Actes de la recherche en

sciences sociales

La raison littéraire
Le champ littéraire français sous l'Occupation (1940-1944)
Madame Gisèle Sapiro

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Sapiro Gisèle. La raison littéraire. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. Littérature et
politique. pp. 3-35;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1996.3166

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3166

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Zusammenfassung
Das Anliegen der Literatur
Dem französischen literarischen Feld fehlten zur Zeit der deutschen Besatzung die Bedingungen,
durch die ihm eine relative Autonomie garantiert worden wäre. Ungeachtet der
Repressionsmafänahmen selbst verleiht die überpolitisierung auch noch der unpolitischsten Haltung
eine politische Dimension. Die nötigen Konzessionen gegenüber externen Auflagen lassen in einer
ersten Phase die Vertriebs- und künstlerischen Anerkennungs-Organe {Académie française,
literarische Jurys) zu einem Ruckgang an Autonomie beitragen. Unterclessen bezeugen die
Widerstandsmechanismen, die das literarische Feld allmählich diesen externen Auflagen
entgegenstellt, das Weiterbestehen einer gewissen Minimums an Autonomie selbst während dieser
Zeit der Krise. Trotz ihrer geographischer Zersplitterung fahren die Schriftsteller fort, Debatten
untereinander zu fuhren. Die Kämpfe drehen sich um Meinungsverschiedenheiten, die schon vorher
bestanden hatten. Die von clen Vichy- und/oder Kollaborations-nahen Schriftstellern vorgetragenen
Angriffe gegen die in der Zwischenkriegszeit dominant gewesene Literatur, die in der damais
herrschenden Krisenkonjunktur geradezu als « symbolische Morde » zu werten sind, bewirken eine
Verstärkung des Bündnisses zwischen den Vertretern der «l'art pour l'art» - Bewegung und denjenigen,
die in halber Legalität oder ganz im Untergrund dem vaterländischen Kampf ihre Schriftstellertalente
leihen. So fuhren sie alle ihren Kampf gegen den Versuch der Unterwerfung der Feldinstanzen unter
extern induzierte Gebote mit rein literarischen Mitteln.
Das klandestine literarische Unterfeld war entstanden aufgrund eines Bündnisses zwischen den ihrer
Ausdrucksmittel beraubten Schriftstellern und der französischen kommunistischen Partei, die ihre
Organisationsstrukturen zur Schaffung einer Nationalen Schriftstellerfront (FNE), dem späteren
Nationalkomitee der Schriftsteller, bereitgestellt hatte. Zu betonen ist, daß das Bündnis auf der
Grundlage rein literarischer Haltungen geschlossen worden war, denen sich Kommunisten und nicht-
Kommunisten in gleicher Weise verpflichtet fühlten. Und auf diese Weise fiel dem Ver- bindungsnetz
Gallimard-NRF bei der anfänglichen Rekrutierung des FNE eine zentrale Rolle zu.
Die Vermittlungsfunktion des literarischen Feldes fur das Verhältnis der Schriftsteller zur Politik wird
ebenfalls in der Korrelation zwischen Positionen im Feld und politischen Stellungnahmen sichtbar, wie
sie sich in einer Korrespondenzanalyse der Lebenswege von 185 in der Zeit von 1940 bis 1944 aktiv
tätigen Schriftstellern niederschlägt. So ist die Struktur des Feldes (die Gegensätze zwischen einem
Fol begrenzter und einem Pol großer Produktion, zwischen Jungen und Alten, sowie die einem solchen
Raum eigentumlichen Hierarchisierungsprinzipien) sehr wohl Matrix der politischen Haltungen.

Abstract
For reasons of literature
Under the German Occupation, the French literary field was deprived of the conditions that ensured its
relative autonomy. In addition to the repressive measures, the extreme degree of politicization imbued
even the most apolitical attitudes with a political meaning. By bowing to outside demands, the agencies
of diffusion and consecration (the French Academy, the literary juries) initially contributed to this loss of
autonomy. Nevertheless, the mechanisms of resistance that the literary field brought to bear on these
external constraints bear witness to the survival of a form of autonomy, even in times of crisis.
Despite their geographical dispersal, writers carried on with their dialogues and polemics. Their
conflicts were basecl on preexisting divisions. Attacks by writers close to the Vichy government and/or
the Collaboration on the recognized literature from between the two wars - attacks which, in this
conjuncture of crisis, were so many "symbolic murders" — had the effect of gathering into a single
camp defenders of "art for art's sake" and those who, semi-legally or clandestinely, wielded their pens
in the service of the homeland. It was by purely literary means that they fought against the subjugation
of the authorities of the field to heteronymous logics. The creation of a clandestine literary sub-field was
the product of an alliance between writers dispossessed of their means of expression and the French
Communist Party, which provided organizational structures with a view to forming a National Writers
Front (FNE : the future National Writers Committee). This alliance was only made possible, however,
by the literary affinities between the communists and the non-communists of the group. Here, the
Gallimard-Nouvelle Revue Francaise network played a crucial role in recruiting the early members.
The mediation of the literary field in the writers' relations with politics can still be seen in the correlation
correspondence covering the itineraries of 185 writers active between 1940 and 1944. The field structure
(opposition between a pole of limited production and one of major production, between old and young, and
the ranking principles characteristic of this space) is indeed the matrix of political attitudes.

Résumé
La raison littéraire
Sous l'Occupation allemande, le champ littéraire français se voit privé des conditions qui lui assuraient une
relative autonomie. Outre les mesures répressives, la surpolitisation confère une signification politique aux
attitudes les plus apolitiques. En se pliant à la demande externe, les instances de diffusion et de
consécration (l'Académie française, les jurys littéraires) contribuent, dans un premier temps, à la perte
d'autonomie. Cependant, les mécanismes de résistance que le champ littéraire oppose à ces contraintes
externes témoigne de la survivance d'une forme d'autonomie même en période de crise.
Malgré la dispersion géographique, les écrivains continuent à dialoguer et à polémiquer entre eux. Les
luttes qui les opposent sont fondées sur des divisions préexistantes. Les attaques proférées par les
écrivains proches de Vichy et/ou de la Collaboration contre la littérature consacrée de l'entre-deux-guerres -
attaques qui, dans la conjoncture de crise, sont autant de « meurtres symboliques » - ont pour effet de
rassembler, dans un même camp, les défenseurs de « l'art pour l'art » et ceux qui, dans la semi-légalité ou
dans la clandestinité, engagent leurs plumes au service de la patrie. C'est avec des moyens proprement
littéraires que ceux-ci luttent contre l'inféodation des instances du champ à des logiques hétéronomes.
La création d'un sous-champ littéraire clandestin est le produit d'une alliance entre des écrivains
dépossédés de leurs moyens d'expression et le PCF qui leur offre ses structures organisationnelles en vue
de la formation d'un Front national des écrivains (futur Comité national des écrivains). Cette alliance n'est
toutefois possible qu'à la faveur des affinités proprement littéraires qui lient communistes et non
communistes. Ainsi, le réseau Gallimard-NRF joue un rôle central dans le recrutement initial du FNE.
La médiation du champ littéraire dans le rapport des écrivains à la politique est encore visible dans la
corrélation entre positions dans le champ et prises de position politiques, établie par une analyse de
correspondances portant sur les trajectoires de 185 écrivains en activité entre 1940 et 1944. La structure du
champ (les oppositions entre un pôle de production restreinte et un pôle de grande production, entre vieux
et jeunes, et les principes de hiérarchisation propres à cet espace) est donc bien la matrice des attitudes
politiques.
 Gisèle Sapiro
LA RAISON
Le champ littéraire français sous l'Occupation (1940-1944)
possibilité
I y a plusieurs
de sesemaines
taire et pour
déjà qui
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réfléchis
publiersuréquivaut
ans la crise de l'identité nationale que connaît la
France occupée, la littérature est un enjeu pour
toutes les forces en présence l pour la
:
légitimation d'une collaboration franco-allemande dans le
cadre de l'idéologie « européenne » nazie, pour la
légitimation d'un régime de Vichy soucieux d'asseoir sa
légalité, pour les contestataires de cette légalité, de la
Résistance intérieure - notamment le Parti communiste - à la
France libre. Soumis au double appareil de contrainte
nazi et vichyste, livré aux différentes entreprises de
captations, le champ littéraire se voit privé des conditions
qui lui assuraient une relative autonomie 2 Or, en dépit
.
de la déstructuration objective du champ littéraire,
amplifiée par la confusion qui règne dans les représentations
que s'en font les écrivains par ces temps de crise
nationale, en dépit de l'état hétéronome de son infrastructure,
une forme d'autonomie relative subsiste dans le mode de
fonctionnement de cet espace même éclaté. Elle subsiste
dans le fait que, exilés ou vedettes du «Tout-Paris »
collabora tionniste, clandestins ou conseillers du prince,
politisés ou esthétisants, silencieux ou diserts, les écrivains
continuent, par-delà les frontières géographiques,
politiques et légales, à dialoguer, à polémiquer, à se
positionner les uns par rapport aux autres. Elle subsiste encore
clans le fait que la crise exacerbe, quand elle ne les
consomme pas, des divisions préexistantes, qui doivent
plus à l'histoire du champ littéraire qu'à la conjoncture.
Elle subsiste enfin dans le fait qu'on ne peut rendre
compte des attitudes politiques sans dégager les enjeux
et les principes de polarisation proprement littéraires qui
les sous-tendent.
Personnage public, l'écrivain est appelé, par sa
pratique, à opérer les «déplacements» qui le conduisent
vers le champ de production idéologique. Si l'opposition
entre le modèle de « l'art pour l'art » et celui du « prophé-
LITTÉRAIRE
cette vraie
à unemaladie
espècedes
d'anéantissement.
«gens deMichel
lettres»
Leiris,quiJournal,
ne conçoivent
16 février pas
1941.la
tisme » à dimension politique est une constante
structurale du champ littéraire français, depuis l'affaire Dreyfus
à tout le moins, c'est que l'engagement politique est une
pratique légitime dans un univers où, pour exister, il faut
se distinguer3. La difficulté que l'on a à saisir le rapport
des écrivains au politique tient à la fois à la médiation du
champ littéraire et à la spécificité du « métier » d'écrivain.
Ainsi, par exemple, l'imbrication très particulière entre
sphère du public et sphère du privé dans ce métier où
les affaires les plus privées (comme l'amour)
appartiennent au domaine public est sans doute au principe de la
propension des écrivains à transformer leurs passions en
causes universelles. Cette donnée essentielle en fait une
population particulièrement pertinente pour étudier les
logiques non politiques qui sont à l'œuvre dans les prises
de position politiques des intellectuels en général.
Les effets de la politisation
Une situation de crise nationale telle que
l'Occupation, où la politique pèse plus que de coutume, a fortiori
1 - Même si, du côté allemand, l'enjeu culturel peut paraître dérisoire
au vu de l'enjeu économique auquel il a souvent servi de couverture,
comme le montre Laurence Bertrand Dorléac pour les œuvres d'art
(cf. Laurence Bertrand Dorléac, L'Art de la défaite 1940-1944, Paris,
Seuil, coll. «xxe siècle», 1993, p. 22 sq.).
2 - Sur l'autonomie relative du champ littéraire, cf. Pierre Bourdieu, Les
Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll.
« Libre examen », 1992, p. 302 sq.
3 - Cf. Pierre Bourdieu, «Le champ littéraire», Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 89, septembre 1991, p. 24. Sur la genèse de
l'opposition entre « l'art pour l'art » et le prophétisme autour de l'Affaire avec
l'accroissement numérique de la population des écrivains et l'amplification
de la concurrence, cf. Christophe Charle, La Crise littéraire ci l'époque du
naturalisme. Roman. Théâtre. Politique, Paris, PENS, 1979, p- 148 sq.
Naissance des <■ intellectuels» 1880-1900, Paris, Minuit, 1990, p. 97 sq.
;

sur les professionnels de la plume, constitue un cas idéal-
typique pour étudier le rapport des écrivains à la
politique du fait de l'accentuation de la contrainte qui
s'exerce sur les choix. Cependant, si les modalités de
l'engagement des écrivains y sont plus lisibles,
l'imbrication des logiques littéraire et politique devient à la fois
plus « transparente >• et plus difficile à démêler. Plus
« transparente » parce que, comme le dit Max Weber, « en
temps de crise, la concurrence tacitement réglementée
devient une lutte pour la suppression symbolique, sinon
physique de l'adversaire4». C'est ce qu'exprime, d'un
point de vue « indigène » Georges Duhamel à propos de
,
la crise des années 1940
:
«J'ose à peine avouer que les rivalités littéraires m'avaient
toujours semblé sans grand venin, parce qu'elles jouissent
d'un émonctoire naturel elles se règlent publiquement, à
coups de plumes et à flots d'encre. Il m'a fallu venir
:
jusqu'aux désordres actuels, où la politique, partout,
transparaît sous la littérature, pour avoir trouvé des ennemis là
même où je m'obstinais à ne voir que des interlocuteurs 5. »
Plus difficile à démêler, aussi, pour deux raisons
majeures la surpolitisation, qui confère aux pratiques
:
des agents une signification politique indépendamment
du sens subjectivement visé ; la perte des repères, due
au bouleversement social. La signification politique que
peuvent revêtir objectivement les attitudes les plus
apolitiques est directement liée aux transformations des
conditions de production, avec la subordination globale
du champ économique au champ politique, et
l'assujettissement spécifique des instances de diffusion
culturelles au double appareil de contrainte nazi et vichyste,
par l'ostracisme, la répression, la censure (politique et
morale), le contrôle de la distribution du papier,
l'attribution d'un numéro d'autorisation, etc. Rappelons
brièvement les faits alors qu'en zone Sud le régime de
:
Vichy tente d'imposer un programme esthétique et
moral conforme à l'idéologie de la « Révolution
nationale » 7, en zone occupée, la reprise des activités des
maisons d'édition, à l'automne 1940, est conditionnée
par une convention de censure de la Propaganda
Staffel, que signe le Syndicat des éditeurs (le Syndicat publie
également la « liste Otto » des ouvrages interdits par les
autorités allemandes). La Propaganda établit une «Liste
de la littérature à promouvoir» et incite les éditeurs à
prendre part à ces actions de propagande en publiant
des ouvrages coUaborationnistes et en coéditant avec
elle le catalogue «Miroir de livres, 1941-1942 » 8. Les
profits économiques que pouvaient retirer les instances de
diffusion et les auteurs d'une collaboration active sont
grands. Les Décombres de Lucien Rebatet, paru chez
Denoël en 1942, et tiré à 65 000 exemplaires, rapportent,
Gisèle Sapiro
par exemple, à l'auteur 500 000 francs, soit deux fois ses
revenus annuels9. Mais dans leur souci de normaliser la
vie culturelle française (laissant, par exemple, à Vichy le
rôle de censeur moral), les instances de propagande
allemandes visent également les entreprises à
rendement symbolique. On connaît la fameuse déclaration,
inspirée d'une phrase de Paul Bourget, que
l'ambassadeur Otto Abetz, bon connaisseur de la culture
française, aurait faite lors de son arrivée à Paris «Je ne
:
connais en France que trois puissances la banque, les
:
communistes et La N[ouvelle]R[evue]F[rançaise]'» ; ainsi
que les tractations qu'il engage dès la fin août 1940 pour
faire reparaître la prestigieuse revue sous la direction de
son ami Pierre Drieu la Rochelle10. Cette entreprise de
captation de l'instance qui, dans Pentre-deux-guerres,
avait incarné au plus haut point les exigences de « l'art
pour l'art » ne peut qu'accentuer le brouillage de
l'opposition entre champ de production restreinte et champ de
grande production u engendré par la soumission de ces
deux pôles à une logique politique, et, partant, pour les
auteurs, la perte des repères.
Pour comprendre la portée d'une telle entreprise de
captation, il faut rappeler que La Nouvelle Revue française avait,
dans l'entre-deux-guerres, accumulé un capital symbolique
tel qu'elle concentrait, voire incarnait à elle seule, toutes
4 — Max Weber, Économie et Société, 1. 1, Paris, Pion, 1956, rééd. 1971,
p. 38-39.
5 — Georges Duhamel, Lumières sur ma vie, t. II, Biographie de mes
fantômes 1901-1906, Paris, P. Hartmann, 1944, p. 63.
6 — C'est la raison pour laquelle, de nos jours encore, les attitudes des
écrivains sous l'Occupation sont généralement envisagées d'un point
de vue strictement politique.
7 - Cf., par exemple, Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy.
Folklore et révolution nationale 1940-1944, Paris, Éd. du CNRS/Presses
universitaires de Lyon, 1989, et Jean-Pierre Rioux (dir.), La Vie
culturelle sous Vichy, Bruxelles, Éd. Complexe, 1990.
8 - Quatorze éditeurs français ont coédité ce catalogue avec la
Propaganda. Sur les actions de propagande allemande, cf. Gérard Loiseaux,
La Littérature de la défaite et de la collaboration, d'après « Phönix oder
Asche P» de Bernhard Payr, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984,
rééd. Fayard, 1995 sur les listes successives d'interdiction, la
convention de censure et les tentatives de prise de contrôle de l'édition,
;
cf. Pascal Fouché, L 'Édition française sous l'Occupation 1940-1944,
Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine de
l'Université de Paris-VII, 1987.
9 - Robert Belot, ■< Les lecteurs des Décombres de Lucien Rebatet un
témoignage inédit du sentiment fasciste sous l'occupation», Guerres
:
mondiales et Conflits contemporains, 163, juillet 1991, p. 7.
10 - Citation extraite des Cahiers de Libération, 1, septembre 1943,
reproduite in Anne Simonin, «Les Éditions de Minuit littérature et
politique dans la France des années sombres », Bulletin de la SHMC, 1994,
:
3-4, p. 63. Voir aussi Pierre Hebey, Za Nouvelle Revue française des
années sombres 1940-1941, Paris, Gallimard, 1992, p. 13 sq., et Pascal
Fouché, op. cit., p. 6l sq.
11 - Sur la genèse de cette opposition, cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de
l'art..., op. cit., notamment p. l67 sq.
La raison littéraire
les propriétés du champ de production restreinte bastion
de « l'art pour l'art », elle avait imposé un modèle de rigueur
:
esthétique aussi bien opposé au « bon goût » mondain qu'à
l'absence de stylisation ou à la « vulgarité » du roman
populaire. Elle avait su intégrer les innovations de l'avant-garde
surréaliste en s'attachant durablement (non sans heurts)
plusieurs de ses membres les plus en vue comme Aragon,
Eluard, ou, pour la deuxième génération, Queneau et Lei-
ris, de même qu'elle s'était adjoint, par exemple, un des
représentants au style le plus épuré de la veine « régiona-
liste » alors très en vogue (Henri Pourrat). Le souci
primordial de son directeur, Jean Paulhan, demeura le style,
même lorsque, au moment de la politisation du champ
littéraire, dans les années 1930, La NRF, prompte à s'ajuster,
abrita des débats d'ordre politique et des points de vue
aussi contraires que le marxisme et le socialisme fasciste,
selon un art de l'équilibre dans lequel Paulhan était passé
maître (malgré le penchant de la revue, comme de son
directeur, pour l'antifascisme, que confirmera une prise de
position résolument antimunichoise) 12
.
Bien que, d'un certain point de vue, le brouillage de
l'opposition entre champ de production restreinte et champ de
grande production après la prise de La NRF ne soit pas
total - comme en témoigne l'attitude reverente d'un Ramon
Fernandez qui n'y injectera jamais la tonalité virulente des
articles à caractère politique qu'il dissémine, au même
moment, dans la presse collaborationniste 13 -, la confusion
dans les représentations peut être illustrée par le cas de
l'hebdomadaire Comœdia, qui reparaît à partir de juin
1941 sous la direction de René Delange, et auquel
contribuent des auteurs pourtant engagés dans la résistance
littéraire, comme Jean Paulhan, ou Jean-Paul Sartre. Le rôle
officieux que joue Jean Paulhan dans les pages culturelles
dirigées par son ami Marcel Arland en y orientant des
auteurs, fait apparaître Comœdia comme un relais de La
NRF désaffectée depuis la nomination de Drieu. Pour
Paulhan lui-même, Comœdia demeurera jusqu'au bout un lieu
de publication légitime. Pourtant, comme l'a montré
Olivier Gouranton, Comœdia avait reparu sous le contrôle
direct de l'Institut allemand, moyennant des gages quant
aux objectifs « européens » du journal, et figura, un temps,
parmi les onze revues sélectionnées par les autorités
allemandes comme devant être privilégiées sur le plan de
l'allocation de papier14. C'est dire que les logiques exoté-
riques - idéologique, pour les autorités, économique, pour
le directeur de l'hebdomadaire et peut-être, comme le
suggère Olivier Gouranton, pour l'occupant - auxquelles était
soumise cette publication ne pouvaient que la situer au
pôle de grande production.
L'éclatement géographique vient amplifier cette
déstructuration du champ littéraire. L'exode de nombre
d'écrivains parisiens en zone non occupée ou à
l'étranger, la reconstitution d'espaces de production culturelle
dotés de structures de diffusion propres (aux États-Unis,
à Londres, en Algérie, en Suisse), d'autant plus
indépendants les uns des autres en apparence que pèse l'interdit
de circulation des livres et journaux (il ne sera levé, dans
l'hexagone, qu'après l'invasion de la zone Sud en
novembre 1942), bref la perte de cette centralisation
géographique qui fut l'une des conditions de l'autonomisa-
tion du champ littéraire français, accentuent le
bouleversement des catégories de perception des écrivains. La
dispersion redouble l'effet d'hysteresis qui fait percevoir
l'espace des possibles en fonction de la structure du
champ d'avant-guerre. S'il faut compter avec le
remaniement des alliances et les stratégies de ralliement
qu'entraînent la redéfinition des enjeux et la radicalisation des
oppositions, les ajustements s'effectuent, dans un
premier temps, par rapport aux repères pertinents selon
l'état antérieur du champ. Les hésitations témoignent de
cet effet d'inertie faut-il publier ou non dans La NRF de
:
Drieu la Rochelle, s'interrogent les écrivains, d'André
Gide, qui ne tarde pas à se retirer, à Eugène Guillevic
qui, se voyant enfin accepté dans le «Saint des saints»,
commet « l'erreur » - «J'ai aussi fait quelque chose de pas
bien, j'ai publié dans La NRF de Drieu la Rochelle », nous
dit le poète un demi-siècle plus tard, sans avoir été
interrogé sur ce point15 -, en passant par François Mauriac,
qui s'«étai[t] fort réjoui de sa réapparition et [qui]
en a[vait] félicité Drieu, avant de l'avoir lue » « Mais ce
:
1er numéro est le contraire de ce que j'attendais un lieu
:
pur, une cime réservée à la poésie, aux lettres pures, aux
idées Pourtant, je garde une petite faiblesse pour cette
..
.
revue ».
L'éloignement consolide aussi le règne de la rumeur,
du ragot, du commérage, de la médisance qui, pratiqués
sur un mode ludique ou polémique, sont les vecteurs
essentiels de la régulation des rapports de force dans cet
univers symbolique peu codifié où les relations objec-
12 - Cf. Jeannine Kohn-Étiemble, 226 Lettres inédites de Jean Paulhan.
Contribution à l'étude du mouvement littéraire en France (1933-
1967), préface, Paris, Klincksieck, coll. «Bibliothèque du XXe siècle»,
1975, p. 40-51, et Martin Cornick, The Nouvelle Revue Française under
Jean Paulhan 1925-1940, Amsterdam/ Atlanta, Rodopi B. V., 1995,
p. 185 et passim.
13 - Cf. Pierre Hebey, op. cit., p. 329.
14 — Olivier Gouranton, Comœdia pendant la Seconde Guerre
mondiale, mémoire de maîtrise, sous la direction de Jean-Louis Robert,
Université de Paris-I, 1992.
15 - Entretien avec Eugène Guillevic, 1er juillet 1991. Cf. aussi Eugène
Guillevic et Raymond Jean, Choses parlées. Entretiens, Champ Vallon,
1982, p. 42 «J'avais donné avant la guerre des poèmes à Paulhan, qui
n'en avait pas voulu - selon lui, ils manquaient de "présence" —, puis
:
j'ai connu Marcel Arland pendant la guerre [...] À l'armistice, je lui ai
montré des poèmes et il m'a beaucoup encouragé à préparer
Terraqué. C'est donc par lui que je suis entré chez Gallimard. ça n'a
pas marché tout de suite... Paulhan n'a jamais été très chaud... Mais
.
..
mon supporter le plus étonnant pour moi, le plus inattendu, a été Drieu
la Rochelle [...] nous étions frères-ennemis. »
16 - François Mauriac, lettre à Georges Duhamel, 18 décembre 1940, in
Nouvelles Lettres d'une vie, Paris, Grasset, 1989, p. 202-203.

tives naissent, en partie, d'un jeu d'assignation des
positions, à travers les sanctions formelles (la critique) ou
informelles (« un tel » ou « on » « dit de vous ») qui
contribuent à forger l'image publique de l'écrivain. Il suffit
d'évoquer les bruits qui courent sur Louis Aragon, et qui
font de lui un chantre du nouveau régime de Vichy
:
« Sincèrement, je ne me vois pas voisiner avec le disciple
de Déroulède, le nouveau Lavedan, le libertin qui
couche avec Jeanne d'Arc » répond André Breton,
,
réfugié aux États-Unis, à Pascal Pia lorsque celui-ci sollicite
sa collaboration à la revue Prométhée qu'il projette de
fonder en zone Sud, avec la participation d'Aragon17.
Déstructuration, dispersion, crise des représentations,
autant de facteurs qui affaiblissent les mécanismes de
résistance du champ littéraire à la perte d'autonomie.
Mais les entreprises de captation du patrimoine culturel
français auxquelles se livrent les nouveaux pouvoirs,
allemand ou vichyste, n'auraient pas eu toute leur
efficace si elles n'avaient rencontré les intérêts, très divers,
du reste (de la logique de survie au recours aux pouvoirs
pour renverser les rapports de force constitutifs du
champ d'avant-guerre), de toute une fraction du champ
littéraire. Intérêts concurrentiels, aussi, selon qu'on passe
des champions de la « Révolution nationale » aux
thuriféraires du collaborationnisme à outrance, mais moins
cloisonnés que la division en deux zones ne le donne à
penser. Le fonctionnement des instances de consécration
constitue un bon exemple à la fois des facteurs d'hétéro-
nomie qui sont à l'oeuvre dans le champ et des espaces
de négociation et de régulation entre les intérêts
différenciés (aussi bien des pouvoirs que de diverses fractions du
champ littéraire).
Le rôle des instances de consécration
L'ajustement quasi spontané18 des instances de
consécration avec les nouvelles valeurs prônées par le
régime de Vichy, en accord, de préférence, avec la
politique culturelle allemande lorsqu'il s'agit des très
parisiens prix littéraires, le Goncourt et le Renaudot (le
Fémina et l'Interallié ont suspendu leurs activités),
illustre ce processus d'importation de logiques hétéro-
nomes. Instances charnières entre le champ de
production restreinte et le champ de grande production, prises
entre les pressions médiatiques, editoriales et - du fait de
leur position quasi officielle - gouvernementales, les
jurys littéraires ont la tâche difficile de concilier les
attentes du régime de Vichy avec celles d'une presse col-
laborationniste parisienne qui affiche de plus en plus sa
distance, voire son hostilité, à l'égard d'un « État français »
Gisèle Sapiro
trop peu révolutionnaire à son goût. La solution de
compromis qu'ils adoptent en récompensant les auteurs qui
désignent les terrains d'entente, l'anglophobie et le
« retour à la terre » , suggère le rôle médiateur et
régulateur que ces instances ont pu jouer, au plan culturel,
entre Vichy et la capitale.
Le prix Renaudot 1941 revient à Paul Mousset pour Quand
le temps travaillait pour nous, roman de guerre qui
accrédite les thèses anglophobes de Vichy. Aussitôt traduit en
allemand, cet ouvrage vaudra à son auteur de compter
parmi les écrivains activement soutenus par la
Propaganda19. Plus officielle, l'Académie Goncourt a décidé de
« montr[er] la voie à suivre vers le redressement commun »,
comme l'annonce son président20. Cette voie, c'est, bien
sûr, le « retour à la terre » tant exalté par la « Révolution
nationale», qui ne peut que s'accorder avec la vocation
agricole que l'Allemagne conquérante assigne à la France
dans une Europe nazie. Contrairement aux traditions de
l'Académie Goncourt, le lauréat, l'écrivain régionaliste
Henri Pourrat, couronné pour son recueil Vent de mars, est
un écrivain déjà largement consacré. Agé d'une soixantaine
d'années, il a remporté, la même année, le prix Muteau de
l'Académie française pour L'Homme à la bêche. Le prix
Goncourt, qui lui vaut une cérémonie d'hommage placée
sous le patronage du Maréchal, en présence du ministre de
l'Agriculture et des dignitaires régionaux21, apporte une
caution littéraire à sa promotion comme « intellectuel
organique » du régime de Vichy. Il s'acquittera de cette fonction
avec la publication du Paysan français (1941), puis du
Chef français (1942), et avec sa nomination comme
membre du jury littéraire « Sully-Olivier de Serre », fondé en
1942 par le ministre secrétaire d'État à l'agriculture et
patronné par Pétain, où siège également Joseph de Pes-
quidoux, représentant du régionalisme à l'Académie
française22. L'Académie Goncourt avait-elle subi une pression
directe du gouvernement de Vichy pour couronner un
écrivain «prêchant le retour à la terre», comme le suggère
17 — Cité par Pascal Pia, lettre à Louis Parrot, 16 janvier 1941, in Lucien
Scheler, La Grande Espérance des poètes : 1940-1945, Paris, Temps
actuels, 1982, p. 53-54.
18 - Sur le concept d'« ajustement » collectif selon le principe
d'orchestration sans chef d'orchestre et sur l'application de la conception leibni-
zienne de ]'« harmonie préétablie » au fait social, cf. Pierre Bourdieu, Ze
Sens pratique, Paris, Minuit, coll. ■ Le Sens commun», 1980, p. 98-99-
19 — Cf. Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite. .., op. cit., p. 111.
20 - Rosny Jeune, «Deux prix Goncourt en 1941 et l'élection du
dixième Dix», Le Petit Parisien, 5 décembre 1941.
21 - Cf. Christian Faure, « "Vent de mars" d'Henri Pourrat prix
Goncourt 1941 ou la consécration d'une œuvre littéraire par le régime de
:
Vichy », Bulletin du Centre Pierre Léon. Histoire économique et sociale
de la région lyonnaise, 1, 1982, p. 8.
22 — Cf. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement
régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la LJbération, Paris,
PUF, coll. «Ethnologies», 1991, P- 280 sq., et Christian Faure, «Pétai-
nisme et retour aux sources autour du tricentenaire Sully», Cahiers
d'histoire, XXVIII, 4, 1983, p. 3-32.
:
La raison littéraire
Galtier-Boissière23? Nous ne sommes pas en mesure de
valider cette interprétation, bien que la proximité du
meneur électoral du jury Goncourt, René Benjamin, avec
le chef de l'État plaide en sa faveur. En 1942, l'Académie
Goncourt élira, au couvert de Léon Daudet, un autre
écrivain ruraliste, le comte Jean de La Varende, l'un des auteurs
les mieux diffusés de l'époque (il compte parmi les onze
auteurs traduits en Allemagne entre 1941 et 1943).
Ce rôle médiateur, c'est aussi toute une fraction de
l'Académie française qui s'emploie à l'assurer. À l'occasion
de la séance annuelle des cinq académies en 1941, le
discours prononcé par Abel Hermant, « La Province et les
provincialismes », répond à la question que le projet de la
« Révolution nationale » ne peut manquer de poser à
l'instance qui incarne l'unification culturelle et linguistique de
la France le renouveau des provinces ne remettra pas en
:
cause la centralisation culturelle et politique française24.
« Si, grâce à notre continuel va-et-vient, les différences
même de prononciation ne sont plus guère qu'un souvenir,
il y a beau temps, à plus forte raison, que les provinces
n'ont plus d'orthographe particulariste. L'unité française est
de toute façon acquise et se maintiendra. On peut donc
sans crainte ressusciter les provinces, ou redonner leur nom
à des groupes de départements il n'y a plus aucun danger
que les Basques, par exemple, en profitent pour se remettre
:
à parler le français comme un proverbe impertinent prétend
qu'ils parlent l'espagnol25. »
À la différence, toutefois, des jurys littéraires qui, pour
survivre, s'ajustent à l'idéologie dominante de l'heure -
non sans provoquer de fracassantes scissions internes,
comme dans le cas de l'Académie Goncourt -, l'affinité de
Illustration non autorisée à la diffusion
ce corps constitué qu'est l'Académie française avec le
régime de Vichy procède d'une « harmonie préétablie »
.
«L'Académie française [...] a été au vrai, entre 1918 et
1940, un des lieux où s'est préparé notre destin», devait
affirmer, plus tard, François Mauriac27. En cooptant le
leader d'Action française, Charles Maurras, en 1938, en
œuvrant, en vue de cette élection, à la réconciliation du
« nationalisme intégral » avec le Vatican, l'Académie
légitimait une synthèse idéologique qui alimentera le projet de
« Révolution nationale » le maurrassisme et la doctrine
:
23 -Jean Galtier-Boissière, Mon journal pendant l'Occupation, Paris,
La Jeune Parque, 1944, p. 114.
24 - Ce n'est pas l'une des moindres ambiguïtés du régime de Vichy
que d'avoir légitimé la concentration du pouvoir en donnant l'illusion
d'une décentralisation culturelle. «Théoriquement, le renforcement de
l'autorité au sommet devait être accompagné d'une déconcentration
aux niveaux régional et local en fait, la puissance des préfets fut
consolidée, et on institua préfets régionaux et "intendants chargés de
;
l'ordre public et du ravitaillement" » (cf. Jean-Pierre Azéma, De Munich
â la Libération 1938-1944, Paris, Seuil, coll. «Point Histoire», 1979,
p. 98).
25 - Abel Hermant, « La Province et les provincialismes », in Institut de
France, Académie française, Publications diverses de l'année 1941,
Paris, Firmin-Didot, 1941, p. 84.
26 - Sur les attitudes comparées de l'Académie française et de
l'Académie Goncourt sous l'Occupation et à la Libération, cf. Gisèle Sapiro,
«Académie française et Académie Goncourt dans les années 1940:
fonction et fonctionnement des institutions de la vie littéraire en
période de crise nationale », Texte et Histoire littéraire, Texte (Toronto),
12, 1992, p. 151-197.
27 — François Mauriac, «Histoire politique de l'Académie française»,
repris in Jean Touzot, François Mauriac, Cahiers de l'Herne, 1985,
p. 406.

sociale de l'Église constituaient les deux principaux
répertoires de schemes où en étaient puisés les thèmes 28.
Dans les années 1930, la politisation du champ littéraire et la
montée du Front populaire avaient contribué à cristalliser
l'alliance de la droite conservatrice de l'Académie avec
l'extrême droite d'Action française. Charles Maurras, dont la
cooptation avait été retardée par la condamnation
pontificale du « nationalisme intégral » en 1926, fut élu en 1938, au
premier tour, par vingt voix sur trente-six votants. Les
élections de maurrassiens notoires qui l'avaient précédé
(Jacques Bainville, André Bellessort et Claude Farrère en
1935), la mobilisation de la « droite académique » en faveur
de l'agression mussolinienne en Ethiopie, puis en faveur du
franquisme 29, confirment le caractère proprement politique
de cette élection. L'Académie fit des démarches auprès du
Saint-Siège pour obtenir l'aval de Pie XI en vue de la
cooptation de Maurras. Henry Bordeaux, principal artisan de
l'élection, fut un de ses émissaires30. Tout en marquant sa
réticence, le pontife avait reconnu que l'élection serait
dépourvue de signification religieuse. Cette démarche
s'inscrivait dans un travail collectif de rapprochement entre
l'Action française et Rome, entrepris dès 1937 tant par des
«immortels», comme l'historien catholique Georges Goyau,
que par certains membres de la hiérarchie ecclésiastique
française, comme le Père Gillet, et qui aboutit en juillet 1939,
après que le cardinal Pacelli eut succédé à Pie XI, à la levée
des sanctions de Rome contre le « nationalisme intégral » 31.
L'Académie fut un des lieux de recrutement des élites
politiques et intellectuelles du régime de Vichy, depuis
les promotions et nominations dans le champ politique,
à commencer par Pétain lui-même, Weygand, Léon
Bérard, les écrivains Abel Bonnard (nommé ministre de
l'Éducation nationale en 1942) et Joseph de Pesquidoux
(membre du Conseil national institué par Vichy en
janvier 1941, où siège également Abel Bonnard), jusqu'aux
conseillers du prince (Charles Maurras), idéologues du
régime32, intellectuels sympathisants, qui prennent part
au bilan de la « décadence » de la société française
d'avant-guerre et à la dénonciation des «mauvais
bergers», selon le mot de Claude Farrère33, pour mieux
exalter les nouveaux chefs et, notamment, «l'homme
providentiel, désigné pour le salut de notre pays », selon
l'expression d'Henry Bordeaux34. Si la majorité vichys-
soise de l'assemblée demeure réservée face au collabora-
tionnisme parisien qui heurte un nationalisme nourri de
germanophobie, quelques académiciens, comme Abel
Bonnard, Abel Hermant, Pierre Benoit, vont s'illustrer
dans le rôle de médiateurs entre Paris et Vichy le
:
cardinal Baudrillart, recteur de l'Institut catholique,
octogénaire, sermonne ainsi les « âmes d'une sensibilité
maladive » à qui déplaisent les mots prononcés par le
Maréchal, « coopération » et « collaboration » 35.
À la différence, cependant, de la position officielle
que l'Académie des sciences morales et politiques, par
Gisèle Sapiro
exemple, prit en faveur du régime, l'Académie française
adopta, en tant qu'institution, une attitude beaucoup
plus attentiste. Cet attentisme de l'Académie française
est le résultat combiné du défaut de quorum, dû à
l'absence de ses membres dispersés (seuls douze à quatorze
membres suivent les séances), et des luttes menées en
son sein par une fraction minoritaire hostile au régime
contre les fractions pétainiste et/ou collaborationniste de
l'assemblée.
Une motion de vœux officiels au Maréchal, proposée au
début du mois de novembre 1940 par le secrétaire perpétuel
André Bellessort, le cardinal Baudrillart et Abel Bonnard, a
été écartée grâce aux arguments nuancés de Paul Valéry
assisté de Georges Duhamel. À la séance suivante, Henry
Bordeaux obtient, à la suite d'une intervention de Pierre
Benoit, d'être chargé d'adresser personnellement les
remerciements et les hommages de l'assemblée au chef de « l'État
français ». Dans la lettre qu'il écrit à Pétain, il ne se prive pas
de mentionner « la froideur d'un certain nombre de nos
confrères » et de lui nommer ses fidèles au quai Conti36.
28 - Cf. Jean-Marie Guillon, « La philosophie politique de la Révolution
nationale», in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Le Régime
de Vichy et les Français, Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du
vingtième siècle », 1992, p. 174.
29 - Douze académiciens (dont onze écrivains) ont signé le « Manifeste
d'intellectuels français pour la défense de l'Occident » qui s'opposait aux
sanctions contre l'Italie fasciste, paru simultanément dans Le Journal des
débats et Le Temps le 4 octobre 1935 (nouvelles signatures dans les deux
journaux datés du 5 octobre) neuf académiciens (dont cinq écrivains)
ont signé le «Manifeste aux intellectuels espagnols», manifeste
;
profranquiste paru dans Occident. Le bi-mensuel franco-espagnol, le
10 décembre 1937 (voir aussi les listes de signataires parues le
25 décembre 1937 et le 10 janvier 1938). Les textes des deux manifestes
sont reproduits dans Jean-François Sirinelli, Lntellectuels et. Passions
françaises. Manifestes et pétitions au xxe siècle, Paris, Fayard, 1990,
p. 93-94 et 107-108.
30 — Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. XI, L'Ombre de la guerre,
Paris, Pion, 1966, p. 126.
31 — Cf. André Laudouze, Dominicains français et Action française
1899-1940. Maurras au couvent, Paris, Éd. Ouvrières, 1989, p. 167-173
Eugène Weber, L'Action française, Paris, Fayard, 1962, rééd. 1985,
;
p. 281-284.
32 - II n'est qu'à voir l'album des Nouveaux Destins de l'intelligence
française, paru en 1942 sous les auspices du secrétariat à l'Information
pour répondre au vœu du Maréchal de voir groupée l'œuvre de
redressement de la «France de l'Esprit», auquel collaborent, entre autres, trois
« immortels » (Charles Maurras, Louis Madelin, le duc de Broglie) il est
réédité l'année suivante sous le titre La France de l'esprit 1940-1943.
;
Enquête sur les nouveaux destins de l'intelligence française, Paris,
Sequana, 1943.
33 — Claude Farrère, « Face au malheur », La Gerbe, 10 avril 1941
.
34 - Henry Bordeaux, Images du maréchal Pétain, Paris, Sequana,
1941.
35 — Cardinal Baudrillart, Le Testament politique d'un prince de l'Église,
texte de la déclaration faite à l'agence Inter-France, le 12 novembre 1940
par le cardinal Baudrillart, précédé d'un hommage de M. Abel
Bonnard. ., Paris, Imp. Guillemot et de Lamothe, 1942, p. 14.
.
36 - Henry Bordeaux, Histoire d'une vie, t. XII, Lumière au bout de la
nuit, Paris, Pion, 1970, p. 89.
La raison littéraire
La nomination, en 1942, de Georges Duhamel comme
secrétaire perpétuel provisoire, en remplacement
d'André Bellessort, marque le renversement des rapports de
force internes en faveur de cette minorité hérétique,
renversement qui aura des effets manifestes sur les activités
de l'Académie. Avec l'appui de Valéry et de Mauriac,
notamment, Duhamel fera décerner des prix (lire des
:
moyens de subsistance) à des écrivains engagés dans la
résistance littéraire et à des entreprises subversives en
:
1942, Jean Blanzat remporte le Grand Prix du roman,
Jean Paulhan et la revue semi-légale Poésie 42 sont
récompensés; en 1943, le Grand Prix de littérature
revient à Jean Prévost, tandis que Luc Estang et Les
Cahiers du Sud obtiennent un prix de poésie.
Le fondement de ces luttes internes entre les « oblats »
de l'Académie, ceux qui doivent leur position à
l'institution, et les « hérétiques » qui peuvent déroger aux
,
contraintes inscrites dans leur appartenance académique
parce qu'ils ne sont pas tributaires de cette seule forme
de reconnaissance littéraire, sont à rechercher dans la
réfraction (selon la logique propre de l'institution) des
oppositions qui structurent le champ littéraire. C'est
principalement l'opposition entre un pôle de production
restreinte et un pôle de grande production - que nous
développerons par la suite - qui sous-tend ces affrontements.
Récapitulons. La surpolitisation a un effet immédiat
sur les enjeux littéraires. La situation de crise facilite la
promotion des écrivains les plus disposés à répondre à
la demande externe, à la faveur, non seulement des
incitations directes des pouvoirs, mais aussi des facteurs
d'hétéronomie structurelle que véhiculent les instances
propres du champ - instances de diffusion et instances
de consécration - en tant que lieux de transactions entre
les intérêts économiques, politiques et littéraires37. Il
n'en reste pas moins, on le voit déjà, que le processus de
perte d'autonomie du champ s'opère, de l'intérieur, selon
des mécanismes spécifiques et que les luttes politiques
sont retraduites selon des principes de division qui n'ont
pas seulement la politique pour raison. Les luttes qui
traversent alors tout le champ littéraire et qui se réfractent
dans presque chacune de ses instances (l'Académie
française, lAcadémie Goncourt, La NRP), sont avant tout des
luttes pour la subversion des rapports de force
antérieurs, qui renvoient à des divisions préexistantes.
La redéfinition des enjeux
La subordination des enjeux littéraires aux enjeux
politiques a pour premier effet de déclencher des luttes
internes pour l'imposition d'une conception moralisante
de la littérature, qui entre en résonance avec la rengaine
du « redressement moral » chère à la nouvelle idéologie
dominante de la « Révolution nationale » promue par le
régime de Vichy. La première manifestation de ces luttes,
la polémique qu'André Rousseaux a baptisée « la
querelle des mauvais maîtres», suit de près l'avènement de
l'«État français» elle porte sur la part de responsabilité
:
de la littérature française de l' entre-deux- guerres dans la
défaite 38.
C'est la faute à Voltaire
ou la querelle des mauvais Maîtres
par Jlndré Rousseaux
Le Figaro, 8 novembre 940.
1
LA LITTÉRAIRE A-TELLE UNE PART
DE RESPONSABILITÉ DANS NOTRE DÉSASTRE?
Enquête de Gringoire, 6 février 94
1
1.
C'est Guy de Pourtalès qui lance le débat dans Le
Journal de Genève à la fin du mois de juillet 1940
:
reprenant les propos du maréchal Pétain sur les
carences de la République qui auraient conduit au
désastre, il accuse les intellectuels d'avoir exercé une
«influence redoutable» sur la jeunesse, et appelle à
punir les responsables, « pessimistes, défaitistes,
immoralistes et corydons » 39. Autrement dit, la conjoncture de
crise et la révolution conservatrice sont l'occasion, pour
les concurrents, de détrôner l'avant-garde consacrée de
l'entre-deux-guerres, notamment La NRFet sa figure de
proue, André Gide, directement visé ici. Le besoin de
redéfinition explicite des positions en période de
bouleversement des repères est sans doute à l'origine du vaste
écho qu'ont rencontré ces attaques venues de la péri-
37 - Cf. Alain Viala, «Effets de champ, effets de prisme», Littérature,
70, mai 1988, p. 66.
38 — Nous ne reprenons ici que les termes essentiels de cette
polémique minutieusement analysée par Wolfgang Babilas, «La querelle des
mauvais maîtres», in La Littérature française sous l'Occupation, Actes
du colloque de Reims (30 septembre-ler et 2 octobre 1981), Presses
universitaires de Reims, 1989, p- 197-227
.
39 - Guy de Pourtalès. «Après le désastre», Le Journal de Genève,
28-29 juillet 1940.
10
phérie40. D'abord confinée à la zone Sud41, la
polémique gagne bientôt la presse parisienne et occupera le
devant de la scène littéraire jusque vers 1942.
Les pourfendeurs de la littérature de l' entre-deux-
guerres lui reprochent son esprit d'individualisme, son
amoralisme esthétisant, sa décadence. Ainsi, tout en se
défendant de rattacher la littérature à la morale, Henry
Bordeaux accuse les « détracteurs du Bien cherchant] en
vain à s'abriter derrière le Vrai qui leur propose l'infinie
diversité des déchéances humaines », et émet le vœu que
la littérature ait sa part dans le «redressement» de la
France 42. Selon Henri Massis, « l'artiste qui prétend
maintenir les lois de la beauté et manifester une pensée
négatrice de toutes lois trouble l'ordre profond des choses 43 ».
À l'opposé, les défenseurs des « mauvais maîtres »
réfutent, le principe même d'une évaluation de l'œuvre en
fonction de son rôle social ou moral, nient l'influence de
la littérature sur la réalité sociale et politique (elle n'est
qu'un outil de prise de conscience des réalités qu'elle
reflète), soulignent l'importance de l' entre-deux-guerres
dans l'histoire littéraire française bref, contre les
:
moralistes, ils invoquent les valeurs de « l'art pour l'art ». « Sans
liberté, pas d'art. Nous ne sommes pas des fournisseurs »,
proclame Francis Careo44. «Redresser la littérature?
Pourquoi? Elle était donc tordue? », ironise Roland Dor-
gelès45. Et André Gide, cible privilégiée de toutes les
injures, de faire une démonstration par l'absurde «À
:
tant engager la littérature, ceux qui accusent la nôtre
aujourd'hui prêteraient à croire nécessairement
supérieure celle de toute nation victorieuse »
.
Représentatif de l'assimilation floue entre catégories
de perception littéraires et catégories de perception
politiques, le débat manifeste la retraduction des enjeux
politiques en termes littéraires, et ce qu'elle doit à l'histoire
propre du champ littéraire. Le débat ravive ainsi
d'antiques querelles, comme l'inlassable campagne que
mena Henri Massis contre André Gide dans les années
1920, et dont il reprend les termes dans le livre qu'il
publie en 1941, Les Idées restent: ce Gide
«démoniaque », qui «ne cherche à briser la logique, à ruiner la
conception occidentale de l'homme, que pour échapper
au risque de la pensée et de l'action », qui se désintéresse
de ce que « son œuvre porte le trouble chez autrui,
engendre la pestilence » 47.
Les prises de position esthétiques dans la querelle des
mauvais maîtres annoncent, en grande partie, les
attitudes à la fois littéraires et politiques qui seront adoptées
par la suite. Elles révèlent le remaniement des alliances
qu'occasionne la situation de crise plaçant les agents les
:
plus proches de la Collaboration et/ou du régime de
Vichy du côté des accusateurs, elles font, du même coup
Gisèle Sapiro
- par un effet de répulsion et selon la logique de
restriction des choix en situation de crise —, des défenseurs de
«l'art pour l'art» les alliés objectifs (et, pour une part
d'entre eux, effectifs) de ceux qui vont bientôt engager
leurs plumes au service de la patrie dans le cadre d'une
résistance littéraire.
Car, bien qu'elle ne fasse que réactiver une
opposition traditionnelle ajustée aux circonstances de l'heure
et qu'elle obéisse aux règles du jeu ordinaires du
champ, la querelle s'inscrit néanmoins dans les
conditions nouvelles de production, soumises au double
appareil de contrainte nazi et vichyste. Dans cette
conjoncture, l'appel de Guy de Pourtalès à punir les
« responsables » n'est plus une simple figure rhétorique.
Les « moralistes » vont se trouver, malgré qu'ils en aient -
et tout décriés qu'ils sont eux-mêmes par la plus jeune
des fractions profascistes 48 -, les alliés objectifs, dans ce
débat, des ultras de la Collaboration. Leurs calomnies
contre les écrivains légitimes de l'entre-deux-guerres se
fondent, en effet, dans le concert des voix des
rédempteurs de la Révolution nationale comme du collabora-
tionnisme à outrance qui, tout en s'opposant sur les
recettes du « rachat » (parfois même sur les boucs
émissaires), s'accordent pour dénoncer en chœur avec le
40 — Même si Guy de Pourtalès est loin d'être un inconnu dans le
monde des lettres. Descendant d'une famille de huguenots cévenols
réfugiés à Neuchâtel lors de la révocation de l'édit de Nantes, fils du
comte Hermann de Pourtalès, officier au service du roi de Prusse, Guy
de Pourtalès (1881-1941) a, après la mort de son père, adopté la France
comme ■< patrie spirituelle » et demandé à réintégrer ses droits de
citoyen français. C'est, depuis 1922, un auteur de La NRF.
41 - Le débat se cristallise dans deux enquêtes, la grande enquête du
Figaro littéraire sur «Que sera la littérature de demain?», qui s'étale
dans Le Figaro entre le 21 août et le 30 novembre 1940, et celle que
lance en janvier 1941 l'hebdomadaire Gringoire « La littérature a-t-elle
une part de responsabilité dans notre désastre ? »
:
42 - Henry Bordeaux, Les murs sont bons, Paris, Arthème Fayard, 1940,
p. 252 et 255.
43 - Henri Massis, Les Idées restent, Lyon, Lardanchet, 1941, p. 131.
44 - Francis Careo, réponse à l'enquête du Figaro, 26 octobre 1940.
45 - Roland Dorgelès, réponse à l'enquête du Figaro, 9 novembre
1940.
46 -André Gide, réponse à l'enquête du Figaro, 12 octobre 1940.
47 - Henri Massis, Les Ldées restent, op. cit., p. 164 et 173-174.
48 — Voir par exemple l'éreintement des Murs sont bons d'Henry
Bordeaux par Lucien Combelle (« Ses murs sont-ils bons ? », La Gerbe, 6 mars
1941), très caractéristique de la double critique politique et littéraire des
jeunes collaborationnistes fascisants et pro-« européens » à l'endroit des
vichyssois réactionnaires qui défendent les valeurs bourgeoises,
morales, religieuses et françaises. Au plan littéraire, Lucien Combelle
prend le contre-pied de l'indignation d'Henry Bordeaux à l'égard de la
devise gidienne « les bons sentiments ne sont pas matière à littérature »
« Parbleu ce malicieux confrère pensait à la littérature d'Henry
:
Bordeaux qui pleine à crever de bons sentiments n'en devient pas moins
!
immorale de fadeur et de laideur. » Ancien secrétaire d'André Gide (de
1937 à 1938), Combelle ne dénigrera jamais son ancien maître.
La raison littéraire
Maréchal cet « esprit de jouissance » dont la défaite ne
serait que «l'expiation», selon une rhétorique analysée
par Francine Muel-Dreyfus49.
La situation de crise confère une résonance nouvelle
à ces formes courantes de règlements de compte
littéraires que sont la médisance, le dénigrement, la
calomnie, et leur donne des moyens autres que le seul pouvoir
de la plume. Dans la conjoncture, cette pratique
régulatrice se transforme, lorsqu'elle est adoptée par les agents
les plus hétéronomes, en procédé de délation et de
désignation aux pouvoirs. Pratique illicite, selon le principe
de l'autonomie, parce qu'elle repose sur un recours aux
pouvoirs extérieurs pour renverser les rapports de force
internes. Le boycottage concerté, à l'instigation de
Robert Brasillach très vraisemblablement, de La Phari-
sienne de François Mauriac par la presse collaboration-
niste illustre de manière exemplaire cette stratégie de
1'« assassinat littéraire » qui mobilise des armes
extra-littéraires à la faveur de la situation hétéronome des
instances de diffusion « Nous étions, écrit Lucien Rebatet,
:
des censeurs plus farouches que ses compatriotes [il est
question de Karl Epting, directeur de l'Institut allemand].
Nous lui réclamions véhémentement de faire interdire
l'affreux cou tordu François Mauriac, qui pouvait publier
de nouveaux livres à notre grand scandale 50 » Ainsi, tout
.
en servant, voire en les débordant comme par un excès
de zèle (c'est le cas ici), les objectifs nazis, ces anathèmes
jetés du haut des tribunes collaborationnistes ont pour
intime ressort des règlements de compte d'ordre
proprement littéraire.
Les calomnies réitérées contre les écrivains reconnus
d'avant-guerre, La NRFoi les intellectuels du Front
populaire sont l'occasion, pour leurs détracteurs, d'assimiler les
torts de l'esprit aux tares de la République. Deux types de
discours sont à distinguer. D'un côté, c'est la vision du
monde surpolitisée des intellectuels issus de l'extrême
droite maurrassienne ou fascisante, qui forment la jeune
garde du collaborationnisme. De l'autre, le procédé
rhétorique, caractéristique de l'idéologie conservatrice
moralisante, qui consiste à opérer une dépolitisation de sa
propre vision du monde, en réduisant « le public au privé,
le social au personnel, le politique à l'éthique,
l'économique au psychologique ^ » — on pourrait ajouter
l'esthétique au physiologique 52 -, en accusant la politique (lire
la République et la philosophie sociale qui lui est
attribuée) d'être à l'origine de tous les maux, en faisant valoir,
enfin, la « décomposition sociale » dont serait responsable
la littérature légitime de l'entre-deux-guerres.
Selon les logiques imbriquées du commérage de
stigmatisation 53 et de l'universalisation des passions, les
catégories sociales (professeurs, juifs, francs-maçons, etc.),
converties à la faveur de l'emprise du politique et de la
restriction des possibles en catégories politiques floues,
servent à constituer les concurrents en « ennemis » publics,
ennemis de l'ordre établi ou plutôt d'un ordre à
réinstaurer. « Cette production plus ou moins habile et putréfiante
fut présentée à l'étranger comme l'expression suprême du
goût et des aspirations des Français d'après-guerre par la
néfaste A^du juif Hirsh et autres officines 54. »
II n'est pas surprenant que, dans la confusion
cognitive générale, c'est la dénonciation qui va fonctionner,
précisément, comme un repère, en désignant aux agents
non seulement leurs alliés potentiels, mais aussi leur
propre place. C'est parce qu'ils sont contraints, au nom de
«l'art pour l'art», de défendre leur littérature contre les
logiques hétéronomes que les prétendus « mauvais
maîtres », d'André Gide à François Mauriac, de Roger
Martin du Gard à Georges Duhamel, et leurs défenseurs, à
savoir leurs critiques (en particulier les feuilletonnistes du
Figaro, André Rousseaux, André Billy, Alexandre Arnoux,
etc.), sont amenés à choisir leur camp — celui du « refus ».
C'est François Mauriac qui formulera, après coup, ce
processus de désignation des places « Le nom glorieux de
:
Pétain retentissait chez moi comme chez tous les Français.
[...] Mais, en même temps, j'ai réagi d'instinct, sans calcul,
sans réflexion dans le sens de la Résistance - ou plutôt je
me suis trouvé de ce côté-là sans même avoir eu à le
choisir: mes ennemis, bien plus nombreux et virulents que je
n'eusse pu l'imaginer, m'avaient désigné ma vraie place
par leurs outrages, dès le premier jour 55. »
Le témoignage de Pierre Daix au sujet de la position
d'Aragon illustre, quant à lui, le procédé de repérage des alliés.
49 - Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l'Éternel Féminin, Paris, Seuil,
coll. «xxe siècle », 1996, p. 11 et passim.
50 - Lucien Rebatet, Les Mémoires d'un fasciste, t. II, Paris, Pauvert,
1976, p. 39- Sur le plan concerté de boycottage cle La Pharisienne,
cf. Jean Touzot, Mauriac sous l'Occupation, Paris, La Manufacture,
I99O, p. 33. Voir aussi le rapport de Gerhard Heller daté du 11 juin
1941, qui fait état d'un entretien entre Heller, Brasillach et Henri
Poulain, où il est question de « mener une campagne de presse contre les
poètes et écrivains français qui ont avant tout nui à la collaboration
franco-allemande » (Mauriac en particulier), reproduit dans Pascal Fou-
ché, op. cit., p. 180.
51 - Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de
corps, Paris, Minuit, coll. «Le Sens commun», 1989, p. 402.
52 - Les détracteurs de François Mauriac, par exemple, infèrent de la
« pathologie » de ses personnages romanesques à la « dégénérescence »
morale et physiologique de leur auteur. Sur les attaques contre
Mauriac, cf. Jean Touzot, Mauriac sous l'Occupation, op. cit., p. 23 sq.
53 - Cf. Norbert Elias et John L. Scotson, The Established and the
Outsiders. A Sociological Enquiry into Community Problems, Londres, Frank
Cass, 1965, p. 89 sq.
54 — Camille Mauclair, «Pour l'assainissement littéraire», La Gerbe,
2 janvier 1941.
55 -François Mauriac, Mémoires politiques, Paris, Grasset, 1967, p. 19-
20 (c'est moi qui souligne).
12 Gisèle Sapiro

N'étant pas encore intégré aux cercles littéraires, Daix est

d'autant mieux placé pour l'expliciter qu'il se situe dans les
marges les plus éloignées du circuit de diffusion. Il est
question des échos qu'a rencontrés un article de Drieu la
Rochelle qui dénonçait, dans L'Émancipation nationale au
11 octobre 1941, «La leçon de Ribérac » d'Aragon, paru
dans Fontaine (Alger) en juin 1941 « Cette dénonciation POES
:
contribua en fait à révéler la véritable position d'Aragon,
sur qui l'on faisait courir à Paris des bruits déshonorants du
genre "II écrit pour les journaux de Pétain." Parmi nos
:

groupes d'étudiants - dont certains étaient liés à

l'Organisation spéciale qui allait, quelques jours plus tard, abattre
un officier nazi à Nantes [. .] -, cet article eut un effet tout
.

opposé à celui que recherchait Drieu. Oui, il y aurait "une

véritable aube française". Il y avait déjà de nouveaux
"chevaliers vermeils". [...] Drieu avait bien traduit la leçon
d'Aragon56. »

L'<< ESPRIT FRANÇAIS »

ET LES LUTTES POUR LA SURVIE DU CHAMP

Dans cet état surpolitisé du champ où la majeure

partie des instances de diffusion et de consécration se N°20
POÈMES
CHRONIQUES
Jcan
Cl.
ARAGON
PROSES
LANNES
PAUL
Y.
PAUL
MAX
ROBERT
DELETANG
Ed.BLANZAT
JACOB
DARMANCEAT
ÉLUARD
SARTRE
MAGNY
AUDISIO
SOUTHWELL
—— JEAN
ELSA
TARDIF
———AUxANditE
—PAULHAN
TRIOLET
JEAN
—ANDRÉ
AncIré
LOYS
— Louis
CLAUDE
TARDIEU
ASTRUC
—
BAZIN
—FRENAUD
MASSON
PARROT
ROGER
JEAN
ROY
—
soumettent à des contraintes extra-littéraires, où la
suppression de la liberté d'expression est utilisée à des fins de
suppression symbolique des concurrents, l'option de la
«tour d'ivoire», comme mode de distanciation par
rapport aux contraintes politiques et sociales, et donc
d'affirmation de l'autonomie de l'écrivain, est-elle toujours
légitime? N'équivaut-elle pas à une ratification de cet état
hétéronome du champ, en faisant le jeu de la politique
culturelle allemande qui aspire à la normalisation de la
situation d'occupation? C'est ce que s'appliquera à La question de la publication de livres (dans le contexte
démontrer le directeur des Lettres françaises de la convention d'autocensure qu'avait signée le
clandestines, Claude Morgan, en prenant pour exemple le sens Syndicat des éditeurs) se révélait plus délicate. Rares sont, en
politique que revêt un article anodin de Colette sur la effet, les écrivains qui se sont abstenus (parmi eux
:

Bourgogne lorsqu'il voisine, dans un hebdomadaire Roger Martin du Gard, André Malraux, André Chamson,
prohitlérien, avec un article du Dr W. Reimer intitulé « Terre Jean Guéhenno). Délicate pour deux raisons le sens
:

d'entre Rhin et Rhône » 57.
Quel est, alors, l'éventail des possibles qui s'offre aux
« écrivains du refus » ? On peut poser que la condition
minimale sur laquelle ils s'accordèrent, implicitement ou
explicitement, était de ne pas collaborer à la presse
parisienne, à l'exception notable de Comœdia, qui suscita,
du reste, de violentes polémiques au sein de la
résistance littéraire. Le besoin de légitimation symbolique
des entreprises culturelles soumises aux diktats nazis
était tel que les sollicitations ne manquaient pourtant
pas. Le critique du Figaro, André Rousseaux, replié en
zone Sud, fut ainsi tour à tour contacté par Drieu la
Rochelle, Jacques Chardonne et Jean de la Hire pour
reprendre des activités dans la capitale, ce qu'il refusa 58.
d'une telle prise de position individuelle, quand elle ne
passait pas inaperçue, ne risquait-il pas de paraître
ambigu (on évoque, encore aujourd'hui, plus souvent
les refus successifs que Malraux opposa aussi bien à la
résistance littéraire qu'à la résistance armée avant 1944)?
La seconde raison est que, pour nombre d'auteurs, l'en-
56 - Pierre Daix, Aragon, une vie à changer, Paris, Seuil, 1975, éd. mise
à jour Flammarion, 1994, p. 385-386.
57 - [Claude Morgan], «Colette, la Bourgogne et M. Goebbels», Les
Lettres françaises clandestines, 4, décembre 1942.
58 - Cf. le témoignage d'André Rousseaux des 2 et 14 décembre 1949
pour le Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale, Archives
nationales.
La raison littéraire 13

jeu se présente comme celui d'une lutte pour le bien par l'idéologie de la « Révolution nationale » que par
maintien de 1'« esprit français». Que ceci pût n'être qu'une l'idéal « européen » la vertu patriotique, la définition de

forme d'autopersuasion, la question nous paraît ici sans
intérêt dans la mesure où il importe avant tout de faire
valoir, contre la thèse de la «mauvaise foi», que la
croyance dans le pouvoir de l'esprit est, par définition,
un des principes que les producteurs de biens
symboliques sont tenus d'intérioriser pour entrer dans le jeu,
pour le prendre au sérieux. Même quand ils viennent à
en douter, il faut tout le recul d'un François Mauriac
approchant la mort pour pouvoir, après coup, c'est-à-
dire après avoir joué le jeu, dire que « la résistance des
intellectuels a été utile d'abord à eux, et ce n'est pas rien
après tout 59
Fort de son activité en tant que secrétaire perpétuel de
l'Académie, Georges Duhamel affirmait à la Libération
« Notre Compagnie a poursuivi ses rapports, joué son rôle
:
:
l'identité nationale, les références historiques (Péguy, la
culture médiévale), jusqu'au thème de la «fidélité à la
terre», que marquera l'adoption des noms de pays de
France comme pseudonymes clandestins63. Faute de
59 - Témoignage de François Mauriac m Jacques Debû-Bridel, La
Résistance intellectuelle, Paris, Julliard, coll. « La Résistance par ceux qui
l'ont faite», 1970, p. 96.
60 - Georges Duhamel, Éclaircissements, Paris, Imp. P. Hartmann.
1947, p. 6.
61 - Simone de Beauvoir, La Force de l'âge, Paris, Gallimard, I960,
p. 528.
62 — Edith Thomas, Le Témoin compromis. Mémoires, Viviane Hamy,
1995, p. 100. Sur le refus de Gallimard, cf. la présentation de Dorothy
Kaufmann, p. 19, et Edith Thomas, Pages de Journal 1939-1944,

Viviane Hamy, p. 120.

moral au sein de la nation, servi de son mieux les lettres et 63 - Sur ce dernier point, cf. James Steel, Littérature de l'ombre. Récits
l'intelligence françaises dans un moment où l'effort de et nouvelles de la Résistance 1940-1944, Paris, Presses de la FNSP,
l'ennemi tendait à les opprimer60. » Avec toutes les précautions 1991, p. 76-78.
que nécessite l'interprétation de témoignages rétroactifs, on
peut citer cette récapitulation des options que fait Simone
de Beauvoir (à ceci près que l'on peut émettre un doute
concernant Radio-Vichy, à laquelle elle collaborait elle-
même) « Les écrivains de notre bord avaient tacitement
:

adopté certaines règles. On ne devait pas écrire dans les

journaux et les revues de zone occupée, ni parler à Radio-
Paris ; on pouvait travailler dans la presse de la zone libre et PROBLEMES
à Radio-Vichy tout dépendait du sens des articles et des
:

émissions. Publier un livre de l'autre côté de la ligne était

parfaitement licite ; ici, la question se posait ; finalement on
estima que, là aussi, c'était le contenu de l'ouvrage qui
comptait"1. » En fait, à l'exception des quelques cas ROMÁN
précités, la question du refus de publier ne se posa pas vraiment,
contrairement à ce que laisse entendre Edith Thomas «Je
:

résolus de ne pas le publier [le roman qu'elle venait

d'achever], II aurait fallu l'envoyer en service de presse aux
critiques qui avaient accepté de travailler dans les journaux
nazis de langue française, solliciter leur avis et leur donner
ainsi raison de s'être mis au service de l'envahisseur.
D'autres, comme Eisa Triolet, qui publia alors Le Cheval
blanc, n'eurent pas les mêmes scrupules. » En réalité, son
roman avait été refusé par Gallimard62. Ce cas vaut moins ,■'€3aiet
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Tavernier,
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Detsü-Bridel,
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Malherbe,
Barbezat,
Séverac,
Mounin,
Landry.
Robert
Pierre
Ram-
René
Jean
Fer-
Joe
pour l'anecdote que pour son exemplarité pour beaucoup
de ceux que l'on retrouvera engagés dans la clandestinité,
:

la non-publication (légale) ne fut pas un choix.

La lutte pour la définition légitime de 1' « esprit
français » ou de la « pensée française » sera le mot d'ordre
plus ou moins explicite qui va rassembler dans un même
combat des écrivains fortement différenciés, depuis les
tenants de « l'art pour l'ait » jusqu'aux écrivains
communistes, en passant par les poètes et intellectuels
catholiques dissidents. Une lutte concurrentielle pour la CONFLUENCES
réappropriation des thèmes et des symboles accaparés aussi
14
moyens de protestation collective au grand jour, la
dissidence s'organise à deux niveaux, la « littérature de
contrebande » et la clandestinité, qui correspondent
grossièrement à la fois à une division dans l'espace et à une
évolution dans le temps, décalée entre les deux zones en
raison du resserrement différencié de l'appareil de
contrainte.
Un ensemble de petites revues, marginales sous
plusieurs rapports (par leur position géographique, par les
moyens dont elles disposent et/ou par leur projet
poétique d'avant-garde), vont être propulsées sur le devant
de la scène culturelle et assumer un rôle à la fois
subversif au plan idéologique et d'avant-garde au plan
littéraire. Fondées peu avant la défaite ou nées de la crise à
l'instigation de jeunes poètes et écrivains, souvent
doublées d'un support editorial, les revues Fontaine à Alger,
Poésie 40, 41... à Villeneuve-lès-Avignon, Confluences à
Lyon, Messages à Paris puis en Belgique et en Suisse,
Traits à Lausanne, Les Cahiers du Rhône à Neuchâtel
vont promouvoir toute une génération de jeunes poètes,
en servant, dans un même temps, pour certains de leurs
aînés, de substitut aux instances de diffusion noyautées
par la Collaboration64. Pour ces jeunes prétendants
prêts à braver les censeurs, la situation d'occupation et
la décentralisation qui s'ensuit ont un effet
d'accélération de la carrière littéraire en offrant des tribunes de
:
substitution à des auteurs confirmés privés des leurs, ils
savent saisir la double occasion qui se présente à eux de
pallier leur position géographique marginale par rapport
à Paris et de s'allier les aînés déchus. L'alliance intergé-
nérationnelle fut un des effets spécifiques de la situation
de crise, ce «fait historique et littéraire» dont parle
Georges-Emmanuel Clancier « Entre les aînés
:
surréalistes (comme Aragon, Eluard) que nous admirions, et
nous, il n'y a pas eu de conflit, alors peut-être que, si
l'histoire avait été autre, il aurait eu lieu65. »
Au vu des conditions de production légales, la
contestation au grand jour ne peut que revêtir une
forme littéraire. Le «trobar dus», cet «art fermé» de la
poésie courtoise des troubadours, qui «permettait aux
poètes de chanter leurs Dames en présence même
de leur Seigneur » 66, devient, sous l'impulsion d'Aragon,
le langage codé convenu pour surmonter le double
obstacle de la censure et de la dispersion, et la forme
poétique de la protestation. Ce langage codé traduit la
« complicité structurale » qui unit les « écrivains du refus »
dans une lutte pour la reconquête de l'autonomie
relative du champ littéraire tout en étant l'expression de la
survivance d'une forme d'autonomie à trois niveaux :
contrairement à ce qui lui a été reproché , cette forme
poétique n'est pas purement et simplement un art de
Gisèle Sapiro
constance, du seul fait qu'elle répond en partie à des
problèmes techniques, à des recherches formelles et à
des préoccupations thématiques antérieures à la guerre
;
avec son langage crypté destiné aux initiés, elle impose
aux concurrents de l'autre bord, seuls capables de le
décoder, une problématique inséparablement littéraire
et politique, opérant, du même coup, une réunification
symbolique du champ de production restreinte ; enfin,
elle donne des moyens proprement littéraires à la lutte
contre l'inféodation aux diktats extra-littéraires des
instances du champ de production restreinte, dont elle
réaffirme, par là même, l'autonomie structurelle.
En réalité, la pratique de la contrebande comme la
recherche d'une forme poétique sont antérieures à la
défaite, et ont un même initiateur Louis Aragon. Mais si la
contrebande répond à une nécessité politique - Aragon l'a
:
mise en pratique, notamment dans le poème «Le Temps
des mots croisés» (NKF, 1er décembre 1939), après
l'interdiction du Parti communiste et les arrestations de ses
militants en 1939 -, elle demeure indissociable des recherches
formelles que mène le poète depuis deux ans, à travers
l'exploration de la poésie française médiévale, pour
«inventer une nouvelle façon de rimer68». Dans le «traité
de versification» qu'est «La rime en 40», paru pendant la
drôle de guerre (PfoètesJ. CfasquésJ. 40, 3, 20 avril 1940),
Aragon pose les conditions formelles d'un renouvellement
de la rime, s'appuyant sur la poésie des troubadours, sur
Apollinaire et sur Maïakovski pour redéfinir rimes
masculines et féminines. Après la défaite, cette recherche
formelle devient une arme poétique « Si le problème de la
:
rime est tout d'abord celui sur lequel j'ai voulu m'exprimer
en 1940, c'est parce que l'histoire du vers français débute
où apparaît la rime, c'est que la rime est l'élément
caractéristique qui libère notre poésie de l'emprise romaine, et en
64 — Cf. Les Cahiers du Rhône. Refuge de la pensée libre, sous la
direction de Françoise Frey-Beguin, La Chaux-de-Fonds, Éd. de la Bacon-
nière, 1993 François Lachenal, Éditions des Trois Collines. Genève-
Paris, Paris, IMEC, 1995; Yves Ménager, «Les périodiques littéraires et
;
la Résistance intellectuelle en France de 1940 à 1944», Autour de la
Seconde Guerre mondiale : Résistance, témoignages, fictions, L 'École
des lettres, II, juillet 1991, p. 101-116 Philippe Prudent, Une revue
culturelle dans les années noires : Confluences (1941-1944), mémoire de
;
maîtrise, sous la direction d'Etienne Fouilloux, Université Lyon-II, 1994
Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes. France 1940-1945, Paris,
;
Seghers, 1974; Anne Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le
devoir d'insoumission, Paris, IMEC, 1994.
65 - Georges-Emmanuel Clancier, « Max-Pol Fouchet et les poètes de la
revue Fontaine", in La Littérature française sous l'Occupation..., op.
cit., p. 156.
66 - Louis Aragon, « La leçon de Ribérac », Fontaine, juin 1941, rééd. in
Les Yeux d'Eisa, Neuchâtel, La Baconnière, coll. •■ Les Cahiers du
Rhône», 1942, rééd. Seghers, coll. «P. S.», 1942, p. 138.
67 — Cf. Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, 1945, rééd. Pauvert,
1965.
68 - Vladimir Pozner, Vladimir Pozner se souvient..., Paris, Julliard,
1972, p. 248.
La raison littéraire
fait la poésie française69. » Instrument privilégié de l'auto-
nomisation originelle de la poésie française (les
troubadours écrivent en langue vulgaire), la rime est un moyen
de réaffirmer cette autonomie. Plus, ce retour sur l'histoire
de la poésie française - dans la droite ligne du réalisme
français qu'Aragon se propose d'élaborer depuis 1937,
parallèlement au programme thorézien d'un communisme
national70 - est l'occasion de prendre le contre-pied des
thèmes imposés tant par le programme culturel «
européen » nazi que par le projet de renouveau folklorique du
régime de Vichy, et de réaffirmer l'unité française qui
trouve sa source dans la « fusion du nord et du midi
(l'amour provençal et la légende celtique) » réalisée par
Chrétien de Troyes, « leçon de notre unité » et preuve « qu'il
n'y a pas de race française mais une nation française, qui
est l'harmonieuse fusion des races à cet extrême
occident» 71. Or, si Aragon se fait le théoricien de la poésie
de contrebande, c'est sans doute aussi parce qu'il lui faut,
contre la devise intransigeante des intellectuels
communistes de la zone occupée - « littérature légale veut dire
littérature de trahison 72 » -, faire accepter à ceux-ci son
:
projet d'une littérature légale subversive, lui qui vient de
publier son recueil de poèmes, Le Crève-Cœur, chez
Gallimard. Il raconte ainsi avoir soumis « La leçon de Ribérac » à
l'approbation du premier responsable du Front national
des intellectuels, Georges Politzer, « anxieux de ce qu'en
penserait ce philosophe qui ne séparait jamais la pensée
de l'action », et lui avoir exposé ses objectifs « aux mythes
:
de la race opposer les images de la Nation, reprenant ainsi
dans un autre domaine la leçon donnée par Maurice Tho-
rez à une des assises de notre parti à Montreuil [. .] voilà
ce que je dis à Politzer et que Politzer approuva » 73.
.
:
Rien n'atteste aussi clairement à la fois de la
persistance des logiques de fonctionnement proprement
littéraires, du maintien d'une relative unité entre les
différentes sphères éclatées du champ, et du succès de ce
tour de force symbolique opéré par les « écrivains du
refus », que le besoin qu'épouvera Drieu la Rochelle, au
moment où il prend acte de l'échec de La NRF et se
décide finalement à mettre un terme à son entreprise, de
la situer, d'un point de vue littéraire, par rapport à ces
revues subversives de la zone Sud « Toute une nouvelle
:
génération de poètes s'est levée dans la Nouvelle Revue
française comme dans Poésie 41, 42. et dans
..
Fontaine. À Paris, il y a eu Audiberti, Guillevic, Rolland de
Renéville, Follain, Fombeure, Henri Thomas, Armand
Robin, Fieschi, qui sont venus appuyer Paul Fort, André
Salmon [...]74. »
Le langage codé, adopté par les revues semi-légales,
sera en partie appuyé, relayé et diffusé par les
défenseurs de « l'art pour l'art » dans la querelle des « mauvais
maîtres», notamment les critiques du Figaro, la fraction
dissidente de l'Académie française, les publications
subversives en Suisse ou à Alger. Il importe, néanmoins, de
15
signaler que le passage à la clandestinité ne sera pas
suivi, loin de là, par tous les écrivains de la «
contrebande » seul André Rousseaux parmi les critiques du
:
Figaro, seul François Mauriac parmi les académiciens
s'associeront à l'aventure clandestine.
La création
d'un sous-champ clandestin
À l'origine du Front national des écrivains (futur
Comité national des écrivains), il y a la rencontre entre
des écrivains dépossédés de leurs moyens d'expression
et les structures organisationnelles et mobilisatrices du
Parti communiste clandestin75. Certes, les intellectuels
du Parti ont déjà ouvert la voie à une résistance
intellectuelle par la mise en place de structures de publication
clandestines (L'Université libre paraît à l'automne 1940 et
le premier numéro de La Pensée libre, en février
1941) 76. Certes, le virage amorcé par le PCF à la mi-mai
1941 avec la création du «Front national de
l'indépendance de la France » annonce le développement d'une
69 - Louis Aragon, «Arma virumque cano », in Les Yeux d'Eisa, op. cit.,
p. 16 voir la reproduction d'une page de manuscrit p. 30.
;
70 - Cf. Philippe Olivera, Louis Aragon entre littérature et politique
ses articles dans Les Lettres françaises de I960 à 1972, mémoire de
■.
maîtrise, sous la direction d'Antoine Prost et de Danielle Tartakowski,
Université de Paris-I, 1991, p. 58-60.
71 - Louis Aragon, «La leçon de Ribérac», in Les Yeux d'Eisa, op. cit.,
p. 129-130.
72 - « [. J Toutes les publications légales qui existent en France sont ou
bien l'émanation directe des autorités d'occupation, ou bien elles ne
•
paraissent que sous son contrôle et sous sa direction [...] une seule
pensée peut s'exprimer en France légalement la PROPAGANDE en
faveur de la soumission» (***, «Notre Combat», editorial, La Pensée
:
libre, 1, février 1941, p. 1-7).
73 - Louis Aragon, «De l'exactitude en Poésie», in L'Œuvre poétique,
1943-1945, t. X, Paris, Livre Club Diderot, 1979, p. 67.
,
74 - Pierre Drieu la Rochelle, «Bilan», ¡m Nouvelle Revue française,
347, 1er janvier 1943, p. 104.
75 — La question de cette alliance a été abordée par René Garguilo,
«L'Union des communistes et des non-communistes clans la résistance
littéraire le Front national des écrivains», in La Littérature française
sous l'Occupation..., op. cit., p. 227-241. On doit la première étude du
:
CNE à Pascal Mercier, Le Comité national des écrivains 1940-1944,
mémoire. Université de Paris-III, 1980.
76 - Anne Simonin a montré le rôle de ce premier numéro imposant de
La Pensée libre (196 pages), à la fois comme modèle de publication
clandestine et comme maillon essentiel de la chaîne qui conduit à la
mise en place d'une structure éditoriale clandestine indépendante du
Parti cf. Anne Simonin, Les Éditions de Minuit. ., op. cit., p. 70 sq. ; sur
L'Université libre, cf. Nicole Racine, «L'Université libre (novembre 1940-
;
décembre 1941)», in Jean-Pierre Rioux, Antoine Prost et Jean-Pierre
Azéma, Les Communistes français de Munich et Châteaubriant (1.938-
1941), Paris, Presses de la FNSP, 1987, p. 133-145.
16 Gisèle Sapiro

politique unitaire77. Mais le principe d'une alliance avec Gelée en raison de l'arrestation, au mois de février
les communistes est loin d'être acquis dans les milieux 1942, et de l'exécution, au mois de mai, de Jacques
intellectuels où le souvenir du pacte germano-soviétique Decour avec d'autres intellectuels communistes (dont
est encore vivace (jusqu'à la veille de la Libération, Politzer et Solomon), l'activité du Front national des
Georges Duhamel refusera catégoriquement de écrivains ne reprend qu'au début de l'année 1943, quand
collaborer avec les communistes, lors même qu'il jouera un rôle Claude Morgan, le nouveau délégué du Parti, parvient à
d'intermédiaire et de « passeur » auprès du groupement renouer avec le groupement par l'intermédiaire d'Edith
clandestin), de même que, inversement, les bases Thomas (auteur d'un roman paru chez Gallimard avant
conceptuelles concrètes d'une telle alliance dans le la guerre, Edith Thomas connaissait Jean Paulhan)79. Ce
cadre d'une lutte idéologique commune semblent n'est qu'alors (au moment où commence à poindre le
encore très floues tant pour la direction du Parti que tournant de la guerre) que se met véritablement en place
pour les premiers initiateurs du projet, Georges Politzer,
Jacques Solomon et Jacques Decour. RECLAMEZ CHEZ TOUS NOS DEPOSITAIRES
Si cette alliance a donc pu se réaliser dès l'automne les brochures de la lex beaux volumes des
BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE ôditiona de Qfllinu.it
1941, c'est qu'elle repose sur des «affinités électives» - GUY DE MAUHASSANT
LE PÈRE MILON
un «entre soi» - spécifiquement littéraires. Le Un tpitode patrioliqiit de 1S70.5 fr. FOREZ
LEJournal
CAHIER d'uneNOIR
conscience chrétienne.
100 fr.
KHANÇOIS LA COLÈRE
recrutement du premier Front national des écrivains a, en effet,
UnLEgrand
MUSÉEpoèmt.ORÉ fr. THIMERAIS
LetVINOhitlmenl« de10 1.943 LA
EtiaisPENSÉE PATIENTE 100 fr.
pour matrice ce qu'on appellera ici le réseau « Gallimard- AARNAUD
paraîtraDE: SAINT-ROMAN mr quelques problèmes d'avnir.
8«ront prochainement
NRF» ce qui unit les deux fondateurs du groupement PÉNITENTla43hile souterraine m France. 10 fr. FRANÇOIS LA COLÈREdistribués
Unépieodede LEEdition
MUSÉE GRÉVIN 100 fr.
:

clandestin, Jacques Decour, envoyé du PCF clandestin, et VERGORS de luxe de ce grand poème.
Jean Paulhan, le porte-parole de « l'art pour l'art », c'est la LE Edil
SILENCE DE LAd'uMER 10awvre LAURENT
fr. LES DANIEL
« complicité » entre un auteur et celui à qui il doit de l'être publié inn
tont populaire
la terreur n ehef-d'
nntit et célèbre Un AMANTS
boulevermnl(VAVIONON
roman d'amour11»dam-fr.
déjà dans I* monde entier- une France bouleversé*.
(Paulhan avait publié les premiers ouvrages de Decour ORIMS OONTRE L'ESPRIT • ta turn täm DESfa EDITIONS DE DIDflUT ci
chez Gallimard). Médiatisée, donc, par une connivence Leparmarlarolope
le TÉMOINde DES MARTYRS
Vinlellitirncr francnite. m wärnre)L'BMlOXNEO!
feàés. M£TC {Htm k h»
d'auteurs «maison», l'alliance est mise en œuvre, à T«tt» Im ihm itnéa « m Ja »m mtntb ttrnmn k tecmnr la victime« d« b Intvi aäsKank.
différents niveaux, par des agents qui occupent la double Les Étoiles (bulletin du CNE de la zone Sud), n° 14, décembre 1943.
position de communiste (ou proche du Parti) et auteur
Gallimard et/ou collaborateur de La NRF d'avant-guerre le sous-champ littéraire clandestin une division du
:

(Aragon, Jacques Decour, Paul Eluard).
Pivot du premier recrutement, notamment autour de la
figure qui l'incarne au plus haut degré, Jean Paulhan,
d'autant mieux placé pour réunir qu'il occupe la position
de « découvreur » plutôt que celle d'« auteur » à part entière
et qu'il entretient, de ce fait, une « complicité » avec « ses »
écrivains, le réseau « Gallimard- AKF» rend possibles non
seulement la fondation du comité, mais aussi la
matérialisation de son existence par la création d'un véritable sous-
champ de production clandestin, doté de moyens de
publication périodique (Les Lettres françaises
clandestines) et éditoriale (les Éditions de Minuit qui, bien
qu'indépendantes, entretiendront des rapports étroits avec le
CNE, la liaison étant, là encore, assurée par le réseau
Gallimard- NRF78). En retour, une fois sa structure constituée,
le CNE peut jouer un rôle tremplin par rapport aux deux
« familles » qui l'ont fondé, soit que l'entrée au comité
coïncide avec l'adhésion (Lucien Scheler, Claude Roy,
Loys Masson) ou la réadhésion (Paul Eluard) au Parti, soit
qu'il constitue, pour de jeunes poètes, un pôle d'attraction
parce que, en les rapprochant de Jean Paulhan, il accroît
leurs chances d'accéder à la maison Gallimard sans
passer par La NRF honnie de Drieu la Rochelle.
travail se fait jour entre le FNE qui sollicite des auteurs,
fournit des manuscrits, discute les projets de publication
clandestine, les Éditions de Minuit qui, par leur catalogue
comme par la haute tenue du support, répondent aux
exigences de « littérarité », Les Lettres françaises qui
commentent l'actualité politique et littéraire, publique et sou-
77 - Stéphane Courtois, Le PCF dans la guerre. De Gaulle, la
Résistance, Staline..., Paris, Ramsay, 1980, p. 189 sq. Annie Kriegel a,
cependant, établi que, depuis le mois de janvier 1941 au moins, Thorez
jouait un « rôle décisif» auprès de Dimitrov et de Staline pour leur faire
accepter, malgré le pacte germano-soviétique, le principe d'une
Résistance nationale antifasciste, reconnaissant jusqu'au «rôle positif» du
mouvement de De Gaulle - ce qui explique, sans doute, que la tonalité
antifasciste des premières publications réalisées par les intellectuels du
Parti n'ait pas rencontré d'opposition au sommet (cf. Annie Kriegel, « Le
PCF, Thorez et la France», Le Mouvement social, 172, juill. -septembre
1995, p. 99).
78 -Jean Paulhan a assumé le rôle de directeur littéraire des Éditions de
Minuit à partir de la fin 1942, relayé, en juin 1943, par Paul Eluard, autre
auteur de la maison Gallimard (cf. Anne Simonin, Les Éditions de
Minuit..., op. cit., p. 101 sq.; sur les rapports entre les Éditions de
Minuit et le CNE, cf. p. 122 sq).
19 - Cf. le témoignage d'Edith Thomas in Jacques Debû-Bridel, La
Résistance intellectuelle..., op. cit., p. 57; Le Témoin compromis, op.
cit., p. 103, et Claude Morgan, Les Don Quichotte et les autres. .., Paris,
Roblot, 1979, p. 132 sq.
La raison littéraire
terraine, et contribuent à la diffusion de la littérature
clandestine en rendant compte de ses publications, d'une
part, et en assurant, d'autre part, une partie du service de
« diffusion » Si les effectifs du FNE ont doublé dans le
.
courant de l'année 1943 (ils passent des sept membres
fondateurs à une quinzaine de membres), cela est non
seulement dû aux efforts de mobilisation que déploie
Jean Paulhan auprès de l'avant-garde littéraire
(notamment tout le groupe de la revue Messages, Raymond
Queneau, Michel Leiris, Jean Lescure, Jean Tardieu) mais
aussi à la politique de recrutement du Parti qui devient
moins sélective.
Quand, à peu près à la même époque (entre le
printemps et l'été 1943), Aragon entreprend de rassembler en
zone Sud un Comité national des écrivains, il peut
s'appuyer sur les réseaux préconstitués autour des revues
Poésie 40, 41..., Confluences, et celles de la proche
francophonie. Bien que le réseau Gallimard- NRF s'y trouve
presque aussi largement représenté qu'en zone Nord du
point de vue des effectifs globaux (environ la moitié des
membres) 80, il semble moins présider aux modalités de
recrutement qui reposent sur les milieux parisiens repliés
en zone Sud et réorganisés autour des revues semi-
légales. Le CNE de zone Sud mobilise, en effet, deux fois
plus souvent des Parisiens (qui représentent deux tiers
de ses effectifs) que des écrivains locaux. Et quand c'est
le cas, comme pour Auguste Angles, étudiant puis
professeur à Lyon, il s'agit d'un Lyonnais formé à l'École
normale supérieure. Plus rares — mais significatifs - sont les
cas des nouveaux entrants qui, comme Pierre Emmanuel,
Pierre Seghers ou Loys Masson, auront bénéficié, à la
faveur de l'exode, d'une promotion accélérée par le
contact direct avec les prestigieux cercles fermés de la
capitale.
La particularité du groupement de la zone Sud réside,
entre autres, dans le renforcement et la diversification
des alliances politiques. Les prémisses d'une alliance
avec des nationalistes, d'une part, et avec des
catholiques, d'autre part, avaient été posées par le recrutement
de Jacques Debû-Bridel, du R. P. Maydieu et de François
Mauriac, mais cette alliance devait s'en tenir, en zone
Nord, à ces seuls représentants jusqu'à l'arrivée, en 1944,
d'un Roger Giron et d'un Georges Oudard, issus de
l'extrême droite, le restant se départageant entre
communistes et autres tendances de gauche. En zone Sud, la
politique unitaire sera appliquée au pied de la lettre par
Aragon, qui en garantira le succès. Côté catholique,
Stanislas Fumet, Auguste Angles, Pierre Emmanuel, Louis
Martin-Chauffier, puis le R. P. Bruckberger (lié au milieu
de La NRF replié en zone Sud en 1940, il est introduit au
comité par Albert Camus 81) ; côté droite et extrême
17
droite, André Rousseaux (ancien collaborateur de
L'Action française, jusqu'à son entrée au Figaro en 1929) et
Henry Malherbe (ancien vice-président des Croix-de-
Feu). Le cas d'André Rousseaux permet d'illustrer une
fois de plus les connivences d'ordre littéraire qui sous-
tendent les alliances politiques. Le feuilleton qu'André
Rousseaux - pétainiste mais défenseur de « l'art pour
l'art » comme on l'a vu - avait publié dans Le Figaro de
décembre 1941 sur Le Crève-Cœur d'Aragon (auteur
proscrit par Vichy) avait provoqué des remous dans la
rédaction du journal « Brisson a trouvé qu'il allait trop
:
loin et a voulu lui faire publier un rectificatif qu'il a réussi
à réduire à fort peu de choses » ; sur quoi Rousseaux écrit
à Aragon « pour lui expliquer que le post-scriptum lui a
été imposé par précaution » 82. De là était née cette
complicité entre le critique catholique conservateur et le
poète communiste qui l'introduit dans les cercles de
Poésie 40, 41... et de Confluences, et qui sollicite au mois
d'avril 1943 son adhésion au CNE naissant.
C'est donc largement grâce à l'alliance avec le PCF
clandestin, qui rend matériellement possible la création
d'un sous-champ littéraire clandestin, que s'opère la
reconquête de l'autonomie du champ littéraire. Cette
alliance ne peut prendre corps qu'à la faveur des affinités
proprement littéraires. Elle n'en renferme pas moins,
d'ores et déjà, un principe d'hétéronomie qui constituera
un nouvel enjeu de luttes dès la Libération. Autant dire
que les moyens de production sont, par définition,
source d'hétéronomie.
Pourquoi les différentes tentatives de subversion des
rapports de force constitutifs du champ littéraire d'avant-
guerre, mises en œuvre par les agents de l'hétéronomie,
ont-elles, en définitive, échoué? Si la monopolisation des
positions clés ne suffit pas à renverser les rapports de
force, c'est parce que le charisme est associé aux agents
qui font les positions qu'ils occupent (La NRF de Drieu
la Rochelle n'est pas celle de Paulhan), malgré la
confusion qu'induit, d'abord, dans les catégories de
perception, la promotion d'agents « de l'intérieur » ; si la
stigmatisation collective des écrivains reconnus de l'entre-
deux-guerres par les agents promus à ces positions à la
faveur des conditions hétéronomes de production sera
impuissante à transformer durablement la hiérarchie des
80 - II faut cependant préciser que jusqu'à la fin 1943, sans doute, le
groupement de la zone Nord est presque entièrement constitué de
membres du réseau Gallimard-À/RF.
81 - Cf. Raymond-Léopold Bruckberger, Nous n'irons plus au bois,
Paris, Amiot-Dumont, 1948, p. 32 et Herbert R. Lottman, Albert Camus,
Paris, Seuil 1979, p. 290.
;
82 -Témoignage d'André Rousseaux, document cité.
18
valeurs internes, c'est que le groupe dénoncé bénéficiait
d'un degré de cohésion supérieur à celui des
dénonciateurs, unis par leur seul ressentiment degré de cohésion
:
reposant non pas sur un principe d'ancienneté 83, mais
sur un principe de complicité structurale préexistant, sur
la base duquel le champ se recompose d'abord pour
résister à la perte de son autonomie, puis pour la
reconquérir. Il nous reste, à présent, à étudier les principes
structuraux qui favorisent les dispositions à l'hétérono-
mie ou, au contraire, sous-tendent la propension à la
défense de l'autonomie.
Un révélateur : le genre littéraire
L'effet médiateur du champ littéraire sur le rapport
que les écrivains entretiennent avec la politique et sur
leurs choix suppose une corrélation entre les positions
dans le champ et les prises de position esthétiques et
politiques. Cette corrélation est vérifiée par une analyse
des correspondances réalisée pour une population de
185 écrivains en activité pendant la guerre, qui porte sur
des indicateurs de leurs trajectoires sociales, littéraires et
politiques (voir annexe). À travers la lecture des deux
premiers facteurs de l'analyse, nous nous attacherons à
élucider ce rapport entre positions et prises de position.
Le champ littéraire sous l'Occupation s'organise
autour de deux principales oppositions. Le premier
facteur de l'analyse (qui résume 5,6% de l'inertie totale,
contre 3,9 % et 3,2 % respectivement pour le deuxième et
le troisième) oppose le champ de grande production au
champ de production restreinte. D'un côté, les
romanciers exotiques ou régionalistes à la mode, Claude Far-
rère, Louis Bertrand, Henry Bordeaux, Joseph de Pesqui-
doux, André Demaison, Jean de La Varende, qui publient
dans les vieilles maisons d'édition misant sur la
rentabilité à court terme, c'est-à-dire les ventes rapides, les forts
tirages et les collections populaires (Flammarion et Albin
Michel, notamment), ou chez les éditeurs plus «
académiques », la maison catholique Pion principalement, mais
aussi Fasquelle ou la Librairie académique Perrin (voir
graphique 1 et graphique 2 en annexe). De l'autre, des
poètes issus du mouvement surréaliste comme Paul
Eluard, ou nouveaux entrants à la recherche de formes
d'expression poétique dépassant le surréalisme, qui
prennent pour maîtres Pierre Jean Jouve, Pierre Reverdy
ou Max Jacob - l'école de Rochefort fondée par René-
Guy Cadou, le réalisme poétique de Francis Ponge ou
d'Eugène Guillevic, la poésie lyrique de Jean Tardieu,
Michel Le iris, André Frénaud, la poésie métaphysique de
Pierre Emmanuel. Ils sont accueillis par les petites
Gisèle Sapiro
sons d'édition nées sous l'Occupation, Seghers en
particulier et, pour certains (Emmanuel, Ponge, Leiris,
Tardieu), par la collection «Métamorphoses » que dirige Jean
Paulhan chez Gallimard.
Alors que ces jeunes poètes publient dans les petites
revues de poésie nées à la veille de la guerre ou sous
l'Occupation (Les Cahiers du Sud, Poésie 40, 41...,
Messages, Fontaine, Confluences), les romanciers à
succès ont collaboré à la très académique Revue des
Deux-Mondes (qui tire, à la veille de la guerre, à près de
50 000 exemplaires), ou encore à l'hebdomadaire plus
« populaire » Gringoire, qui tire à près de 600 000
exemplaires avant la guerre et environ 330 000 pendant
l'Occupation (à cette époque, il rémunère jusqu'à
200 000 francs des romans-feuilletons d'écrivains très en
vogue comme Pierre Benoit et Jean de La Varende 8i).
Les représentants de ce pôle de grande production
collaborent encore aux grands quotidiens de droite comme Le
Temps et L'Écho de Paris, Le Petit Parisien, qui accueille,
sous l'Occupation, les plumes de nombre d'académiciens
et de jurés Goncourt, et aux autres hebdomadaires
politico-littéraires à forts tirages, Candide (plus de
400 000 exemplaires avant la guerre) et La Gerbe, qui
relaie dans la capitale, à partir de juillet 1940, Candide et
Gringoire repliés en zone Sud, tandis que le pôle opposé
regroupe des auteurs qui n'écrivent pas dans la grande
presse, à l'exception, pour une partie d'entre eux, de
l'hebdomadaire des écrivains antifascistes d'avant-guerre,
Vendredi (voir graphique 3 en annexe).
La polarisation entre romanciers et poètes recoupe le
clivage politique entre collaborateurs et vichystes d'un
côté, résistants de l'autre (voir graphique 3). Alors qu'un
tiers des romanciers de notre population (et pas loin de
la moitié des auteurs dramatiques) optent pour la
Collaboration, alors qu'aucun romancier ou dramaturge de
renom, Mauriac excepté, ne participe à l'activité
clandestine, près de deux tiers des poètes s'engagent dans
une Résistance littéraire qui ne modifie pas
radicalement, pour eux, les conditions de production
:
accoutumés aux tirages limités, aux minces plaquettes qui ne
circulent que dans des cénacles d'initiés, ils sont
prédisposés, par leur pratique, à la clandestinité et au secret.
Pas plus que des facteurs conjoncturels (comme la
politique des instances de propagande nazies qui promou-
83 — Même s'il est valable, aux marges de la clandestinité, pour tous
ceux qui réprouvent au grand jour, par la défense des « mauvais
maîtres », par exemple, ou encore silencieusement, comme Roger
Martin du Gard, les pratiques illicites mises en œuvre par les agents de l'hé-
téronomie.
84 - Cf. Micheline Dupray, Roland Dorgelès. Un siècle de vie littéraire
française, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, p. 362.
La raison littéraire 19

Graphique I : Le champ littéraire sous l'Occupation (les écrivains). Analyse des correspondances. Plan des er et 2e axes

I
d'inertie : l'espace des écrivains. (Les individus correspondant aux contributions absolues les plus fortes ont été portés en
gras pour le premier facteur, et soulignés pour le second, en gras souligné pour les deux.)
Le traitement de l'analyse factorielle a été réalisé en collaboration avec Salah Bouhedja.

1.0 2(3,9%)

ADAM
MÛB5AJS
0.8 GIRON BLECH
SCHELER
CHAUME IX DESVIGNBS MOUSSINAC
OUDARD
WURMSER LEYRIS
VAUDAL
o.e MALHERBE D_EBJJ CECQÎ2K
TRIOLET MAROtKAC
SABflOL
COMBELLB XHQMAS
BELLESSORT MILLET TA VERNI ER
ROUSSEAUX FARGB SEGHKRg
GILLET G.TRUC ROY
0.4 LARGUIER CHAMPION VIOLLIS MAYDIEU BEGUIN
BOULENGER AJALB ROSNY PELORSON FUMET
BERTRAND ŒKVRILLO» LAUBREAUX HAEDENS MADAULE BRUCKBERGBR ESTANG
GERMAIN LECOMTE ROSNY GAILLARD |
LA VEDAN DAUDET HAZARD | J.LESCUR
TBARAOD1 BtKRMAHT BSTAUNIE BAUER G- CHEVALLIER BORMGC
LA VARKNDK MASSIS PETITJEAN PARROT
0.2 D MAISON VI ALAR [
THARAUD2 DONNAY VERCORS BLANZAT
PKSQUIDOUX BKNJAKIN POULAILLE | PLISNIER P.DELESCURE
|

CHATEAUBRIANT HALEVY TROYAT | KMKXNUKL

BORDEAUX DORGBLES THERIVB REBATET MAULNIER AVELINE
M.PRKVOST DÊSCAVES FERNANDEZ BERNARD DURAS CAMUS
FARRKRK THIBON J . PREVOST 1(5,6%)
0.0 BRASILLACH +- -
POORTALXS MAURRAS | FOMBEURB CADOÜ
BONNARD PEISSON PAGNOL| CHAMSON ATTOZSZO
HENRIOT GBNEVOIX HERIAT | GUILLOUX GUEHENNO THXXKOD
GUITRY KESSBL ANOUILH MARITAIN MARTIN- CHAUFFIER PONQK TARBIEÜ
BENOIT MAUROIS VAILLAND BEAUVOIR SARRAUTB CASSOU LKIRI3 TORTKL
|

JALOUX CHARDONNE ACHARD SALACROU VILDRAC ARAOON

-0.2 POURRAT JOUHANDEAU BATAILLE PAULHAN DKSNOS QUEKZAÜ-«-
BILLY CBLINE BENDA LA TOUR SARTRE CHAR
ARNOUX | MARCEL DU PIN FOLLAIW
DERBME |
MAURIAC MALRAUX
COLETTE AYME GHBON
MARTIN DU GARD ST EXUPERY
-0.4 SALMON BERNANOS ARLAND KLUARD
LACRETELLE DRIEU FORT SCHLUMBERGER
COCTEAU SIQîiQ
MCEAJffi DUHAMEL ROMAINS CLAUDEL
MAC ORLAN C&R£Q LEAUTAUD SUPERVIELLE' J&CQfi
GIRAUDOUX
-0.6 MONTHERLANT

REVERDY
JOUVE
ST JOHN PERSE
AUDIBERTI
-0.8 +
-1.0 -0.8 -0.6 -0.4 -0.2 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0
20
vaient les livres politiques au détriment des œuvres
romanesques, ou les conditions de vie incertaines qui
détournaient d'un projet suivi) ne suffisent à l'expliquer,
nul lien intrinsèque entre genre littéraire et engagement
ne peut, pourtant, être établi la résistance littéraire eut
: trois fois moins souvent représentées. Si ces derniers sont
ses romanciers, du mystérieux Vercors à André Cham-
son, en passant par Edith Thomas, et la Collaboration
ses poètes, parmi lesquels André Salmon qui alla jusqu'à
témoigner son appui à la Légion des volontaires
français. Si lien il y a, il est à rechercher dans un état
particulier des rapports de force spécifiquement littéraires qui
sont constitutifs du champ littéraire. Ces rapports de
force s'expriment à travers une combinaison de critères
- l'âge, la religion, le sexe, la position sociale, la
notoriété - qui se spécifient selon la logique propre de cet
espace de production de biens symboliques qu'est le
champ littéraire.
La faible contribution des propriétés sociales à la
polarisation, l'âge excepté, constitue une démonstration empirique
de l'effet de réfraction du champ. Si elles ne permettent
pas, à elles seules, de rendre compte des choix politiques,
la distribution, globale des propriétés sociales (âge, origine
sociale, capital scolaire) entre les différents possibles
politiques offre une première matrice de la relation entre
dispositions et espèces de capitaux d'un côté, tendances
politiques de l'autre. Ainsi, près de deux tiers des soixante-
quatre écrivains de notre population qui se sont engagés
dans la Résistance, civile ou armée, ont moins de 40 ans, et
presque la totalité (90%) moins de 50 ans en 1940, ce qui
confirme une fois de plus que le vieillissement social est
en raison inverse de la propension à prendre des risques.
À l'opposé, plus de deux tiers des écrivains vichyssois ont
alors plus de 50 ans, et près de la moitié plus de 60 ans (ils
représentent 14 ou 20% de notre population selon qu'on
inclut ou non ceux qui vont évoluer vers une attitude
favorable à la Résistance). Les écrivains qui se sont plus ou
moins « compromis » dans la Collaboration (24 % de notre
population) occupent, du point de vue de l'âge, une
position intermédiaire entre ces deux pôles la moitié ont
entre 40 et 60 ans, âge moyen du sommet de la carrière
:
littéraire, tandis que le restant se départage à peu près
également entre les autres classes d'âge.
On peut également caractériser chacun de ces trois pôles,
entre lesquels subsistent des zones intermédiaires, par
certaines propriétés sociales. Ainsi, parmi les vichyssois, les
fils de hauts et moyens fonctionnaires (à l'exclusion des
professeurs) sont surreprésentés (ils constituent près d'un
tiers, soit deux fois plus souvent que pour la moyenne des
écrivains), alors qu'ils sont sous-représentés parmi les
écrivains résistants (6%), ce qui pourrait traduire une
disposition héritée à l'allégeance à l'État comme ultime garant de
l'ordre, et donc une moindre propension à la dissidence
chez les écrivains issus de la fonction publique 85. Notons
qu'ils sont aussi plus souvent originaires de la province
que la moyenne de leurs confrères (deux tiers contre la
Gisèle Sapiro
moitié de l'ensemble des écrivains)86. Les écrivains
résistants sont, en revanche, le plus souvent issus des fractions
intellectuelles (c'est le cas de presque un résistant sur trois,
contre un écrivain sur quatre en moyenne), alors que, chez
les écrivains proches de la Collaboration, ces fractions sont
les plus parisiens des écrivains (depuis leur enfance), ils
sont globalement moins bien dotés en toutes espèces de
capitaux, et notamment en capital culturel hérité ou
acquis ils se recrutent le plus souvent dans la petite
bourgeoisie (un tiers, contre un peu plus d'un quart des
:
écrivains en moyenne) ; presque un quart d'entre eux ont un
diplôme inférieur au baccalauréat - soit deux fois plus
souvent que la moyenne des écrivains (c'est aussi deux fois
plus souvent qu'ils ont fréquenté une école primaire
supérieure ou qu'ils n'ont eu aucune formation post-primaire -
16% contre 7%) ; 40% n'ont pas fait d'études supérieures,
contre 30 % des écrivains en moyenne ; enhn, ils ont plus
fréquemment connu un « incident » au cours de leur
trajectoire scolaire, pour des raisons matérielles, des raisons de
santé, ou à cause d'un échec scolaire relatif - c'est le cas
de près de 40% d'entre eux, contre moins de 20% des
résistants, et 30% des écrivains en moyenne. Ceci explique
sans doute la prégnance de Y anti-intellectualisme chez
une bonne partie des écrivains collaborationnistes, en
particulier chez les héritiers «déshérités», c'est-à-dire déviés
de la carrière à laquelle les destinait leur famille en raison
d'un échec scolaire, qui tendent à opposer, à «
l'intel ectualisme des "forts en thème" », les valeurs aristocratiques de
l'action, le culte du corps, le sport87, thèmes de prédilec-
85 - II ne s'agit pas de minimiser la spécificité de l'adhésion des
écrivains pétainistes à la révolution conservatrice, mais de proposer une
interprétation minimale de la surreprésentation des fils de
fonctionnaires parmi ceux-ci, en pointant une forme d'allégeance héritée à
l'État-gardien-de-l'ordre plutôt qu'à un régime (la République) dont ils
n'hésitent pas à renier les institutions. Par ailleurs, il faut garder à
l'esprit que ces fils de fonctionnaires sont d'autant plus atypiques par
rapport à leur milieu d'origine que le taux d'écrivains qui s'y recrutent est
proportionnellement faible. C'est donc plutôt dans le mode de
reconversion de ces dispositions dans le champ littéraire qu'il faudrait
rechercher l'explication de ce phénomène.
86 — On ne peut, cependant, en déduire qu'il y a une affinité préétablie
entre les écrivains originaires de la province et un régime qui se
prétend décentralisateur parmi les écrivains plutôt favorables à la
Résistance mais qui ne s'engagent pas dans ses rangs (9% de notre
:
population), la répartition des trajectoires géographiques est semblable plus
âgés que les résistants (plus d'un tiers d'entre eux ont passé la
;
cinquantaine) mais moins que les vichyssois, ces sympathisants de la Résistance
sont, en revanche, beaucoup plus rarement issus du service public que
leurs confrères pétainistes, et se recrutent le plus souvent aux extrêmes
de l'échelle sociale, dans les fractions possédantes (presque un sur
cinq) ou dans la petite bourgeoisie et les classes populaires (plus d'un
sur trois) ils sont globalement mieux dotés en capital scolaire que
leurs confrères proches de la Collaboration (il en va de même pour les
;
écrivains antipétainistes en exil, qui représentent 5 % de notre
population). Parmi les écrivains favorables au régime de Vichy à ses débuts, ce
sont, là encore, les mieux dotés en capital scolaire qui évolueront vers
une position favorable à la Résistance (6% de notre population).
87 - Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État. op. cit., p. 401. Cette
opposition est l'un des axes de la conception pédagogique par laquelle les
..
La raison littéraire
tion dans l'œuvre d'un Montherlant ou d'un Drieu la
Rochelle. Du reste, dans son programme de réforme
sociale, ce dernier comptait bien « supprimer Normale et
Agrégation. Réduire l'enseignement secondaire, supprimer
toutes les facilités d'examen, de bourse, de compensation.
Transporter les grandes écoles et la Sorbonne en province.
Supprimer plusieurs universités. Briser l'esprit de
Polytechnique et de l'Inspection 88 »
.
Les propriétés sociales semblent donc avoir, sous forme de
dispositions, une certaine incidence sur les attitudes
politiques, mais elles n'agissent, comme on essaiera de le
démontrer par la suite, que par la médiation des positions
dans le champ.
Si le genre apparaît d'emblée comme un facteur
structurant de cet espace, c'est qu'il est l'un des déterminants
d'une position sociale, aussi bien dans le champ littéraire
que dans le champ du pouvoir89 aux genres s'associent
:
des conditions d'exercice du métier fortement
différenciées selon qu'on passe du romancier à succès
mensualisé par une maison d'édition, qui arrondit ses revenus
avec des prépublications en feuilleton dans des
périodiques à gros tirage, au poète qui doit recourir à des
besognes alimentaires (ou exercer une profession) pour
subsister. L'opposition entre poètes et romanciers
apparaît ainsi comme une variante de l'opposition entre
champ de production restreinte et champ de grande
production, qui constitue elle-même une première matrice
des attitudes politiques dans cette situation de crise, le
champ de grande production ayant partie liée avec le
champ économique et l'espace médiatique.
Académie française et CNE:
UNE OPPOSITION IDÉALTYPIQUE
L'opposition entre champ de production restreinte et
champ de grande production ne se spécifie pas
seulement à travers le genre littéraire. La comparaison des
deux instances qui contribuent le plus fortement au
premier facteur de l'analyse des correspondances -
l'Académie française d'un côté et le Comité national des
écrivains de l'autre (voir graphique 3, quadrants supérieurs
gauche et droit) - permet de porter au jour d'autres
principes d'opposition qui renvoient simultanément à un état
particulier des rapports de force constitutifs du champ et
aux invariants structuraux qui les sous-tendent. Elle
permet également d'illustrer la relation entre dispositions et
positions dans le champ.
Comme les revues, ces deux instances sont
représentatives de la relation entre les trois principaux facteurs
qui forment l'opposition l'âge, la position dans le
:
champ littéraire (genre et lieux de publication) et les
21
prises de position esthétiques et politiques (voir
graphique 3)- Que la polarisation entre un pôle de
consécration institutionnelle (l'Académie Concourt est située à
proximité de l'Académie française) et un pôle non
académique recoupe l'axe de l'âge, avec, d'un côté, les
auteurs de plus de 60 ans et, de l'autre, ceux de moins
de 40 ans, n'a rien de surprenant. Plus intéressante est
l'intrication des variables littéraires et des variables
politiques, qui exprime leur étroite corrélation. La seule
confrontation entre une institution à vocation culturelle
(l'Académie française) et une organisation à vocation
politique (le CNE) suffirait presque à le prouver. Qu'elle
recoupe le clivage politique entre dissidence et soutien
aux pouvoirs étaye, d'une part, l'hypothèse du rôle
médiateur qu'ont joué les instances de consécration les
plus officielles entre le régime de Vichy et le collabora-
tionnisme parisien : ce n'est pas un hasard si, parmi les
individus qui ont le plus contribué à la polarisation, se
trouvent, précisément, ceux qui jouent ce rôle médiateur
sur le plan institutionnel ou sur le plan idéologique, Abel
Bonnard, Abel Hermant, Louis Bertrand, pour
l'Académie française, René Benjamin, Jean Ajalbert, Jean de La
Varende pour l'Académie Goncourt. Cela confirme, à
l'autre pôle, l'hypothèse des affinités de position dans le
champ qui sous-tendent l'alliance clandestine entre
communistes et non-communistes le rôle charnière d'Eluard
:
et d'Aragon, qui cumulent l'affiliation surréaliste, la triple
appartenance à La NRF, à la maison Gallimard et au Parti
communiste, la collaboration aux petites revues semi-
légales et l'engagement dans la clandestinité, est ici mis
en évidence et illustre l'attrait charismatique qu'ont
écoles privées entendent s'affirmer contre 1'« instruction » prodiguée par
l'école publique, comme le montre Pierre Bourdieu pour l'école des
Roches. Selon le témoignage de François Mauriac, on retrouve ces
mêmes valeurs (sport, culte du corps) dans l'éducation des frères
maristes. Drieu la Rochelle a été formé, lui aussi, chez les maristes. Il
fait ses études à l'École libre des sciences politiques et échoue au
concours des Affaires étrangères. Après Janson-de-Sailly, Montherlant
a fréquenté l'école Saint-Pierre de Neuilly et le collège Sainte-Croix.
Ayant difficilement passé son baccalauréat (il a été recalé une première
fois à l'oral), il échoue à l'examen de sa première année de droit.
88 - Pierre Drieu la Rochelle, Journal 1939-1945, Paris, Gallimard,
p. 246 (souligné dans le texte).
89 - La position dans le champ du pouvoir (ou dans l'espace social) ne
recoupe pas entièrement la position dans le champ littéraire, qui fonde
son autonomie « sur une inversion des principes fondamentaux du
champ du pouvoir et du champ économique » (cf. Pierre Bourdieu, « Le
champ littéraire», art. cité, p. 7) ainsi, les profits économiques qui
assurent une position dominante dans l'espace social ne sont pas
:
reconvertibles en capital symbolique au sein du champ littéraire, où le
principe de hiérarchisation interne — le degré de consécration
spécifique - l'emporte sur le principe de hiérarchisation externe - la réussite
temporelle (les tensions entre ces deux principes de hiérarchisation s'y
spécifient dans l'opposition entre un pôle de production restreinte et
un pôle de grande production).
22
exercé ces aînés (malgré leur âge supérieur à la
quarantaine, ils figurent parmi les auteurs qui ont contribué à
former l'axe) sur la jeune génération des poètes qui
émerge sous l'Occupation.
C'est la position particulière qu'occupe l'Académie
française dans le champ littéraire en tant que gardienne
d'une orthodoxie proche de la demande des fractions
dominantes de la classe dominante 90 qui la prédispose à
jouer un rôle politique. En revanche, à l'autre pôle, la
surpolitisation a pour effet de regrouper dans une
organisation à vocation politique un ensemble de positions
décristallisées soit du fait qu'elles se situent aux marges
du champ (jeunes prétendants ou communistes), soit en
raison d'un déclassement relatif dû à la situation de crise
(Aragon est proscrit en tant que communiste, Jean Paul-
han se voit privé de la direction de La NRF), soit en
raison de luttes antérieures à la crise (exclu du groupe
surréaliste en 1938, Eluard se trouve isolé en 1940 91).
Produit de la crise, l'association sous une bannière
politique de ces positions décristallisées révèle, a contrario,
l'homogénéité relative des positions sociales au pôle
institutionnalisé.
Rapportée aux positions et aux oppositions constitutives du
champ littéraire (et non pas directement aux prises de
position politiques), la répartition globale des caractéristiques
sociales révèle la corrélation entre dispositions et positions
dictant les modes de socialisation dans le champ, les écarts
:
de dispositions s'associent à différents types d'orientation de
la carrière. La mise en regard du recrutement social de
l'Académie française et du CNE, comparé à une évaluation du
recrutement moyen du champ littéraire à partir de
l'ensemble de notre population92, permet d'exemplifier ces
écarts. La position particulière de l'Académie française
transparaît dans l'étude de son recrutement social, qui se
démarque assez nettement de celui du champ littéraire et
témoigne du « double renversement [qui] conduit des
positions dominantes dans le champ du pouvoir [...] aux
positions temporellement dominantes du champ de production
culturelle93». Par leurs origines sociales, les écrivains
« immortalisés » se situent à mi-chemin entre le champ
littéraire et les hauts fonctionnaires 9/i un peu plus souvent issus
:
des fractions dominantes de la classe dominante et des
fractions juridiques, deux à trois fois moins souvent des fractions
intellectuelles et de la petite bourgeoisie ou des classes
populaires (catégories où se recrutent le plus souvent les
écrivains, environ un sur cinq et au moins un sur quatre
respectivement), les « immortels » sont beaucoup plus
fréquemment héritiers du service public (plus d'un écrivain
académicien sur trois est fils de haut ou moyen fonctionnaire, contre
à peine un sur dix de l'ensemble des écrivains à l'exclusion
des académiciens). À l'inverse, les membres du CNE se
recrutent trois fois moins souvent que les académiciens
parmi les fils de fonctionnaires et de juristes, alors que les
fractions intellectuelles y sont trois fois plus représentées
(près d'un tiers des membres du CNE en sont issus, soit plus
Gisèle Sapiro
90 — Cf. Pierre Bourdieu, «Le marché des biens symboliques», L'Année
sociologique, vol. 22, 1971, p. 77.
91 - La parution, en 1939, de Chanson complète et de Donnera voir aux
Éditions Gallimard avait marqué l'accession d'Eluard à la reconnaissance
publique. Isolé depuis son exclusion du groupe surréaliste, Eluard
accepte en 1941, non sans une certaine défiance, de patronner le groupe
des jeunes ■ néo-surréalistes » de La Main à la Plume - qui publieront son
recueil Poésie et Vérité 1942, avec le poème « Liberté » (paru aux Éditions
de la Main à la Plume en octobre 1942, le recueil porte un achevé
d'imprimer du 3 avril 1942). Il a, cependant, déjà amorcé sa réconciliation
avec Aragon (au début de l'année 1941), et demeure plus proche de Jean
Paulhan que de ces jeunes surréalistes avec qui il rompt le 2 mai 1943,
peu après sa réadhésion au Parti communiste et ses retrouvailles avec
Aragon (cf. Jean-Charles Gateau, Paul Eluard ou le Frère voyant 1895-
1952, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 274-281).
92 - Nous avons contrôlé cet échantillon restreint en le comparant aux
données obtenues par Rémy Ponton pour une population de 616
écrivains en activité dans la seconde moitié du xrxe siècle, comparaison qui a
révélé une relative stabilité du recrutement social du champ littéraire, la
seule transformation notable étant le taux de scolarité supérieure qui a
doublé (passant de 37% à 70%), proportionnellement à la croissance
globale des effectifs des étudiants en France pendant cette période
(cf. Rémy Ponton, Le Champ littéraire de 1865 à 1906. Recrutement des
écrivains, structures des canières et production des œuvres, doctorat de
3e cycle, sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris-V, 1977, p. 46).
L'échantillon des écrivains de l'Académie française est composé des 25
écrivains académiciens en 1940 et des 6 écrivains élus entre 1944 en 1947,
soit 31 au total. Les écrivains élus après la Libération ont été inclus afin de
grossir les effectifs. Il faut toutefois noter que les élections de l'immédiate
après-guerre sont assez atypiques par rapport au recrutement habituel de
l'Académie, du fait des luttes internes menées par la fraction dissidente,
Georges Duhamel en tête, pour rétablir 1'« honneur» de l'institution. Le
résultat d'une analyse du seul échantillon des 25 écrivains académiciens
en 1940 accentue, ainsi, les tendances dont nous faisons état, et
notamment l'écart avec le recrutement du champ littéraire. Les données
concernant le CNE portent sur 50 membres. Pour circonscrire cette organisation
clandestine aux frontières floues, nous avons combiné différents critères
que nous avons explicités ailleurs (cf. Gisèle Sapiro, Complicités et Ana-
thèmes en temps de crise : modes de survie du champ littéraire et de ses
institutions, 1940-1953 [Académie française, Académie Concourt et
Comité national des écrivains], thèse de doctorat, sous la direction de
Pierre Bourdieu, Paris, EHESS, 1994, p. 403 sq?>. Notons que nous avons
exclu les auteurs qui donnent leur adhésion dans les quelques mois qui
précèdent la Libération sans siéger aux réunions et sans apporter de
contribution directe aux Lettres françaises clandestines ou aux Étoiles
(l'organe de la zone Sud), à savoir Paul Valéry, Georges Duhamel, Paul
Hazard, Jérôme et Jean Tbaraud, Alexandre Arnoux. Ce n'est pas un
hasard s'ils sont tous des écrivains consacrés qui ne se « risquent » à
« entrer dans le jeu » qu'à moindres frais, lorsque la légitimité (à la fois
littéraire et nationale) du CNE est acquise, et sans s'engager au-delà d'une
manière de patronage. Nous avons également écarté, pour les besoins de
la comparaison, les membres du groupement qui ne sont pas à
proprement parler des écrivains (ou du moins qui ne se définissent pas, en
premier lieu, par leur appartenance au champ littéraire) les deux prêtres,
Jean Maydieu et Raymond-Leopold Bruckberger, ainsi qu'Yvonne
:
Desvignes, traductrice, déléguée des Éditions de Minuit auprès du CNE.
93 - Cf. Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cité, p. 10.
94 - Sur le recrutement social des hauts fonctionnaires, cf. Christophe
Charle, Les Élites de la République 1880-1900, Paris, Fayard, 1987, p. 74.
La comparaison avec la population de 665 hauts fonctionnaires en
activité à la fin du xixe siècle constituée par Christophe Charle ne comporte
pas de véritable risque de décalage historique, pour au moins deux
raisons en premier lieu, deux tiers de l'échantillon des écrivains de
l'Académie ont plus de 60 ans en 1940 et étaient déjà, pour une part, en
:
activité au tournant du siècle en second lieu, comme nous l'avons dit,
l'évaluation du recrutement du champ littéraire est fondée sur la
;
comparaison de notre échantillon à celui de Rémy Ponton pour le champ
littéraire dans la seconde moitié du xrxe siècle.
La raison littéraire 23

Tableau tance de leur capital scolaire global la moitié d'entre eux

ont fréquenté une grande école ou une classe préparatoire
I

:
Recrutement comparé des instances du champ littéraire
selon les origines sociales des écrivains (ENS, Polytechnique, Centrale, l'École des chartes ou
l'École libre des sciences politiques) contre moins d'un
Catégorie Écrivains Académie Académie NRF CNE quart de l'ensemble des écrivains, qui ont été plus souvent
sociale du père 1940-1944 française Goncourt avant 1940-1944 formés à l'Université (un tiers pour les membres du CNE,
1940-1947 1940-1951 1940 légèrement moins pour la moyenne des écrivains, contre
Fractions un quart des «immortels»); seul un écrivain académicien
possédantes 13,0 12,9 20,0 14,3 8,0 sur dix n'a pas fréquenté d'établissement de l'enseignement
Hauts supérieur, contre un sur trois de l'ensemble des écrivains et
fonctionnaires 6,5 12,9 5,0 7,1 4,0 des membres du CNE enfin, plus de trois quarts d'entre
eux sont détenteurs d'un titre égal ou supérieur à la licence,

;
Bourgeoisie
moyenne 13,5 12,9 5,0 21,4 14,0 contre moins de la moitié de leurs confrères, et de même
Professions pour les membres du Comité (voir tableaux 2 et 3).
juridiques 8,1 12,9 5,0 7,1 4,0
Les écrivains qui s'orientent vers la consécration
Fractions institutionnelle sont les auteurs mondains, à la mode,
intellectuelles 18,9 9,7 20,0 10,7 30,0
Fonctionnaires proches par leurs œuvres comme par leurs
moyens 8,1 25,8 5,0 14,3 4,0 fréquentations des gens du monde et des salons où s'élabore le
Petite bourgeoisie/ « bon goût » érigé en style dans La Revue des Deux-
Classes populaires 27,0 12,9 40,0 21,4 22,0
,
Mondes^ cette « antichambre » de l'Académie, selon le
NR 4,9 3,7 14,0 mot de Léon Daudet96. Alors que, pour les jeunes
écrivains du CNE, être écrivain est un mode de vie (« artiste »
N= 185 31 20 28 50 ou «bohème»), pour les académiciens, c'est un statut
social. Tandis que les uns collectionnent les distinctions
que la moyenne des écrivains). Deux fois plus souvent issus littéraires et les honneurs (prix, consécration
de la petite bourgeoisie et des classes populaires, ils sont institutionnelle, légion d'honneur) 97 comme ils cumulent les titres
deux fois moins souvent issus des fractions dominantes de
la classe dominante (voir tableau 1). scolaires, les autres ont souvent choisi de renoncer à un
La proximité du recrutement social du CNE à la moyenne statut social, sans pour autant cesser de s'abreuver à
du champ littéraire, dont il accentue les tendances, et les toutes les sources de connaissances, aussi bien les
écarts différentiels qu'accuse celui de l'Académie française, humanités classiques (lettres, philosophie) que les jeunes
s'observe également sous le rapport des trajectoires disciplines des sciences sociales (psychologie, sociologie,
géographiques et scolaires. Issus d'une notabilité plus provinciale ethnologie), les nouvelles tendances de la philosophie
(deux tiers des écrivains de l'Académie ont passé leur allemande (Husserl, Heidegger), même les sciences
enfance en province contre la moitié de l'ensemble des occultes.
écrivains non académiciens un quart des premiers ont
grandi à Paris contre un tiers des derniers), les « immortels » «je ne voulais pas passer d'examens. Je faisais partie de cette
;

ont émigré vers la capitale pendant leur scolarité secondaire
deux fois plus souvent que leurs confrères provinciaux qui
ne gagneront Paris qu'à l'âge d'entrée dans la vie adulte (ou
des études supérieures; à ce moment de la vie, 70% des
écrivains de notre échantillon global sont installés dans la
capitale, ce qui atteste l'importance de la centralisation
culturelle française). Les trajectoires géographiques des
membres du CNE sont proportionnellement équivalentes à
celles de la moyenne des écrivains, à ceci près qu'ils sont
légèrement moins souvent parisiens au moment de l'entrée
dans la vie adulte.
Si ce recrutement témoigne de l'allégeance que l'Académie
voue aux « provinces » depuis le xixe siècle 95, la forte
mobilité géographique des futurs académiciens durant la
scolarité secondaire révèle le poids des stratégies éducatives
familiales. Plus souvent formés dans un établissement
secondaire catholique que la moyenne des écrivains et que
les membres du CNE (près d'un sur trois, contre moins d'un
sur cinq pour l'ensemble des écrivains comme pour les
membres du CNE), ils se distinguent surtout par
génération gidienne qui voulait la vie sans sécurité, comme
ça, difficile... le côté un peu idiot de Lafcadio. Mais je
travaillais beaucoup [...] Ça m'avait donné une réputation de
philosophe. Vous savez, Paris c'est bizarre», nous dit Jean
95 — Marqué par une forte concentration autour de la capitale au
xvne siècle, le recrutement géographique de l'Académie française se
« décentralise » progressivement à partir du xvme, le mouvement s'ac-
centuant au xixe jusqu'à renverser le partage en faveur de la province
(cf. Daniel Oster, Histoire de l'Académie française, Paris, Vialetay,
1970, p. 188-190).
96 — Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Paris, Grasset, 1933, rééd. 1968,
p. 150.
97 - Presque tous les romanciers qui siègent sous la Coupole en 1940
ont remporté l'un des principaux prix du roman, Goncourt, Fémina,
Grand Prix du roman de l'Académie française, Grand Prix de littérature
de l'Académie française, quand ils n'en cumulent pas plusieurs, comme
Edmond Jaloux et Jacques de Lacretelle. lauréats du prix Fémina puis
d'un des deux Grands Prix de l'Académie, ou Jérôme Tharaud et son
frère Jean (que l'assemblée cooptera après la Libération), lauréats du
Goncourt puis du Grand Prix de littérature.
24
Illustration non autorisée à la diffusion
et
sociologie tout en se plongeant dans les travaux de René
Guenon sur la pensée orientale et le traditionalisme. À la
veille de la drôle de guerre, il note dans son journal « Que si
la guerre éclatait, je trouverais personnellement (vis-à-vis de
:
moi-même en tant que petit individu) assez drôle qu'il en
soit ainsi au moment où, couronnant 6 ans de psychanalyse
;
[. .], je vais enfin "gagner ma vie" - et où la publication de
.
mon roman dans la N. R. F. peut ressembler à une
"reconnaissance". Qu'une modeste "réussite" m'échappe grâce à
une guerre, serait assez réjouissant 100
À l'inverse, loin de l'image romantique du créateur
maudit, si les académiciens ont souvent exercé un métier
le temps de stabiliser leur carrière littéraire (presque la
moitié d'entre eux ont été professeurs, conservateurs ou
fonctionnaires, contre un écrivain non académicien sur
cinq, ce qui renforce le constat de leur proximité au
service public), ils vivent de leur plume dans l'aisance et éli-
Gisèle Sapiro
éloquente, de
Pierre Benoit (Albin Michel), couronnée par le Grand
Prix du roman en 1919, qui atteint en dix-huit mois le
150e mille, alors que celui des Beaux Quartiers de Louis
98 - Entretien avec Jean Lescure, le 25 octobre 1995.
99 - Cité m Emmanuel Souchier, Raymond Queneau, Paris, Seuil, coll.
« Les Contemporains », 1991, p. 62.
100 - Raymond Queneau, Journal 1939-1940 suivi de Philosophes et
Voyous, Paris, Gallimard, 1986, p. 31 (souligné dans le texte).
101 - Selon une attestation de rémunération d'Henry Bordeaux par La
Revue des Deux-Mondes, pour laquelle il a été régulièrement appointé
depuis janvier 1921 comme rédacteur, en vue de l'obtention de la
retraite des cadres les appointements déclarés pour l'administration
fiscale entre 1932 et 1938 varient entre 19 000 et 39 000 francs (archives
:
de La Revue des Deux-Mondes dans le Fonds André-Chaumeix déposé
à l'IMEC). Sur Léautaud, cf. Martine Sagaert, Paul LJautaud, Qui êtes-
vousP, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 138.
La raison littéraire
Aragon, lauréat du Renaudot en 1936, est de 45 000 (ce
qui représente, néanmoins, pour l'auteur un véritable
succès)102. Le pôle de grande production est, en effet, le
mieux représenté sous la Coupole 103 théâtre de
:
boulevard, roman d'aventure et roman exotique, roman
provincial dans sa version « distinguée » sont les grands
favoris auprès des genres légitimes tels que le roman
psychologique, le roman de moeurs ou la satire sociale ;
le plus souvent édités chez Pion ou Flammarion, les
académiciens collaborent aux grands périodiques à forts
tirages, La Revue hebdomadaire, ainsi qu'aux quotidiens
de droite, L'Écho de Paris, Le Temps et Le Figaro.
Nous sommes donc en mesure de corroborer la
corrélation entre attitudes politiques et positions dans le
champ littéraire qui se structure, dans un premier temps,
autour de l'opposition entre un pôle temporellement
dominant, formé par des écrivains institutionnalisés qui
cumulent toutes les espèces de capitaux (économique,
scolaire, social) et jouissent d'une reconnaissance de type
mondain, et un pôle temporellement dominé,
principalement constitué par de jeunes prétendants en ascension
sociale, démunis de ressources économiques mais dotés
d'un important capital culturel à la fois hérité et acquis,
qui s'orientent vers la reconnaissance des pairs et les
profits symboliques. Tandis que les représentants du premier
pôle se rallient majoritairement aux nouveaux pouvoirs,
le régime de Vichy et/ou la Collaboration, la plupart des
représentants du second s'engagent dans la clandestinité.
Principes de hiérarchisation
et pouvoir de consécration
Ce premier modèle d'analyse doit, bien sûr, être
nuancé. Toutes les positions sont loin d'y être
représentées. Le deuxième axe, qui ne correspond pas à un
clivage politique, introduit à une meilleure appréhension
des principes de hiérarchisation de cet espace. Formé
par les indicateurs de la reconnaissance contemporaine
et de la reconnaissance à long terme (voir graphique 2 et
légende en annexe), il est bien sûr déterminé, en partie,
par la perception que nous avons, aujourd'hui, de la
littérature de l'époque, et surtout des effets mêmes de la
crise qu'a traversée le champ sous l'Occupation
puisqu'elle a contribué à exclure du jeu des écrivains comme
Brasillach ou Rebatet qui étaient alors en début de
carrière ; mais il n'en restitue pas moins une vision «
indigène » de l'espace des positions.
Cet axe oppose la pléiade des écrivains reconnus de
Pentre-deux-guerres - qui se confond presque avec le
catalogue de la maison Gallimard -, dominés par le
25
groupe fondateur de La NRF, André Gide, Jean Schlum-
berger, Paul Claudel, et par des poètes et des auteurs
dramatiques, Saint-John Perse, Paul Valéry, Pierre Jean
Jouve, Pierre Reverdy, Audiberti, Montherlant,
Giraudoux, à un ensemble peu constitué d'individus qui ont
en commun de n'avoir pas collaboré à La NRF et de ne
jouir d'aucune forme de reconnaissance littéraire, à
l'époque du moins. Ce sont, sans connotation péjorative
aucune, des « activistes » du champ littéraire, faiseurs de
revues, passeurs de textes, chroniqueurs, agents de
liaison, qui jouent, en tant que tels, un rôle médiateur
central. Principalement des critiques, plutôt des critiques
« militants » situés aux extrêmes de l'échelle politique
(maurrassiens, comme André Bellessort, ou
communistes, comme André Wurmser), donc dotés d'un faible
pouvoir de consécration, souvent des critiques « par
défaut » ou des auteurs dont le projet créateur a avorté
(Claude Morgan, Edith Thomas). Plus difficiles à
caractériser socialement (l'absence de notoriété fait que les
renseignements biographiques sont peu accessibles), ils
semblent avoir peu de choses en commun si ce n'est,
pour nombre d'entre eux, une position d' outsider dans le
champ littéraire, parce qu'ils viennent plus souvent de
l'étranger et/ou sont arrivés tardivement dans la capitale.
On y reconnaît (dans le quadrant supérieur gauche) les
écrivains communistes qui forment un sous-groupe, et
dont la forte représentation est due au rôle central qu'ils
ont joué dans la constitution de la Résistance littéraire.
Le premier facteur opposait globalement le champ de
production restreinte, où la reconnaissance des pairs est
le principe d'appréciation prédominant, au champ de
grande production, stratifié selon deux modes de
reconnaissance, le succès mondain et le succès de librairie. Ces
trois formes de consécration s'organisent sur une
diagonale qui va du quadrant inférieur droit au quadrant
supérieur gauche (voir graphique 2), le succès de librairie
étant situé dans un espace intermédiaire entre le pôle
102 - Cf. Pascal Fouché, ..L'édition littéraire, 1914-1950», in
Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l'édition française, t. 4,
Paris, Fayard/Promodis, 1985, rééd. 1990, p. 218 et 268.
103 — La transformation de la hiérarchie des genres à la suite de
l'expansion du marché du livre est enregistrée sous la Coupole, avec le
décalage que suppose l'âge de consécration tardif, dès la fin du xixe
siècle les romanciers y triplent leurs effectifs dans la première moitié du
siècle (ils passent de cinq représentants en 1903 à quinze en 1940), au
:
détriment des auteurs dramatiques (qui n'ont plus que deux fauteuils
contre six au tournant du siècle) et des poètes (si l'on omet Abel
Bonnard, auteur polyvalent, la Compagnie ne compte plus qu'un seul
poète en 1940, Paul Valéry). Sur l'accession du roman à l'Académie
française après 1885, avec la cooptation des romanciers psychologues,
cf. Rémy Ponton, •< Naissance du roman psychologique capital
culturel, capital social et stratégie littéraire à la fin du xixe siècle », Actes de la
:
recherche en sciences sociales, 4, 1975, p. 80.
26
temporellement dominant (consécration institutionnelle
et mondaine) et le pôle temporellement dominé
(consécration spécifique). Le second facteur introduit une
dynamique qui restitue à la fois un état du champ en transition
et les forces historiques qui ont généré cette structure.
Ainsi, alors que sont renvoyés vers le haut du
graphique ceux qui, ayant connu un succès éphémère dans
un état antérieur du champ, se voient progressivement, à
cette étape de son histoire, relégués aux oubliettes, et
ceux qui, trop jeunes ou trop extérieurs, sont encore ou
déjà hors jeu, une hiérarchie apparaît, au pôle
représentatif du champ de production restreinte (centré dans le
quadrant inférieur droit; voir graphique 2), entre une
avant-garde consacrée, en instance de canonisation (elle
recueille les distinctions qui ouvrent l'accès à la
pérennité, prix Nobel, Prix national des lettres ; voir au bas du
graphique 2), et une avant-garde en instance de
reconnaissance (en haut et à droite du quadrant inférieur
droit). Cette stratification du champ de production
restreinte, qui représente à la fois un état des rapports de
force et son histoire, suit une courbe parallèle à celle de
la période d'entrée dans le champ (et à celle de l'âge ;
voir graphiques 2 et 3) 104 au Mercure de France (avec
:
sa revue du même nom) et aux autres petites maisons
d'édition qui ont représenté le champ de production
restreinte au début du siècle succèdent la maison Gallimard
et l'équipe de La NRF, tandis que les jeunes prétendants
se regroupent autour de petites revues souvent
éphémères. Cette stratification exprime, dans un même temps,
des transformations de la hiérarchie des genres le
:
théâtre et la poésie, genres encore très « légitimes •» au
tournant du siècle, cèdent la place au règne de la prose,
roman et essai (philosophique ou moral)105, qui
commence, cependant, à être entamé, comme l'atteste le
phénomène du renouveau poétique du côté des avant-
gardes (celui-ci n'est pas seulement un produit de la
crise la contestation du genre romanesque fait déjà
:
partie des mots d'ordre surréalistes).
Le formidable effet de concentration de capital
symbolique réalisé par la maison Gallimard, visible clans
l'analyse des correspondances, est indissociable du
pouvoir de consécration acquis, dans l'entre-deux-
guerres, par La NRF. Le degré de légitimité se mesure
aussi bien à la révérence, voire à la vénération
qu'inspire une école ou un cénacle, qu'à la virulence des
attaques qu'elle provoque. Côté vénération, il faudrait
pouvoir citer toutes les métaphores, souvent
empruntées au registre religieux, qui servent à caractériser La
NRF: «Littérairement, c'était mon évangile» (François
Mauriac), «Je pénétrais dans le saint des saints » (Jean
Cassou), «l'empyrée de la littérature» (Pierre
Gisèle Sapiro
nuel), « C'était [.. .] le sanctuaire des lettres, le Panthéon
des vivants» (André Wurmser). Côté virulence,
rappelons deux attaques exemplaires parce qu'elles
proviennent, et pour cause, des deux pôles contre lesquels
s'est définie l'esthétique NRF: le « bon goût» et la
«vulgarité». Exemplaires aussi de la persistance de luttes,
puisque, vingt ans plus tard, elles seront réactivées,
mêmes arguments, mêmes acteurs, à l'occasion de la
«querelle des mauvais maîtres». Une première
campagne de presse contre La NRF est menée en 1921 par
Henri Béraud. Romancier populaire à succès (il est
lauréat du Goncourt l'année suivante) et pamphlétaire
d'une droite qui se veut populiste, Béraud dénonce « le
snobisme huguenot» de cette chapelle, prononçant,
selon une rhétorique très caractéristique, une triple
accusation: riches, protestants, homosexuels107. Le
rédacteur en chef de La Revue universelle, Henri Massis,
représentant d'une autre droite, catholique et maurras-
sienne celle-là, prendra le relais pour dénoncer le
«sérieux» et 1'« ennui» que dégagent ces ascètes. On a
déjà évoqué la campagne qu'il mena contre Gide.
L'interaction entre les deux facteurs donne à voir, à
travers l'opposition entre les instances de consécration
qui surplombent les deux pôles de cet espace -
l'Académie française et l'Académie Goncourt d'un côté, La NRF
de l'autre -, les principes de hiérarchisation qui opèrent à
ce point de l'histoire du champ littéraire. Si cette
polarisation recoupe les oppositions «vieux»/« jeunes», pôle
de production restreinte/pôle de grande production, qui
sont des invariants de la structure de cet espace, ce n'est
pas seulement parce que les deux Académies sont struc-
104 - La courbe va du quadrant supérieur droit (20-30 ans pour l'âge,
1940 pour la période d'entrée dans le champ) au quadrant inférieur
gauche (53-60 ans 1914) et remonte vers le quadrant supérieur gauche
(+60 ans, xixe siècle).
;
105 - Le troisième axe de l'analyse oppose la génération des
romanciers entrés dans le champ après la Première Guerre et lancée, en
particulier, par Grasset - Montherlant, Malraux, Giono, et les romanciers
prolétariens comme Poulaille — aux poètes consacrés qui ont
commencé de publier à la fin du xixe siècle, et qui ont, pour second éditeur
principal, le Mercure de France ou Gallimard Valéry, Claudel, Paul
Fort, Léon-Paul Fargue.
:
106 - Ainsi s'expriment des écrivains aussi différents que le romancier
catholique académicien, l'écrivain hispaniste et critique d'art proche du
Front populaire, le jeune poète chrétien et l'intellectuel organique du
PCF (François Mauriac, cité par Jean Lacouture, François Mauriac,
vol. 1, Paris, Seuil, coll. «Points», 1980, p. 263; Jean Cassou, Une vie
pour la liberté, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 70 Pierre Emmanuel, in
Alain Bosquet, Pierre Emmanuel [introduction], Paris, Seghers, coll.
;
«Poètes d'aujourd'hui», p. 15; André Wurmser, Fidèlement vôtre.
Soixante ans de vie politique et littéraire, Paris, Grasset, 1979, p. 53).
107 — Cité par Pierre Assouline, Gaston Gallimard. Un demi-siècle
d'édition française, Paris, Balland, 1984, p. 144; cf. aussi Jean
Lacouture, Une adolescence du siècle Jacques Rivière et La NRF, Paris, Seuil,
p. 404.
.
La raison littéraire
turellement (mais différemment) prédisposées, par leur
proximité aux pouvoirs temporels, à véhiculer des
principes d'hétéronomie ; c'est aussi l'effet historique de
l'accumulation de capital symbolique et d'un pouvoir de
consécration concurrent, dans l'ordre «spirituel», par La
NRF, autour de laquelle se constitue un pôle des «
refusés » des honneurs mondains108.
Une rapide comparaison du recrutement social des
instances de consécration qui surplombent les deux pôles de
cet espace, l'Académie française et l'Académie Goncourt
d'un côté, La NKFde l'autre, nous permet de resituer dans
une perspective structurale la genèse des principes de
hiérarchisation qui opèrent à ce point de l'histoire du champ.
La perte du quasi-monopole de la consécration dont
jouissait encore l'Académie française au sein du champ littéraire
au xixe siècle est corrélative des transformations dues à
l'expansion du marché du livre et, notamment, à la
multiplication des instances concurrentes. L'Académie Goncourt
d'abord, créée explicitement comme une contre-Académie
en 1903, qui, sous le couvert d'opposer aux « seigneurs » et
« amateurs » de bonne compagnie de vrais professionnels
de la plume, consacrait tous les survivants de l'école
naturaliste - ceux-là mêmes que l'Académie française avait
spectaculairement bannis de la Coupole en la personne de
l'éternel candidat malheureux que fut Emile Zola109. La
jeune Académie se démarque de son aînée par son
recrutement social plus proche du champ littéraire. Le faible
capital scolaire globalement détenu par ses membres, qui
marque la fidélité du nouveau jury littéraire à l'opposition
entre «créateurs» et «professeurs»110 (elle ne recrutera,
clans la première moitié du siècle, ni enseignants, ni
normaliens, privilégiant, en revanche, les écrivains
journalistes), est contrebalancé par un parisianisme très marqué
et un fort capital à la fois culturel et social hérité (la filiation
avec des écrivains ou journalistes, comme dans le cas de
Léon Daudet, Judith Gautier, Courteline, illustre le poids du
capital social spécifique dans les principes de cooptation
des «Dix»). L'Académie Goncourt apparaît ainsi, au
premier abord, comme l'incarnation d'un véritable principe
d'autonomie du champ littéraire face au marché en
expansion instance charnière entre le champ de production
:
restreinte et le champ de grande production, elle avait pour
vocation première de défendre la légitimité littéraire contre
les lois du marché en orientant le goût du public au moyen
d'une sélection fondée sur des critères spécifiques et le
jugement des pairs. Des facteurs structuraux
prédisposaient toutefois les jurés Goncourt à faillir à leur rôle et à
céder à des logiques hétéronomes. La transformation du
prix annuel en événement médiatique en fait rapidement
un enjeu économique pour l'édition111. Elle entraîne dans
un même temps une forme d'officialisation de l'Académie
en tant qu'instance de consécration. Pris entre les pressions
de la presse, celles de l'édition, et les impératifs de cette
position officielle, qui génère une propension à
l'orthodoxie littéraire redoublée par l'effet d'inertie
institutionnelle, le jury tend de plus en plus à conformer ses choix à
21
la présumée «opinion publique». Enjeu économique et
médiatique, le prix Goncourt devient un enjeu idéologique
lorsque les deux premières logiques sont subordonnées à
un pouvoir politique autoritaire, ce qui advient dans les
années 1940. Que la création du prix Goncourt ait
contribué à modifier durablement les règles du jeu de la
consécration et, partant, la structure des rapports entre un champ
de production restreinte et un champ de grande
production en pleine expansion, en témoignent non seulement la
multiplication d'instances de légitimation concurrentes,
comme le prix Fémina (1904), le prix Théophraste-Renau-
dot (1926), le prix Interallié (1930), mais aussi l'adaptation
de l'Académie française à ces nouvelles règles avec la
fondation du Grand Prix de littérature (1912), puis du Grand
Prix du roman (1915).
Mais c'est ailleurs qu'allait se jouer, dans l'entre-deux-
guerres, la marginalisation de l'Académie française dans le
champ. Contre la logique «mondaine», La Nouvelle Revue
française avait bel et bien réussi le tour de force
symbolique d'imposer un principe d'ascétisme purement
intellectuel. Ce défi était autrement menaçant que les espiègleries
des jurés Goncourt. Il émanait d'un groupe qui représentait
une élite non seulement sociale, mais aussi intellec-
108 - La Symphonie pastorale de Gide, par exemple, avait été refusée,
en 1919, par le directeur de La Revue des Deux-Mondes, à cause de son
« caractère confessionnel » (cf. André Gide et Jean Schlumberger,
Correspondance 1901-1950, Paris, Gallimard, 1993, p. 675, note 2, éd.
établie, présentée et annotée par Pascal Mercier).
109 - Du mépris qu'inspirait la «vulgarité» naturaliste aux écrivains
« distingués » témoigne le jugement que porte Maurice Barrés, dans son
discours de réception à l'Académie, sur Zola auquel il reconnaît
néanmoins des «qualités professionnelles» «[...] une irrésistible vulgarité
[le] condamnait aux rangs subalternes, [et il] faisait rage pour
:
transformer en gloire des lettres des succès de librairie » (Maurice Barrés,
Discours de réception [Séance de l'Académie du 17 janvier 19071, Paris,
Librairie Félix Juven, 1907, p. 21).
110 - Sur cette opposition, cf. Anna Boschetti, Sartre et "Les Temps
modernes », Paris, Minuit, 1985, p. 25 sq. Le faible capital scolaire, en
comparaison avec les «immortels», des membres de l'Académie
Goncourt (seul un quart d'entre eux ont achevé leurs études supérieures la
moitié d'entre eux n'ont pas entrepris d'études supérieures) correspond,
;
grossièrement, à la moyenne du niveau scolaire des écrivains au
xixe siècle (cf. Rémy Ponton, Le Champ littéraire..., op. cit., p. 43).
Située, en raison de l'âge avancé de plus d'un tiers de ses représentants, à
mi-chemin entre deux états du champ littéraire du point de vue de la
répartition du capital scolaire — le taux de scolarisation dans
l'enseignement supérieur a doublé -, l'Académie Goncourt se trouve donc en porte
à faux, sous le rapport des ressources culturelles, dans le champ littéraire
des années 1940, ce qui contribue à l'affaiblissement de sa position. (La
population compte les 13 membres qui y siègent entre 1940 et 1944 et les
7 membres élus entre 1944 et 1951, toujours pour équilibrer les effectifs .)
111 — En 1958, Armand Salacrou, juré Goncourt, constatait: «Oui, le
Prix Goncourt, c'est seulement un chèque de 5 000 francs, offert à un
écrivain par dix autres écrivains. Or, les choix faits chaque année
depuis plus de cinquante ans [. .] ont su d'années en années rassembler
un tel public qu'avec le chèque de 5 000 francs, le lauréat, aujourd'hui,
.
reçoit l'assurance d'un tirage qui rapportera à son éditeur un chiffre
d'affaires variant entre 100 et 200 millions de francs. [...] Nous sommes
loin de l'aide discrète donnée discrètement par des littérateurs à un
autre littérateur» (Armand Salacrou, «Confession d'un Goncourt»,
repris in Les Idées de la nuit. Paris, Fayard, I960, p. 190J.
28 Gisèle Sapiro

tuelle 112 Moins souvent liés au service public par leurs alors que c'est le cas d'un académicien sur trois, et d'un
.

origines que les académiciens, les collaborateurs de La NRF écrivain sur cinq en moyenne, cela s'explique, en partie,
apparaissent comme mieux dotés en toutes espèces de par le taux relativement élevé d'écrivains issus de traditions
capitaux hérités que l'ensemble des écrivains (alors qu'un confessionnelles minoritaires à La NRF, mais cela révèle
écrivain sur trois est issu de la petite bourgeoisie et des aussi des écarts d'habitus profonds entre des écrivains
formés à une époque où le conflit entre l'école publique et
Tableau 2 l'enseignement congréganiste - les « deux France » -
instaurait un clivage durable. S'ils ont moins souvent
Recrutement comparé des instances du champ littéraire fréquenté une grande école que leurs confrères du quai Conti
selon la nature des études supérieures (un sur quatre contre un sur deux), un tiers d'entre eux ont
fait des études de lettres, soit deux fois plus souvent que
Scolarité Ecrivains Académie Académie NRF CNE l'ensemble de leurs confrères (et trois fois plus que les
supérieure 1940-1944 française Goncourt avant 1940-1944
1940-1947 1940-1951 1940 académiciens). Deux tiers des collaborateurs réguliers de La
Grande école 15,1 25,8 5,0 14,3 14,0 NRF détiennent un titre supérieur au baccalauréat, contre
la moitié de l'ensemble des écrivains.
ENS lettres 10,3 25,8 - 10,7 8,0 Témoin privilégié par sa double appartenance (il a
Médecine 3,2 3,2 5,0 3,6 2,0 collaboré à la revue sans jamais pourtant s'intégrer à son
Droit 14,1 12,9 10,0 10,7 18,0 équipe), François Mauriac rapprochera - en des termes
surpolitisés - la marginalisation de l'Académie de ce qu'il
Lettres 16,8 12,9 10,0 32,1 16,0 appelle la « révolution gidienne » « La bataille politique qui

:
Art 4,3 3,2 10,0 3,6 4,0 aboutit sous la Coupole à la domination de l'extrême droite,
Sans objet 29,7 9,7 50,0 17,9 32,0 se déroulait, en même temps, sur le plan littéraire. Entre les
deux guerres, la constante défaite électorale de la droite, à
Autre/NR 6,5 6,5 10,0 7,1 6,0 partir de 1923, se doubla, en littérature, d'une constante
montée des valeurs défendues par la Nouvelle Revue
N= 185 française et d'une baisse non moins continue, suivie d'un total
effondrement, de celles que prônaient l'Académie française
Tableau 3 et la Revue des Deux-Mondes11^1. »
Recrutement comparé des instances du champ littéraire
selon le niveau d'études atteint Cependant, la position de La NRF, proche du centre
sur le premier axe, révèle aussi l'effet de son
Niveau Écrivains Académie Académie NRF CNE institutionnalisation croissante, qui conduit, après la défaite, à la
d'études 1940-1944 française Goncourt avant 1940-1944 scission de son équipe. Alors que la jeune garde de la
1940-1947 1940-1951 1940
revue (et l'avant-garde de la maison Gallimard, Sartre,
Grande école/
école 21,6 45,/ 10,0 17,9 20,0 Queneau, Leiris, Tardieu) suivent Jean Paulhan au
Licence/DES/ Comité national des écrivains, les critiques « établis » de
doctorat 29,7 35,5 20,0 50,0 28,0 La NRF, Ramon Fernandez et Armand Petitjean,.
Bac 24,3 9,7 30,0 21,4 24,0 prétendants à la succession de Paulhan (ils bénéficient, en
Inférieur Bac 10,8 3,2 20,0 7,1 8,0 outre, de l'éviction de Benjamin Crémieux), et les auteurs
Autre/NR 13,5 6,5 20,0 en voie de consécration, comme Marcel Jouhandeau et
20,0 3,6
N= 185 31 20 28 50 112 - Cette évaluation est obtenue à partir de l'étude de la
sous-population de La NRF dans notre enquête globale, qui forme un échantillon
de 77 collaborateurs de la revue encore en activité en 1940, dont 28
classes populaires, ce n'est le cas que pour un collaborateurs réguliers (nos affirmations s'appuient sur la comparaison de
col aborateur de La NRF sur cinq). Plus parisienne même que ces deux sous-échantillons). Ces constats se trouveraient accentués si
l'Académie Goncourt, La NRF compte, parmi ses collaborateurs l'on ajoutait des collaborateurs réguliers que nous n'avons pas inclus
réguliers, le taux le plus élevé d'écrivains ayant vécu dans dans notre population globale pour diverses raisons, tels que Benjamin
Crémieux et Brice Parrain, tous deux docteurs es lettres (Parrain est
la capitale depuis leur enfance (presque un sur deux, normalien), Robert Aron, agrégé de lettres, Jacques Rivière (mort en
contre un sur trois pour l'ensemble des écrivains). Mais 1925), licencié de philosophie (mais recalé au concours de l'ENS, ainsi
c'est surtout sous le rapport du capital scolaire que les qu'à l'agrégation de philosophie), et ainsi de suite. Le recensement des
collaborateurs réguliers de La NRF font figure de véritables collaborateurs a été principalement établi d'après Claude Martin, La
concurrents des académiciens dans le champ littéraire. Plus Nouvelle Revue française de 1908 â 1943 : index des collaborateurs,
Lyon, Centre d'études gidiennes, Université de Lyon-II, 1981, et d'un
de la moitié d'entre eux ont fréquenté un grand lycée dépouillement de La NRFàe 1940 à 1943.
parisien (ou l;École alsacienne), contre un académicien sur 113 - François Mauriac, «Histoire politique de l'Académie française»,
trois, et un écrivain sur quatre en moyenne. S'ils ont, en repris in Jean Touzot (dir.), François Mauriac, Cahiers de l'Herne,
revanche, très rarement fréquenté un collège catholique, 1985, p. 413.
La raison littéraire
Marcel Arland, restent à la revue sous la direction de
Drieu la Rochelle. Sans entrer dans les détails de cette
scission, qui nécessiterait une étude plus approfondie,
nous pouvons interroger, à travers le phénomène
d'institutionnalisation, les effets du vieillissement social pour
appréhender les zones intermédiaires entre le pôle de
production restreinte et le pôle de grande production.
Pouvoir symbolique
et pouvoir temporel
Dans la mesure où il s'accompagne d'une
consécration croissante, le vieillissement social est un facteur qui
contribue à rapprocher, socialement, les écrivains situés
au pôle de production restreinte - en particulier les
romanciers et les auteurs dramatiques - de ceux qui res-
sortissent davantage à la logique de grande production,
la domination symbolique rapportant, à terme, des
profits temporels (en termes de chiffres de tirage aussi bien
qu'en mensualités attribuées par l'éditeur). Ce n'est pas
un hasard si les écrivains collaborationnistes se recrutent
dans l'espace circonscrit entre le succès mondain et la
reconnaissance spécifique, d'une part, entre les tranches
d'âge 41-52 ans et 53-60 ans, d'autre part (voir quadrant
inférieur gauche du graphique 3). Ce sont ceux qui, déjà
lauréats de prix, ayant conquis un public, sont sollicités
par la presse et ont plutôt à choisir d'accepter ou de
refuser les distinctions et les succès temporels qu'à les
rechercher. C'est sur eux que pèse aussi, le plus
lourdement, à travers les sollicitations directes ou à travers la
nécessité de se distinguer, la contrainte de prendre
publiquement une option politique.
Les profits que peut rapporter à terme, dans l'ordre du
temporel, le prestige symbolique sont flagrants dans le cas
d'Henry de Montherlant. Montherlant perçoit, sous
l'Occupation, une moyenne de 2 000 francs pour un article dans
la presse (il en écrit 47 de décembre 1940 à novembre 1942
et 12 ensuite dans la presse de la zone occupée, 9 dans
la presse de la zone non occupée, ce qui lui rapporte
132 850 francs sur toute la période), 5 000 francs pour deux
conférences, 6 604 francs pour six causeries à la Radio
nationale au début de l'année 1942; la rémunération que
lui verse Gallimard en janvier 1943 et en juin 1944 s'élève à
743 107 francs, soit une somme plus élevée que celle que
perçoit Lucien Rebatet pour le best-seller de l'époque, Les
Décombres. Il obtient, enfin, 47 000 francs d'à-valoir d'un
éditeur allemand pour des droits de reproduction et de
représentation en Allemagne de La Reine morte (qui n'ont
pas eu lieu)114.
Fallût-il que ses prises de position d'avant-guerre soient
suffisamment ambiguës pour que les écrivains antifascistes
groupés autour de Vendredi aient nourri, un moment,
29
poir de rallier l'auteur de Service inutile, Henry de
Montherlant, à leur cause. C'est, certes, dans ce refus que se
fixe la position de celui-ci. Et c'est au moment où il est
amené à prendre conscience de son échec que
Montherlant exprimera le plus clairement cet appel extérieur (qui
semble caractériser le champ littéraire des années 1930) à
se politiser - ce qui lui permet, du même coup, d'atténuer
sa responsabilité propre. Il écrit ainsi dans son journal daté
de l'année 1942 «Mon esprit [...] est réfractaire au
politique et au social [...1 mon esprit ne parvient pas, même
:
s'il les a comprises (ce qui n'est pas toujours le cas), à
retenir avec précision et clarté les données politiques et
sociales. [...] Il y a là une infirmité intellectuelle que j'ai
toujours déplorée, tout en ne la déplorant pas
extrêmement, car enfin, on n'exige pas d'un musicien, d'un
sculpteur, d'un peintre, d'un savant même, qu'il ait des
idées politiques , pourquoi donc l'exiger d'un littérateur?
Nous avons d'autres façons de servir et la patrie et la
société. [...] C'a été mon erreur, que d'écrire des livres où
j'effleurais ces questions [...] Et puis, si je ne les avais pas
écrits, n'aurait-on pu parler de tour d'ivoire?'J 'ai préféré
risquer de dire des sottises, à une abstention qui eût pu
être prise pour de l'indifférence115. »
C'est pourquoi le secteur intermédiaire entre le pôle
temporellement dominant et le pôle temporellement
dominé, où se recoupent, en partie, le champ de
production restreinte et le champ de grande production, se
trouve divisé - à l'instar de ce qui était advenu pendant
l'affaire Dreyfus J - entre ceux qui choisissent de
s'aligner sur les nouveaux pouvoirs, et ceux qui, plutôt
prédisposés, par leur position, à défendre l'autonomie du
champ, se rangent dans un « refus » attentiste. Il faudrait,
bien évidemment, affiner le modèle en comparant, par
exemple, les trajectoires des écrivains résolument
politisés et ceux qui, sans prendre de position explicite,
adoptent des attitudes ayant une signification politique dans
la conjoncture.
Loin de proposer une vision dépolitisée du monde
littéraire, nous avons voulu accentuer un aspect trop
souvent négligé du rapport des écrivains (et des intellectuels
en général) à la politique, celui qui a trait à la médiation
propre du champ littéraire. Cette médiation se manifeste
aussi bien dans la retraduction des enjeux politiques en
enjeux littéraires et en jeu de concurrences internes, que
dans la corrélation entre positions et prises de position.
Les limites de cette approche ne sont pas inhérentes à la
114 — Archives nationales. À propos du versement par l'éditeur
allemand. Montherlant dit avoir aussitôt fait don de 50 000 francs à la
Croix-Rouge suisse.
115 - Heniy de Montherlant, Carnets Cannées 1930 à 1944), Paris.
Gallimard, 1957, p. 330 (c'est moi qui souligne,).
116 - Cf. Christophe Charle, «Champ littéraire et champ du pouvoir»,
Annales (ESC), 2, mars-avril 1977, p. 240-264.
 Gisèle Sapiro

Illustration non autorisée à la diffusion

Folio
La raison littéraire
méthode. Privilégiant, ici, l'analyse quantitative qui offrait
un aperçu global de la structure du champ littéraire des
années 1940, nous avons dû, en raison de l'ampleur du
matériel, renoncer, par exemple, à développer l'examen
des trajectoires singulières, qui aurait permis d'affiner et
de spécifier le système de facteurs explicatifs proposé, à
travers une analyse qualitative de la corrélation entre
dispositions éthiques, esthétiques et politiques, notamment
(voir à ce propos notre article sur François Mauriac et
Henry Bordeaux dans le même numéro). Il faudrait
encore, pour comprendre pourquoi les écrivains ont été
si prompts à répondre à la demande des pouvoirs,
étudier les facteurs de politisation interne du champ
littéraire des années 1930, avec, par exemple, l'entrée d'une
nouvelle génération qui a fait, très jeune, l'expérience de
la guerre.
Si la situation de crise révèle, à travers les mécanismes
de résistance qu'oppose le champ littéraire aux
contraintes externes, les principes fondateurs de son
autonomie, l'analyse de son fonctionnement dans les
années 1940 contribue, en retour, à l'étude des
phénomènes de crise. De la logique de crise relèvent la
:
restriction des possibles qui rend possibles des alliances
structuralement peu probables (comme le montre
l'exemple de l'alliance intergénérationnelle, ou de
l'alliance des communistes et des non-communistes) et, à
ANNEXE
L'ENQUETE"
La population
L'analyse des correspondances porte sur une population de 185 écrivains en
activité entre 1940 et 1944. Afin d'obtenir une représentation de toutes les
positions pertinentes dans le champ littéraire sous l'Occupation,
l'échantil on a été constitué, selon une combinaison de critères d'ordre littéraire et
politique à la fois, à partir de différentes listes membres de l'Académie
française, de l'Académie Goncourt, du Comité national des écrivains,
:
lauréats des principaux prix du roman (Goncourt, Renaudot, Fémina, Grand
Prix du roman de l'Académie française) entre 1937 et 1944, collaborateurs
de revues littéraires consacrées d'avant-guerre (La NRF, Le Mercure de
France) ou de revues d'avant-garde (Messages, Poésie 40, 41 ...),
d'hebdomadaires politico-littéraires (La Gerbe, Je suis partout), critiques de grands
quotidiens (Le Figaro, Paris-Soir, Le Temps, L'Action française). À l'exception des
trois premières, ces listes ne sont pas exhaustives et ont été combinées
avec un critère de visibilité (selon la participation aux débats de l'époque,
comme la querelle des « mauvais maîtres »). Ce critère de visibilité nous a
incitée à inclure quelques grands auteurs en exil (Bernanos, Maritain, Saint-
John Perse, Saint-Exupéry, Kessel, Maurois), qui prennent directement part à
ces débats ou qui font l'objet de références permanentes dans la presse
autorisée, semi-légale ou clandestine. En revanche, nous avons dû renoncer
à retenir un certain nombre de figures plus obscures de la Collaboration,
comme Henri Poulain ou Noël Bayon de la Mort, entrés dans le champ
littéraire à la faveur de la situation de crise, et pour lesquels nous ne
disposions de presque aucun renseignement biographique (il en va de même pour
31
l'inverse, les scissions des groupes constitués (les
Académies, La NRF) le renversement du rapport vieux/jeunes
dans la résistance littéraire - ce n'est qu'après l'accession
;
du CNE à la légitimité littéraire et nationale que les plus
âgés rejoindront ses rangs - et l'accélération des carrières
qui s'ensuit la légitimation du recours à des armes
;
extralittéraires pour perpétrer des « assassinats littéraires »
(phénomène qui s'observe en tout régime autoritaire).
En revanche, la retraduction des enjeux politiques en
enjeux littéraires, la continuité des luttes intestines, la
corrélation entre positions et prises de position, les
logiques de survie des institutions montrent ce que les
conduites par temps de crise doivent autant à l'histoire
qu'à des invariants structuraux. Même en situation de
crise, le champ «fait écran» aux contraintes externes les
plus pressantes. Les réponses les plus politiques à
l'imposition du politique n'ont pas la politique pour seul
ressort, et c'est là tout le principe de l'autonomie relative du
champ. On ne peut s'empêcher de lire à la lumière de
cette logique le jugement que porte Jean Guéhenno sur
Montherlant « Mais sa vraie faute est sans doute de ne
:
pouvoir se taire jamais117. »
117 -Jean Guéhenno, Journal des années noires, Paris, Gallimard,
1947, p. 164.
certains lauréats de prix). Cette difficulté à recueillir des renseignements
biographiques sur des auteurs « rayés » de l'histoire littéraire (soit parce
qu'ils ne connurent qu'une très éphémère heure de gloire, soit en raison de
leur attitude politique à cette époque) induit une sous-représentation des
écrivains collaborationnistes, principalement représentés dans notre
population par les figures les plus célèbres (Drieu, Brasillach), ce qui crée un
léger déséquilibre par rapport aux écrivains résistants. Enfin, les femmes
aussi sont légèrement sous-représentées (elles sont au nombre de 8) pour
des raisons similaires. 14 écrivains ont été traités en individus
supplémentaires, soit à cause de données trop lacunaires, soit parce qu'ils ne sont
partie prenante du champ littéraire qu'en raison de la conjoncture (comme les
deux prêtres, Maydieu et Bruckberger).
Les variables retenues
Sur les 128 variables qui composaient le questionnaire d'origine, seules 58
ont été retenues, pour des raisons de lisibilité, de pertinence ou de faible
taux de réponses. Les variables retenues se répartissent en quatre
principaux groupes propriétés sociales (âge, origine sociale, trajectoire
géographique, trajectoire scolaire, titres scolaires; la religion et la trajectoire
:
familiale paternelle ont été traitées comme variables illustratives à cause du
taux élevé de non-réponses)' caractéristiques de la position dans le
champ (lieux de publication, éditeurs et périodiques, prix, appartenance à
;
des institutions, degré et type de reconnaissance); prises de position
* - Christian Baudelot et Rémi Lenoir nous ont prodigué de précieux conseils pour la
conception de l'analyse des correspondances. Marianna loan et Hervé Serry ont
contribué à la préparation des questionnaires.
32 Gisèle Sapiro

Graphique 2 : Le champ littéraire sous l'Occupation (l'espace des positions).

Analyse des correspondances (présentation partielle). Plan des Ier et 2e axes d'inertie : l'espace des instances littéraires
et des prises de position esthétiques.

2.5 2(3,9%)

2.0 + |

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mondaine 1930 Esprit Minuit /Segh2
Commune
ACAD . FR Aventur2 NPOÉS C Roche£ort2
Dx-Monàes lile kNOBE!. NRQKAN2 Confluences
EcRomanel- VOYAG1
- PAMPHL- succès
-Goncou-libnl NPRIX
0.0 + ROMAN ESSAI 1 - - s- rcmanI- - r Poésie Surreal h
Rural2 Deno€l2 Prolét lal2 hacad nDxM Vendredi PoésEngagé2 1(5,6*)
GdPxRom S0UV3 POET1 Europe Rochefort 1

|
Rurall THEATRE! Femina Grassl 1920 PoéChxét2 AvGdLyr2
Gerjbe Psy2 ESSAI 2 AvtGrd Rcxn. POET2
Candide GdPxLitt Gallim2 Fontaine
Gringoire 1900 HRCMAH3 PoéMatér2
Cycl2 robI pair* POET3 Messages
Mercure Coraoed THEA2 ÍJRF4 0 essais salliml
Psyl THEATRE3 PoéChrétl
Mercurl NRF
Unaniml CahiersSud
1914
Mercur2
éthiq2 PxNatLett Nobel
[

éthiql bordI
Symboll
Fantaisl
Symbol2 Cubism/Futurl
Fantai2 Cubism/Futur2

-0.5 0.5 2.5

Pour la lisibilité des graphiques, nous avons isolé, dans un premier temps, les variables relatives à la position dans le champ et aux prises de position esthétiques,
Sont donc exclues de ce graphique les propriétés sociales et les prises de position politiques.
Sont soulignés les éditeurs sont portées en gras les institutions la période d'entrée dans le champ en italique les périodiques en italique et gras les
formes de consécration en MAJUSCULES les genres (ces caractères ne correspondent pas aux contributions les plus fortes, qui sont détaillées dans l'article
:

ils servent à faciliter la lecture du graphique en regroupant les modalités d'une même variable ou d'un groupe de variables).
;

;
La raison littéraire

Graphique 3 : Le champ littéraire sous l'Occupation (positions et prises de position).

Analyse des correspondances. Plan des Ier et 2e axes d'inertie: l'espace des propriétés (présentation simplifiée).

2.5 «■ 2(3,91)

NRper
Réalisme
aPoés
aEdi2
PoésEngagl
EdiPC NRfad
aEdil
Ec Romane
1.0
.

CRITIQUE

ExtDroit ET3 20-301

AF4 0 NRdpl aSec
ET2 Jull2 CN«
Parnasse Naturalism Conv CeSoir/Huma LF cl and
Aventure P.SoiriO nNRF SOÜV RESISTANT
AC.GWNC Flamm VOYAGE AP Minuit /Seghers
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Pion Néopf vichy ENS Catho aSUP Commune
ACAD F* fase ihbö Titre stabl litt CathG 31-40*na Rochefort2
DxMond gEcolb PA2 Gdly Lettres nquo40 Confluences
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|

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Drte Grass Prol FJ|st BM Lic+ nquo Vendredi PoéEngag2 1(5,6*)
PtPaxisien Pacflnt evql 41-52 s-Sop Lycée .Europe Rochefortl
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Gerbe Psy Echec jlncid PR2 ESSAI Av-Gd rom.
|

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Cycl Fct THEATRE -Bac Pacif paira Messages

53 -60*n« Mere Comoed «1^40 Gallimard PoéChrét
|

Figaro
M8DBCINB NRF
|

Mercure symp-res Unanimisme CahiersSud

éthique
I I

Humanisme
Opposante* il

Symbqlisme
3ism/ Futurisme
Fantaisisroe

-2.0 +
-1.5

Ce graphique représente, sous une forme simplifiée, l'ensemble des variables, à l'exclusion des prix littéraires, des anthologies, dictionnaires et de certaines
modalités concernant la non-participation à des revues, qui figurent sur le graphique 2. Par ailleurs, quand ils étaient situés à proximité, les premier et second
éditeurs principaux, de même que les genres et les prises de position esthétiques à différents moments de la carrière ont été regroupés (Symbol
et Symbol 2 deviennent, par exemple, symbolisme),
I

Sont soulignées les prises de position politiques sous l'Occupation; sont portés en gras: l'origine sociale, l'âge, les formes de consécration; en
MAJUSCULES les genres; en italique les périodiques,
:
:

:
34
esthétiques (genre de prédilection à trois périodes de la carrière, écoles,
mouvements, veine littéraires à deux moments de la carrière) et politiques
(dans les années 1930 et sous l'Occupation).
Si pour certains groupes de variables, comme les prises de position
politiques, les périodiques, l'appartenance à des institutions, nous n'avons
retenu que celles qui concernaient la période de l'Occupation et les années
1930, pour d'autres, comme les genres et la veine littéraires, les éditeurs,
les prix, les données concernent l'ensemble de la trajectoire. Ceci permet
de faire coïncider un état particulier du champ et les orientations
individuelles sur le long terme2.
Les sources
Le recueil des informations biographiques a été effectué à partir de
documents, selon la méthode prosopographique (un complément d'information a
pu être obtenu, dans quelques cas, par entretien). La notoriété d'une partie
de la population étudiée permettait un large recours aux sources imprimées.
Outre les nombreux ouvrages et articles qu'il est impossible de recenser ici
- biographies, mémoires, souvenirs, essais ou fictions autobiographiques,
recueils commémoratifs, numéros spéciaux d'hommage dans les revues,
manuels d'histoire littéraire, anthologies, « discours de réception à
l'Académie française », notices nécrologiques dans la presse -, nous avons utilisé,
pour les auteurs ayant bénéficié d'une moindre consécration posthume,
d'instruments de travail scientifiques comme le Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français de J. Maitron et Cl. Pennetier (Éditions Ouvrières,
98 - 992, 43 vol.), le Dictionnaire des intellectuels français du xxe siècle dirigé
par J. Julliard et M. Winock (Seuil, à paraître), le Dictionnaire des littératures de
1
1
1
langue française (sous la direction de J.-P. de Beaumarchais et al.. Bordas, 984,
rééd. 1994, 4 vol.); nous nous sommes également appuyée sur des
1
dictionnaires biographiques, littéraires et politiques contemporains comme le
Dictionnaire de biographie française (sous la direction de Balteau, Prévost et Bar-
roux; Letouzé et Ané, 1932-1970); le Dictionnaire biographique contemporain
(Pharos, 1951); Qui êtes-vous? (1908 et 1924); Who's who in France (1953-
993) ; le Dictionnaire de littérature française (H. Lemaître, Bordas, 986) le
Dictionnaire de la politique française de H. Costón ( 967, 3 vol.), l'Isographie de
1
1
;
l'Académie française de R. Didier (E. de Bocard, 964), \' Annuaire de l'Académie
1
française : documents et notices sur les membres de l'Académie (Institut de
1
France, 1966). Dans plusieurs cas, la profession du père nous a été
aimablement communiquée par les services des archives de l'état civil dans les
mairies des communes d'origine des écrivains, à partir de l'acte de naissance.
LES VARIABLES REPRESENTEES
âge
Propriétés
découpées
carrière L'âge
selon
littéraire
aplusieurs
été
sociales
ainsi
saisi que
pourlesl'année
critères, phénomènes
qui prennent
940. Lesdeentranches
génération
compted'âges
les dus
étapes
ontà des
étéde causes
la
:
extra-littéraires, notamment la Première Guerre mondiale nous avons
ainsi tenu à isoler les écrivains qui avaient fait très jeunes, alors que leur
:
position sociale n'était pas encore faite, l'expérience de la guerre (et du
front pour beaucoup d'entre eux), c'est pourquoi nous dérogeons au
découpage par tranche de dix ans pour les écrivains âgés de 4 à 52 ans en
940, qui avaient donc au plus 26 ans en 9 4 et au moins 8 ans en 1917
1
(ceux qui sont nés à partir de 1900 n'étaient pas mobilisables); pour des
1
1
1
raisons, cette fois, d'équilibre des effectifs, nous avons regroupé tous les
écrivains âgés de plus de 60 ans, ce qui ne présentait pas de difficulté du
point de vue de l'évolution de la carrière littéraire, qui est déjà faite à cet
âge.
Catégorie sociale du père: FP: Fractions possédantes; Fct: Hauts et
moyens fonctionnaires; BM Bourgeoisie moyenne; FJ : Fractions
juridiques; FI: Fractions intellectuelles; PB: Petite bourgeoisie et classes
:
populaires; NRper: non-réponses.
Trajectoire géographique: PA = Paris; PR = Province; ET = Étranger ou
colonies; = Enfance; 2 = Adolescence; 3 = Âge d'entrée dans le vie
adulte (PAI = Réside à Paris pendant l'enfance, etc.).
I
Gisèle Sapiro
Une recherche systématique dans les catalogues de la Bibliothèque
nationale nous a permis de repérer les maisons d'édition. Nous avons aussi
utilisé, dans cette optique, la Bibliographie de la littérature française de 1800 à
1930 de H. Thième (Droz, 1933, 2 vol.), et la Bibliographie des auteurs
modernes de langue française de H. Talvart et J. Place (Chronique des lettres
françaises, 1928 sq.). Le dépouillement systématique des périodiques
retenus comme indicateurs (La Gerbe, La NRF, Poésie, Confluences, Les Lettres
françaises clandestines, etc.) pour établir les listes des collaborations a été
complété et contrôlé à l'aide des publications de l'Annuaire de la presse
française et étrangère de M. Roux-Bluysen (1937, 1942-1943), et de précieux
travaux comme l'Histoire politique de la revue «Esprit», de Michel Winock
(Seuil, 1975), Les 700 rédacteurs de «Je suis partout» de J.-M. Dioudonnat
(Sedopols, 1993), et l'index des collaborateurs de La NRF établi par Claude
Martin (op. cit.). L'ouvrage de J.-F. Sirinelli, /nte/lectue/s et Passions françaises :
manifestes et pétitions au xxe siècle (Fayard, 1990), nous a été indispensable
pour cerner, quand nous ne disposions pas d'autres sources (essais, articles
et manifestes dépouillés dans la presse), les prises de position politiques.
- Nous avons estimé que les données concernant la trajectoire sociale d'origine
étaient plus fiables que des indicateurs tels que la profession ou la durée d'exercice du
1
métier (que nous avons codés, mais que nous n'utilisons par pour l'analyse des
correspondances). Ceux-ci n'eussent été pertinents comme indices de ¡a position sociale que
combinés avec des estimations de revenus littéraires et non littéraires et des chiffres de
tirage, impossibles à établir De même, l'hétérogénéité des situations « matrimoniales » et
la difficulté à obtenir des renseignements pour toute une partie de la population (ie
Who's who ne commence qu'en 953) ne permettaient pas de traiter de manière
cohérente ce type d'information. En revanche, le caractère atypique de la population des
1
écrivains dans son ensemble et l'hétérogénéité relative de son recrutement social confèrent
aux indicateurs de l'habitus primaire et secondaire une valeur Informative de premier
ordre pour appréhender les rapports entre trajectoire sociale et position dans le champ
littéraire. Nous avons, par exemple, apporté un soin particulier au recueil de données
concernant les trajectoires géographiques et scolaires, pour lesquelles ne subsiste qu'un
faible taux relatif de non-réponses (y compris pour le secondaire), données d'autant plus
révélatrices, pour l'école en particulier; qu'elles sont presque systématiquement occultées
dans ies notices biographiques à caractère littéraire (ce phénomène est, bien entendu,
un avatar de l'opposition traditionnelle entre « créateurs » et « professeurs »).
2 - On peut ainsi vérifier; par exemple, que, pour les jeunes poètes qui font leur entrée
dans le champ à cette époque, la poésie n'est pas un choix de jeunesse caractéristique
de nombreuses carrières littéraires selon le modèle « romantique », mais bien un choix
définitif puisque poètes ils resteront.
Études secondaires Gdlyc Grand lycée parisien (Louis-le-Grand, Henri-
IV, Condorcet...); LycGd Lycée de province puis grand lycée parisien;
:
; : :
Lycée lycée (de province) EPS École primaire supérieure ou aucune
formation post-primaire.
:
Études supérieures: ENS École normale supérieure, section lettres;
GEcole Grandes écoles (Polytechnique, ENS sciences, etc.), École des
:
chartes, École libre des sciences politiques; Médeci Faculté de médecine;
:
Droit Faculté de droit (couplé ou non avec lettres) Lettres Faculté de
; :
lettres, Philosophie, Ethnologie, etc; Art: École d'art (Beaux-Arts, Arts
:
décoratifs) aSUP Autre formation supérieure N-Sup N'a pas fréquenté
d'établissement de l'enseignement supérieur.
;
:
Diplôme ou titre le plus élevé Titre A achevé une grande école (ENS
compris, avec ou sans agrégation) Lic+ Diplôme équivalent ou supérieur
:
: :
à la licence (DES, doctorat), agrégation (pour les non-normaliens)
;
comprise; Bac: Baccalauréat; -Bac: Diplôme inférieur au bac (CEP, Brevet ou
aucun); NRdpl autre diplôme ou non-réponse.
:
Incident de parcours scolaire: Incid incident dû à des causes matérielles,
à des raisons de santé, à la guerre Échec échec scolaire relatif (échecs
; :
aux examens, à un concours); litt: abandonne les études pour se
:
consacrer à la littérature; stabl trajectoire scolaire sans incident.
:
Religion (illustrative): Catho catholique; Conv: catholique converti;
Protest: protestant; Jui juif; Agnost: agnostique (les non-réponses ne
:
sont pas représentées).
:
La raison littéraire

Trajectoire sociale de la famille paternelle (illustrative) ASCENS Prises de position

trajectoire familiale ascendante; DECL: famille en déclin; RCVR: esthétiques et politiques

:
reconversion; ST: stabilité (les non-réponses ne sont pas représentées). Écoles et mouvements littéraires, catégories de classement (codés pour
deux périodes de la carrière = début; 2 = sommet)
Position dans le champ littéraire Genre romanesque Aventur roman d'aventure, roman exotique Psy

: : :I

:
Période d'entrée dans le champ (d'après la date de première publication genres romanesque légitimes roman psychologique, roman de moeurs,

;
:
significative) xixe fin XIXe siècle 900 entre 900 et 9 4 9 4 roman d'analyse, roman catholique; Cycl roman cyclique; Realism:
pendant la Première Guerre mondiale; 1920: années 1920; 1930: années Réalisme social; Natural naturalisme et populisme; Rural roman rural,
:
:

;1
:

1
1
;1
1
:

:
1930; 1940: années 1940. provincial, régionalisme; Prolét roman prolétarien; Éthiq «génération

:
éthique » (G. Picon) AvGdR Avant-garde romanesque, existentialisme,

: :

:
Genre principal pour trois périodes de la carrière (I = début de carrière;
«réalisme du langage» (usage de nouvelles techniques romanesques,

;
2 = sommet de carrière; 3 - fin de carrière): POETES; ROMAN;
CRITIQUE; VOYAGE: Sous-genres du type récits de voyages, biographies, langue orale, etc).
polyvalence; ESSAI Essai philosophique, moral; PH pamphlet, essai École ou mouvement poétique: ÉcRomane École romane; Parnass:
École du Parnasse Unanim Unanimisme, Abbaye de Créteil Fantais Fan-

:
politique; SOUV(ENIRS) mémoires, autobiographie.
:

taisisme Cubism/Futur Cubisme, futurisme, poésie épique Surreal

; ;

: :
:

Éditeurs (I = Ier éditeur principal; 2 = 2e éditeur principal) Les groupes Surréalisme PoésEngagée poésie engagée, notamment poésie « nationale »

; ;

: :
d'éditeurs sont représentés par le ou les éditeurs les plus caractéristiques
:

du groupe. sous l'Occupation; Rochefort: École de Rochefort; AvGdLyr Avant-garde

« lyrique » (groupe de la revue Messages) PoésMaterial Poésie «

:
Gallim Gallimard; Grass: Grasset, Denoël, Corrêa; Flamm ou Albin- matérialiste » (objets, éléments, etc).

:
Michel Vieilles maisons issues du XIXe, qui misent sur les ventes rapides,
:

avec des collections populaires (Flammarion, Albin-Michel, Ollendorf, Liste des hebdomadaires et revues retenus (a collaboré ou n'a pas
:

Stock, Calmann-Lévy, Hachette, etc.) Mercur Petites maisons d'édition collaboré au périodique; la non-collaboration est signalée par les premières
passées à l'arrière-garde (Mercure de France, Émile-Paul, Hartmann, lettres du périodique précédées d'un « n ») Candide, Comœdia, Gerbe, Grin-
;

Kra/Sagittaire, La Sirène, etc.) Minuit/Segh petites maisons d'édition nées goire, Je suis partout, Lettres françaises clandestines, Vendredi. Cahiers du Sud,

:
sous l'Occupation (Minuit, Seghers, Seuil); Jull ou Laff: autres jeunes Commune, Confluences, Esprit, Europe, Fontaine, Mercure de France, Messages,
;

maisons (Julliard, Laffont, etc.); EdiPC éditions communistes et Rieder (ESI, Nouvelle Revue française, Nouvelle Revue française de 1940, Poésie 40,41...,
Bibliothèque française, etc) aEdi autre éditeur. Revue des Deux-Mondes.
:
;
:

Prix Nobel PxNatLett: Prix national des lettres; GPxLitt Grand Prix de Quotidiens: AF: Action française (années 1930); AF40: Action française
littérature de l'Académie française; GPxRom Grand Prix du roman de
:

l'Académie française; Goncou prix Goncourt; Fémina: prix Fémina. ( 940) Écho : L'Écho de Paris; Temps : Le Temps et Le Matin (années 930)
:

Le Figaro (années 1930) et Le Figaro40 (1940); Paris-Soir (années 1930) et

1
;

1
;
:

Consécration institutionnelle (membre de l'Académie française, de Paris-Soir40 (1940); Ce soir/L'Humanité; NvxTps: Presse collaborationniste
l'Académie Goncourt) ACAD. FR; AC. GONC; NACAD = n'appartient à (Nouveaux Temps, Le Matin, Aujourd'hui, Paris-Soir zone Nord, Cri du Peuple)
aucune des deux Académies entre 1940 et 1944. PtParisien : Le Petit parisien nquo ne collabore à aucun quotidien.
:

;
;
:

Degré de reconnaissance et de notoriété contemporaine et postérieure Tendance politique: Années 1930: PC communiste/communisant; Anti-
d'après la présence et la place dans des anthologies, histoires de la fasc Antifasciste; Pacif: Pacifisme antifasciste; Pacl Pacifisme intégral;
:

lit érature contemporaines et dictionnaires (I = longue notice; 2 = courte CathoG Catholique progressistes ou antifascistes; Humanism:
:

notice; n = aucune notice) Humanisme libéral; Drte Droite, conservatisme; Néopf: néo-pacifistes de
:

Lai Lalou René, Histoire de la littérature française contemporaine (de 1870

:

droite; Extdroit: Action française, ligues; Fascis Fascisant; npol peu

:

à nos jours), Paris, PUF, 1947.

:

politisé.
:

:
Boi Boisdeffre Pierre de, Une histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui
1939-1960, Paris, Le Livre contemporain, 1959.
:

Bor(das) Beaumarchais J.-P. de, Couty D., et Rey A (dir), Dictionnaire Occupation Résistants Résistance civile ou armée; Symp. Resist:
Sympathisant de la Résistance; Évolu Évolue du pétainisme au soutien à la
:

des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, rééd. 1994.

:

Résistance; Vichy: Pétainiste; Collab collaborationniste ou proche de la

: :

Rob Le Petit Robert Collaboration; Indét: indéterminé; Opposants exil: exilés opposés au régime
:

Type de reconnaissance mondaine succès mondain succès librai succès de Vichy.

de librairie; pairs: reconnaissance par les pairs; nreconn
:

non-reconnais ance. CNE membre du CNE entre 94 et le printemps 944.

:

1
1