, sous réserve de consulter au préalable ses confrères les cardinaux. Martin V nomma à cet effet une
commission de six cardinaux pour enquêter sur l’élection et la personne du roi. Et le 22 janvier 1418 la
commission de délivrer en consistoire secret devant le pape les résultats de l’enquête. Le cardinal Fillastre
note encore que :
« Bien qu’il y avaient maintes objections à son encontre, au point d’empêcher l’émission d’un décret
d’élection, ils ont malgré tout décidé que, étant données la situation et diverses autres circonstances, son

—————
230
MORRISSEY, Emperor-Elect Sigismund 378–379 ; J. GILL, Constance et Bâle – Florence (Histoire des Conciles oecuméniques 9).
Paris 1965, 60–67.
231
E. MALYUSZ, Das Konstanzer Konzil und das königliche Patronatsrecht in Ungarn. Budapest 1959, 8–9 : publie la bulle du 19
septembre 1417 signée par 21 cardinaux, sur la base d’une copie de 1447 trouvée aux archives de Eperjés (Prešov).
232
Sur ce titre, voir MALYUSZ, Das Konstanzer Konzil 14–16 et surtout désormais E. ARTNER, Magyarország mit a Nyugati Keresz-
tény muvelodés védobástyája: a Vatikánai Levéltárnak azo okiratai, melyek oseinknek a Keletrol Europát fenyegeto veszedelmek
ellen kifejet erofeszitéseire vonatkoznak (ca. 1214–1606) [Hungary as “Propugnaculum” of Western Christianity: Documents
from the Vatican Secret Archives (ca. 1214–1606)]. Budapest 2004.
233
Analyse prosopographique de la liste des cardinaux : MALYUSZ, Das Konstanzer Konzil 16–18.
234
Bien que le pape Martin V ait refusé de la promulguer, cette loi fut reçue dans les lois du royaume de Hongrie, étant entérinée
dans le Tripartite de Werböczi (1514). Pour la période immédiatement ultérieure, voir G. ADRIANYI, Die Kirchenpolitik des Mat-
thias Corvinus (1458–1490). Ungarn-Jahrbuch 10 (1979) 83–92, ici 85–89. Plus général : A. CSIZMADIA, Die Entwicklung des
Patronatsrechts in Ungarn. Österreichisches Archiv für Kirchenrecht 25 (1974) 308–327. Enfin, sous rapport historiographique,
voir P. ERDO, La ‘bolla del Concilio di Costanza’ e il supremo patronato dei re ungheresi nella ricerca di Vilmos Fraknói. Annua-
rium Historiae Conciliorum 36 (2004) 167–176.
Une histoire de trois empereurs 77

élection devait être approuvée et confirmée, mais qu’il fallait que ses manquements lui soient reprochés en
privé, tout spécialement en ce qui concerne les affaires du royaume de Hongrie. Car là-bas, on le disait pu-
bliquement, il avait octroyé plusieurs églises cathédrales à des laïques, qui les détenaient toujours, et plu-
sieurs autres églises – à un grec schismatique. Ces points lui ont été communiqués, et il répondit qu’il allait
ordonner une investigation. Il se montra prêt à faire amende honorable »235.
Fort de cet accord de principe de la part de Sigismond de Luxembourg, le pape le jugea digne d’assumer
la fonction impériale et le proclama cérémonieusement, le 23 janvier 1418, en consistoire général roi des
Romains, censé être plus tard couronné empereur à Rome (confirmatio electionis). Le pape jugea publique-
ment sa personne digne de la fonction, en le déclarant apte à recevoir la dignité impériale (approbatio perso-
nae), devant être à l’avenir dûment sacré et couronné empereur romain des mains mêmes du pape236. En pré-
sence du pontife, Sigismond prêta son serment solennel comme rex Romanorum – selon le texte inséré dans
le Decretum de Gratien – de protéger l’Église et les États de Saint Pierre.
Ce texte appelle plusieurs remarques par rapport au moment du Concile où il avait été pris en considéra-
tion : la fin des travaux conciliaires. On est ici, avec l’élection du pape unique de l’Église romaine, suivie par
la reconnaissance officielle de l’élection impériale, au point d’orgue d’un long et difficile Concile qui répara
le schisme occidental. Ainsi Sigismond avait su accomplir le rêve de son père Charles IV, surnommé le Pfaf-
fenkönig, qui avait assisté impuissant dans la dernière année de sa vie, au début du Grand Schisme
d’Occident (1378). Ce qui ne fut pas sans heurts. Bien que l’épisode soit conservé sous une forme très
concise par le compte-rendu du cardinal Fillastre, le texte qui vient d’être analysé rend les échos très défavo-
rables que la politique ecclésiastique de Sigismond en Hongrie avait inspirés aux cardinaux. Cette politique
est caractérisée – dans une seule phrase – à la fois sous l’angle de l’instauration du patronage royal sur
l’Église latine du royaume et sous celui de la protection accordée par le roi aux schismatiques de Hongrie.
Les deux volets s’avèrent ainsi être les deux aspects cohérents d’une seule et même politique royale. En ef-
fet, le statut des schismatiques du royaume avait été amélioré avec la transgression obligée des limites du
droit canonique romain, par le simple exercice du placetum regium. Le jeu de Sigismond sur ce terrain était,
à le comparer avec la politique du roi de Pologne par exemple, si innovateur et téméraire qu’il avait menacé
un moment de lui bloquer l’accès à l’investiture impériale. Cela montre combien le statut de l’Église orien-
tale restait problématique à la fin du Concile de Constance aux yeux de l’Église de Rome.
Pour ce qui est de la réponse de Sigismond, on remarquera la diplomatie dont il fit preuve dans cette cir-
constance, en faisant semblant de céder pour arrondir les aspérités qui auraient pu lui compliquer l’obtention
du titre. Pourquoi devait-il faire une investigation sur les actions qu’il avait lui-même entreprises, si ce n’est
pour gagner du temps ? En effet, une fois devenu officiellement rex Romanorum et empereur élu, on
n’enregistre guère de changement dans son attitude envers les fidèles de rite oriental de Hongrie. Bien loin
de là. En conclusion, s’il assurait en toute sincérité qu’il allait respecter l’Église romaine, le chef désormais
indiscutable du Saint Empire entendait pour le reste consentir un geste de circonstance, sans dévier des prin-
cipes généraux de sa politique. C’est sur la forme que Sigismond, adepte des relations avec les schismati-
ques, aurait à opérer une évolution tactique afin de ne pas braquer une papauté bien déterminée à garder
voire récupérer ses prérogatives historiques.
Qui était le Grec auquel le texte de Fillastre fait allusion ? L’on n’a que l’embarras du choix, car Sigis-
mond n’avait pas fait ces concessions pour un seul magnat orthodoxe. Il en fut ainsi en 1411 avec Étienne
—————
235
A. Fillastre, Gesta concilii Constantiensis, ed. H. FINKE – J. HOLLNSTEINER, Acta concilii Constanciensis, II: Konzilstagebücher,
Sermones, Reform- und Verfassungsakten. Münster 1923, 162–163: Et quamquam multa viderentur obstare nec haberetur decre-
tum eleccionis, fuit tamen conclusum, quod attento loco et aliis multis attentis fieret approbacio et confirmacio, sed dicerentur
regi private defectus sui, maxime in regno Hungarie, in quo publice dicitur, quod plures ecclesias cathedrales et monasteria de-
dit laicis, qui illa tenent et aliquas ecclesias uni scismatico Greco. Et ita fuit sibi dictum, qui respondit, quod fieret informacio.
Ipse volebat corrigi; The Council of Constance. The Unification of the Church 432–433 (MUNDY – WOODY).
236
Acta concilii Constanciensis II, 163 (FINKE – HOLLNSTEINER) ; The Council of Constance. The Unification of the Church 433–
434 (MUNDY – WOODY) ; sur le droit du pape de confirmer les empereurs élus, droit étudié dans son évolution historique depuis
la confirmation d’Albert Ier par Boniface VIII (1302) jusqu’à celle de Sigismond par Martin V en 1418 : H. E. FEINE, Die Appro-
bation der Luxemburgischen Kaiser in ihren Rechtsformen an der Kurie, in: IDEM, Reich und Kirche. Ausgewählte Abhandlun-
gen zur deutschen und kirchlichen Rechtsgeschichte. Aalen 1968, 77–99, surtout 78–80 ; HOENSCH, Kaiser Sigismund 250–251.
78 Dan Ioan Mureşan

Lazarević, pour mieux resserrer les liens avec lui ; dans ce cas, il ne s’agissait plus d’un simple fief à la péri-
phérie du royaume, mais de vastes concessions en Hongrie. En 1404–1407 est attesté à la tête du comté de
Zarand Dmitri Kraljević, qui fut probablement l’hôte de l’higoumène Nicodème de Tismana lors du séjour
de ce dernier en Hongrie. À la fin du XIVe siècle avait été accueilli à Munkacs (Mukačevo) le prince Feodor
Koriatovič devenu, après la défection des frères Dragoş et Baliţa, comte de Maramureş. Ce dernier exemple
est d’autant plus intéressant que Koriatovič avait même accompagné Sigismond au Concile de Constance237.
Cette confrontation entre Sigismond et les cardinaux est d’autant plus intéressante que le roi-empereur
semble avoir tout bonnement copié dans cette affaire le style d’un basileus. Car le désir de Sigismond de
dominer l’Église romaine jusqu’à installer comme pape qui lui semblait bon, était parfaitement contemporain
du geste similaire de Manuel II de diriger les affaires de l’Église byzantine. Manuel II, quant à lui, avait ce-
pendant réussi à imposer à nouveau les prérogatives impériales sur l’Église byzantine à l’occasion du conflit
de 1416. À la place laissée vacante par feu Joseph de Moldavie, le basileus avait transféré comme métropo-
lite l’évêque de Poléanina238. Ce geste avait exaspéré le patriarche Euthyme II (1410–1416), qui refusa non
seulement de reconnaître la promotion de l’évêque, mais lui interdit même de pénétrer dans la capitale. Pour
exprimer son opposition, Euthyme cessa toute activité liturgique. Car il voulait que « l’Église [fût] reformée
de manière que le gouvernement en échappât au prince »239. Mais il n’en fut rien, car le décès du patriarche
permit à l’empereur d’imposer à nouveau au synode ses décisions : il renouvela le concordat de 1380 et sou-
tint la promotion d’un nouveau patriarche, Joseph II, jusqu’alors métropolite d’Ephèse. Après son installa-
tion, ce dernier se plia à la décision de l’empereur et les prérogatives impériales sur l’Église furent renouve-
lées. Certains cercles cléricaux accusaient pour cela Manuel II d’avoir réduit « en esclavage l’Église du
Christ » et de l’avoir laissée à ses successeurs dans cet état240. Ce modèle byzantin était bien connu des em-
pereurs d’Occident et un souverain de la taille de Frédéric II l’avait consciencieusement exprimé dans ses
écrits241. Sigismond, qui était non seulement en relations avec les empereurs byzantins, mais avait même
visité Constantinople, où il avait rencontré l’empereur et le patriarche, ne pouvait ignorer le rôle que le basi-
leus jouait dans l’Église d’Orient. Or c’était justement ce type d’interventionnisme « byzantin » que les car-
dinaux voulaient éviter à tout prix dans l’Église romaine. Si leur opposition fut couronnée de succès pour
l’Église de Rome elle-même, on ne saurait en dire autant pour l’Église de Hongrie, qui vit s’instaurer sur elle
le patronage royal. Si la société semble l’avoir accepté volontairement, au point de le transformer dans l’une
des traditions les plus vénérées de la vie publique du royaume, peut-on se demander si l’ancien héritage by-
zantin de la Hongrie n’y aurait-il pas été pour quelque chose ?
Immédiatement après l’élection de Martin V, la délégation byzantine lui confia les lettres émanant de
l’empereur et du patriarche de Constantinople, qui affirmaient leur désir d’union, tout en précisant que cela
ne signifiait nullement une reddition devant la position de l’Église romaine242. Les lettres formulaient à ce
titre les conditions sous forme de 36 articles. Le plus important était celui concernant l’idée d’un concile
œcuménique comme seule instance capable de rétablir l’union tant espérée par les deux parties.
Le même message arriva à Constance le 18 février 1418 à travers l’émissaire du roi de Pologne et du
grand-duc de Lituanie, le métropolite de Kiev Grégoire Tsamblak243. Son discours prononcé devant le pape

—————
237
MALYUSZ, Kaiser Sigismund in Ungarn 301.
238
Les Mémoires du Grand Ecclésiarque de l’Église Sylvestre Syropoulos sur le Concile de Florence (1438–1439) (Concilium Flo-
rentinum 9), éd. V. LAURENT. Paris 1971, 100–105 ; LAURENT, Contributions 180–184 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 323.
239
Syropoulos, Mémoires II, 1–2 (100–102 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 101–103; DARROUZÈS, Regestes, n° 3296.
240
Syropoulos, Mémoires II, 4 (104 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 105.
241
J.-M. MARTIN, « O Felix Asia! » Fredéric II, l'empire de Nicée et le « Césaropapisme ». TM 14 (2002) (=Mélanges G. DAGRON)
473–483.
242
LOENERTZ, Les Dominicains byzantins 101–105.
243
Sur Grégoire Tsamblak voir le compte-rendu du cardinal Fillastre : Acta concilii Constanciensis II, 164–167 (FINKE – HOLL-
NSTEINER) = The Council of Constance. The Unification of the Church 434–437 (MUNDY – WOODY) ; ainsi que la relation
d’Ulrich von Richental, Chronik 136–141 (BUCK) = The Council of Constance. The Unification of the Church 176–180 (MUNDY
– WOODY) ; GILL, Concile de Florence 29–31 ; LOENERTZ, Les Dominicains byzantins 105–109. En général sur le personnage,
voir la monographie critique de THOMSON, Gregory Tsamblak 56–64 avec bibliographie exhaustive. L’auteur montre (p. 77–80)
qu’une première arrivée de Grégoire au Concile en 1415 est une simple confusion chronologique d’Ulrich von Richental. De
Une histoire de trois empereurs 79

et l’empereur le 25 février 1418 présente une importance capitale244. Son but déclaré était d’établir les termes
d’une union des Grecs et des Latins sous l’obédience de l’Église romaine245. Il saluait le pape comme le
summus pontifex et verus vicarius Jesu Christi, pour avoir rétabli la paix dans l’Église d’Occident. Il affir-
mait que l’union des Églises était désirée par l’empereur et par le patriarche de Constantinople, comme
l’avaient antérieurement exprimé leurs légats. Tsamblak ne divergea donc pas de la ligne décrétée par Cons-
tantinople : pour que l’union fût juste, il fallait qu’elle fût réalisée par le truchement d’un Concile général,
qui réunirait les spécialistes du droit canon, pour décider en matière de foi et régler les différences entre les
deux Églises (per congregacione concilii, ut utrimque congregentur periti et experti iuris, qui discernant de
negociis fidei et hanc differenciam inter illam gentem cum sancta Romana ecclesia)246.
Tsamblak pouvait-il parler au nom du Patriarcat œcuménique ? La question n’est pas superfétatoire. Car il
avait été élu métropolite de Kiev, sur l’instigation du grand-duc de Lituanie Vitold, par les évêques, les prin-
ces, les boyards et le clergé régulier et séculier ruthènes réunis en synode à Novogrodek (15 novembre
1415)247. En raison de l’unilatéralité de ce geste, il avait été excommunié par le patriarche Euthyme II
(1416)248 et par son successeur Joseph II249. Observons toutefois quelques éléments qui ne manquent pas
d’intriguer. Ulrich von Richental a lui-même assisté à plusieurs messes byzantines célébrées par le métropo-
lite Grégoire et en a laissé une longue et minutieuse description250. Il a remarqué qu’à la messe assistaient
environ 300 participants, chiffre représentant le nombre de tous les orthodoxes qui prenaient alors part au
Concile 251. Parmi eux, Richental a relevé la présence de deux nobles russo-lituaniens et, surtout, à leur côté,
de deux « ducs » de Grèce252. Il ne peut s’agir là que des deux émissaires byzantins : Nicolas Eudaimo-
noïoannès et Jean Bladynteros qui, se trouvant à Constance depuis 1416, devaient être contents d’assister à
une messe selon leur rite. Or la participation à cette messe des orthodoxes de Constance et même des repré-
sentants de l’empereur ne pouvait avoir lieu que si l’excommunication avait été levée en préalable. Aussi
faut-il conclure que Grégoire Tsamblak, outre le roi de Pologne et le grand-duc de Lituanie, représentait
bien, comme il le déclarait, l’empereur et le patriarche de Constantinople. Selon toute vraisemblance, c’est
durant l’année 1417 qu’est survenue la réconciliation de Grégoire Tsamblak avec le Patriarcat œcuméni-
que253. Grégoire avait tout au long de sa vie travaillé en faveur du Patriarcat œcuménique. S’il était tombé
sous l’interdit, il possédait toute la diplomatie nécessaire pour le faire relever de la censure. Le Patriarcat ne
pouvait d’ailleurs risquer de condamner trop âprement un homme qui lui était resté fidèle, appuyé qu’il était
par une figure aussi importante que le grand prince de Lituanie. Qui plus est, il avait la même origine bulgare
que le patriarche Joseph II. Lors de son discours devant le pape, Grégoire ne s’est pas écarté de la position
orthodoxe : il ne s’est pas engagé dans une union séparée avec l’Église romaine, mais formula un point de
vue identique à celui du Patriarcat : le concile œcuménique était le moyen sine qua non de réparer la rupture
entre les deux Églises. La délégation byzantine au Concile aurait pu démentir publiquement les affirmations
—————
même, il démonte l’idée fausse que le métropolite de Kiev serait arrivé de Constantinople à la tête d’une délégation de 19 évê-
ques.
244
Discours analysé par G. PODSKALSKY, L’intervention de Grigorij Camblak, métropolite de Kiev, au concile de Constance (février
1418). Revue des Études Slaves 70 (1988) 289–297 ; THOMSON, Gregory Tsamblak 85–89 ; cf. aussi LOENERTZ, Les Dominicains
byzantins 104–105, 109–111.
245
Acta concilii Constanciensis II, 164–167 (FINKE – HOLLNSTEINER) ; The Council of Constance. The Unification of the Church
434 (MUNDY – WOODY). L’arrivée de Grégoire de Kiev à Constance est décrite par Ulrich von Richental, Chronik des Konstan-
zer Konzils 133 (BUCK).
246
Le discours de Grégoire Tsamblak est conservé seulement dans une version latine abrégée qui figure dans la Gesta Concilii Cons-
tanciensis du cardinal Guillaume Fillastre, Acta concilii Constantiensis II, 165–166 (FINKE – HOLLNSTEINER).
247
Sur le contexte lituanien de la nomination et élection de Grégoire, voir THOMSON, Gregory Tsamblak 64–73, 83–84.
248
DARROUZÈS, Regestes, n° 3295.
249
DARROUZÈS, Regestes, n° 3302.
250
Ulrich von Richental, Chronik des Konstanzer Konzils 138–141 (BUCK) ; The Council of Constance. The Unification of the
Church 177–180 (MUNDY – WOODY).
251
Ulrich von Richental, Chronik des Konstanzer Konzils 133 (BUCK) ; THOMSON, Grégory Tsamblak 81.
252
Ulrich von Richental, Chronik des Konstanzer Konzils 139 (BUCK).
253
Conclusion partagée également par E. M. LOMIZE, Константинопольская патриархия и церковная политика императоров с
конца XIV в. до Ферраро–Флорентийского Собора. VV 55 (1994) 104–110.
80 Dan Ioan Mureşan

de Tsamblak. L’empereur Sigismond n’aurait jamais accepté un imposteur dans un Concile général, risquant
un conflit diplomatique avec l’Empire byzantin. Tous ces éléments permettent de conclure que la présence
officielle de Grégoire Tsamblak au Concile est une preuve qu’entre temps il avait renoué les bonnes relations
avec la Grande Église. C’est bien pourquoi d’ailleurs la rédaction du codex Aulendorff de la Chronique de
Richental inclue les Ruthènes dans le ressort du Patriarcat de Constantinople.
Malgré cela, le Concile de Constance n’était guère prêt d’accepter l’union avec les Grecs en respectant le
rite oriental. Selon Richental : « On croyait qu’une union complète allait alors être réalisée. Mais le Concile
n’a pas voulu permettre qu’ils restent ainsi toute leur vie », à savoir qu’ils gardent le rite byzantin254. À ce
propos, von Richental décrit même une scène qui se déroula le 24 mars 1418, peu avant la clôture officielle
du Concile. Cela se passe dans le cadre le plus solennelle : le pape officie la messe pontificale, accompagné
de cardinaux mitrés et parés des plus splendides vêtements liturgiques, l’empereur Sigismond étant lui-même
présent. Au point culminant de l’office, le pape dénonça officiellement tous les païens, hérétiques et « les
schismatiques (à savoir ceux qui tiennent la foi grecque) (scismaticos, das sing die, die kriechischen glouben
haltend) », les juifs, les mahométans, Petro de Luna et tous ses adeptes, et en général tous ceux qui
n’acceptent pas les jugements et les commandements du pape. Sur tous ceux-ci, le pontife prononça une
condamnation et un interdit perpétuels. En échange, Martin V pria pour le Siège de Rome, pour le peuple
chrétien orthodoxe, pour le Roi, pour le Saint Empire Romain et pour les cités de d’Empire255. L’amalgame
qu’on faisait entre les schismatiques et les autres adversaires de l’Église romaine permet de mesurer combien
l’idée de l’égalité des deux rites, promue par l’empereur Sigismond, avait encore du mal à se faire accepter
par la hiérarchie supérieure de l’Église romaine.
Nicolas Eudaimonoïoannès avait, semble-t-il, utilisé à Constance des paroles trop optimistes, laissant
l’impression fausse à Martin V que les Byzantins se rendraient sans discussions devant le point de vue ro-
main. En réalité, l’empereur et le patriarche soumirent bientôt la liste de leurs conditions. Dans leur réponse,
ils déclaraient partager la préoccupation du pape pour l’union, tout en soulignant « qu’on ne saurait la réali-
ser autrement que par la tenue d’un concile œcuménique où l’on examinerait comme il faut, librement, sans
contrainte ni querelle les points de divergence et où ce qui serait établi à l’aide de témoignages et de citations
tirés des saints docteurs de l’Église et reconnus à l’unanimité, absolument et en pleine liberté par tous les
synodiques, devrait être accepté par tous sans tergiversations ». Au basileus revenait le soin de convoquer ce
Concile, qui devait se tenir à Constantinople256. Pour le patriarche Joseph II, c’était la condition primordiale.
Il répondit à Martin V (19 octobre 1422) en affirmant son désir d’union à travers un concile œcuménique. Il
réaffirma la théorie de la Pentarchie, dont le pape ne devait pas se séparer. L’Église de Constantinople reje-
tait toute soumission personnelle à l’Église romaine ou union partielle, selon l’erreur du concile de Lyon.
Pour revêtir un caractère œcuménique, au concile devaient participer les patriarches d’Alexandrie,
d’Antioche et de Jérusalem, les archevêques d’Ibérie, d’Ohrid et de Peć, ainsi que tous les évêques de la
juridiction du Patriarcat de Constantinople, à l’instar des anciens conciles œcuméniques « qui ont éclairé le
Symbole de la foi sans rien ajouter ni retrancher ». C’était la seule manière réaliste de concevoir l’union,
autrement l’Église orthodoxe ne suivrait jamais une simple union décrétée par l’empereur et le patriarche257.
Le Concile de Constance avait donc seulement ouvert un chemin, mais un observateur attentif des évolu-
tions ne pouvait guère ignorer les difficultés, voire les dangers qu’une politique unioniste suivie feraient pla-
ner sur les destins de l’Empire byzantin. Tel fut le cas de l’empereur Manuel II lui-même, devenu avec le
temps un bon connaisseur de la mentalité des Occidentaux. Georges Sphranzès rapporte ses propos prudents

—————
254
J. GILL, Two prejudices dispelled, in: IDEM, Personalities of the Concil of Florence and other Essays. Oxford 1964, 287–292, ici
291 ; LOENERTZ, Les Dominicains byzantins 110.
255
Ulrich von Richental, Chronik 141 (BUCK) ; The Council of Constance. The Unification of the Church 180–181 (MUNDY –
WOODY).
256
Syropoulos, Mémoires II, 8–9 (110 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 111; DARROUZÈS, Regestes, n° 3305.
257
V. LAURENT, Les préliminaires du Concile de Florence : les neuf articles du Pape Martin V et la réponse inédite du Patriarche de
Constantinople Joseph II (octobre 1422). REB 20 (1962) 5–60, ici 31–47 (texte), 47–57 (trad. fr.) ; DARROUZÈS, Regestes,
n° 3312.
Une histoire de trois empereurs 81

dans cette question, en distinguant nettement entre la politique ecclésiastique prudente de Manuel II et
l’unionisme sans demi-mesures de Jean VIII :
« Mon fils, on sait bien que les impies sont en effet terrifiés, aux tréfonds de leur cœur, par l’idée que nous pourrions
nous réconcilier et nous unir avec les Latins. Car ils pensent que, si cela se réalisait, il leur arrivera de la part des chré-
tiens d’Occident, venus à notre aide, un grand désastre. Préoccupe-toi donc de la question du Concile et remue-la tou-
jours et surtout quand tu auras besoin d’effrayer les impies ; mais ne tente nullement de vraiment la réaliser, car je ne
vois pas les nôtres disposés à trouver une modalité d’Union, de paix et de concorde, mais [les Byzantins veulent] faire
revenir [les Latins] afin que nous soyons comme au temps de jadis [avant le schisme]. Cela étant pratiquement impossi-
ble, je crains cependant que cela ne produise un schisme encore pire ! Et voici que nous perdrons aussi notre avantage
sur les impies ! »258.

§ 5. ENCORE UN BASILEUS A BUDA (1424)


Le compromis de Constance obligea aussitôt Sigismond à assumer ses obligations d’empereur, parmi les-
quelles importait en tout premier lieu la lutte contre l’hérésie. C’est pourquoi le roi des Romains se vit, un
peu malgré lui, contraint de combattre les sujets du roi de Bohême. Or Sigismond occupait désormais les
deux trônes, pour avoir hérité de son frère en 1419 le trône de Bohême en plein début de la question hussite.
On sait mieux maintenant que Sigismond a été l’adepte d’une solution négociée, mais que sa marge d’action
était réduite par la pression de la curie d’un côté et celle des princes allemands de l’autre. Il dirigea à
contrecœur les campagnes anti-hussites, ce qui peut d’ailleurs expliquer la série ininterrompue de défaites
qu’il essuya259. Finalement, le Concile de Bâle sera convoqué pour donner une solution pacifique là ou les
armes s’étaient montrées inutiles. Cette nouvelle obligation qui incombait à l’empereur explique le détour-
nement de son attention principale du Danube. La défense de la frontière méridionale ne demeura pas pour
autant moins présente dans son esprit.
La nouvelle stratégie qui s’imposait désormais avait à la base une dynamique fondée sur deux lignes dé-
fensives. Premièrement, un système de fortifications allant depuis la Croatie jusqu’en Transylvanie et dont la
coordination fut confiée dès 1419 à Filippo dei Scolari. Ensuite, dans le voisinage du royaume, la création
d’un « cordon sanitaire » d’États balkaniques qui reconnaissaient la suzeraineté hongroise. Ainsi Sigismond
avait attiré dans un vaste système défensif fondé sur la concession de fiefs dans son royaume : la Valachie (le
prince Mircea Ier en 1391), la Serbie (le despote Étienne Lazarević en 1403), et la Bosnie (Étienne Ostoja en
1404 et 1411–1415, ainsi que Tvrtko II en 1421–1443)260. Troisièmement, sur un plan plus large, Sigismond
développa un système d’organisation plus en profondeur, fondé sur le traité de Lublau (renouvelé à Kess-
mark en 1423), d’alliance anti-ottomane avec le roi Vladislav Jagellon de Pologne et le grand-duc Vitold de
Lituanie. Cette alliance avait surtout fonctionné en 1415–1416, lorsque Sigismond avait été engagé dans les
problèmes de l’Europe occidentale, le roi de Pologne s’étant chargé de garantir la sécurité de la Hongrie. En
accord avec le grand-duc de Lituanie, ils menacèrent alors Mehmed Ier de représailles s’il attaquait la Hon-
grie. Mais leur tentative de tout régler par la diplomatie se retourna contre le roi de Pologne, qui commençait
à être soupçonné d’alliance secrète avec les Ottomans261. Enfin, Sigismond élabora une vaste stratégie
d’encerclement des Ottomans – allant de pair avec sa politique économique – en engageant après 1412 les
premiers pas en vue d’une alliance avec l’État turcoman des Akkoyunlu, maître de la Mésopotamie, et à tra-
vers celui-ci, avec l’Empire timouride dirigé par Shah Rukh, le fils de Tamerlan. Ce réseau fut complété
après 1418 par l’établissement de rapports avec la Horde d’Or et avec l’État karamanide. Les contacts furent
constants jusqu’à la fin du règne de Sigismond, et bien qu’ils ne se soient pas concrétisés en une entreprise

—————
258
Giorgio Sfranze, Cronaca, a cura di R. MAISANO (CFHB 29). Roma 1990, XXIII, 5–6, 82 ; voir le commentaire de BARKER,
Manuel II Palaeologus 329–331.
259
B. STUDT, Zwischen Kurfürsten, Kurie und Konzil. Die Hussitenpolitik König Sigismunds, in: PAULY – REINERT (éds.), Sigis-
mund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa 113–125 ; HOENSCH, Kaiser Sigismund 279–310.
260
ENGEL, The Realm of St Stephen 232–234 ; FINE, The Late Medieval Balkans 457–478.
261
ZACHARIADOU, Ottoman Diplomacy 683.
82 Dan Ioan Mureşan

militaire effective à cette époque, ils allaient reposer à la base des alliances de la Chrétienté avec Uzun Hasan
qui mèneront la vie dure à Mehmed II durant son règne.
Pour assurer son bon fonctionnement, ce système réclamait parfois la présence personnelle de l’empereur
dans la région de contact avec les Ottomans : le Bas-Danube. Ce fut surtout le cas après la mort en 1418 du
prince de Valachie Mircea l’Ancien, évènement qui avait encouragé les Ottomans à intensifier les attaques
contre cette principauté. En novembre 1419, Sigismond vint soutenir le fils et successeur de Mircea, Michel
Ier (1418–1420), leurs armées réunies occupant Severin menacée par les Ottomans262. Cette expédition danu-
bienne semble avoir été préparée par une mission confiée aux moines de la communauté de feu Nicodème de
Tismana, qui jouèrent dans l’affaire le rôle de représentants du nouveau prince valaque. La campagne de
1419 n’aboutit toutefois pas à de hauts faits militaires. Après une série d’affrontements autour de Belgrade,
Sigismond retourna avant le début de l’hiver à Buda, laissant aux guerriers turcs tout loisir de dévaster la
Serbie et la Transylvanie263.
Plus importantes ont été les conséquences ecclésiastiques de cette campagne. Le 14 juillet 1418, à Hage-
nau, Sigismond, roi de Hongrie et empereur romain, accorda un sauf-conduit aux moines du monastère de
Vodiţa264. Le but de leur mission consistait plus spécialement à poser les bases claires sur lesquelles devait se
dérouler l’alliance. Lors de l’arrivée de l’higoumène Agathon de Tismana à Oradea, Sigismond lui remit le
privilège qui garantissait le statu quo de la confession orthodoxe de Valachie. Le roi-empereur octroyait ainsi
l’acte au bénéfice de « tous ceux qui habitent le pays de Hongrovalachie », disposant que :
« tous leurs monastères, toutes les églises, tous les moines, les prêtres et les gens qui habitent dans ce pays, gardent
leur religion et demeurent dans leur foi … À l’instar de moi-même, qu’aucun des nôtres n’ait la permission de les trou-
bler en raison de leur foi et de leur religion, mais qu’ils demeurent libres, et qu’ils le restent pour toujours de la même
manière qu’ils l’ont ont été jusqu’à présent »265.
Cet acte (29 septembre 1419) immédiatement postérieur aux débats du Concile de Constance laisse entre-
voir comment Sigismond entendait mettre en application la promesse faite aux cardinaux avant la réception
du décret de reconnaissance de son élection impériale. Loin de confisquer les possessions qu’il avait oc-
troyées aux orthodoxes, il garantissait les propriétés de la communauté monastique de Nicodème, y compris
celles situées dans le royaume de Hongrie. Et par l’intermédiaire de celle-ci, le roi–empereur garantissait
officiellement le statut ecclésiastique de toute la principauté de Valachie et ordonnait à tous ses officiers de
suivre son modèle personnel. Observons qu’en reconnaissant de la sorte les droits de l’Église de la Principau-
té, Sigismond reconnaissait implicitement les prérogatives du primat de Hongrovalachie, tout particulière-
ment celle d’exarque patriarcal « de toute la Hongrie ».
L’aggravation de la question hussite éloigna durablement Sigismond de la frontière méridionale, en me-
nant également au refroidissement des rapports avec le roi de Pologne et le grand-duc de Lituanie, que les
Hussites appelèrent à tour de rôle à ceindre la couronne de Bohême. Profitant de cette crise dans le fonction-
nement du traité de Lublau, Mehmed Ier revint à l’attaque en 1420, dévastant la Valachie dans une campagne
qui vit tomber le prince Michel Ier. Le sultan installa alors sur le trône un autre fils de Mircea, Radu, qu’il
avait auparavant tenu à la Porte comme otage, lui céda la ville de Kilia, et fit reconnaître sa suzeraineté par
Alexandre Ier de Moldavie. Pire encore, profitant de la rupture survenue entre Sigismond et Vladislav (qui,
pour se venger du parti pris de l’empereur germanique à l’égard de l’Ordre teutonique, avait adopté une posi-
tion ambiguë envers les Hussites), Mehmed Ier réussit même à conclure au début de 1421 un traité secret
avec le roi de Pologne266.
—————
262
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 192–193.
263
Jan Długosz, Historiae IV (238–239 PRZEZDZIECKIEGO).
264
Documenta Romaniae Historica, B., I, n° 44, 88–90.
265
Documenta Romaniae Historica, B., I, n° 46, 92–93. Ce privilège général fut encore assorti le 28 oct. 1419, lorsque Sigismond
était en personne l’hôte des moines de Vodiţa, d’un ordre garantissant les personnes et les biens des monastères de Nicodème,
Vodiţa et Tismana. L’empereur leur confirmait également la douane de Bistriţa, les possessions détenues à Sévérin, et le droit de
conserver leur foi intacte (Documenta Romaniae Historica, B., I, n° 47, 93–95).
266
ZACHARIADOU, Ottoman Diplomacy 684–686 ; Ş. PAPACOSTEA, Kilia et la politique orientale de Sigismond de Luxembourg.
Revue Roumaine d’Histoire 15 (1976) 421–436, ici 428.
Une histoire de trois empereurs 83

Profitant de ce vide de pouvoir, la diplomatie byzantine reprit de l’ampleur. Nicolas Eudaimonoïoannès,


qui après avoir assisté à l’intronisation de Martin V continuait d’échanger les messages concernant l’union
entre le pape et l’empereur267, était chargé aussi d’offrir aux Vénitiens ses services d’intermédiation pour une
solution de la crise dalmatienne268. Manuel Philanthropène fut envoyé par Venise auprès du roi Vladislav
Jagellon et du grand-duc Vitold à la fois sur des problèmes d’union ecclésiastique et pour demander de l’aide
pour la ville de Constantinople. Il se trouvait effectivement en août 1420 à la cour de Cracovie269. En réponse
à la délégation de Nicolas Eudaimonoïoannès, le pape promulgua le 12 juillet 1420 une bulle pour la croi-
sade en faveur de l’Empire byzantin, au bénéfice de Sigismond, roi des Romains, de Hongrie, Bohême, Dal-
matie et Croatie270.
Dans cette série d’échanges diplomatiques se place le premier voyage de Jean VIII Paléologue en Occi-
dent. En raison de sa vieillesse, Manuel II avait procédé au couronnement de son fils comme co-empereur, à
l’occasion de son mariage avec Sophie de Montferrat (19 janvier 1421)271. Le pouvoir byzantin devint dé-
sormais pratiquement bicéphale, et la divergence de politiques entre les deux empereurs ressortit bientôt. En
rupture avec la politique prudente de son père, Jean VIII se plaça à la tête de la « faction militaire », se pro-
nonçant pour une politique de force contre le sultan, avant que sa puissance ne s’affermisse, en utilisant le
pion de réserve qu’était Mustapha. Ainsi se déclara une nouvelle phase de la guerre272. Cependant, l’échec
cuisant de Mustafa devant le nouveau sultan Murad II conduisit à un nouveau siège ottoman de Constantino-
ple en 1422273.
Pour desserrer la pression sur la capitale, la diplomatie byzantine fit appel à nouveau à la collaboration
militaire avec la Valachie et la Hongrie. Ce fut maintenant à travers le prince Dan II, qui assura pendant une
décennie la défense du Danube en qualité de double vassal des deux empereurs chrétiens. Fils de Dan Ier de
Valachie (1385–1386), il était devenu otage à la cour ottomane, participant de ce fait au siège de Constanti-
nople en 1422. Mécontent du soutien accordé par Murad II à son frère Radu, Dan changea alors de camp, se
réfugia auprès de Manuel II et s’illustra par ses « hauts faits accomplis contre les Turcs ». Après le siège, il
se reconnut vassal de Manuel (ὁ Νδάνος προσκυνήσας τῷ βασιλεῖ) et obtint son aide pour gagner le trône de
Valachie. Manuel II l’expédia sur un navire à Cetatea Albă (Asprokastron), où il était attendu par une faction
des nobles valaques opposés à Radu274. Proclamé prince, Dan II marqua son avènement par une victoire em-
portée en octobre 1423, avec aide hongrois, en écrasant une armée ottomane qui avait pénétré en Valachie275.
Dan II (1422–1426, 1427–1431) résista successivement à plusieurs attaques ottomanes, rouvrant désormais
la possibilité de relations directes entre la Hongrie et l’Empire byzantin par les bouches du Danube. Cette
victoire donna un nouveau souffle à l’idée d’organiser une expédition contre les Ottomans, et c’est fort de ce
précédant que Jean VIII prit le chemin de l’Italie pour encourager les puissances italiennes à se liguer, en
accord avec le roi de Hongrie, contre Murad II.
Il est cependant vrai qu’une deuxième raison, cette fois de nature interne, poussait le co-empereur à cette
démarche : le jeu politique dangereux de son frère Démétrios. Mécontent de son statut, ce dernier s’était
enfuit pendant l’été 1423 de Constantinople à Péra dans l’intention de se rendre chez les Ottomans, en com-
pagnie de deux autres adolescents turbulents : Giourgès Izaoul, le fils du despote Esaü Buondelmonti, et
Démétrios Comnène, le fils du basileus Manuel III le Grand Comnène, qui résidaient à Constantinople276.
—————
267
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3374.
268
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3378, 3379 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 337–338.
269
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3381, 3382 ; BARKER, Manuel II Palaeologus 338 ; BAUM, Europapolitik 29.
270
SETTON, op. cit., 41 ; Syropoulos prétend toutefois que cette bulle n’eut aucun effet concret : Syropoulos, Mémoires II, 8 (110
LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 111.
271
BARKER, Manuel II Palaeologus 348–350 ; DJURIC, Le crépuscule de Byzance 198–204.
272
Sur la divergence entre la vision politique de Manuel II et celle de Jean VIII : DJURIC, Le crépuscule de Byzance 329–331.
273
ZACHARIADOU, Ottoman Diplomacy 687–688 ; I. TAXIDIS, Die Rede des Metropoliten Dorotheos von Mytilene zur Belagerung
Konstantinopels (1422). Ein Beitrag zur Textüberlieferung der Photios-Homilien III und IV. JÖB 58 (2008) 159–166.
274
Doucas, Historia turcobyzantina XXVIII, 10 (239 GRECU).
275
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 231.
276
T. GANCHOU, Giourgès Izaoul de Ioannina, fils du despote Esaü Buondelmonti, ou les tribulations balkaniques d’un prince
d’Epire dépossédé. Medioevo Greco 8 (2008) 159–199 et IDEM, À propos d’un cheval de race : un dynaste de Trébizonde en exil
84 Dan Ioan Mureşan

Durant la guerre avec l’Empire ottoman, la présence de ce prince impérial dans le camp de Murad II aurait
représenté un désastre pour les Byzantins. Manuel II réussit néanmoins à convaincre Démétrios de chercher
fortune plutôt à la cour de l’empereur d’Occident, Sigismond. Après avoir retenu le jeune Comnène dans la
capitale, le basileus attacha à la tête de la mission son expérimenté beau-frère, Ilario Doria, chargé vraisem-
blablement de contrôler de près les agissements du jeune Paléologue. Le 7 juillet 1423, une galère embarqua
pour Cetatea Albă cette ambassade ad hoc qui, à travers la Moldavie, arriva en Hongrie. Quant à l’accueil
qui lui fut réservé, on sait qu’Ilario Doria fut accepté par l’empereur Sigismond parmi ses familiares à Više-
grad le 18 janvier 1424277. Le jeune humaniste Francesco Filelfo, gendre de feu Jean Chrysoloras, entré au
service de Jean VIII278, avait en parallèle été dépêché pour informer Sigismond que Démétrios voulait encore
passer aux Turcs279. Quant à Filelfo, il se déplaça avec Sigismond pour assister à Cracovie en qualité de re-
présentant des empereurs byzantins au mariage du roi de Pologne avec Sofia Holszanska, y prononçant le
discours nuptial en présence non seulement de Sigismond, mais aussi du roi Eric de Danemark (alors en pè-
lerinage pour Jérusalem), du légat papal et peut-être également d’Étienne Lazarević280.
C’est dans ce contexte que Jean VIII quitta la capitale dans le but de rencontrer Sigismond et les autres
princes et États italiens susceptibles d’aider Byzance dans la grave conjoncture qu’elle traversait une fois de
plus281. Le co-empereur, parti de Constantinople le 15 novembre 1423, arriva à Venise, où il renouvela
l’offre de s’entremettre auprès de Sigismond de Luxembourg pour la conclusion d’une paix282. Le Sénat ma-
nifesta sa réticence après les vains efforts dépensés jusqu’alors. À Milan, Jean VIII réussit à persuader le duc
Filippo-Maria Visconti de créer une ligue anti-ottomane et de se réconcilier lui aussi avec Sigismond. Ayant
obtenu son sauf-conduit pour la Hongrie, Jean VIII demanda d’être accompagné par un ambassadeur véni-
tien283. Il était si empressé de rencontrer l’empereur d’Occident qu’il ignora, semble-t-il, une invitation de se
rendre au Concile de Sienne (1423)284. Enfin, le 22 juin 1424 il arriva à Buda pour enfin y rencontrer
« l’empereur des Alémans ». Sigismond l’accueillit cérémonieusement devant sa capitale. Le co-empereur
byzantin resta pendant huit semaines à Buda285, vivant entouré des plus grands honneurs dans l’atmosphère
de faste impérial entretenu à sa cour par l’empereur d’Occident286. Le chroniqueur Eberhard Windecke
n’indique malheureusement rien sur le contenu des discussions échangées entre les deux empereurs. Il décrit
seulement les rencontres avec des monarques de passage à la cour de Buda : les princes de Bavière, le prince
Albert d’Autriche, qui était depuis 1421 le gendre de Sigismond de Luxembourg, et le légat papal Branda da
Castiglione287. Jean VIII y rencontra également le despote Étienne Lazarević, à la fois despote byzantin et
noble de Hongrie, et qui avait désormais son propre palais à Buda et participait régulièrement à la diète du
royaume depuis 1423288.

—————
à Constantinople au début du XVe siècle, in: R. SHUKUROV (éd.), Festschrift Prof. S. P. KARPOV. Moscou 2008, 553–574. Voir
aussi DJURIC, Le crépuscule de Byzance 225–228 ; par rapport à la n. 1, 226 Belgrade est à exclure du trajet de Démétrios Paléo-
logue vers la Hongrie.
277
GANCHOU, Ilario Doria, doc. n ° 3, 93–94.
278
T. GANCHOU, Les ultimae voluntates de Manuel et Iôannès Chrysolôras et le séjour de Francesco Filelfo à Constantinople. Rivista
di Studi Bizantini e Slavi. NS. Bizantinistica 7 (2005) 185–285, ici 249–258 et 273 sq. Filelfo s’est trouvé au service de Jean VIII
depuis l’été 1423 jusqu’à l’été 1427. Il épousa Théodora Chrysolorina, la fille de Jean Chrysoloras.
279
GANCHOU, Giourgès Izaoul 183.
280
C. DE’ ROSMINI, Vita di Francesco Filelfo I. Milan 1808, 12–13 ; Jan Długosz, Historiae IV (318–320 PRZEZDZIECKIEGO) ; S. C.
ROWELL, Pious Princesses or Daughters of Belial: Pagan Lithuanian Dynastic Diplomacy, 1279–1423. Medieval Prosopography
15 (1994), 3–79, ici 71 sq.
281
Pour le voyage de Jean VIII en Italie et en Hongrie, voir BARKER, Manuel II Palaeologus 375–379 ; DJURIC, Le crépuscule de
Byzance 230–235 ; BAUM, Kaiser Sigismund 188 ; BAUM, Europapolitik 30–32 ; HOENSCH, Kaiser Sigismund 334–336.
282
A plusieurs reprises entre nov. 1423 et janvier 1424 : DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3408a, 3409, 3410, 3411.
283
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3416.
284
LOENERTZ, Les Dominicains byzantins 118.
285
Eberhard Windecke, Denkwürdigkeiten zur Geschichte des Zeitalters Kaiser Sigmunds, éd. W. ALTMANN. Berlin 1893, 177.
286
MORAVCSIK, Византийские императоры 352–354 ; IDEM, Byzantium and the Magyars 99–100.
287
Eberhard Windecke, Denkwürdigkeiten 179–180, 186–187, 198 (ALTMANN).
288
DJURIĆ, Le crépuscule de Byzance 233 ; KALIĆ, Деспот Стефан 35–36. Ce fut de la dernière rencontre entre un empereur byzan-
tin et un monarque serbe.
Une histoire de trois empereurs 85

Concernant les discussions, nous avons le témoignage de Jean VIII lui-même, selon ses dires devant les
prélats byzantins qui rechignaient de partir au Concile :
« L’empereur d’Allemagne lui-même me dit, alors que je me trouvais auprès de lui : ‘Prends soin de réaliser l’union.
Si tu le fais, tu réformeras aussi cette Église, car les nôtres ont transgressé de nombreux points, tandis que ceux de
l’Église orientale ont une meilleure tenue. Si donc tu fais l’union, tu redresseras aussi les nôtres’. Il me tint encore sur
nous beaucoup d’autres propos et je vis nettement le but louable de ce prince et toutes ses intentions à notre égard si
toutefois l’union se faisait. Entre autres il me déclara qu’il me ferait le successeur de son propre empire ! » 289.
Nous reviendrons dans les conclusions de ce travail sur cette dernière proposition que Sigismond fit mi-
roiter à son plus jeune collègue impérial290. Il est intéressant de noter que pendant ce temps, Georges
Sphrantzès se trouvait avec Luc Notaras à Andrinople pour négocier avec le sultan les conditions d’une paix
entre Byzance et l’Empire ottoman. Depuis la cour du sultan, Sphrantzès, par messages chiffrés, informait
sur le déroulement des négociations le jeune empereur qui se trouvait en Hongrie291. Filelfo, qui avait entre-
temps rejoint Jean VIII à Buda, fut dépêché à l’avance vers l’embouchure du Danube pour préparer le retour
de l’empereur dans sa capitale. Un modification de trajet de dernière minute, due certainement à des raisons
de sécurité, obligea les navires impériaux que Jean VIII avait demandés pour Kilia, en Valachie292, de chan-
ger comme point de départ pour Cetatea Albă, en Moldavie293. Cette modification d’itinéraire obligea Jean
VIII à parcourir la Moldavie, où il rencontra, selon toute vraisemblance, le prince Alexandre Ier294. Le basi-
leus repartit pour Constantinople le 24 août, et y arriva après un séjour à Messembrie, le 1er novembre
1424295. Mais entre-temps avait été signé un traité de paix avec Murad II (janvier ou février 1424) qui rame-
na l’Empire byzantin au statut qu’il avait au début du règne de Manuel II : celui d’État tributaire des Otto-
mans. Byzance perdait également une partie des territoires regagnés après 1403, et versait pour le reste un
tribut de 300.000 aspres296. Les résultats du long règne de Manuel II apparaissaient ainsi anéantis juste à la
veille de sa mort (21 juillet 1425). Son activité acharnée au service de l’Empire aura au moins eu le mérite de
prolonger l’existence de Byzance d’un demi-siècle.
Sur cette base, avant juin 1424 la même année, le sultan signa aussi une trêve de deux ans avec Sigis-
mond, toujours plus coincé par les déboires de la guerre malheureuse contre les Hussites297. En octobre 1425
Sigismond fit même les premiers pas en vue d’une paix avec Venise, et le Sénat en accepta les termes. Mal-
gré son échec dans l’ensemble, la mission de Jean VIII avait au moins fini par rouvrir le dialogue diplomati-
que entre les deux puissances chrétiennes rivales.

§ 6. DE LA DEFAITE DE GOLUBAC AU CONGRES DE LUCK (1428–1429)


Ce n’est qu’au début de l’année 1427 que Jean VIII dépêcha un navire à Cetatea Albă pour ramener son
frère Démétrios à Constantinople, après un séjour de presque trois ans en Hongrie, dans la suite de la reine
Barbara de Cilly298. Ce voyage coïncide avec une nouvelle présence de Sigismond en Transylvanie en 1426–

—————
289
Syropoulos, Mémoires II, 44 (150–152 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 151–153.
290
Si DJURIC, Le crépuscule de Byzance 235 se montre très sceptique devant cette information, BARKER, Manuel II Palaeologus, n.
148, 378 ne la considère pas en désaccord avec la « passion for extravagant schemes » de Sigismond.
291
Sphrantzès, XII 4 (26 MAISANO).
292
Sphrantzès, XIII 1–3 (26–28 MAISANO).
293
P. SCHREINER, Die byzantinischen Kleinchroniken (Chronica byzantina breviora) (CFHB 12/1–3). Wien 1975–1979, ici I, 118 et
II 426–427.
294
Ş. PAPACOSTEA, Un humaniste italien au service de Byzance en Europe Centrale. Études Byzantines et Post-Byzantines 5 (2006)
89–116. Avant d’entreprendre ce voyage, Filelfo épousa la fille de Jean Chrysoloras. Selon Th. Ganchou, la raison principale de
sa nomination était le fait d’être le gendre de Jean Chrysoloras, que Sigismond avait jadis beaucoup apprécié, pour l’avoir élevé
au rang de comes palatinus.
295
BARKER, Manuel II Palaeologus 379, n. 150 ; DJURIC, Le crépuscule de Byzance 234.
296
BARKER, Manuel II Palaeologus 379–381 ; DJURIC, Le crépuscule de Byzance 235–238.
297
ZACHARIADOU, Ottoman Diplomacy 688–690.
298
E. KISLINGER, Johann Schiltberger und Demetrios Palaiologos. Byzantiaka 4 (1984) 99–111 ; BAUM, Europapolitik 32.
86 Dan Ioan Mureşan

1427, dans le but à la fois d’aider Dan II à reprendre le contrôle de la Valachie et d’arranger la question de la
succession de son vieil allié Étienne Lazarević. Le risque d’une guerre directe entre la Hongrie et l’Empire
ottoman avait été considérablement réduit par l’instauration, à partir de 1413, de la double suzeraineté sur le
despotat de Serbie, transformé en État-tampon. Les problèmes surgirent avec la succession de Lazarević qui
fut réglée en mai 1426 par l’accord de Tata, qui reconnut Georges Branković comme son successeur pré-
somptif. Le banat de Mačva devait revenir à Sigismond, tandis que Branković était reçu dans la noblesse de
Hongrie et devait se reconnaître vassal. Ainsi Sigismond pouvait lui octroyer à titre personnel Mačva299. Pour
prévenir les incidents, Sigismond avança vers Belgrade avec son armée un mois après la mort d’Étienne La-
zarević. Selon Długosz, Sigismond aurait surtout essayé d’échapper à l’obligation de mener la guerre contre
les Hussites – dont il voulait être accepté comme roi par la voie diplomatique – en s’engageant plus volon-
tiers dans la guerre contre les Turcs. Finalement, Branković rendit Belgrade et se reconnut vassal de
l’empereur, en échange des possessions que Lazarević avaient détenues en Hongrie et d’une partie au moins
de Mačva. Plus difficile s’avéra la reprise de Golubac. Son commandant serbe avait demandé pour la rendre
12.000 ducats, mais devant la méfiance de Sigismond, il préféra la céder aux Ottomans. Il résista à l’armée
royale en attendant l’arrivée de celle de Murad II. Le sultan, venu à la rescousse, demeura maître du champ
de bataille (12 juin 1428). Sigismond avait évité l’affrontement, en se retirant outre-Danube, protégé par les
luttes d’arrière-garde menées par Dan II et par le commandant polonais Czerny Zavisza300.
Si une défaite a ainsi pu être évitée, la victoire stratégique de Murad II n’était pas moins claire. Ce fut par
l’intermédiaire de l’émissaire du duc de Milan, Benedetto dei Folchi, que Sigismond réussit à conclure une
trêve de trois ans avec le sultan en 1429. Cet accord instaura un nouvel équilibre, la Valachie et la Serbie
devant désormais reconnaître simultanément la suzeraineté des deux puissances301. L’Empire byzantin
consacra cet accord qui lui garantissait pour lors l’existence, en octroyant en mai 1429 à Georges Branković
le titre de despote302. Mais le système des États-tampons censés protéger la Hongrie ne commençait pas
moins pour autant à s’effriter. Sigismond avait vainement prétexté qu’il avait conclu cette trêve en raison de
la passivité des Vénitiens. Alors qu’en réalité, la République poursuivait encore une guerre épuisante contre
les Turcs pour la possession de Thessalonique. La victoire de Golubac permit à Murad II de concentrer ses
forces vers le sud et d’en finir avec la résistance vénitienne, devenant aussi maître de Thessalonique en
1430303. Le manque de coordination entre la Hongrie et Venise, simultanément en guerre anti-ottomane et en
guerre entre elles-mêmes, avait permis à Murad II de les vaincre facilement l’une après l’autre.
Mais ce n’était pas un insuccès qui allait arrêter Sigismond. Le roi-empereur se rendit le 23 janvier 1429 à
la grande réunion des maîtres de l’Europe centrale convoquée dans la ville de Luck. Trois problèmes figu-
raient à l’ordre du jour de la rencontre entre les rois de Hongrie, de Pologne et le grand-duc de Lituanie : la
question de la Moldavie ; la convocation d’un nouveau Concile pour la réforme de l’Église catholique et la
solution des questions bohême et grecque ; enfin, en guise de surprise impériale, le couronnement royal de
Vitold304.
Après la débâcle qui avait suivi à la bataille de Golubac, le prince de Moldavie Alexandre Ier avait occupé
Kilia, bloquant la circulation fluviale, ce qui entrava les plans majeurs de Sigismond305. Cela déclencha l’ire
de l’empereur : ayant devant les yeux le texte du traité de Lublau, Sigismond demanda de procéder à la parti-
tion de la Moldavie en l’été 1429. En effet, dès son retour en Transylvanie après Golubac, Sigismond repro-
cha à Vladislav de n’avoir pas envoyé de l’aide, avec son vassal Alexandre de Moldavie306. Le roi Vladislav
répondit aux tirades anti-moldaves de l’empereur, en rétorquant qu’il lui était impossible de faire la guerre

—————
299
FINE, The Later Medieval Balkans 522–525 ; HOENSCH, Kaiser Sigismund 342–343.
300
HOENSCH, Kaiser Sigismund 343–344 ; BAUM, Europapolitik 33–34.
301
Doucas, Historia turcobyzantina XXIX 7 (253 GRECU).
302
Jan Długosz, Historiae IV (354–355 PRZEZDZIECKIEGO) ; FINE, The Later Medieval Balkans 526–528.
303
SETTON, The Papacy and the Levant II, 28 ; S. VRYONIS. The Ottoman Conquest of Thessaloniki in 1430, in: A. BRYER – H.
LOWRY (éds.), Continuity and Change in Late Byzantine and Early Ottoman Society. Birmingham 1986, 231–281.
304
HOENSCH, Kaiser Sigismund 347–349.
305
PAPACOSTEA, Kilia et la politique orientale de Sigismond de Luxembourg 429–431.
306
Jan Długosz, Historiae IV (359–360 PRZEZDZIECKIEGO).
Une histoire de trois empereurs 87

aux Moldaves, premièrement parce qu’ils professaient la même foi chrétienne, et avaient quant à lui montré
toujours obédience et fidélité à la Pologne. Durant la campagne de l’année précédente, les Moldaves avaient
d’ailleurs rejoint les Polonais à Brăila, en Valachie, mais aucun représentant de Sigismond n’était venu à leur
rencontre. Dissipant ainsi ces propos excessifs, Vladislav rétorquait que s’il fallait rechercher un coupable,
c’était bien le roi de Hongrie lui-même307. Le plan de division de la Moldavie resta, du fait de cette opposi-
tion, au niveau d’un simple projet.
Sur la deuxième question, Sigismond annonça sa volonté de demander au pape de réunir un Concile pour
réconcilier les Tchèques avec l’Église catholique et introduire des réformes dont celle-ci avait tant besoin. Si
le pape ne se rendait pas à cette obligation, l’empereur s’engageait à le faire lui-même. Quant aux principes
qui devaient régir les négociations avec les Byzantins, Sigismond précisait bien que :
« il n’est pas nécessaire qu’on procède à l’assimilation (confessionnelle) des Grecs, puisqu’ils témoignent de la
même foi que nous et ne se distinguent de nous que par leur barbes et leurs femmes [celles des prêtres séculiers]. Ceci
ne doit pas être considéré comme un défaut, car les prêtres d’Orient se contentent d’une femme, alors que les catholi-
ques en ont dix et même plus ». L’historien polonais Jan Długosz apprécia que : « Ces mots ont agité les peuples ruthè-
nes qui pratiquaient le rite grec et les encouragea dans leurs erreurs ; ce pourquoi ils qualifiaient Sigismond de saint en
concluant que la croyance des Grecs est supérieure à celle des Latins ; et (le nom de) Sigismond était prononcé par tous
les Ruthènes, car il avait montré que le rite des Grecs est supérieur au rite romain »308.
Cette déclaration officielle de Sigismond de Luxembourg, faite lors d’une rencontre au sommet telle que
celle de Luck est remarquable à plusieurs égards. Elle montre sans laisser planer aucun doute, la persévé-
rance de la politique de l’empereur–roi dans le domaine de l’égalité des rites. Il avait pratiquement refusé
tout infléchissement dans cette politique qui lui avait valu la réprobation des pères du Concile de Constance.
On se rappelle que, pour des propos similaires en faveur du rite des Ruthènes, Jacques de Prague avait même
été condamné par le même Concile. Les propos tenus publiquement à Luck par Sigismond sont parfaitement
en accord avec les déclarations qu’il avait faites en privé à l’empereur Jean VIII cinq ans auparavant. Ces
témoignages réunis prouvent que l’idéal de l’unité avec l’Église byzantine a été dès 1429 à l’origine même
de la convocation du Concile de Bâle par l’empereur de l’Occident309. La sincérité de la déclaration de Si-
gismond est d’ailleurs confirmée par un échange diplomatique de la même année avec Byzance. L’émissaire
milanais Benedetto dei Folchi avait alors informé Sigismond des nouvelles prises de position de Jean VIII
favorables à la question de l’union310. Dans sa lettre du 10 octobre 1429 adressée aux despotes de Morée,
Sigismond de Luxembourg réaffirme son désir de contribuer à l’unité des Églises, en leur annonçant égale-
ment la conclusion de la trêve avec Murad II dans le but de venir au bout des perfides ennemis communs, i.e.
les Vénitiens311. On retrouve certes ici les principes de la Realpolitik qui allaient au XVIe siècle faire entrer
les souverains de l’Europe en rapports avec l’Empire ottoman. Mais cela prouve d’autant plus que le principe
de l’unité chrétienne dans la diversité des rites avait dépassé la conception utilitariste qui voulait le cantonner
dans le cadre stricte de tel ou tel projet de croisade.
Enfin, le dernier point abordé fut la question du couronnement royal du grand-duc de Lituanie, Vitold.
Celui-ci, en effet, après avoir soumis en 1428 la ville de Novgorod, se croyait prêt pour assumer le titre de
—————
307
Jan Długosz, Historiae IV (367–368 PRZEZDZIECKIEGO). L’opposition de Vladislav Jagellon à ce projet est d’autant plus compré-
hensible que la sœur de la reine Sophie de Pologne, Maria Holszanska, avait épousé le fils aîné d’Alexandre le Bon, le futur
prince Iliaş Ier de Moldavie : REZACHEVICI, Cronologia domnilor 477–478.
308
Jan Długosz, Historiae IV (368 PRZEZDZIECKIEGO) ; nous reproduisons la trad. fr. de PAPACOSTEA, Byzance et la croisade 15, et
n. 35, 15–16, qui a fait aussi ressortir la signification majeure de cette affirmation publique des convictions intimes de Sigismond
de Luxembourg.
309
DJURIC, Le crépuscule de Byzance 264 semble avoir mal compris le sens de cette relation de Długosz : Sigismond ne considérait
pas inutile la réconciliation ecclésiastique avec les Grecs, mais seulement l’idée vaine de la réduction de leur rite aux pratiques de
l’Église latine.
310
DÖLGER – WIRTH, Reg. nο 3424. Cette information est mentionnée dans la lettre du 10 octobre 1429 adressé par Sigismond aux
despotes Théodore et Constantin Paléologue. Cf. DJURIC, Le crépuscule de Byzance 266.
311
LAMPROS, Παλαιολόγεια καὶ Πελοποννησιακά III, 323, discutée par D. ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée I–II. Paris 1932–
1953, ici I, 220 et II, 259.
88 Dan Ioan Mureşan

roi, après l’avoir refusé une première fois en 1410312. Profitant de ces velléités, Sigismond décida de lui oc-
troyer la couronne, afin de faire éclater la confédération polono-lituanienne. Au début, Vladislav Jagellon
sembla être d’accord, mais devant l’opposition de la noblesse polonaise, il dut renoncer, en s’éloignant de
l’ombrageux Vitold, très jaloux de son indépendance. La proposition de Sigismond était premièrement une
affirmation téméraire de la réalité de sa dignité impériale, dans les conditions où son couronnement à Rome
était ajourné sine die, au point de voir sa qualité sérieusement remise en question. Les juristes polonais atta-
quèrent l’affaire sous cet angle, en soulignant que Sigismond ne saurait offrir des couronnes royales, n’étant
pas lui-même couronné. On leur rétorqua que le couronnement était un acte civil, qui n’avait intrinsèquement
pas besoin d’une bénédiction de l’Église, le roi des Romains ayant de ce fait le plein droit d’octroyer des
couronnes royales. Faute d’arguments, les autorités polonaises se limitèrent dès lors à prohiber tout simple-
ment aux émissaires impériaux de traverser la Pologne pour apporter la couronne à Vitold. Le pape intervint
lui aussi en interdisant aux évêques de procéder au couronnement, de sorte que la cérémonie, prévue pour le
8 septembre 1430, fut ainsi remise. Sur ces entrefaites, Vitold, très âgé, tomba malade et mourut le 27 octo-
bre 1430313. La rupture avait cependant été provoquée : son successeur Svidrigaillo poursuivit dans cette
direction vers l’indépendance, en entrant en guerre ouverte contre la Pologne314.
Sigismond avait certes trouvé en Vitold un monarque catholique qui suivait une politique confessionnelle
semblable à la sienne. Le grand-duc avait respecté l’autorité du métropolite Cyprien de Kiev. S’il avait, pour
des raisons politiques, encouragé l’intronisation de Grégoire Tsamblak comme successeur de Cyprien, il
avait obtenu en fin de compte l’accord du Patriarcat œcuménique pour cette nomination. Grégoire décédé, la
métropole lituanienne revint sous l’autorité du métropolite Photius qui se trouvait alors à Moscou. Si Vitold
entendait ne pas transiger sur le droit de patronage du grand-duc sur l’Église orthodoxe lituanienne, il n’avait
pas moins pour autant déployé une politique favorable à cette Église. Elle trouva un écho très positif dans le
panégyrique appelé Pokhvala Vitovtu315, écrit sur l’ordre de l’évêque Gérasime de Smolensk, le futur métro-
polite de Kiev316. La politique ecclésiastique de Vitold est donc similaire sur plusieurs points à celle de Si-
gismond : si l’un soutenait le métropolite byzantin de toute la Russie, dont le siège se trouvait à Moscou,
l’autre appuyait le métropolite exarque patriarcal de toute la Hongrie, dont le siège était à Curtea de Argeş.
Sigismond avait ainsi instrumentalisé à Luck non seulement les fractures politiques existant entre la Pologne
et la Lituanie, mais aussi les différences de statut entre les catholiques et les orthodoxes, ces derniers majori-
taires dans le grand-duché. Pour saper les fondements de l’Union de Krewo, Sigismond n’avait pas hésité à
allier la carte confessionnelle à l’élévation de la Lituanie au rang de royaume.
Après avoir mieux compris la continuité de la politique ecclésiastique de Sigismond, il est possible de re-
venir sur un sujet qui ne semble pas suffisamment éclairci jusqu’à présent. Il s’agit de la reconfirmation, le 5
décembre 1428, de toute une série de mesures anti-orthodoxes que le roi Louis Ier d’Anjou avait prises dans
le comté de Sebes. Cette politique conditionnait la qualité de noble par l’appartenance à l’Église romaine,
ordonnait la poursuite et l’expulsion des prêtres schismatiques de ce comté, interdisait les mariages mixtes
entre catholiques et « schismatiques », à moins que ces derniers ne fussent rebaptisés, interdisait formelle-
ment de faire baptiser ses enfants par les prêtres schismatiques, et condamnait tout particulièrement les
conversions de l’Église romaine à la confession « schismatiques ». Toutes ces transgressions étaient juridi-
quement punies par la perte de la qualité nobiliaire et la confiscation des biens317. On a déjà souligné le ca-
ractère limité de ces mesures, qui n’étaient pas en vigueur dans tout le royaume, mais concernaient un seul
comté, et se devant à une tradition historique locale remontant à l’époque de confrontations confessionnelles
de Louis Ier. Elle était également une mesure ponctuelle, qui sera vite tombée en désuétude, car le 26 juillet

—————
312
Jan Długosz, Historiae IV (362–365 PRZEZDZIECKIEGO).
313
Jan Długosz, Historiae IV (369–416 PRZEZDZIECKIEGO).
314
G. MICKUNAITE, Making a Great Ruler: Grand Duke Vytautas of Lithuania. Budapest 2006, 46–49, 66, 71.
315
MICKUNAITE, Grand Duke Vytautas 76–78, 114–115 (n. 382–386). Pour l’influence Byzantine sur Vitold, voir MICKUNAITE,
Grand Duke Vytautas 259–262.
316
L’évêque Gérasime, un partisan dévoué de Vitold, devenu métropolite de Russie en 1431, fut brûlé vif par Swidrigaillo en 1435.
317
E. FERMENDZIN, Acta Bosnae potissimum ecclesiastica cum insertis editorum documentorum regestis ab anno 925 usque ad
annum 1752 (Monumenta spectantia historiam Slavorum Meridionalium 23). Zagreb 1892, nο 679, 127–130.
Une histoire de trois empereurs 89

1478 le roi Matthias Corvin devait la renouveler à son tour318. Cet acte n’en fait pas moins pour autant figure
d’une anomalie dans la politique confessionnelle de Sigismond.
Ces mesures particulièrement dures doivent cependant être mises en balance avec une autre initiative
presque contemporaine. De Pressbourg (Bratislava), Sigismond renouvelait le 28 octobre 1428 les privilèges
qu’il avait antérieurement accordés aux moines orthodoxes de Vodiţa et de Tismana, et implicitement le
grand privilège de 1419 qui garantissait officiellement la liberté religieuse de la principauté de Valachie. On
observe que l’empereur essayait, non sans frôler une certaine incohérence, de protéger tant les intérêts reli-
gieux des moines hésychastes de Vodiţa que ceux des Franciscains de Banat, les deux se jouant à peu près
dans la même région. Quelle interprétation donner alors après une considération simultanée des deux actes ?
Il est d’une part certain que la condition de noble du royaume restait stablement liée à l’obédience de l’Église
romaine. Il est tout aussi certain que, malgré les bonnes intentions de Sigismond, périodiquement réaffir-
mées, tant que le Concile qu’il appelait de ses vœux n’avait pas réalisé l’union officielle des Églises, il ne
pouvait ignorer la réalité de la rupture, avec l’impossibilité d’une intercommunion sacramentale et les consé-
quences qui en dérivaient.
Pour bien saisir la cohérence des deux actes, reprenons une autre observation qui a déjà était faite : les
mesures de Sigismond avait périodiquement dans leur point de mire les prêtres slaves qui vaguaient dans le
Banat, et non les prêtres locaux319. La mesure de 1428 aurait donc surtout frappé les prêtres venant de Serbie,
et se trouvant donc sous la juridiction du Patriarcat de Peć. Cela explique pourquoi le décret de Louis
d’Anjou fut réactivé justement dans l’atmosphère hostile qui régnait contre les Serbes après la défaite de
Golubac que l’on attribuait à leur trahison. Le renouvellement presque concomitant par Sigismond des privi-
lèges accordés aux moines de Tismana rendait clair le fait que les mesures restrictives ne concernaient pas
l’Église orthodoxe de Valachie, ni son primat, l’exarque patriarcal pour toute la Hongrie. Les deux actes de
1428 concordent donc pour dire que Sigismond continuait de respecter la juridiction du Patriarcat de Cons-
tantinople sur les orthodoxes de Hongrie, par le truchement du métropolite de Hongrovalachie, tout en refou-
lant les agents du Patriarcat serbe de Peć qui s’infiltraient dans le Banat. En même temps, en tant que souve-
rain catholique, il veillait à la séparation canonique des rites dans l’attente du Concile œcuménique à venir
qui devait réaliser l’union ecclésiastique et donner, lui, son aval à l’intercommunion des fidèles. Il n’en reste
pas moins que, jusqu’à cet événement, et en conformité avec le droit canon des deux Églises, Sigismond
prohibait toute intercommunion prématurée.

§ 7. AUX ORIGINES DE LA « REVOLUTION SILENCIEUSE » DU CONCILE DE FLORENCE


À cette exigence d’équilibre Sigismond dut répondre toute sa vie durant. Il en fut particulièrement sollici-
té à la fin de son règne. Un nouveau Concile général de l’Église romaine fut enfin rassemblé sur la convoca-
tion de Martin V, en conformité avec les décisions du Concile de Constance et selon le désir impérial, dans la
ville de Bâle en 1431. La mort du pape mit le Concile très rapidement en conflit avec son successeur Eugène
IV, qui en proclama la dissolution. Le Concile refusa d’obéir et il fut besoin de toute la diplomatie de
l’empereur pour apaiser le conflit, convaincre le pape de révoquer la dissolution et de collaborer avec le
Concile de Bâle320. Sigismond se trouvait alors en Italie pour recueillir encore les couronnes qui lui man-
quaient. Il ceint à Milan la couronne de fer comme roi d’Italie (25 novembre 1431) et, en signe de réconcilia-
tion, arrive enfin à Rome pour se faire couronner impérialement par le pape Eugène IV en personne (31 mai
1433)321.

—————
318
FERMENDZIN, Acta Bosnae, nο 1162, 289–290.
319
A. MAGINA, Răufăcători sau schismatici ? Statutul ortodocşilor bănăţeni în jurul anului 1400, in: D. ŢEICU – I. CANDEA – M.
BRAILEI (éds), Românii în Europa medievală (între Orientul bizantin şi Occidentul latin). Studii în onoarea Profesorului Victor
SPINEI, éd. D. TEICU – I. CANDEA. Brăila 2008, 283–293.
320
J. W. STIEBER, Pope Eugenius IV, the Council of Basel and the Secular and Ecclesiastical Authorities in the Empire: The Conflict
Over Supreme Authority and Power in the Church. Leiden 1978, 10–19 ; H.-J. SCHMIDT, Sigismund und das Konzil von Basel,
in: PAULY – REINERT (éds.), Sigismund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa 127–141.
321
HOENSCH, Kaiser Sigismund 376–377, 395–397.
90 Dan Ioan Mureşan

Dans ce contexte, le pape et l’empereur accueillirent dans l’Ancienne Rome la délégation byzantine diri-
gée par Marc Iagaris Paléologue, l’higoumène du monastère Saint Jean Prodrome de Petra à Constantinople,
le grand protosyncelle Joasaph et le secrétaire impérial Démétrios Angelos Kleidas, venue pour faire avancer
les discussions sur le lieu et la participation au futur concile d’Union322. Grâce à la médiation du pape, Si-
gismond conclut enfin une trêve, puis une paix de dix ans avec Venise323. Avec la paix ainsi retrouvée entre
Rome, Bâle, Venise et l’empereur le moment semblait enfin propice pour en venir sérieusement à la double
question, maintes fois invoquée pour être aussitôt submergée par une autre urgence, de l’union et de la croi-
sade anti-ottomane.
Jean VIII envoya dans ce contexte favorable en novembre 1433 une délégation au Concile de Bâle, cons-
tituée de Jean Dishypatos, parent de l’empereur, accompagné par le protovestiarites Démétrios Paléologue
Métochitès et l’higoumène Isidore du monastère St. Démétrios de Constantinople (le futur cardinal). Cette
délégation était chargée de réaffirmer le principe sur lequel les Byzantins ne pouvaient transiger : l’union des
Églises était concevable uniquement dans les termes d’un dialogue théologique tenu dans le cadre d’un
Concile œcuménique324. Ils avaient aussi des lettres de recommandation pour l’empereur Sigismond325 ainsi
qu’un chrysobulle à l’appui326. L’ambassade, partie le 25 novembre 1433 de Constantinople, avait traversé
Kilia (alors tenue par la Moldavie) en janvier 1434, et, avant d’arriver à Buda, s’était fait dévaliser327. Malgré
ces difficultés, la délégation byzantine rencontra l’empereur dans la ville d’Ulm. C’est là qu’Isidore pronon-
ça un discours panégyrique devant l’empereur328. Le 12 juillet 1434 la délégation arriva enfin à Bâle. Le
président du Concile, le cardinal Cesarini, l’accueillit avec une harangue mémorable, accentuant l’idéal de
l’unité dans la foi dans le Christ, guidé par la charité fraternelle, dans une argumentation qui ne faisait guère
allusion à l’idée d’acceptation inconditionnée de la juridiction papale329. Dans sa réponse, Isidore procéda à
une présentation des dimensions du monde orthodoxe, soulignant mieux ainsi l’enjeu majeur d’une Union
ecclésiastique330. Les résultats de cette rencontre se trouvent dans la session XIX du Concile (7 septembre
1434) :
« L’union ne peut se faire que dans un synode universel réunissant l’Église d’Occident et celle d’Orient, et si elle se
fait dans le synode, ainsi qu’il a été convenu ci-dessous, l’union générale suivra. En entendant ces paroles, nous fûmes
évidemment emplis d’une joie et d’une allégresse extrêmes. Car quel plus glorieux bonheur pourrait jamais être donné à
l’Église catholique que l’accord avec nous dans une même unité de la foi (in eadem nobiscum fidei unitate coniungan-
tur) de tant de populations orientales qui par le nombre des hommes ne semble pas très inférieures à celles qui sont de
notre foi ? »331.
Ce concile devait être universalis, à savoir réunir le pape et les patriarches orientaux, en personne ou re-
présentés ; respecter la liberté de jugement (libera et inviolata) ; se dérouler dans un esprit irénique (sine
contentione) ; enfin respecter les normes de l’Église apostolique et dispositions canoniques communes (apos-
tolica et canonica). Tant les droits de l’empereur et du patriarche, d’un côté, que ceux du pontife et de

—————
322
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3436.
323
SETTON, The Papacy and the Levant II, 50.
324
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3437.
325
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3438
326
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3439.
327
MORAVCSIK, Византийские императоры 354–355.
328
H. HUNGER – H. WURM, Isidoros von Kiev, Begrüßungsansprache an Kaiser Sigismund (Ulm, 24. Juni 1434). RHM 38 (1996)
143–180. Pour le compagnon d’Isidore, voir : V. LAURENT, Le dernier gouverneur byzantin de Constantinople: Démétrius Paléo-
logue Métochite, grand stratopédarque (†1453). REB 15 (1957) 196–206, ici 202–203 : Cf. ici même l’étude d’Ekaterini Mitsiou.
329
E. CECCONI, Studi storici sul Concilio di Firenze, con documenti inediti, o nuovamente dati alla luce sui manoscritti di Firenze et
di Roma. Firenze 1869, LXVIII–LXXIX.
330
CECCONI, Studi storici, n° 29, LXXX–LXXXVII.
331
G. ALBERIGO et alii (éds.), Les Conciles œcuméniques. Les décrets, Tome II/1. Nicée I à Latran V. Paris 1994, 982–991, ici 982–
985.
Une histoire de trois empereurs 91

l’empereur romain, de l’autre, devaient être gardés saufs. Acceptant ces conditions posées par les Byzantins,
le Concile suppliait le pape de donner également son accord332.
C’est dans les dispositions pratiques de cet acte que la capitale du royaume de Hongrie fut évoquée
comme l’un des lieux possibles pour la convocation du futur concile œcuménique333. La même délégation
byzantine rencontra une deuxième fois Sigismond à Ratisbonne en septembre 1434, pendant le voyage de
retour. L’empereur romain fut informé –comme Sigismond le relatait lui-même dans sa lettre à Jean VIII
d’octobre 1434 – sur l’évolution des négociations avec les Pères conciliaires334. Continuant sur la ligne inau-
gurée avec Manuel II, Sigismond s’adressait toujours à l’empereur byzantin en le saluant du titre de Serenis-
simo principi domino Iohanni Palaeologo in Christo Deo fideli imperatori et moderatori Romeorum, fratri
nostro carissimo. Il avait été informé : quo orientalis Ecclesia, quae numero hominum atque gentium copio-
sissima esse constat, in eadem nobiscum fidei iungeretur unitate. Sigismond réaffirmait son désir d’union, et
se déclarait satisfait des décisions prises à Bâle, encourageait le basileus à achever cette bonne œuvre et
l’assurait de tout son soutien335. Jean VIII informa son impérial collègue que, si les Byzantins refusaient Bâle
comme lieu de réunion, ils saluaient l’accord obtenu sur la nécessité d’un Concile œcuménique comme ins-
trument d’Union. Le basileus envoya Jean Dishypatos poursuivre les négociations336.
Le choix des Byzantins pour Rome plutôt que pour Bâle demande toutefois au moins quelques éléments
d’explication. En effet l’Église de Rome semblait être a priori un choix bien moins intéressant pour Byzance
que le mouvement conciliaire. Outre l’adhésion au Concile de Bâle des princes séculiers – dont Jean VIII
espérait le secours militaire –, Eugène IV avait exprimé des positions qui rebutaient d’habitude les Byzan-
tins. Le pape Condulmer avait ainsi affirmé dès le début de son pontificat une vision juridique centrée sur la
primauté de juridiction absolue du pape, inspirée tout droit de la conception de la bulle Unam sanctam de
Boniface VIII. Dans sa lettre de novembre 1431 au cardinal Cesarini, le pape déclarait clairement qu’un
concile qui devrait réunir les Grecs devait les ramener au rite de l’Église romaine, dans l’unité de la même
foi et sous la houlette du même pasteur. Pour le pape ne comptait pas tant l’unité de la foi, mais l’acceptation
de la primauté du pape et du rite de l’Église romaine. Au début de son pontificat, la conception de l’unité
chrétienne que professait Eugène IV signifiait tout simplement que l’Église grecque, après avoir renoncé à
ses erreurs, se rallie intégralement sur la position de l’Église romaine337. En revanche, comme on vient de le
voir, au Concile de Bâle émergeait – grâce surtout à la réflexion d’un théologien comme le cardinal Cesarini
– une toute autre vision ecclésiologique, profondément enracinée dans l’expérience du Concile de Cons-
tance338.
Avec ces considérations à l’esprit, le paradoxe majeur du Concile de Florence, tel que l’a formulé son
meilleur connaisseur, le P. Joseph Gill, pèse de tout son poids : « It is a matter for wonder that the Council of
Florence ever took place, for the papal policy ever since the Council of Lyon shed been to refuse to hold a
council with the Greeks, and it is a matter for even greater wonder that, when the council was held, the
Latins never tried to impose the acceptance of their own rite on the Greeks as a condition of union, for at
least the time of Innocent III they had treated the Greek rite as inferior »339. Il faudrait ajouter que le Concile
—————
332
Les Conciles œcuméniques II/1 990 (ALBERIGO).
333
Les Conciles œcuméniques II/1 986 (ALBERIGO). Les lieux proposés étaient : en Italie : la Calabre, Ancône, Bologne, Milan ; à
l’extérieur de l’Italie : Buda in Hungaria, Vienna in Austria, et ad ultimum Sabaudia ; cf. aussi CECCONI, Studi storici, n° XXX,
lxxxix ; MORAVCSIK, Византийские императоры 356.
334
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3443 ; Deutsche Reichstagsakten 1433–1435, ed. G. BECKMANN. Gotha 1898, XI, n° 250, 470.
335
CECCONI, Studi storici, n° 33, c–ci.
336
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3470.
337
Une analyse de la conception d’Eugène IV sur l’unité des Églises : J. W. STIEBER, Christian unity from the perspective of the
Council Fathers at Basel and that of Eugenius IV, in: G. ALBERIGO (éd.), Christian Unity. The Council of Ferrara–Florence
1438/39–1989. Louvain 1991, 57–73, ici 58–62, qui cite à l’appui Juan de Segovia, Gesta sacrosancte generalis synodi Basilien-
sis, in Monumenta Conciliorum generalium seculi decimi quinti. Concilium Basiliense II, éd. E. BIRK. Wien 1873, 71 : in uni-
versa republica Christianorum nil desiderabilius contingere posset, quam videre Grecos, tanto temporis intervallo a dicta Ro-
mana ecclesia disiunctos, sub ritu ipsius ecclesie et unitate catholicae fidei reductos esse, et illam Grecie nacionem… Romane
ecclesie unitam et sub ipsius unicus ovili reductam.
338
Voir l’analyse de l’ecclésiologie des Pères de Bâle, STIEBER, Christian Unity 68–71.
339
GILL, Two prejudices dispelled 287–292, ici 287.
92 Dan Ioan Mureşan

de Florence avait également reconnu les prérogatives des patriarches d’Orient, dans l’ordre classique de la
Pentarchie340. C’était là une véritable « révolution silencieuse », la reconnaissance d’un principe qui n’avait
rien d’évident : l’unité de la foi dans la diversité reconnue des rites.
Qu’entre le début de son pontificat et l’ouverture du Concile de Florence l’attitude d’un pape intransi-
geant comme le fut Eugène IV n’avait point changé, c’est ce que montre un de ses coups de force contre le
Patriarcat de Constantinople. Deux bulles pontificales évoquent ainsi la mission à Rome d’un métropolite de
Moldavie Grégoire, par ailleurs inconnu. La première (10 mars 1436) précise que Grégoire « l’archevêque de
Moldovalachie », arrivé à Florence, s’était converti à la foi (acceptant aussi le Filioque) et au rite de l’Église
de Rome. Après avoir fait acte de soumission en bonne et due forme, l’onction épiscopale lui fut conférée en
la présence du pape. Fort de son nouveau statut, l’archevêque de Moldavie était renvoyé en mission chez les
Valacos, Vulgaros et Moldovlachos in regno seu confinibus Hungarie in praesentiarum existentes. Le pape
lui rappelait surtout que, en tant que récent converti de l’Église grecque, il devait professer avec fermeté tous
les articles de la foi romaine, y compris la double procession de l’Esprit-Saint. « Rite », on l’a expliqué, si-
gnifiait en l’occurrence également foi et rite, selon la conception traditionnelle qui voyait les deux termes
comme deux éléments indissociables341. Le caractère offensif de la mission accordée au nouveau converti
ressort du sauf-conduit qui lui fut accordé le 11 mars 1436, et qui lui donnait une large liberté d’agir pro
augmento catholice fidei et romanae ecclesiae342.
La difficulté d’interpréter ce geste si peu œcuménique survenu juste avant l’ouverture du Concile de Flo-
rence repose sur le fait que Grégoire de Moldavie nous est connu seulement par ces deux lettres pontificales.
Mais ce métropolite de Moldavie aura sûrement été nommé selon les canons par le patriarche Joseph II
(1416–1439). En tout état de cause, cette action prenait nettement le contre-pied de la politique de Sigismond
envers l’Empire byzantin et l’Église orthodoxe. Ce geste prend son sens si on le replace dans les préparatifs
du Liber apologeticus qu’Eugène IV publia quelques mois plus tard, en juin 1436. Dans ce document le pon-
tife protesta officiellement contre les mesures du Concile de Bâle qui portaient atteinte à l’autorité pontifi-
cale. Il récusait en particulier l’initiative d’enlever au pape la confirmation des évêques élus pour la confier
aux archevêques, ainsi que de limiter par une meilleure définition la procédure de confirmation par le pape
des archevêques : le pape devait le faire en accord avec les cardinaux seulement pour demander une nouvelle
élection, mais non les nommer lui-même. Enfin Eugène IV se dressait contre la prétention du Concile
d’entamer des négociations avec l’Église byzantine en vue de l’Union et d’accorder à cet effet une indul-
gence plénière pour l’organisation de ce concile, car il s’agissait là de tout autant de prérogatives éminentes
du souverain pontife qui lui incombaient en tant que Vicaire du Christ343.
En convertissant au rite latin l’archevêque de Moldavie et en le chargeant directement d’une mission au-
près des orthodoxes de Hongrie, le pape affirmait de manière éclatante à la fois sa prérogative de nommer les
archevêques et son droit de mener selon sa propre conception les négociations avec les Grecs. Le geste de
mars 1436 s’avère être ainsi un acte de préparation pour les principes énoncés dans son Liber apologeticus
de juin 1436, offensive diplomatique dirigée contre le Concile de Bâle et son ouverture à l’Église byzantine.
Ce mouvement du prince Iliaş Ier de Moldavie en faveur d’Eugène IV se comprend mieux à la lumière de
la politique favorable du Concile de Bâle envers le prince de Valachie. Sigismond de Luxembourg avait in-
vesti en 1431 un voïévode prétendant au trône de Valachie : Vlad Dracul, membre de l’Ordre du Dragon344.
—————
340
J. GILL, The Primacy of the Pope, in: IDEM, Personalities of the Concil of Florence and other Essays. Oxford 1964, 281–286
(avec cependant le bémol qu’Eugène IV mettait : c’était au pape de définir ces droits).
341
GILL, The Primacy 291.
342
Acta Eugenii papae IV (1431–1447) e Vaticanis aliisque regestis collegit notisque illustravit G. FEDALTO (Fontes/Pontificia
Commissio Codici Iuris Canonici Orientalis Recognoscendo, Series 3, 15). Città del Vaticano 1990, vol. XV, no 421–422, 229–
230 (lettre du 10 mars) et Epistolae ad Concilium Florentinum spectantes, éd. G. HOFFMAN. Roma 1940, no. 55, 49 (lettre du 11
mars) ; P. Ş. NĂSTUREL, Grégoire Ier métropolite de Moldovalachie (1436). DHGE 22 (1988) 5 ; E. POPESCU, Compléments et
rectifications à l’histoire de l’Église de Moldavie à la première moitié du XVe siècle, in: IDEM, Christianitas Daco-Romana. Flori-
legium Studiorum. Bucureşti 1994, 444–446.
343
STIEBER, Pope Eugenius IV 27–34.
344
P. CHIHAIA, Vlad Dracul, Wojwode der Walachei und Ritter des Drachenordens. Buletinul Bibliotecii Române 10/14 (1983) 1–
60.
Une histoire de trois empereurs 93

Pour contrecarrer cette manœuvre, le voïévode en place, Alexandre Aldea, se présenta à Bâle avant Noël
1433 obtenant pour l’instant la reconnaissance de son règne, bien qu’il fût considéré comme un Turcorum
frater345. Ce déplacement officiel avait été agréé par les autorités byzantines favorables à des négociations
avec le Concile de Bâle (à commencer par l’empereur Jean VIII) et avait ouvert la route à la délégation by-
zantine de l’année suivante. En élargissant la zone de mission de Grégoire de Moldavie, désormais en com-
munion avec Rome, à toute la Hongrie, le pape s’immisçait directement dans la juridiction de la métropole
de Hongrovalachie, soumise au Patriarcat œcuménique. Et, pire encore, il entamait un des droits du Patriarcat
de Constantinople, en convertissant au rite latin un des métropolites consacrés par Joseph II.
L’analyse de cet exemple-limite permet de comprendre que rien dans les actions d’Eugène IV entre 1431
et 1436 ne laissait ni même entrevoir l’issue du Concile de Ferrare-Florence, selon le paradoxe formulé par J.
Gill. Que s’était-il donc passé entre-temps, pour qu’un changement radical de cette ampleur pût se produire
dans la politique pontificale envers l’Église byzantine ? Ş. Papacostea avait attribué une importance majeure
à Sigismond de Luxembourg dans le renoncement du principe de la reductio Graecorum en faveur du
concept d’unio346. Cette hypothèse est séduisante, mais avant de recevoir confirmation, elle devrait être en-
core renforcée à l’aide de nouveaux arguments. Il faudrait surtout préciser par quel truchement l’influence de
la conception de Sigismond, attaché au Concile de Bâle s’il en est, a pu s’articuler plus tard avec l’issue du
Concile de Florence ?
Pour répondre à pareille question, le fil d’Ariane qu’il faut suivre est sans doute celui de la minorité ec-
clésiastique, qui se considérait elle-même comme la sanior pars de l’Église, laquelle avait quitté le Concile
de Bâle au cours de l’année 1437 pour renforcer les rangs des partisans d’Eugène IV. Parmi eux, il faut sur-
tout compter le jeune canoniste Nicolas de Cues, qui abandonna Bâle en mars 1437, et le cardinal Julien Ce-
sarini, qui le suivit en décembre de la même année.
Nicolas de Cues s’avérait lui-même un apologète passionné de l’idée impériale, dans son ouvrage De
concordantia catholica dédié justement au cardinal Cesarini347. Le IIIe Livre de l’ouvrage, consacré à une
analyse du concept d’Empire, a été rédigé peu après le couronnement de Sigismond qui avait scellé la ré-
conciliation temporaire entre Eugène IV et le Concile de Bâle. Ce texte fondamental inaugure une vaste litté-
rature dédiée à la réforme de l’Empire348. C’est là par conséquent un ouvrage désireux de contribuer à rame-
ner à leur ancienne splendeur l’Église et l’Empire, avec le pape et l’empereur à leur tête, chacun étant doté
d’un pouvoir équivalent, mais bien distinct. Se fondant sur un impressionnant appareil canonique, l’auteur se
revendique tout particulièrement du modèle du Concile de Constantinople de 869–870 convoqué par
l’empereur Basile Ie le Macédonien pour déposer Photius et restaurer le patriarche Ignace. Ce Concile n’est
pas reconnu par l’Église orthodoxe, mais il n’était pas moins un des concile classiques de la Pentarchie. Le
Cusain en avait connaissance à travers le Decretum de Gratien, que le jeune canoniste maîtrisait parfaite-
ment349.
—————
345
D. BARBU, La Valachie et le Concile de Bâle, in: IDEM, Byzance, Rome et les Roumains 143–158.
346
PAPACOSTEA, Byzance et la croisade, surtout 14 sq. et 20–21.
347
Sur la figure de Nicolas de Cues, voir C. M. BELLITTO – T. M. IZBICKI – G. CHRISTIANSON (éds.), Introducing Nicholas of Cusa:
A Guide to a Renaissance Man. Mahwah N.J. 2004, surtout les deux synthèses sur son ecclésiologie et conception politique si-
gnées par IZBICKI, The Church 113–140 et M. WATANABE, The Political Ideas of Nicholas of Cusa with Special Reference to De
Concordantia Catholica. Genève 1963, 141–165 ; P. SIGMUND, Nicholas of Cusa and Medieval Political Thought. Cambridge
Mass. 1963 ; J. QUILLET, Community, councel and represantation, in: J. H. BURNS (éd.), The Cambridge History of Medieval Po-
litical Thought, c. 350–c. 1450. Cambridge 41997, 520–572, ici 568–572. Sur l’idée impériale de Cusanus voir aussi C. J. NED-
ERMAN, Empire and the Historiography of European Political Thought: Marsiglio of Padua, Nicholas of Cusa, and the Medie-
val/Modern Divide. Journal of the History of Ideas 66 (2005) 1–15 ; IDEM, Empire Meets Nation: Imperial Authority and Na-
tional Government in Renaissance Political Thought, in: P. J. CASARELLA (éd.), Cusanus: The Legacy of Learned Ignorance.
Washington, D. C. 2006, 178–195 ; et, dernièrement, l’excellente analyse de OSIANDER, Before the State 404–412.
348
ANGERMEIER, Die Reichsreform 84–99.
349
Sur la reprise en Occident des actes du concile de Constantinople 869–870, qui commence à être considéré par les canonistes de
la réforme grégorienne comme le 8e concile œcuménique, voir F. DVORNIK, The Photian Schism. History and Legend. Cam-
bridge 1948, 309–339, 339–342 (sur le traitement de ce concile chez Gratien) et 357–358 (quelques considération rapides sur sa
reprise par Nicolas de Cues) ; voir aussi D. STIERNON, Constantinople IV (Histoire des Conciles œcuméniques 5). Paris 1967,
212–220.
94 Dan Ioan Mureşan

Nicolas de Cues dédie son ouvrage sur la structure de l’Empire (Préambule, Livre III) à « notre grand et
très pieux Sigismond, ici présent, qui a été couronné empereur par la volonté de Dieu », dont il compare
l’humilité à celle d’Auguste et de Basile Ier. Le pape – dont il défend la primauté en tant que successeur de
Pierre – est représenté toutefois comme l’un des cinq patriarches de l’univers : le chef d’un concile local qui
lui-même doit se soumettre au Concile de l’Église universelle350. Encore plus surprenant c’est de découvrir
Sigismond représenté sous les traits d’un empereur byzantin, à savoir en tant que successeur et imitateur de
l’empereur Basile Ier le Macédonien (867–886). Pour avoir su réunir aussi les cinq patriarches de l’Église
universelle qui constituent « les constructeurs du tabernacle de l’Église », Basile devient le modèle par excel-
lence qu’utilise le Cusain pour brosser une image qu’il propose ensuite à Sigismond comme modèle idéal
d’empereur chrétien :
« c’est pourquoi j’ai pris soin d’insérer ici, d’après les Actes du huitième synode, quelques propos du très chrétien et
très pieux empereur Basile, dont notre Sigismond, empereur très invaincu et couronné par Dieu, suit les traces en ce
concile de Bâle, au point qu’on pourrait dire proprement que ce sacré concile se tient à Bâle sous la présidence d’un
second Basile (ut proprie dicatur sacrum hoc concilium in Basilea Basilium altero praesidente celebrari) »351. « On
voit comment procéda le très pieux Basile ; puisse notre second Basile (alter Basilius), plein de clémence, ainsi que tout
empereur catholique, adopter la même procédure »352.
Il exalte l’humanité de Basile, qui a su exhorter et convaincre par la force de son verbe les partisans de
Photius condamnés à se repentir, en incitant l’empereur Sigismond de faire montre envers les Hussites de la
même clémence :
« Use donc, o successeur de Basile (o successor Basilii), très pieux Sigismond, de ta clémence naturelle, et selon ta
coutume, imite dans ton très doux langage le discours qu’on vient de lire »353. « Toi, prince, tu as reçu de Dieu
l’admirable don, à l’instar de ton modèle Basile (ad instar tui typum gerentis Basilii), de pouvoir ramener à l’unité tous
les éléments schismatiques, non sans une très profonde prudence et maintes fatigues. À Constance, lorsque se dévelop-
paient les rivalités schismatiques entre les Pontifes romains, ta Royale Sagesse a réussi le même exploit que celui de
Basile, au huitième synode de Constantinople, à propos du conflit entre les patriarches Photius et Ignace. En outre, dans
ce très saint concile de Bâle, tu t’es efforcé, non sans labeurs écrasants, de ramener l’unité entre les membres de l’Église
et notre chef Eugène, le très saint pape de Rome, de même que Basile avait obtenu la soumission à Ignace des évêques
qui dépendaient de lui et qui s’étaient opposés à Ignace lors de l’autre concile de Constantinople »354.
« Il te reste maintenant à achever ton œuvre en ramenant à l’unité les autres schismatiques qui demeurent dans ton
royaume de Bohême, il y a peu d’années encore illustre et florissant, de la même manière que Basile lui-même a pu le
faire de louable manière, à l’endroit des iconomaques et de ceux qui détruisaient les images du Christ et des saints, et en
condamnaient la vénération, doctrine qui, en Bohême, compte maints sectateurs. Ce n’est pas sans une disposition de la
divine Providence qu’en ce temps où l’Église connaît des tempêtes aussi graves que celles qu’elle a subies lorsque Ba-
sile était empereur, tu as été placé au pouvoir pour son salut, afin que, marchant sur les traces de Basile, tu accomplis-
ses, sous l’inspiration de Dieu, la même œuvre que lui »355.

—————
350
Ce qui le rapproche du Traité de l’Église de Jean de Raguse, pour lequel voir plus récemment : H. J. SIEBEN, Non solum papa
definiebat nec solus ipse decretis et statutibus vigorem praestabat. Johannes von Ragusas Idee eines römischen Patriarchalkon-
zils, in: J. HELMRATH – H. MÜLLER – H. WOLFF (éds.), Studien zum 15. Jahrhundert. Festschrift für E. MEUTHEN, I–II. München
1994, ici I, 123–144.
351
Nicolai de Cusa, Opera omnia, vol. XIV, De concordantia catholica, éd. G. KALLEN. Hamburg 1963–1968, lib. III, cap. XIX, §
420, 397–398 = Nicolas de Cues, Concordance catholique, éd. J. DOYON – J. TCHAO, trad. R. GALIBOIS–M. de GANDILLAC (Pu-
blications du Centre d'études de la Renaissance de l'Université de Sherbrooke 4). Sherbrooke 1977, 338.
352
De concordantia catholica, lib. III, cap. XXIII, § 448 (411 KALLEN) = Concordance catholique 352 (DOYON – TCHAO).
353
De concordantia catholica, lib. III, cap. XXIV, § 465 (418 KALLEN) = Concordance catholique 359 (DOYON – TCHAO).
354
De concordantia catholica, lib. III, cap. XXIV, § 467 (419–420 KALLEN) = Concordance catholique 359–360 (DOYON – TCHAO).
355
De concordantia catholica, lib. III, cap. XXIV § 468 (420 KALLEN) = Concordance catholique 360 (DOYON – TCHAO).
Une histoire de trois empereurs 95

Si, au terme de son règne, la figure de Sigismond en concile pouvait apparaître à un des esprits les plus
éclairés du moment sous l’image d’un véritable empereur byzantin, tout une cohérence d’actions, tout une
unité de perspectives se dégagent aussitôt dans son activité par ailleurs si vaste et multiforme.
En 1435 arrivait à Bâle en qualité de représentant personnel du pape, un des acteurs majeurs du renou-
veau des études patristiques de la Renaissance, Ambrogio Traversari. Lui-même était un admirateur du véné-
rable empereur Sigismond, à qui il dédia en 1433 sa traduction de la vie de saint Jean Chrysostome par Pal-
ladius356. En visitant l’empereur–roi à Székesfehérvár et à Buda en décembre 1435–janvier 1436, Traversari
essaya de gagner sa sympathie pour la justesse de la cause du pape dans son conflit avec le Concile, en insis-
tant sur le fait que Bâle avait perdu toute ressemblance avec les conciles œcuméniques de l’Église indivise357.
L’on observe facilement que tant pour Traversari que pour Nicolas de Cues le modèle des conciles œcumé-
niques était devenu la grille sur laquelle on mesurait la nature des conciles contemporains. Avec ce point en
commun, on comprend mieux pourquoi à Bâle, Nicolas de Cues adhéra bientôt à la minorité philo-romaine
rassemblée par la rhétorique persuasive de Traversari. Sur les conseils du même, le pape décida de transférer
le Concile de Bâle en Italie afin d’y accueillir les Grecs et de réviser les décrets conciliaristes de Constance
(Doctoris gentium, 18 septembre 1437)358. Cette action s’est avérée être la décision qui entraîna la défaite
finale du Concile. Bien que seuls les prélats italiens aient obtempéré à l’ordre, cela a forcé le concile à pren-
dre des décisions légales qui ont conduit à la déposition du pape, mesure qui éloigna de lui les princes et les
prélats qui l’avaient auparavant soutenu.
Sigismond restait toutefois attaché au Concile de Bâle, qui avait élaboré les Compactats autour desquels
les Hussites modérés avaient accepté de se réconcilier avec l’Église catholique et de reconnaître Sigismond
comme roi légitime de Bohême en 1436, geste qui lui permit d’entrer royalement dans la ville de Prague.
Sigismond devait par conséquent continuer à préserver une attitude d’équilibre parfait entre le pape qui
l’avait couronné empereur et le Concile qui lui avait rendu la couronne tchèque. C’est pourquoi il ne cessa de
proposer avec force arguments la ville de Buda comme lieu intermédiaire où les Grecs pouvaient rencontrer
les deux institutions qui se disputaient alors la direction de l’Église catholique359. Il dressait une liste des
arguments qui plaidaient en ce sens dans ses instructions au Concile de Bâle envoyées de Prague le 15 dé-
cembre 1436360:
Serenissimus dominus imperator sollicita mente pertractans multa et maxima bona, que ex unione Grecorum cum
ecclesia Romana mediante Dei gracia sperantur, quantis inde obviabitur periculis animarum stragibus captivitatibus et
calamitatibus Christianorum, qui (proch dolor !) in partibus illis nimis ab infidelium affliguntur, maxime si concurrat
passagium ad sepulchrum dominicum, ad quod fidelium se accingat exercitus, partes illas, per quas via agenda est,
debellando et expugnando Christi gracia largiente ab infidelium potestate – ad quod passagium inchoandum ipse sere-
nissimus dominus imperator intendit Deo prestante non longa intercedente mora se parare atque conferre – quodque
propterea et eciam quoniam multe gentes de fide Grecorum sunt in confinibus regni Hungarie, que ad terras Hungarie
et possent et vellent – est verisimile – facilius convenire, deliberavit offerre sacro generali concilio pro celebracione
futuri ycumenici concilii pro dicta unione celebrandi civitatem Buda que est una de nominatis in capitulis concordatis
inter sacrum generale concilium Basiliense et ambasiatores Grecorum.
Éviter à tout prix une rupture entre le Concile de Bâle et le pape – telle fut la dernière action majeure du
vieil empereur. Face à l’initiative du pape de transférer le Concile en Italie, sous prétexte d’y accueillir la
délégation byzantine, le Concile ordonna au pape de se présenter dans les 60 jours à Bâle pour se justifier de
ses actes hostiles. Eugène ignora l’avertissement et le Concile, dans sa 28e session du 1er octobre 1437
—————
356
C. L. STINGER, Humanism and the Church Fathers: Ambrogio Traversari (1386–1439) and Christian Antiquity in the Italian
Renaissance. Albany NY 1977, 150.
357
STINGER, Humanism and the Church Fathers 193–197.
358
STIEBER, Pope Eugenius IV 23–25 ; sur les rapports avec Cesarini : STINGER, Humanism and the Church Fathers, 121, 146, 187–
188 ; sur les rapports personnels et intellectuels entre Traversari et Cusanus : STINGER, Humanism and the Church Fathers 42–44,
77 et n. 61–67, 243–244. C’est, plus tard, en s’appuyant sur la traduction latine de Denys l’Aréopagite d’Ambrogio Traversari
que Nicolas de Cues développa sa théologie mystique : LAWRENCE BOND, Nicholas of Cusa from Constantinople 155–156.
359
DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3463.
360
Deutsche Reichstagsakten unter Kaiser Sigmund. 6 Abteilung 1435–1437, ed. G. BECKMANN. Gotha 1901, XII, n° 20, 33–35.
96 Dan Ioan Mureşan

condamna formellement le pape qui se montrait dédaigneux de son autorité. L’empereur Sigismond intervint
alors avec toute son autorité, et le 7 octobre le Concile accepta de suspendre toute mesure de pénalité pen-
dant deux mois (du 14 octobre au 14 décembre 1437) afin de permettre à l’empereur de renouer les liens
avec le pontife. C’est sur ces entrefaites que la délégation de Manuel Dishypatos qui revenait du Concile de
Bâle rencontra Sigismond à Eger. Selon Syropoulos, l’empereur Sigismond de Luxembourg aurait demandé
aux Byzantins de ne plus se rendre en Italie, à cause de l’attitude négative du pape envers le concile de Bâle.
Pour informer l’empereur Jean VIII de cette demande, l’émissaire byzantin traversa en octobre 1437 la Hon-
grie et la Serbie, arrivant dans un temps record de 40 jours à Constantinople pour transmettre de la part de
Sigismond l’appel d’ajourner le départ de la légation byzantine en Italie361. En réalité, le contenu du message
de Sigismond à Jean VIII n’était pas de ne point aller en Occident, mais bien de venir… à Buda, en Hongrie.
Dans sa lettre envoyée de Prague aux Pères de Bâle le 6 novembre 1437, Sigismond précise en effet que :
De advendu autem Grecorum ad portum Veneciarum eciam et nos habuimus literas, quod exiverunt Constantinopo-
lim. Et licet nos de Egra expediverimus Dissipatum Grecum ad inducendum Grecos ad locum Budensem et per totum
mensem octobris debebamus habere responsum, tamen hucusque nichil recepimus, et dubium est, ex quo Greci galeas
ascenderunt, quod forsitan petant Ytaliam.
Sigismond se disait prêt à contacter par ses émissaires la délégation byzantine dès qu’elle aurait débar-
quée en Italie, dans le but de convaincre l’empereur Jean VIII de venir en Hongrie, étant sûr que le pape fini-
rait par céder et rejoindrait le futur Concile œcuménique réuni de la sorte, à mi-chemin entre Bâle et Rome…
à savoir dans la capitale du royaume de Hongrie362.
La délégation byzantine approchait en effet l’Italie avec la flotte dirigée, entre autres, par Nicolas de
Cues. Celui-ci, après s’être réconcilié avec Eugène IV, abandonnant les positions du Concile de Bâle le 7
mai 1437363, se vit confier par le pape la mission d’aller à Constantinople pour convaincre les Byzantins de
se rendre plutôt au Concile organisé par le pontife dans la ville de Ferrare364. Cette mission accomplie avec
succès, avait amené Nicolas à retourner avec l’empereur grec, le patriarche œcuménique, 28 métropolites de
l’Église orientale et une suite importante. La mort de Sigismond à Znaïm, en Autriche, le 9 décembre
1437365, mit une fin au projet d’un concile œcuménique en Hongrie. Les Byzantins l’apprirent vers la fin
janvier 1438, lorsque les quatre navires qui les amenaient en Italie firent escale à Corsola, une île de la côte
dalmate. L’empereur et le patriarche, qui voyageaient sur des bateaux différents, se retrouvèrent alors pour
assimiler l’inquiétante nouvelle. Elle devait les avoir fortement impressionnés, au point d’affirmer que « s’ils
avaient appris la mort de Sigismond [lorsqu’il étaient encore] au Péloponnèse, ils ne seraient pas allés au
concile »366. Ce qui prouve que leur intention était de bien tenir compte aussi, une fois arrivés en Italie, de la
position formulée en la matière par Sigismond. Mais la délégation byzantine était déjà passée au-delà du
point de non-retour.
Avec la disparition de l’empereur d’Occident tout espoir de concorde entre le pape et le Concile
s’évanouit. De guerre lasse, le cardinal Cesarini abandonna lui aussi la cause du Concile qu’il avait si long-

—————
361
Syropoulos, Mémoires III, 20 (180–182 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 183: « C’est que ce prince qui, auparavant,
comme on l’a montré, poussait et excitait notre basileus à se hâter de faire l’union – par quoi il espérait lui aussi jouir des plus
grands biens et récompenses – ce prince donc conseillait maintenant par lettres et exhortations transmises par Dishypatos de ne
pas nous rendre en ce moment chez les Latins » ; DÖLGER – WIRTH, Reg. n° 3471.
362
Deutsche Reichstagsakten XII, n° 158 (257 BECKMANN).
363
J. W. STIEBER, The ‘Hercules of the Eugenians’ at the Crossroads: Nicholas of Cusa's Decision for the Pope and against the
Council in 1436/37, in: G. CHRISTIANSON – T. IZBICKI (éds.), Nicholas of Cusa in Search of God and Wisdom. Leiden 1991, 221–
255 ; G. CHRISTIANSON, Cusanus, Cesarini and the Crisis of Conciliarism in: G. CHRISTIANSON – T. IZBICKI – C. M. BELLITTO
(éds.), Nicholas of Cusa and His Age: Intellect and Spirituality essays dedicated to the memory of F. E. CRANZ, T. P. MCTIGHE
and C. TRINKAUS (Studies in the history of Christian thought 105). Leiden 2002, 91–103.
364
H. LAWRENCE BOND, Nicholas of Cusa from Constantinople to ‘Learned ignorance’: the historical matrix for the formation of the
De Docta ignorantia, in: Nicholas of Cusa on Christ and the Church: Essays in Memory of Chandler McCUSKEY BROOKS. Leiden
1996, 135–163, ici 140–143.
365
HOENSCH, Kaiser Sigismund 449–462.
366
Syropoulos, Mémoires VI, 15 (210–212 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 211–213.
Une histoire de trois empereurs 97

temps présidé. Il essaya jusqu’à la mort de Sigismond de maintenir l’union entre le pape et le Concile, dont
la rupture restait toujours béante. C’est avec la disparition de l’empereur qu’il se rendit à l’évidence, en re-
joignant en mars 1438 la délégation latine qui accueillit la délégation byzantine à Venise. Après avoir consta-
té l’échec de la réforme de l’Église prônée par le Concile de Bâle, il attaquait désormais la restauration de
l’Église par l’autre bout, celui de l’unité367. Ainsi se retrouvaient à Venise, en provenance l’un de Bâle,
l’autre de Constantinople, les deux anciens tenants du conciliarisme. Une fois au Concile de Ferrare–
Florence, tant le cardinal Cesarini368 que Nicolas de Cues, devenu le véritable « Hercule des Eugénistes »369,
jouèrent un rôle majeur dans la réalisation de l’Union avec les Grecs370. Ce sont eux, selon toute vraisem-
blance, les artisans de l’ombre de la « révolution silencieuse » du Concile de Ferrare–Florence du côté de la
délégation latine.
L’idée de l’unité de la foi dans la diversité des rites avait eu du mal à être admise par la Curie romaine ré-
unifiée, qui l’avait désavouée pendant presque deux décennies : depuis la réaction négative à la mission de
Grégoire de Kiev à Constance en 1418 jusqu’à la conversion de Grégoire de Moldavie à Florence en 1436.
En revanche, l’égalité en dignité des rites était une idée que Sigismond retenait comme un héritage précieux
de son père Charles IV. Avec cette différence près que si le premier empereur de la Maison de Luxembourg
l’avait uniquement appliquée dans un monastère de Bohême, son fils l’avait implantée en Hongrie et propa-
gée en Pologne – Lituanie. C’est lui qui l’avait fait agréer par le Concile de Bâle, qui avait accueilli si cha-
leureusement la délégation byzantine en la personne du cardinal Cesarini en 1434, en concordance avec la
politique générale de Sigismond de Luxembourg envers l’Empire byzantin. Cette idée passa ensuite à Fer-
rare-Florence avec la minorité acquise à la cause d’Eugène IV : Cesarini et Nicolas de Cues, tous les deux
influencés par Ambrogio Traversari. Grâce à la rencontre avec la délégation byzantine, cette idée finit par se
transmettre par contagion même au rigide Eugène IV. L’idée maîtresse dont Sigismond s’était fait très tôt le
héraut triompha après sa mort à l’issue du Concile de Florence. Ce n’est pas par hasard que, alors que Bessa-
rion de Nicée avait lu le décret d’Union en grec, la lecture en latin revint à Cesarini371.
« Révolution silencieuse » s’il en est, elle n’en était pas moins une seulement théorique, qui n’était pas
dépourvue d’ambiguïtés dès le départ. Les questions liturgiques ont constitué le sujet de débats très serrés
durant le Concile, et toute de suite après372. Après la conclusion de l’Union, l’empereur Jean VIII voulut
qu’une liturgie byzantine soit publiquement officiée en présence du pape, en contrepartie de la messe latine
qui avait été célébrée en présence du haut clergé byzantin le 6 juillet 1439, et cela « pour que l’égalité
(ἰσότης) soit observée en tout envers nous aussi ». Or la réponse du cardinal Césarini fut pour le moins équi-
voque : « Vous demandez de célébrer en présence du pape et de nous tous. Mais ni nous, ni le pape ne sa-
vons ce qu’est votre liturgie ! ». Eugène IV demanda qu’une liturgie soit officiée devant lui en privé pour
pouvoir prendre en préalable connaissance de sa structure. Le basileus, irrité d’une telle double mesure, re-

—————
367
R. C. JENKINS, The Last Crusader or, The Life and Times of Cardinal Julian of the House of Cesarini. A Historical Sketch. Lon-
don 1861, 239 sq., surtout 263–268 ; GILL, Personalities 95–103.
368
Sur le rôle joué par le cardinal Cesarini au Concile de Florence, voir JENKINS, The Last Crusader 269–307.
369
P. B. T. BILANIUK, Nicholas of Cusa and the Council of Florence. Proceedings of the Patristic, Medieval and Renaissance Con-
ference 2 (1977) 59–76 ; LAWRENCE BOND, Nicholas of Cusa from Constantinople 143–151 ; J.-L. VAN DIETEN, Nikolaus von
Kues, Markos Eugenikos und die Nicht-Koinzidenz von Gegensätzen, in: J. HELMRATH – H. MÜLLER – H. WOLFF (éds), Studien
zum 15. Jahrhundert. Festschrift für E. MEUTHEN, I–II. München 1994, ici I, 354–380.
370
Les dernières recherches montrent, contrairement à la thèse de Martin Honecker, que vers la fin de sa vie, Cusanus avait en effet
acquis une bonne connaissance du grec : J. MONFASANI, Nicholas of Cusa, the Byzantines, and the Greek Language, in: Nicolaus
Cusanus zwischen Deutschland Nicolaus Cusanus zwischen Deutschland und Italien: Beiträge eines deutsch-italienischen Sym-
posiums in der Villa Vigoni. München 2002, 215–252.
371
Les réflexions de J. Gill portent autour de la bulle d’Union Laetentur caeli du 6 juillet 1439 : Les Conciles œcuméniques. Les
décrets 1072–1083 (ALBERIGO).
372
Voir sur la matière l’exposé exhaustif du Père M. ARRANZ, Circonstances et conséquences liturgiques du Concile de Ferrare-
Florence, in : G. ALBERIGO (éd.), Christian Unity, 407–427. Nottons toutefois les précisions sur l’Euchologe dit « de Bessarion »
(actuellement le manuscrit du monastère Grottaferrata, Cryptensis G. b. I), qui a servi lors des travaux conciliaires. Le prêtre grec
Georges Vari de Crète l’avait offert au cardinal Cesarini, qui le détenait durant le Concile, et qui le donna par la suite au cardinal
Bessarion. Celui-ci le légua enfin au monastère Grottaferrata, dont il était abbé commanditaire (IBIDEM, 420–427).
98 Dan Ioan Mureşan

nonça, sans doute trop facilement, d’exiger une autre liturgie en présence du pape373. À défaut d’un symbole
aussi fort, qui aurait parlé plus qu’une simple série de signatures, la première liturgie byzantine officiée fut,
le dimanche du 20 ou du 27 septembre 1439, dans l’église de Saint-Marc à Venise, en présence du doge,
mais en absence de l’empereur. Ostensiblement, le Credo fut alors récité sans Filioque et sans que soit faite
non plus mention du nom du pape374. C’est mesurer combien encore un principe proclamé abstraitement
avait du mal à se traduire dans les faits, des deux côtés.
L’égale dignité des deux rites était ainsi une valeur qu’il fallait affirmer et défendre précisément par les
unionistes byzantins eux-même. Elle fut hautement proclamée en 1440 dans sa lettre encyclique adressée de
Buda par l’ancien higoumène désormais métropolite de Kiev et cardinal de l’Église romaine qui avait ren-
contré en 1434 Sigismond à Ulm :
« Isidore, par la grâce de Dieu, métropolite de Kiev et de toute la Russie, légat pontifical a latere, à tous les chré-
tiens salut, paix et bénédiction. Réjouissez-vous dans le Seigneur. L’Église orientale et l’Église romaine se sont unies
pour toujours et ont établi la paix et la concorde antiques. Vous, bons chrétiens de l’Église constantinopolitaine, vous
Russes, Serbes et Valaques (русь, и серби и влахи), vous tous qui croyez en Jésus-Christ, apprenez et fêtez avec joie et
gratitude la sainte union. Soyez désormais de vrais frères chrétiens de l’Église romaine. Il n’y a qu’un seul Dieu et une
seule Église. Que l’amour et la paix soient toujours avec vous. Mais aussi vous, peuples de l’Église latine, ne dédaignez
pas vos frères grecs, que Rome a reconnus comme de vrais chrétiens, priez dans leurs églises, comme eux prieront dans
les vôtres, confessez vos péchés à qui se connaît à cela, recevez la Sainte Eucharistie d’un grec ou d’un latin en pain
azyme ou fermenté, parce que l’Église catholique mère de toutes (les Églises) l’a ainsi ordonné dans le concile solennel
célébré dans la cathédrale de Florence le 6 juillet 1439 après moult réflexion et examen approfondi des divines Écritu-
res » 375.
Isidore de Kiev s’adressa en ces termes enthousiastes à ces multe gentes de fide Grecorum [qui] sunt in
confinibus regni Hungarie qui avaient été une des raisons principales pour Sigismond de Luxembourg de
vouloir organiser le Concile œcuménique de l’union des Églises dans la capitale de son royaume. Le proces-
sus qui avait commencé avec l’extension de l’autorité du Patriarcat œcuménique aux fidèles de l’Église
orientale du royaume de Hongrie à la fin du XIVe siècle aboutissait à sa conclusion logique. Dans la même
ville où le légat Philip de Fermo avait présidé en 1279 à la réduction des « schismatiques » de Hongrie au
statut de sujets tolérés, le légat Isidore de Kiev prononçait maintenant l’émancipation des « bons chrétiens de
l’Église constantinopolitaine,… Russes, Serbes et Valaques (русь, и серби и влахи) » et leur égalité en digni-
té avec les autres chrétiens de rite latin du royaume. Cette idée fut trois ans plus tard promulguée sous la
forme d’un Privilegium solennel par le roi Vladislav III / I Jagellon pour les fidèles de rite oriental de ses
deux couronnes réunies de Pologne et de Hongrie, sous l’influence directe des légats pontificaux de
l’époque : encore une fois, les cardinaux Cesarini et Isidore de Kiev376.
Le triomphe de cette idée sigismondaine est le signe de son engagement profond et créateur à la tradition
cyrillo-méthodienne revivifiée en Bohême par son père, l’empereur Charles IV. L’héritage militaire de
l’empereur allait être bientôt repris par le Roumain de Transylvanie Jean Hunyadi, dont une tradition voulait
même faire l’enfant naturel du défunt empereur. Si toute spéculation dans ce sens est exclue généalogique-

—————
373
Syropoulos, Mémoires X, 17 (500–502 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 501–503.
374
Syropoulos, Mémoires XI, 5–10 (526–532 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos527–533 Cf. M. ARRANZ, Circonstances et
conséquences liturgiques, 418–420 pour la question de la commémoraison du pape dans les offices byzantins entre 1439–1441.
375
THEINER, Vetera monumenta Poloniae II, n° 57, 41 ; J. GILL, Isidore’s Encyclical Letter from Buda (Analecta Ordinis S. Basilii
Magnis, série II, sect. II/4). Roma 1963, 1–8 ; J. KRAJČAR, Acta Slavica Concilii Florentini. Narrationes et documenta (Concilium
florentinum XI). Roma 1976, 140–142.
376
M. DIACONESCU, Les implications confessionnelles du Concile de Florence en Hongrie. Mediaevalia Transilvanica 1/1–2 (1997)
29–62 ; A. A. RUSU, Ioan de Hunedoara şi românii din vremea lui. Studii. Cluj-Napoca 1999, 77–127 ; I. M. DAMIAN, Inspiraţia,
contextul şi aplicarea decretului regal Privilegium ruthenorum (1443) în Transilvania şi Banat. Anuarul Şcolii Doctorale 1 (2005)
89–100.
Une histoire de trois empereurs 99

ment377, il n’en reste pas moins vrai que sans Sigismond l’ascension jusqu’à la tête de la Hongrie d’un géné-
ralissime issu d’une famille orthodoxe et passé au catholicisme aurait été inconcevable.
Si la mise en pratique de cette idée avait été le lot de Julien Cesarini, il revint à Nicolas de Cues de la
tourner en concept. Sa familiarité avec l’ecclésiologie des conciles œcuméniques – ne fût-ce que par le biais
du Décret de Gratien – l’avait préparé à sa rencontre personnelle avec les patriarches orientaux et leurs re-
présentants. Entre le De concordantia catholica et le De docta ignorantia il y a ainsi une continuité au-delà
de la rupture : le Concile de Florence était pour lui ce qu’aurait dû être le Concile de Bâle avant sa dérive
anti-papiste378. Construisant sur le principe de la nécessité de l’harmonie et de la concordance qui a hanté sa
quête spirituelle379 Nicolas de Cues a abouti à distiller dans son ouvrage De Fidei Pacis, rédigé en 1453 sous
le choc de la prise de Constantinople, la formule qui avait été pratiquement consacrée par le Concile de Flo-
rence : una religio in rituum varietate380.
Il est possible d’observer également, de leur côté, un engagement de Manuel II et de Jean VIII au pro-
gramme lancé par leur père et grand-père, Jean V Paléologue. Toutefois, une nouvelle sensibilité ecclésiale
se faisait chemin à Byzance sous l’influence occidentale. Une différence essentielle se manifestait par rap-
port au Concile de Lyon II, où Michel VIII avait cru pouvoir imposer sa propre décision religieuse comme
un simple acte politique. Désormais, on constate le souci, voire le souhait du basileus de faire représenter à
travers la composition de délégation conciliaire toutes les nations du Commonwealth byzantin. Avant le dé-
part de Constantinople, Jean VIII avait présenté dans ces termes la mission de la délégation byzantine en
Occident :
« Comptez en effet combien d’hommes vivent dans les nations des Italiens, des Allemands, des Espagnols, des Bre-
tons et dans toutes les régions de l’Occident, combien s’y rencontrent d’évêques, de moines, de maîtres, de philosophes
et de peuples orgueilleux et superbes. Nombreux aussi sont de notre côté, au point d’égaler peut-être ceux-là par le
nombre, ceux qui professent l’antique croyance, la nôtre. En effet, nous aussi nous avons nos voisins de la partie occi-
dentale et orientale (de l’empire), soit les nations (τὰ γένη) de Trébizonde, des Ibères, des Circassiens, des Mingréliens,
des Goths, des Russes, des Valaques, des Serbes et ceux des îles, sans compter les patriarches et leurs ressortissants.
J’entends aussi dire qu’en Éthiopie vit une nation grande et populeuse, orthodoxe et en tout fidèle à nos dogmes (…).
Nombreux, donc, d’une part, aussi les nôtres, comme je l’ai dit ; mais d’autre part, schisme ancien, puisque voilà près
de cinq cent ans que les Latins sont enfoncés dans une pareille croyance. Combien grande est la tâche de grouper et de
réunir des peuples si nombreux et séparés depuis tant de siècles, en rétablissant le monde entier sous une seule
Église »381.
Les nations occidentales énumérées par l’empereur correspondent précisément à la répartition par nations
du Concile de Constance (Gallica, Anglica, Italica, Germanica, Hispanica). Par volonté de symétrie, Jean
—————
377
Cette légende resurgit périodiquement, même dans certains ouvrages avec prétentions de scientificité, malgré la critique
définitive que lui avait appliquée déjà Gy. FEJER, Genus, incunabula et virtus Joannis Corvini de Hunyad, regni Hungariae gu-
bernatoris. Buda 1844, surtout 305–314. Voir également dans ce sens le document octroyé par Sigismond lui-même en 1437, à
savoir peu avant sa mort, à Jean Hunyadi et à son frère nommé, lui aussi, Jean. Le roi-empereur s’adresse indistinctement aux
deux jeunes chefs de guerre, à quatre reprises, comme : fidelibus nostris, utriusque Johanni Olah filys condam Woyk de Hwnyad,
voir : Documente privitoare la istoria Românilor I/2, n° 524 (627–628 DENSUSIANU). Sigismond affirme ainsi non seulement
l’indubitable descendance de Jean Hunyadi de Voicu de Hunedoara, mais aussi leur commune origine ethnique roumaine.
378
Ce qui nous fait ainsi atténuer la conclusion d’une rupture radicale, telle que l’avait argumentée J. E. BIECHLER, Nicholas of Cusa
and the End of the Conciliar Movement: A Humanist Crisis of Identity. Church History 44 (1975) 5–21.
379
A. G. WEILER, Nicholas of Cusa on Harmony, Concordance, Consensus and Acceptance as Categories of Reform in the Church,
in De concordantia catholica, in : I. BOCKEN (éd.), Conflict and Reconciliation: Perspectives on Nicolas of Cusa (Brill's Studies in
Intellectual History 126). Leiden 2004, 77–90.
380
A. MARCHESI, Una religio in rituum varietate. Il pensiero ecumenico di Nicola Cusano. Parma 1986 ; W. A. EULER, Una religio
in rituum variétate – Der Beitrag des Nikolaus von Kues zur Theologie der Religionen. Jahrbuch für Religionswissenschaft und
Theologie der Religionen 3 (1995) 67–82 ; IDEM, Una religio in rituum varietate. Die Begegnung der Religionen bei Nikolaus
von Kues. Zeitschrift für Missionswissenschaft und Religionswissenschaft 85 (2001) 243–257 ; C. J. NEDERMAN, Natio and the
‘Variety of Rites’: Foundations of Religious Toleration in Nicholas of Cusa, in: J. C. LAURSEN (éd.), Religious Toleration: “The
Variety of Rites” from Cyrus to Defoe. New York 1999, 59–74.
381
Syropoulos, Mémoires II, 44 (150 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 151.
100 Dan Ioan Mureşan

VIII dressait à son tour une liste des nations orthodoxes qui devaient assurer, en plus des Patriarcats, l’égalité
de représentation de l’Église orientale. De manière que, si formellement le cadre pentarchique était encore
conservé, il n’en était pas moins débordé pour autant, à côté de lui surgissant l’idée d’une représentativité par
nations : les Russes, les Roumains, les Serbes, les Géorgiens et les Bulgares. C’était là une conception nou-
velle, réaliste, qui tenait compte désormais de la place qui revenait aux forces nouvelles de l’Église orientale.
C’était surtout Jean VIII qui devait être particulièrement affecté par la disparition de son meilleur interlo-
cuteur en Occident. Il se retrouva seul au Concile œcuménique finalement réuni comme le δεφένστωρ τῆς
Ἐκκλησίας d’Orient382. En face de lui, l’autre defensor Ecclesiae faisait défaut. En effet, au début des travaux
du Concile, à côté du pape fut installé un trône impérial réservé à l’empereur d’Occident, trône qui allait
d’ailleurs rester inoccupé jusqu’à la fin. Car, affirmaient les Latins, « c’est pour nous une nécessité de tou-
jours garder et conserver la place de notre empereur, même s’il n’est plus en vie »383. Le rôle de l’empereur
durant un concile œcuménique n’était pas moins important pour l’Église d’Occident que pour celle d’Orient.
La situation politique empêcha toutefois le successeur de Sigismond de se joindre aux travaux du nouveau
Concile à côté de Jean VIII. En effet, l’inauguration officielle du Concile à Ferrare (8 janvier 1438) avait
aussitôt provoqué la déposition d’Eugène IV par le Concile de Bâle (24 janvier 1438), ce qui déclencha une
lutte sans merci entre les deux instances. Ce nouveau schisme d’Occident mit dans un profond embarras les
électeurs du Saint Empire, qui déclarèrent leur neutralité dans le conflit ecclésiastique, en élisant comme roi
des Romains le duc Albert V d’Autriche, le gendre de Sigismond de Luxembourg (18 mars 1438)384. La nou-
velle de son couronnement à Aix-la-Chapelle (31 mai) parvint à la curie romaine le 1er juillet. Les rapports
d’Eugène IV avec Albert de Habsbourg restèrent froids, le pape n’étant pas heureux de constater que le nou-
veau roi des Romains souhaitait conserver sa neutralité dans le conflit qui faisait rage entre les deux Conci-
les.
C’est dans ce contexte que, pendant le transfert du Concile d’Union de Ferrare à Florence, une délégation
byzantine contacta le duc de Milan Filippo Maria Visconti385. Cette délégation exposa le point de vue selon
lequel, au début de l’Église chrétienne, le gouvernement universel du monde (universalis monarchia orbis)
était unique et indivisible. Cette unité fut conservée jusqu’à ce que les empereurs Nicéphore Ier et Michel
Rangabé décidèrent, pour une meilleure administration du monde (pro utiliori gubernacione orbis)
d’associer Charlemagne. Un accord fut alors passé prévoyant que ce dernier hériterait de Rome avec tout
l’Occident, tandis que les basileis allaient conserver pour eux la Grèce et tout l’Orient (Karolus Romam cum
omni occidenti suique heredes gubernare deberent, ipsi vero Greciam et totum orientem). L’unité de
l’Empire était ainsi maintenue, les empereurs d’Orient et d’Occident devant toujours s’appeler « frères » et
s’entraider mutuellement. C’était néanmoins toujours aux Grecs qu’appartenait le principatus monarchicus.
C’est avec l’emprise des Allemands, qui introduisirent les électeurs et le couronnement par le pontife romain
que l’Empire fut divisé. Ce clivage eut plusieurs conséquences désastreuses : l’Empire fut amoindri tant à
—————
382
Syropoulos, Mémoires VIII, 11 (400 LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 401. Jean VIII définit ailleurs sans ambages cette
fonction impériale : « Le défenseur de l’Église, c’est moi. Or la tâche du défenseur qui, en d’autres matières, pourrait se diviser
en plusieurs parties, semble devoir l’être en deux dans la présente. Premièrement conserver et défendre les dogmes de l’Église et
garantir la liberté de quiconque désire en disserter, de manière qu’il puisse sans empêchement exprimer ce qu’il lui plairait de
présenter comme dogme sain, puis de contenir et de reprendre ceux qui contredisent dans un esprit de querelle et d’hostilité ;
deuxièmement maintenir et conserver tous les nôtres dans la concorde, de sorte que tous communient dans une seule volonté et
dans une seule pensée. Voilà donc ce qu’est pour le présent ma tâche de défenseur. Si je vous l’ai dit d’avance, c’est pour que
vous le sachiez : quiconque contredira, cherchera querelle et ne se soumettra pas au vote de la majorité trouvera de la part de ma
Majesté colère et réprimande et tout ce qui conviendra pour le rabaisser et l’humilier, en sorte qu’il ne lui soit plus possible de
regimber au petit bonheur, mais que, prenant connaissance de sa propre mesure, il suive le plus grand nombre ». Si Jean VIII
avait, avec autorité, su imposer à la délégation byzantine la direction unioniste qui était la sienne, il ne faut pas oublier qu’il a été
en même temps le défenseur de la liberté de parole et de la sécurité personnelle de Marc Eugénikos (IBIDEM, 504). Sur la signifi-
cation de ce titre dans la profession de foi de l’empereur introduite au XIVe siècle dans le cérémoniel byzantin du couronnement,
voir D. ANGELOV, Imperial Ideology and Political Thought in Byzantium (1204–1330). Cambridge 2007, 412–414.
383
Syropoulos, Mémoires IV, 40 (244 (LAURENT) et trad. LAURENT, Syropoulos 245.
384
STIEBER, Pope Eugenius IV 132–189.
385
Sur cet allié incommode de Sigismond, voir : F. SOMAINI, Les relations complexes entre Sigismond de Luxembourg et les Vis-
conti, ducs de Milan, in: PAULY – REINERT (éds.), Sigismund von Luxemburg. Ein Kaiser in Europa 157–198.
Une histoire de trois empereurs 101

l’Est qu’à l’Ouest, mais surtout elle apporta aussi la division dans la monarchia ecclesiastica. C’était donc
sur la divison de l’Empire que reposait la division de l’Église. L’émissaire byzantin essaya de convaincre cet
ancien allié de Sigismond qu’il était essentiel d’en finir au préalable avec la désunion de l’Empire afin que
l’Église elle-même pût retrouver son unité. Si le duc de Milan pouvait aider le basileus à faire avancer ce
plan, il serait nommé vicaire impérial byzantin en Italie386.
L’unité du principatus monarchicus n’était pas censée être refaite par une illusoire reprise de l’Empire
mondial par les Byzantins. Le modèle qui est ici pris en considération est celui de la collaboration – fût-ce
historiquement fictive – entre les empereurs byzantins et Charlemagne, avec l’instauration d’une fraternité
spirituelle entre les empereurs d’Orient et d’Occident. Cette intervention éclaircit enfin le récit de Syropoulos
sur la visite de Jean VIII à Buda en 1424. Dans la suite de Sigismond se trouvait alors déjà le duc Albert V
de Habsbourg, qui venait d’épouser en 1421 Elisabeth de Luxembourg, la fille unique de l’empereur. Selon
toute vraisemblance, Sigismond, qui s’adressait aux empereurs d’Orient avec l’appellation de frater noster
carissime, retenait à l’esprit cette idée d’un Empire chrétien unifié, mais bicéphale, sur le modèle ce qu’il
avait pu trouver chez les historiographes anciens.
Tant en Occident qu’en Orient, la notion d’empire était alors en train de se dématérialiser. Sigismond,
Manuel et Jean étaient tous des rêveurs d’Empire. Sans moyens à la mesure de leurs ambitions, ils compen-
sèrent en s’avérant habiles diplomates, infatigables voyageurs, inspirés architectes de projets à l’échelle
mondiale, sachant jouer un rôle majeur grâce au seul, immense prestige dont leur dignité impériale jouissait
encore. Pour asseoir leur autorité ils surent faire miroiter les titres d’Empire : vicaire impérial ou roi en Oc-
cident, despote en Orient, entretenant encore autour d’eux l’illusion d’une famille de princes chrétiens. Ils
ont été des organisateurs de grands Conciles à vocation œcuménique, peut-être le dernier privilège que les
autres monarques ne sauraient encore leur disputer : il en a été ainsi de Sigismond aux Conciles de Cons-
tance et de Bâle, et de Jean VIII à celui de Ferrare–Florence, grandes messes de la Chrétienté où les empe-
reurs tenaient encore, non sans difficultés, la place que leur avait jadis taillée Constantin le Grand. Il y avait
certes entre eux une grande disproportion : la base réelle sur laquelle ils pouvaient appuyer leurs prétentions
respectives. D’un côté, l’empereur d’Orient ne détenait pratiquement plus que sa capitale, mais une Ville qui
valait autrefois un Empire. De l’autre, l’empereur d’Occident pouvait mettre à profit les ressources du
royaume de Hongrie, ce qui lui permettait de jouer un rôle bien plus insigne dans la Realpolitik européenne.
Ce qui les rapprochait toutefois c’était leur conscience d’incarner au plus haut sommet deux mondes, dont on
commençait alors à saisir également l’unité de civilisation. Avec eux l’idée impériale se métamorphosait
dans une autorité purement morale au dessus de deux Commonwealth juxtaposés, alors en plein processus
d’organisation, de manière toujours plus structurée, par nations. C’est pourquoi Antoine IV en 1393 et Nico-
las de Cues en 1433 parlaient le même langage dans leurs tentatives obstinés d’arrêter le temps pour exalter,
une fois encore, la fonction universelle de l’empereur.

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386
W. ULLMAN, A Greek Démarche on the Eve of the Council of Florence. Journal of Ecclesiastical History 26 (1975) 337–352, le
document publié 352 et analysé 348–349.

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