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Annales du Midi : revue

archéologique, historique et
philologique de la France
méridionale

Anthroponymie, migrations, frontières : notes sur la « situation


mozarabe » dans le Nord-Ouest ibérique (IXe-XIe siècle)
Cyrille Aillet

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Aillet Cyrille. Anthroponymie, migrations, frontières : notes sur la « situation mozarabe » dans le Nord-Ouest ibérique
(IXe-XIe siècle). In: Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome
120, N°261, 2008. Minorités religieuses. pp. 5-32;

doi : 10.3406/anami.2008.7207

http://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_2008_num_120_261_7207

Document généré le 14/03/2016


Zusammenfassung
Namensforschung, Migrationen, Grenzen : Bemerkungen über «mozarabische Elemente » im
Nordwesten der Iberischen Halbinsel (9. bis 11. Jh.).
Im Laufe des 9. bis 11. Jh. treten einzelne Regionen im Norden der Iberischen Halbinsel (Galizien,
Mondego, Bierzo, Léon, die Region des Duero, das obere Ebrotal, das Tal des Àger) durch den
Gebrauch arabisch-romanischer Namen her- vor. Die Verbreitung dieser Namen kann unter den
christlichen Bewohnern beobachtet werden. Der Autor untersucht Ursprung und Natur der
Sprachverschmelzung am Beispiel des Königreiches Léon und seiner verschiedenen
Teilelemente. Zwei Erklärungsmuster bilden die Grundlage der Untersuchung : die « Grenze » als
Raum der Kulturannäherung und die Migrationen als Vektoren der Kulturausbreitung, die sich wohl
von den mozarabischen Bevölkerungen im Süden (al-Andalus) her ableiten lässt. Durch die
Kartographierung arabisierter Namensbildungen in den von Christen beherrschten Gebieten und
einer genauen Chronologie erkennt man das Gewicht und die Verbindungen beider
Erklärungsmuster, formelle Charakteristika werden deutlich.

Resumen
Antroponimía, migraciones, fronteras : algunas notas sobre la «situación mozárabe » en el
noroeste ibérico (siglos IX-XI).
En el transcurso de los siglos IX a XI, algunas regiones del norte de la península ibérica (Galicia,
Mondego, Bierzo, León, cuenca del Duero, alto valle del Ebro, Vall d’Àger…) se singularizan por
la presencia de une antroponimía arabigorromanica cuya difusión se puede observar entre las
poblaciones cristianas. Por medio de un análisis de los diversos componentes del reino de León,
este artículo estudia la índole y el origen de ese fenómeno de confluencia linguística. Este estudio
se funda en la evaluación de dos factores explicativos : la « frontera » como espacio de
aculturación y las migraciones como difusoras de una aculturación que se había dado
previamente en al-Andalus en las poblaciones llamadas « mozárabe » . Para determinar el peso
real y la correlación de esos dos factores, conviene hacer primero una cartografía de la
onomástica « arabizada » en territorio cristiano, fijar su cronología y subrayar sus características
formales.

Résumé
Au cours des IXe-XIe siècles, certaines régions du nord de la péninsule Ibérique (Galice,
Mondego, Bierzo, Léon, bassin du Duero, haute vallée de l’Èbre, Vall d’Àger…) se singularisent
par l’usage d’une anthroponymie arabo-romane dont on peut observer la diffusion parmi les
populations chrétiennes. À travers une analyse centrée sur le royaume de Léon en ses diverses
composantes, cet article revient sur la nature et l’origine de ce phénomène de confluence
linguistique. Cette étude repose sur l’évaluation de deux facteurs explicatifs : la « frontière » en
tant qu’espace d’acculturation, et les migrations en tant que vecteurs de diffusion d’une
acculturation qui se serait préalablement réalisée en al-Andalus parmi les populations dites «
mozarabes ». Pour déterminer le poids réel et la corrélation de ces deux facteurs, il convient au
préalable de dresser une cartographie de l’onomastique « arabisée » en territoire chrétien, d’en
fixer la chronologie et d’en souligner les caractéristiques formelles.

Abstract
Anthroponymy, Migrations and Frontiers : Notes on the « Mozarabic Situation » in the
Northeastern part of the Iberic Peninsula (9th-11th centuries).
From the ninth to the eleventh century, some regions in the north of the Iberic peninsula (Galicia,
Mondego, Bierzo, Leon, the Duero River basin, the upper valley of the Ebro, the « Vall d’Àger »
…) were set apart by the use of Arab-Romanic anthroponymy whose diffusion can be observed
among Christian populations. By means of an analysis centered on the Kingdom of Leon in its
different elements, this article reconsiders the nature and the origin of this phenomenon of
linguistic convergence. This study is based on the evaluation of two explaining factors : the «
frontier » as a zone of acculturation and migrations as vectors of diffusion of an acculturation that
may have been first realized in Al-Andaluz among Mozarabic populations. In order to determine the real
weight and the correlation of these two factors, it is necessary to map out « arabized » onamastics in
Christian territory, then to date it and to underline its formal characteristics.
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Cyrille AILLET*

ANTHROPONYMIE, MIGRATIONS,
FRONTIÈRES : NOTES
SUR LA « SITUATION MOZARABE »
DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE
(IXe-XIe SIÈCLE)

Les espaces de marges entre territoires musulmans et territoires chrétiens en


péninsule Ibérique se signalent au cours du haut Moyen Âge (IXe-XIe siècle)
par la présence d’une anthroponymie hybride, puisqu’elle associe le schéma du
nom tel qu’il s’est mis en place dans l’Occident latin à la fin de l’Antiquité à
un répertoire emprunté à l’onomastique arabe1. Ce phénomène de confluence
linguistique ne se limite pas aux noms de personnes : il concerne aussi – bien
qu’en une moindre mesure – les noms de lieux, et s’étend au champ lexical
usuel des chartes latines2.
Il n’existe ni recensement exhaustif ni étude comparative de ce matériau
linguistique que l’on peut qualifier d’arabo-roman, malgré tout l’intérêt qu’il
représente pour l’histoire des interactions entre l’Islam ibérique et les sociétés
chrétiennes du nord de la Péninsule. Les analyses de Victoria Aguilar et de
Fernando Rodríguez Mediano représentent jusqu’à présent la tentative la plus
poussée de réflexion sur les caractéristiques formelles de cette anthroponymie
« arabisée » et sur les groupes sociaux qu’elle semble singulariser au sein de la
société léonaise3. La première question qui se pose est celle du nom comme
* 29 bis rue Pierre Brunier, 69300 Caluire et Cuire ; cyrilleaillet@yahoo.fr
1. Nous adoptons ici une transcription simplifiée de l’arabe, et non la translittération la plus
rigoureuse.
2. CORRIENTE (F.), Diccionario de arabismos y voces afines en Iberroromance, Madrid, Gredos, 1999.
3. AGUILAR SEBASTIAN (V.), RODRIGUEZ MEDIANO (F.), « Antroponimía de origen árabe en la
documentación leonesa (siglos VIII-XIII) », dans ESTEPA DIAZ (C.) dir., Estructura social de la
ciudad de León (siglos XI-XIII), León, FEHL 19, 1977, p. 499-633 ; AGUILAR SEBASTIAN (V.),
« Onomástica de origen árabe en el reino de León (siglo X) », Al-Qantara 15-2, 1994, p. 351-363 ;
RODRIGUEZ MEDIANO (F.), « Acerca de la población arabizada del Reino de León (siglos X y XI) »,
Al-Qantara 15-2, 1994, p. 465-472.

Cyrille Aillet est maître de conférences en histoire des mondes musulmans médié-
vaux à l’Université Lumière-Lyon 2, CIHAM-UMR 5648.
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instrument d’identification et de distinction sociales. Quelle signification revêt


à cette époque l’usage d’un nom à consonance arabe ? Distingue-t-il un groupe
social particulier ou constitue-t-il au contraire une norme commune à
l’ensemble de la société ?
L’onomastique arabo-romane constitue une source à part entière pour
l’histoire de la « frontière » islamo-chrétienne au cours du haut Moyen Âge, à
condition que ce terme ne désigne pas un espace nettement délimité mais au
contraire une aire de confluence et d’interaction aux contours mouvants. La
présence d’une onomastique arabisée dans les royaumes chrétiens ne se limite
pas, en effet, aux seuls espaces véritablement limitrophes des terres d’Islam,
espaces d’ailleurs eux-mêmes soumis à des variations territoriales importantes
au cours des IXe-XIe siècles.
Bien que cette onomastique mixte se concentre avant tout dans les espaces
de marges, son emploi est également attesté plus au nord. Les caprices géogra-
phiques de cette répartition peuvent s’expliquer par des facteurs migratoires.
L’historiographie a interprété l’enchâssement, en territoire chrétien, de
communautés portant des noms arabo-romans par l’installation de populations
chrétiennes venues d’al-Andalus, populations mieux connues sous le nom de
« mozarabes4 ».
L’étude historique de ce phénomène linguistique repose donc sur l’évalua-
tion de deux facteurs explicatifs : la « frontière » en tant qu’espace d’accultura-
tion, et les migrations en tant que vecteurs de diffusion d’une acculturation qui
se serait préalablement déroulée en al-Andalus parmi les populations
chrétiennes. Pour déterminer le poids réel et la corrélation de ces deux facteurs,
il convient de dresser une cartographie de l’onomastique « arabisée » en terri-
toire chrétien, d’en fixer la chronologie et d’en souligner les caractéristiques
formelles. Bien qu’une vision d’ensemble soit nécessaire, nos études de cas se
baseront sur l’anthroponymie et prendront pour cadre de prédilection le nord-
ouest de la Péninsule, c’est-à-dire le royaume de Léon en ses différentes
composantes.

Géographie de l’anthroponymie arabisée dans les royaumes chrétiens


nord-péninsulaires

Léon, élue nouvelle capitale du royaume à partir de 914, concentre en effet


dans sa documentation une forte proportion de noms arabisés. Le cartulaire de
la cathédrale couvre un ensemble de possessions s’étalant jusqu’à la vallée du

4. Entre autres références fondatrices : DIAZ-JIMÉNEZ (J.E.), « Inmigración mozárabe en el reino


de León. El monasterio de Abellar o de los santos martires Cosme y Damián », Boletín de la Real
Academia de Historia 20, 1892, p. 123-151 ; GOMEZ MORENO (M.), Iglesias mozárabes, arte
español de los siglos IX al XI, Madrid, 1919, rééd. facsimil, Madrid, 1990 ; SANCHEZ ALBORNOZ
(Cl.), Despoblación y repoblación del valle del Duero, Buenos Aires, 1966.
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Duero, dont Zamora constitue la clef d’accès. Selon les calculs de Pascual
Martínez Sopena, la proportion des personnages signalés par un nom à conso-
nance arabe dans cette documentation entre 876 et 1200 atteint la proportion de
15% du total, soit à peine moins que les « noms religieux chrétiens » (17%). Le
fonds onomastique arabo-roman aurait donc sérieusement concurrencé les
modèles germano-wisigothique et latin, qui représenteraient respectivement 25
et 27 % des noms attestés5. À l’est de la capitale, les vallées de l’Esla et du Cea
– où se trouvent les monastères de San Miguel de Escalada6, Sahagún, Eslonza
et Ardón – se signalent aussi par la présence d’une onomastique hybride 7.
Selon nos calculs, la documentation du monastère de Sahagún comprend ainsi,
entre 857 et l’an mil, 218 anthroponymes arabisés, soit 7,3 % du total8.
Troisième espace de fixation des noms arabisés : le Bierzo, autour d’Astorga,
du lac de Sanabria et des monastères de San Martín de Castañeda et Peñalba.
Le cartulaire du monastère de San Pedro de Montes contient ainsi quatre-vingt-
cinq noms arabisés, représentant 8 % des personnes recensées au XIe siècle, et
10 % au XIIe siècle9. Celui d’Astorga mentionne également de nombreux petits
propriétaires libres qui portent des noms arabisés. Les premiers apparaissent en
87710 : Ebraheme11, Kacemene12, Haceme13, Esoabene14. Dans une charte datée
de 878, un témoin sur six en moyenne porte un nom d’origine arabe : Taref,
Alef, Mutarrafe, Alvalit, Abderahana, Aiza, Ababdella, Huleima, Corexe15.
Le phénomène prend une ampleur encore plus considérable dans la région de
la Beira, entre le Mondego et le Duero, un espace encadré par les villes de
Coimbra au sud et de Porto au nord. Les cartulaires de Santa Cruz de Coimbra
et de Lorvão sont des mines pour qui s’intéresse à l’onomastique arabo-
romane. La proportion de noms arabisés atteint des pics sur les terres du

5. MARTINEZ SOPENA (P.), « La antroponimía leonesa. Un estudio del Archivo Catedral de


León (876-1200) », Antroponimía y sociedad. Sistemas de identificación hispano-cristianos en los
siglos IX a XIII, Universités de Saint-Jacques-de-Compostelle et de Valladolid, 1995, p. 154-180.
6. RUIZ ASENCIO (J.M.), RUIZ ALBI (I.), HERRERO JIMÉNEZ (M.), éd., Colección documental del
monasterio de San Miguel de Escalada, FEHL 86, León, 2000.
7. Voir le classement géographique de AGUILAR SEBASTIAN (V.), RODRIGUEZ MEDIANO (F.),
« Antroponimía de origen árabe », p. 545-586.
8. MINGUEZ FERNANDEZ (J.M.), éd., Colección diplomática del monasterio de Sahagún (abrégé
CDMS), vol. I, León, FEHL 17, 1976.
9. RODRIGUEZ GONZALEZ (M.C.), DURANY CASTILLO (M.), « El sistema antroponímico en el
Bierzo. Tumbo de S. Pedro de Montes. Siglos IX al XIII », Antroponimía y sociedad, p. 71-81.
10. CAVERO DOMINGUEZ (G.), MARTIN LOPEZ (E.) éd., Colección documental de la catedral de
Astorga (abrégé CDCA), vol. I (646-1126), FEHL 77, León, 1999, doc. 3, p. 54-55.
11. Dérivé d’Ibrâhîm.
12. Dérivé de Qâsim.
13. Sans doute transcrit à partir du nom arabe Hazm.
14. Il s’agit peut-être d’une transcription de ‘Îsà ben..., mais la suite attendue du nom arabe
n’apparaît pas.
15. Transcriptions de Tarîf, Alif, Mutarraf, al-Walîd, ‘Abd al-Rahmân, ‘Îsà, Abû ‘Abd Allâh,
Quraysh. La dérivation du nom Huleima est plus difficile à établir. CDCA, vol. I, doc. 5, p. 55-57.
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monastère de Lorvão, situé à une dizaine de kilomètres de Coimbra16. Sur la


période qui s’étend du début du Xe au début du XIIe siècle, 199 personnes
arborent un nom arabisé, contre 594 portant un nom roman : 33,5% des
individus recensés possèdent donc un nom à consonance arabe. Dans la
seconde moitié du Xe siècle, d’après nos estimations, 39% des individus
recensés dans les chartes emploient un nom arabisé17, ce qui est une proportion
bien plus forte que partout ailleurs.
En dehors de ces deux pôles principaux – le Léon et la Beira –, les informa-
tions sont plus maigres. En Galice, les noms arabo-romans sont bien plus rares,
mais ils sont attestés dans quelques zones très localisées, comme sur les terres
du monastère de San Julián de Samos, dans la province de Lugo. Les chartes
du monastère comportent entre 5 et 10 % de noms arabisés, respectivement au
Xe et XIe siècle18. Au sud du río Miño, le monastère de Celanova, dans le
diocèse d’Orense, fut également perméable à l’influence du modèle arabe,
particulièrement entre le milieu du Xe et le milieu du XIe siècle19.
Quant à la Castille, elle conserve aussi les traces de ce type d’anthropo-
nymie. Le monastère de Cardeña, non loin de Burgos, en offre quelques
exemples20. L’usage des noms arabo-romans se concentre toutefois dans la
vallée du río Arlanza, qui abrite le scriptorium de Valeránica et le monastère
de San Pedro de Arlanza, où il n’est pas rare de rencontrer des anthroponymes
apparemment dérivés des noms arabes Hafs, Târiq, Abû Ghâlib ou bien Abû l-
Mundhar21. Les sources arabes recoupent d’ailleurs les chartes latines. Ainsi,
sur la ligne du Duero, le seigneur chrétien qui gouverne l’importante place
forte de Gormaz en 330/942 est désigné par le chroniqueur Ibn Hayyân par le
nom Abû l-Mundhir, assez répandu parmi les chrétiens des régions frontalières
au Xe siècle22. Enfin, le calife al-Hakam II reçoit en 360/971 l’ambassade d’un

16. DE AZEVEDO (R.), « O mosteiro de Lorvão na reconquista cristã », Arquivo Histórico de


Portugal, I, 1932-1934, p. 183-244 ; AILLET (C.), « Entre chrétiens et musulmans : le monastère de
Lorvão et les marges du Mondego (878-1064) », Revue Mabillon 15, t. 76, 2004, p. 27-49.
17. Il faut souligner en outre qu’à partir du milieu du Xe siècle, le nombre de documents enregis-
trés et conservés par le monastère augmente, ce qui prouve bien que les noms arabisés y sont d’un
emploi courant.
18. GONZALEZ (M.), PÉREZ (F.J.), « El sistema antroponímico en Galicia. Tumbo del monasterio
de Samos. Siglos VIII al XII », Antroponimía y sociedad, p. 49-71.
19. HITCHCOCK (R.), « Arabic proper names in the Becerro de Celanova », dans HOOK (D.),
TAYLOR (B.) éd., Cultures in contact in medieval Spain : Historical and literary essays presented
to L.P. Harvey, Londres, King’s College, Medieval Studies, 1990, p. 111-126
20. SERRANO (L.) éd., Becerro de Cardeña, Valladolid, 1910.
21. SERRANO (L.) éd., Cartulario de San Pedro de Arlanza, Madrid, 1925 ; GOMEZ MORENO
(M.), Iglesias mozárabes, n. 1, p. 263 ; PÉREZ DE URBEL (J.) « Un islote de mozárabes en Castilla »,
Archivo español de arqueología 45-47, 1972-1974, p. 607-611 ; MANZANO (E.), La frontera de al-
Andalus en época de los Omeyas, Madrid, CSIC, 1991, p. 161.
22. IBN HAYYAN, Muqtabis V, éd. CHALMETA (P.) CORRIENTE (F.) SUBH (M.), Madrid, 1979, p.
326 ; trad. VIGUERA (M.J.) CORRIENTE (F.), Crónica del Califa ‘Abderrahman III an-Nasir entre
los años 912 y 942, Saragosse, Anubar Ediciones, Instituto Hispano-Árabe de Cultura, Textos
Medievales 64, 1981, p. 364. Signalé par MANZANO (E.), La frontera de al-Andalus, p. 161-162.
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« seigneur de Castille » (sâhib Qashtîla) – incontestablement un chrétien – qui


se prénomme Khamîs Ibn Abî Salît23.
Le royaume de Léon n’a pas l’exclusivité de ce type d’usage, bien attesté par
ailleurs dans la haute vallée de l’Èbre et aux confins des principautés
pyrénéennes de Pampelune et d’Aragon. Le cartulaire d’Albelda comporte un
nombre important de noms apparemment issus de l’arabe et passés au filtre du
latin employé par les scribes locaux. Entre la première moitié du Xe siècle et
les prémices du XIIe siècle, on dénombre 75 noms arabisés sur un total de 610,
soit environ 12,3 % du total, une moyenne comparable à celles du Léon et de la
Beira24. La documentation latine de Huesca conserve aussi quelques témoi-
gnages de cette onomastique chrétienne arabisée, mais elle ne comprend que
des actes postérieurs à la conquête aragonaise de 109625. Enfin, au nord-est de
Lérida, le Vall d’Àger offre un échantillon intéressant quoique réduit de noms
arabo-romans. Cette terre de confins dépendant de Lérida et bordant le comté
chrétien de Pallars constituait l’une des limites extrêmes de la domination
islamique dans les Pyrénées au Xe siècle26. Or la documentation de Sant Pere
d’Àger conserve quelques actes antérieurs à la conquête de la vallée par le
comte Ermengol II en 1034. L’un d’entre eux est la vente d’une parcelle de
vigne en 953 dans le Vall d’Àger, donc en territoire musulman. Le parchemin
semble authentique et présente la particularité d’être écrit en minuscule visigo-
thique, graphie communément utilisée par les chrétiens des territoires musul-
mans, alors que les scribes de la Marca hispanica avaient adopté la caroline.
La langue utilisée est du latin plus que rudimentaire, correspondant sans doute
à une modeste communauté rurale : entori pour emptoris, bindo pour vendo,
integrietate pour integritate, rogitus pour rogatus... Quelques-uns des noms
évoqués par la charte proviennent de l’arabe, bien qu’il soit difficile de recons-
tituer leur origine exacte. Betar est peut-être la transcription en arabe du nom
Petrus27. L’acheteur s’appelle Ecegolale. Le notaire est un prêtre nommé
Haranece, piètre lettré. La charte se réfère en outre à un certain Hudele rege
qui n’est autre que le gouverneur (wâlî) de Lérida nommé par le calife ‘Abd al-
Rahmân III en 952, un certain Hudhayl b. Hâshim28. Cette population rurale
chrétienne, placée à la lisière de deux dominations politiques, reconnaissait
donc l’autorité du gouverneur musulman de Lérida. Utilisant toujours le latin

23. IBN HAYYAN, Muqtabis VII, éd. AL-HAJJI ‘A.‘A., Beyrouth, Dar at-Thaqâfa, al-Maktabat al-
Andalusiyya, 1983, p. 63-64 ; trad. GARCIA GOMEZ (E.), Anales palatinos del califa de Córdoba al-
Hakam II, por ‘Îsâ Ibn Ahmad al-Râzî, Madrid, 1967, p. 80.
24. UBIETO ARTETA (A.) éd., Cartulario de Albelda, Textos medievales 1, Valence, 1960.
25. DURAN GUDIOL (A.) éd., Colección diplomática de la catedral de Huesca, Saragosse, 1965.
26. MANZANO (E.), La frontera de al-Andalus, p. 101 et 106.
27. Dans les textes arabes chrétiens d’al-Andalus, on trouve le latin Petrus transcrit sous la
forme Batrû.
28. BENET I CLARÀ (A.), « Els mossàrabs a Catalunya. El cas de la Vall D’Àger », Catalunya
romànica, t. XVII, La Noguera, Barcelone, Enciclopèdia catalana, 1994, p. 28-31 (le document y
est transcrit et traduit, avec une reproduction de l’original, p. 30).
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– un latin très imprégné par les formes dialectales – pour les transactions
importantes, elle avait incorporé quelques noms d’origine arabe, eux aussi
déformés par le filtre dialectal.

Typologie des régions concernées

La répartition de l’anthroponymie arabo-romane en territoire chrétien permet


d’observer plusieurs logiques territoriales.
On constate tout d’abord un gradient nord/sud : les noms chrétiens à conso-
nance arabe sont essentiellement concentrés au sud des noyaux historiques
primitifs des principautés du nord – la Cantabrie, les Asturies, et le nord de la
Galice pour le Léon ; Pampelune pour la future Navarre ; Jáca pour l’Aragon –,
c’est-à-dire dans des régions qui ont fait l’objet d’une politique de conquête et
de repeuplement plus tardive.
On observe aussi un gradient est/ouest. Bien que notre article soit centré sur
le Nord-Ouest, les sondages effectués sur les comtés de la Marca hispanica
(future Catalogne) offrent une quantité d’anthroponymes chrétiens arabo-
romans relativement dérisoire par rapport aux cartulaires du royaume de
Léon29. Le nord-est péninsulaire a pourtant accueilli des chrétiens originaires
d’al-Andalus30, mais ce fut à une époque plus précoce qu’en Léon, au cours du
VIIIe et dans les premières décennies du IXe siècle, donc avant que le tournant
de l’arabisation ne soit décisif – y compris sur le plan de l’onomastique –
parmi les chrétiens d’al-Andalus31. De plus, les comtés du nord-est n’ont incor-
poré que de très faibles étendues de territoires musulmans avant le XIIe siècle :
ils n’ont donc pas pu absorber de populations locales chrétiennes déjà accultu-
rées, comme cela a sans doute été le cas en Léon32. Enfin, la prégnance du
modèle latin dans une société marquée par la culture carolingienne peut aussi
expliquer la rareté des emprunts à la langue arabe dans le vocabulaire des
scribes33.

29. On peut le vérifier par exemple à la lumière des travaux de DOLSET (H.), Frontière et
pouvoir en Catalogne médiévale. L’aristocratie dans l’ouest du comté de Barcelone (début Xe-
milieu XIIe siècle), thèse inédite sous la direction de Benoît Cursente, Université Toulouse-Le
Mirail, 2004.
30. LARREA (J.J), VIADER (R.), « Aprisions et presuras au début du IXe siècle : pour une étude
des formes d’appropriation du territoire dans la Tarraconaise du haut Moyen Âge », De la
Tarraconaise à la Marche Supérieure d’al-Andalus (IVe-XIe siècle). Les habitats ruraux, SÉNAC
(Ph.) éd., Toulouse, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, Collection « Méridiennes », Série
« Études Médiévales Ibériques », 2006, p. 183-200.
31. Cf infra.
32. Cf infra.
33. ZIMMERMAN (M.), Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), Madrid, Bibliothèque de la
Casa de Velázquez 23, 2003.
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(7) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 11

On peut établir ensuite une typologie plus fine. L’anthroponymie arabisée


caractérise trois types de régions. Tout d’abord des régions dépourvues de
toute connexion apparente avec les terres d’Islam : c’est le cas de la Galice ou
du Bierzo où la présence d’une onomastique mixte se limite à quelques poches
bien délimitées (Samos, Celanova, San Pedro de Montes). Cette discontinuité
ne semble alors trouver d’explication que dans l’implantation de populations
venues d’al-Andalus.
Une seconde catégorie concerne des régions proprement frontalières, comme
la Beira, la haute vallée de l’Èbre ou le Val d’Àger. Ces espaces ont été
marqués pendant une période assez longue par leur situation frontalière et par
des oscillations territoriales plus ou moins étendues : la Beira, sous domination
islamique jusqu’en 878, repasse sous le contrôle de l’Islam de 988 à 1064 ;
Albelda n’est agrégé au royaume de Pampelune qu’en 924-925 ; le Val d’Àger
n’est annexé aux comtés catalans qu’en 1034. On peut alors légitimement se
demander si la concentration de références à l’onomastique arabe ne relève pas
dans ces régions de ce passé de domination politique, plus ou moins effective,
de l’Islam.
Le troisième cas, celui de Léon et de sa périphérie, est beaucoup plus
ambigu, et débattu34. Il s’agit en effet d’un vaste espace qui n’a été intégré au
royaume asturien qu’à partir du IXe siècle. L’influence de l’Islam a-t-elle été
suffisante pour laisser une marque dans les usages onomastiques locaux ? Ou
bien la présence de noms à consonance arabe n’est-elle que la traduction de
l’importance de l’immigration mozarabe, encouragée par la politique de repeu-
plement menée par la monarchie asturienne, comme l’affirmait naguère
Claudio Sánchez Albornoz35 ? Plus que partout ailleurs, la combinaison entre
facteur frontalier et facteur migratoire s’avère délicate.

La chronologie et l’ampleur du phénomène

Pour comprendre les origines de ce brassage onomastique, il faut toutefois


d’abord en mesurer l’étendue.
Sur le plan quantitatif, le stock des noms arabo-romans reste toujours minori-
taire par rapport au répertoire des noms d’origine latine ou romane, sans pour
autant constituer un épiphénomène. La fourchette habituelle est en effet
comprise entre 5 et 15% de la masse totale. Présents en quantité infime dans la
documentation la plus septentrionale (Oviedo, Saint-Jacques de
Compostelle...), ils occupent une proportion considérable (plus de 30% en
moyenne) dans le cartulaire de Lorvão avant le XIIe siècle36.

34. MANZANO (E.), La frontera de al-Andalus.


35. SANCHEZ ALBORNOZ (Cl.), Despoblación y repoblación.
36. Les actes notariés de Lorvão avant 1100 figurent pour la plupart dans les Portugaliae
Monumenta Historica (en abrégé PMH), t. III Diplomata et Chartæ (DC), Lisbonne, 1868-1873.
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12 CYRILLE AILLET (8)

On peut en effet observer une certaine cohérence chronologique dans la


répartition des noms arabo-romans. La plus ancienne trace de l’usage de noms
arabisés parmi les populations chrétiennes du nord date de 77337. Parmi les
témoins d’un acte de donation au monastère de São João de Ver, au sud du
Duero et de Porto, figurent les personnages suivants : Nebozanom, Cidi
Neboaaniz, Abomas Diaz, Don Facame et Abacatom38. Toutefois, c’est surtout
à partir du IXe siècle qu’ils se manifestent, par exemple dans le Becerro de
Celanova en Galice39. Il faut dire que la documentation antérieure au IXe siècle
est rare dans les régions concernées. L’anthroponymie chrétienne arabisée
occupe principalement les Xe-XIe siècles, avec pour apogée la seconde moitié
du Xe et la première moitié du XIe siècle. À Celanova, cette période concentre
82% des noms hybrides, tandis qu’à Lorvão la seconde moitié du Xe siècle
rassemble aussi 82% de l’ensemble des noms arabisés. Enfin, dans la
documentation léonaise, les plus forts taux d’anthroponymes arabisés se
concentrent autour des années 96040.
On observe aussi une certaine convergence quant à l’extinction de ce mode
de désignation de l’individu. À Celanova, dans la documentation léonaise, le
Livro Preto de Santa Cruz de Coimbra41 et le cartulaire de Lorvão, l’usage
d’une anthroponymie arabisée subsiste au XIe siècle mais disparaît au cours du
XII e siècle. A contrario, la présence de noms chrétiens arabisés dans la
documentation de la cathédrale de Huesca au XIIe siècle s’explique par le fait
que la ville venait d’être conquise par les Aragonais42. Cette anthroponymie
arabisée pouvait donc renvoyer soit à la minorité chrétienne encore présente à
Huesca sous domination islamique en 1096, soit à l’installation d’émigrés
chrétiens venus des territoires islamiques.
L’onomastique de ces régions apparaît donc comme le reflet d’enjeux
idéologiques et politiques liés à l’évolution du rapport de forces en péninsule
Ibérique. La chronologie met en évidence la coïncidence entre ce mode de
désignation et la période de plus grand rayonnement politique et culturel de
l’Islam à l’échelle de toute la Péninsule. C’est en effet à l’époque du califat de
Cordoue que l’usage par les chrétiens du nord d’un nom à consonance arabe
est le plus courant.
Inversement, la latinisation ou la romanisation du nom intervient massive-
ment à partir de la fin du XIe et au cours du XIIe siècle43. C’est un fait bien

37. AUGUSTO RODRIGUES (M.), AVELINO DE JESUS DA COSTA (C.) dir., Livro Preto. Cartulário
da Sé de Coimbra, Coimbra, Arquivo da Universidade de Coimbra, 1999, n° 454, p. 616-617.
38. Ibid., n° 454, p. 616-617.
39. HITCHCOCK (R.), « Arabic proper names ».
40. AGUILAR (V.), « Onomástica de origen árabe en el reino de León (siglo X) », p. 355.
41. AUGUSTO RODRIGUES (M.), AVELINO DE JESUS DA COSTA (C.) dir., Livro Preto.
42. DURAN GUDIOL (A.) éd., Colección diplomática de la catedral de Huesca.
43. AGUILAR (V.), « Onomástica de origen árabe en el reino de León (siglo X) », p. 355-356.
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(9) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 13

connu pour la Beira, reconquise sur les musulmans par Ferdinand I en 106444,
mais on le constate aussi dans le reste de la documentation du nord-ouest
ibérique. L’effacement de cette vogue du nom arabisé ne provient pas forcé-
ment d’une politique concertée, mais traduit les changements politiques et
idéologiques intervenus dans le nord de la péninsule Ibérique à cette époque :
dans un contexte de durcissement de la lutte contre l’Islam, la réforme grégo-
rienne impose un certain alignement culturel sur les critères de l’Église
romaine. Un nouveau répertoire de noms de baptême s’impose alors, qui
chasse les anciens usages encore attestés dans certaines régions où le contact
avec les référents de la culture andalouse avaient été intenses.

Quels modèles onomastiques ?

Les structures et le répertoire sémantique qui sous-tendent l’usage des noms


chrétiens à consonance arabe renvoient eux-mêmes à des modèles onomas-
tiques contrastés bien qu’étroitement associés : arabe d’une part, roman d’autre
part.
Le schème dominant, peut-être dicté par les contraintes de la documentation
latine et par les modèles onomastiques qui étaient familiers aux scribes, est le
modèle latin tel qu’il s’est mis en place dans l’Occident latin à la fin de
l’Antiquité, à savoir le doublet formé par le nomen suivi du cognomen, ce
dernier étant le plus souvent un nomen paternum45. Le cognomen apparaît
quelquefois comme un deuxième nom accolé au premier sans plus de préci-
sion, mais bien souvent le lien de filiation est exprimé par la mention filius
(« fils de ») ou par une terminaison en –z (le plus souvent –iz ou –ez) qui se
réfère au nom du père. Le mot latin filius est très couramment remplacé par
l’arabe ibn transcrit généralement sous la forme iben dans la documentation
léonaise. L’emprunt à l’arabe se limite d’ailleurs quelquefois à ce terme. On
observe aussi un grand nombre de noms isolés : ils représentent 80% des noms
de la documentation du monastère de Sahagún jusqu’à l’an mil46. Toutefois, il
est possible qu’ils soient tronqués ou qu’il s’agisse d’abréviations du scribe.
Tout se passe en effet comme si les emprunts au répertoire du nom arabe
venaient se couler dans le binôme latin « X fils de Y », comme on le note aussi

44. AILLET (C.), « Entre chrétiens et musulmans ».


45. Voir L’anthroponymie, document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médié-
vaux, Actes du colloque international « Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne «, Rome,
6-8 octobre 1994, Collection de l’École Française de Rome, 226, Rome, 1996, notamment JARNUT
(J.), « Avant l’an mil », p. 7-18 ; CURSENTE (B.), « Aspects de la “révolution anthroponymique”
dans le Midi de la France (déb. XIe-déb. XIIIe) », p. 41-62 et MARTINEZ SOPENA (P.), « L’anthropo-
nymie de l’Espagne chrétienne », p. 63-85.
46. CDMS, vol. I.
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14 CYRILLE AILLET (10)

pour les jarâ’id-s de la Sicile normande47. Les noms chrétiens à consonance


arabe suivent donc bien un modèle chrétien et ne reprennent que très partielle-
ment le schéma classique du nom arabe, voulant qu’à la kunya succède l’ism,
suivi de la chaîne du nasab qui se termine par la ou les nisba(s)48. Or il est rare
que l’on trouve à la fois une kunya et un ism. D’autre part, le nasab est réduit à
une génération et la nisba disparaît. Il est vrai que sous sa forme tribale, celle-
ci constitue un élément caractéristique du système d’affiliation des populations
arabes et berbères. Quant aux nisba-s géographiques, elles ne sont pas non plus
représentées. Victoria Aguilar et Fernando Mediano Rodríguez notent par
contre l’existence dans les chartes léonaises de laqab-s qui prennent la forme
de noms de métiers49. Il s’agit toutefois d’un fait apparemment assez minori-
taire puisqu’on ne le retrouve pas, par exemple, dans les chartes de la Beira.
Tout contribue donc à faire converger l’anthroponymie vers la forme simpli-
fiée « X fils de Y ». C’est ainsi que la kunya tient le plus souvent lieu de nom
unique, tendant ainsi à se substituer à l’ism. Dans la documentation de Sahagún
avant l’an mil, un quart des noms arabisés suivent le modèle de la kunya,
associant le terme Abû à un nom : Abaiub, dérivé de Abû Ayyûb, Abiahia issu
de la contraction de Abû Yahya, Abol Cacem tiré de Abû l-Qâsim... La kunya
et le ism constituent donc la référence d’une anthroponymie simplifiée qui
emprunte au nom arabe davantage un répertoire qu’un modèle de référence.
Cette anthroponymie arabo-romane suit donc un système de référence bien
distinct de celui qui avait cours parmi les populations arabes et berbères d’al-
Andalus. On peut constater cet écart dans trois chartes du monastère de Lorvão
(datant de 1016 et 1018)50 qui concernent des achats de terres à des proprié-
taires musulmans lors de la phase de réoccupation de la région par l’Islam
(988-1064). Les noms des vendeurs et témoins musulmans sont nettement
distincts de la forme arabo-romane communément employée dans cette région
par les chrétiens. En effet, ces noms comportent un ism suivi du nasab (qui
comprend jusqu’à deux éléments) et se terminent par une nisba : c’est le cas
par exemple de Iahia iben Farh iben Abeth Alhazani51, de Adella iben Mozoud
Alkaizi 52 , de Maruan iben Farh Allahami 53 ou de Zalama iben Nidriz

47. NEF (A.), « Anthroponymie et jarâ’id de Sicile : une approche renouvelée de la structure
sociale des communautés arabo-musulmanes de l’île sous les Normands », L’anthroponymie,
document de l’histoire sociale, p. 123-142.
48. SUBLET (J.), Le voile du nom, Paris, 1991.
49. AGUILAR SEBASTIAN (V.) RODRIGUEZ MEDIANO (F.), « Antroponimia de origen árabe »,
p. 542.
50. Karta de venditionis de Vilella, PMH IV, n°229, p. 143 ; Alia karta de venditionis de Villela,
PMH IV, n° 230, p. 143 ; Testamentum de Boton de venditionis, PMH IV, n° 240, p. 149.
51. On peut proposer la restitution suivante, qui demeure hypothétique : Yahya Ibn Farah Ibn
‘Abbâd al-Ghassânî.
52. Que l’on peut tenter de restituer ainsi : Abd Allâh Ibn Mas‘ûd al-Qaysî.
53. Tentative de restitution : Marwân Ibn Farah al-Lakhmî (ou al-Lahmî).
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(11) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 15

Alamavi54. Non seulement les noms sont parfaitement arabes, mais les nisba-s
peuvent se référer à des origines tribales arabes prestigieuses si l’on accepte
d’y voir des références aux Ghassânides, aux Qaysites, voire aux Lakhmides55.
Ces trois chartes mettent en tout cas en exergue les différences de fonction-
nement entre le système onomastique arabo-musulman et l’éventail local des
noms chrétiens arabisés. Ces derniers, quand ils ne sont pas réduits à un ism
d’origine arabe, restent identifiables par leur structure et par l’emploi d’un
répertoire mixte associant des emprunts aux stocks onomastiques roman et
arabe. Le stock des noms arabisés de Sahagún jusqu’à l’an mil comprend ainsi
20% de noms composites associant un nom roman à un nom arabisé : Abdella56
Iben Taion, Abol Feta 57 Iben December, Iscam Recaredez 58, Zuleman 59
Pilotiz... La transmission du nom se fait d’ailleurs de manière apparemment
indifférente, le père portant un nom roman et donnant un nom arabisé à son
fils, ou bien l’inverse. La transmission du nom semble donc se caractériser par
un certain éclectisme.

Le répertoire des emprunts au nom arabe

Si l’on s’intéresse maintenant au répertoire des noms à consonance arabe, on


observe des phénomènes intéressants.
Parmi les noms propres les plus courants figurent des noms théophores
comme ‘Abd Allâh (« serviteur de Dieu »), ‘Abd al-Malik (« serviteur du
Seigneur ») ou ‘Abd al-Rahmân (« serviteur du Miséricordieux »). Ils comptent
parmi les noms les plus courants parmi les musulmans car ils associent le
terme ‘abd (« serviteur ») à l’un des 99 noms d’Allâh, ce qui constituait une
marque de piété. Cependant, cela n’empêcha pas les chrétiens d’Orient
d’adopter eux aussi ces noms dont le sens pouvait aussi bien s’appliquer au
fidèle chrétien qu’au musulman. Il en est de même pour Hassân (le « bon »),
ism arabe le plus courant parmi les chrétiens de Sahagún, Mutarraf (le
« bienheureux ») ou bien Habîb (le « bien-aimé »), qui tous peuvent aussi se
référer aussi à des valeurs religieuses chrétiennes. À Astorga en 925, un
homme se fait appeler Civar Ibenmascar Dei Ibenfale. Son nom entremêle

54. Tentative de restitution : Salâma Ibn Idrîs al-Amawî (ou al-Umawî).


55. Quant au dernier exemple, il peut transcrire la nisba al-Amawî, attestée au XIIe siècle à
Séville : VIZCAINO (J.M.), « Vida y obra de Ibn Jayr (m. 575/1179) », Biografías almohades I,
Estudios onomástico-biográficos de al-Andalus 9, éd. FIERRO (M.) et ÁVILA (M.L.) Madrid, CSIC,
1999, p. 307.
56. Adaptation de ‘Abd Allâh.
57. Adaptation de Abû l-Fida.
58. Hishâm fils de Recaredus.
59. Transcription de Sulaymân.
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16 CYRILLE AILLET (12)

racines latines et racines arabes, puisque mascar Dei peut se comprendre


comme l’association de l’arabe mu‘askar et du latin Dei. Le tout compose un
nom symbolique (« soldat de Dieu ») compréhensible aussi en arabe (mu‘askar
Allâh) mais dont l’origine vient sans doute du latin miles Dei, parangon de la
notion de miles Christi60. Très communs également, les noms bibliques sont
quelquefois portés dans leur version arabe, répandue à la fois parmi les musul-
mans et les chrétiens arabisés : Mûsà (Moïse), Ayyûb (Job), Yûsuf (Joseph),
Dâwud (David), Sulaymân (Salomon), Harûn (Aaron), Zakariyâ’ (Zacharie),
Yahya (Jean), Ishâq (Isaac), Ibrâhîm (Abraham) ou ‘Isà (Jésus).
En revanche, certains noms se réfèrent plus clairement à l’histoire de l’Islam.
L’anthroponymie chrétienne arabisée puise ainsi parmi les noms des califes
rashidûn ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî. Elle se prévaut aussi des grands noms de la
dynastie omeyyade puisque l’on rencontre des dérivés romanisés de la quasi-
totalité des noms des califes omeyyades d’Orient et d’Occident : Mu‘âwiya,
Marwân, ‘Abd al-Malik, al-Walîd, Sulaymân, ‘Umar, Hishâm, Ibrâhîm, ‘Abd
al-Rahmân, ‘Abd Allâh, al-Hakam… Le seul nom de calife omeyyade qui ne
soit pas attesté parmi les chrétiens de ces régions est celui de Yazîd, que les
souverains omeyyades d’al-Andalus n’ont d’ailleurs jamais porté, peut-être à
cause du souvenir conflictuel qu’avait laissé la mort d’al-Husayn à Kerbala
lors du règne de Yazîd I (680-683). Même les noms des princes omeyyades qui
ne régnèrent pas eurent souvent leur équivalent chez les chrétiens, comme
Yahya, al-Mutarraf ou al-Qâsim. L’onomastique arabisée chrétienne laisse
donc transparaître des références à l’histoire dynastique de l’Islam, et des
Omeyyades en particulier.
L’absorption du modèle arabe fut assez poussée chez certains de ces
chrétiens, notamment au Xe siècle, pour déboucher sur des résultats surpre-
nants. Ainsi, plusieurs personnages vivant en Léon portent un nom que l’on
peut interpréter comme un dérivé de celui de la plus célèbre des familles
arabes, les Quraysh, la famille du Prophète : Corais, Corece, Coresce,
Corescia, Corexe. Attestée à l’époque califale parmi les chrétiens léonais, cette
pratique persista jusqu’à l’époque des Taifas. À Astorga en 929, l’année où
justement le califat fut proclamé à Cordoue, un prêtre se nommait Caresa
Hadala Hacame, un nom que l’on peut essayer de transcrire sous la forme
Quraysh (ou Quraysha) ‘Abd Allâh Hakam, appellation marquée par la
référence aux Quraysh mais aussi à des noms courants parmi les souverains
omeyyades d’al-Andalus61.
Plus étonnant encore, des individus dont l’appartenance au christianisme ne
laisse aucun doute portent un nom rappelant curieusement celui du Prophète de
l’Islam, Muhammad, transcrit sous la forme Mahomat, Mehemetus, etc. Dans

60. CDCA, doc. 28, p. 80-81.


61. Ibid., doc. 35, p. 86-88.
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(13) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 17

la documentation de Celanova, Robert Hitchcock interprète aussi Medoma


comme un équivalent de Muhammad62. Certes, l’étymologie de ces deux noms
désigne avant tout, en arabe, une personne « digne de louanges », mais il était
difficile d’ignorer la résonance de ce nom dans l’Islam, même lorsqu’on vivait
à Léon ou en Galice.
L’influence de l’onomastique arabe sur le registre des noms chrétiens arabo-
romans varie donc selon une échelle d’intensité allant du contact superficiel à
des emprunts que l’on dirait explicites et assumés à l’histoire de l’Islam, parti-
culièrement dans sa version omeyyade, donc andalouse.

L’anthroponymie arabisée : signe de distinction sociale ?

Puisqu’il s’agit d’un usage anthroponymique minoritaire et que l’on peut


différencier des modes de désignation les plus courants dans la documentation,
on peut se demander s’il délimite un groupe particulier et s’il remplit une
fonction d’identification ou de distinction sociales. Les noms arabo-romans
désignent-il un secteur particulier de la population locale ?
La première certitude est qu’il s’agit toujours de populations chrétiennes. Le
recours à des noms arabes pourrait faire penser à des musulmans convertis,
mais il n’en est rien car les personnes en question ne semblent aucunement
distinguées du reste de la société, et encore moins stigmatisées. Elles occupent
d’ailleurs des fonctions tout à fait notables, comme l’ont déjà démontré
Victoria Aguilar et Fernando Rodríguez Mediano63 : propriétaires donnant
leurs noms à des domaines64, notables laïcs, hommes d’Église... À Sahagún
avant l’an mil, parmi les individus portant des noms arabisés figurent trois
comtes, quinze prêtres, six juges, huit diacres, quatre moines, un notaire, ainsi
que des membres de la cour (un cubicularius et un maiordomus du roi). À
Lorvão trois abbés du Xe siècle sont connus par un nom arabisé : Donadeo,
dont le cognomen est Abozaac65, Muluc66 et Zoleiman67. Par contre, aucun
évêque ne porte de nom à consonance arabe. Si ce genre de nomination
identifie une minorité, il s’agit d’une minorité parfaitement intégrée à la société
locale et qui n’est en aucune manière présentée comme exogène. La souplesse
des pratiques de transmission du nom, qui font alterner noms romans et noms
arabes, laisse aussi penser que le port d’un nom arabisé ne relève pas d’une
identité assignée mais au contraire d’un libre choix.

62. HITCHCOCK (R.), « Arabic proper names ».


63. AGUILAR SEBASTIAN (V.), RODRIGUEZ MEDIANO (F.) « Antroponimia de origen árabe »,
p. 588-598.
64. La toponymie arabisée provient d’ailleurs dans une large mesure des noms de propriétaires.
65. Dérivé de Abû Ishâq.
66. Dérivé de Mulk, ou de Mulûk ?
67. Dérivé de Sulaymân.
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18 CYRILLE AILLET (14)

L’hypothèse majoritairement retenue est qu’il s’agit en fait de populations


chrétiennes venues d’al-Andalus68, attirées par la politique de repeuplement
menée par le pouvoir royal69, tout particulièrement en Léon. La différence avec
le reste de l’onomastique locale trahirait donc leur déplacement de leur lieu
d’origine, al-Andalus, vers les sociétés du nord. Cette minorité, partageant avec
les autochtones la même foi et la même référence à une identité latine et
visigothique, se serait fondue sans difficulté dans le reste de la société,
occupant même des fonctions élevées. L’anthroponymie arabisée servirait donc
d’emblème à leur singularité culturelle, qui à partir de 102470 aurait été aussi
exprimée par le vocable « mozarabe », désignant des chrétiens « arabisés »
installés en Léon71.

L’anthroponymie arabisée et les migrations « mozarabes » vers le nord

Il est vrai que cette « immigration mozarabe » est bien attestée par les
sources latines du nord. Vingt-sept mentions textuelles rappellent la présence
ou l’arrivée des Hispani, c’est-à-dire des chrétiens venus d’al-Andalus72, dans
le nord entre le VIIIe et le milieu du XIIe siècle. Il peut s’agir de la simple
mention de l’origine d’un personnage, ou bien de récits plus étendus rappelant
l’exil d’abbés ou d’évêques qui jouèrent un rôle dans la « restauration » de la
vie ecclésiastique des régions dépeuplées de la frontière. Le déroulement est
toujours sensiblement le même : victimes de « l’oppression sarrasine »,
déracinés, ces étrangers arrivent sur des terres vierges de toute occupation
humaine, de toute structure, de tout ordre établi, dont les cités ont été livrées au
désert. Comme l’avait remarqué Pierre David en son temps, l’association des
thèmes du dépeuplement et du repeuplement, de la destruction et de la restau-
ration illustre en fait la « thèse juridique » et idéologique de la monarchie
asturo-léonaise73. Celle-ci consiste à présenter le monarque comme le restaura-
teur de l’ordre visigothique. Magnanime, il accueille l’exilé et lui concède les

68. DIAZ-JIMÉNEZ (J.E.), « Inmigración mozárabe » ; GOMEZ MORENO (M.), Iglesias mozárabes ;
SANCHEZ ALBORNOZ (Cl.), Despoblación y repoblación.
69. MINGUEZ (J.M.) , « Innovación y pervivencia en la colonización del valle del Duero »,
Despoblación y colonización del valle del Duero, siglos VIII-XX, IV Congreso de Estudios medie-
vales, Fundación Sánchez Albornoz, León, 1995, p. 45-81.
70. RUIZ ASENCIO (J.M.) éd., Colección documental del archivo de la catedral de León, t. III,
FEHL 43, n° 806, p. 399-400.
71. URVOY (D.), « Les aspects symboliques du vocable « mozarabe ». Essai de réinterpréta-
tion », Studia Islamica 78, 1993, p. 117-153.
72. Le terme hispanus se réfère en effet principalement, dans la documentation du nord, aux
habitants de l’Hispania ou Spania, partie de la Péninsule occupée par les Arabes. Cette nuance
perdure jusqu’au XIIIe siècle.
73. DAVID (P.), Études historiques sur la Galice et le Portugal du VIe au XIIe siècle, Lisbonne-
Paris, 1947.
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(15) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 19

terres à repeupler. Le personnage de l’étranger renforce l’image de la restaura-


tion car il a traversé le « désert » pour trouver la Terre promise.
Malgré leur caractère stéréotypé, ces récits renvoient à un phénomène migra-
toire qui a certainement joué un rôle dans la restructuration des sociétés septen-
trionales74. Quatre inscriptions de dédicace (San Salvador de Valdediós en
89375, San Miguel de Escalada en 913 et en 95176, San Martín de Castañeda en
92177) mentionnent d’ailleurs la participation d’abbés ou d’évêques venus d’al-
Andalus dans la fondation ou la reconstruction des établissements religieux
concernés.
Indéniablement, on observe des correspondances entre les lieux de cette
migration et les régions où l’usage d’une anthroponymie arabisée est répandue
à partir du IXe-Xe siècle. Au VIIIe et dans la première moitié du IXe siècle,
d’après les témoignages dont on dispose, les chrétiens venus d’al-Andalus
s’installent principalement à Oviedo, capitale du royaume asturien, et en
Galice. La vallée du Minho aurait en effet attiré les premiers groupes de
populations venues des territoires musulmans, que l’on ne connaît que par les
noms des principaux fondateurs : l’évêque Odoarius, restaurateur de Lugo sous
Alphonse I (739-757)78 ; la série d’abbés venus du Sud qui se seraient succédé
à la tête du monastère de Samos entre le milieu du VIIIe et le milieu du IXe
siècle79 ; l’évêque Sébastien, restaurateur d’Orense dans la seconde moitié du
IXe siècle80. Ces récits de fondation, même s’ils ont fait l’objet d’un processus
de réécriture tardif, offrent une explication à la présence d’anthroponymes
arabisés sur les terres du monastère de San Pedro de Samos, près de Lugo, et
de Celanova, au sud d’Orense. Il est peu probable que les premières vagues de
migrants aient porté des noms arabisés, à une époque où l’arabisation d’al-
Andalus n’en était qu’à ses prémices. Mais il est possible que ces monastères
aient servi de têtes de pont à un flux régulier de populations venues d’al-
Andalus. À Samos, la multiplicité des récits de migrations81, qui se déroulent

74. GOMEZ MORENO (M.), Iglesias mozárabes ; SANCHEZ ALBORNOZ (Cl.), Despoblación y
repoblación ; LEVI-PROVENÇAL (E.), L’Espagne musulmane au Xe siècle, institutions et vie sociale,
Paris, 1932, rééd. Paris, Maisonneuve et Larose, 1996, p. 214-226.
75. GOMEZ MORENO (M.), Iglesias mozárabes, p. 76.
76. Ibid., p. 141.
77. Ibid., p. 169.
78. VAZQUEZ DE PARGA (L.), « Los documentos sobre las presuras del obispo Odoario de
Lugo », Hispania 41, 1950, p. 649-653 ; ONEGA LOPEZ (J.R.), Odoario el Africano (la colonización
de Galicia en el s. VIII), La Corogne, 1986.
79. LUCAS ÁLVAREZ (M.), El Tumbo de San Julián de Samos (siglos VIII-XII), Santiago de
Compostela, 1986.
80. FLORIANO (A.C.), Diplomática española del período astur, Oviedo, 1949, t. II, n° 165,
p. 269-277.
81. Il serait trop long de tous les citer. Rien que pour l’abbé Argericus, initiateur de la série :
LUCAS ÁLVAREZ (M.), El Tumbo de San Julián, n° 41 (853), p. 135-137 ; n° 3 (856), p. 64-66; doc.
S-2 (922), p. 443-447 ; n° 34 (931), p. 123-125; n° 35 (934), p. 125-128 ; n° 172 (1080), p. 342-
344.
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entre le règne de Froila (757-768) et celui d’Alphonse III (866-910), semble


conforter l’idée d’un mouvement étalé dans le temps. C’est ainsi que l’appari-
tion d’une onomastique arabisée pourrait traduire l’arrivée des derniers
groupes de populations, davantage marquées par le contact avec la culture
arabe.
Dès les années 860, le mouvement migratoire se réorienta vers des régions
plus récemment intégrées à la monarchie asturo-léonaise et situées au sud des
Monts Cantabriques. Selon la Chronique d’Alphonse III, dans la version de
Roda, Ordoño I aurait alors encouragé le repeuplement de Tuy, d’Amaya mais
aussi d’Astorga et de Léon par les chrétiens méridionaux82. En 921 l’abbé Jean,
venu de Cordoue, s’établit sur les bords du lac de Sanabria, au pied de la Sierra
de Cabrera et à la limite entre Galice et Tierra de Campos, pour y fonder le
monastère de San Martín de Castañeda83. Or la documentation de la cathédrale
d’Astorga et le cartulaire du monastère de San Pedro de Montes témoignent
aussi de l’usage de noms arabisés dans le Bierzo84. Dès lors, il est possible de
considérer que ces noms désignent les colons d’origine andalouse ou leurs
descendants. Il semble d’ailleurs que des liens aient perduré entre cette
diaspora chrétienne établie loin des terres d’Islam et leurs communautés
d’origine. En effet, en 937, un évêque de Séville nommé Julien est présent à
Astorga et signe l’acte de donation d’une église au monastère de Santiago de
Peñalba85. On pourrait douter de la véracité de cet acte si Ibn Hayyân ne
mentionnait pas en 329/941 la mission de l’évêque de Séville ‘Abbâs Ibn al-
Mundhir en Galice, sur ordre du calife ‘Abd al-Rahmân III86. Or la différence
de nom ne signifie pas forcément qu’il s’agit d’un autre personnage, car on
connaît l’exemple de l’évêque d’Elvira qui à la même époque portait un nom
latin dans la documentation latine, et un nom arabe dans les sources arabes. La
visite de l’évêque de Séville à Astorga à cette date n’est donc pas invraisem-
blable, et sa participation à un acte solennel confirmé par la monarchie peut
s’expliquer par la présence dans la région de populations d’origine andalouse.
Du milieu du IXe à la première moitié du XIe siècle, la plupart des nouveaux
arrivants s’établirent dans la région circonscrite par Léon au nord et par le
Duero au sud, bordé de ses affluents : río Esla à l’ouest, río Pisuerga à l’est.
Les monastères d’Abellar87 et de San Miguel de Escalada88 accueillirent des

82. BONNAZ (Y.), Chroniques asturiennes (fin IXe siècle), Paris, CNRS, 1987, p. 55.
83. RODRIGUEZ GONZALEZ (A.) éd, El tumbo del monasterio de San Martín de Castañeda, León,
Centre de Estudios e Investigación « San Isidoro «, 1973, p. 4-5.
84. CDCA, vol. I ; RODRIGUEZ GONZALEZ (M.C.), DURANY CASTILLO (M.), « El sistema antro-
ponímico en el Bierzo », p. 71-81.
85. CDCA, vol. I, n°48 et 55.
86. IBN HAYYAN, Muqtabis V, éd. p. 466-468, trad. p. 350-351.
87. DIAZ-JIMÉNEZ (J.E.), « Inmigración mozárabe », p. 131.
88. GOMEZ MORENO (M.), Iglesias mozárabes, p. 141-142.
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(17) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 21

abbés cordouans. La région de Sahagún comportait aussi des habitants origi-


naires de cette ville, à tel point que l’une des dépendances du monastère se
nommait Villa de Cordobeses89. Quant à Zamora, elle aurait été reconstruite à
partir de 280/893 par des chrétiens venus de Tolède, si l’on en croit Ibn
Hayyân90. Même si les migrations « mozarabes » n’expliquent pas entièrement
la concentration d’anthroponymes arabisés dans cette région, particulièrement
au Xe siècle, elles durent tout de même constituer un puissant facteur d’implan-
tation, voire de diffusion de ce type d’usage.

Le modèle anthroponymique arabo-roman en al-Andalus

C’est d’autant plus probable que l’on constate une certaine similitude entre
l’onomastique arabo-romane des terres du nord et les usages des populations
chrétiennes ou d’origine autochtone en al-Andalus au cours des IXe-Xe siècles.
En effet, les chrétiens d’al-Andalus adoptent à partir du IXe siècle des noms
mixtes associant à un répertoire latin ou roman des références à l’anthropo-
nymie arabe. La documentation est trop maigre pour qu’on en tire une étude
réellement satisfaisante sur le plan quantitatif, mais l’échantillon des noms
disponibles abonde dans ce sens. L’anthroponymie chrétienne témoigne de
trois tendances : la conservation d’un nom latin91, l’hybridation du nom92 ou
l’adoption d’un nom parfaitement arabisé 93. Comme dans le nord de la
Péninsule, d’une génération à l’autre on alterne noms arabes et noms romans94.
Comme dans le nord, les noms théophores et bibliques semblent également
répandus.
L’arabisation du nom ne se manifeste chez les chrétiens d’al-Andalus qu’à
partir du IXe siècle et répond à un phénomène d’acculturation. En effet, le
répertoire du nom arabe ne se diffuse qu’au moment où la langue arabe
s’impose à l’ensemble de la société en tant que principal vecteur de la culture

89. CDMS, vol. I., n° 80, p. 111-112 (18 juin 941).


90. IBN HAYYAN, Muqtabis III, éd. ANTUÑA (M.), Chronique du règne du calife umaiyade Abd
Allah (888-912) à Cordoue, Paris, 1937, p. 109.
91. Par exemple Shalbatus dans le colophon arabe de la Bible de Séville en 988.
92. Ainsi Ja‘far b. Maqsim (tiré du nom latin Maximus), évêque de Bobastro au début du
Xe siècle.
93. Par exemple ‘Abd al-Malik b. Hassân, évêque d’Elvira vers 941 ou ‘Abd Allâh b. Asbagh b.
Nabîl, un notable chrétien partisan de ‘Umar b. Hafsûn à la fin du IXe siècle... Le nom arabe peut
toutefois être dédoublé par un nom latin comme c’est le cas pour l’évêque d’Elvira Rabî‘ b. Zayd,
connu dans les sources latines comme Recemundo.
94. Exemples : Shirband (tiré du latin Servandus) b. Hassân (fin IXe) ; Hafs b. Albar (tiré du
nom Alvare) et Ishâq b. Balashq (tiré de Velasco qui donnera Velázquez), deux figures de la vie
intellectuelle des chrétiens de Cordoue au IXe et Xe siècle respectivement.
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22 CYRILLE AILLET (18)

écrite, concurremment au latin. Les premières traductions bibliques en arabe95


voient d’ailleurs le jour dans la seconde moitié de ce siècle, notamment avec la
réalisation des Psaumes en vers de Hafs b. Albar (889)96. Néanmoins, dans le
cas de la minorité chrétienne, les modalités d’arabisation du nom ne suivent
pas nécessairement un processus d’acculturation passive. En effet, la conserva-
tion du schéma onomastique tardo-antique (nomen + cognomen) et le recours
au répertoire des noms visigothiques ou romans préservent la possibilité d’une
référence identitaire propre.
Dans la société andalouse de l’époque émirale, le nom constitue en effet un
emblème identitaire servant à distinguer une élite qui se pense « arabe » d’une
population assimilée par les chroniqueurs arabes à des ‘ajam, c’est-à-dire à des
non-Arabes d’origine autochtone parlant la langue ‘ajamiya qui, selon le
contexte, désigne le latin ou la langue romane vernaculaire des chrétiens ou des
convertis d’origine ibérique. Tandis que les mawâlîs, intégrés au réseau de la
clientèle des grands lignages arabes, en adoptent théoriquement les noms et
masquent ainsi leurs origines, les muwalladûn se voient suspectés – notamment
par Ibn Hayyân97 – d’alimenter la fitna, parce qu’ils échappent à la tutelle des
Arabes et restent attachés à ces mêmes origines98. Il est intéressant de noter que
ce groupe se voit assigner par le nom ses racines non arabes. Beaucoup de
muwalladûn portent en effet la marque onomastique de leur ascendance,
comme les Banû Sabarico et les Banû Angelino de Séville99. Lorsque leur nom
est parfaitement arabisé, Ibn Hayyân se charge de révéler l’imposture. Il
rappelle ainsi que Bakr b. Yahya b. Bakr, émir d’Ocsobana et de Shant Mariya,
descend en fait d’un certain Z.d.l.f.100 qui aurait tout fait pour masquer ses
origines en adoptant le nom de son mawlà101. Quelquefois, c’est la nisba qui

95. KASSIS (H.), « The mozarabs », dans MENOCAL (M.R.), SCHEINDLIN (R.P.), SELLS (M.) éd.,
The literature of al-Andalus, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 420-431 ; URVOY
(M.Th.), « La culture et la littérature arabe des chrétiens d’al-Andalus », Bulletin de Littérature
Ecclésiastique 92 (1991), p. 259-275 ; VAN KONINGVSELD (P.S), « Christian arabic literature from
medieval Spain : an attempt at periodization », dans KHALIL SAMIR (S.), NIELSEN (J.S), Christian
arabic apologetics during the abbasid period (750-1258), Leyde, Brill, 1994, article IX, p. 203-
224.
96. URVOY (M.Th.), Le Psautier mozarabe de Hafs le Goth, Toulouse, Presses Universitaires du
Mirail, 1994.
97. Notamment dans le célèbre passage du Muqtabis III où il distingue, au sein de la population,
les différents groupes à l’origine de la fitna : IBN HAYYAN, Muqtabis III, éd. ANTUÑA (M.), p. 51.
98. OLIVER PÉREZ (D.), « Una nueva interpretación de “Árabe”, “Muladí” y “Mawla” como
voces representativas de grupos sociales », Proyección histórica de España en sus tres culturas :
Castilla y León, América y el Mediterráneo, Valladolid, 1993, p. 143-155 ; FIERRO (M.), « Cuatro
preguntas en torno a Ibn Hafsûn », Al-Qantara 16, 1995, p. 220-257 ; FIERRO (M.), « Mawâlî and
muwalladûn in al-Andalus (second/eighth-fourth/tenth centuries) », dans BERNARD (M.), NAWAS
(J.) éd., Patronate and Patronage in Early and Classical Islam, Leyde, Brill, 2005, p. 195-245.
99. IBN HAYYAN, Muqtabis III, éd. ANTUÑA (M.), p. 75.
100. Peut-être issu du prénom Rodolphe dans l’une de ses variantes.
101. IBN HAYYAN, Muqtabis III, éd. ANTUÑA (M.), p. 15-16.
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(19) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 23

étiquette le personnage comme un ‘ajam, tel ‘Abd al-Rahmân b. Marwân b.


Yûnis al-Jilliqî, « le Galicien »102. Cependant, tout comme l’arabisation du nom
apparaît comme un enjeu de prestige social, la présence de noms romans dans
le nasab peut aussi être le fruit d’une construction politique et identitaire. C’est
le cas du clan des Banû Qasî qui domine la haute vallée de l’Èbre à partir de la
fin du VIIIe siècle. La famille revendique ses racines autochtones par le renvoi
à l’ancêtre fondateur, un comte visigoth nommé Cassius (Qasî), et par l’usage
de noms d’origine romane comme Lubb ou Fortûn103.
Il existe donc une stratégie du nom répondant à des contraintes sociales
d’assignation identitaire et à des dynamiques d’assimilation de modèles
identaires socialement valorisés. C’est ainsi que l’usage d’une anthroponymie
hybride parmi les chrétiens et certains convertis en al-Andalus ne reflète pas un
phénomène de désorientation sociale (l’acculturation en tant que réception
passive) mais une construction identitaire polarisée par une double référence à
la culture arabe et à un répertoire sémantique visigothique ou roman, en tout
cas non arabe.

Une diaspora « mozarabe » en terre du nord ?

La parenté entre l’anthroponymie arabo-romane en usage chez les chrétiens


d’al-Andalus et dans le nord apparaît plus clairement encore lorsque l’on
consulte les listes d’ambassadeurs chrétiens qui affluent vers Madînat
al-Zahrâ’ sous le règne d’al-Hakam II (961-976). D’un côté se tiennent les
dhimmî-s chrétiens de Cordoue, mandatés par le calife comme traducteurs : le
cadi Asbagh b. Nabîl, l’évêque ‘Isà b. al-Mansûr, le comte Mu‘âwiya b. Lubb,
le métropolitain de Séville ‘Ubayd Allâh b. Qâsim... De l’autre les délégués
des souverains du nord dont on peut souvent deviner le nom roman d’origine
derrière la transcription arabe104. Néanmoins, ces envoyés portent aussi des
noms sans aucune consonance romane. Elvira, fille de Ramiro II et tutrice du
roi de Léon Ramiro III (966-84) envoie à Cordoue le ‘arîf105 ‘Abd al-Malik106.
Le fils du comte de Salamanque mandate Habîb Tawîla, accompagné d’un
certain Sa‘âda. Sulaymân et Khalaf b. Sa‘d représentent le comte de Castille107.
En 941, une délégation cordouane, principalement composée de dignitaires

102. Ibid., p. 15 et suiv.


103. CAÑADA JUSTE (A.), Los Banu Qasi (714-924), Pampelune, 1980.
104. Dîdaquh b. Shabrît, ambassadeur des Ansúrez (Ashûr) – seigneurs de Peñafiel – en 971 ;
Ludhrîq b. Balashk, comte du Gharb en 973 ; Ashtîban b. Abîka, envoyé de l’évêque de Gormaz
en 974 : IBN HAYYAN, Muqtabis VII, éd. p. 63-64, 137-138, 168-169 ; trad. p. 80, 173-174, 207.
105. Le « sage », le « docte » : peut-être un clerc.
106. IBN HAYYAN, Muqtabis VII, trad. p. 75-76.
107. Ibid.
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24 CYRILLE AILLET (20)

chrétiens andalous, part vers Léon négocier la libération du gouverneur


Muhammad b. Hâshim at-Tujîbî, capturé par Ramiro II à la bataille de
Simancas. Parmi leurs interlocuteurs, plusieurs milites (en arabe mîlh, trans-
cription de miles) arborent des noms courants dans l’onomastique ibérique
romane : Daniel (Danîl), Alvare (Albar), Martin (Martîn), Salomon (Salmûn).
Mais l’on trouve aussi un certain Ayyûb, prêtre, et deux dignitaires appelés
Sa‘îd b. ‘Ubayda et Abû Sa‘îd, ce dernier occupant la charge de juge (qâdî)108.
On peut se demander si les délégations du nord ne comprenaient pas elles
aussi des chrétiens d’origine andalouse, capables de servir d’intermédiaires
entre les deux pouvoirs, entre les deux cultures. L’instrumentalisation des
dignitaires chrétiens par le califat omeyyade répondait au même objectif :
assurer la traduction et la transmission des informations lors des échanges
diplomatiques. Il est fort possible que les princes du nord aient choisi pareils
intermédiaires parmi leurs sujets chrétiens d’origine méridionale, émigrés et
installés sur leurs terres. La Chronique d’Albelda nous a conservé le nom d’au
moins l’un de ces personnages, Dulcidius, prêtre d’origine tolédane envoyé par
Alphonse III en ambassade à Cordoue en 883109. Cela implique l’existence
d’une population chrétienne arabisée (« mozarabe ») qui, dans certaines
régions du nord comme à Astorga et aux alentours, aurait fonctionné comme
une sorte de diaspora, maintenant des liens avec sa communauté et sa terre de
provenance.

Anthroponymie et arabisation linguistique : à propos de l’usage de l’arabe


dans le nord

Cette hypothèse implique toutefois que l’on identifie toute personne portant
un nom arabo-roman à un immigré chrétien venu d’al-Andalus, mais aussi que
l’on considère que le nom renvoie à une arabisation linguistique dont on
constate effectivement les prémices dans la culture écrite des chrétiens d’al-
Andalus de la seconde moitié du IXe siècle. Les sources nous permettent-elles
de constater, dans le nord-ouest péninsulaire au cours du haut Moyen Âge, une
pratique effective de l’arabe ?
Les mentions textuelles d’une telle pratique n’existent pas, hormis dans un
récit consigné par un auteur sévillan nommé al-Muwa‘înî vers 559/1164 110.
Lors d’une expédition dans la région de Porto, le souverain ‘abbâdide al-
Mu‘tadid (1042-1069) se serait emparé d’une forteresse dont la majorité des
défenseurs chrétiens parlait l’arabe et se prétendait d’origine arabe. Notre
analyse de ce texte a toutefois démontré qu’il était difficile d’y voir un
document sur la frontière, tant il obéissait à une série de topoï littéraires dont le

108. IBN HAYYAN, Muqtabis V, éd. p. 467-68, trad. p. 351.


109. BONNAZ (Y.), Chroniques asturiennes, p. 30.
110. DOZY (R.), Scriptorum arabi loci de Abbadidis, Leyde, t. II, 1852, p. 7.
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(21) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 25

but était de signifier la frontière et sans doute de nourrir le répertoire symbo-


lique de la dynastie ‘abbâdide111.
A-t-on des traces écrites de l’usage de l’arabe, en dehors de la documentation
« mozarabe » de Tolède aux XIIe-XIIIe siècles ? On ne connaît jusqu’à présent
aucun texte arabe rédigé dans le nord de la Péninsule. Certes, il existe bien
cette brève chronique des rois francs qu’al-Mas‘ûdî dit avoir découverte dans
un manuscrit arabe à Fustât et recopiée dans ses Prairies d’Or (Murûj al-
dhahab). Il raconte qu’il s’agissait à l’origine d’une commande d’al-Hakam II
à l’évêque Gotmar de Gérone112. Ce texte nous est cependant parvenu de façon
très indirecte, ce qui rend hasardeuse la reconstitution de sa transmission. Il
peut s’agir aussi d’une traduction du latin vers l’arabe effectuée directement à
Cordoue.
On possède par ailleurs, dans les chartes septentrionales, quelques signatures
en arabe : à Sahagún en 974113 et dans le testament rédigé par Pierre d’Almería
en 1116. Ce dernier était sans doute un « mozarabe » arrivé à Huesca sous les
Almoravides114. Le fils du roi d’Aragon Sanche Ramírez (1063-1094), le futur
Pierre Ier, signe lui aussi en arabe une charte attribuant à la cathédrale de Jáca
des biens à Saragosse, dont la conquête se préparait115. Toutefois, l’apposition
d’une telle signature ne nous renseigne pas sur le degré réel de connaissance de
l’arabe de ces personnages.
On dispose d’indices beaucoup plus explicites à travers une série de manus-
crits latins copiés ou conservés dans les scriptoria du nord de la Péninsule et
annotés sur place en arabe. On en dénombre environ dix116. Deux d’entre eux

111. AILLET (C.), « Aux marges de l’Islam : le château des Deux Frères et le dernier des
Ghassanides », dans DESWARTE (Th.) et SÉNAC (Ph.) dir., Guerre, pouvoirs et idéologies dans
l’Espagne chrétienne autour de l’an mil, Brepols, 2005, p. 25-35.
112. AL-MAS‘UDI, Murûj al-dhahab wa ma‘âdhin al-jawhar, trad. BARBIER DE MEYNARD et
PAVET DE COURTEILLE, revue et corrigée par PELLAT (Ch.), Les Prairies d’or, Paris, 1965, t. II, p.
343-346 ; éd. PELLAT (Ch.), Beyrouth, 1966, t. II, p. 145-150 ; BARCELO (M.), « Una nota entorn
del « Llibre dels reis francs « regalat pel bispe Gotmar de Girona, l’any 384/940, a al-Hakam, a
Còrdova », Homenatge a Lluís Batlle i Prats, Annals de l’Institut d’Estudis Gironins 25-1, 1979-
1980, p. 127-136.
113. GOMEZ-MORENO (M.), Iglesias mozárabes, p. 115.
114. BALAGUER (F.), « Notas documentales sobre los mozárabes oscenses », Estudios de Edad
Media de la Corona de Aragón 2, 1946, p. 14-16.
115. LACARRA (J.M.), « Documentos para el estudio de la reconquista y repoblación del Valle
del Ebro », Estudios de Edad Media de la Corona de Aragón, Sección de Zaragoza, Saragosse,
1946, II, doc 1, p. 471 (6 juillet 1086).
116. À propos de la circulation de manuscrits dans la Péninsule : DIAZ Y DIAZ (M.C.), « La
circulation des manuscrits dans la péninsule Ibérique du VIIIe au IX e siècle », Cahiers de
Civilisation Médiévale, 1969, p. 219-241 et p. 383-392 et DIAZ Y DIAZ (M.C.), Manuscritos visigó-
ticos del sur de la península : ensayo de distribución regional, Séville, Secretariado de
Publicaciones de la Universidad de Sevilla, 1995 (abrégé MVSP). Le seul ouvrage qui propose une
analyse d’ensemble des manuscrits latins annotés en arabe est VAN KONINGSVELD (P.S.), The
Latin-Arabic glossary of the Leiden University Library. A contribution to the study of Mozarabic
manuscripts and literature, Leyde, Leiden New Rhine Publishers, 1976.
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26 CYRILLE AILLET (22)

proviennent de Santa María de Ripoll, au nord de Barcelone, et sont reliés à


l’activité intellectuelle du monastère, premier foyer de traductions scientifiques
de l’arabe au latin dès la fin du Xe et au début du XIe siècle117. En dehors de ce
centre de culture, c’est en Léon et dans la vallée du Duero que l’on repère
l’usage de l’arabe pour annoter des manuscrits. À Léon, à Zamora et dans les
scriptoria des monastères de San Cosme de Abellar, San Facundo de Sahagún,
San Salvador de Tábara et Valeránica, l’arabe était quelquefois utilisé à l’écrit.
Ce ne sont parfois que quelques gloses isolées, mais parfois elles tapissent les
marges du manuscrit au point de l’emporter sur le latin.
Le cas le plus célèbre est la Bible copiée par Florencio et Sancho au monas-
tère de Valeránica en 960, et qui est maintenant conservée dans le trésor de la
collégiale de San Isidoro à Léon. Bien qu’elle comporte des notes en latin,
l’arabe domine largement, avec 353 notes. Ce sont souvent les mêmes lecteurs
qui passent du latin à l’arabe, démontrant leur égale maîtrise écrite des deux
langues. L’analyse et la comparaison des écritures permet d’établir que
l’ouvrage fut annoté dans la seconde moitié du Xe ou au début du XIe siècle118.
On retrouve d’ailleurs des graphies assez semblables dans un ouvrage copié,
conservé et annoté en al-Andalus : la Bible offerte à la cathédrale de Séville en
988119. De plus, il semblerait que certaines gloses marginales de la Bible de
960 soient tirées de la traduction des Évangiles en arabe réalisée par Ishâq b.
Balashq à Cordoue en 946120. Les annotations en arabe avaient pour but de
mieux s’approprier le lexique et les citations bibliques en les transposant dans
un univers linguistique familier. On peut donc penser que la Bible de
Valeránica fut destinée à une communauté formée de moines originaires d’al-
Andalus et dont la principale langue de culture était l’arabe. Installés dans les
régions nouvellement intégrées à la Castille, ils apportèrent avec eux leurs
bibliothèques et gardèrent leurs usages linguistiques antérieurs.

117. DIAZ Y DIAZ (M.C.), MVSP, p. 125-127 ; BEER (R.), Die Handschriften des Klosters Santa
María de Ripoll, I, Vienne, 1907-1908, p. 34, traduction catalane BARNILS I GIOLS (P.), « Los
manuscrits del monastir de Santa María de Ripoll », Real Academia de Buenas Letras de
Barcelona, Año IX, n°36, 1909, p. 161-164 ; MILLÀS VALLICROSA (J.M.), « El manuscrit mossà-
rabic n°49 del fons de Ripoll », Butlleti de la Biblioteca de Catalunya, 7, 1927, p. 337-338 ; ID.,
« Valoración de la cultura románica en la época de Santa María de Ripoll », Pirineos, I, 1945, p.
76-77 ; ID., Assaig d’història de les idees físiques i matemàtiques a la Catalunya medieval,
Barcelone, 2e édition 1983, p. 91-92 ; SAMSO (J.), « Cultura científica àrab i cultura científica
llatina a la Catalunya altmedieval : el monestir de Ripoll i el naixement de la ciencia catalana »,
Symposium internacional sobre els orígens de Catalunya (segles VIII-XI), vol. I, Barcelone, 1991,
p. 265-266 ; P UIGVERT I P LANAGUMÀ (G.), Astronomia i astrologia al monestir de Ripoll,
Barcelona, Universitat Autònoma de Barcelona, 2000, p. 54-55.
118. Les deux meilleures études sont : CUSTODIO LOPEZ (A.), « Las glosas marginales árabes del
Codex visigothicus legionensis », Codex biblicus legionensis. Veinte estudios, León, 1999, p. 303-
318 et RAMIREZ (J.M.), « Las glosas marginales árabes del Codex Visigothicus Legionensis de la
Vulgata », Scripta Theologica 2, Pampelune, 1970, p. 303-339.
119. Madrid, Biblioteca Nacional, Vitr. 13.1, Biblia Hispalensis.
120. CUSTODIO LOPEZ (A.), « Las glosas marginales ».
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(23) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 27

Une véritable parenté stylistique121, paléographique et linguistique122 unit la


culture écrite en Léon et dans la vallée du Duero à celle du christianisme
méridional, ce qui rend délicate l’identification des lieux de copie et de conser-
vation des manuscrits annotés en arabe. Prenons la compilation canonique qui
fut dédiée à l’abbé Superius, au Xe ou au début du XIe siècle. Elle comprend
une centaine de gloses en arabe, déposées par des lecteurs qui étudiaient les
canons de l’Église en latin mais réfléchissaient en arabe, signalant tout naturel-
lement les passages les plus intéressants par l’impératif ifham (« à méditer ») et
traduisant çà-et-là quelques mots obscurs en arabe. Au XVIe siècle, l’ouvrage
se trouvait déjà dans les fonds de San Facundo de Sahagún, mais la documen-
tation léonaise ne recense aucun abbé Superius à la tête du monastère 123. Il
existe donc deux pistes possibles : la première nous mène vers al-Andalus, la
seconde vers les régions de marges du Léon, lieu de projection septentrionale
de la culture mozarabe.
Quant au volumineux exemplaire des Moralia in Iob que conserve
aujourd’hui la bibliothèque capitulaire de Tolède, il illustre parfaitement
l’histoire mouvante de la frontière124. Le nom du commanditaire, un évêque
nommé Dulcidius, est disséminé en acrostiche dans le labyrinthe du second
folio. Une croix d’Oviedo, symbole de la monarchie asturo-léonaise, figure en
ouverture, ce qui désigne le Léon comme lieu probable de la copie. Les marges
du volume sont parsemées de plus d’une centaine de notes inédites en arabe.
Elles semblent contemporaines des gloses latines, ce qui permet d’établir une
fourchette chronologique comprise entre la seconde moitié du Xe et la première
moitié du XIe siècle. Le manuscrit aurait été en effet annoté peu de temps après
la copie, que l’on peut situer dans la seconde moitié du Xe siècle. Bien que le
manuscrit soit arrivé à Tolède à une date indéterminée, les écritures marginales
ne ressemblent pas aux productions de la communauté mozarabe locale aux

121. MENTRÉ (M.), La peinture mozarabe : un art chrétien hispanique autour de l’an 1000,
Paris, Desclée de Brouwer, 1995.
122. DIAZ Y DIAZ (M.C.), MVSP ; MILLARES CARLO (A.), Corpus de códices visigóticos (abrégé
CCV), éd. revue par DIAZ Y DIAZ (M.C.), MUNDO (A.) et alii, Las Palmas de Gran Canaria,
Gobierno de Canarias – Universidad de Educación a Distancia, 1999, 2 vol.
123. Madrid, Biblioteca nacional, ms. 1872 ; MARTINEZ DIEZ (G.), La colección canónica hispá-
nica, I Estudio, Madrid-Barcelone, 1966, p. 128-130 ; VAN KONINGSVELD (P.S.), The Latin-Arabic
Glossary, p. 46 ; DIAZ Y DIAZ (M.C.), MVSP, p. 108-109 ; MILLARES CARLO (A.), CCV, n°157, p.
106-107.
124. Tolède, Biblioteca capitular, ms. 11.4. On a peu écrit sur ce manuscrit : GOMEZ MORENO
(M.), Iglesias mozárabes, p. 378-384 ; MILLARES CARLO (A.), Los códices visigóticos de la
catedral de Toledo, Madrid, 1934, p. 49-50 ; VAN KONINGSVELD (P.S.), The Latin-Arabic Glossary,
p. 48. J’en ai proposé une première analyse : AILLET (C.), « Recherches sur le christianisme arabisé
(IXe-XIIe siècles) : les manuscrits hispaniques annotés en arabe », AILLET (C.), PENELAS (M.),
ROISSE (Ph.), ¿Existe una identidad mozárabe? Historia, lengua y cultura de los cristianos en al-
andalus (ss. IX-XII), Madrid, collection de la Casa de Velázquez vol. 101, 2008, p. 91-134.
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28 CYRILLE AILLET (24)

XIIe-XIIIe siècles. Elles nous documentent sur les pratiques linguistiques d’un
groupe de chrétiens arabisés installés en Léon. La mention du commanditaire
peut nous servir d’indice pour une identification plus précise, à condition de
déterminer de quel Dulcidius il s’agit, car plusieurs personnages portent ce
nom dans la documentation léonaise.
Tous les spécialistes de la question ont cru reconnaître en lui le prêtre
Dulcidius, envoyé à Cordoue en 883, d’où il aurait rapporté les reliques
d’Euloge et de Léocritia si l’on en croit le récit de la translatio à Oviedo en
884125. Mais il s’agit probablement ici d’un autre personnage, à savoir l’évêque
Dulcidius de Zamora, qui occupa cette charge entre 914 et 956126. La ville fut
conquise par Alphonse III en 892-893 puis restaurée et repeuplée grâce à un
afflux de chrétiens venus de Tolède. La domination chrétienne sur la ville ne se
stabilisa qu’après la tentative de reconquête menée par le prédicateur Ibn al-
Qitt au tout début du Xe siècle127. Quelques années plus tard, la documentation
de Celanova, de Sahagún et de Léon mentionne un certain Atila, qui semble
avoir été le premier évêque en titre128. Dulcidius est donc probablement le
second évêque de Zamora, une ville marquée par le contact avec l’Islam et la
présence d’une communauté chrétienne originaire des territoires islamiques. La
région, l’époque et le milieu concordent avec ce que nous savons du manuscrit.
Zamora ou ses environs accueillaient en tout cas au Xe siècle des clercs ou
des moines instruits dans les deux langues, arabe et latin. Leurs bibliothèques
devaient rassembler, à côté des références patristiques habituelles, quelques
ouvrages en arabe, notamment des Bibles traduites dans cette langue, dont ils
tirèrent certaines des traductions marginales du codex de Dulcidius. Il devait
s’agir d’une communauté suffisamment importante pour que le système de
notes en arabe constitue une sorte de guide du lecteur à usage interne, un
lecteur habitué à lire et penser en arabe.

La consignation du nom et le mode de transfert linguistique

Puisque les terres du nord ont accueilli un flux de populations chrétiennes


d’origine andalouse, il est fort possible que celles-ci aient conservé leur mode
de désignation anthroponymique. Les noms arabisés que l’on récolte au gré des
chartes proviennent d’ailleurs plus certainement de la langue parlée en al-
Andalus que de l’arabe littéraire. La consonne finale de Abû est très souvent
éludée (Abzuleman129) ou bien prononcée comme un o, par exemple dans

125. España Sagrada t. X, p. 457; Acta Sanctorum, 11 mars (Mars II, p. 89).
126. AILLET (C.), « Recherches sur le christianisme arabisé (IXe-XIIe siècles) ».
127. IBN HAYYAN, Muqtabis III, éd. ANTUÑA (M.), p. 109 et 133-139.
128. Colección documental del archivo de la catedral de León, éd. SAEZ (E.), t. I, acte n° 39.
129. Tiré de Abû Sulaymân.
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(25) LA « SITUATION MOZARABE » DANS LE NORD-OUEST IBÉRIQUE 29

Abomuza130, quand elle ne se fond pas dans la voyelle suivante (Abomar131), car
la condensation est de règle (Abzecri, Abozan132). La vocalisation suit des
règles calquées sur la pratique orale, que l’on retrouve d’ailleurs encore
aujourd’hui dans les parlers arabes : Zecri, Omar, Naccer, Hamer,
Habdelmelek133...
La fidélité de la transcription phonétique dans les chartes, malgré les varia-
tions que l’on peut constater entre les diverses occurrences du même nom,
laisse penser qu’il ne s’agit pas d’une traduction de l’arabe vers le latin, mais
de la consignation naturelle d’un répertoire familier aux scribes, sans doute
parce qu’il était largement diffusé dans les usages courants de la langue verna-
culaire. C’est sans doute le vecteur de la langue vernaculaire « romane » qui a
servi à introduire dans la langue écrite « latine » ce bagage linguistique arabo-
roman, passage facilité par l’extrême porosité entre les deux registres de langue
dans les cartulaires locaux jusqu’au XIe siècle.

Le sédiment d’une phase d’occupation islamique ?

L’existence d’un mouvement migratoire et d’une population chrétienne de


culture arabe ne signifie pas pour autant que la diffusion de l’anthroponymie
arabisée dans le nord se réduise à ces seuls facteurs, dont l’importance
démographique est difficilement quantifiable. En d’autres termes, ce n’est pas
parce que l’on porte un nom à consonance arabe que l’on est forcément
d’origine andalouse et encore moins que l’on parle ou écrit l’arabe. Le lien
peut s’avérer juste dans certaines régions comme la Galice, peut-être le Bierzo,
éloignées de la frontière avec l’Islam. Ailleurs, comme en Léon, les noms
arabisés représentant 15% du total, cela signifie-t-il que la population locale
était constituée de 15% de chrétiens d’origine andalouse ?
Il est permis d’en douter car plusieurs cas régionaux nous montrent l’entrée
en jeu de facteurs complémentaires. Certaines zones frontalières où l’on
constate une forte concentration de l’onomastique arabo-romane ont été
marquées par une phase d’occupation musulmane suffisamment longue pour
avoir imprégné les usages locaux. C’est le cas de la Beira qui fut placée sous
domination islamique jusqu’en 878. Il est fort probable que les individus
recensés dans les premières chartes conservées, environ deux décennies après
la conquête asturo-léonaise, soient des chrétiens d’origine locale, aucune
source ne venant corroborer la thèse d’un afflux mozarabe massif dans un laps

130. Tiré de Abû Mûsa.


131. Tiré de Abû ‘Umar.
132. Tirés de Abû Zakarî et de Abû Hassân.
133. Tirés de Zikrî, ‘Umar, Nâsir, ‘Âmir ou Amr, ‘Abd al-Malik.
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de temps si réduit. Le port de noms à consonance arabe se révèle trop courant


pour n’être que le fait d’une minorité fraîchement installée134.
Le cas d’Albelda est similaire. Une place forte musulmane (hisn al-Baydâ’)
s’y dressait au IX e siècle, où Mûsa b. Mûsa fut mis en échec par les
« Vascons » d’Ordoño I en 237/852135. Ce ne fut qu’au début du Xe siècle que
la monarchie pampelonaise stabilisa son emprise sur la haute vallée de l’Èbre.
Le monastère, édifié ou restauré en 921, faisait donc partie d’une zone particu-
lièrement mouvante, oscillant entre domination islamique et domination
chrétienne136. Les populations chrétiennes installées sur ces terres avaient donc
été au contact des deux cultures, à l’image des Banû Qasî eux-mêmes. De sorte
que la forte présence de noms arabo-romans dès les premières chartes ne peut
être le reflet d’une soudaine vague d’immigration « mozarabe ». Elle traduit
plutôt une situation d’acculturation antérieure, qui s’est réalisée au contact de
l’Islam avant l’intégration au royaume de Pampelune. Il s’agit donc d’une
forme de sédiment de la situation antérieure.
La Tierra de Campos et le bassin du Duero ont également connu une phase
de leur histoire en dehors de la domination asturienne. Ils ont été incorporés et
repeuplés par la monarchie d’Oviedo au cours d’un processus qui s’étale sur le
IXe siècle tout entier, jusqu’à la récupération de Zamora en 893. Bien que la
restructuration monarchique soit présentée par les sources léonaises comme la
« restauration » d’un territoire déserté, ces régions avaient vécu une histoire
antérieure, comme le démontrent les indices récoltés dans les sources arabes
par Eduardo Manzano137. On peut alors supposer que les nouveaux occupants
qui franchirent les Monts Cantabriques trouvèrent sur place des populations
chrétiennes marquées par le contact avec l’Islam. La différenciation onomas-
tique de ces populations chrétiennes locales n’était donc que l’héritage d’un
passé distinct. Elle fut ensuite alimentée et renforcée par l’apport migratoire de
nouveaux groupes de chrétiens venus d’al-Andalus, attirés par la politique
royale de colonisation.

134. AILLET (C.), « Entre chrétiens et musulmans ».


135. IBN HAYYAN, Muqtabis II, 2, éd. MAKKI (M.A.), Beyrouth, 1973, p. 16 ; MANZANO (E.), La
frontera de al-Andalus, p. 117.
136. UBIETO ARTETA (A.), « Sobre la conquista de la Rioja por los Pamploneses », Príncipe de
Viana 3 (1986), p. 2-3. Sur l’Aragon musulman : SÉNAC (Ph.), LALIENA (C.), Musulmans et
chrétiens dans le haut Moyen-Âge : aux origines de la reconquête aragonaise, Paris, Maisonneuve
et Larose, 1991, p. 35-37 ; SÉNAC (Ph.), La frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècle). Le peuple-
ment musulman au nord de l’Èbre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, Maisonneuve
et Larose, 2000, p. 123-127 ; VIGUERA MOLINS (M.J.), Aragón musulmán : la presencia del Islam
en el Valle del Ebro, Saragosse, 1988.
137. MANZANO (E.), La frontera de al-Andalus. Voir aussi Despoblación y colonización del
valle del Duero, notamment MINGUEZ (J.M.) , « Innovación y pervivencia », p. 45-81.
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Onomastique et attraction culturelle

Il faut noter aussi que la restructuration du territoire par la monarchie


asturienne ne semble pas s’accompagner, dans les régions de marges récem-
ment acquises, d’une transformation des usages onomastiques. Le stock
anthroponymique arabo-roman semble au contraire se maintenir, voire même
augmenter au cours du Xe siècle, à tel point que Carlos Estepa évoque à ce
propos un phénomène de « mozarabisation générale » du nom138. L’acmé de
cette vogue correspond au moment où le califat de Cordoue pèse de tout son
poids dans la vie politique et culturelle de la péninsule Ibérique.
L’hégémonie du califat omeyyade de Cordoue se manifesta en effet par des
interventions régulières dans les affaires des royaumes du nord et déboucha
même, à l’époque amiride, sur la satellisation d’un certain nombre de seigneurs
chrétiens de la frontière, sur l’instauration d’un protectorat temporaire sur le
Léon et sur la reconquête de Coimbra et du Mondego. Au cours de cette
période, les marges de la Beira, du Léon et du Duero servirent de têtes de pont
aux échanges belliqueux ou pacifiques avec al-Andalus, régulés par un ballet
diplomatique intense.
La densité du faisceau de relations alimenta le rayonnement de la culture
islamique hors de ses frontières. Les royaumes du nord se délectèrent alors de
la culture matérielle andalouse : objets en ivoire, tissus de luxe, cristaux de
roche, mais aussi subtils emprunts au registre architectural et esthétique de
l’Islam donnant naissance à cet art que l’on qualifie justement de
« mozarabe139 ». Le fait de porter un nom à consonance arabe ne faisait-il pas
aussi partie de cet engouement, de cette attraction exercée par une culture
d’empire sur sa périphérie ? Ce troisième facteur peut expliquer l’acclimatation
et la diffusion des noms à consonance arabe dans la société léonaise, sans inter-
ruption jusqu’au XIe siècle. Il permet de mieux comprendre aussi pourquoi les
individus semblent puiser de manière éclectique dans un répertoire indifférem-
ment roman ou d’origine arabe. Il s’agit d’un choix et non d’une contrainte
sociale. Ce choix ne reflète aucunement un statut marginal au sein de la
société. Au cours du XIe et surtout du XIIe siècle, les temps changent : le choix
du nom n’est plus influencé par l’attraction offerte par le puissant voisinage de
l’Islam mais par l’imposition du modèle mis en avant par la réforme grégo-
rienne et relayé par les monarchies septentrionales.

L’anthroponymie des régions de marges de la péninsule Ibérique, dont nous


avons étudié plus précisément le front nord-ouest, constitue une source primor-

138. ESTEPA DIAZ (C.) dir., Estructura social de la ciudad de León, p. 157.
139. G OMEZ M ORENO (M.), Iglesias mozárabes ; M ENTRÉ (M.), La peinture mozarabe ;
FONTAINE (J.), L’art mozarabe, t. II de L’art préroman hispanique, Paris, Zodiaque, La Nuit des
Temps, 1977.
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32 CYRILLE AILLET (28)

diale pour l’histoire des mobilités frontalières et des interactions socio-cultu-


relles entre Islam et sociétés chrétiennes. Entre le IXe et le XIe siècle, les
emprunts au registre onomastique de la culture arabo-andalouse prennent une
importance considérable en Léon, dans la vallée du Mondego et du Duero.
L’explication de ce phénomène conjugue plusieurs facteurs. Le facteur migra-
toire instille et dissémine, par le biais du vecteur « mozarabe », des usages
acquis au préalable en al-Andalus. Dans les aires de diffusion les plus septen-
trionales, comme le Bierzo ou la vallée du Minho, le port d’un nom arabisé
distingue probablement une minorité chrétienne d’origine andalouse, bien
intégrée à la société locale.
Plus au sud, la situation semble plus complexe. Les chrétiens provenant des
territoires musulmans y sont nombreux et certains conservent l’usage de
l’arabe, comme le montrent les annotations en cette langue que l’on observe
dans quelques manuscrits léonais. On peut même évoquer l’hypothèse de
« diasporas mozarabes » qui conservent des liens avec leur culture et leur
communauté d’origine et jouent très certainement à ce titre un rôle d’intermé-
diaires dans les relations des principautés du nord avec le califat omeyyade de
Cordoue. Cependant, la densité de l’onomastique arabo-romane à l’approche
de la frontière s’explique aussi par une situation de contact continu avec les
terres d’Islam. Aux traces que peut avoir laissées l’occupation islamique de ces
régions avant leur intégration par la monarchie asturienne, s’ajoute le rayonne-
ment de la civilisation arabo-andalouse au Xe siècle. Ainsi, les sédiments d’une
première phase d’acculturation ont-ils pu être réactivés par un engouement
culturel qui répondait parfois à une véritable satellisation des espaces fronta-
liers par Cordoue. Les mouvements de populations, les relations avec al-
Andalus et le complexe processus d’acculturation frontalière qui en découle,
composent cette situation mozarabe qui disparaît au cours du XIIe siècle. Cette
situation se caractérise par l’intégration, dans une culture qui se définit comme
latine, d’éléments empruntés au registre symbolique de l’Islam.

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