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Revue française de sociologie

Coopération et contrainte. A propos des modèles d'Aoki


Françoise Piotet

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Piotet Françoise. Coopération et contrainte. A propos des modèles d'Aoki. In: Revue française de sociologie, 1992, 33-4.
Organisations, firmes et réseaux. pp. 591-607;

doi : 10.2307/3322227

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1992_num_33_4_5625

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Abstract
Françoise Piotet : Cooperation and constraint. In view of models proposed by Aoki.

Taking up works of theorists of the contingency, Aoki describes the different capacities of hierarchical
and cooperative models to adapt to varying economic environments. Without actually managing to
overstep the deterministic character of the contingency movement, Aoki puts forward a theorization of
the cooperative model which greatly contributes to enterprise sociology. One of the openings gained
through this new view is that of being able to show the existence within « sociation » of two classic
ideals : the hierarchical model and the cooperative model. This view also makes it possible to identify
the prerequisites of the cooperative model and the difficulties which arise from the co-existence of
these two models within the same social system.

Resumen
Françoise Piotet : Coopéración y obligación. A propósito de los modelos de Aoki.

Retomando por su cuenta los trabajos de los teóricos de la contingencia, Aoki describe las diferentes
capacidades de adaptación de los modelos jerárquicos y cooperativos de unos medios económicos
diferentes. Sin llegar a exceder el carácter determinista del curso de la contingencia ; no obstante,
Aoki propone una teoría del modelo cooperativo que constituye una contribution mayor a la sociologia
de la empresa. Entre otras cosas, este aporte permite demostrar la existencia en el seno de « la
sociación » de dos idéales tipos : el modelo jerárquico y el modelo cooperativo. Igualmente, ello
permite identificar los prerequeridos del modelo cooperativo y la dificultad de coexistir en el seno de un
mismo sistema social.

Zusammenfassung
Françoise Piotet : Zusammenarbeit und Zwang. Zu Aokimodellen.

Aoki übernimmt die Arbeiten der Kontingenztheoretiker und beschreibt die verschiedenen
Anpassungsfähigkeiten der Hierarchie- und Zusammenarbeitsmodellen an verschiedene
wirtschaftliche Umfelde. Ohne damit die deterministische Eigenschaft des Kontingenzstroms
überwinden zu Konnen, schlagt Aoki jedoch eine Theorisierung des Zusammenarbeitsmodelles vor,
die einen wesentlichen Beitrag zur Unternehmenssoziologie liefert. Dieser Beitrag erlaubt unter
anderem aufzuzeigen, das es zwei Idealtypen inmitten der « Sozierung » gibt : das hierarchische und
das kooperative Modell. Damit konnen ebenfalls die Voraussetzungen des Zusammenarbeitsmodells
und die Schwierigkeit der beiden Modelle in ihrer Koexistenz inmitten des selben sozialen Systems
identifiziert werden.

Résumé
En reprenant à son compte les travaux des théoriciens de la contingence, Aoki décrit les capacités
d'adaptation différentes des modèles hiérarchique et coopératif à des environnements économiques
différents. Sans parvenir à dépasser le caractère déterministe du courant de la contingence, Aoki
propose cependant une théorisation du modèle coopératif qui constitue une contribution majeure à la
sociologie de l'entreprise. Cet apport permet, entre autres, de démontrer l'existence au sein de « la
sociation » de deux idéaux-types : le modèle hiérarchique et le modèle coopératif. Il permet également
d'identifier les prérequis du modèle coopératif et la difficulté des deux modèles à coexister au sein d'un
même système social.
R. franc, sociol. XXXIII, 1992, 591-607

NOTE CRITIQUE

Coopération et contrainte

A propos des modèles d'Aoki *

par Françoise PIOTET

RÉSUMÉ
En reprenant à son compte les travaux des théoriciens de la contingence, Aoki
décrit les capacités d'adaptation différentes des modèles hiérarchique et coopératif à
des environnements économiques différents. Sans parvenir à dépasser le caractère
déterministe du courant de la contingence, Aoki propose cependant une théorisation du
modèle coopératif qui constitue une contribution majeure à la sociologie de
l'entreprise. Cet apport permet, entre autres, de démontrer l'existence au sein de «la socia-
tion » de deux idéaux-types : le modèle hiérarchique et le modèle coopératif. Il permet
également d'identifier les prérequis du modèle coopératif et la difficulté des deux
modèles à coexister au sein d'un même système social.

Après une dizaine d'années de «réenchantement de l'entreprise» (Bu-


nel, 1986), la présente décennie s'ouvre sur un consensus assez large
auquel participent aussi bien les représentants de l'univers socio-économique
et politique que des chercheurs de diverses disciplines autour d'un
«nouveau concept d'entreprise conciliant l'impératif de la flexibilité et
l'impératif de l'intégration» (Segrestin, 1990). C'est bien la même idée que
défend Antoine Riboud (1988) lorsqu'il réaffirme avec force le rôle
traditionnel de l'entreprise dans la société et dans l'économie tout en en
appelant à une transformation profonde des structures et des mécanismes de
régulation en son sein.
Au-delà du repositionnement de l'entreprise dans le débat social tout
autant que de celui des acteurs qui y participent, les recherches portant
sur ce «nouveau concept» n'ont pas encore débouché sur une théorisation

* A propos de M. Aoki, Economie japonaise. Information, motivation et marchandage


(1991a) et «Le management japonais : le modèle "J" d'Aoki» (1991b).

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de l'entreprise qui soit totalement convaincante, même si son esquisse


laisse apercevoir de nouvelles pistes de recherche très prometteuses.
Il est remarquable de constater que les sociologues qui travaillent, en
France, sur ce thème reprennent aujourd'hui implicitement à leur compte
des hypothèses formulées au sein de courants de recherche qui se sont
développés pendant une décennie environ, de la fin des années cinquante
à celle des années soixante, immédiatement après le début de la reprise
économique de l'après-guerre et celui des «Trente glorieuses». Ces
courants ont un point commun important : leur objet est de tenter de fournir
une réponse opératoire à des dirigeants d'entreprises non plus en étudiant
celles-ci comme des organisations, c'est-à-dire comme des instruments
servant à mobiliser des énergies humaines en vue d'une fin donnée, mais
comme des organismes dont les buts ne sont pas définis une fois pour
toutes, confrontés qu'ils sont à des environnements qui les contraignent
au changement et à l'adaptation. Une telle perspective d'analyse donnera
naissance à plusieurs courants.
Tout comme R. Sainsaulieu et D. Segrestin (1986) le font aujourd'hui,
P. Selznick (1957) défendait la nécessité d'une approche institutionnelle
de l'entreprise, produit «historique», «intégré», «fonctionnel» et
«dynamique», qui le conduisit à l'analyser comme font les psychologues
cliniciens lorsqu'ils essaient de comprendre le développement émotionnel et
la structure du caractère des individus. Une telle option fait porter les
efforts de recherche sur l'analyse des «décisions critiques», c'est-à-dire
celles qui façonnent les valeurs essentielles de l'institution, ainsi que sur
la distribution du pouvoir qui les affecte.
A. Chandler (1986), se fondant sur une analyse historique comparative
d'un certain nombre de grandes firmes américaines, développe une analyse
structurelle de l'organisation visant à démontrer que la structure de
l'organisation n'est pas indépendante, contrairement au postulat de l'approche
organisationnelle classique, de son environnement et des choix stratégiques
des dirigeants de l'entreprise face à celui-ci.
Un troisième courant auquel Lawrence et Lorsch (1974) donnent le nom
de «contingence structurelle» s'intéresse pour sa part très concrètement
à la congruence entre certaines caractéristiques de l'environnement et la
structure formelle et informelle de l'organisation.
Ces courants de recherche d'origine anglo-saxonne n'ont pas connu,
après les années 70, les développements qu'on pouvait en attendre, compte
tenu de leur intérêt évident, ni dans leur pays d'origine, ni en France où
seul Lucien Karpik chez les sociologues et Patrick Fridenson chez les
historiens ont continué à s'intéresser à ces problématiques. Il y a, sans doute,
plusieurs raisons à cela. L'essor tardif de la sociologie des organisations
en France a permis, autour des travaux de Michel Crozier, le
développement d'une école de pensée forte et structurée qui a su attirer de nombreux
chercheurs et permis d'incontestables progrès tant dans la connaissance
du fonctionnement des organisations que dans la modification du statut
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des sociologues aux yeux des décideurs. Par ailleurs, le développement et


la poursuite de la croissance ont suscité des réactions fortes sur « les dégâts
du progrès». Du début des années 70 jusqu'aux années 80, les conditions
de travail ont également mobilisé l'attention des chercheurs. L'essor de
l'ergonomie durant cette période en rend compte, alors même que, sous
un vocabulaire certes modernisé, le courant des relations humaines
retrouvait une sorte de nouvelle jeunesse sans pour autant être débarrassé de
ses ambiguïtés originelles (Piotet, 1988).
L'analyse institutionnelle, l'analyse structurelle et les théories de la
contingence retrouvent aujourd'hui un regain d'intérêt parce qu'elles sont
à nouveau en phase avec les questions que se posent les entreprises
confrontées à une croissance très incertaine et un environnement de plus
en plus turbulent. Si ces théories ont eu, entre autres, l'immense mérite
d'accréditer l'idée qu'il n'y avait pas de one best way organisationnel, il
n'est pas certain cependant - et c'est surtout vrai de celle de la contingence
qui se voulait la plus opérationnelle d'entre elles - qu'elles aient apporté,
ni à l'époque ni aujourd'hui chez nous pour les chercheurs qui s'y réfèrent
explicitement ou implicitement, une réponse très structurée à une ou des
alternatives à la «bureaucratie». C'est à l'économiste japonais Masahiko
Aoki que l'on doit cet effort récent qui nous semble mériter une attention
particulière et une discussion sérieuse.

Deux modèles organisationnels opposés

Les travaux comparatifs que conduit depuis plusieurs années Aoki (1)
sur les entreprises japonaises et américaines l'ont amené à identifier, sous
forme de faits stylisés selon le vocabulaire des économistes ou d'idéaux-
types pour adopter celui des sociologues, deux modèles contrastés
d'organisation : le modèle «A» et le modèle «J» dont les formes sont
antithétiques. Le modèle «A» qui représente la firme américaine se
caractérise par une organisation reposant essentiellement sur «une séparation
hiérarchique des tâches et des fonctions», dont les références demeurent
très tayloriennes. Pour illustrer ce point, Aoki propose trois exemples : la
programmation de la production dans l'industrie automobile, le contrôle
de qualité dans la sidérurgie et le développement d'un nouveau produit
chez un fabricant d'ordinateurs. Dans les trois cas, Aoki constate que toutes
les activités de planification, qu'il s'agisse de lancer un nouveau produit,
d'organiser le contrôle de qualité ou de programmer la production, sont
toujours confiées à «des bureaux situés au plus haut niveau hiérarchique
de chaque fonction». Il s'agit toujours d'une «planification par en haut»
dont les programmes précisent très strictement la nature et l'ordre des opé-

(1) Les citations qui suivent sont extraites de «Le management japonais...» (1991b).

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rations à exécuter dans le cadre d'une division rigoureuse du travail. Les


moyens de traitement des aléas susceptibles de survenir en cours
d'exécution sont également prévus (stocks tampons, équipes mobiles de
suppléance, etc.). Ceci a naturellement pour conséquence que «les leçons de
l'expérience acquise à travers la gestion des aléas ne peuvent être utilisées
par les services hiérarchiquement responsables qu'à l'occasion du prochain
exercice de planification». La logique économique qui sous-tend un tel
modèle se fonde essentiellement sur «les gains tirés de la spécialisation».
Le modèle «J » de la firme japonaise, sur la description duquel nous
reviendrons plus longuement, possède des caractéristiques diamétralement
opposées : entre les unités opérationnelles, la coordination est horizontale
et non verticale; «les plans établis par "en haut" ne constituent qu'un
cadre indicatif, le rôle majeur étant dévolu au partage des informations
"ex post" obtenues sur place».
Avant de poursuivre la présentation de ces «idéaux-types», on peut
regretter leur appellation susceptible de conduire à une erreur d'interprétation
en laissant sous-entendre des présupposés de type culturaliste qui sont
totalement absents de l'approche d'Aoki. Ces modèles contrastés, stylisés à
partir d'observations d'entreprises appartenant aux mêmes secteurs
industriels aux Etats-Unis et au Japon, doivent très peu sinon rien aux « vertus »
différentes des salariés des deux pays ou même à quelques faits de
tradition. Tout au plus trouve-t-on chez Aoki des références au contexte
societal (2). Son propos consiste au contraire à démontrer que ces deux modèles
contrastés reposent sur des choix organisationnels volontaires et que ces
modèles ne présentent pas les mêmes performances face à un
environnement identique : « Si le contexte est plutôt stable (du point de vue de
l'évolution des marchés, du progrès des procédés techniques, des
possibilités de développement des produits), l'expérience acquise au niveau
opérationnel ne peut que constituer une source très marginale de correction
des plans conçus "en haut" et il peut être alors préférable de renoncer aux
avantages de la stricte spécialisation organisationnelle. Si l'environnement
est au contraire extrêmement variable et incertain, un mode d'adaptation
au changement décentralisé peut produire des résultats fortement instables.
Dans les deux cas, le modèle "A" se révélerait sans doute plus approprié.
Dans la situation intermédiaire, l'environnement externe change
constamment mais pas trop rapidement, c'est le modèle "J" qui s'avérerait
supérieur».
Nous reviendrons ultérieurement sur cette analyse qui postule des
capacités différentes d'adaptation des deux modèles selon la nature de leur
environnement, hypothèse dont la démonstration soulève bien des
questions. Ce qui nous paraît être, et de loin, le plus intéressant dans l'approche
réside dans l'effort de théorisation et non plus seulement de description
du modèle coopératif d'organisation de l'entreprise.

(2) Voir à ce propos le débat entre P. d'Iribarne (1991) et M. Maurice, F. Sellier et J.-J.
Silvestře (1992) dans la Revue française de sociologie.

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Le modèle coopératif

Le modèle «J» d'Aoki ressemble étrangement au modèle «organique»


décrit il y a plus de trente ans par Burns (1962) dans ces termes : «Les
postes de travail n'impliquent plus de méthodes, de responsabilités, de
pouvoirs strictement définis ; il devient impossible de tracer des lignes de
démarcation durables et précises entre les fonctions. Les responsabilités et
même les pouvoirs de chacun doivent être sans cesse redéfinis en tenant
compte de ceux des autres individus qui participent aux tâches communes
ou à la solution de problèmes communs. Les tâches individuelles doivent
être accomplies en considération de la situation de l'entreprise conçue
comme un tout. Les interactions se développent aussi bien verticalement
que latéralement et les communications entre les personnes de rangs
différents tendent à prendre la forme de consultations "latérales" plutôt que
d'exercice vertical de l'autorité». «Pour l'individu», la différence entre
le modèle mécanique et le modèle organique «affecte surtout le lien qui
le rattache à l'organisation productrice (...). Un système organique laisse
dans le vague la délimitation de ce que l'on peut demander à l'individu;
il accorde la plus grande importance à ce que celui-ci se sente pleinement
impliqué dans l'accomplissement de toute tâche qui apparaît à son horizon,
pleinement engagé, non seulement dans l'exercice d'une compétence
spécialisée mais dans le succès global de l'entreprise». Burns toutefois ne
dépasse pas cette description qui demeure très prescriptive et normative.
Il ne dit pas comment on obtient que ce système fonctionne conformément
à la description qui en est faite, ce que réalise Aoki, et c'est là que réside
sa contribution majeure.
La théorisation du modèle hiérarchique ou mécanique a donné lieu à
une littérature pléthorique. Celle qui tente non pas une simple description
mais une véritable théorisation du modèle coopératif est infiniment moins
abondante. On trouve des traces de cette théorisation chez certains
socialistes «utopiques»; mais la référence essentielle dans ce domaine reste
C. Barnard (1938), même si les prémisses de sa théorie présentant les
organisations comme ayant toutes des objectifs moraux (puisque la
coopération des individus tend à y atteindre des buts communs) font aujourd'hui
sourire. Cependant, on trouve également chez Barnard l'intuition forte que
la coopération dans l'entreprise n'est pas le fruit spontané d'un quelconque
lien communautaire : elle repose surtout sur des mécanismes incitatifs dont
la responsabilité de mise en œuvre incombe au chef d'entreprise et qui
peuvent aller jusqu'à l'endoctrinement pur et simple (3).

(3) « The most inherent difficulty in the level with general purposes. » (Barnard, éd.
operation of the cooperative system is the ne- 1968, p. 233)
cessity of endoctrinating those at the lower

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Le modèle coopératif que présente Aoki est plus élaboré que celui de
Barnard, il est aussi heureusement débarrassé des présupposés idéologiques
que l'on trouve chez ce dernier. Ayant caractérisé son modèle par les deux
traits déjà mentionnés de la «coopération horizontale entre fonctions» et
du «partage des informations obtenues sur place», Aoki s'attache à définir
les prérequis nécessaires au fonctionnement de son modèle. Il en mentionne
trois. « Pour que les unités opérationnelles soient impliquées dans une
coordination mutuelle de leurs tâches», il faut qu'elles soient capables, pour
reprendre ici une expression empruntée à H. Simon, «d'absorber
l'incertitude» et donc que chaque membre puisse «traiter le problème sur place»,
ce qui signifie qu'il ait «une aptitude à faire preuve de sa compétence à
son poste tout en se montrant capable de traiter de façon autonome les
problèmes qui peuvent apparaître». Plus concrètement par exemple, les
ouvriers ont le droit d'arrêter la chaîne s'ils l'estiment nécessaire et sans
en référer à quiconque. Ils doivent aussi avoir, deuxième prérequis,
complémentaire du précédent, outre une qualification spécifique, ce que les er-
gonomes nommeraient une «compétence opératoire» qui dépasse
l'expertise en intégrant la capacité à communiquer, à travailler en équipe,
à prendre des décisions individuellement et collectivement. Ceci implique
donc que les salariés aient une bonne connaissance du processus de
production, troisième prérequis, favorisé par l'organisation systématique de
la mobilité des travailleurs qui les familiarise avec des tâches variées et
renforce leur capacité à dégager et à transmettre les informations
nécessaires au bon fonctionnement du modèle «J». Il faudrait ajouter à ces
trois prérequis un quatrième qu'Aoki ne mentionne que de manière très
allusive : celui de l'organisation matérielle de la production susceptible
d'autoriser ce type de fonctionnement (4).
Un tel fonctionnement organisationnel est loin d'être spontané. Aoki
reconnaît qu'il a été facilité au Japon, au cours des deux précédentes
décennies, par la possibilité de recruter des jeunes ouvriers qualifiés et
l'homogénéité ethnique au sein des entreprises japonaises. Au-delà de ces
facteurs favorables, cette coopération ne fonctionne que parce qu'elle est
soutenue par un mécanisme puissant de stimulation: la hiérarchie des
grades distincts pour les ouvriers, les employés, les ingénieurs et les cadres
chargés du contrôle et du management. «Chaque grade correspond à un
certain niveau de salaire mais non à une fonction particulière. Ainsi, des
employés de même grade peuvent exercer des fonctions différentes. Après
l'engagement à un même niveau de départ, correspondant à un degré
d'instruction donné, les employés sont en compétition tout au long de leur
carrière pour leur montée en grade», les critères de promotion étant
l'ancienneté et le mérite, le mérite permettant de reconnaître la compétence
opératoire du salarié. Si la promotion est identique pour tous en début de

(4) Voir à cet égard la description très claire qu'en donne B. Coriat (1991), en particulier
dans les deux premiers chapitres.

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carrière, considéré comme un temps d'apprentissage et de «lente


acquisition de la compétence» (Koiké, 1991), elle se différencie ensuite fortement
en fonction du mérite. L'absence de promotion à partir d'un certain temps
est donc bien une sanction. Contrairement aux idées reçues concernant
l'emploi à vie, cette sanction peut aller jusqu'à l'exclusion, menace très
réelle en particulier pour les cadres s'ils ne font pas preuve de «progrès
continus». Aoki peut ainsi affirmer: «L'existence d'une menace crédible
d'exclusion, si l'employé ne satisfait pas aux critères de promotion
continue, joue un rôle important pour rendre la hiérarchie des grades à même
d'opérer comme une stimulation efficace permettant de prévenir toute
démobilisation». Un tel système est en effet efficace pour plusieurs raisons.
La promotion au mérite est essentielle et n'a théoriquement pas de limite
vers le haut puisque les dirigeants des entreprises sont toujours issus de
ses rangs. La perte d'ancienneté et ses effets sur les futures indemnités
de retraite qui interviendraient en cas de sortie du système présentent un
coût très dissuasif. La troisième raison, plus subtile, tient au fait que la
compétence opératoire est une compétence localisée qui dépend du réseau
de coordination propre à l'entreprise dans laquelle travaille le salarié.
Comme le souligne Aoki, «les compétences efficaces pour la production
d'informations dans le contexte de la coordination horizontale ne peuvent
être classées en catégories précises de fonctions pour lesquelles pourraient
être établies sans ambiguïtés des conventions négociables et transposables
d'une firme à une autre». Autrement dit, la compétence des salariés ne
repose pas seulement sur l'expertise et sur la capacité à prendre des
initiatives ou à communiquer, elle est contingente à la situation de travail,
à la connaissance du réseau, au système de relations réciproques qui le
soudent, et cela naturellement n'est pas transférable. Le jeu ainsi décrit,
comme tous les jeux de coopération, est bien un jeu à somme non nulle.
L'entreprise a intérêt à garder ses salariés non seulement parce que le
marché du travail est très tendu au Japon, mais encore parce que
l'apprentissage organisationnel représente un coût élevé et que la coopération est
indispensable au fonctionnement du système. De son côté, le salarié a
intérêt à rester dans l'entreprise et à coopérer parce que sa coopération est
susceptible de reconnaissance et surtout parce que les coûts de sortie du
système peuvent être exorbitants.

Le rôle central de la fonction personnel et celui de l'organisation


syndicale

Dans un tel système, la fonction personnel est investie d'un rôle central
et d'un pouvoir considérable car c'est elle qui gère les incitations à la
coopération et les équilibres au sein de cette double dépendance. Elle doit
en premier lieu organiser la mobilité des salariés, élément essentiel de
l'apprentissage organisationnel et donc du bon fonctionnement des mécanismes
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de coopération horizontale. Dans le modèle coopératif, la mobilité n'a pas


pour seule fonction de permettre le développement des compétences
opératoires, elle est un élément essentiel du contrôle social : «Une rotation
régulière évite aussi que les travailleurs ne s'identifient fortement aux
intérêts de leur profession, de leur atelier, de leur établissement ou de leur
bureau, de sorte qu'on limite ainsi l'émergence et le développement de
revendications particularistes incompatibles avec l'objectif de
l'organisation générale». Cela ne peut être dit plus clairement : par le biais de la
mobilité, il s'agit bien d'éviter que ne se créent des «communautés
pertinentes de l'action collective» (Segrestin, 1990), que ne naissent des
foyers potentiels de corporatisme construits sur des compétences
opératoires qui, dans d'autres systèmes, seraient reconnues comme des
qualifications de métier. Aoki impute d'ailleurs les corporatismes qu'il voit se
développer dans l'administration japonaise à l'absence d'une fonction
chargée d'organiser la mobilité des fonctionnaires entre les diverses
administrations, ce qui le conduit à constater dans l'administration ce qu'il estime
être des dysfonctionnements graves affectant sa capacité d'adaptation à un
environnement changeant (1991a, chap. 7, pp. 311 sq.).
Ce rôle-clé de la fonction personnel est renforcé par sa responsabilité
dans l'administration de la hiérarchie des grades et des carrières. Cette
centralisation forte de la fonction personnel permet non seulement une
standardisation des procédures de notation, mais aussi, parce qu'elle veille
également à la mobilité, l'évaluation des salariés «au cours de leur carrière,
par de nombreux superviseurs directs» (1991a, p. 61) : sur une longue
durée, on peut donc estimer que l'appréciation portée sur les salariés est
équilibrée et juste.

A ce pouvoir considérable, l'organisation syndicale, structurée à partir


de l'entreprise et non de la branche professionnelle, est censée apporter
un contrepoids en négociant le salaire de base, les écarts de rémunération
entre grades et l'éventail acceptable des vitesses de promotion. Elle joue
par ailleurs un rôle essentiel de délégué du personnel en présentant «les
griefs des employés à propos des revendications individuelles » et en
veillant à l'impartialité du jugement de ceux qui ont en charge la gestion du
personnel.
Beaucoup a été dit sur ce syndicalisme d'entreprise, soit pour le
présenter comme un modèle de ce que l'on souhaiterait voir se développer
chez nous en idéalisant la coopération, soit au contraire pour affirmer
qu'«il y aurait quelque témérité à soutenir que le syndicalisme d'entreprise
tel qu'il s'est constitué au Japon est la forme trouvée et efficace de
représentation les intérêts des salariés» (Coriat, 1991, p. 145). Les deux
interprétations de ce syndicalisme «coopératif», comme le nomme Coriat,
sont l'une et l'autre fortement influencées par des jugements de valeurs.
La question est tout autre. Dans le modèle que nous présente Aoki, le lieu
pertinent de l'intervention, donc de la structuration de l'organisation
syndicale, ne peut être que l'entreprise et non l'industrie ou le métier. Ce
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corporatisme d'entreprise présente naturellement des avantages et des


inconvénients pour l'organisation syndicale. Comme au sein du syndicalisme
de métier ou d'industrie, des dérives sont possibles. Analysant ces
évolutions, Inagami (1991) montre les voies choisies par le syndicalisme
japonais pour faire face à «l'accroissement de l'hétérogénéité de ses adhérents
(...) la grande masse se transformant en petites masses» : il a notamment
essayé de forger «une nouvelle identité syndicale» au moyen d'un certain
nombre d'innovations symboliques, la mise en place de «programmes de
bien-être des salariés» (systèmes de retraites complémentaires, aide au
logement, animation de loisirs, formation) - champ qui recouvre ce que, dans
notre terminologie, nous nommerions un syndicalisme de service —, mais
également de renforcer le «corporatisme d'entreprise» par une volonté plus
marquée de participation à la gestion, alors qu'au niveau national, depuis
l'unité récente du front syndical japonais, une intervention plus directe
dans la vie politique et la volonté de négociation au sommet «d'une
politique des revenus à la japonaise» se sont affirmées.

Le rôle de la direction

Dans la théorisation qu'en présente Aoki, le rôle de la direction est,


comme pour Chester Barnard, celui de garant de l'équilibre entre les
contributions et les rétributions des différents participants, qui s'avère le meilleur
moyen pour permettre à l'organisation d'atteindre ses buts. Aoki est
toutefois plus précis que Barnard dans sa démonstration. L'intérêt de son
analyse réside, là encore, dans la description des mécanismes de régulation
mis en place pour assurer cet équilibre, qui n'accordent qu'une confiance
relative au seul bon vouloir des directions.
Dans le modèle «J», le directeur est choisi parmi les cadres supérieurs
de l'organisation : «La sélection interne par l'avancement en grade
contribue sans doute efficacement au partage des connaissances et à la formation
d'une communauté d'intérêts (5), dans la mesure où elle valorise
l'expérience», et il est probable qu'un tel mécanisme d'accès au pouvoir soit
fortement incitatif, au moins pour les cadres supérieurs de l'entreprise.
Une fois arrivé au pouvoir, le directeur est soumis à un double contrôle.
— Celui des salariés et de leurs représentants : si ceux-ci ont le
sentiment de ne pas être rémunérés correctement pour leur contribution ou
de ne pas être traités «loyalement», ils peuvent cesser de coopérer, mettant
ainsi gravement en péril le fonctionnement de l'entreprise.
— Celui des actionnaires qui, dans le modèle d'Aoki, ont la
particularité d'être rassemblés au sein de ce que H. Mintzberg (1988) nomme une

(5) M. Bauer (1990) montre bien comment la nomination en France de dirigeants extérieurs
à l'entreprise affecte cette «communauté d'intérêts».

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«coalition externe dominée» par une banque, actionnaire principal, qui


représente les intérêts de tous les autres actionnaires. Cette coalition est
passive tant que l'entreprise assure à ses actionnaires des bénéfices
acceptables. Par contre, en tant que créancier et actionnaire dominant, cette
banque principale «peut menacer le management à l'assujettissement du
contrôle bancaire si un niveau suffisant de profit n'est pas durablement
réalisé». Elle peut même obtenir le remplacement du directeur. Dans ce
schéma à double contrôle, la fonction essentielle du dirigeant est bien celle
du maintien de l'équilibre entre des intérêts croisés qui, selon Aoki, s'il
est obtenu, conduit à une amélioration « parétienne » (6) de la gestion de
l'entreprise.
Cette amélioration parétienne semble toutefois réservée aux seuls
salariés permanents de l'entreprise. Elle peut être réalisée à un coût social
global beaucoup plus élevé car, comme le souligne par ailleurs Aoki, « dans
ce contexte, lorsque l'entreprise est confrontée à une croissance de la
valeur ajoutée, elle a tendance, afin de protéger les intérêts des employés
en place, à reporter plutôt les activités demandant beaucoup de main-
d'œuvre vers des filiales où les salaires sont relativement plus bas ou vers
des fournisseurs extérieurs ou encore à s'appuyer sur les technologies à
forte intensité capitalistique». En sens inverse, dans le cas d'une mauvaise
situation économique, «la firme à double contrôle choisit, de préférence,
le partage du travail au débauchage » parce qu'elle « situe le niveau des
effectifs au point où la production marginale d'un travailleur est égale à
la rémunération d'un employé moins une prime implicite d'assurance
chômage», mais sans doute aussi à cause du coût et du temps nécessaires à
la construction de la compétence exigée par la coopération.

Les leçons à tirer du modèle coopératif

Cet effort de théorisation du modèle coopératif par un économiste


constitue une contribution majeure aux recherches consacrées à la
sociologie de l'entreprise, tant par ce que dévoile le modèle que par les
questions qu'il soulève.

Coopération et communauté

Les recherches actuelles sur les transformations de l'entreprise, dont


les travaux de D. Segrestin (1987) sont les plus représentatifs, nous sem-

(6) «Une amélioration parétienne se ca- être d'aucun des agents économiques. » (Note
ractérise par un accroissement du bien-être du comité de rédaction de Problèmes écono-
social qui est obtenu sans diminuer le bien- uniques, dans Aoki, 1991b)

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blent obscurcies par les références aux concepts, empruntés à Tônnies et


Weber, de «sociation» et de «communalisation». Ceux-ci s'appliquent à
des ensembles sociaux d'une autre nature que l'entreprise mais, pour le
second au moins, ils trouvent un écho évident dans un certain nombre de
pratiques patronales nées d'une incapacité à mettre en œuvre un modèle
coopératif d'organisation et d'une idéologie facile qui tente de développer,
au sein de l'entreprise, «un sentiment subjectif (traditionnel ou affectif)
des participants d'appartenir à une communauté» (7), mais aussi, de facto,
de substituer à la règle bureaucratique le contrôle social, évitant ainsi la
construction conflictuelle d'un autre système de régulation.
Au-delà de cette référence à des pratiques patronales plus ou moins
conscientes et volontaires, il serait naturellement erroné de nier que des
liens sociaux de nature communautaire puissent se développer au sein des
modèles «sociétaires». Cela revient simplement à constater que les
références théoriques sont bien ce qu'elles sont : des «idéaux-types»
confrontés à une réalité sociale qu'ils expliquent, mais qui transcende toujours la
stylisation qui en est faite.
Les références aux catégories durkheimiennes ou wébériennes soulèvent
une autre question de fond dont ne rendent pas compte les chercheurs
lorsqu'ils s'en inspirent à propos de l'entreprise contemporaine. Lorsque Burns
et Stalker reprennent à leur compte les concepts de «mécanique» et
d'« organique» et qu'ils expliquent que l'adaptation de l'entreprise à un
environnement instable passe par son organicisation, ils inversent de fait
l'ordre retenu par Durkheim sans expliquer, et pour cause, cette inversion
de sens. Chez Max Weber, la rationalisation de la société et
l'institutionnalisation du modèle rationnel-légal reposent sur le passage d'un modèle
«communautaire» à un modèle «sociétaire». Pourquoi cette forme
spécifique d'organisation qu'est l'entreprise serait-elle amenée aujourd'hui à
mettre en œuvre un cheminement inverse? Si c'est vraiment le cas, les
tenants de la thèse doivent en démontrer les raisons.
Les défenseurs de cette thèse communautaire n'ont certes pas la naïveté
de se fier uniquement au discours patronal dominant pour le prendre
comme seule preuve évidente d'une transformation des pratiques. Il reste
cependant à appuyer la démonstration de l'existence de cette communauté
sur des indicateurs encore à trouver. Les études les plus récentes et les
plus sérieuses en la matière ne viennent guère confirmer une telle
hypothèse (de Coninck, 1991; Gollac, 1989). Elles tendent plutôt à démontrer
qu'un petit nombre de grandes entreprises s'efforcent effectivement, au-
delà d'un discours communautaire, de mettre en œuvre des modes
d'organisation et de coordination du travail qui les rapprochent du modèle

(7) «Nous appelons "communalisation" le type pur - sur un sentiment subjectif (tra-
une relation sociale lorsque, et tant que, la ditionnel ou affectif) des participants d'ap-
disposition de l'activité sociale se fonde - partenir à une même communauté.» (Weber,
dans le cas particulier, en moyenne et dans éd. 1971, p. 41)

601
Revue française de sociologie

coopératif décrit par Aoki, modèle qui a bien peu à voir avec la
communauté selon Weber.
Enfin, si on observe sur une courte période quelques pratiques mises
en œuvre pour fonder «le sentiment subjectif des participants d'appartenir
à une même communauté», cette thèse ignore tout à fait le lien fondateur
de l'appartenance qui n'est ni traditionnel ni subjectif mais contractuel et
qui, à ce titre et quel que soit par ailleurs le sentiment des agents, peut
être brutalement rompu.
En se situant dans le courant de la contingence, Aoki montre qu'il
n'existe pas un mais deux modèles idéal-typiques d'organisation du travail
et de l'entreprise pouvant coexister au sein de la «sociation» (8). Si la
démonstration est pertinente, comme nous le pensons, elle enrichit de
manière décisive la problématique classique sans toutefois la remettre en
cause. Elle questionne par contre radicalement les applications littérales
contemporaines de cette théorie classique.
La démonstration d'Aoki soulève néanmoins de nombreuses
interrogations dont chacune ouvre de nouvelles perspectives de recherche. La
coexistence de deux modèles contrastés au sein de la «sociation» est
éminemment problématique. Elle l'est parce que chacun des modèles ainsi
théorisés repose sur une cohérence forte incluant, comme on l'observe dans
le modèle «J», un mode spécifique d'accès au pouvoir, une coalition
externe dominée, un syndicalisme d'entreprise, un marché interne du travail,
une division floue des tâches et des fonctions, alors que le modèle
bureaucratique dans sa version stylisée présente, terme à terme, des
caractéristiques inverses. Deux systèmes aussi antagonistes peuvent-ils coexister
au sein d'une même structure socio-économique? Aoki se contente de
constater que l'économie japonaise est plutôt performante dans les secteurs
caractérisés par «un environnement qui change constamment mais pas trop
fortement». En effet, si les Japonais sont très compétitifs dans certains
secteurs industriels, ils ne le sont pas du tout dans d'autres, dont ils sont
même parfois totalement absents, parce que le modèle dominant
d'organisation de l'entreprise qu'ils ont choisi est coopératif et qu'il ne peut
tendre, par ce qu'il implique, qu'à être dominant. N'est-ce pas là une
critique majeure des théories culturelles de l'entreprise qui imputent à des
faits de culture des choix organisationnels de fonctionnement qui ne leur
doivent que très peu? Mais n'est-ce pas aussi, si l'on suit jusqu'au bout
ce raisonnement que l'on pousse ici à l'extrême, le développement
inévitable d'un partage international des secteurs de production en fonction de
modèles dominants d'organisation du travail et de l'entreprise, choisis à
des moments différents de l'histoire et de l'évolution des différents pays?

(8) « Nous appelons "sociation" une rela- ment (en valeur et en finalité) ou sur une co-
tion sociale lorsque, et tant que, la disposi- ordination d'intérêts motivés de même ma-
tion de l'activité sociale se fonde sur un nière. » (Weber, éd. 1971, p. 41)
compromis d'intérêts motivés rationnelle-

602
Françoise Piotet

En choisissant ses modèles dans deux pays différents, Aoki rend visible
le problème majeur qui est ici soulevé.

La contingence revisitée

La première hypothèse d'Aoki consiste à postuler l'adaptation du


modèle hiérarchique à un environnement stable ou très turbulent alors que le
modèle coopératif serait, quant à lui, particulièrement performant dans un
contexte où les changements qui surviennent sont fréquents et lents.
Cette hypothèse de la congruence entre la structure organisationnelle
et son contexte est une question qui a suscité, chez quelques spécialistes
en gestion et de nombreux sociologues, une somme considérable de travaux
auxquels Aoki, économiste de formation, ne se réfère à aucun moment
mais auxquels sa démarche et ses choix de méthode s'apparentent très
directement. Un retour à ces recherches déjà anciennes est utile dans la
mesure où il permet notamment une plus juste appréciation de l'apport de
l'auteur.
Les tenants de la théorie de la contingence ne forment pas une école
homogène : deux courants au moins se sont développés parallèlement à la
fin des années 50 et au début des années 60. Le premier, peut-être le plus
connu, s'attache à évaluer les relations entre certaines dimensions
contextuelles et la structure organisationnelle de l'entreprise. Joan Woodward
(1965) et Charles Perrow (1970) s'intéresseront à l'impact de la
technologie du processus de production et de celle du produit sur l'organisation;
Peter Blau (1955) à la taille. Hall, Pugh et Hickson (9), dans le cadre
d'une analyse multivariée, ajouteront à la taille et à la technologie d'autres
dimensions telles que la dépendance à l'égard de l'extérieur, la localisation,
l'histoire de l'organisation, le type d'appropriation et de contrôle. Ces
travaux - s'ils n'apportent pas de conclusions définitives et pèchent parfois
par leur caractère simplement descriptif, comme ceux de P. Blau, ou
déterministe, comme ceux du groupe ď Aston - ont le mérite de souligner
la multiplicité des facteurs qui influent sur la structure organisationnelle.
Les travaux de Woodward mettant en évidence l'adéquation entre ces
facteurs contextuels (pour elle la technologie) et la structure rendent compte
non pas d'une relation strictement mécanique (les entreprises qui n'ont
pas la meilleure structure organisationnelle au regard de la technologie
qu'elles utilisent peuvent très bien survivre), mais simplement de la qualité
de la performance, obtenue par une meilleure adaptation à l'environnement.
Les limites des résultats présentés par ce courant - outre le choix des
variables, leur nombre et les méthodes de traitement retenues pour apprécier
les corrélations - tiennent sans doute aussi au fait que la structure orga-

(9) Le groupe ď Aston. Cf. Pugh et al. (1963).

603
Revue française de sociologie

nisationnelle est caractérisée par un certain nombre de dimensions stables


qui ne prennent forcément en compte que la seule structure formelle de
l'entreprise. La multiplication des variables contextuelles augmente certes
les corrélations possibles, mais conduit à des résultats de plus en plus
descriptifs d'un intérêt très relatif.
A partir de la même hypothèse, parallèlement aux travaux qui viennent
d'être très succinctement présentés, une autre approche, dont Burns et
Stalker (10), Emery et Trist (1964), Lawrence et Lorsh (1974) sont sans doute
les représentants les plus connus, s'intéresse aux équilibres qui s'instaurent
entre l'environnement économique, les structures et surtout les modes de
fonctionnement des organisations. La question initiale que se posent
Lawrence et Lorsh est étonnamment proche de celle que suggère D. Segrestin
lorsqu'il parle d'un «nouveau concept d'entreprise conciliant l'impératif
de flexibilité et l'impératif d'intégration». En s'interrogeant sur la
contradiction entre la nécessité d'une différenciation organisationnelle pour faire
face à un marché de plus en plus fractionné et celle d'une intégration
organisationnelle, Lawrence et Lorsh concluent à l'existence d'une relation
étroite entre l'environnement, les mécanismes d'intégration et de
différenciation au sein de l'organisation et les mécanismes de résolution des
conflits. Ce sont pourtant ici les travaux de Burns et Stalker qui nous
intéressent le plus directement tant la démarche retenue par Aoki s'y
apparente. A partir de l'étude d'une vingtaine de firmes écossaises de
l'industrie électronique confrontées à un marché en évolution rapide et à des
changements technologiques accélérés, ces auteurs, pour «comprendre ce
qui se passe dans ces entreprises», ont recours à «deux types idéaux de
l'organisation productrice : l'un de type "mécanique" adapté à des
circonstances relativement stables, l'autre de type "organique" adapté à des
conditions de changement» (11). A quelques nuances près, ne s'agit-il pas
là d'une démarche identique à celle à laquelle se livre Aoki aujourd'hui?
Tributaire, inconscient peut-être, de ce courant de la contingence
structurelle, Aoki sur bien des points n'en dépasse pas les limites. La définition
qu'il donne de l'environnement est à peine plus sophistiquée que celle
qu'en retiennent Burns et Stalker et beaucoup moins élaborée que la
typologie construite par Emery et Trist. La critique faite par Child dès 1962
aux théoriciens de la contingence peut s'appliquer dans les mêmes termes
aux travaux d'Aoki : les exigences de l'environnement sont souvent
contradictoires, les mécanismes d'adaptation des entreprises à leur environnement
équivoques, et non univoques comme semblent le penser les théoriciens
de cette école. Aoki est aussi peu explicite que ses prédécesseurs sur les

(10) Cf. Burns et Stalker (1961). La thèse qui «qualifie de mécanique et d'organique le
en est résumée dans Burns (1962). mode le plus répandu d'adaptation au marché
(11) Les citations sont empruntées à respectivement dans les sociétés américaines
Burns (1962). Dans L'économie japonaise, et japonaises » (1991a, p. 48). La référence
Aoki fait référence à un ouvrage de Kagono ne peut être plus explicite !

604
Françoise Piotet

mécanismes ou les personnes qui, au sein de l'entreprise, analysent


l'environnement et traduisent l'information recueillie en décisions
structurelles (12).

Les voies de passage entre les différents modèles

A aucun moment Aoki ne s'intéresse aux possibilités de transformation


des modèles qu'il présente et aux voies de passage d'un modèle à l'autre.
Implicitement, sa démonstration tend à prouver qu'il n'y en a pas qui ne
soient fortement conflictuelles. La fonction heuristique de ces idéaux-types
ne réside pas uniquement dans leur vertu explicative du fonctionnement
des entreprises. L'hypothèse que nous voudrions avancer ici est qu'ils nous
apprennent surtout comment les organisations réagissent quand on tente
de les modifier, parce que l'on touche alors à leur essence même. Si l'on
veut transformer un modèle hiérarchique en modèle coopératif, il ne suffit
pas seulement de changer l'organisation du travail, de prôner la
participation et l'expression des salariés : le syndicalisme d'industrie doit devenir
un syndicalisme d'entreprise, le marché du travail est radicalement
modifié; les statuts, les rôles, la culture au sens anthropologique de ce terme
sont bouleversés, et il en va de même lorsqu'il s'agit de faire évoluer un
modèle coopératif. Dès lors, il n'est pas étonnant que les organisations
aient tant de difficultés à changer et que ces changements impliquent
toujours des phénomènes que l'on qualifie de «crises», qu'elles soient du
syndicalisme, du marché du travail ou des attitudes et comportements qui
perdent leurs repères. Une telle modélisation rend également compte de
l'inanité des changements partiels et explique, dans une large mesure,
l'échec des expérimentations.
Le modèle coopératif présenté par Aoki pose lui-même, en tant que tel,
de nombreuses questions. On connaît bien les désordres et les dégradations
du modèle bureaucratique, grâce à l'expérience vécue tout autant qu'à la
somme considérable des travaux de recherche qu'il a occasionnés. Les
connaissances sur le modèle coopératif sont, elles, encore
insuffisantes (13). Nous ne retiendrons ici que deux ou trois questions qu'il
suggère. La nécessité d'une progression constante, pour les cadres par
exemple, se heurte inévitablement à la diminution croissante des postes
disponibles au fur et à mesure de l'ascension au sein de la hiérarchie des
grades. A partir de quel moment «la déception» (Hirschman, 1983) ou
«la lassitude de l'acteur», selon l'expression particulièrement heureuse de
Norbert Alter (1990), entraîne-t-elle les cadres, si ce n'est vers «le repli
sur le bonheur privé», vers un investissement moindre dans la coopéra-

(12) B. Coriat (1991) illustre au contraire stratégie mise en œuvre par Ohno chez Toyota,
très bien ce point à partir de l'exemple de la (13) Voir, entre autres, Satochi (1968).

605
Revue française de sociologie

tion? Cela n'est-il pas également vrai pour tous les autres salariés qui
travaillent dans un tel contexte?
Les mécanismes permettant la mise en œuvre de la coordination
horizontale sont bien décrits par Aoki. Il nous fournit par contre peu
d'informations sur les procédures d'évaluation de la compétence opératoire et
sur les critères et les indicateurs qui fondent les décisions de mobilité,
retenus pour éviter que la compétence collective ne dérive vers un
corporatisme sectoriel. «La lente formation de la compétence» incite à un effort
de recherche fondamentale sur l'apprentissage organisationnel.
L'engagement dans cette voie de quelques chercheurs (Midler, 1989-1990) augure
des développements essentiels à un approfondissement du concept de
compétence et aux modifications de l'organisation du travail qu'il suppose.
Les entreprises sont confrontées à un contexte économique qui les
contraint à réaliser ce double mouvement que Lawrence et Lorsh ont
identifié sous les termes de «différenciation» et d'« intégration». Aoki
démontre que le modèle alternatif à la bureaucratie, celui qui réalise le mieux
la synthèse de ces deux activités antinomiques, est le modèle «coopératif»
et non la «communauté». La construction d'un tel modèle implique un
système de règles dont les mécanismes d'élaboration peuvent être différents
de ceux qu'il présente. Retenons que, dans l'entreprise, la coopération ne
peut être obtenue sans incitations mais aussi sans contraintes. Gageons
simplement que le fait qu'elles soient imposées plutôt que négociées en
modifie peut-être la nature et la perception qu'en ont les salariés. L'apport
d'Aoki au renouvellement des théories de la contingence est, quant à lui,
loin d'être décisif, en particulier parce que, comme ses prédécesseurs, il
conserve une vision déterministe de l'environnement, qui ne rend pas
compte de l'action déterminante des entreprises sur son évolution.

Françoise PIOTET
CNAM, Centre de sociologie du travail et de l'entreprise
2 rue Conté, 75003 Paris

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