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KARL MARX

FRIEDRICH ENGELS
GESAMTAUSGABE
(MEGA)
ZWEITE ABTEILUNG

„DAS K A P I T A L " U N D V O R A R B E I T E N

BAND 7

Herausgegeben vom Institut für Marxismus-Leninismus

beim Zentralkomitee der

Kommunistischen Partei der Sowjetunion

und vom Institut für Marxismus-Leninismus

beim Zentralkomitee der

Sozialistischen Einheitspartei Deutschlands


KARL MARX
LE CAPITAL
PARIS 1872-1875
TEXT

DIETZ VERLAG BERLIN

1989
Redaktionskommission der Gesamtausgabe:
Günter Heyden und Georgi Smirnow (Leiter),
Erich Kundel und Alexander Malysch (Sekretäre),
Georgi Bagaturija, Rolf Dlubek, Heinrich Gemkow, Lew Golman,
Michail Mtschedlow, Richard Speri

Redaktionskommission der Zweiten Abteilung:


Alexander Malysch (Leiter),
Larissa Miskewitsch, Manfred Müller, Roland Nietzold,
Hannes Skambraks, Witali Wygodski

Bearbeitung des Bandes:


Werner Krause (Leiter),
Bernhard Henschel, Hans-Manfred Militz
Gutachter: Irina Antonowa, Larissa Miskewitsch
und Hannes Skambraks

M a r x , Karl: G e s a m t a u s g a b e : ( M E G A ) / K a r l M a r x ; F r i e d r i c h E n g e l s .
H r s g . v o m Inst, für M a r x i s m u s - L e n i n i s m u s b e i m Z K d . K P d S U u . v o m Inst,
für M a r x i s m u s - L e n i n i s m u s b e i m ZK d. S E D . - Berlin : D i e t z V e r l .
[Sammlung].
A b t . 2 . „Das K a p i t a l " u n d V o r a r b e i t e n
Bd. 7. Le capital : Paris 1 8 7 2 - 1 8 7 5 / K a r l M a r x .
Text. - 1989. - 42, 701 S. : 7 A b b .
A p p a r a t . - 1989. - S. 7 0 3 - 1 4 4 1 : 19 A b b .

II. A b t . I S B N 3-320-00050-0
Bd. I I / 7 I S B N 3-320-00065-9

Text u n d Apparat
Mit 26 Abbildungen
© D i e t z Verlag Berlin 1989
L i z e n z n u m m e r 1 • L S V 0046
Technische Redaktion: Friedrich Hackenberger, Jutta Knopp u n d H e i n z Ruschinski
K o r r e k t u r : H a n n a B e h r e n d t , Eva M e n d l , A n n e l i e s S c h w a b e u n d Sigrid W i t t e n b e r g
Einband: Albert Kapr
Typografie: A l b e r t K a p r / H o r s t K i n k e l
Schrift: T i m e l e s s - A n t i q u a u n d M a x i m a
Printed in the German Democratic Republic
G e s a m t h e r s t e l l u n g : I N T E R D R U C K G r a p h i s c h e r G r o ß b e t r i e b Leipzig,
B e t r i e b der a u s g e z e i c h n e t e n Q u a l i t ä t s a r b e i t
P a p i e r h e r s t e l l u n g : V E B D r u c k - u n d Spezialpapiere G o l z e r n
Best.-Nr.: 744 865 4
13500
Inhalt

Einleitung 11*

Editorische Hinweise 38*

Le capital. Traduction de M.J.Roy, entièrement revisée par l'auteur. Pa-


ris 1872-1875

Karl Marx an Maurice La Châtre, 18. März 1872 9


Maurice La Châtre an Karl Marx 10
Préface de la première édition 11
Livre premier. Développement de la production capitaliste 19
Première section. Marchandise et monnaie 19
er
Chapitre I . La marchandise 19
I. Les deux facteurs de la marchandise: Valeur d'usage et valeur
d'échange ou valeur proprement dite (Substance de la valeur -
Grandeur de la valeur) 19
II. Double caractère du travail présenté par la marchandise 25
III. Forme de la valeur 30
A. Forme simple ou accidentelle de la valeur 31
a) Les deux pôles de l'expression de la valeur: sa forme rela-
tive et sa forme équivalente 31
b) La forme relative de la valeur 32
1) Contenu de cette forme 32
2) Détermination quantitative de la valeur relative 35
c) La forme d'équivalent et ses particularités 37
d) Ensemble de la forme valeur simple 42
B. Forme valeur totale ou développée 44
a) La forme développée de la valeur relative 44
b) La forme équivalent particulière 45
c) Défauts de la forme valeur totale ou développée 45

5*
Inhalt

C. Forme valeur generale 46


a) Changement de caractère de la forme valeur 47
b) Rapport de développement de la forme valeur relative et de
la forme équivalent 49
c) Transition de la forme valeur générale à la forme argent 50
D. Forme monnaie ou argent 51
IV. Le caractère fétiche de la marchandise et son secret 52
Chapitre II. Des échanges 63
Chapitre III. La monnaie ou la circulation des marchandises 71
I. Mesure des valeurs 71
II. Moyen de circulation 80
a) La métamorphose des marchandises 80
b) Cours de la monnaie 90
c) Le numéraire ou les espèces - Le signe de valeur 98
III. La monnaie ou l'argent 102
a) Thésaurisation 103
b) Moyen de payement 107
c) La monnaie universelle 114
Deuxième section. La transformation de l'argent en capital 117
Chapitre IV. La formule générale du capital 117
Chapitre V. Contradictions de la formule générale du capital 125
Chapitre VI. Achat et vente de la force de travail 135
Troisième section. La production de la plus-value absolue 145
Chapitre VII. Production de valeurs d'usage et production de la plus-
value 145
I. Production de valeurs d'usage 145
II. Production de la plus-value 153
Chapitre VIII. Capital constant et capital variable 163
Chapitre IX. Le taux de la plus-value 174
I. Le degré d'exploitation de la force de travail 174
II. Expression de la valeur du produit en parties proportionnelles du
même produit 181
ili. La Dernière heure de Senior 184
IV. Le produit net 189
Chapitre X. La journée de travail 190
I. Limite de la journée de travail 190
II. Le capital affamé de surtravail - Boyard et Fabricant 194
III. La journée de travail dans les branches de l'industrie anglaise ou
l'exploitation n'est pas limitée par la loi 201
IV. Travail de jour et de nuit - Le système des relais 213
V. Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail de-
puis le milieu de quatorzième jusqu'à la fin du dix-septième siècle 221
VI. Lutte pour la journée de travail normale - Limitation légale coer-
citive du temps de travail. La législation manufacturière anglaise
de 1833 à 1864 233

6*
Inhalt

VII. La lutte pour la journée de travail normale - Contre-coup de la lé-


gislation anglaise sur les autres pays 252
Chapitre XI. Taux et masse de la plus-value 257
Quatrième section. La production de la plus-value relative 266
Chapitre XII. La plus-value relative 266
Chapitre XIII. Coopération 276
Chapitre XIV. Division du travail et manufacture 288
I. Double origine de la manufacture 288
II. Le travailleur parcellaire et son outil 290
III. Mécanisme général de la manufacture - Ses deux formes fonda-
mentales: Manufacture hétérogène et manufacture sérielle 293
IV. Division du travail dans la manufacture et dans la société 301
V. Caractère capitaliste de la manufacture 309
Chapitre XV. Machinisme et grande industrie 317
I. Développement des machines et de la production mécanique 317
II. Valeur transmise par la machine au produit 330
III. Réaction immédiate de l'industrie mécanique sur le travailleur 337
a) Appropriation des forces de travail supplémentaires - Travail
des femmes et des enfants 337
b) Prolongation de la journée de travail 345
c) Intensification du travail 350
IV. La Fabrique 359
V. Lutte entre travailleur et machine 367
VI. Théorie de la compensation 376
VII. Répulsion et attraction des ouvriers par la fabrique - Crises de
l'industrie cotonnière 385
VIII. Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail à
domicile par la grande industrie 397
a) Suppression de la coopération fondée sur le métier et la divi-
sion du travail 397
b) Réaction de la fabrique sur la manufacture et le travail à domi-
cile 399
c) La manufacture moderne 400
d) Le travail moderne à domicile 403
e) Passage de la manufacture moderne et du travail à domicile à
la grande industrie 407
IX. Législation de fabrique 417
X. Grande industrie et agriculture 437
Cinquième section. Recherches ultérieures sur la production de la plus-
value 440
Chapitre XVI. Plus-value absolue et plus-value relative 440
Chapitre XVII. Variations dans le rapport de grandeur entre la plus-value
et la valeur de la force de travail 448
Chapitre XVII. Variations dans le rapport de grandeur entre la plus-value
et la valeur de la force de travail 448

7*
Inhalt

I. Données: Durée et intensité du travail constantes - Productivité


variable 449
II. Données: Durée et productivité du travail constantes - Intensité
variable 452
III. Données: Productivité et intensité du travail constantes - Durée
du travail variable 453
IV. Données: Variations simultanées dans la durée, la productivité et
l'intensité du travail 455
Chapitre XVIII. Formules diverses pour le taux de la plus-value 458
Sixième section. Le salaire 461
Chapitre XIX. Transformation de la valeur ou du prix de la force de tra-
vail en salaire 461
Chapitre XX. Le salaire au temps 468
Chapitre XXI. Le salaire aux pièces 475
Chapitre XXII. Différence dans les taux des salaires nationaux 483
Septième section. Accumulation du capital 487
Introduction 487
Chapitre XXIII. Reproduction simple 491
Chapitre XXIV. Transformation de la plus-value en capital 503
I. Reproduction sur une échelle progressive - Comment le droit de
propriété de la production marchande devient le droit d'appro-
priation capitaliste 503
II. Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive 510
III. Division de la plus-value en capital et en revenu - Théorie de
l'abstinence 513
IV. Circonstances qui, indépendamment de la division proportion-
nelle de la plus-value en capital et en revenu, déterminent l'éten-
due de l'accumulation - Degré d'exploitation de la force
ouvrière - Productivité du travail - Différence croissante entre le
capital employé et le capital consommé - Grandeur du capital
avancé 521
V. Le prétendu fonds du travail (labour-fund) 530
Chapitre XXV. Loi générale de l'accumulation capitaliste 534
I. La composition du capital restant la même, le progrès de l'accu-
mulation tend à faire monter le taux des salaires 534
II. Changements successifs de la composition du capital dans le pro-
grès de l'accumulation et diminution relative de cette partie du ca-
pital qui s'échange contre la force ouvrière 542
III. Production croissante d'une surpopulation relative ou d'une ar-
mée industrielle de réserve 549
IV. Formes d'existence de la surpopulation relative - La loi générale
de l'accumulation capitaliste 563
V. Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste 570
a) L'Angleterre de 1846 à 1866 570
b) Les couches industrielles mal payées 576

8*
Inhalt

c) La population nomade - Les mineurs 585


d) Effet des crises sur la partie la mieux payée de la classe ouvrière 589
e) Le prolétariat agricole anglais 593
f) Irlande 616
Huitième section. L'accumulation primitive 631
Chapitre XXVI. Le secret de l'accumulation primitive 631
Chapitre XXVII. L'expropriation de la population campagnarde 634
Chapitre XXVIII. Législation sanguinaire contre les expropriés à partir de
la fin du quinzième siècle - Lois sur les salaires 651
Chapitre XXIX. Genèse des fermiers capitalistes 660
Chapitre XXX. Contre-coup de la révolution agricole sur l'industrie -
Établissement du marché intérieur pour le capital industriel 662
Chapitre XXXI. Genèse du capitaliste industriel 667
Chapitre XXXII. Tendance historique de l'accumulation capitaliste 677
Chapitre XXXIII. La théorie moderne de la colonisation 680
Avis au lecteur 690
Extraits de la postface de la seconde édition allemande 691
Table des matières 698

APPARAT 703

REGISTER 1331

Verzeichnis der Abbildungen

Titelblatt der französischen Ausgabe 3


Porträt von Karl Marx in der französischen Ausgabe 5
Marx an Maurice La Châtre, 18. März 1872. Faksimile in der französischen Aus-
gabe 7
Seite 13 der französischen Ausgabe 17
Seite 139 der französischen Ausgabe 273
Seite 246 der französischen Ausgabe 489
Seite 351 der französischen Ausgabe mit dem Druckfehlerverzeichnis 701
Erste Umschlagseite der ersten Heftlieferung der französischen Ausgabe mit Wid-
mung von Marx an seine Tochter Jenny Longuet 737
Ausgewählte Seiten des Widmungsexemplars der französischen Ausgabe für
Jenny Longuet mit Korrekturen von Marx
Seite 188 738
Seite 189 739

9*
Inhalt

Seite 190 740


Seite 191 741
Seite 219 742
Seite 220 743
Seite 221 744
Seite 222 745
Seite 223 746
Seite 226 747
Seite 243 748
Seite 244 749
Seite 264 750
Seite 265 751
Seite 273 752
Seite 274 753
Seite 321 754
Seite 322 755

10*
Einleitung

Der v o r l i e g e n d e Band d e r MEGA e n t h ä l t d i e f r a n z ö s i s c h e A u s g a b e d e s


e r s t e n B a n d e s v o n Karl M a r x ' W e r k „Das Kapital. Kritik d e r politischen
Ö k o n o m i e " , die v o n 1872 bis 1875 im Verlag M a u r i c e Lachâtre, Paris,
e r s c h i e n . J o s e p h Roy h a t t e im Auftrag v o n M a r x die Ü b e r s e t z u n g d e s
W e r k e s n a c h d e r 2 . d e u t s c h e n Auflage v o n 1872 a n g e f e r t i g t . M a r x un-
t e r z o g d i e s e T e x t f a s s u n g e i n e r d u r c h g e h e n d e n kritischen Ü b e r a r b e i -
t u n g , die e i n e B e r e i c h e r u n g d e r ö k o n o m i s c h e n T h e o r i e u n d Präzisie-
r u n g d e s T e x t e s zur Folge hatte. I n s g e s a m t e n t h ä l t sie T e x t e n t w i c k l u n -
g e n u n t e r s c h i e d l i c h e r Art. M a r x b e t r a c h t e t e die von ihm a u t o r i s i e r t e
f r a n z ö s i s c h e A u s g a b e d e s e r s t e n B a n d e s d e s „Kapitals" als reifes W e r k ,
d a s e i n e n w i s s e n s c h a f t l i c h e n W e r t u n a b h ä n g i g v o m Original b e s i t z e
u n d a u c h von Lesern h e r a n g e z o g e n w e r d e n sollte, d i e mit d e r d e u t -
s c h e n S p r a c h e v e r t r a u t sind. So f o r m u l i e r t e er im „Avis au l e c t e u r " , das
die Datierung „ L o n d r e s , 28 avril 1875" trägt: „ Q u e l l e s q u e s o i e n t d o n c
les i m p e r f e c t i o n s littéraires d e c e t t e édition f r a n ç a i s e , elle p o s s è d e u n e
v a l e u r scientifique i n d é p e n d a n t e d e l'original e t doit ê t r e c o n s u l t é e
m ê m e par les l e c t e u r s familiers a v e c la l a n g u e a l l e m a n d e . " (S. 690.)
Die Erarbeitung d e r f r a n z ö s i s c h e n A u s g a b e d e s e r s t e n B a n d e s d e s
„Kapitals" stellt e i n e w i c h t i g e Etappe in M a r x ' Schaffen d a r . Ihre Veröf-
f e n t l i c h u n g m a r k i e r t e i n e n b e d e u t e n d e n Fortschritt in d e r Entwicklung
d e r M a r x s c h e n ö k o n o m i s c h e n Lehre.
Die in d e r f r a n z ö s i s c h e n A u s g a b e e n t h a l t e n e n V e r ä n d e r u n g e n im
V e r g l e i c h z u r 2. d e u t s c h e n Auflage - Z u s ä t z e , W e g l a s s u n g e n o d e r Neu-
f o r m u l i e r u n g e n , keinesfalls b l o ß e E r g ä n z u n g e n d u r c h n e u e s statisti-
s c h e s Material, n e u e Belegstellen, Q u e l l e n u s w . - sind t e i l w e i s e t h e o r e -
t i s c h e D a r l e g u n g e n , die z u m e r s t e n m a l a n e n t s p r e c h e n d e n Textstellen
e r s c h e i n e n . Aufgrund d i e s e r Originalität besitzt die f r a n z ö s i s c h e Aus-

11*
Editorische Hinweise

n e n n a m e n , w o b e i literarische u n d m y t h o l o g i s c h e N a m e n e i n b e z o g e n
w e r d e n . A u f g e n o m m e n w e r d e n a u c h die V e r f a s s e r von Veröffentli-
c h u n g e n , d i e i m T e x t s e l b s t nicht g e n a n n t , a b e r d e r e n A r b e i t e n direkt
o d e r indirekt e r w ä h n t o d e r zitiert w e r d e n . Die a l p h a b e t i s c h e Einord-
n u n g d e r P e r s o n e n n a m e n erfolgt n a c h ihrer a u t h e n t i s c h e n S c h r e i b -
w e i s e , bei g r i e c h i s c h e n u n d kyrillischen N a m e n n a c h d e r e n t s p r e c h e n -
d e n t r a n s k r i b i e r t e n Form. Alle von d e r a u t h e n t i s c h e n Form a b w e i c h e n -
d e n S c h r e i b w e i s e n d e s Edierten T e x t e s w e r d e n d e r a u t h e n t i s c h e n
S c h r e i b w e i s e in r u n d e n K l a m m e r n beigefügt.
Das S a c h r e g i s t e r ist in d e u t s c h e r S p r a c h e a n g e l e g t , um d e n Z u s a m -
m e n h a n g d e r f r a n z ö s i s c h e n A u s g a b e mit d e n d e u t s c h e n Auflagen d e s
e r s t e n B a n d e s d e s „Kapitals" zu w a h r e n . In A n l e h n u n g an d a s S a c h r e g i -
s t e r z u r 2. d e u t s c h e n Auflage (siehe MEGA® 11/6) umfaßt es die Begriffe,
die d e n w e s e n t l i c h e n Inhalt d e r Arbeiten von M a r x u n d d i e Entwicklung
s e i n e r Auffassungen bis z u m E r s c h e i n e n d e r v o r l i e g e n d e n a u t o r i s i e r t e n
f r a n z ö s i s c h e n A u s g a b e w i d e r s p i e g e l n . S o w e i t die S c h l a g w o r t e unmittel-
bar d e m d e u t s c h e n Text e n t s t a m m e n , e r l a u b e n sie z u g l e i c h d e n Z u g a n g
z u d e n F o r m u l i e r u n g e n i m Original. A b w e i c h u n g e n g e g e n ü b e r d e r
2. d e u t s c h e n Auflage w e r d e n s e l b s t v e r s t ä n d l i c h b e r ü c k s i c h t i g t ; für die
Erfassung n e u e r G e d a n k e n g ä n g e w u r d e a u c h d e r Text d e r 3 . u n d
4. d e u t s c h e n Auflage h e r a n g e z o g e n , in die die w i c h t i g s t e n V e r ä n d e r u n -
g e n d e s f r a n z ö s i s c h e n T e x t e s ü b e r n o m m e n w o r d e n sind.
Der v o r l i e g e n d e Band w u r d e im R a h m e n e i n e r K o o p e r a t i o n s v e r e i n b a -
rung mit d e m F o r s c h u n g s b e r e i c h G e s e l l s c h a f t s w i s s e n s c h a f t e n d e r Aka-
d e m i e d e r W i s s e n s c h a f t e n d e r DDR b e a r b e i t e t von W e r n e r Krause (Lei-
ter), B e r n h a r d H e n s c h e l u n d H a n s - M a n f r e d Militz. Das Literatur- u n d
d a s N a m e n r e g i s t e r w u r d e n v o n H a n s - M a n f r e d Militz z u s a m m e n g e s t e l l t ,
d a s S a c h r e g i s t e r von B e r n h a r d H e n s c h e l .
Der Band w u r d e s e i t e n s d e r R e d a k t i o n s k o m m i s s i o n v o n H a n n e s
S k a m b r a k s b e t r e u t . G u t a c h t e r d e s Instituts für M a r x i s m u s - L e n i n i s m u s
b e i m ZK d e r KPdSU w a r e n Irina A n t o n o w a und Larissa M i s k e w i t s c h . Die
H e r a u s g e b e r d a n k e n allen w i s s e n s c h a f t l i c h e n E i n r i c h t u n g e n , die bei
der Vorbereitung des Bandes Unterstützung gewährten.

42*
Le capital.
Traduction de M.J. Roy,
entièrement revisée par l'auteur.
Paris 1872-1875
3
Porträt von Karl Marx in der französischen Ausgabe

5
Marx an Maurice La Châtre, 18. März 1872.
Faksimile in der französischen Ausgabe

7
Marx an Maurice La Châtre, 18. März 1872

|7| Londres 18 M a r s 1872.

A u citoyen M a u r i c e L a Châtre.

Cher citoyen,

J'applaudis à votre idée de publier la t r a d u c t i o n de « D a s K a p i t a l » en li-


5 vraisons périodiques. Sous cette forme l'ouvrage sera plus accessible à la
classe ouvrière et p o u r m o i cette considération l'emporte sur t o u t e autre.
Voilà le b e a u côté de votre médaille, m a i s en voici le revers : La m é t h o d e
d'analyse q u e j ' a i employée et qui n'avait pas encore été appliquée a u x su-
jets é c o n o m i q u e s , r e n d assez ardue la lecture des premiers chapitres, et il
10 est à craindre q u e le public français toujours i m p a t i e n t de conclure, avide
de connaître le rapport des principes g é n é r a u x avec les questions i m m é -
diates q u i le passionnent, ne se rebute parce qu'il n ' a u r a pu t o u t d'abord
passer outre.
C'est là un désavantage contre lequel je ne puis rien si ce n'est toutefois
15 prévenir et p r é m u n i r les lecteurs soucieux de vérité. Il n ' y a pas de r o u t e
royale p o u r la science et ceux-là s e u l e m e n t ont c h a n c e d'arriver à ses som-
m e t s l u m i n e u x q u i ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers es-
carpés.
Recevez, cher citoyen, l'assurance de m e s sentiments dévoués.
20 Karl Marx. I

9
Maurice La Châtre an Marx

| 8 | Au citoyen Karl Marx

Cher maître,

Votre livre « L E CAPITAL» vous a attiré tant de sympathies parmi les classes
ouvrières, en ALLEMAGNE, qu'il était naturel qu'un éditeur français eût l'idée de
donner à son pays la traduction de cette œuvre magistrale. 5
La RUSSIE a devancé la FRANCE, il est vrai, pour la reproduction de cet ouvrage
important; mais notre pays aura l'heureuse fortune de posséder la traduction faite
sur le manuscrit de la deuxième édition allemande, avant même son apparition en A L -
LEMAGNE, et revisée par l'auteur.
La FRANCE pourra revendiquer la plus large part dans l'initiation des autres peu- 10
pies à vos doctrines, car ce sera notre texte qui servira pour toutes les traductions
qui seront faites du livre, en ANGLETERRE, en ITALIE, en ESPAGNE, en AMÉRIQUE,
partout enfin où se rencontreront des hommes de progrès, avides de connaître et
désireux de propager les principes qui doivent régir les sociétés modernes dans l'an-
cien et le nouveau monde. 15
Le mode de publication que nous avons adopté, par livraisons à Dix CENTIMES,
aura cet avantage, de permettre à un plus grand nombre de nos amis de se procurer
votre livre, les pauvres ne pouvant payer la science qu'avec l'obole; votre but se
trouvera atteint : rendre votre œuvre accessible à tous.
Quant à la crainte que vous manifestez de voir les lecteurs s'arrêter devant l'ari- 20
dite des matières économiques traitées dans les premiers chapitres, l'avenir nous
apprendra si elle était fondée.
Nous devons espérer que les personnes qui s'abonneront à votre ouvrage, ayant
pour objet principal l'étude des doctrines économiques, ne se laisseront pas arrêter
dans leur lecture par l'application de vos méthodes analytiques ; chacun compren- 25
dra que les premiers chapitres d'un livre d'économie politique doivent être consa-
crés à des raisonnements abstraits, préliminaires obligés des questions brûlantes
qui passionnent les esprits, et qu'on ne peut arriver que graduellement à la solution
des problèmes sociaux traités dans les chapitres suivants ; tous les lecteurs voudront
vous suivre, - c'est ma conviction, - jusqu'à la conclusion de vos magnifiques 30
théories.
Veuillez agréer, cher maître, l'assurance de toutes mes sympathies.
MAURICE LACHATRE I

10
Préface de la première édition

|9| P r é f a c e d e l a p r e m i è r e é d i t i o n

L'ouvrage d o n t je livre au public le p r e m i e r v o l u m e forme la suite d ' u n


écrit publié en 1859, sous le titre d e : «Critique de l'économie politique». Ce
long intervalle entre les d e u x publications m ' a été i m p o s é par u n e m a l a d i e
5 de plusieurs a n n é e s .
Afin de d o n n e r à ce livre un c o m p l é m e n t nécessaire, j ' y ai fait entrer, en
le r é s u m a n t d a n s le premier chapitre, l'écrit q u i l'avait précédé. Il est vrai
q u e j ' a i cru devoir d a n s ce r é s u m é modifier m o n premier plan d'exposition.
Un grand n o m b r e de points d'abord s i m p l e m e n t indiqués sont ici dévelop-
10 pés a m p l e m e n t , tandis q u e d'autres, c o m p l è t e m e n t développés d'abord, ne
sont plus q u ' i n d i q u é s ici. L'histoire de la théorie de la valeur et de la monnaie,
par exemple, a été é c a r t é e ; m a i s par contre le lecteur trouvera dans les
notes du p r e m i e r chapitre de nouvelles sources p o u r l'histoire de cette
théorie.
15 D a n s toutes les sciences le c o m m e n c e m e n t est ardu. Le premier chapi-
tre, principalement la partie qui contient l'analyse de la marchandise, sera
d o n c d ' u n e intelligence un p e u difficile. P o u r ce q u i est de l'analyse de la
substance de la valeur et de sa quantité, je me suis efforcé d'en r e n d r e l'ex-
1
posé aussi clair q u e possible et accessible à t o u s les l e c t e u r s .
20 La forme de la valeur réalisée d a n s la forme monnaie est q u e l q u e chose de

1
C e c i m ' a p a r u d ' a u t a n t p l u s n é c e s s a i r e q u e , m ê m e l'écrit de F. Lassalle c o n t r e S c h u l t z e - D e -
litzsch, d a n s la partie où il d é c l a r e d o n n e r la « q u i n t e s s e n c e » de m e s idées sur ce sujet, ren-
ferme d e graves erreurs. C'est s a n s d o u t e d a n s u n b u t d e p r o p a g a n d e q u e F . Lassalle, t o u t e n
évitant d ' i n d i q u e r sa source, a e m p r u n t é à m e s écrits, p r e s q u e m o t p o u r m o t , t o u t e s les p r o p o -
25 c i t i o n s t h é o r i q u e s g é n é r a l e s de ses t r a v a u x é c o n o m i q u e s , sur le caractère historique du capital,
p a r ' e x e m p l e , sur les liens gui unissent les rapports de production et le mode de production, etc., et
m ê m e l a t e r m i n o l o g i e créée par m o i . J e n e suis, b i e n e n t e n d u , p o u r r i e n d a n s les détails o ù i l
est e n t r é , ni d a n s les c o n s é q u e n c e s p r a t i q u e s où il a été c o n d u i t et d o n t je n ' a i p a s à m ' o c c u -
p e r ici.

11
Préface de la première édition

très-simple. ||10| C e p e n d a n t l'esprit h u m a i n a v a i n e m e n t cherché depuis


plus de d e u x mille ans à en pénétrer le secret, tandis qu'il est p a r v e n u
à analyser, du m o i n s approximativement, des formes b i e n plus complexes
et c a c h a n t un sens plus profond. P o u r q u o i ? Parce que le corps organisé
est plus facile à étudier q u e la cellule q u i en est l'élément. D ' u n autre 5
côté, l'analyse des formes é c o n o m i q u e s ne p e u t s'aider du m i c r o s c o p e ou
des réactifs fournis par la c h i m i e ; l'abstraction est la seule force q u i puisse
lui servir d ' i n s t r u m e n t . Or, pour la société bourgeoise actuelle, la forme
marchandise du produit du travail, ou la forme valeur de la m a r c h a n d i s e ,
est la forme cellulaire économique. P o u r l ' h o m m e peu cultivé l'analyse de 10
cette forme paraît se perdre dans des minuties; ce sont en effet et néces-
s a i r e m e n t des minuties; m a i s c o m m e il s'en trouve d a n s l'anatomie micro-
logique.
A part ce qui regarde la forme de la valeur, la lecture de ce livre ne pré-
sentera pas de difficultés. Je suppose n a t u r e l l e m e n t des lecteurs q u i veu- 15
lent apprendre q u e l q u e chose de n e u f et par c o n s é q u e n t aussi p e n s e r par
eux-mêmes.
Le physicien p o u r se rendre compte de procédés de la n a t u r e , ou b i e n
étudie les p h é n o m è n e s lorsqu'ils se présentent sous la forme la plus accu-
sée, et la m o i n s obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il ex- 20
p é r i m e n t e dans des conditions qui assurent a u t a n t q u e possible la régula-
rité de leur m a r c h e . J ' é t u d i e dans cet ouvrage le mode de production
capitaliste et les rapports de production et d'échange q u i lui correspondent.
L'Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà p o u r q u o i j ' e m -
p r u n t e à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent d'illustra- 25
tion au d é v e l o p p e m e n t de m e s théories. Si le lecteur a l l e m a n d se p e r m e t -
tait un m o u v e m e n t d'épaules pharisaïque à propos de l'état des ouvriers
anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l'idée optimiste q u e les
choses sont loin d'aller aussi m a l en Allemagne, je serais obligé de lui
crier : De te fabula narratur. 30
Il ne s'agit point ici du développement plus ou m o i n s complet des anta-
gonismes sociaux q u ' e n g e n d r e n t les lois naturelles de la p r o d u c t i o n capita-
liste, m a i s de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réa-
lisent avec u n e nécessité de fer. Le pays le plus développé i n d u s t r i e l l e m e n t
ne fait q u e m o n t r e r à c e u x q u i le suivent sur l'échelle industrielle l'image 35
de leur propre avenir.
M a i s laissons de côté ces considérations. Chez n o u s , là où la p r o d u c t i o n
capitaliste a pris pied, p a r exemple dans les fabriques p r o p r e m e n t dites,
l'état des choses est de b e a u c o u p plus mauvais q u ' e n Angleterre, parce q u e
le contre-poids des lois anglaises fait défaut. D a n s toutes les autres sphères, 40
n o u s s o m m e s , c o m m e t o u t l'ouest de l'Europe continentale, affligés et par

12
Préface de la première édition

le d é v e l o p p e m e n t de la p r o d u c t i o n capitaliste, et aussi par le m a n q u e de ce


développement. Outre les m a u x de l'époque actuelle, n o u s avons à suppor-
ter u n e l o n g u e série de m a u x héréditaires provenant de la végétation conti-
n u e de m o d e s de p r o d u c t i o n q u i ont vécu, avec la suite des rapports politi-
5 ques et sociaux à contre-temps qu'ils engendrent. N o u s avons à souffrir
n o n - s e u l e m e n t de la part des vivants, m a i s encore de la part des morts. Le
m o r t saisit le vif!
C o m p a r é e à la statistique anglaise, la statistique sociale de l'Allemagne
et du reste du c o n t i n e n t e u r o p é e n est réellement misérable. Malgré tout,
10 elle soulève un coin du voile, assez pour laisser entrevoir u n e tête de M é -
duse. Nous serions effrayés de l'état des choses chez nous, si nos gouverne-
m e n t s et nos parlements établissaient, c o m m e en Angleterre, des c o m m i s -
sions d'études périodiques sur la situation é c o n o m i q u e ; si ces
commissions étaient, c o m m e en Angleterre, armées de pleins pouvoirs
15 pour la r e c h e r c h e de la vérité; si n o u s réussissions à trouver p o u r cette
h a u t e fonction des h o m m e s aussi experts, aussi i m p a r | | l l | t i a u x , aussi ri-
gides et désintéressés q u e les inspecteurs de fabriques de la Grande-Bre-
tagne, q u e ses reporters sur la santé p u b l i q u e (Public H e a l t h ) , q u e ses com-
missaires d'instruction sur l'exploitation des f e m m e s et des enfants, sur les
20 conditions de l o g e m e n t et de nourriture, etc. Persée se couvrait d ' u n n u a g e
pour poursuivre les m o n s t r e s ; n o u s , pour pouvoir nier l'existence des
monstruosités, n o u s n o u s plongeons d a n s le n u a g e t o u t entiers, j u s q u ' a u x
yeux et aux oreilles.
Il ne faut point se faire d'illusions. De m ê m e que la guerre de l'indépen-
25 d a n c e a m é r i c a i n e au d i x - h u i t i è m e siècle a s o n n é la cloche d'alarme p o u r
la classe m o y e n n e en E u r o p e , de m ê m e la guerre civile a m é r i c a i n e au dix-
n e u v i è m e siècle a s o n n é le tocsin pour la classe ouvrière e u r o p é e n n e . En
Angleterre, la m a r c h e du bouleversement social est visible à tous les y e u x ;
à u n e certaine période ce bouleversement aura n é c e s s a i r e m e n t son contre-
30 coup sur le continent. Alors il revêtira d a n s son allure des formes plus ou
m o i n s brutales ou h u m a i n e s selon le degré de d é v e l o p p e m e n t de la classe
de travailleurs. Abstraction faite de motifs plus élevés, leur propre intérêt
c o m m a n d e d o n c a u x classes régnantes actuelles d'écarter tous les obstacles
légaux qui peuvent gêner le développement de la classe ouvrière. C'est en
35 vue de ce b u t q u e j ' a i accordé dans ce v o l u m e u n e place si i m p o r t a n t e à
l'histoire, au c o n t e n u et a u x résultats de la législation anglaise sur les
grandes fabriques. U n e n a t i o n p e u t et doit tirer un e n s e i g n e m e n t de l'his-
toire d ' u n e autre n a t i o n . Lors m ê m e q u ' u n e société est arrivée à découvrir
la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, - et le b u t final de cet
40 ouvrage est de dévoiler la loi é c o n o m i q u e du m o u v e m e n t de la société m o -
derne, - elle ne p e u t ni dépasser d ' u n saut ni abolir par des décrets les

13
Préface de la première édition

phases de son développement n a t u r e l ; m a i s elle p e u t abréger la période de


la gestation, et adoucir les m a u x de leur enfantement.
P o u r éviter des m a l e n t e n d u s possibles, encore un m o t . Je n ' a i pas peint
en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. M a i s il ne s'agit ici des per-
sonnes, q u ' a u t a n t qu'elles sont la personnification de catégories économiques, 5
les supports d'intérêts et de rapports de classes déterminés. M o n point de vue,
d'après lequel le développement de la formation économique de la société est as-
similable à la marche de la nature et à son histoire, p e u t m o i n s q u e t o u t autre
rendre l'individu responsable de rapports d o n t il reste s o c i a l e m e n t la créa-
ture, q u o i qu'il puisse faire p o u r s'en dégager. 10
Sur le terrain de l'économie politique la libre et scientifique recherche ren-
contre b i e n plus d ' e n n e m i s q u e d a n s ses autres c h a m p s d'exploration. La
n a t u r e particulière du sujet qu'elle traite soulève contre elle et a m è n e sur
le c h a m p de bataille les passions les plus vives, les plus m e s q u i n e s et les
plus haïssables du c œ u r h u m a i n , toutes le furies de l'intérêt privé. La 15
H a u t e Église d'Angleterre, par exemple, p a r d o n n e r a b i e n plus facilement
u n e attaque contre trente-huit de ses trente-neuf articles de foi q u e contre
un t r e n t e - n e u v i è m e de ses revenus. C o m p a r é à la critique de la vieille pro-
priété, l'athéisme l u i - m ê m e est a u j o u r d ' h u i u n e culpa levis. C e p e n d a n t il
est impossible de m é c o n n a î t r e ici un certain progrès. Il me suffit p o u r cela 20
de renvoyer le lecteur au livre bleu publié dans ces dernières s e m a i n e s :
« Correspondence with Her Majesty's missions abroad, regarding Industrial Ques-
tions and Trade's Unions. » Les représentants étrangers de la c o u r o n n e d'An-
gleterre y e x p r i m e n t t o u t n e t l'opinion q u ' e n A l l e m a g n e , en F r a n c e , en un
m o t dans tous les États civilisés du c o n t i n e n t Européen, u n e transforma- 25
tion des rapports existants entre le capital et le travail est aussi sensible et
aussi inévitable q u e d a n s la Grande-Bretagne. En m ê m e temps, par delà
l'océan A t l a n t i q u e , M. Wade, vice-président des États-Unis du N o r d de
l'Amérique, ||12| déclarait ouvertement dans plusieurs m e e t i n g s publics,
qu'après l'abolition de l'esclavage, la question à l'ordre du j o u r serait celle 30
de la transformation des rapports du capital et de la propriété foncière. Ce
sont là des signes du temps, q u e ni m a n t e a u x de pourpre ni soutanes noires
ne peuvent cacher. Ils ne signifient point que d e m a i n des miracles vont
s'accomplir. Ils m o n t r e n t que m ê m e dans les classes sociales régnantes, le
pressentiment c o m m e n c e à poindre, q u e la société actuelle, b i e n loin 35
d'être un cristal solide, est un organisme susceptible de c h a n g e m e n t et tou-
jours en voie de transformation.
Le second volume de cet ouvrage traitera de la circulation du capital (li-
vre II) et des formes diverses qu'il revêt dans la marche de son développement
(livre III). Le troisième et dernier volume exposera Yhistoire de la théorie. 40
Tout j u g e m e n t inspiré par u n e critique vraiment scientifique est p o u r

14
Préface de la première édition

m o i le b i e n v e n u . Vis-à-vis de préjugés de ce q u ' o n appelle l'opinion publi-


que à laquelle je n ' a i j a m a i s fait de concessions, j ' a i p o u r devise, après
c o m m e avant, la parole du grand F l o r e n t i n :

Segui il tuo corso, e lascia dir le genti!

5 Londres, 25 juillet 1867.


Karl M a r x |

15
Seite 13
|13| L I V R E P R E M I E R

Développement de la production capitaliste

PREMIÈRE SECTION

Marchandise et monnaie

5 CHAPITRE PREMIER

La marchandise

I
Les deux facteurs de la marchandise: Valeur d'usage et
valeur d'échange ou valeur proprement dite
10 (Substance de la valeur - Grandeur de la valeur)

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le m o d e de p r o d u c t i o n capi-


1
taliste s'annonce c o m m e u n e « i m m e n s e a c c u m u l a t i o n d e m a r c h a n d i s e s » .
L'analyse de la m a r c h a n d i s e , forme élémentaire de cette richesse, sera par
c o n s é q u e n t le point de départ de nos recherches.
15 La m a r c h a n d i s e est d'abord un objet extérieur, u n e chose q u i par ses
propriétés satisfait des besoins h u m a i n s de n ' i m p o r t e quelle espèce. Q u e
ces besoins aient p o u r origine l'estomac ou la fantaisie, leur n a t u r e ne

1
Karl M a r x : « Z u r K r i t i k d e r P o l i t i s c h e n Œ k o n o m i e . » Berlin, 1859, p. 3.

19
Première section • Marchandise et monnaie

2
change r i e n à l'affaire . Il ne s'agit pas n o n plus ici de savoir c o m m e n t ces
besoins sont satisfaits, soit i m m é d i a t e m e n t , si l'objet est un m o y e n de sub-
sistance, soit par u n e voie d é t o u r n é e , si c'est un m o y e n de p r o d u c t i o n .
C h a q u e chose utile, c o m m e le fer, le papier, etc., p e u t être considérée
sous un double point de vue, celui de la qualité et celui de la q u a n t i t é . 5
C h a c u n e est un e n s e m b l e de propriétés diverses et p e u t par c o n s é q u e n t
être utile par différents côtés. Découvrir ces côtés divers et en m ê m e t e m p s
3
les divers usages des choses est u n e œ u v r e de l ' h i s t o i r e . Telle est la décou-
verte de m e s u r e s sociales p o u r la q u a n t i t é des choses utiles. La diversité de
ces m e s u r e s des m a r c h a n d i s e s a p o u r origine en partie la n a t u r e variée des 10
objets à mesurer, en partie la convention.
4
L'utilité d ' u n e chose fait de cette chose u n e va||14|leur d ' u s a g e . M a i s
cette utilité n ' a rien de vague et d'indécis. D é t e r m i n é e par les propriétés du
corps de la m a r c h a n d i s e , elle n'existe point sans lui. Ce corps l u i - m ê m e , tel
q u e fer, froment, d i a m a n t , etc., est c o n s é q u e m m e n t u n e valeur d'usage, et 15
ce n'est pas le plus ou m o i n s de travail qu'il faut à l ' h o m m e p o u r s'appro-
prier les qualités utiles qui lui d o n n e n t ce caractère. Q u a n d il est question
de valeurs d'usage, on sous-entend toujours u n e q u a n t i t é d é t e r m i n é e ,
c o m m e u n e d o u z a i n e d e m o n t r e s , u n m è t r e d e toile, u n e t o n n e d e fer, etc.
Les valeurs d'usage des m a r c h a n d i s e s fournissent le fonds d ' u n savoir par- 20
5
ticulier, de la science et de la r o u t i n e c o m m e r c i a l e s . Les valeurs d'usage
ne se réalisent q u e dans l'usage ou la c o n s o m m a t i o n . Elles forment la ma-
tière de la Richesse, quelle q u e soit la forme sociale de cette richesse. D a n s
la société q u e n o u s avons à examiner, elles sont en m ê m e t e m p s les sou-
tiens matériels de la valeur d'échange. 25
La valeur d ' é c h a n g e apparaît d'abord c o m m e le rapport quantitatif,
c o m m e la proportion d a n s laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente

2
« L e désir i m p l i q u e le b e s o i n ; c'est l'appétit de l'esprit, l e q u e l l u i est aussi n a t u r e l q u e la
faim l'est a u corps. C'est d e l à q u e l a p l u p a r t des choses tirent leur v a l e u r . » N i c h o l a s B a r b o n :
r
« A D i s c o u r s e o n c o i n i n g t h e n e w m o n e y lighter, i n answer t o M . L o c k e ' s c o n s i d e r a t i o n s , 30
e t c . » L o n d o n , 1696, p. 2 et 3.
3
« L e s choses o n t u n e vertu i n t r i n s è q u e (virtue, telle est c h e z B a r b o n la d é s i g n a t i o n spécifique
p o u r valeur d'usage) q u i en t o u t l i e u o n t la m ê m e q u a l i t é , c o m m e l ' a i m a n t p a r e x e m p l e attire
lé fer» (Le. p. 6). La p r o p r i é t é q u ' a l ' a i m a n t d'attirer le fer ne d e v i n t u t i l e q u e l o r s q u e p a r s o n
m o y e n o n e û t d é c o u v e r t l a polarité m a g n é t i q u e . 35
4
« C e q u i fait la valeur n a t u r e l l e d ' u n e chose, c'est la p r o p r i é t é q u ' e l l e a de satisfaire les b e -
soins o u les c o n v e n a n c e s d e l a vie h u m a i n e . » J o h n L o c k e : « S o m e C o n s i d e r a t i o n s o f t h e C o n -
s e q u e n c e s of t h e Lowering of I n t e r e s t . 1691.» Au d i x - s e p t i è m e siècle on trouve e n c o r e sou-
v e n t c h e z les écrivains anglais le m o t Worth p o u r valeur d'usage et le m o t Value p o u r v a l e u r
d ' é c h a n g e , s u i v a n t l'esprit d ' u n e l a n g u e q u i a i m e à e x p r i m e r la c h o s e immédiate en t e r m e s 40
g e r m a n i q u e s et la chose réfléchie en t e r m e s r o m a n s .
5
D a n s la société b o u r g e o i s e « n u l n ' e s t c e n s é ignorer la l o i » . - En v e r t u d ' u n e fletio juris é c o -
n o m i q u e , t o u t a c h e t e u r est c e n s é p o s s é d e r u n e c o n n a i s s a n c e e n c y c l o p é d i q u e d e s m a r c h a n -
dises.

20
Chapitre premier • La marchandise

6
s'échangent l'une contre l ' a u t r e , rapport qui change c o n s t a m m e n t avec le
t e m p s et le lieu. La valeur d ' é c h a n g e semble d o n c q u e l q u e chose d'arbi-
traire et de p u r e m e n t relatif; u n e valeur d ' é c h a n g e intrinsèque, i m m a n e n t e
1
à la m a r c h a n d i s e , paraît être, c o m m e dit l'école, u n e contradictio in adjecto .
5 Considérons la chose de plus près.
U n e m a r c h a n d i s e particulière, u n q u a r t e r o n d e froment, par exemple,
s'échange dans les proportions les plus diverses avec d'autres articles. Ce-
p e n d a n t s a valeur d ' é c h a n g e reste i m m u a b l e , d e q u e l q u e m a n i è r e q u ' o n
l'exprime, en χ cirage, y soie, ζ or, et ainsi de suite. Elle doit d o n c avoir un
10 c o n t e n u distinct de ces expressions diverses.
P r e n o n s encore d e u x m a r c h a n d i s e s , soit du froment et du fer. Q u e l que
soit leur r a p p o r t d ' é c h a n g e , il p e u t toujours être représenté par u n e équa-
tion dans laquelle u n e q u a n t i t é d o n n é e de froment est r é p u t é e égale à u n e
q u a n t i t é q u e l c o n q u e de fer, par exemple : 1 q u a r t e r o n de froment = a kilo-
15 g r a m m e de fer. Q u e signifie cette é q u a t i o n ? C'est q u e dans d e u x objets dif-
férents, dans 1 q u a r t e r o n de froment et dans a k i l o g r a m m e de fer, il existe
q u e l q u e chose de c o m m u n . Les d e u x objets sont d o n c égaux à un troisième
qui par l u i - m ê m e n ' e s t n i l'un n i l'autre. C h a c u n des d e u x doit, e n t a n t que
valeur d'échange, être réductible au troisième, i n d é p e n d a m m e n t de l'autre.
20 Un e x e m p l e e m p r u n t é à la géométrie é l é m e n t a i r e va n o u s m e t t r e cela
sous les yeux. P o u r m e s u r e r et comparer les surfaces de toutes les figures
rectilignes, on les d é c o m p o s e en triangles. On r a m è n e le triangle l u i - m ê m e
à u n e expression tout à fait différente de son aspect visible, - au demi-pro-
duit de sa base par sa h a u t e u r . - De m ê m e les valeurs d ' é c h a n g e des m a r -
25 chandises doivent être r a m e n é e s à q u e l q u e chose q u i leur est c o m m u n et
d o n t elles r e p r é s e n t e n t u n plus o u u n m o i n s .
C e q u e l q u e chose d e c o m m u n n e p e u t être u n e propriété naturelle quel-
c o n q u e , g é o m é t r i q u e , p h y s i q u e , c h i m i q u e , etc., des m a r c h a n d i s e s . Leurs
qualités naturelles n ' e n t r e n t e n considération q u ' a u t a n t qu'elles leur d o n -
30 n e n t u n e utilité q u i en fait des valeurs d'usage. M a i s d ' u n autre côté il est
évident q u e l'on fait abstraction de la valeur d'usage des m a r c h a n d i s e s
q u a n d on les é c h a n g e et q u e tout rapport d'échange est m ê m e caractérisé
par cette abstraction. D a n s l'échange, u n e valeur d'utilité vaut p r é c i s é m e n t
a u t a n t que toute autre, pourvu qu'elle se trouve en proportion convenable.
35 Ou bien, c o m m e dit le vieux B a r b o n : « U n e espèce de m a r c h a n d i s e est
aussi b o n n e q u ' u n e autre, q u a n d sa valeur d ' é c h a n g e est é g a l e ; il n ' y a
6
« L a valeur c o n s i s t e d a n s le rapport d'échange q u i se t r o u v e e n t r e telle c h o s e et telle a u t r e , en-
t r e telle m e s u r e d ' u n e p r o d u c t i o n et telle m e s u r e d ' u n e a u t r e . » (Le T r o s n e : «De l'intérêt so-
cial». Physiocrates, éd. Daire. Paris, 1846, p. 889.)
7
40 « R i e n n e p e u t avoir u n e v a l e u r i n t r i n s è q u e » (N. Barbon, I . e . p . 6 ) ; o u c o m m e d i t B u t l e r :

T h e v a l u e of a t h i n g
Is j u s t as m u c h as it will bring.

21
Première section · Marchandise et monnaie

a u c u n e différence, a u c u n e distinction dans les choses chez lesquelles cette


8
valeur est la m ê m e . » C o m m e valeurs d'usage, les m a r c h a n d i s e s sont avant
tout de qualité différente ; c o m m e valeurs d'échange, elles ne p e u v e n t être
q u e de différente quantité.
La valeur d'usage des m a r c h a n d i s e s u n e fois m i s e de côté, il ne leur reste 5
plus q u ' u n e qualité, celle d'être des produits du travail. M a i s déjà le pro-
duit du travail l u i - m ê m e est m é t a m o r p h o s é à n o t r e insu. Si n o u s faisons
abstraction de sa valeur d'usage, tous les éléments matériels et formels q u i
lui d o n n a i e n t cette valeur disparaissent à la fois. Ce n'est plus, par e x e m -
ple, u n e table, ou u n e m a i s o n , ou du fil, ou un objet utile q u e l c o n q u e ; ce 10
n'est pas n o n plus le produit du travail du tourneur, du m a ç o n , de n ' i m -
porte q u e l travail productif déterminé. Avec les caractères utiles particu-
liers des produits du travail disparaissent en m ê m e t e m p s , et le caractère
utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes diverses q u i
distinguent u n e espèce de travail d ' u n e autre espèce. Il ne reste d o n c plus 15
q u e le caractère c o m m u n de ces travaux; ils sont tous r a m e n é s au m ê m e
travail h u m a i n , à u n e dépense de force h u m a i n e de travail sans égard à la
forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée.
Considérons m a i n t e n a n t le résidu des produits du travail. C h a c u n d ' e u x
ressemble c o m p l è t e m e n t à l'autre. Ils o n t tous u n e m ê m e réalité fantômati- 20
que. M é t a m o r p h o s é s en sublimés identiques, échan||15|tillons du m ê m e tra-
vail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus q u ' u n e chose, c'est q u e
dans leur p r o d u c t i o n u n e force de travail h u m a i n e a été dépensée, q u e du
travail h u m a i n y est a c c u m u l é . En t a n t que cristaux de cette s u b s t a n c e so-
ciale c o m m u n e , ils sont réputés valeurs. 25
Le quelque chose de c o m m u n q u i se m o n t r e dans le rapport d ' é c h a n g e
ou dans la valeur d'échange des m a r c h a n d i s e s est par c o n s é q u e n t leur va-
leur; et u n e valeur d'usage, ou un article q u e l c o n q u e , n ' a u n e valeur
q u ' a u t a n t que du travail h u m a i n est matérialisé en lui.
C o m m e n t mesurer m a i n t e n a n t la g r a n d e u r de sa valeur? Par le quantum 30
de la substance «créatrice de valeur» c o n t e n u e en lui, du travail. La q u a n -
tité de travail elle-même a pour m e s u r e sa durée dans le t e m p s , et le t e m p s
de travail possède de n o u v e a u sa m e s u r e dans des parties du t e m p s telles
q u e l'heure, le jour, etc.
On pourrait s'imaginer que si la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est détermi- 35
n é e par le quantum de travail dépensé p e n d a n t sa production, plus un
h o m m e est paresseux ou inhabile, plus sa m a r c h a n d i s e a de valeur, parce
qu'il emploie plus de t e m p s à sa fabrication. Mais le travail q u i forme la
8
" O n e sort of wares are as good as a n o t h e r , if t h e v a l u e be e q u a l . T h e r e is no difference or dis-
t i n c t i o n in things of e q u a l v a l u e . " B a r b o n a j o u t e : « C e n t livres sterling en p l o m b ou en fer o n t 40
a u t a n t de valeur q u e c e n t livres sterling en argent ou en or.» (N.Barbon, 1. c. p. 7 et 53.)

22
Chapitre premier • La marchandise

substance de la valeur des m a r c h a n d i s e s est du travail égal et indistinct,


u n e dépense de la m ê m e force. La force de travail de la société t o u t entière,
laquelle se manifeste d a n s l'ensemble des valeurs, ne c o m p t e par consé-
q u e n t q u e c o m m e force u n i q u e , bien qu'elle se c o m p o s e de forces indivi-
5 duelles i n n o m b r a b l e s . C h a q u e force de travail individuelle est égale à t o u t e
autre, en t a n t qu'elle possède le caractère d ' u n e force sociale m o y e n n e et
fonctionne c o m m e telle, c'est-à-dire n ' e m p l o i e dans la p r o d u c t i o n d ' u n e
m a r c h a n d i s e q u e le t e m p s de travail nécessaire en m o y e n n e ou le t e m p s de
travail nécessaire socialement.
10 Le t e m p s socialement nécessaire à la p r o d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s est
celui qu'exige t o u t travail, exécuté avec le degré m o y e n d'habileté et d'in-
tensité et d a n s des conditions qui, par rapport au milieu social d o n n é , sont
n o r m a l e s . Après l'introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il fallut
peut-être m o i t i é m o i n s de travail q u ' a u p a r a v a n t p o u r transformer en tissu
15 u n e certaine q u a n t i t é de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin
du m ê m e t e m p s p o u r opérer cette transformation ; m a i s dès lors le produit
de son h e u r e de travail individuelle ne représenta plus q u e la m o i t i é d ' u n e
h e u r e sociale de travail et ne d o n n a plus q u e la m o i t i é de la valeur pre-
mière.
20 C'est d o n c s e u l e m e n t le quantum de travail ou le t e m p s de travail néces-
saire, dans u n e société d o n n é e , à la p r o d u c t i o n d ' u n article, q u i en déter-
9
m i n e la q u a n t i t é de v a l e u r . C h a q u e m a r c h a n d i s e particulière c o m p t e en
10
général c o m m e u n exemplaire m o y e n d e son e s p è c e . Les m a r c h a n d i s e s
d a n s lesquelles sont c o n t e n u e s d'égales quantités de travail, ou q u i peuvent
25 être produites d a n s le m ê m e temps, ont par c o n s é q u e n t u n e valeur égale.
La valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est à la valeur de t o u t e autre m a r c h a n d i s e ,
dans le m ê m e rapport q u e le t e m p s de travail nécessaire à la p r o d u c t i o n de
l'une est au t e m p s de travail nécessaire à la p r o d u c t i o n de l'autre.
La q u a n t i t é de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e resterait é v i d e m m e n t
30 constante si le t e m p s nécessaire à sa p r o d u c t i o n restait aussi constant.
Mais ce dernier varie avec c h a q u e modification de la force productive du
travail, qui de son côté d é p e n d de circonstances diverses, entre autres de
l'habileté m o y e n n e des travailleurs ; du d é v e l o p p e m e n t de la science et du
degré de son application t e c h n o l o g i q u e ; des c o m b i n a i s o n s sociales de la
35 p r o d u c t i o n ; de l ' é t e n d u e et de l'efficacité des m o y e n s de produire et des
9
« D a n s les é c h a n g e s la valeur d e s choses utiles est réglée p a r la q u a n t i t é de travail n é c e s s a i r e -
m e n t exigée et o r d i n a i r e m e n t e m p l o y é e p o u r leur p r o d u c t i o n . » (Some Thoughts on the Interest
of money in general, and particularly in the Publick Funds, etc., L o n d o n , p. 36.) Ce r e m a r q u a b l e
écrit a n o n y m e d u siècle d e r n i e r n e p o r t e a u c u n e date. D ' a p r è s s o n c o n t e n u i l est é v i d e n t q u ' i l
40 a p a r u s o u s G e o r g e II, vers 1739 ou 1740.
10
« T o u t e s les p r o d u c t i o n s d ' u n m ê m e g e n r e n e f o r m e n t p r o p r e m e n t q u ' u n e m a s s e , d o n t l e
prix se d é t e r m i n e en g é n é r a l et s a n s égard aux c i r c o n s t a n c e s p a r t i c u l i è r e s . » (Le Trosne, 1. c.
p. 893.)

23
Première section • Marchandise et monnaie

conditions p u r e m e n t naturelles. La m ê m e q u a n t i t é de travail est représen-


tée, par exemple, par 8 boisseaux de froment, si la saison est favorable, par
4 boisseaux s e u l e m e n t dans le cas contraire. La m ê m e q u a n t i t é de travail
fournit u n e plus forte m a s s e de m é t a l d a n s les m i n e s riches que d a n s les
m i n e s pauvres, etc. Les d i a m a n t s ne se présentent q u e r a r e m e n t d a n s la 5
c o u c h e supérieure de l'écorce terrestre; aussi faut-il p o u r les trouver un
t e m p s considérable en m o y e n n e , de sorte qu'ils représentent b e a u c o u p de
travail sous un petit volume. Il est d o u t e u x q u e l'or ait j a m a i s payé complè-
t e m e n t sa valeur. Ceci est encore plus vrai du d i a m a n t . D'après Eschwege,
le produit entier de l'exploitation des m i n e s de d i a m a n t s du Brésil, pen- 10
d a n t 80 ans, n'avait pas encore atteint en 1823 le prix du p r o d u i t m o y e n
d ' u n e a n n é e et d e m i e d a n s les plantations de sucre ou de café du m ê m e
pays, b i e n qu'il représentât b e a u c o u p plus de travail et par c o n s é q u e n t plus
de valeur. Avec des m i n e s plus riches, la m ê m e q u a n t i t é de travail se réali-
serait dans u n e plus g r a n d e q u a n t i t é de d i a m a n t s d o n t la valeur baisserait. 15
Si l'on réussissait à transformer avec p e u de travail le c h a r b o n en d i a m a n t ,
la valeur de ce dernier t o m b e r a i t peut-être au-dessous de celle des briques.
En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le
t e m p s nécessaire à la p r o d u c t i o n d ' u n article, et plus est petite la m a s s e de
travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est pe- 20
tite la force productive du travail, plus est grand le t e m p s nécessaire à la
p r o d u c t i o n d ' u n article, et plus est grande sa valeur. La q u a n t i t é de valeur
d ' u n e m a r c h a n d i s e varie d o n c en raison directe du quantum et en raison in-
verse de la force productive du travail q u i se réalise en elle.
N o u s connaissons m a i n t e n a n t la substance de la v a l e u r : c'est le travail. 25
N o u s connaissons la m e s u r e de sa quantité : c'est la durée du travail.
U n e chose p e u t être u n e valeur d'usage sans être u n e valeur. Il suffit
p o u r cela qu'elle soit utile à ||16| l ' h o m m e sans qu'elle p r o v i e n n e de son
travail. Tels sont l'air, des prairies naturelles, un sol vierge, etc. U n e chose
p e u t être utile et produit du travail h u m a i n , sans être m a r c h a n d i s e . Qui- 30
c o n q u e , par son produit, satisfait ses propres besoins, ne crée q u ' u n e valeur
d'usage personnelle. P o u r produire des m a r c h a n d i s e s , il doit n o n - s e u l e -
m e n t produire des valeurs d'usage, m a i s des valeurs d'usage p o u r d'autres,
des valeurs d'usage sociales. Enfin, a u c u n objet ne peut être u n e valeur s'il
n'est u n e chose utile. S'il est inutile, le travail qu'il renferme est dépensé 35
i n u t i l e m e n t et c o n s é q u e m m e n t ne crée pas de valeur.

24
Chapitre premier · La marchandise

II
Double caractère du travail présenté par la marchandise

Au premier abord, la m a r c h a n d i s e n o u s est apparue c o m m e q u e l q u e chose


à double face, valeur d'usage et valeur d'échange. E n s u i t e n o u s avons vu
5 que tous les caractères qui distinguent le travail productif de valeurs
d'usage disparaissent dès qu'il s'exprime dans la valeur p r o p r e m e n t dite.
J'ai le premier m i s en relief ce double caractère du travail représenté dans
11
la m a r c h a n d i s e . C o m m e l'économie politique pivote a u t o u r de ce point,
il n o u s faut ici entrer dans de plus a m p l e s détails.
10 Prenons d e u x m a r c h a n d i s e s , un habit, par exemple, et 10 m è t r e s de
toile ; a d m e t t o n s q u e la première ait d e u x fois la valeur de la seconde, de
sorte que si 10 m è t r e s de toile = x, l'habit = 2x.
L'habit est u n e valeur d'usage qui satisfait un besoin particulier. Il pro-
vient d ' u n genre particulier d'activité productive, d é t e r m i n é e p a r son but,
15 par son m o d e d'opération, son objet, ses m o y e n s et son résultat. Le travail
qui se manifeste dans l'utilité ou la valeur d'usage de son produit, n o u s le
n o m m o n s t o u t s i m p l e m e n t travail utile. A ce p o i n t de vue, il est toujours
considéré par rapport à son r e n d e m e n t .
De m ê m e que l'habit et la toile sont d e u x choses utiles différentes, de
20 m ê m e le travail du tailleur, qui fait l'habit, se distingue de celui du tisse-
rand, qui fait de la toile. Si ces objets n ' é t a i e n t pas des valeurs d'usage de
qualité diverse et par c o n s é q u e n t des produits de travaux utiles de diverse
qualité, ils ne p o u r r a i e n t se faire vis-à-vis c o m m e m a r c h a n d i s e s . L ' h a b i t ne
s'échange pas contre l'habit, u n e valeur d'usage contre la m ê m e valeur
25 d'usage.
A l'ensemble des valeurs d'usage de toutes sortes, correspond un ensem-
ble de travaux utiles é g a l e m e n t variés, distincts de genre, d'espèce, de fa-
milles - u n e division sociale du travail. - Sans elle pas de p r o d u c t i o n de
m a r c h a n d i s e s , b i e n q u e la p r o d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s ne soit p o i n t réci-
30 p r o q u e m e n t indispensable à la division sociale du travail. D a n s la vieille
c o m m u n a u t é i n d i e n n e , le travail est socialement divisé sans q u e les pro-
duits deviennent pour cela m a r c h a n d i s e s . O u , pour prendre u n exemple
plus familier, d a n s c h a q u e fabrique le travail est soumis à u n e division sys-
t é m a t i q u e ; m a i s cette division ne provient pas de ce q u e les travailleurs
35 échangent r é c i p r o q u e m e n t leurs produits individuels. Il n ' y a q u e les pro-
duits de travaux privés et i n d é p e n d a n t s les u n s des autres qui se présentent
c o m m e m a r c h a n d i s e s r é c i p r o q u e m e n t échangeables.
C'est d o n c e n t e n d u : la valeur d'usage de c h a q u e m a r c h a n d i s e recèle un
11
L. c. p. 12, 13 et p a s s i m .

25
Première section • Marchandise et monnaie

travail utile spécial ou u n e activité productive qui r é p o n d à un b u t particu-


lier. Des valeurs d'usage ne peuvent se faire face c o m m e m a r c h a n d i s e s q u e
si elles c o n t i e n n e n t des travaux utiles de qualité différente. D a n s u n e so-
ciété dont les produits p r e n n e n t en général la forme m a r c h a n d i s e , c'est-à-
dire dans u n e société où tout p r o d u c t e u r doit être m a r c h a n d , la différence 5
entre les genres divers des travaux utiles qui s'exécutent i n d é p e n d a m m e n t
les u n s des autres p o u r le c o m p t e privé de producteurs libres, se développe
en un système fortement ramifié, en u n e division sociale du travail.
Il est d'ailleurs fort indifférent à l'habit qu'il soit porté par le tailleur ou
par ses pratiques. D a n s les d e u x cas, il sert de valeur d'usage. De m ê m e le 10
rapport entre l'habit et le travail qui le produit n'est pas le m o i n s du m o n d e
c h a n g é parce que sa fabrication constitue u n e profession particulière, et
qu'il devient un a n n e a u de la division sociale du travail. Dès q u e le besoin
de se vêtir l'y a forcé, p e n d a n t des milliers d'années, l ' h o m m e s'est taillé
des v ê t e m e n t s sans q u ' u n seul h o m m e devînt p o u r cela u n tailleur. M a i s 1 5
toile ou habit, n ' i m p o r t e quel élément de la richesse matérielle n o n fourni
par la n a t u r e , a toujours dû son existence à un travail productif spécial
ayant p o u r b u t d'approprier des matières naturelles à des besoins h u m a i n s .
En t a n t qu'il produit des valeurs d'usage, qu'il est utile, le travail, i n d é p e n -
d a m m e n t de t o u t e forme de société, est la c o n d i t i o n indispensable de 20
l'existence de l ' h o m m e , u n e nécessité éternelle, le m é d i a t e u r de la circula-
tion matérielle entre la n a t u r e et l ' h o m m e .
Les valeurs d'usage, toile, habit, etc., c'est-à-dire les corps des m a r c h a n -
dises, sont des c o m b i n a i s o n s de d e u x éléments, m a t i è r e et travail. Si l'on
en soustrait la s o m m e totale des divers travaux utiles qu'ils recèlent, il 25
reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la n a t u r e et
q u i ne doit rien à l ' h o m m e .
L ' h o m m e n e p e u t p o i n t procéder a u t r e m e n t que l a n a t u r e e l l e - m ê m e ,
12
c'est-à-dire il ne fait q u e changer la forme des m a t i è r e s . Bien plus, d a n s
cette œ u v r e de simple transformation, il est encore ||17| c o n s t a m m e n t sou- 30
t e n u par des forces naturelles. Le travail n'est d o n c pas l ' u n i q u e source des
valeurs d'usage qu'il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et
la terre la m è r e , c o m m e dit William Petty.
12
« T o u s les p h é n o m è n e s d e l'univers, qu'ils é m a n e n t d e l ' h o m m e o u des lois g é n é r a l e s d e l a
n a t u r e , n e n o u s d o n n e n t p a s l'idée d e c r é a t i o n réelle, m a i s s e u l e m e n t d ' u n e m o d i f i c a t i o n d e 35
la m a t i è r e . R é u n i r et séparer - voilà les seuls é l é m e n t s q u i l'esprit h u m a i n saisisse en analy-
s a n t l'idée de la r e p r o d u c t i o n . C'est aussi b i e n u n e r e p r o d u c t i o n de v a l e u r (valeur d'usage, b i e n
q u ' i c i Verri, d a n s s a p o l é m i q u e c o n t r e les physiocrates, n e s a c h e p a s l u i - m ê m e d e q u e l l e sorte
de valeur il parle) et de richesse, q u e la terre, l'air et l ' e a u se t r a n s f o r m e n t en g r a i n ou q u e la
m a i n d e l ' h o m m e convertisse l a g l u t i n e d ' u n i n s e c t e e n soie, o u l o r s q u e des p i è c e s d e m é t a l 40
s'organisent par un a r r a n g e m e n t de leurs a t o m e s . » (Pietro Verri: Meditazioni sulla Economia po-
litica; i m p r i m é p o u r la p r e m i è r e fois en 1 7 7 1 . D a n s l ' é d i t i o n des é c o n o m i s t e s i t a l i e n s de C u s -
t o d i , parte m o d e r n a , t. X V , p. 22.)

26
Chapitre premier · La marchandise

Laissons m a i n t e n a n t la m a r c h a n d i s e en t a n t qu'objet d'utilité et reve-


n o n s à sa valeur.
D'après notre supposition, l'habit vaut d e u x fois la toile. Ce n ' e s t là ce-
p e n d a n t q u ' u n e différence quantitative qui ne n o u s intéresse pas encore.
5 Aussi observons-nous q u e si un habit est égal à d e u x fois 10 m è t r e s de
toile, 20 mètres de toile sont égaux à un habit. En t a n t q u e valeurs, l'habit
et la toile sont des choses de m ê m e substance, des expressions objectives
d ' u n travail i d e n t i q u e . M a i s la confection des habits et le tissage sont des
travaux différents. Il y a c e p e n d a n t des états sociaux d a n s lesquels le m ê m e
10 h o m m e est tour à tour tailleur et tisserand, où par c o n s é q u e n t ces d e u x es-
pèces de travail sont de simples modifications du travail d ' u n m ê m e indi-
vidu, au lieu d'être des fonctions fixes d'individus différents, de m ê m e que
l'habit q u e notre tailleur fait a u j o u r d ' h u i et le p a n t a l o n qu'il fera d e m a i n
ne sont q u e des variations de son travail individuel. On voit encore au pre-
is m i e r coup d'ceil que d a n s n o t r e société capitaliste, suivant la direction va-
riable de la d e m a n d e du travail, u n e portion d o n n é e de travail h u m a i n doit
s'offrir t a n t ô t sous la forme de confection de vêtements, tantôt sous celle
de tissage. Quel q u e soit le frottement causé par ces m u t a t i o n s de forme du
travail, elles s'exécutent q u a n d m ê m e .
20 En fin de compte, t o u t e activité productive, abstraction faite de son ca-
ractère utile, est u n e dépense de force h u m a i n e . La confection des vête-
m e n t s et le tissage, malgré leur différence, sont tous d e u x u n e d é p e n s e pro-
ductive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la m a i n de l ' h o m m e , et en ce
sens du travail h u m a i n au m ê m e titre. La force h u m a i n e de travail d o n t le
25 m o u v e m e n t ne fait q u e changer de forme d a n s les diverses activités pro-
ductives, doit a s s u r é m e n t être plus ou m o i n s développée pour pouvoir être
dépensée sous telle ou telle forme. M a i s la valeur des m a r c h a n d i s e s repré-
sente p u r e m e n t et s i m p l e m e n t le travail de l ' h o m m e , u n e d é p e n s e de force
h u m a i n e en général. Or, de m ê m e q u e d a n s la société civile un général ou
30 un b a n q u i e r j o u e un grand rôle, tandis q u e l ' h o m m e p u r et simple fait
13
triste f i g u r e , de m ê m e en est-il du travail h u m a i n . C'est u n e dépense de
la force simple q u e t o u t h o m m e ordinaire, sans d é v e l o p p e m e n t spécial,
possède dans l'organisme de son corps. Le travail simple m o y e n change, il
est vrai, de caractère d a n s différents pays et suivant les époques ; m a i s il est
35 toujours d é t e r m i n é d a n s u n e société d o n n é e . Le travail complexe (skilled
labour, travail qualifié) n'est q u ' u n e puissance du travail simple, ou plutôt
n'est que le travail simple multiplié, de sorte q u ' u n e q u a n t i t é d o n n é e de
travail complexe correspond à u n e q u a n t i t é plus grande de travail simple.
L'expérience m o n t r e q u e cette r é d u c t i o n se fait c o n s t a m m e n t . Lors m ê m e

13
40 C o m p a r e z H e g e l , Philosophie du droit, Berlin, 1840, p. 2 5 0 , § 190.

27
τ

Première section · Marchandise et monnaie

q u ' u n e m a r c h a n d i s e est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la


r a m è n e , d a n s u n e proportion q u e l c o n q u e , a u produit d ' u n travail simple
14
d o n t elle n e représente par c o n s é q u e n t q u ' u n e q u a n t i t é d é t e r m i n é e . Les
proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont
réduites au travail simple c o m m e à leur u n i t é de m e s u r e , s'établissent d a n s 5
la société à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions tradi-
tionnelles. Il s'ensuit q u e dans l'analyse de la valeur on doit traiter c h a q u e
variété de force de travail c o m m e u n e force de travail simple.
De m ê m e d o n c q u e d a n s les valeurs toile et habit la différence de leurs
valeurs d'usage est éliminée, de m ê m e disparaît d a n s le travail q u e ces va- 10
leurs représentent la différence de ses formes utiles, taille de v ê t e m e n t s et
tissage. De m ê m e q u e les valeurs d'usage toile et habit sont des c o m b i n a i -
sons d'activités productives spéciales, avec le fil et le drap, tandis q u e les
valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d ' u n travail i d e n t i q u e ,
de m ê m e les travaux fixés dans ces valeurs, n ' o n t plus de rapport productif 15
avec le fil et le drap, m a i s e x p r i m e n t s i m p l e m e n t u n e dépense de la m ê m e
force h u m a i n e . Le tissage et la taille forment la toile et l'habit, p r é c i s é m e n t
parce qu'ils ont des qualités différentes; mais ils n ' e n forment les valeurs
q u e par leur qualité c o m m u n e de travail h u m a i n .
L'habit et la toile ne sont pas s e u l e m e n t des valeurs en général, m a i s des 20
valeurs d ' u n e g r a n d e u r d é t e r m i n é e ; et, d'après notre supposition, l'habit
v a u t d e u x fois a u t a n t q u e 10 mètres de toile. D ' o ù vient cette différence?
De ce q u e la toile c o n t i e n t m o i t i é m o i n s de travail q u e l'habit, de sorte q u e
p o u r la p r o d u c t i o n de ce dernier la force de travail doit être d é p e n s é e p e n -
d a n t le double du t e m p s qu'exige la p r o d u c t i o n de la première. 25
Si d o n c , q u a n t à la valeur d'usage, le travail c o n t e n u d a n s la m a r c h a n -
dise ne vaut q u e qualitativement ; par rapport à la g r a n d e u r de la valeur, il
ne compte que q u a n t i t a t i v e m e n t . Là il s'agit de savoir c o m m e n t le travail
se fait et ce qu'il p r o d u i t ; ici c o m b i e n de t e m p s il d u r e . C o m m e la gran-
d e u r de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e ne représente que le quantum de travail 30
c o n t e n u en elle, il s'ensuit q u e toutes les m a r c h a n d i s e s , dans u n e certaine
proportion, doivent être des valeurs égales.
La force productive de tous les travaux utiles qu'exige la confection d ' u n
h a b i t reste-t-elle c o n s t a n t e ? la quantité de la valeur des habits a u g m e n t e
avec leur n o m b r e . Si un h a b i t représente χ j o u r n é e s de travail, d e u x habits 35
représentent 2x, et ainsi de suite. Mais, a d m e t t o n s que la durée du travail
nécessaire à la p r o d u c t i o n d ' u n habit a u g m e n t e du d o u b l e ou d i m i n u e de

14
L e l e c t e u r doit r e m a r q u e r q u ' i l n e s'agit p a s ici d u salaire o u d e l a v a l e u r q u e l'ouvrier r e ç o i t
p o u r u n e j o u r n é e de t r a v a i l ; m a i s de la valeur de la m a r c h a n d i s e d a n s laquelle se réalise c e t t e
j o u r n é e d e travail. A u s s i b i e n l a catégorie d u salaire n ' e x i s t e p a s e n c o r e a u p o i n t o ù n o u s e n 40
sommes de notre exposition.

28

•nia
Chapitre premier • La marchandise

m o i t i é ; dans le p r e m i e r cas un habit a a u t a n t de valeur q u ' e n avaient d e u x


auparavant, dans le second d e u x habits n ' o n t pas plus de valeur q u e n ' e n
avait p r é c é d e m m e n t un seul, b i e n que dans les d e u x cas l'habit r e n d e
après ||18| c o m m e avant les m ê m e s services et que le travail utile d o n t il
5 provient soit toujours de m ê m e qualité. M a i s le quantum de travail dépensé
d a n s sa p r o d u c t i o n n'est pas resté le m ê m e .
U n e q u a n t i t é plus considérable de valeurs d'usage forme é v i d e m m e n t
u n e plus grande richesse matérielle; avec d e u x habits on p e u t habiller d e u x
h o m m e s , avec u n h a b i t o n n ' e n p e u t habiller q u ' u n seul, e t ainsi d e suite.
10 C e p e n d a n t à u n e m a s s e croissante de la richesse matérielle p e u t correspon-
dre un d é c r o i s s e m e n t s i m u l t a n é de sa valeur. Ce m o u v e m e n t contradic-
toire provient du d o u b l e caractère du travail. L'efficacité, dans un t e m p s
d o n n é , d ' u n travail utile d é p e n d de sa force productive. Le travail utile de-
vient d o n c u n e source plus ou m o i n s a b o n d a n t e de produits en raison di-
15 recte de l'accroissement ou de la d i m i n u t i o n de sa force productive. Par
contre, u n e variation de cette dernière force n ' a t t e i n t j a m a i s d i r e c t e m e n t le
travail représenté dans la valeur. C o m m e la force productive appartient au
travail concret et utile, elle ne saurait plus t o u c h e r le travail dès q u ' o n fait
abstraction de sa forme utile. Quelles q u e s o i e n t les variations de sa force
20 productive, le m ê m e travail, fonctionnant d u r a n t le m ê m e temps, se fixe
toujours d a n s la m ê m e valeur. M a i s il fournit dans un t e m p s d é t e r m i n é
plus de valeurs d'usage, si sa force productive a u g m e n t e , m o i n s , si elle di-
m i n u e . T o u t c h a n g e m e n t d a n s la force productive, qui a u g m e n t e la fécon-
dité du travail et par c o n s é q u e n t la masse des valeurs d'usage livrées par
25 lui, d i m i n u e la valeur de cette m a s s e ainsi a u g m e n t é e , s'il raccourcit le
temps total de travail nécessaire à sa p r o d u c t i o n , et il en est de m ê m e in-
versement.
Il résulte de ce q u i précède q u e s'il n'y a pas, à p r o p r e m e n t parler, d e u x
sortes de travail d a n s la m a r c h a n d i s e , c e p e n d a n t le m ê m e travail y est op-
30 posé à l u i - m ê m e , suivant q u ' o n le rapporte à la valeur d'usage de la mar-
chandise c o m m e à son produit, ou à la valeur de cette m a r c h a n d i s e c o m m e
à sa pure expression objective. T o u t travail est d ' u n côté dépense, d a n s le
sens physiologique, de force h u m a i n e , et à ce titre de travail h u m a i n égal,
il forme la valeur des m a r c h a n d i s e s . De l'autre côté, t o u t travail est dé-
35 pense de la force h u m a i n e sous telle ou telle forme productive, d é t e r m i n é e
par un b u t particulier, et à ce titre de travail concret et utile, il produit des
valeurs d'usage ou utilités. De m ê m e q u e la m a r c h a n d i s e doit avant t o u t
être u n e utilité p o u r être u n e valeur, de m ê m e le travail doit être avant t o u t
utile, p o u r être censé d é p e n s e de force h u m a i n e , travail h u m a i n , d a n s le
1 5
40 sens abstrait du m o t .
15
P o u r d é m o n t r e r q u e « l e seul travail est l a m e s u r e réelle à l'aide d e l a q u e l l e l a v a l e u r d e

29
Première section · Marchandise et monnaie

La s u b s t a n c e de la valeur et la grandeur de valeur sont m a i n t e n a n t déter-


m i n é e s . Reste à analyser la forme de la valeur.

III
Forme de la Valeur

Les m a r c h a n d i s e s v i e n n e n t au m o n d e sous la forme de valeurs d'usage ou 5


de matières m a r c h a n d e s , telles q u e fer, toile, laine, etc. C'est là tout b o n n e -
m e n t leur forme naturelle. C e p e n d a n t elles ne sont m a r c h a n d i s e s q u e
parce qu'elles sont d e u x choses à la fois, objets d'utilité et porte-valeur.
Elles ne peuvent d o n c entrer dans la circulation q u ' a u t a n t qu'elles se pré-
s e n t e n t sous u n e double forme, leur forme de n a t u r e et leur forme de va- 10
16
leur .
La réalité que possède la valeur de la m a r c h a n d i s e , diffère en ceci de
l'amie de Falstaff, la veuve l'Éveillé, q u ' o n ne sait où la prendre. Par un
contraste des plus criants avec la grossièreté du corps de la m a r c h a n d i s e , il
n'est pas un a t o m e de m a t i è r e qui p é n è t r e dans sa valeur. On p e u t d o n c 15
tourner et r e t o u r n e r à volonté u n e m a r c h a n d i s e prise à part ; en t a n t q u ' o b -
j e t de valeur, elle reste insaisissable. Si l'on se souvient c e p e n d a n t q u e les
valeurs des m a r c h a n d i s e s n ' o n t q u ' u n e réalité p u r e m e n t sociale, qu'elles ne

t o u t e s les m a r c h a n d i s e s p e u t toujours s'estimer et se c o m p a r e r » , A.Smith d i t : « D e s q u a n t i t é s


d e travail d o i v e n t n é c e s s a i r e m e n t , d a n s t o u s les t e m p s e t d a n s t o u s les lieux, être d ' u n e v a l e u r 20
égale p o u r c e l u i q u i travaille. D a n s s o n état h a b i t u e l de s a n t é , de force et d'activité, et d'après
le degré o r d i n a i r e d ' h a b i l e t é ou de dextérité q u ' i l p e u t avoir, il faut toujours q u ' i l d o n n e la
m ê m e p o r t i o n de son repos, de sa liberté, de s o n b o n h e u r . » (Wealth of nations, 1.1, ch. v.) D ' u n
côté, A. Smith confond ici (ce q u ' i l ne fait p a s toujours) la d é t e r m i n a t i o n de la v a l e u r de la
m a r c h a n d i s e p a r le quantum de travail d é p e n s é d a n s sa p r o d u c t i o n avec la d é t e r m i n a t i o n de sa 25
valeur par la valeur du travail, et c h e r c h e p a r c o n s é q u e n t à prouver q u e d'égales q u a n t i t é s de
travail o n t toujours la m ê m e valeur. D ' u n a u t r e côté, il pressent, il est vrai, q u e t o u t travail
n ' e s t q u ' u n e dépense de force humaine de travail, en t a n t q u ' i l se r e p r é s e n t e d a n s la v a l e u r de la
m a r c h a n d i s e ; m a i s i l c o m p r e n d cette d é p e n s e e x c l u s i v e m e n t c o m m e a b n é g a t i o n , c o m m e sa-
crifice d e repos, d e liberté e t d e b o n h e u r , e t n o n e n m ê m e t e m p s c o m m e affirmation n o r m a l e 30
de la vie. Il est vrai aussi q u ' i l a en v u e le travailleur salarié m o d e r n e . Un des p r é d é c e s s e u r s de
A. Smith, cité déjà par n o u s , dit avec b e a u c o u p p l u s de justesse : « Un h o m m e s'est o c c u p é p e n -
d a n t u n e s e m a i n e à fournir u n e c h o s e n é c e s s a i r e à la vie, et celui q u i l u i en d o n n e u n e a u t r e
e n é c h a n g e , n e p e u t p a s m i e u x e s t i m e r c e q u i e n est l ' é q u i v a l e n t q u ' e n c a l c u l a n t c e q u i l u i a
c o û t é e x a c t e m e n t l e m ê m e t e m p s d e travail. C e n ' e s t e n effet q u e l ' é c h a n g e d u travail d ' u n 35
h o m m e d a n s u n e c h o s e d u r a n t u n c e r t a i n t e m p s c o n t r e l e travail d ' u n a u t r e h o m m e d a n s u n e
a u t r e chose d u r a n t le m ê m e t e m p s . » (Some Thoughts on the Interest of money in general, etc.,
p . 39.)
16
Les é c o n o m i s t e s p e u n o m b r e u x q u i o n t c h e r c h é , c o m m e Bailey, à faire l ' a n a l y s e de la forme
de la valeur, ne p o u v a i e n t arriver à a u c u n r é s u l t a t : p r e m i è r e m e n t , p a r c e q u ' i l s c o n f o n d e n t t o u - 40
j o u r s la v a l e u r avec sa forme ; s e c o n d e m e n t , p a r c e q u e sous l'influence grossière de la p r a t i q u e
b o u r g e o i s e , ils se p r é o c c u p e n t dès l'abord e x c l u s i v e m e n t de la q u a n t i t é . "The command of
quantity .... constitutes value." (Money and its vicissitudes. L o n d o n , 1837, p. 1 1 . S.Bailey.)

30
Chapitre premier • La marchandise

l'acquièrent q u ' e n tant qu'elles sont des expressions de la m ê m e u n i t é so-


ciale, du travail h u m a i n , il devient évident que cette réalité sociale ne p e u t
se manifester aussi q u e d a n s les transactions sociales, dans les rapports des
m a r c h a n d i s e s les u n e s avec les autres. En fait, n o u s s o m m e s partis de la va-
5 leur d ' é c h a n g e ou du rapport d ' é c h a n g e des m a r c h a n d i s e s p o u r trouver les
traces de leur valeur q u i y est cachée. Il n o u s faut revenir m a i n t e n a n t à
cette forme sous laquelle la valeur n o u s est d'abord a p p a r u e .
C h a c u n sait, lors m ê m e q u ' i l ne sait rien a u t r e chose, q u e les m a r c h a n -
dises possèdent u n e forme valeur particulière q u i contraste de la m a n i è r e
10 la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses, la forme m o n n a i e . Il
s'agit m a i n t e n a n t de faire ce ||19| q u e l ' é c o n o m i e bourgeoise n ' a j a m a i s es-
sayé; il s'agit de fournir la genèse de la forme m o n n a i e , c'est-à-dire de dé-
velopper l'expression de la valeur c o n t e n u e d a n s le rapport de valeur des
m a r c h a n d i s e s depuis son é b a u c h e la plus simple et la m o i n s a p p a r e n t e
15 j u s q u ' à cette forme m o n n a i e q u i saute aux y e u x d e t o u t l e m o n d e . E n
m ê m e t e m p s sera résolue et disparaîtra l'énigme de la m o n n a i e .
En général les m a r c h a n d i s e s n ' o n t pas d ' a u t r e rapport entre elles q u ' u n
rapport de valeur, et le rapport de valeur le plus simple est é v i d e m m e n t ce-
lui d ' u n e m a r c h a n d i s e avec u n e autre m a r c h a n d i s e d'espèce différente,
20 n ' i m p o r t e laquelle. Le rapport de valeur ou d ' é c h a n g e de d e u x m a r c h a n -
dises fournit d o n c p o u r u n e m a r c h a n d i s e l'expression de valeur la plus sim-
ple.

A. F o r m e simple ou accidentelle de la valeur

χ marchandise A = y marchandise B, ou χ marchandise A vaut y marchandise


25 B.
(20 m è t r e s de toile = 1 habit, ou 20 m è t r e s de toile ont la valeur d ' u n ha-
bit.)
Le mystère de t o u t e forme de valeur gît d a n s cette forme simple. Aussi
c'est d a n s son analyse q u e se trouve la difficulté.

30 a) Les deux pôles de l'expression de la valeur:


sa forme relative et sa forme équivalente
D e u x m a r c h a n d i s e s différentes A et B, et, d a n s l'exemple que n o u s avons
choisi, la toile et l'habit, j o u e n t ici é v i d e m m e n t d e u x rôles distincts. La
toile exprime sa valeur dans l'habit et celui-ci sert de m a t i è r e à cette ex-
35 pression. La p r e m i è r e m a r c h a n d i s e j o u e un rôle actif, la s e c o n d e un rôle
passif. La valeur de la p r e m i è r e est exposée c o m m e valeur relative, la se-
c o n d e m a r c h a n d i s e f o n c t i o n n e c o m m e équivalent.

31
Première section • Marchandise et monnaie

La forme relative et la forme équivalente sont d e u x aspects corrélatifs,


inséparables, m a i s en m ê m e t e m p s des extrêmes opposés, exclusifs l'un de
l'autre, c'est-à-dire des pôles de la m ê m e expression de la valeur. Ils se dis-
t r i b u e n t toujours entre les diverses m a r c h a n d i s e s q u e cette expression m e t
en rapport. Cette é q u a t i o n : 20 mètres de toile = 20 m è t r e s de toile, e x p r i m e 5
s e u l e m e n t q u e 20 m è t r e s de toile ne sont pas autre chose q u e 20 m è t r e s de
toile, c'est-à-dire n e sont q u ' u n e certaine s o m m e d ' u n e valeur d'usage. L a
valeur d e l a toile n e p e u t d o n c être e x p r i m é e q u e d a n s u n e autre m a r c h a n -
dise, c'est-à-dire relativement. Cela suppose q u e cette autre m a r c h a n d i s e se
trouve en face d'elle sous forme d'équivalent. D ' u n autre côté, la m a r c h a n - 10
dise q u i figure c o m m e équivalent ne p e u t se trouver à la fois sous forme de
valeur relative. Elle n ' e x p r i m e pas sa valeur, m a i s fournit s e u l e m e n t la m a -
tière p o u r l'expression de la valeur de la première m a r c h a n d i s e .
L ' e x p r e s s i o n : 20 mètres de toile = un habit ou: 20 mètres de toile valent un
habit, renferme, il est vrai, la r é c i p r o q u e : 1 habit = 20 mètres de toile ou: 15
1 habit vaut 20 mètres de toile. M a i s il me faut alors renverser l ' é q u a t i o n
p o u r e x p r i m e r relativement la valeur de l'habit, et dès q u e je le fais, la toile
devient équivalent à sa place. U n e m ê m e m a r c h a n d i s e ne p e u t d o n c revêtir
s i m u l t a n é m e n t ces d e u x formes dans la m ê m e expression de la valeur. Ces
d e u x formes s'excluent p o l a r i q u e m e n t . 20

b) La forme relative de la valeur

1) C o n t e n u de cette forme
P o u r trouver c o m m e n t l'expression simple d e l a valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e
est c o n t e n u e d a n s le rapport de valeur de d e u x m a r c h a n d i s e s , il faut
d'abord l'examiner, abstraction faite de son côté quantitatif. C'est le 25
contraire q u ' o n fait en général en envisageant d a n s le rapport de valeur ex-
clusivement la proportion d a n s laquelle des q u a n t i t é s d é t e r m i n é e s de d e u x
sortes de m a r c h a n d i s e s sont dites égales entre elles. On o u b l i e q u e des
choses différentes ne p e u v e n t être comparées quantitativement q u ' a p r è s
avoir été r a m e n é e s à la m ê m e u n i t é . Alors s e u l e m e n t elles o n t le m ê m e dé- 30
n o m i n a t e u r et d e v i e n n e n t c o m m e n s u r a b l e s .
Q u e 20 m è t r e s de toile = 1 habit, ou = 20, ou = χ habits, c'est-à-dire
q u ' u n e q u a n t i t é d o n n é e d e toile vaille plus o u m o i n s d'habits, u n e propor-
t i o n de ce genre i m p l i q u e toujours q u e l'habit et la toile, c o m m e g r a n d e u r s
de valeur, sont des expressions de la m ê m e u n i t é . Toile = habit, voilà le 35
f o n d e m e n t d e l'équation.
Mais les d e u x m a r c h a n d i s e s d o n t la qualité égale, l'essence i d e n t i q u e ,
est ainsi affirmée, n'y j o u e n t pas le m ê m e rôle. Ce n ' e s t q u e la valeur de la

32
Chapitre premier • La marchandise

toile qui s'y trouve exprimée. Et c o m m e n t ? En la c o m p a r a n t à u n e m a r -


chandise d ' u n e espèce différente, l'habit, c o m m e son équivalent, c'est-à-
dire u n e chose qui p e u t la r e m p l a c e r ou est échangeable avec elle. Il est
d'abord évident q u e l'habit entre d a n s ce rapport exclusivement c o m m e
5 forme d'existence de la valeur, car ce n'est q u ' e n e x p r i m a n t de la valeur
qu'il p e u t figurer c o m m e valeur vis-à-vis d ' u n e autre m a r c h a n d i s e . De
l'autre côté, le propre valoir de la toile se m o n t r e ici ou acquiert u n e ex-
pression distincte. En effet, la valeur h a b i t pourrait-elle être m i s e en équa-
tion avec la toile ou lui servir d'équivalent, si celle-ci n ' é t a i t pas e l l e - m ê m e
10 valeur?
E m p r u n t o n s u n e analogie à la c h i m i e . L'acide butyrique et le formiate
de propyle sont d e u x corps qui diffèrent d'apparence aussi b i e n q u e de
qualités physiques et c h i m i q u e s . N é a n m o i n s ils c o n t i e n n e n t les m ê m e s
él ém en ts - carbone, h y d r o g è n e et oxygène. En outre, ils les c o n t i e n n e n t
15 dans la m ê m e proportion de C H 0 . M a i n t e n a n t si on m e t t a i t le formiate
4 8 2

de propyle en é q u a t i o n avec l'acide b u t y r i q u e ou si on en faisait l'équiva-


lent, le formiate de propyle ne figurerait dans ce rapport q u e c o m m e forme
d'existence d e C H 0 , c'est-à-dire d e l a substance qui lui est c o m m u n e
4 8 2

avec l'acide. U n e é q u a t i o n où le formiate de propyle j o u e r a i t le rôle d'équi-


20 valent de l'acide b u t y r i q u e serait d o n c u n e m a n i è r e un peu g a u c h e d'expri-
m e r la substance de l'acide c o m m e q u e l q u e chose de t o u t à fait distinct de
sa forme corporelle.
Si n o u s disons : en t a n t q u e valeurs toutes les m a r c h a n d i s e s ne sont q u e
du travail h u m a i n cristallisé, n o u s les r a m e n o n s par n o t r e analyse à l'abs-
25 traction valeur, m a i s avant c o m m e après elles ne p o s s è d e n t q u ' u n e seule
forme, leur forme naturelle d'objets utiles. Il en est tout a u t r e m e n t dès
q u ' u n e m a r c h a n d i s e est m i s e en rapport de valeur avec u n e autre m a r c h a n -
dise. Dès ce m o m e n t son caractère de valeur ressort et s'affirme c o m m e sa
propriété ||20| i n h é r e n t e q u i d é t e r m i n e sa relation avec l'autre m a r c h a n -
30 dise.
L'habit étant posé l'équivalent de la toile, le travail c o n t e n u d a n s l'habit
est affirmé être i d e n t i q u e avec le travail c o n t e n u d a n s la toile. Il est vrai
que la taille se distingue du tissage. M a i s son é q u a t i o n avec le tissage la ra-
m è n e par le fait à ce qu'elle a de réellement c o m m u n avec lui, à son carac-
35 tère de travail h u m a i n . C'est u n e m a n i è r e d é t o u r n é e d'exprimer q u e le tis-
sage, en t a n t qu'il tisse de la valeur, ne se distingue en rien de la taille des
vêtements, c'est-à-dire est du travail h u m a i n abstrait. Cette é q u a t i o n ex-
prime d o n c le caractère spécifique du travail q u i constitue la valeur de la
toile.
40 II ne suffit pas c e p e n d a n t d'exprimer le caractère spécifique du travail
qui fait la valeur de la toile. La force de travail de l ' h o m m e à l'état fluide

33
Première section · Marchandise et monnaie

ou le travail h u m a i n forme b i e n de la valeur, m a i s n'est pas valeur. Il ne


devient valeur q u ' à l'état coagulé sous la forme d ' u n objet. Ainsi les c o n d i -
tions qu'il faut remplir p o u r exprimer la valeur de la toile paraissent se
contredire elles-mêmes. D ' u n côté il faut la représenter c o m m e u n e p u r e
c o n d e n s a t i o n du travail h u m a i n abstrait, car en tant q u e valeur la m a r - 5
c h a n d i s e n ' a pas d'autre réalité. En m ê m e temps cette c o n d e n s a t i o n doit
revêtir la forme d ' u n objet visiblement distinct de la toile e l l e - m ê m e et qui,
t o u t en lui appartenant, lui soit c o m m u n e avec u n e autre m a r c h a n d i s e . Ce
p r o b l è m e est déjà résolu.
En effet, n o u s avons vu q u e dès qu'il est posé c o m m e équivalent, l'habit 10
n ' a plus besoin de passeport p o u r constater son caractère de valeur. D a n s
ce rôle sa propre forme d'existence devient u n e forme d'existence de la va-
l e u r ; c e p e n d a n t l'habit, le corps de la m a r c h a n d i s e habit, n'est q u ' u n e sim-
ple valeur d ' u s a g e ; un h a b i t exprime aussi peu de valeur que le p r e m i e r
m o r c e a u de toile venu. Cela prouve tout s i m p l e m e n t q u e d a n s le rapport de 15
valeur de la toile il signifie plus q u ' e n dehors de ce r a p p o r t ; de m ê m e q u e
m a i n t personnage i m p o r t a n t dans un c o s t u m e g a l o n n é devient t o u t à fait
insignifiant si les galons lui m a n q u e n t .
D a n s la p r o d u c t i o n de l'habit, de la force h u m a i n e a été d é p e n s é e en fait
sous u n e forme particulière. Du travail h u m a i n est d o n c a c c u m u l é en lui. 20
A ce point de vue, l'habit est porte-valeur, b i e n qu'il ne laisse p a s percer
cette qualité à travers la transparence de ses fils, si râpé qu'il soit. Et, d a n s
le rapport de valeur de la toile, il ne signifie pas autre chose. Malgré son ex-
térieur si b i e n b o u t o n n é , la toile a r e c o n n u en lui u n e â m e s œ u r pleine de
valeur. C'est le côté p l a t o n i q u e de l'affaire. En réalité l'habit ne p e u t p o i n t 25
représenter dans ses relations extérieures la valeur, sans q u e la valeur
p r e n n e en m ê m e t e m p s l'aspect d'un habit. C'est ainsi q u e le particulier A
ne saurait représenter p o u r l'individu B u n e majesté, sans q u e la majesté
a u x y e u x de B revête i m m é d i a t e m e n t et la figure et le corps de A; c'est
p o u r cela p r o b a b l e m e n t qu'elle change avec c h a q u e n o u v e a u père du peu- 30
pie, de visage, de cheveux et de m a i n t e autre chose.
Le rapport qui fait de l'habit l'équivalent de la toile, m é t a m o r p h o s e d o n c
la forme habit en forme valeur de la toile ou exprime la valeur de la toile
d a n s la valeur d'usage de l'habit. En tant q u e valeur d'usage, la toile est un
objet sensiblement différent de l'habit; en t a n t que valeur, elle est chose 35
égale à l'habit et en a l'aspect, c o m m e cela est clairement prouvé par
l'équivalence de l'habit avec elle. Sa propriété de valoir apparaît d a n s son
égalité avec l'habit, c o m m e la n a t u r e m o u t o n n i è r e du chrétien d a n s sa res-
s e m b l a n c e avec l'agneau de Dieu.
C o m m e on le voit, tout ce q u e l'analyse de la valeur n o u s avait révélé 40
auparavant, la toile e l l e - m ê m e le dit, dès qu'elle entre en société avec u n e

34
Chapitre premier · La marchandise

autre m a r c h a n d i s e , l'habit. S e u l e m e n t elle ne trahit ses pensées q u e d a n s le


langage qui lui est familier, le langage des m a r c h a n d i s e s . Pour exprimer
q u e sa valeur vient du travail h u m a i n , d a n s sa propriété abstraite, elle dit
que l'habit en t a n t qu'il v a u t a u t a n t qu'elle, c'est-à-dire est valeur, se com-
5 pose du m ê m e travail q u ' e l l e - m ê m e . P o u r e x p r i m e r q u e sa réalité sublime
c o m m e valeur est distincte de son corps raide et filamenteux, elle dit q u e
la valeur a l'aspect d ' u n habit, et que par c o n s é q u e n t elle-même, c o m m e
chose valable, ressemble à l'habit, c o m m e un œ u f à un autre. R e m a r q u o n s
en passant q u e la langue des m a r c h a n d i s e s possède, outre l'hébreu, b e a u -
10 coup d'autres dialectes et patois plus ou m o i n s corrects. Le m o t a l l e m a n d
« W e r t h s e i n » , par exemple, exprime m o i n s n e t t e m e n t q u e le verbe r o m a n
Valere, valer, et le français valoir, q u e l'affirmation de l'équivalence de la
m a r c h a n d i s e B avec la m a r c h a n d i s e A est l'expression propre de la valeur
de cette dernière. Paris vaut b i e n u n e messe.
15 En vertu du rapport de valeur, la forme naturelle de la m a r c h a n d i s e B
devient la forme de valeur de la m a r c h a n d i s e A, ou bien le corps de B de-
17
vient p o u r A le miroir de sa v a l e u r . La valeur de la m a r c h a n d i s e A ainsi
exprimée dans la valeur d'usage de la m a r c h a n d i s e B, acquiert la forme de
valeur relative.

20 2) D é t e r m i n a t i o n quantitative de la valeur relative


T o u t e m a r c h a n d i s e , d o n t la valeur doit être exprimée, est un certain quan-
tum d ' u n e chose utile, par e x e m p l e : 15 boisseaux de froment, 100 livres de
café, etc., qui contient un quantum d é t e r m i n é de travail. La forme de la va-
leur a d o n c à exprimer n o n - s e u l e m e n t de la valeur en général, m a i s u n e va-
25 leur d ' u n e certaine grandeur. D a n s le rapport de valeur de la m a r c h a n d i s e
A avec la m a r c h a n d i s e B, n o n - s e u l e m e n t la m a r c h a n d i s e B est déclarée
égale à A au point de vue de la qualité, m a i s encore un certain quantum de
B équivaut au q u a n t u m d o n n é de A.
L ' é q u a t i o n : 20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile valent un
30 habit, suppose q u e les d e u x m a r c h a n d i s e s coûtent a u t a n t de travail l'une
que l'autre, ou se p r o d u i s e n t d a n s le m ê m e t e m p s ; m a i s ce t e m p s varie
pour c h a c u n e d'elles avec cha||21|que variation de la force productive du
travail qui la crée. E x a m i n o n s m a i n t e n a n t l'influence de ces variations sur
l'expression relative de la grandeur de valeur.
35 I. Q u e la valeur de la toile change p e n d a n t q u e la valeur de l'habit reste
17
Sous u n c e r t a i n r a p p o r t i l e n est d e l ' h o m m e c o m m e d e l a m a r c h a n d i s e . C o m m e i l n e v i e n t
p o i n t a u m o n d e avec u n miroir, n i e n p h i l o s o p h e à l a F i c h t e d o n t l e M o i n ' a b e s o i n d e r i e n
p o u r s'affirmer, il se m i r e et se r e c o n n a î t d ' a b o r d s e u l e m e n t d a n s un a u t r e h o m m e . A u s s i cet
autre, avec p e a u e t poil, l u i semble-t-il l a f o r m e p h é n o m é n a l e d u g e n r e h o m m e .

35
Première section · Marchandise et monnaie

18
c o n s t a n t e . - Le t e m p s de travail nécessaire à sa p r o d u c t i o n double-t-il,
par suite, je suppose, d ' u n m o i n d r e r e n d e m e n t du sol q u i fournit le lin,
alors sa valeur double. Au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, n o u s aurions :
20 mètres de toile = 2 habits, parce q u e 1 habit contient m a i n t e n a n t m o i t i é
m o i n s de travail. Le t e m p s nécessaire à la p r o d u c t i o n de la toile d i m i n u e - 5
t-il au contraire de m o i t i é par suite d ' u n perfectionnement apporté a u x m é -
tiers à tisser, sa valeur d i m i n u e dans la m ê m e proportion. Dès lors 20 mè-
tres de toile = % habit. La valeur relative de la m a r c h a n d i s e A, c'est-à-dire sa
valeur exprimée dans la m a r c h a n d i s e B, hausse ou baisse par c o n s é q u e n t
en raison directe de la valeur de la m a r c h a n d i s e A si celle de la m a r c h a n - 10
dise B reste constante.
II. Q u e la valeur de la toile reste constante p e n d a n t q u e la valeur de l'ha-
bit varie. - Le temps nécessaire à la production de l'habit double-t-il d a n s
ces circonstances, par suite, je suppose, d ' u n e t o n t e de la laine p e u favora-
ble, au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, n o u s avons m a i n t e n a n t 20 mètres 15
l
de toile = / habit. La valeur de l'habit tombe-t-elle au contraire de moitié,
2

alors 20 mètres de toile = 2 habits. La valeur de la m a r c h a n d i s e A d e m e u -


rant constante, on voit que sa valeur relative exprimée d a n s la m a r c h a n d i s e
B hausse ou baisse en raison inverse du c h a n g e m e n t de valeur de B.
Si l'on c o m p a r e les cas divers compris dans I et II, il est manifeste q u e le 20
m ê m e c h a n g e m e n t de g r a n d e u r de la valeur relative p e u t résulter de causes
t o u t opposées. Ainsi l ' é q u a t i o n : 20 mètres de toile = 1 habit d e v i e n t : 20 mè-
tres de toile = 2 habits, soit parce q u e la valeur de la toile d o u b l e ou q u e la
valeur des habits d i m i n u e de moitié, et 20 mètres de toile = % habit, soit
parce que la valeur de la toile d i m i n u e de m o i t i é ou que la valeur de l'habit 25
devient double.
III. Les quantités de travail nécessaires à la p r o d u c t i o n de la toile et de
l'habit changent-elles s i m u l t a n é m e n t , d a n s le m ê m e sens et d a n s la m ê m e
p r o p o r t i o n ? D a n s ce cas, 20-mètres de toile = 1 habit c o m m e auparavant,
quels que soient leurs c h a n g e m e n t s de valeur. On découvre ces change- 30
m e n t s par comparaison avec u n e troisième m a r c h a n d i s e d o n t la valeur
reste la m ê m e . Si les valeurs de toutes les m a r c h a n d i s e s a u g m e n t a i e n t ou
d i m i n u a i e n t s i m u l t a n é m e n t et dans la m ê m e proportion, leurs valeurs rela-
tives n'éprouveraient a u c u n e variation. Leur c h a n g e m e n t réel de valeur se
reconnaîtrait à ce q u e dans un m ê m e temps de travail il serait m a i n t e n a n t 35
livré en général u n e q u a n t i t é de m a r c h a n d i s e s plus ou m o i n s g r a n d e
qu'auparavant.
IV. Les temps de travail nécessaires à la p r o d u c t i o n et de la toile et de
l'habit, ainsi que leurs valeurs, peuvent s i m u l t a n é m e n t changer d a n s le
18
L ' e x p r e s s i o n valeur est e m p l o y é e ici, c o m m e p l u s i e u r s fois déjà de t e m p s à a u t r e , p o u r 40
quantité de valeur.

36
Chapitre premier • La marchandise

m ê m e sens, m a i s à un degré différent, ou d a n s un sens opposé, etc. L'in-


fluence de t o u t e c o m b i n a i s o n possible de ce genre sur la valeur relative
d ' u n e m a r c h a n d i s e , se calcule facilement par l'emploi des cas I, II et III.
Les c h a n g e m e n t s réels dans la g r a n d e u r de la valeur ne se reflètent
5 point, c o m m e on le voit, ni clairement ni c o m p l è t e m e n t d a n s leur expres-
sion relative. La valeur relative d ' u n e m a r c h a n d i s e p e u t changer, b i e n q u e
sa valeur reste c o n s t a n t e ; elle p e u t rester constante, b i e n que sa valeur
change, et enfin des c h a n g e m e n t s dans la q u a n t i t é de valeur et dans son
expression relative peuvent être simultanés sans correspondre exacte-
1 9
10 ment .

c) La forme d'équivalent et ses particularités


On l'a déjà vu : En m ê m e t e m p s q u ' u n e m a r c h a n d i s e A (la toile) exprime
sa valeur dans la valeur d'usage d ' u n e m a r c h a n d i s e différente B (l'habit),
elle i m p r i m e à cette dernière u n e forme particulière de valeur, celle d'équi-
15 valent. La toile manifeste son propre caractère de valeur par un rapport
dans lequel u n e autre m a r c h a n d i s e , l'habit, tel qu'il est d a n s sa forme n a t u -
relle, lui fait é q u a t i o n . Elle exprime d o n c q u ' e l l e - m ê m e vaut q u e l q u e
chose, par ce fait q u ' u n e autre m a r c h a n d i s e , l'habit, est i m m é d i a t e m e n t
échangeable avec elle.
20 En tant q u e valeurs toutes les m a r c h a n d i s e s sont des expressions égales
d ' u n e m ê m e u n i t é , le travail h u m a i n , remplaçables les u n e s par les autres :
U n e m a r c h a n d i s e est par c o n s é q u e n t échangeable avec u n e autre m a r c h a n -
dise, dès qu'elle possède u n e forme, qui la fait apparaître c o m m e valeur.
U n e m a r c h a n d i s e est i m m é d i a t e m e n t échangeable avec t o u t e autre d o n t
25 elle est l'équivalent, c'est-à-dire: la place qu'elle o c c u p e d a n s le rapport de
valeur, fait de sa forme naturelle la forme valeur de l'autre m a r c h a n d i s e .

19
D a n s u n écrit dirigé p r i n c i p a l e m e n t c o n t r e l a t h é o r i e d e l a v a l e u r d e R i c a r d o , o n lit: « V o u s
n ' a v e z q u ' à a d m e t t r e q u e le travail n é c e s s a i r e à sa p r o d u c t i o n r e s t a n t toujours le m ê m e , A
baisse parce q u e B, avec l e q u e l il s'échange, h a u s s e , et votre p r i n c i p e g é n é r a l au sujet de la va-
30 leur t o m b e . - En a d m e t t a n t q u e B baisse r e l a t i v e m e n t à A, q u a n d la v a l e u r de A h a u s s e relati-
v e m e n t à B , R i c a r d o d é t r u i t l u i - m ê m e l a b a s e d e son g r a n d a x i o m e q u e l a v a l e u r d ' u n e m a r -
c h a n d i s e est toujours d é t e r m i n é e p a r l a q u a n t i t é d e travail i n c o r p o r é e e n e l l e ; car s i u n
c h a n g e m e n t d a n s les frais de A c h a n g e n o n - s e u l e m e n t sa valeur r e l a t i v e m e n t à B, avec l e q u e l
il s ' é c h a n g e , m a i s aussi la valeur de B r e l a t i v e m e n t à A, q u o i q u e a u c u n c h a n g e m e n t n ' a i t eu
35 lieu d a n s la q u a n t i t é de travail exigé p o u r la p r o d u c t i o n de B : alors t o m b e n o n - s e u l e m e n t la
d o c t r i n e q u i fait de la q u a n t i t é de travail a p p l i q u é à un article la m e s u r e de sa valeur, m a i s
aussi la d o c t r i n e q u i affirme q u e la v a l e u r est réglée p a r les frais de p r o d u c t i o n . » (J. Broad-
h u r s t : Political Economy, L o n d o n , 1842, p. 1 1 , 14). M a î t r e B r o a d h u r s t p o u v a i t a u s s i b i e n d i r e :
10 10 1 0
Q u e l'on c o n s i d è r e les fractions / , / , / ; l e n o m b r e 1 0 reste toujours l e m ê m e , e t c e p e n -
20 50 l m

40 d a n t sa valeur p r o p o r t i o n n e l l e décroît c o n s t a m m e n t parce q u e la g r a n d e u r des d é n o m i n a t e u r s


a u g m e n t e . A i n s i t o m b e l e g r a n d p r i n c i p e d'après l e q u e l l a g r a n d e u r des n o m b r e s e n t i e r s est
déterminée par la quantité des unités qu'ils contiennent.

37
Première section • Marchandise et monnaie

Elle n ' a pas besoin de revêtir u n e forme différente dé sa forme n a t u r e l l e


p o u r se manifester c o m m e valeur à l'autre m a r c h a n d i s e , p o u r valoir
c o m m e telle et par c o n s é q u e n t p o u r être échangeable avec elle. La forme
d'équivalent est d o n c p o u r u n e m a r c h a n d i s e la forme sous laquelle elle est
i m m é d i a t e m e n t é c h a n g e a b l e avec u n e autre. 5
Q u a n d u n e m a r c h a n d i s e , c o m m e des habits, par exemple, sert d'équiva-
lent à u n e autre m a r c h a n d i s e , ||22| telle q u e la toile, et a c q u i e r t ainsi la
propriété caractéristique d'être i m m é d i a t e m e n t échangeable avec celle-ci,
la proportion n'est pas le m o i n s du m o n d e d o n n é e d a n s laquelle cet
échange p e u t s'effectuer. C o m m e la q u a n t i t é de valeur de la toile est don- 10
n é e , cela d é p e n d r a de la q u a n t i t é de valeur des habits. Q u e d a n s le rapport
de valeur, l'habit figure c o m m e équivalent et la toile c o m m e valeur rela-
tive, ou q u e ce soit l'inverse, la proportion, d a n s laquelle se fait l'échange,
reste la m ê m e . La q u a n t i t é de valeur respective des d e u x m a r c h a n d i s e s ,
m e s u r é e par la durée comparative du travail nécessaire à leur p r o d u c t i o n , 15
est par c o n s é q u e n t u n e d é t e r m i n a t i o n tout à fait i n d é p e n d a n t e de la forme
de valeur.
La m a r c h a n d i s e d o n t la valeur se trouve sous la forme relative est tou-
j o u r s e x p r i m é e c o m m e q u a n t i t é de valeur, tandis q u ' a u contraire il n ' e n est
j a m a i s ainsi de Γ'équivalent q u i figure toujours d a n s l ' é q u a t i o n c o m m e sim- 20
pie q u a n t i t é d ' u n e chose u t i l e . 40 m è t r e s de toile, par e x e m p l e , valent -
q u o i ? 2 habits. La m a r c h a n d i s e h a b i t j o u a n t ici le rôle d'équivalent, d o n -
n a n t ainsi un corps à la valeur de la toile, il suffit d ' u n certain quantum
d'habits p o u r exprimer le quantum de valeur q u i appartient à la toile. D o n c
2 habits p e u v e n t exprimer la q u a n t i t é de valeur de 40 m è t r e s de toile, m a i s 25
n o n la leur propre. L'observation superficielle de ce fait, q u e d a n s l'équa-
tion de la valeur, l'équivalent ne figure j a m a i s q u e c o m m e simple quantum
d ' u n objet d'utilité, a i n d u i t en erreur S. Bailey ainsi q u e b e a u c o u p d'éco-
n o m i s t e s avant et après lui. Ils n ' o n t vu d a n s l'expression de la valeur
q u ' u n rapport d e q u a n t i t é . O r sous l a forme d'équivalent u n e m a r c h a n d i s e 30
figure c o m m e simple q u a n t i t é d ' u n e m a t i è r e q u e l c o n q u e p r é c i s é m e n t
parce q u e la q u a n t i t é de sa valeur n'est pas exprimée.
Les contradictions q u e renferme la forme d'équivalent exigent m a i n t e -
n a n t un e x a m e n plus approfondi de ses particularités.
Première particularité de la forme d'équivalent: La valeur d'usage devient la 35
forme de m a n i f e s t a t i o n de son contraire, la valeur.
La forme naturelle des m a r c h a n d i s e s devient leur forme de valeur. M a i s ,
en fait, ce quid pro quo n ' a lieu p o u r u n e m a r c h a n d i s e B (habit, froment,
fer, etc.) q u e d a n s les limites du rapport de valeur, d a n s l e q u e l u n e autre
m a r c h a n d i s e A (toile, etc.) entre avec elle, et s e u l e m e n t d a n s ces limites. 40
Considéré isolément, l'habit, par exemple, n'est q u ' u n objet d'utilité, u n e

38
Chapitre premier • La marchandise

valeur d'usage, a b s o l u m e n t c o m m e la toile ; sa forme n'est que la forme na-


turelle d ' u n genre particulier d e m a r c h a n d i s e . M a i s c o m m e a u c u n e m a r -
chandise ne p e u t se rapporter à elle-même c o m m e équivalent, ni faire de
sa forme naturelle la forme de sa propre valeur, elle doit n é c e s s a i r e m e n t
5 prendre p o u r équivalent u n e autre m a r c h a n d i s e d o n t la valeur d'usage lui
sert ainsi de forme valeur.
U n e m e s u r e appliquée aux m a r c h a n d i s e s e n t a n t q u e matières, c'est-à-
dire en tant que valeurs d'usage, va n o u s servir d'exemple p o u r m e t t r e ce
qui précède d i r e c t e m e n t sous les y e u x du lecteur. Un p a i n de sucre,
10 puisqu'il est un corps, est pesant et par c o n s é q u e n t a du p o i d s ; m a i s il est
impossible de voir ou de sentir ce poids rien q u ' à l'apparence. N o u s pre-
n o n s m a i n t e n a n t divers m o r c e a u x de fer de poids c o n n u . La forme m a t é -
rielle du fer, considérée en elle-même, est aussi p e u u n e forme de manifes-
tation de la p e s a n t e u r q u e celle du p a i n de sucre. C e p e n d a n t p o u r exprimer
15 q u e ce dernier est pesant, n o u s le plaçons en un rapport de poids avec le
fer. D a n s ce rapport le fer est considéré c o m m e un corps qui ne représente
rien q u e de la pesanteur. D e s quantités de fer employées pour m e s u r e r le
poids du sucre, r e p r é s e n t e n t d o n c vis-à-vis de la m a t i è r e sucre u n e simple
forme, la forme sous laquelle la pesanteur se manifeste. Le fer ne p e u t
20 j o u e r ce rôle q u ' a u t a n t q u e le sucre ou n ' i m p o r t e q u e l autre corps, d o n t le
poids doit être trouvé, est m i s en rapport avec lui à ce p o i n t de vue. Si les
d e u x objets n ' é t a i e n t pas pesants, a u c u n rapport de cette espèce ne serait
possible entre eux, et l'un ne pourrait point servir d'expression à la pesan-
teur de l'autre. Jetons-les tous d e u x dans la b a l a n c e et n o u s voyons en fait
25 qu'ils sont la m ê m e chose c o m m e pesanteur, et que par c o n s é q u e n t dans
u n e certaine proportion ils sont aussi du m ê m e poids. De m ê m e q u e le
corps fer, c o m m e m e s u r e de poids, vis-à-vis du pain de sucre ne représente
que pesanteur, de m ê m e d a n s n o t r e expression de valeur, le corps h a b i t vis-
à-vis de la toile ne représente que valeur.
30 Ici c e p e n d a n t cesse l'analogie. D a n s l'expression de poids du p a i n de su-
cre, le fer représente u n e qualité naturelle c o m m u n e aux d e u x corps, leur
pesanteur, tandis q u e d a n s l'expression de valeur de la toile, le corps habit
représente u n e qualité surnaturelle des d e u x objets, leur valeur, un carac-
tère d ' e m p r e i n t e p u r e m e n t sociale.
35 Du m o m e n t q u e la forme relative exprime la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e ,
de la toile, par exemple, c o m m e q u e l q u e chose de c o m p l è t e m e n t différent
de son corps l u i - m ê m e et de ses propriétés, c o m m e q u e l q u e chose q u i res-
semble à un habit, par exemple, elle fait e n t e n d r e q u e sous cette expression
un rapport social est caché.
40 C'est l'inverse q u i a lieu avec la forme d'équivalent. Elle consiste préci-
s é m e n t en ce q u e le corps d ' u n e m a r c h a n d i s e , un habit par exemple, en ce

39
Première section • Marchandise et monnaie

q u e cette chose telle quelle exprime de la valeur, et par c o n s é q u e n t possède


n a t u r e l l e m e n t forme de valeur. Il est vrai que ceci n'est j u s t e q u ' a u t a n t
q u ' u n e autre m a r c h a n d i s e , c o m m e la toile, se rapporte à elle c o m m e équi-
20
v a l e n t . M a i s , de m ê m e q u e les propriétés matérielles d ' u n e chose ne font
q u e se confirmer d a n s ses rapports extérieurs avec d'autres choses au lieu 5
d ' e n découler, de m ê m e l'habit semble tirer de la n a t u r e et n o n du rapport
de valeur de la toile sa forme d'équivalent, sa propriété d'être i m m é d i a t e -
m e n t échangeable, au m ê m e titre que sa propriété d'être p e s a n t ou de tenir
c h a u d . De là le côté é n i g m a t i q u e de l'équivalent, côté qui ne frappe les
y e u x de l'économiste bourgeois q u e lorsque cette forme se m o n t r e à lui 10
t o u t achevée, dans la m o n n a i e . Pour dissiper ce carac||23|tère m y s t i q u e de
l'argent et de l'or, il cherche ensuite à les remplacer s o u r n o i s e m e n t par des
m a r c h a n d i s e s m o i n s éblouissantes ; il fait et refait avec un plaisir toujours
n o u v e a u le catalogue de tous les articles qui, d a n s leur t e m p s , o n t j o u é le
rôle d'équivalent. Il ne pressent pas q u e l'expression la plus simple de la 15
valeur, telle q u e 20 m è t r e s de toile valent un habit, contient déjà l'énigme
et que c'est sous cette forme simple qu'il doit chercher à le résoudre.
Deuxième particularité de la forme d'équivalent: Le travail concret devient
la forme de manifestation de son contraire, le travail h u m a i n abstrait.
D a n s l'expression de la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , le corps de l'équiva- 20
lent figure toujours c o m m e matérialisation du travail h u m a i n abstrait, et
est toujours le produit d ' u n travail particulier, concret et utile. Ce travail
concret ne sert d o n c ici q u ' à exprimer du travail abstrait. Un habit, par
exemple, est-il u n e simple réalisation, l'activité du tailleur q u i se réalise en
lui n'est aussi q u ' u n e simple forme de réalisation du travail abstrait. 25
Q u a n d on exprime la valeur de la toile d a n s l'habit, l'utilité du travail du
tailleur ne consiste pas en ce qu'il fait des habits et, selon le proverbe alle-
m a n d , des h o m m e s , m a i s en ce qu'il produit un corps, transparent de va-
leur, échantillon d ' u n travail qui ne se distingue en rien du travail réalisé
d a n s la valeur de la toile. P o u r pouvoir s'incorporer d a n s un tel m i r o i r de 30
valeur, il faut que le travail du tailleur ne reflète l u i - m ê m e rien q u e sa pro-
priété de travail h u m a i n .
Les d e u x formes d'activité productive, tissage et confection de vête-
m e n t s , exigent u n e dépense d e force h u m a i n e . T o u t e s d e u x possèdent
d o n c la propriété c o m m u n e d'être du travail h u m a i n , et d a n s certains cas, 35
c o m m e , p a r exemple, lorsqu'il s'agit de la p r o d u c t i o n de valeur, on ne doit
les considérer q u ' à ce p o i n t de vue. Il n'y a là rien de m y s t é r i e u x ; m a i s
d a n s l'expression de valeur de la m a r c h a n d i s e , la chose est prise au re-
20
D a n s u n a u t r e o r d r e d ' i d é e s i l e n est e n c o r e ainsi. Cet h o m m e , p a r e x e m p l e , n ' e s t r o i q u e
p a r c e q u e d ' a u t r e s h o m m e s s e c o n s i d è r e n t c o m m e ses sujets e t agissent e n c o n s é q u e n c e . Ils 40
c r o i e n t au c o n t r a i r e être sujets p a r c e q u ' i l est roi.

40
Chapitre premier · La marchandise

bours. P o u r exprimer, par exemple, q u e le tissage, n o n c o m m e tel, m a i s en


sa qualité de travail h u m a i n en général, forme la valeur de la toile, on lui
oppose un autre travail, celui q u i p r o d u i t l'habit, l'équivalent de la toile,
c o m m e la forme expresse d a n s laquelle le travail h u m a i n se manifeste. Le
5 travail du tailleur est ainsi m é t a m o r p h o s é en simple expression de sa pro-
pre qualité abstraite.
Troisième particularité de la forme équivalent:
Le travail concret q u i p r o d u i t l'équivalent, d a n s n o t r e e x e m p l e , celui de
tailleur, en servant s i m p l e m e n t d'expression au travail h u m a i n indistinct,
10 possède la forme de l'égalité avec un autre travail, celui q u e recèle la toile,
et devient ainsi q u o i q u e travail privé, c o m m e t o u t autre travail productif
de m a r c h a n d i s e s , travail sous forme sociale i m m é d i a t e . C'est p o u r q u o i il se
réalise par u n p r o d u i t q u i est i m m é d i a t e m e n t échangeable avec u n e autre
marchandise.
15 Les d e u x particularités de la forme équivalent, e x a m i n é e s en dernier
lieu, d e v i e n n e n t encore plus faciles à saisir, si n o u s r e m o n t o n s au grand
p e n s e u r q u i a analysé le p r e m i e r la forme valeur, ainsi q u e t a n t d'autres
formes, soit de la p e n s é e , soit de la société, soit de la n a t u r e : n o u s avons
n o m m é Aristote.
20 D ' a b o r d Aristote e x p r i m e c l a i r e m e n t q u e la forme argent de la m a r c h a n -
dise n'est q u e l'aspect développé de la forme valeur simple, c'est-à-dire de
l'expression d e l a valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e d a n s u n e autre m a r c h a n d i s e
q u e l c o n q u e , car il d i t :
«5 lits = 1 maison (Κλΐναι π έ ν τ ε α ν τ ί ο ι κ ί α ς ) » « n e diffèrent p a s » d e :
25 « 5 lits = tant et tant d'argent.»
(Κλΐναι π έ ν τ ε α ν τ ί .... δσου αί π έ ν τ ε κλΐναι.)
Il voit de plus q u e le rapport de valeur qui c o n t i e n t cette expression de
valeur suppose, de son côté, q u e la m a i s o n est déclarée égale au lit au p o i n t
de vue de la qualité, et q u e ces objets, s e n s i b l e m e n t différents, ne pour-
30 raient se c o m p a r e r entre e u x c o m m e des grandeurs c o m m e n s u r a b l e s sans
cette égalité d'essence. « L ' é c h a n g e , dit-il, ne p e u t avoir lieu sans l'égalité,
ni l'égalité sans la c o m m e n s u r a b i l i t é » (ουτ' ί σ ό τ η ς μή ούσης σ υ μ μ ε τ ρ ί α ς ) .
M a i s ici il hésite et r e n o n c e à l'analyse de la forme valeur. « I l est, ajoute-t-
il, impossible en vérité (τχ\ μεν οΰν ά λ η θ ε ί α α δ ύ ν α τ ο ν ) q u e des choses si
35 dissemblables soient c o m m e n s u r a b l e s e n t r e elles», c'est-à-dire de qualité
égale. L'affirmation de leur égalité ne p e u t être q u e contraire à la n a t u r e
des choses ; « on y a s e u l e m e n t recours p o u r le b e s o i n p r a t i q u e . »
A i n s i Aristote n o u s dit l u i - m ê m e où son analyse vient é c h o u e r contre
l'insuffisance de son c o n c e p t de valeur. Q u e l est le «je ne sais q u o i » d'égal,
40 c'est-à-dire la s u b s t a n c e c o m m u n e q u e représente la m a i s o n p o u r le lit
d a n s l'expression de la valeur de ce dernier ?« Pareille chose, dit Aristote,

41
Première section • Marchandise et monnaie

ne p e u t en vérité exister. « P o u r q u o i ? La m a i s o n représente vis-à-vis du lit


q u e l q u e chose d'égal, en t a n t qu'elle représente ce qu'il y a de r é e l l e m e n t
égal d a n s tous les deux. Q u o i d o n c ? Le travail h u m a i n .
Ce q u i e m p ê c h a i t Aristote de lire dans la forme valeur des m a r c h a n -
dises, q u e tous les travaux sont exprimés ici c o m m e travail h u m a i n indis- 5
tinct et par c o n s é q u e n t égaux, c'est que la société grecque reposait sur le
travail des esclaves, et avait p o u r base naturelle l'inégalité des h o m m e s et
de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la valeur, l'égalité et
l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu'ils sont du travail
h u m a i n , ne p e u t être déchiffré q u e lorsque l'idée de l'égalité h u m a i n e a 10
déjà acquis la ténacité d ' u n préjugé populaire. Mais ceci n ' a lieu q u e dans
u n e société où la forme m a r c h a n d i s e est devenue la forme générale des
produits du travail, où par c o n s é q u e n t le rapport des h o m m e s entre e u x
c o m m e producteurs et échangistes de m a r c h a n d i s e s est le rapport social
1
d o m i n a n t . Ce qui m o n t r e le génie d'Aristote, c'est qu'il a découvert dans 15
l'expression de la valeur des m a r c h a n d i s e s un rapport d'égalité. L'état parti-
culier de la société d a n s laquelle il vivait l'a seul e m p ê c h é de trouver q u e l
était le c o n t e n u réel de ce rapport.

d) Ensemble de la forme valeur simple


La forme simple de la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est c o n t e n u e d a n s son rap- 20
port de valeur ou d ' é c h a n g e avec un seul autre genre de m a r c h a n d i s e q u e l
qu'il soit. La valeur de la m a r c h a n d i s e A est exprimée qualitativement par
la propriété de la m a r c h a n d i s e B ||24| d'être i m m é d i a t e m e n t é c h a n g e a b l e
avec A. Elle est e x p r i m é e q u a n t i t a t i v e m e n t par l'échange toujours possible
d ' u n q u a n t u m d é t e r m i n é de B avec le q u a n t u m d o n n é de A. En d'autres 25
t e r m e s , la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est exprimée par cela seul qu'elle se
pose c o m m e valeur d'échange. Si d o n c au d é b u t de ce chapitre, p o u r suivre
la m a n i è r e de parler ordinaire, n o u s avons d i t : la m a r c h a n d i s e est valeur
d'usage et valeur d'échange, pris à la lettre c'était faux. La m a r c h a n d i s e est
valeur d'usage ou objet d'utilité, et valeur. Elle se présente p o u r ce qu'elle 30
est, chose double, dès q u e sa valeur possède u n e forme p h é n o m é n a l e
propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d ' é c h a n g e ; et
elle ne possède j a m a i s cette forme, si on la considère isolément. Dès
q u ' o n sait cela, la vieille locution n ' a plus de malice et sert p o u r l'abré-
viation. 35
Il ressort de n o t r e analyse q u e c'est de la n a t u r e de la valeur des m a r -
chandises q u e provient sa forme, et q u e ce n'est pas au contraire de la m a -
n i è r e de les exprimer par un rapport d'échange q u e d é c o u l e n t la valeur et
sa grandeur. C'est là p o u r t a n t l'erreur des mercantilistes et de leurs m o -

42
Chapitre premier · La marchandise

21
dernes zélateurs, les Ferrier, les G a n i l h , e t c . , aussi b i e n q u e de leurs anti-
podes, les c o m m i s voyageurs du libre échange, tels q u e Bastiat et consorts.
Les mercantilistes a p p u i e n t surtout sur le côté qualitatif de l'expression de
la valeur, c o n s é q u e m m e n t sur la forme équivalent de la m a r c h a n d i s e , réali-
5 sée à l'œil, d a n s la forme argent; les m o d e r n e s c h a m p i o n s du libre
échange, au contraire, q u i veulent se débarrasser à t o u t prix de leur mar-
chandise, font ressortir exclusivement le côté quantitatif de la forme rela-
tive de la valeur. P o u r eux il n'existe d o n c ni valeur ni g r a n d e u r de valeur
en dehors de leur expression par le rapport d'échange, ce q u i v e u t dire pra-
10 t i q u e m e n t en dehors de la cote q u o t i d i e n n e du prix courant. L'Écossais
M a c Leod, q u i s'est d o n n é p o u r fonction d'habiller et d'orner d ' u n si grand
luxe d'érudition le fouillis des préjugés é c o n o m i q u e s de Lombardstreet, -
la r u e des grands b a n q u i e r s de Londres, - forme la synthèse réussie des
mercantilistes superstitieux et des esprits forts du libre échange.
15 Un e x a m e n attentif de l'expression de la valeur de A en B, a m o n t r é que
d a n s ce rapport la forme naturelle de la m a r c h a n d i s e A ne figure que
c o m m e forme de valeur d'usage, et la forme naturelle de la m a r c h a n d i s e B
q u e c o m m e forme de valeur. L'opposition i n t i m e entre la valeur d'usage et
la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , se m o n t r e ainsi par le rapport de d e u x mar-
20 chandises, rapport d a n s lequel A, d o n t la valeur doit être exprimée, ne se
pose i m m é d i a t e m e n t q u e c o m m e valeur d'usage, tandis q u e B au contraire,
d a n s laquelle la valeur est exprimée, ne se pose i m m é d i a t e m e n t que
c o m m e valeur d'échange. La forme valeur simple d ' u n e m a r c h a n d i s e est
d o n c la simple forme d'apparition des contrastes qu'elle recèle, c'est-à-dire
25 de la valeur d'usage et de la valeur.
Le produit du travail est dans n ' i m p o r t e q u e l état social valeur d'usage
ou objet d ' u t i l i t é ; m a i s il n'y a q u ' u n e é p o q u e d é t e r m i n é e dans le dévelop-
p e m e n t historique de la société, qui transforme g é n é r a l e m e n t le produit du
travail en m a r c h a n d i s e , c'est celle où le travail dépensé d a n s la p r o d u c t i o n
30 des objets utiles revêt le caractère d ' u n e qualité i n h é r e n t e à ces choses, de
leur valeur.
Le produit du travail acquiert la forme m a r c h a n d i s e , dès q u e sa valeur
acquiert la forme de la valeur d'échange, opposée à sa forme naturelle ; dès
q u e par c o n s é q u e n t il est représenté c o m m e l'unité dans laquelle se fon-
35 d e n t ces contrastes. Il suit de là q u e la forme simple que revêt la valeur de
la m a r c h a n d i s e est aussi la forme primitive d a n s laquelle le produit du tra-
vail se présente c o m m e m a r c h a n d i s e et q u e le développement de la forme
m a r c h a n d i s e m a r c h e du m ê m e pas que celui de la forme valeur.
21
F. L. A. Ferrier ( s o u s - i n s p e c t e u r des d o u a n e s ) : Du Gouvernement considéré dans ses rapports
40 avec le commerce, Paris, 1805 ; et C h a r l e s G a n i l h : Des Systèmes de l'Économie politique, 2 edit,
e

Paris, 1 8 2 1 .

43
Première section • Marchandise et monnaie

A p r e m i è r e vue on s'aperçoit de l'insuffisance de la forme valeur simple,


ce germe qui doit subir u n e série de m é t a m o r p h o s e s avant d'arriver à la
forme prix.
En effet, la forme simple ne fait q u e distinguer entre la valeur et la va-
leur d'usage d ' u n e m a r c h a n d i s e et la m e t t r e en rapport d ' é c h a n g e avec u n e 5
seule espèce de n ' i m p o r t e quelle autre m a r c h a n d i s e , au lieu de représenter
son égalité qualitative et sa proportionnalité quantitative avec toutes les
m a r c h a n d i s e s . Dès q u e la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est exprimée dans
cette forme simple, u n e autre m a r c h a n d i s e revêt de son côté la forme
d'équivalent simple. Ainsi, par exemple, dans l'expression de la valeur rela- 10
tive de la toile, l'habit ne possède la forme équivalent, forme q u i i n d i q u e
q u ' i l est i m m é d i a t e m e n t échangeable, que par rapport à u n e seule m a r -
c h a n d i s e , la toile.
N é a n m o i n s la forme valeur simple passe d'elle-même à u n e forme plus
complète. Elle n ' e x p r i m e , il est vrai, la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e A q u e 15
d a n s un seul autre genre de m a r c h a n d i s e . M a i s le genre de cette s e c o n d e
m a r c h a n d i s e p e u t être a b s o l u m e n t tout ce q u ' o n voudra, habit, fer, fro-
m e n t , et ainsi de suite. Les expressions de la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e de-
v i e n n e n t d o n c aussi variées q u e ses rapports de valeur avec d'autres m a r -
chandises. L'expression isolée de sa valeur se m é t a m o r p h o s e ainsi en u n e 20
série d'expressions simples q u e l'on p e u t prolonger à volonté.

B. F o r m e valeur totale ou développée

ζ marchandise A = u marchandise B ou = ν marchandise C ou = χ marchandise


E, ou = etc.
20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = 40 livres de café, 25
ou = 2 onces d'or, ou = % tonne de fer, ou = etc.

a) La forme développée de la valeur relative


La valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , de la toile, par exemple, est m a i n t e n a n t re-
présentée d a n s d'autres é l é m e n t s i n n o m b r a b l e s . Elle se reflète d a n s tout
22
autre corps de m a r c h a n d i s e c o m m e en un m i r o i r . | 30
22
Voilà p o u r q u o i l'on p a r l e d e l a valeur h a b i t d e l a toile q u a n d o n e x p r i m e s a v a l e u r e n h a -
b i t s , d e s a valeur blé, q u a n d o n l ' e x p r i m e e n blé, etc. C h a q u e e x p r e s s i o n s e m b l a b l e d o n n e à
e n t e n d r e q u e c'est sa p r o p r e v a l e u r q u i se m a n i f e s t e d a n s ces diverses v a l e u r s d ' u s a g e .
« L a valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e d é n o t e son r a p p o r t d ' é c h a n g e ; n o u s p o u v o n s d o n c p a r l e r d e
sa valeur blé, sa valeur h a b i t , p a r r a p p o r t à la m a r c h a n d i s e à l a q u e l l e elle est c o m p a r é e ; et 35
alors il y a des milliers d ' e s p è c e s de valeur, a u t a n t d'espèces de v a l e u r q u ' i l y a d e s g e n r e s de
m a r c h a n d i s e s , et t o u t e s sont é g a l e m e n t réelles et é g a l e m e n t n o m i n a l e s . » (A Critical Disserta-
tion on the Nature, Measures and Causes of value: chiefly in reference to the writings of Mr.Ricardo

44
Chapitre premier • La marchandise

|25| T o u t autre travail, quelle q u ' e n soit la forme naturelle, taille, ense-
m e n ç a g e , extraction de fer ou d'or, etc., est m a i n t e n a n t affirmé égal au tra-
vail fixé d a n s la valeur de la toile q u i manifeste ainsi son caractère de tra-
vail h u m a i n . La forme totale de la valeur relative m e t u n e m a r c h a n d i s e en
5 rapport social avec toutes. En m ê m e t e m p s la série i n t e r m i n a b l e de ses ex-
pressions d é m o n t r e q u e la valeur des m a r c h a n d i s e s revêt indifféremment
toute forme particulière de valeur d'usage.
D a n s la p r e m i è r e forme : 20 mètres de toile = 1 habit, il p e u t sembler q u e
ce soit par hasard q u e ces d e u x m a r c h a n d i s e s sont échangeables d a n s cette
10 proportion d é t e r m i n é e .
D a n s la seconde forme, au contraire, on aperçoit i m m é d i a t e m e n t ce q u e
cache cette apparence. La valeur de la toile reste la m ê m e , q u ' o n l'exprime
en vêtements, en café, en fer, au m o y e n de m a r c h a n d i s e s sans n o m b r e ap-
p a r t e n a n t à des échangistes les plus divers. Il devient évident q u e ce n'est
15 pas l'échange q u i règle la q u a n t i t é de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , m a i s au
contraire la q u a n t i t é de valeur de la m a r c h a n d i s e q u i règle ses rapports
d'échange.

b) La forme équivalent particulière


C h a q u e m a r c h a n d i s e , habit, froment, thé, fer, etc., sert d'équivalent dans
20 l'expression de la valeur de la toile. La forme naturelle de c h a c u n e de ces
m a r c h a n d i s e s est m a i n t e n a n t u n e forme équivalente particulière à côté de
b e a u c o u p d'autres. De m ê m e les genres variés de travaux utiles, c o n t e n u s
d a n s les divers corps de m a r c h a n d i s e s , représentent a u t a n t de formes parti-
culières de réalisation ou de manifestation du travail h u m a i n p u r et sim-
25 pie.

c) Défauts de la forme valeur totale ou développée


D ' a b o r d l'expression relative de valeur est inachavée parce q u e la série de
ses termes n'est j a m a i s close. La chaîne d o n t c h a q u e c o m p a r a i s o n de va-
leur forme un des a n n e a u x , p e u t s'allonger à volonté à m e s u r e q u ' u n e n o u -
30 velie espèce de m a r c h a n d i s e fournit la m a t i è r e d ' u n e expression nouvelle.
Si, de plus, c o m m e cela doit se faire, on généralise cette forme en l'appli-

and his followers. By the author of Essays on the Formation, etc., of Opinions. L o n d o n , 1825, p. 39.)
S. Bailey, l ' a u t e u r de cet écrit a n o n y m e q u i fit d a n s son t e m p s b e a u c o u p de b r u i t en A n g l e -
terre, se figure avoir a n é a n t i t o u t c o n c e p t positif de v a l e u r p a r cette e n u m e r a t i o n des expres-
35 sions relatives variées d e l a v a l e u r d ' u n e m ê m e m a r c h a n d i s e . Q u e l l e q u e fût l'étroitesse d e
son esprit, il n ' e n a p a s m o i n s parfois m i s à nu les défauts de la t h é o r i e de R i c a r d o . Ce q u i le
prouve, c'est l ' a n i m o s i t é avec l a q u e l l e il a été a t t a q u é p a r l'école R i c a r d i e n n e , p a r e x e m p l e
d a n s le Westminster Review.

45
Première section • Marchandise et monnaie

q u a n t à t o u t genre de m a r c h a n d i s e , on obtiendra, au b o u t du c o m p t e ,
a u t a n t de séries diverses et i n t e r m i n a b l e s d'expressions de valeur q u ' i l y
aura de m a r c h a n d i s e s . - Les défauts de la forme développée de la valeur
relative se reflètent d a n s la forme équivalent qui lui correspond. C o m m e la
forme naturelle de c h a q u e espèce de m a r c h a n d i s e s fournit ici u n e forme 5
équivalent particulière à côté d'autres en n o m b r e infini, il n ' e x i s t e en géné-
ral que des formes équivalent fragmentaires, dont c h a c u n e exclut l'autre.
De m ê m e le genre de travail utile, concret, c o n t e n u dans c h a q u e équiva-
lent, n'y présente q u ' u n e forme particulière, c'est-à-dire u n e m a n i f e s t a t i o n
i n c o m p l è t e du travail h u m a i n . Ce travail possède bien, il est vrai, sa forme 10
complète ou totale de manifestation dans l'ensemble de ses formes particu-
lières. M a i s l'unité de forme et d'expression fait défaut.
La forme totale ou développée de la valeur relative ne consiste cepen-
d a n t q u ' e n u n e s o m m e d'expressions relatives simples ou d ' é q u a t i o n s de la
p r e m i è r e forme telles q u e : 15
20 mètres de toile = 1 habit,
20 mètres de toile = 10 livres de thé, etc.,
d o n t c h a c u n e contient r é c i p r o q u e m e n t l ' é q u a t i o n i d e n t i q u e :
1 habit = 20 mètres de toile,
10 livres de thé = 20 mètres de toile, etc. 20
En fait: le possesseur de la toile l'échange-t-il contre b e a u c o u p d'autres
m a r c h a n d i s e s et exprime-t-il c o n s é q u e m m e n t sa valeur dans u n e série
d ' a u t a n t de termes, les possesseurs des autres m a r c h a n d i s e s doivent les
é c h a n g e r contre la toile et exprimer les valeurs de leurs m a r c h a n d i s e s di-
verses dans un seul et m ê m e terme, la toile. - Si d o n c n o u s r e t o u r n o n s la 25
s é r i e : 20 m è t r e s de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = etc., c'est-à-
dire si n o u s exprimons la réciproque qui y est déjà i m p l i c i t e m e n t c o n t e -
nue, nous obtenons :

C. F o r m e valeur générale

1 habit — 30
10 livres de thé =
40 livres de café =
2 onces d'or = 20 mètres de toile
% tonne de fer —
χ marchandise A = 35
etc. —

46
Chapitre premier • La marchandise

a) Changement de caractère de la forme valeur


Les m a r c h a n d i s e s e x p r i m e n t m a i n t e n a n t leurs valeurs: 1° d ' u n e m a n i è r e
simple, parce qu'elles l'expriment dans u n e seule espèce de m a r c h a n d i s e ;
2° avec e n s e m b l e , parce qu'elles l'expriment d a n s la m ê m e espèce de m a r -
5 chandises. L e u r forme valeur est simple et c o m m u n e , c o n s é q u e m m e n t gé-
nérale.
Les formes I et II ne parvenaient à exprimer la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e
q u e c o m m e q u e l q u e chose de distinct de sa propre valeur d'usage ou de sa
propre matière. La p r e m i è r e forme fournit des é q u a t i o n s telles q u e celle-ci :
10 1 habit = 20 mètres de toile, 10 livres de thé = % tonne de fer, etc. La valeur de
l'habit est exprimée c o m m e q u e l q u e chose d'égal à la toile, la valeur du thé
c o m m e q u e l q u e chose d'égal au fer, etc. ; m a i s ces expressions de la valeur
de l'habit et du t h é sont aussi différentes l'une de l'autre que la toile et le
fer. Cette forme ne se présente é v i d e m m e n t d a n s la pratique q u ' a u x épo-
15 ques primitives où les produits du travail n ' é t a i e n t transformés en m a r -
chandises q u e par des échanges accidentels et isolés.
La seconde forme exprime plus c o m p l è t e m e n t q u e la p r e m i è r e la diffé-
rence q u i existe entre la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , par exemple, d ' u n ha-
bit, et sa ||26| propre valeur d'usage. En effet, la valeur de l'habit y p r e n d
20 toutes les figures possibles vis-à-vis de sa forme naturelle ; elle ressemble à
la toile, au thé, au fer, à tout, excepté à l'habit. D ' u n autre côté, cette forme
rend impossible t o u t e expression c o m m u n e de la valeur des m a r c h a n d i s e s ,
car, d a n s l'expression de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e q u e l c o n q u e , toutes les
autres figurent c o m m e ses équivalents, et sont par c o n s é q u e n t incapables
25 d'exprimer leur propre valeur. Cette forme valeur développée se présente
dans la réalité dès q u ' u n produit du travail, le bétail, par exemple, est
échangé contre d'autres m a r c h a n d i s e s différentes, n o n plus par exception,
mais déjà par h a b i t u d e .
D a n s l'expression générale de la valeur relative, au contraire, c h a q u e
30 m a r c h a n d i s e , telle qu'habit, café, fer, etc., possède u n e seule et m ê m e
forme valeur, par exemple, la forme toile, différente de sa forme naturelle.
En vertu de cette ressemblance avec la toile, la valeur de c h a q u e m a r c h a n -
dise est m a i n t e n a n t distincte n o n - s e u l e m e n t de sa propre valeur d'usage,
m a i s encore de toutes les autres valeurs d'usage, et par cela m ê m e repré-
35 sentée c o m m e le caractère c o m m u n et indistinct de toutes les m a r c h a n -
dises. Cette forme est la p r e m i è r e q u i m e t t e les m a r c h a n d i s e s en rapport
entre elles c o m m e valeurs, en les faisant apparaître l ' u n e vis-à-vis de l'autre
c o m m e valeurs d'échange.
Les deux premières formes expriment la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e quel-
40 c o n q u e , soit en u n e autre m a r c h a n d i s e différente, soit en u n e série de

47
Première section • Marchandise et monnaie

b e a u c o u p d'autres m a r c h a n d i s e s . C h a q u e fois c'est, p o u r ainsi dire, l'af-


faire particulière de c h a q u e m a r c h a n d i s e prise à part de se d o n n e r u n e
forme valeur, et elle y parvient sans q u e les autres m a r c h a n d i s e s s'en m ê -
lent. Celles-ci j o u e n t vis-à-vis d'elle le rôle p u r e m e n t passif d'équivalent.
La forme générale de la valeur relative ne se produit au contraire q u e 5
c o m m e l'œuvre c o m m u n e des m a r c h a n d i s e s dans leur e n s e m b l e . U n e m a r -
c h a n d i s e n ' a c q u i e r t son expression de valeur générale q u e parce que, en
m ê m e temps, toutes les autres m a r c h a n d i s e s e x p r i m e n t leurs valeurs d a n s
le m ê m e équivalent, et c h a q u e espèce de m a r c h a n d i s e nouvelle q u i se pré-
sente doit faire de m ê m e . De plus, il devient évident que les m a r c h a n d i s e s 10
qui, au point de vue de la valeur, sont des choses p u r e m e n t sociales, ne
peuvent aussi exprimer cette existence sociale que par u n e série e m b r a s -
sant tous leurs rapports réciproques ; q u e leur forme valeur doit, par consé-
quent, être u n e forme socialement validée.
La forme naturelle de la m a r c h a n d i s e q u i devient l'équivalent c o m m u n , 15
la toile, est m a i n t e n a n t la forme officielle des valeurs. C'est ainsi q u e les
m a r c h a n d i s e s se m o n t r e n t les u n e s a u x autres n o n - s e u l e m e n t leur égalité
qualitative, mais encore leurs différences quantitatives de valeur. Les q u a n -
tités de valeur projetées c o m m e sur un m ê m e miroir, la toile, se reflètent
réciproquement. 20
E x e m p l e : 10 livres de thé = 2 0 mètres de toile, et 40 livres de café
= 20 mètres de toile. D o n c 10 livres de thé = 40 livres de café, ou b i e n
il n'y a dans 1 livre de café que % du travail, c o n t e n u d a n s 1 livre de
thé.
La forme générale de la valeur relative embrassant le m o n d e des m a r - 25
chandises i m p r i m e à la m a r c h a n d i s e équivalent qui en est exclue le carac-
tère d'équivalent général. La toile est m a i n t e n a n t i m m é d i a t e m e n t é c h a n -
geable avec toutes les autres m a r c h a n d i s e s . Sa forme naturelle est d o n c en
m ê m e t e m p s sa forme sociale. Le tissage, le travail privé q u i p r o d u i t la
toile, acquiert par cela m ê m e le caractère de travail social, la forme d'éga- 30
lité avec tous les autres travaux. Les i n n o m b r a b l e s é q u a t i o n s d o n t se c o m -
pose la forme générale de la valeur identifient le travail réalisé d a n s la toile
avec le travail c o n t e n u dans c h a q u e m a r c h a n d i s e qui lui est t o u r à t o u r
comparée, et fait du tissage la forme générale d a n s laquelle se manifeste le
travail h u m a i n . De cette m a n i è r e le travail réalisé d a n s la valeur des m a r - 35
chandises n'est pas s e u l e m e n t représenté négativement, c'est-à-dire c o m m e
u n e abstraction où s'évanouissent les formes concrètes et les propriétés
utiles du travail réel; sa n a t u r e positive s'affirme n e t t e m e n t . Elle est la ré-
d u c t i o n de tous les travaux réels à leur caractère c o m m u n de travail h u -
m a i n , de dépense de la m ê m e force h u m a i n e de travail. 40
La forme générale de la valeur m o n t r e , par sa structure m ê m e , qu'elle est

48
Chapitre premier · La marchandise

l'expression sociale du m o n d e des m a r c h a n d i s e s . Elle révèle par consé-


q u e n t que dans ce m o n d e le caractère h u m a i n ou général du travail forme
son caractère social spécifique.

b) Rapport de développement de la forme valeur relative


5 et de la forme équivalent
La forme équivalent se développe s i m u l t a n é m e n t et g r a d u e l l e m e n t avec la
forme relative ; m a i s , et c'est là ce qu'il faut b i e n remarquer, le développe-
m e n t de la p r e m i è r e n ' e s t q u e le résultat et l'expression du développement
de la seconde. C'est de celle-ci que part l'initiative.
10 La forme valeur relative simple ou isolée d ' u n e m a r c h a n d i s e suppose
u n e autre m a r c h a n d i s e q u e l c o n q u e c o m m e équivalent accidentel. L a
forme développée de la valeur relative, cette expression de la valeur d ' u n e
m a r c h a n d i s e dans toutes les autres, leur i m p r i m e à toutes la forme d'équi-
valents particuliers d'espèce différente. Enfin, u n e m a r c h a n d i s e spécifique
15 acquiert la forme d'équivalent général, parce que toutes les autres m a r -
chandises en font la m a t i è r e de leur forme générale de valeur relative.
A m e s u r e c e p e n d a n t q u e la forme valeur en général se développe, se dé-
veloppe aussi l'opposition entre ses d e u x pôles, valeur relative et équiva-
lent. Déjà m ê m e la p r e m i è r e forme valeur, 20 mètres de toile = 1 habit,
20 contient cette opposition, m a i s ne la fixe pas. D a n s cette é q u a t i o n , l'un des
termes, la toile, se trouve sous forme valeur relative, et le t e r m e opposé,
l'habit, sous forme équivalent. Si m a i n t e n a n t on lit à rebours cette é q u a -
tion, la toile et l'habit c h a n g e n t t o u t s i m p l e m e n t de rôle, m a i s la forme de
l'équation reste la m ê m e . Aussi est-il difficile de fixer ici l'opposition entre
25 les d e u x termes.
Sous la forme II, u n e espèce de m a r c h a n d i s e p e u t développer complète-
m e n t sa valeur relative, revêt la forme totale de la valeur relative, parce |
|27| que, et en t a n t que toutes les autres m a r c h a n d i s e s se trouvent vis-à-vis
d'elle sous forme équivalent.
30 Ici l'on ne p e u t déjà plus renverser les d e u x termes de l ' é q u a t i o n sans
changer c o m p l è t e m e n t son caractère, et la faire passer de la forme valeur
totale à la forme valeur générale.
Enfin, la dernière forme, la forme III, d o n n e à l'ensemble des m a r c h a n -
dises u n e expression de valeur relative générale et uniforme, parce q u e et
35 en tant qu'elle exclut de la forme équivalent toutes les m a r c h a n d i s e s , à
l'exception d ' u n e seule. U n e m a r c h a n d i s e , la toile, se trouve c o n s é q u e m -
m e n t sous forme d'échangeabilité i m m é d i a t e avec toutes les autres mar-
23
chandises, parce q u e et en tant q u e celles-ci ne s'y trouvent p a s .
23
L a forme d ' é c h a n g e a b i l i t é i m m é d i a t e e t universelle n ' i n d i q u e pas l e m o i n s d u m o n d e a u
40 p r e m i e r c o u p d'ceil q u ' e l l e est u n e forme polarisée, r e n f e r m a n t e n elle d e s o p p o s i t i o n s , e t t o u t

49
Première section • Marchandise et monnaie

Sous cette forme III, le m o n d e des m a r c h a n d i s e s ne possède d o n c u n e


forme valeur relative sociale et générale, q u e parce q u e toutes les m a r c h a n -
dises qui en font partie sont exclues de la forme équivalent ou de la forme
sous laquelle elles sont i m m é d i a t e m e n t échangeables. Par contre, la m a r -
chandise qui fonctionne c o m m e équivalent général, la toile, par exemple, 5
ne saurait prendre part à la forme générale de la valeur relative ; il faudrait
pour cela qu'elle p û t se servir à elle-même d'équivalent. N o u s o b t e n o n s
alors : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, tautologie qui n ' e x p r i m e ni va-
leur ni q u a n t i t é de valeur. P o u r exprimer la valeur relative de l'équivalent
général, il n o u s faut lire à rebours la forme III. Il ne possède a u c u n e forme 10
relative c o m m u n e avec les autres m a r c h a n d i s e s , m a i s sa valeur s'exprime
relativement d a n s la série i n t e r m i n a b l e de toutes les autres m a r c h a n d i s e s .
La forme développée de la valeur relative, ou forme II, n o u s apparaît ainsi
m a i n t e n a n t c o m m e la forme spécifique d a n s laquelle l'équivalent général
exprime sa propre valeur. 15

c) Transition de la forme valeur générale à la forme argent


La forme équivalent général est u n e forme de la valeur en général. Elle
p e u t d o n c appartenir à n ' i m p o r t e quelle m a r c h a n d i s e . D ' u n autre côté, u n e
m a r c h a n d i s e ne peut se trouver sous cette forme (forme III), q u e parce
qu'elle est exclue e l l e - m ê m e par toutes les autres m a r c h a n d i s e s c o m m e 20
équivalent. Ce n'est q u ' à partir du m o m e n t où ce caractère exclusif vient
s'attacher à un genre spécial de m a r c h a n d i s e , que la forme valeur relative
p r e n d consistance, se fixe d a n s un objet u n i q u e , et acquiert u n e a u t h e n t i -
cité sociale.
La m a r c h a n d i s e spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme 25
équivalent s'identifie p e u à peu dans la société, devient m a r c h a n d i s e m o n -
n a i e ou fonctionne c o m m e m o n n a i e . Sa fonction sociale spécifique, et
c o n s é q u e m m e n t son m o n o p o l e social, est de j o u e r le rôle de l'équivalent
universel dans le m o n d e des m a r c h a n d i s e s . P a r m i les m a r c h a n d i s e s qui,

aussi i n s é p a r a b l e d e l a f o r m e c o n t r a i r e sous laquelle l ' é c h a n g e i m m é d i a t n ' e s t p a s p o s s i b l e , 30


q u e l e rôle positif d ' u n des p ô l e s d ' u n a i m a n t l'est d u rôle négatif d e l ' a u t r e pôle. O n p e u t
d o n c s ' i m a g i n e r q u ' o n a la faculté de r e n d r e t o u t e s les m a r c h a n d i s e s i m m é d i a t e m e n t é c h a n -
geables, c o m m e o n p e u t s e figurer q u e t o u s les c a t h o l i q u e s p e u v e n t être faits p a p e s e n m ê m e
t e m p s . M a i s en réalité la forme v a l e u r relative g é n é r a l e et la forme é q u i v a l e n t g é n é r a l e s o n t
les d e u x pôles opposés, s e s u p p o s a n t e t s e r e p o u s s a n t r é c i p r o q u e m e n t d u m ê m e r a p p o r t social 35
des marchandises.
Cette i m p o s s i b i l i t é d ' é c h a n g e i m m é d i a t entre les m a r c h a n d i s e s est u n des p r i n c i p a u x i n -
c o n v é n i e n t s a t t a c h é s à la f o r m e actuelle de la p r o d u c t i o n d a n s laquelle c e p e n d a n t l ' é c o n o -
m i s t e b o u r g e o i s voit le nec-plus-ultra de la liberté h u m a i n e et de l ' i n d é p e n d a n c e i n d i v i d u e l l e .
B i e n des efforts i n u t i l e s , u t o p i q u e s , o n t été t e n t é s p o u r v a i n c r e cet obstacle. J ' a i fait voir ail- 40
leurs q u e P r o u d h o n avait été p r é c é d é d a n s c e t t e t e n t a t i v e p a r Bray, G r a y e t d ' a u t r e s e n c o r e .

50
Chapitre premier • La marchandise

dans la forme II, figurent c o m m e équivalents particuliers de la toile, et qui,


sous la forme III, e x p r i m e n t e n s e m b l e dans la toile leur valeur relative,
c'est l'or, q u i a c o n q u i s h i s t o r i q u e m e n t ce privilège. M e t t o n s d o n c d a n s la
forme III la m a r c h a n d i s e or à la place de la m a r c h a n d i s e toile, et n o u s ob-
5 tenons :

D . F o r m e m o n n a i e o u argent

20 mètres de toile =
1 habit =
10 livres de thé =
10 40 livres de café = 2 onces d'or
% tonne de fer =
χ marchandise A =
etc. =

Des c h a n g e m e n t s essentiels o n t lieu d a n s la t r a n s i t i o n de la forme I à la


15 forme II, et de la forme II à la forme III. La forme IV, au contraire, ne dif-
fère en r i e n de la forme III, si ce n'est q u e m a i n t e n a n t c'est l'or q u i pos-
sède à la place de la toile la forme équivalent général. Le progrès consiste
tout s i m p l e m e n t en ce q u e la forme d'échangeabilité i m m é d i a t e et univer-
selle, ou la forme d'équivalent général, s'est incorporée définitivement
20 dans la forme naturelle et spécifique de l'or.
L'or ne j o u e le rôle de m o n n a i e vis-à-vis des autres m a r c h a n d i s e s que
parce qu'il j o u a i t déjà a u p a r a v a n t vis-à-vis d'elles le rôle de m a r c h a n d i s e .
De m ê m e qu'elles toutes il fonctionnait aussi c o m m e équivalent, soit acci-
d e n t e l l e m e n t d a n s des échanges isolés, soit c o m m e équivalent particulier à
25 côté d'autres équivalents. P e u à p e u il f o n c t i o n n a d a n s des limites plus ou
m o i n s larges c o m m e équivalent général. Dès qu'il a conquis le m o n o p o l e
de cette position d a n s l'expression de la valeur du m o n d e m a r c h a n d , il de-
vient m a r c h a n d i s e m o n n a i e , et c'est s e u l e m e n t à partir du m o m e n t où il
est déjà devenu m a r c h a n d i s e m o n n a i e , que la forme IV se distingue de la
30 forme III, ou q u e la forme générale de valeur se m é t a m o r p h o s e en forme
m o n n a i e ou argent. |
24
L a t r a d u c t i o n e x a c t e d e s m o t s a l l e m a n d s «Geld, Geldform» p r é s e n t e u n e difficulté. L ' e x p r e s -
s i o n : « f o r m e a r g e n t » p e u t i n d i s t i n c t e m e n t s'appliquer à t o u t e s les m a r c h a n d i s e s sauf les m é -
t a u x p r é c i e u x . O n n e s a u r a i t p a s dire, p a r e x e m p l e , s a n s a m e n e r u n e c e r t a i n e c o n f u s i o n d a n s
35 l'esprit des l e c t e u r s : « f o r m e a r g e n t d e l ' a r g e n t » o u b i e n « l ' o r d e v i e n t a r g e n t » . M a i n t e n a n t
l'expression « f o r m e m o n n a i e » p r é s e n t e u n a u t r e i n c o n v é n i e n t q u i v i e n t d e c e q u ' e n français
l e m o t « m o n n a i e » est s o u v e n t e m p l o y é d a n s l e sens d e pièces m o n n a y é e s . N o u s e m p l o y o n s
a l t e r n a t i v e m e n t les m o t s « f o r m e m o n n a i e » e t « f o r m e a r g e n t » s u i v a n t les cas, m a i s toujours
dans le m ê m e sens.

51
Première section • Marchandise et monnaie

|28| L'expression de valeur relative simple d ' u n e m a r c h a n d i s e , de la


toile, par exemple, d a n s la m a r c h a n d i s e q u i fonctionne déjà c o m m e m o n -
naie, par exemple, l'or, est forme prix. La forme prix de la toile est d o n c :
20 mètres de toile = 2 onces d'or,
ou, si 2 liv. sterling sont le n o m de m o n n a i e de 2 o n c e s d'or, 5
20 mètres de toile = 2 liv. sterling.
La difficulté d a n s le c o n c e p t de la forme argent, c'est t o u t s i m p l e m e n t
de b i e n saisir la forme équivalent général, c'est-à-dire la forme valeur géné-
rale, la forme III. Celle-ci se résout dans la forme valeur développée, la
forme II, et l'élément c o n s t i t u a n t de cette dernière est la forme I: 10
20 mètres de toile = 1 habit, ou χ marchandise A = y marchandise B.
La forme simple de la m a r c h a n d i s e est par c o n s é q u e n t le g e r m e de la
25
forme a r g e n t .

IV
Le caractère fétiche de la marchandise et son secret 15

U n e m a r c h a n d i s e paraît au p r e m i e r coup d ' œ i l q u e l q u e chose de trivial et


q u i se c o m p r e n d de s o i - m ê m e . N o t r e analyse a m o n t r é au contraire q u e
c'est u n e chose très-complexe, pleine de subtilités m é t a p h y s i q u e s et d'ar-
guties théologiques. En t a n t q u e valeur d'usage, il n'y a en elle rien de m y s -

25
L ' é c o n o m i e p o l i t i q u e classique n ' a j a m a i s r é u s s i à d é d u i r e d e s o n analyse d e l a m a r c h a n - 20
dise, et s p é c i a l e m e n t de la v a l e u r de cette m a r c h a n d i s e , la forme s o u s l a q u e l l e elle d e v i e n t va-
l e u r d ' é c h a n g e , et c'est là un des ses vices p r i n c i p a u x . Ce s o n t p r é c i s é m e n t ses m e i l l e u r s r e -
p r é s e n t a n t s tels q u ' A d a m S m i t h e t R i c a r d o , q u i t r a i t e n t l a forme v a l e u r c o m m e q u e l q u e c h o s e
d'indifférent o u n ' a y a n t a u c u n r a p p o r t i n t i m e avec l a n a t u r e d e l a m a r c h a n d i s e e l l e - m ê m e . C e
n'est pas seulement parce q u e la valeur c o m m e quantité absorbe leur attention. La raison en 25
est p l u s p r o f o n d e . La forme v a l e u r du p r o d u i t du travail est la forme la p l u s abstraite et la p l u s
générale d u m o d e d e p r o d u c t i o n a c t u e l , q u i a c q u i e r t par cela m ê m e u n c a r a c t è r e h i s t o r i q u e ,
c e l u i d ' u n m o d e particulier d e p r o d u c t i o n sociale. S i o n c o m m e t l'erreur d e l a p r e n d r e p o u r l a
f o r m e n a t u r e l l e , é t e m e l l e , d e t o u t e p r o d u c t i o n d a n s t o u t e société, o n p e r d n é c e s s a i r e m e n t d e
v u e le côté spécifique de la f o r m e valeur, p u i s de la forme m a r c h a n d i s e , et à un degré p l u s d é - 30
v e l o p p é , d e l a f o r m e argent, forme capital, etc. C'est c e q u i e x p l i q u e p o u r q u o i o n t r o u v e c h e z
des é c o n o m i s t e s c o m p l è t e m e n t d ' a c c o r d e n t r e e u x sur l a m e s u r e d e l a q u a n t i t é d e v a l e u r p a r
la d u r é e du travail, les idées les plus diverses et les p l u s c o n t r a d i c t o i r e s sur l'argent, c'est-à-
dire sur l a forme f i x e d e l ' é q u i v a l e n t général. O n r e m a r q u e cela s u r t o u t dès q u ' i l s'agit d e
q u e s t i o n s telles q u e celle des b a n q u e s p a r e x e m p l e ; c'est alors à n ' e n p l u s finir avec les défini- 35
t i o n s de la m o n n a i e et les l i e u x c o m m u n s c o n s t a m m e n t débités à ce p r o p o s . - Je fais r e m a r -
q u e r u n e fois p o u r t o u t e s q u e j ' e n t e n d s par é c o n o m i e p o l i t i q u e classique t o u t e é c o n o m i e q u i ,
à p a r t i r de W i l l i a m Petty, c h e r c h e à p é n é t r e r l ' e n s e m b l e réel et i n t i m e des r a p p o r t s de p r o d u c -
t i o n d a n s la société b o u r g e o i s e , p a r o p p o s i t i o n à l ' é c o n o m i e vulgaire q u i se c o n t e n t e d e s a p p a -
r e n c e s , r u m i n e sans cesse p o u r s o n p r o p r e b e s o i n e t p o u r l a v u l g a r i s a t i o n des p l u s grossiers 40
p h é n o m è n e s les m a t é r i a u x déjà élaborés p a r ses p r é d é c e s s e u r s , et se b o r n e à ériger p é d a n t e s -
q u e m e n t en s y s t è m e et à p r o c l a m e r c o m m e vérités éternelles les illusions d o n t le b o u r g e o i s
a i m e à p e u p l e r son m o n d e à lui, le m e i l l e u r des m o n d e s possibles.

52
Chapitre premier • La marchandise

térieux, soit qu'elle satisfasse les besoins de l ' h o m m e par ses propriétés,
soit q u e ses propriétés soient produites par le travail h u m a i n . Il est évident
q u e l'activité de l ' h o m m e transforme les matières fournies par la n a t u r e
d ' u n e façon à les r e n d r e utiles. La forme du bois, par exemple, est changée,
5 si l'on en fait u n e table. N é a n m o i n s la table reste bois, u n e chose ordinaire
et q u i t o m b e sous les sens. M a i s dès qu'elle se présente c o m m e m a r c h a n -
dise, c'est u n e t o u t autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne
lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol; elle se dresse, p o u r ainsi dire, sur
sa tête de bois en face des autres m a r c h a n d i s e s et se livre à des caprices
10 plus bizarres q u e si elle se m e t t a i t à danser.
Le caractère m y s t i q u e de la m a r c h a n d i s e ne provient d o n c pas de sa va-
leur d'usage. Il ne provient pas davantage des caractères q u i d é t e r m i n e n t la
valeur. D'abord, en effet, si variés q u e puissent être les travaux utiles ou les
activités productives, c'est u n e vérité physiologique qu'ils sont avant tout
15 des fonctions de l'organisme h u m a i n , et que t o u t e fonction pareille, quels
q u e soient son c o n t e n u et sa forme, est essentiellement u n e dépense du
cerveau, des nerfs, des m u s c l e s , des organes, des sens, etc., de l ' h o m m e . En
second lieu, pour ce qui sert à d é t e r m i n e r la q u a n t i t é de la valeur, c'est-à-
dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier
20 que cette q u a n t i t é de travail se distingue visiblement de sa qualité. D a n s
tous les états sociaux le temps qu'il faut p o u r produire les m o y e n s de
c o n s o m m a t i o n a dû intéresser l ' h o m m e , q u o i q u e inégalement, suivant les
26
divers degrés de la civilisation . Enfin dès q u e les h o m m e s travaillent
d ' u n e m a n i è r e q u e l c o n q u e les u n s p o u r les autres, leur travail acquiert
25 aussi u n e forme sociale.
D ' o ù provient d o n c le caractère é n i g m a t i q u e du produit du travail, dès
qu'il revêt la forme d ' u n e m a r c h a n d i s e ? É v i d e m m e n t de cette forme elle-
même.
Le caractère d'égalité des travaux h u m a i n s acquiert la forme de valeur
30 des produits du travail; la m e s u r e des travaux individuels par leur durée
acquiert la forme de la g r a n d e u r de valeur des produits du travail; enfin les
rapports des producteurs, d a n s lesquels s'affirment les caractères sociaux
de leurs travaux, a c q u i è r e n t la forme d ' u n rapport social des produits du
travail. Voilà p o u r q u o i ces produits se convertissent en m a r c h a n d i s e s ,
35 c'est-à-dire en choses q u i t o m b e n t et ne t o m b e n t pas sous les sens, ou
choses sociales. C'est ainsi que l'impression l u m i n e u s e d ' u n objet sur le
nerf o p t i q u e ne se présente pas c o m m e u n e excitation subjective du nerf

26
C h e z les a n c i e n s G e r m a i n s l a g r a n d e u r d ' u n a r p e n t d e terre était c a l c u l é e d'après l e travail
d ' u n j o u r , et de là s o n n o m Tagewerk, Mannwerk, etc. ( J u r n a l e ou j u r n a l i s , terra j u r n a l i s ou
40 diurnalis). D ' a i l l e u r s l'expression de « j o u r n a l » de terre subsiste e n c o r e d a n s c e r t a i n e s parties
de la F r a n c e .

53
Première section • Marchandise et monnaie

l u i - m ê m e , m a i s c o m m e la forme sensible de quelque chose q u i existe en


dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est
réellement projetée d ' u n objet extérieur sur un autre objet, l ' œ i l ; c'est un
rapport physique entre des choses physiques. M a i s la forme valeur et le rap-
port de valeur des produits du travail n ' o n t a b s o l u m e n t rien à faire avec 5
leur n a t u r e physique. C'est s e u l e m e n t un rapport social déter||29|miné des
h o m m e s entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d ' u n rapport
des choses entre elles. P o u r trouver u n e analogie à ce p h é n o m è n e , il faut la
chercher d a n s la région n u a g e u s e du m o n d e religieux. Là les produits du
cerveau h u m a i n ont l'aspect d'êtres i n d é p e n d a n t s , doués de corps particu- 10
liers, en c o m m u n i c a t i o n avec les h o m m e s et entre eux. Il en est de m ê m e
des produits de la m a i n de l ' h o m m e dans le m o n d e m a r c h a n d . C'est ce
q u ' o n p e u t n o m m e r le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils
se présentent c o m m e des m a r c h a n d i s e s , fétichisme inséparable de ce m o d e
de production. 15
En général, des objets d'utilité ne deviennent des m a r c h a n d i s e s q u e
parce qu'ils sont les produits de travaux privés, exécutés i n d é p e n d a m m e n t
les u n s des autres. L ' e n s e m b l e de ces travaux privés forme le travail social.
C o m m e les producteurs n ' e n t r e n t socialement en contact q u e par l'échange
de leurs produits, ce n'est q u e dans les limites de cet échange q u e s'affir- 20
m e n t d'abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou b i e n les tra-
v a u x privés ne se manifestent en réalité c o m m e divisions du travail social
q u e par les rapports q u e l'échange établit entre les produits du travail et in-
d i r e c t e m e n t entre les producteurs. Il en résulte q u e p o u r ces derniers les
rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire n o n 25
des rapports sociaux i m m é d i a t s des personnes dans leurs travaux m ê m e ,
m a i s b i e n plutôt des rapports sociaux entre les choses.
C'est s e u l e m e n t dans leur échange que les produits du travail a c q u i è r e n t
c o m m e valeurs u n e existence sociale i d e n t i q u e et u n i f o r m e , distincte de
leur existence matérielle et multiforme c o m m e objets d'utilité. Cette scis- 30
sion du produit du travail en objet utile et en objet de valeur, s'élargit d a n s
la pratique dès q u e l'échange a acquis assez d ' é t e n d u e et d ' i m p o r t a n c e
p o u r q u e des objets utiles soient produits en vue de l'échange, de sorte q u e
le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur
p r o d u c t i o n m ê m e . A partir de ce m o m e n t , les travaux privés des p r o d u c - 35
teurs acquièrent en fait un double caractère social. D ' u n côté ils doivent
être travail utile, satisfaire des besoins sociaux et s'affirmer ainsi c o m m e
parties intégrantes du travail général, d ' u n système de division sociale du
travail qui se forme s p o n t a n é m e n t ; de l'autre côté ils ne satisfont les be-
soins divers des p r o d u c t e u r s e u x - m ê m e s , q u e parce q u e c h a q u e espèce de 40
travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail

54
Chapitre premier • La marchandise

privé utile, c'est-à-dire est réputé leur égal. L'égalité de travaux qui diffè-
rent toto cœlo les u n s des autres ne p e u t consister q u e dans u n e abstraction
de leur inégalité réelle, q u e dans la réduction à leur caractère c o m m u n de
dépense de force h u m a i n e , de travail h u m a i n en général, et c'est l'échange
5 seul q u i opère cette r é d u c t i o n en m e t t a n t en présence les u n s des autres sur
un pied d'égalité les produits des travaux les plus divers.
Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit d a n s le cer-
veau des p r o d u c t e u r s q u e sous la forme q u e leur i m p r i m e le c o m m e r c e pra-
t i q u e , l'échange des produits. Lorsque les p r o d u c t e u r s m e t t e n t en présence
10 et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils
voient en eux u n e simple enveloppe sous laquelle est caché un travail h u -
m a i n i d e n t i q u e ; tout au contraire : en r é p u t a n t égaux dans l'échange leurs
produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux
27
sont égaux. Ils le font sans le savoir . La valeur ne porte d o n c pas écrit sur
15 le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de c h a q u e produit du travail un
hiéroglyphe. Ce n'est qu'avec le t e m p s q u e l ' h o m m e cherche à déchiffrer le
sens du hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l'œuvre sociale à laquelle il
contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit
de la société, t o u t aussi b i e n que le langage.
20 La découverte scientifique faite plus tard q u e les produits du travail, en
tant q u e valeurs, sont l'expression pure et simple du travail h u m a i n dé-
pensé d a n s leur production, m a r q u e u n e é p o q u e d a n s l'histoire d u dévelop-
p e m e n t de l ' h u m a n i t é , m a i s ne dissipe point la fantasmagorie q u i fait ap-
paraître le caractère social du travail c o m m e un caractère des choses, des
25 produits e u x - m ê m e s . Ce qui n'est vrai q u e p o u r cette forme de p r o d u c t i o n
particulière, la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , à savoir : que le caractère social des
travaux les plus divers consiste dans leur égalité c o m m e travail h u m a i n , et
que ce caractère social spécifique revêt u n e forme objective, la forme va-
leur des produits du travail, ce fait pour l ' h o m m e engrené dans les rouages
30 et les rapports de la p r o d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s , paraît, après c o m m e
avant la découverte de la n a t u r e de la valeur, t o u t aussi invariable et d ' u n
ordre tout aussi n a t u r e l q u e la forme gazeuse de l'air qui est restée la
m ê m e après c o m m e avant la découverte de ses éléments c h i m i q u e s .
Ce q u i intéresse t o u t d'abord p r a t i q u e m e n t les échangistes, c'est de sa-
35 voir c o m b i e n ils o b t i e n d r o n t en échange de leurs produits, c'est-à-dire la
proportion d a n s laquelle les produits s'échangent entre eux. D è s q u e cette
proportion a acquis u n e certaine fixité habituelle, elle leur paraît provenir

27
Q u a n d d o n c G a l i a n i d i t : l a v a l e u r est u n r a p p o r t entre d e u x p e r s o n n e s , « l a Ricchezza è u n a
r a g i o n e tra d u e p e r s o n e » ( G a l i a n i : Della moneta, p. 2 2 1 , t. III du r e c u e i l de C u s t o d i des Scrit-
40 tori classici Italiani di Economia politica. - Parte moderna. M i l a n 1803), il a u r a i t dû a j o u t e r : un
r a p p o r t c a c h é sous l ' e n v e l o p p e des choses.

55
Première section · Marchandise et monnaie

de la n a t u r e m ê m e des produits du travail. Il semble qu'il réside d a n s ces


choses u n e propriété de s'échanger en proportions d é t e r m i n é e s c o m m e les
substances c h i m i q u e s se c o m b i n e n t en proportions fixes.
Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait q u e
lorsqu'ils se d é t e r m i n e n t c o m m e quantités de valeur. Ces dernières c h a n - 5
gent sans cesse, i n d é p e n d a m m e n t de la volonté et des prévisions des pro-
ducteurs aux y e u x desquels leur propre m o u v e m e n t social p r e n d ainsi la
forme d ' u n m o u v e m e n t des choses, m o u v e m e n t qui les m è n e , b i e n loin
qu'ils puissent le diriger. Il faut q u e la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e se soit com-
p l è t e m e n t développée avant que de l'expérience m ê m e se dégage cette vé- 10
rite scientifique: q u e les travaux privés exé||30|cutés i n d é p e n d a m m e n t les
u n s des autres, b i e n qu'ils s'entrelacent c o m m e ramifications du système
social et s p o n t a n é de la division du travail, sont c o n s t a m m e n t r a m e n é s à
leur m e s u r e sociale proportionnelle. Et c o m m e n t ? Parce q u e d a n s les rap-
ports d'échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le t e m p s 15
de travail social nécessaire à leur p r o d u c t i o n l'emporte de h a u t e lutte
c o m m e loi naturelle régulatrice, de m ê m e q u e la loi de la p e s a n t e u r se fait
28
sentir à n ' i m p o r t e qui lorsque sa m a i s o n s'écroule sur sa t ê t e . La détermi-
n a t i o n de la q u a n t i t é de valeur par la durée de travail est d o n c un secret
caché sous le m o u v e m e n t apparent des valeurs des m a r c h a n d i s e s ; m a i s sa 20
solution, t o u t en m o n t r a n t q u e la q u a n t i t é de valeur ne se d é t e r m i n e pas au
hasard, c o m m e il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme q u i
représente cette q u a n t i t é c o m m e un rapport de g r a n d e u r entre les choses,
entre les produits e u x - m ê m e s du travail.
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par c o n s é q u e n t leur ana- 25
lyse scientifique, suit u n e r o u t e c o m p l è t e m e n t opposée au m o u v e m e n t
réel. Elle c o m m e n c e , après coup, avec des d o n n é e s déjà t o u t établies, avec
les résultats du développement. Les formes q u i i m p r i m e n t a u x produits du
travail le cachet de m a r c h a n d i s e s et qui par c o n s é q u e n t président déjà à
leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie 30
sociale, avant q u e les h o m m e s c h e r c h e n t à se rendre c o m p t e , n o n du carac-
tère historique de ces formes, qui leur paraissent b i e n plutôt i m m u a b l e s ,
m a i s de leur sens i n t i m e . Ainsi c'est s e u l e m e n t l'analyse du prix des mar-
chandises q u i a c o n d u i t à la d é t e r m i n a t i o n de leur valeur quantitative, et
c'est s e u l e m e n t l'expression c o m m u n e des m a r c h a n d i s e s en argent q u i a 35
a m e n é la fixation de leur caractère valeur. Or cette forme acquise et fixe
du m o n d e des m a r c h a n d i s e s , leur forme argent, au lieu de révéler les carac-

28
« Q u e d o i t - o n p e n s e r d ' u n e loi q u i n e p e u t s'exécuter q u e p a r d e s r é v o l u t i o n s p é r i o d i q u e s ?
C'est t o u t s i m p l e m e n t u n e loi n a t u r e l l e fondée sur l ' i n c o n s c i e n c e de c e u x q u i la s u b i s s e n t . »
F r i e d r i c h Engels : Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie, p. 103, d a n s les Deutsch-Franzö- 40
sische Jahrbücher, é d i t é s p a r A r n o l d R ü g e et Karl M a r x . Paris 1844.

56
Chapitre premier • La marchandise

tères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne
fait q u e les voiler. Q u a n d je dis q u e du froment, un habit, des bottes se rap-
portent à la toile c o m m e à l'incarnation générale du travail h u m a i n abs-
trait, la fausseté et l'étrangeté de cette expression s a u t e n t i m m é d i a t e m e n t
5 aux yeux. Mais q u a n d les p r o d u c t e u r s de ces m a r c h a n d i s e s les rapportent à
la toile, à l'or ou à l'argent, ce q u i revient au m ê m e , c o m m e à l'équivalent
général, les rapports entre leurs travaux privés et l'ensemble du travail so-
cial leur apparaissent p r é c i s é m e n t sous cette forme bizarre.
Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect
10 qui ont u n e vérité objective, en t a n t qu'elles reflètent des rapports sociaux
réels, mais ces rapports n ' a p p a r t i e n n e n t q u ' à cette é p o q u e historique déter-
m i n é e , où la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e est le m o d e de p r o d u c t i o n social. Si
d o n c n o u s envisageons d'autres formes de production, n o u s verrons dispa-
raître aussitôt t o u t ce mysticisme q u i obscurcit les produits du travail dans
15 la période actuelle.
29
P u i s q u e l ' é c o n o m i e politique a i m e les R o b i n s o n a d e s , visitons d'abord
R o b i n s o n dans son île.
M o d e s t e , c o m m e il l'est n a t u r e l l e m e n t , il n ' e n a pas m o i n s divers be-
soins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent,
20 fabriquer des m e u b l e s , par exemple, se faire des outils, apprivoiser des ani-
m a u x , pêcher, chasser, etc. De ses prières et autres bagatelles semblables
n o u s n ' a v o n s rien à dire, p u i s q u e n o t r e R o b i n s o n y trouve son plaisir et
considère u n e activité de cette espèce c o m m e u n e distraction fortifiante.
Malgré la variété de ses fonctions productives, il sait qu'elles ne sont que
25 les formes diverses par lesquelles s'affirme le m ê m e R o b i n s o n , c'est-à-dire
t o u t s i m p l e m e n t des m o d e s divers de travail h u m a i n . La nécessité m ê m e le
force à partager son t e m p s entre ses o c c u p a t i o n s différentes. Q u e l'une
p r e n n e plus, l'autre m o i n s de place d a n s l'ensemble de ses travaux, cela dé-
p e n d de la plus ou m o i n s grande difficulté qu'il a à vaincre p o u r obtenir
30 l'effet utile qu'il a en vue. L'expérience lui a p p r e n d cela, et n o t r e h o m m e
qui a sauvé du naufrage m o n t r e , grand-livre, p l u m e et encre, ne tarde pas,
en b o n Anglais qu'il est, à m e t t r e en n o t e tous ses actes q u o t i d i e n s . Son in-
ventaire contient le détail des objets utiles qu'il possède, des différents
m o d e s de travail exigés par leur production, et enfin du t e m p s de travail
35 que lui c o û t e n t en m o y e n n e des quantités d é t e r m i n é e s de ces divers pro-
duits. T o u s les rapports entre R o b i n s o n et les choses qui forment la ri-
29
R i c a r d o l u i - m ê m e a s a R o b i n s o n a d e . L e c h a s s e u r e t l e p ê c h e u r p r i m i t i f sont p o u r l u i des
m a r c h a n d s q u i é c h a n g e n t l e p o i s s o n e t l e gibier e n r a i s o n d e l a d u r é e d u travail réalisé d a n s
leurs valeurs. A cette o c c a s i o n il c o m m e t ce singulier a n a c h r o n i s m e , q u e le c h a s s e u r et le pê-
40 c h e u r c o n s u l t e n t p o u r l e c a l c u l d e leurs i n s t r u m e n t s d e travail, les t a b l e a u x d ' a n n u i t é s e n
u s a g e à la b o u r s e de L o n d r e s en 1817. « L e s p a r a l l é l o g r a m m e s de M . O w e n » p a r a i s s e n t être la
seule forme d e société q u ' i l c o n n a i s s e e n d e h o r s d e l a société b o u r g e o i s e .

57
Première section • Marchandise et monnaie

chesse qu'il s'est créée l u i - m ê m e , sont tellement simples et transparents


q u e M. Baudrillart pourrait les c o m p r e n d r e sans u n e trop grande t e n s i o n
d'esprit. Et c e p e n d a n t toutes les d é t e r m i n a t i o n s essentielles de la valeur y
sont c o n t e n u e s .
Transportons-nous m a i n t e n a n t de l'île l u m i n e u s e de R o b i n s o n d a n s le 5
sombre m o y e n âge européen. A u lieu d e l ' h o m m e i n d é p e n d a n t n o u s trou-
vons ici t o u t le m o n d e d é p e n d a n t , serfs et seigneurs, vassaux et suzerains,
laïques et clercs. Cette d é p e n d a n c e personnelle caractérise aussi b i e n les
rapports sociaux de la p r o d u c t i o n matérielle q u e toutes les autres sphères
de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c'est p r é c i s é m e n t parce q u e 10
la société est basée sur la d é p e n d a n c e personnelle q u e tous les rapports so-
c i a u x apparaissent c o m m e des rapports entre les personnes. Les travaux di-
vers et leurs produits n ' o n t en conséquence pas besoin de p r e n d r e u n e fi-
gure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent c o m m e services,
prestations et livraisons en n a t u r e . La forme naturelle du travail, sa particu- 15
larité - et n o n sa généralité, son caractère abstrait, c o m m e d a n s la p r o d u c -
tion m a r c h a n d e | | 3 1 | - en est aussi la forme sociale. La corvée est t o u t
aussi bien m e s u r é e par le temps que le travail qui produit des m a r c h a n -
dises; m a i s c h a q u e corvéable sait fort bien, sans recourir à un A d a m
Smith, q u e c'est u n e q u a n t i t é d é t e r m i n é e de sa force de travail personnelle 20
qu'il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus
claire q u e la b é n é d i c t i o n du prêtre. De q u e l q u e m a n i è r e d o n c q u ' o n j u g e
les m a s q u e s que portent les h o m m e s d a n s cette société, les rapports so-
ciaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment n e t t e m e n t
c o m m e leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rap- 25
ports sociaux des choses, des produits du travail.
Pour rencontrer le travail c o m m u n , c'est-à-dire l'association i m m é d i a t e ,
n o u s n'avons pas besoin de r e m o n t e r à sa forme naturelle primitive, telle
30
qu'elle n o u s apparaît au seuil de l'histoire de tous les peuples civilisés .
N o u s en avons un e x e m p l e tout près de n o u s dans l'industrie rustique et 30
patriarcale d ' u n e famille de paysans qui produit pour ses propres besoins,
bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la fa-
mille c o m m e les produits divers de son travail et n o n c o m m e des m a r c h a n -
dises qui s'échangent réciproquement. Les différents travaux d'où dérivent

30
C'est u n préjugé r i d i c u l e r é p a n d u d a n s ces derniers t e m p s q u e l a forme p r i m i t i v e d e l a p r o - 35
priété c o m m u n e est u n e forme s p é c i a l e m e n t slave o u e x c l u s i v e m e n t russe. C'est u n e forme
q u e l'on r e n c o n t r e c h e z les R o m a i n s , les G e r m a i n s , les Celtes, e t d o n t , a u j o u r d ' h u i e n c o r e , o n
p e u t trouver u n e carte m o d è l e avec différents é c h a n t i l l o n s , q u o i q u e p a r f r a g m e n t s e t e n d é -
bris, chez les I n d i e n s . U n e é t u d e approfondie d e s formes de la p r o p r i é t é indivise d a n s l'Asie
et s u r t o u t d a n s l ' I n d e m o n t r e r a i t c o m m e n t il en est sorti diverses formes de d i s s o l u t i o n . A i n s i , 40
par e x e m p l e , les différents types o r i g i n a u x de la p r o p r i é t é privée à R o m e et c h e z les G e r m a i n s
p e u v e n t être dérivés des formes diverses de la propriété c o m m u n e i n d i e n n e .

58
Chapitre premier • La marchandise

ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements,


etc., possèdent de p r i m e abord la forme de fonctions sociales, parce qu'ils
sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail t o u t aussi bien
que la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e . Les conditions naturelles variant avec le
5 c h a n g e m e n t des saisons ainsi q u e les différences d'âge et de sexe, règlent
d a n s la famille la distribution du travail et sa durée pour c h a c u n . La m e -
sure de la dépense des forces individuelles par le t e m p s de travail apparaît
ici d i r e c t e m e n t c o m m e caractère social des travaux e u x - m ê m e s , parce que
les forces de travail individuelles ne fonctionnent que c o m m e organes de la
10 force c o m m u n e de la famille.
R e p r é s e n t o n s - n o u s enfin u n e r é u n i o n d ' h o m m e s libres travaillant avec
des m o y e n s de p r o d u c t i o n c o m m u n s , et dépensant, d'après un plan
concerté, leurs n o m b r e u s e s forces individuelles c o m m e u n e seule et m ê m e
force de travail social. T o u t ce que n o u s avons dit du travail de R o b i n s o n
15 se reproduit ici, m a i s socialement et n o n individuellement. T o u s les pro-
duits de R o b i n s o n étaient son produit personnel et exclusif et c o n s é q u e m -
m e n t objets d'utilité i m m é d i a t e pour lui. Le produit total des travailleurs
u n i s est un produit social. U n e partie sert de n o u v e a u c o m m e m o y e n de
production et reste sociale; mais l'autre partie est c o n s o m m é e , et, par
20 conséquent, doit se répartir entre tous. Le m o d e de répartition variera sui-
vant l'organisme p r o d u c t e u r de la société et le degré de d é v e l o p p e m e n t his-
torique des travailleurs. Supposons, pour m e t t r e cet état de choses en paral-
lèle avec la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , q u e la part accordée à c h a q u e
travailleur soit en raison de son t e m p s de travail. Le temps de travail j o u e -
25 rait ainsi un double rôle. D ' u n côté, sa distribution dans la société règle le
rapport exact des diverses fonctions aux divers b e s o i n s ; de l'autre, il m e -
sure la part individuelle de c h a q u e p r o d u c t e u r dans le travail c o m m u n , et
en m ê m e temps la portion qui lui revient dans la partie du produit com-
m u n réservée à la c o n s o m m a t i o n . Les rapports sociaux des h o m m e s dans
30 leurs travaux et avec les objets utiles qui en p r o v i e n n e n t restent ici simples
et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution.
Le m o n d e religieux n'est q u e le reflet du m o n d e réel. U n e société où le
produit du travail prend g é n é r a l e m e n t la forme de m a r c h a n d i s e , et où, par
conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à com-
35 parer les valeurs de leurs produits, et sous cette enveloppe des choses, à
comparer les u n s aux autres leurs travaux privés à titre de travail h u m a i n
égal, u n e telle société trouve dans le christianisme avec son culte de
l ' h o m m e abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme,
déisme, etc., le c o m p l é m e n t religieux le plus convenable. D a n s les m o d e s
40 de production de la vieille Asie, de l'antiquité en général, la transformation
du produit en m a r c h a n d i s e ne j o u e q u ' u n rôle subalterne, qui c e p e n d a n t

59
Première section • Marchandise et monnaie

acquiert plus d ' i m p o r t a n c e à m e s u r e que les c o m m u n a u t é s a p p r o c h e n t de


leur dissolution. Des peuples m a r c h a n d s p r o p r e m e n t dits n ' e x i s t e n t q u e
dans les intervalles du m o n d e antique, à la façon des d i e u x d'Épicure, ou
c o m m e les juifs d a n s les pores de la société polonaise. Ces vieux orga-
n i s m e s sociaux sont, sous le rapport de la production, i n f i n i m e n t plus sim- 5
pies et plus transparents q u e la société bourgeoise ; m a i s ils ont p o u r base
l ' i m m a t u r i t é de l ' h o m m e individuel - d o n t l'histoire n ' a pas encore coupé,
pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l'unit à la c o m m u n a u t é naturelle
d ' u n e tribu primitive, - ou des conditions de despotisme et d'esclavage. Le
degré inférieur de d é v e l o p p e m e n t des forces productives du travail q u i les •10
caractérise, et q u i par suite imprègne tout le cercle de la vie matérielle,
l'étroitesse des rapports des h o m m e s , soit entre eux soit avec la n a t u r e , se
reflète i d é a l e m e n t dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet
religieux du m o n d e réel ne pourra disparaître q u e lorsque les c o n d i t i o n s du
travail et de la vie pratique présenteront à l ' h o m m e des rapports transpa- 15
rents et rationnels avec ses semblables et avec la n a t u r e . La vie sociale,
d o n t la p r o d u c t i o n matérielle et les rapports qu'elle i m p l i q u e forment la
base, ne sera dégagée du n u a g e mystique qui en voile l'aspect, q u e le j o u r
où s'y manifestera l ' œ u v r e d ' h o m m e s l i b r e m e n t associés, agissant
c o n s c i e m m e n t et maîtres de leur propre m o u v e m e n t social. M a i s cela exige 20
d a n s la société un e n s e m b l e de conditions d'existence matérielle q u i ne
p e u v e n t être elles-mêmes le produit que d ' u n long et d o u l o u r e u x dévelop-
pement. I
[32J L ' é c o n o m i e politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la gran-
31
d e u r de v a l e u r , q u o i q u e d ' u n e m a n i è r e très-imparfaite. M a i s elle ne s'est 25

31
Un des p r e m i e r s é c o n o m i s t e s q u i après W i l l i a m Petty a r a m e n é la valeur à son véritable
c o n t e n u , l e célèbre F r a n k l i n , p e u t n o u s fournir u n e x e m p l e d e l a m a n i è r e d o n t l ' é c o n o m i e
b o u r g e o i s e p r o c è d e d a n s son a n a l y s e . I l d i t : « C o m m e l e c o m m e r c e e n g é n é r a l n ' e s t p a s a u t r e
c h o s e q u ' u n é c h a n g e de travail c o n t r e travail, c'est p a r le travail q u ' o n e s t i m e le p l u s e x a c t e -
m e n t la valeur de t o u t e s c h o s e s . » (The Works of Benjamin Franklin, etc. edited by Sparte, B o s t o n 30
1836, t. II, p. 267.) F r a n k l i n trouve t o u t aussi n a t u r e l q u e les choses a i e n t de la valeur, q u e les
corps de la p e s a n t e u r . A son p o i n t de vue, il s'agit t o u t s i m p l e m e n t de trouver c o m m e n t c e t t e
valeur sera e s t i m é e l e p l u s e x a c t e m e n t possible. I l n e r e m a r q u e m ê m e p a s q u ' e n d é c l a r a n t q u e
« c ' e s t p a r le travail q u ' o n e s t i m e le plus e x a c t e m e n t la valeur de t o u t e c h o s e » , il fait a b s t r a c -
t i o n de la différence des t r a v a u x é c h a n g é s et les r é d u i t à un travail h u m a i n égal. A u t r e m e n t il 35
a u r a i t d û d i r e : p u i s q u e l ' é c h a n g e d e bottes o u d e souliers c o n t r e d e s tables n ' e s t pas a u t r e
c h o s e q u ' u n é c h a n g e d e c o r d o n n e r i e c o n t r e m e n u i s e r i e , c'est p a r l e travail d u m e n u i s i e r
q u ' o n e s t i m e r a avec le p l u s d ' e x a c t i t u d e la v a l e u r des b o t t e s ! En se servant du m o t travail en
g é n é r a l il fait a b s t r a c t i o n du c a r a c t è r e u t i l e et de la forme c o n c r è t e des divers t r a v a u x .
L'insuffisance de l'analyse q u e R i c a r d o a d o n n é e de la g r a n d e u r de la v a l e u r - et c'est la 40
m e i l l e u r e , - sera d é m o n t r é e d a n s les livres I I I et IV de cet ouvrage. P o u r ce q u i est de la va-
leur e n général, l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e c l a s s i q u e n e d i s t i n g u e j a m a i s c l a i r e m e n t n i expressé-
m e n t l e travail r e p r é s e n t é d a n s l a v a l e u r d u m ê m e travail e n t a n t q u ' i l s e r e p r é s e n t e d a n s l a
valeur d ' u s a g e du p r o d u i t . Elle fait b i e n en réalité cette d i s t i n c t i o n , p u i s q u ' e l l e c o n s i d è r e le
travail t a n t ô t au p o i n t de v u e de la q u a l i t é , t a n t ô t à celui de la q u a n t i t é . M a i s il ne lui v i e n t 45

60
Chapitre premier · La marchandise

j a m a i s d e m a n d é p o u r q u o i le travail se représente d a n s la valeur, et la m e -


sure du travail par sa d u r é e d a n s la grandeur de valeur des produits. Des
formes qui manifestent au p r e m i e r coup d'ceil qu'elles a p p a r t i e n n e n t à u n e
période sociale d a n s laquelle la p r o d u c t i o n et ses rapports régissent
5 l ' h o m m e au lieu d'être régis par lui, paraissent à sa conscience bourgeoise
u n e nécessité t o u t aussi naturelle q u e le travail productif l u i - m ê m e . R i e n
d ' é t o n n a n t qu'elle traite les formes de p r o d u c t i o n sociale qui o n t précédé
la p r o d u c t i o n bourgeoise, c o m m e les Pères de l'Église traitaient les reli-
32
gions qui avaient précédé le c h r i s t i a n i s m e .

10 p a s à l'esprit q u ' u n e différence s i m p l e m e n t q u a n t i t a t i v e des t r a v a u x s u p p o s e l e u r u n i t é ou


leur égalité qualitative, c'est-à-dire leur r é d u c t i o n a u travail h u m a i n abstrait. R i c a r d o , p a r
e x e m p l e , s e d é c l a r e d ' a c c o r d avec D e s t u t t d e T r a c y q u a n d celui-ci d i t : « P u i s q u ' i l est c e r t a i n
q u e n o s facultés p h y s i q u e s e t m o r a l e s sont n o t r e seule r i c h e s s e originaire, q u e l ' e m p l o i d e ces
facultés, le travail q u e l c o n q u e , est n o t r e seul trésor primitif, et q u e c'est toujours de cet e m -
15 ploi q u e n a i s s e n t t o u t e s les c h o s e s q u e n o u s a p p e l o n s des b i e n s . . . . i l est c e r t a i n d e m ê m e q u e
t o u s ces b i e n s ne font q u e r e p r é s e n t e r le travail q u i leur a d o n n é n a i s s a n c e et q u e , s'ils o n t
u n e valeur, o u m ê m e d e u x distinctes, ils n e p e u v e n t tirer ces valeurs q u e d e celle d u travail
e e
d o n t ils é m a n e n t . » ( D e s t u t t de T r a c y : Éléments d'idéologie, I V et V parties. Paris, 1826, p. 3 5 ,
36.) A j o u t o n s s e u l e m e n t q u e R i c a r d o prête a u x paroles d e D e s t u t t u n sens trop profond. D e s -
20 t u t t dit b i e n d ' u n côté q u e les choses q u i f o r m e n t la richesse r e p r é s e n t e n t le travail q u i les a
créées ; m a i s de l'autre il p r é t e n d qu'elles tirent leurs d e u x valeurs différentes (valeur d ' u s a g e
et valeur d ' é c h a n g e ) de la v a l e u r du travail. 11 t o m b e ainsi d a n s la p l a t i t u d e de l ' é c o n o m i e vul-
gaire q u i a d m e t p r é a l a b l e m e n t l a v a l e u r d ' u n e m a r c h a n d i s e (du travail, p a r e x e m p l e ) p o u r d é -
t e r m i n e r la v a l e u r des a u t r e s .
25 R i c a r d o le c o m p r e n d c o m m e s'il disait q u e le travail ( n o n sa valeur) se r e p r é s e n t e aussi
bien dans la valeur d'usage que dans la valeur d'échange. Mais lui-même distingue si peu le
c a r a c t è r e à d o u b l e face du travail q u e d a n s t o u t s o n c h a p i t r e : Valeur et Richesse, il est obligé
de discuter les u n e s après les autres les trivialités d ' u n J. B. Say. A u s s i est-il à la fin t o u t
é t o n n é de se trouver d ' a c c o r d avec D e s t u t t sur le travail c o m m e s o u r c e de valeur, t a n d i s q u e
30 celui-ci, d ' u n a u t r e côté, se fait de la valeur la m ê m e i d é e q u e Say.
32
« L e s é c o n o m i s t e s o n t u n e singulière m a n i è r e d e procéder. I l n ' y a p o u r e u x q u e d e u x sortes
d ' i n s t i t u t i o n s , celles de l'art et celles de la n a t u r e . L e s i n s t i t u t i o n s de la féodalité s o n t des i n s -
t i t u t i o n s artificielles, celles de la b o u r g e o i s i e sont des i n s t i t u t i o n s n a t u r e l l e s . Ils r e s s e m b l e n t
e n ceci a u x t h é o l o g i e n s q u i , e u x aussi, établissent d e u x sortes d e religions. T o u t e religion q u i
35 n'est pas l a l e u r est u n e i n v e n t i o n des h o m m e s , t a n d i s q u e l e u r p r o p r e religion est u n e é m a n a -
t i o n de D i e u . - A i n s i il y a eu de l'histoire, m a i s il n'y en a plus. » (Karl M a r x : Misère de la
Philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère, p a r M . P r o u d h o n , 1847, p. 113.) Le plus drôle
est Bastiat, q u i s e f i g u r e q u e les G r e c s e t les R o m a i n s n ' o n t vécu q u e d e r a p i n e . M a i s q u a n d
on vit de r a p i n e p e n d a n t p l u s i e u r s siècles, il faut p o u r t a n t q u ' i l y ait toujours q u e l q u e c h o s e à
40 p r e n d r e o u q u e l'objet d e s r a p i n e s c o n t i n u e l l e s s e r e n o u v e l l e c o n s t a m m e n t . I l faut d o n c croire
q u e les G r e c s et les R o m a i n s a v a i e n t leur g e n r e de p r o d u c t i o n à e u x , c o n s é q u e m m e n t u n e
é c o n o m i e , q u i formait l a b a s e m a t é r i e l l e d e l e u r société, t o u t c o m m e l ' é c o n o m i e b o u r g e o i s e
forme l a base d e l a n ô t r e . O u b i e n Bastiat p e n s e r a i t - i l q u ' u n m o d e d e p r o d u c t i o n f o n d é sur l e
travail des esclaves est u n s y s t è m e d e v o l ? I l s e p l a c e alors sur u n t e r r a i n d a n g e r e u x . Q u a n d
45 un g é a n t de la p e n s é e , tel q u ' A r i s t o t e , a pu se t r o m p e r d a n s son a p p r é c i a t i o n du travail es-
clave, p o u r q u o i u n n a i n c o m m e Bastiat serait-il infaillible d a n s son a p p r é c i a t i o n d u travail sa-
larié? - J e saisis c e t t e o c c a s i o n p o u r dire q u e l q u e s m o t s d ' u n e objection q u i m ' a é t é faite p a r
un j o u r n a l a l l e m a n d - a m é r i c a i n à propos de m o n ouvrage : Critique de l'économie politique, p a r u
e n 1859. S u i v a n t lui, m o n o p i n i o n q u e l e m o d e d é t e r m i n é d e p r o d u c t i o n e t les r a p p o r t s so-
50 c i a u x q u i e n d é c o u l e n t , e n u n m o t , q u e l a s t r u c t u r e é c o n o m i q u e d e l a société est l a b a s e réelle

61
Première section • Marchandise et monnaie

Ce q u i fait voir, entre autres choses, l'illusion produite sur la plupart des
économistes par le fétichisme inhérent au m o n d e m a r c h a n d , ou par l'appa-
rence matérielle des attributs sociaux du travail, c'est leur longue et insi-
pide querelle à propos du rôle de la n a t u r e dans la création de la valeur
d'échange. Cette valeur n ' é t a n t pas autre chose q u ' u n e m a n i è r e sociale par- 5
ticulière de c o m p t e r le travail employé dans la p r o d u c t i o n d ' u n objet, ne
p e u t pas plus c o n t e n i r d'éléments matériels que le cours du change, par
exemple.
D a n s notre société, la forme é c o n o m i q u e la plus générale et la plus sim-
ple qui s'attache a u x produits du travail, la forme m a r c h a n d i s e , est si fami- 10
lière à tout le m o n d e q u e p e r s o n n e n'y voit malice. Considérons d'autres
formes é c o n o m i q u e s plus complexes. D ' o ù proviennent, par exemple, les
illusions du système m e r c a n t i l e ? É v i d e m m e n t du caractère fétiche q u e la
forme m o n n a i e i m p r i m e a u x m é t a u x précieux. E t l ' é c o n o m i e m o d e r n e , qui
fait l'esprit ||33| fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries 15
contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle m o i n s la d u p e des appa-
r e n c e s ? N'est-ce pas son p r e m i e r d o g m e q u e des choses, des i n s t r u m e n t s
de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, q u ' e n voulant les dé-
pouiller de ce caractère p u r e m e n t social, on c o m m e t un crime de lèse-na-
t u r e ? Enfin, les physiocrates, si supérieurs à t a n t d'égards, n'ont-ils pas 20
imaginé q u e la r e n t e foncière n'est pas un tribut arraché aux h o m m e s ,
m a i s un présent fait par la n a t u r e m ê m e aux propriétaires ? M a i s n ' a n t i c i -
p o n s pas et c o n t e n t o n s - n o u s encore d ' u n exemple à propos de la forme
m a r c h a n d i s e elle-même.
Les m a r c h a n d i s e s diraient, si elles pouvaient parler: notre valeur d'usage 25
p e u t b i e n intéresser l ' h o m m e ; pour n o u s , e n t a n t qu'objets, n o u s n o u s e n
m o q u o n s bien. Ce q u i n o u s regarde c'est notre valeur. N o t r e rapport entre
n o u s c o m m e choses de vente et d'achat le prouve. N o u s ne n o u s envisa-
geons les u n e s les autres q u e c o m m e valeurs d'échange. Ne croirait-on pas
q u e l'économiste e m p r u n t e ses paroles à l'âme m ê m e de la m a r c h a n d i s e 30
q u a n d il d i t : « l a valeur (valeur d'échange), est u n e propriété des choses, la
sur laquelle s'élève e n s u i t e l'édifice j u r i d i q u e e t p o l i t i q u e , d e telle sorte q u e l e m o d e d e p r o -
d u c t i o n de la vie m a t é r i e l l e d o m i n e en général le d é v e l o p p e m e n t de la vie sociale, p o l i t i q u e et
intellectuelle, s u i v a n t lui cette o p i n i o n est j u s t e p o u r l e m o n d e m o d e r n e d o m i n é par les i n t é -
r ê t s m a t é r i e l s , m a i s n o n p o u r l e m o y e n âge o ù r é g n a i t l e c a t h o l i c i s m e , n i p o u r A t h è n e s e t 35
R o m e où régnait la p o l i t i q u e . T o u t d ' a b o r d il est é t r a n g e q u ' i l plaise à c e r t a i n e s g e n s de s u p -
poser q u e q u e l q u ' u n ignore ces m a n i è r e s de parler vieillies et u s é e s sur le m o y e n âge et l'anti-
q u i t é . Ce q u i est clair, c'est q u e ni le p r e m i e r ne pouvait vivre du c a t h o l i c i s m e , ni la s e c o n d e
de la p o l i t i q u e . Les c o n d i t i o n s é c o n o m i q u e s d'alors e x p l i q u e n t au c o n t r a i r e p o u r q u o i là le ca-
t h o l i c i s m e et ici la p o l i t i q u e j o u a i e n t le rôle p r i n c i p a l . La m o i n d r e c o n n a i s s a n c e de l'histoire 40
de la r é p u b l i q u e r o m a i n e , p a r e x e m p l e , fait voir q u e le secret de cette histoire c'est l'histoire
de la p r o p r i é t é foncière. D ' u n a u t r e côté, p e r s o n n e n ' i g n o r e q u e déjà D o n Q u i c h o t t e a eu à se
r e p e n t i r p o u r avoir cru q u e la chevalerie e r r a n t e était c o m p a t i b l e avec t o u t e s les formes éco-
n o m i q u e s de la société.

62
Chapitre II • Des échanges

richesse (valeur d'usage), est u n e propriété de l ' h o m m e . La valeur dans ce


3 3
sens suppose n é c e s s a i r e m e n t l'échange, la richesse, n o n . » « L a richesse
(valeur utile), est un attribut de l ' h o m m e , la valeur, un attribut des m a r -
chandises. U n h o m m e o u b i e n u n e c o m m u n a u t é est riche, u n e perle o u u n
34
5 d i a m a n t possèdent de la valeur et la possèdent c o m m e t e l s . » J u s q u ' i c i
a u c u n chimiste n ' a découvert de valeur d'échange d a n s u n e perle ou d a n s
un d i a m a n t . Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances
c h i m i q u e s de ce genre, et qui affichent u n e certaine p r é t e n t i o n à la profon-
deur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient i n d é p e n -
10 d a m m e n t de leurs propriétés matérielles, tandis q u e leur valeur leur appar-
tient en t a n t que choses. Ce qui les confirme d a n s cette opinion, c'est cette
circonstance étrange q u e la valeur utile des choses se réalise p o u r l ' h o m m e
sans échange, c'est-à-dire dans un rapport i m m é d i a t entre la chose et
l ' h o m m e , tandis q u e leur valeur, au contraire, ne se réalise q u e d a n s
15 l'échange, c'est-à-dire d a n s un rapport social. Q u i ne se souvient ici du b o n
Dogberry et de la leçon qu'il d o n n e au veilleur de n u i t Seacoal: « Ê t r e un
h o m m e b i e n fait est un d o n des circonstances, m a i s savoir lire et écrire,
35
cela n o u s vient de la n a t u r e . » "To be a well-favoured m a n is t h e gift of
fortune; but to write a n d read comes by n a t u r e . " (Shakespeare.) |

20 |34| CHAPITRE II

Des échanges

Les m a r c h a n d i s e s ne p e u v e n t p o i n t aller elles-mêmes au m a r c h é ni


s'échanger elles-mêmes entre elles. Il n o u s faut donc tourner nos regards
vers leurs gardiens et c o n d u c t e u r s , c'est-à-dire vers leurs possesseurs. Les
25 m a r c h a n d i s e s sont des choses et c o n s é q u e m m e n t n ' o p p o s e n t à l ' h o m m e
a u c u n e résistance. Si elles m a n q u e n t de b o n n e volonté, il p e u t employer la
33
" Value is a property of things, riches of m a n . V a l u e , in this sense, necessarily i m p l i e s ex-
c h a n g e s , riches do n o t . " (Observations on some verbal Disputes in Pol. Econ., particularly relating
to value and to offer and demand. L o n d o n , 1 8 2 1 , p. 16.)
34
30 " R i c h e s are t h e a t t r i b u t e of m a n , value is t h e a t t r i b u t e of c o m m o d i t i e s . A m a n or a c o m m u -
nity is rich, a p e a r l or a d i a m o n d is v a l u a b l e . . . " A pearl or a d i a m o n d is valuable as a pearl or
diamond. (S.Bailey, I.e. p. 165.)
35
L ' a u t e u r des Observations et S. Bailey a c c u s e n t R i c a r d o d'avoir fait de la v a l e u r d ' é c h a n g e ,
chose p u r e m e n t relative, q u e l q u e c h o s e d'absolu. T o u t au c o n t r a i r e , il a r a m e n é la relativité
35 a p p a r e n t e q u e ces objets, tels q u e perle e t d i a m a n t par e x e m p l e , p o s s è d e n t c o m m e valeurs
d ' é c h a n g e , au vrai r a p p o r t c a c h é s o u s cette a p p a r e n c e , à leur relativité c o m m e s i m p l e s e x p r e s -
sions de travail h u m a i n . Si les p a r t i s a n s de R i c a r d o n ' o n t su r é p o n d r e à Bailey q u e d ' u n e m a -
n i è r e grossière e t pas d u t o u t c o n c l u a n t e , c'est t o u t s i m p l e m e n t parce qu'ils n ' o n t trouvé c h e z
R i c a r d o l u i - m ê m e r i e n q u i les éclairât sur le r a p p o r t i n t i m e q u i existe e n t r e la v a l e u r et sa
40 forme, c'est-à-dire, la valeur d ' é c h a n g e .

63
Première section • Marchandise et monnaie

36
force, en d'autres t e r m e s s'en e m p a r e r . P o u r mettre ces choses en rapport
les u n e s avec les autres à titre de m a r c h a n d i s e s , leurs gardiens doivent eux-
m ê m e s se m e t t r e en rapport entre e u x à titre de personnes d o n t la volonté
habite dans ces choses m ê m e s , de telle sorte que la volonté de l'un est
aussi la volonté de l'autre et q u e c h a c u n s'approprie la m a r c h a n d i s e étran- 5
gère en a b a n d o n n a n t la sienne, au m o y e n d ' u n acte volontaire c o m m u n .
Ils doivent d o n c se reconnaître r é c i p r o q u e m e n t c o m m e propriétaires pri-
vés. Ce rapport j u r i d i q u e , q u i a p o u r forme le contrat, légalement déve-
loppé ou n o n , n'est q u e le rapport des volontés d a n s lequel se reflète le rap-
port é c o n o m i q u e . Son c o n t e n u est d o n n é par le rapport é c o n o m i q u e 10
37
l u i - m ê m e . Les personnes n ' o n t affaire ici les u n e s a u x autres q u ' a u t a n t
qu'elles m e t t e n t certaines choses en rapport entre elles c o m m e m a r c h a n -
dises. Elles n ' e x i s t e n t les u n e s pour les autres q u ' à titre de représentants de
la m a r c h a n d i s e qu'elles possèdent. N o u s verrons d'ailleurs d a n s le cours du
développement q u e les m a s q u e s divers d o n t elles s'affublent suivant les cir- 15
constances, ne sont q u e les personnifications des rapports é c o n o m i q u e s
qu'elles m a i n t i e n n e n t les u n e s vis-à-vis des autres.
Ce q u i distingue surtout l'échangiste de sa m a r c h a n d i s e , c'est q u e p o u r
celle-ci toute autre m a r c h a n d i s e n'est q u ' u n e forme d'apparition de sa pro-
pre valeur. D é b a u c h é e et cynique, n a t u r e l l e m e n t elle est toujours sur le 20
point d'échanger son â m e et m ê m e son corps avec n ' i m p o r t e quelle autre
m a r c h a n d i s e , cette dernière fût-elle aussi dépourvue d'attraits q u e M a r i -
torne. Ce sens q u i lui m a n q u e pour apprécier le côté concret de ses soeurs,
l'échangiste le c o m p e n s e et le développe par ses propres sens à lui, au n o m -
bre de cinq et plus. P o u r lui, la m a r c h a n d i s e n ' a a u c u n e valeur utile i m m é - 25
diate ; s'il en était a u t r e m e n t , il ne la m è n e r a i t pas au m a r c h é . La seule va-
leur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres et
38
par con||35|séquent u n i n s t r u m e n t d ' é c h a n g e . I l veut d o n c l'aliéner pour

36
D a n s l e d o u z i è m e siècle s i r e n o m m é p o u r s a piété, o n trouve s o u v e n t p a r m i les m a r c h a n -
dises d e s choses très-délicates. U n p o è t e français d e cette é p o q u e signale, p a r e x e m p l e , p a r m i 30
les m a r c h a n d i s e s q u i se voyaient s u r le m a r c h é du L a n d i t , à c ô t é des étoffes, d e s c h a u s s u r e s ,
des cuirs, d e s i n s t r u m e n t s d ' a g r i c u l t u r e , « d e s f e m m e s folles de leurs c o r p s » .
37
B i e n des gens p u i s e n t l e u r i d é a l d e j u s t i c e d a n s les rapports j u r i d i q u e s q u i o n t l e u r o r i g i n e
d a n s la société b a s é e sur la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , ce q u i , soit dit en p a s s a n t , l e u r fournit
a g r é a b l e m e n t l a p r e u v e q u e c e g e n r e d e p r o d u c t i o n d u r e r a aussi l o n g t e m p s q u e l a j u s t i c e elle- 35
m ê m e . E n s u i t e d a n s cet idéal, tiré de la société actuelle, ils p r e n n e n t l e u r p o i n t d ' a p p u i p o u r
réformer cette société e t s o n droit. Q u e p e n s e r a i t - o n d ' u n c h i m i s t e q u i a u lieu d ' é t u d i e r les
lois des c o m b i n a i s o n s m a t é r i e l l e s et de r é s o u d r e sur c e t t e b a s e des p r o b l è m e s d é t e r m i n é s ,
v o u d r a i t t r a n s f o r m e r ces c o m b i n a i s o n s d'après les « i d é e s éternelles de l'affinité et de la n a t u -
rante»? S a i t - o n q u e l q u e c h o s e d e plus sur « l ' u s u r e » , par e x e m p l e , q u a n d o n dit q u ' e l l e est e n 40
c o n t r a d i c t i o n avec l a « j u s t i c e é t e r n e l l e » e t « l ' é q u i t é é t e r n e l l e » , q u e n ' e n savaient les P è r e s d e
l'Église q u a n d ils en d i s a i e n t a u t a n t en p r o c l a m a n t sa c o n t r a d i c t i o n avec la « g r â c e é t e r n e l l e ,
la foi éternelle et la volonté éternelle de D i e u » ?
38
« C a r l'usage d e c h a q u e c h o s e est d e d e u x s o r t e s : l ' u n e est p r o p r e à l a c h o s e c o m m e telle,

64
Chapitre II · Des échanges

d'autres m a r c h a n d i s e s d o n t la valeur d'usage puisse le satisfaire. T o u t e s les


m a r c h a n d i s e s sont des non-valeurs d'usage p o u r ceux qui les possèdent et
des valeurs d'usage p o u r ceux q u i ne les possèdent pas. A u s s i faut-il
qu'elles passent d ' u n e m a i n d a n s l'autre sur t o u t e la ligne. M a i s ce change-
5 m e n t de m a i n s constitue leur échange et leur échange les rapporte les u n e s
aux autres c o m m e valeurs et les réalise c o m m e valeurs. Il faut d o n c que les
m a r c h a n d i s e s se manifestent c o m m e valeurs, avant qu'elles puissent se réa-
liser c o m m e valeurs d'usage.
D ' u n autre côté, il faut que leur valeur d'usage soit constatée avant
10 qu'elles puissent se réaliser c o m m e v a l e u r s ; car le travail h u m a i n d é p e n s é
d a n s leur p r o d u c t i o n n e c o m p t e q u ' a u t a n t qu'il est dépensé sous u n e forme
utile à d'autres. Or leur échange seul p e u t d é m o n t r e r si ce travail est utile à
d'autres, c'est-à-dire si son produit p e u t satisfaire des besoins étrangers.
C h a q u e possesseur d e m a r c h a n d i s e s n e veut l'aliéner q u e contre u n e
15 autre dont la valeur utile satisfait son besoin. En ce sens l'échange n ' e s t
p o u r lui q u ' u n e affaire individuelle. En outre, il veut réaliser sa m a r c h a n -
dise c o m m e valeur d a n s n ' i m p o r t e quelle m a r c h a n d i s e d e m ê m e valeur q u i
lui plaise, sans s'inquiéter si sa propre m a r c h a n d i s e a p o u r le possesseur de
l'autre u n e valeur u t i l e ou n o n . D a n s ce sens, l'échange est pour lui un acte
20 social général. M a i s le m ê m e acte ne peut être s i m u l t a n é m e n t p o u r tous les
échangistes de m a r c h a n d i s e s s i m p l e m e n t individuel et en m ê m e t e m p s
s i m p l e m e n t social et général.
Considérons la chose de plus près : pour c h a q u e possesseur de m a r c h a n -
dises, t o u t e m a r c h a n d i s e étrangère est un équivalent particulier de la
25 s i e n n e ; sa m a r c h a n d i s e est par c o n s é q u e n t l'équivalent général de toutes
les autres. M a i s c o m m e tous les échangistes se trouvent d a n s le m ê m e cas,
a u c u n e m a r c h a n d i s e n'est équivalent général, et la valeur relative des m a r -
chandises ne possède a u c u n e forme générale sous laquelle elles p u i s s e n t
être comparées c o m m e q u a n t i t é s d e valeur. E n u n mot, elles n e j o u e n t pas
30 les u n e s vis-à-vis des autres le rôle de m a r c h a n d i s e s , m a i s celui de simples
produits ou de valeurs d'usage.
D a n s leur embarras, nos échangistes p e n s e n t c o m m e F a u s t . A u c o m -
m e n c e m e n t était l'action. A u s s i ont-ils déjà agi avant d'avoir pensé, et leur
instinct n a t u r e l ne fait q u e confirmer les lois provenant de la n a t u r e des
35 m a r c h a n d i s e s . Ils ne p e u v e n t c o m p a r e r leurs articles c o m m e valeurs et par
c o n s é q u e n t c o m m e m a r c h a n d i s e s q u ' e n les c o m p a r a n t à u n e a u t r e m a r -

l ' a u t r e n o n ; u n e s a n d a l e , p a r e x e m p l e , sert d e c h a u s s u r e e t d e m o y e n d ' é c h a n g e . S o u s ces


d e u x p o i n t s d e v u e l a s a n d a l e est u n e v a l e u r d ' u s a g e , car c e l u i q u i l ' é c h a n g e p o u r c e q u i l u i
m a n q u e , l a n o u r r i t u r e , j e s u p p o s e , s e sert a u s s i d e l a s a n d a l e c o m m e s a n d a l e , m a i s n o n d a n s
40 son g e m e d ' u s a g e n a t u r e l , car elle n ' e s t p a s là p r é c i s é m e n t p o u r l ' é c h a n g e . » (Aristote, de Rep.,
1.1, c. 9.)

65
Première section • Marchandise et monnaie

c h a n d i s e q u e l c o n q u e q u i se pose devant e u x c o m m e équivalent général.


C'est ce q u e l'analyse p r é c é d e n t e a déjà d é m o n t r é . M a i s cet équivalent gé-
n é r a l n e p e u t être l e résultat que d ' u n e action sociale. U n e m a r c h a n d i s e
spéciale est d o n c m i s e à part par un acte c o m m u n des autres m a r c h a n d i s e s
et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette m a r - 5
c h a n d i s e devient ainsi la forme équivalent s o c i a l e m e n t valide. Le rôle
d'équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la mar-
c h a n d i s e exclue, et elle devient argent. „Uli unum consilium habent et virtu-
tem et potestatem suam bestiœ tradunt. Et ne quis possit emere aut vendere, nisi
qui habet characterem aut nomen bestiœ, aut numerum nominis ejus." (Apoca- 10
lypse.)
L'argent est un cristal q u i se forme s p o n t a n é m e n t d a n s les échanges par
lesquels les divers p r o d u i t s du travail sont en fait égalisés e n t r e e u x et par
cela m ê m e transformés e n m a r c h a n d i s e s . L e d é v e l o p p e m e n t h i s t o r i q u e d e
l'échange i m p r i m e de plus en plus a u x produits du travail le caractère de 15
m a r c h a n d i s e s et développe en m ê m e t e m p s l'opposition que recèle leur na-
ture, celle de valeur d'usage et de valeur. Le b e s o i n m ê m e du c o m m e r c e
force à d o n n e r un corps à cette antithèse, t e n d à faire naître u n e forme va-
leur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve j u s q u ' à ce q u e cette forme
soit enfin a t t e i n t e par le d é d o u b l e m e n t de la m a r c h a n d i s e en m a r c h a n d i s e 20
et en argent. A m e s u r e d o n c q u e s'accomplit la transformation générale des
produits du travail en m a r c h a n d i s e s , s'accomplit aussi la transformation
39
d'une marchandise en argent .
D a n s l'échange i m m é d i a t des produits, l'expression de la valeur revêt
d ' u n côté la forme relative simple et de l'autre ne la revêt pas encore. Cette 25
forme é t a i t : χ m a r c h a n d i s e A = y m a r c h a n d i s e B. La forme de l'échange
i m m é d i a t e s t : χ objets d'utilité A = y objets d'utilité B . Les objets A et B 4 0

ne sont p o i n t ici des m a r c h a n d i s e s avant l'échange, m a i s le d e v i e n n e n t


s e u l e m e n t p a r l'échange m ê m e . Dès l e m o m e n t q u ' u n objet utile dépasse
par son a b o n d a n c e les besoins de son producteur, il cesse d'être valeur 30
d'usage p o u r lui et, les circonstances d o n n é e s , sera utilisé c o m m e valeur
d'échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l ' h o m m e et par
c o n s é q u e n t aliénables. P o u r q u e l'aliénation soit r é c i p r o q u e , il faut tout
s i m p l e m e n t q u e des h o m m e s se rapportent les u n s a u x autres, par u n e re-
c o n n a i s s a n c e tacite, c o m m e propriétaires privés de ces choses aliénables et 35
39
O n p e u t d ' a p r è s cela a p p r é c i e r l e s o c i a l i s m e b o u r g e o i s q u i v e u t é t e r n i s e r l a p r o d u c t i o n m a r -
c h a n d e e t e n m ê m e t e m p s abolir « l ' o p p o s i t i o n d e m a r c h a n d i s e e t a r g e n t » , c'est-à-dire l ' a r g e n t
l u i - m ê m e , car il n ' e x i s t e q u e d a n s cette o p p o s i t i o n . V. sur ce sujet d a n s ma Critique de l'écono-
mie politique, p. 61 et suiv.
40
T a n t q u e d e u x objets u t i l e s différents n e sont p a s e n c o r e é c h a n g é s , m a i s q u ' u n e m a s s e 40
c h a o t i q u e d e c h o s e s est offerte c o m m e é q u i v a l e n t p o u r u n e t r o i s i è m e , a i n s i q u e n o u s l e
v o y o n s c h e z les sauvages, l ' é c h a n g e i m m é d i a t des p r o d u i t s n ' e s t l u i - m ê m e q u ' à s o n b e r c e a u .

66
Chapitre II • Des échanges

par cela m ê m e c o m m e personnes i n d é p e n d a n t e s . C e p e n d a n t u n tel rapport


d ' i n d é p e n d a n c e réciproque n'existe pas encore pour les m e m b r e s d ' u n e
c o m m u n a u t é primitive, quelle q u e soit sa forme, famille patriarcale, com-
m u n a u t é ||36| i n d i e n n e , État I n c a c o m m e au Pérou, etc. L ' é c h a n g e des
5 m a r c h a n d i s e s c o m m e n c e là où les c o m m u n a u t é s finissent, à leurs points
de contact avec des c o m m u n a u t é s étrangères ou avec des m e m b r e s de ces
dernières c o m m u n a u t é s . Dès q u e les choses sont u n e fois devenues des
m a r c h a n d i s e s d a n s la vie c o m m u n e avec l'étranger, elles le d e v i e n n e n t éga-
l e m e n t par contre-coup dans la vie c o m m u n e intérieure. La proportion
10 d a n s laquelle elles s'échangent est d'abord p u r e m e n t accidentelle. Elles de-
v i e n n e n t échangeables par l'acte volontaire de leurs possesseurs q u i se dé-
cident à les aliéner r é c i p r o q u e m e n t . P e u à p e u le besoin d'objets utiles pro-
v e n a n t de l'étranger se fait sentir davantage et se consolide. La répétition
c o n s t a n t e de l'échange en fait u n e affaire sociale régulière, et avec le cours
15 du t e m p s u n e partie au m o i n s des objets utiles est p r o d u i t e i n t e n t i o n n e l l e -
m e n t en vue de l'échange. A partir de cet instant, s'opère d ' u n e m a n i è r e
nette la séparation entre l'utilité des choses p o u r les besoins i m m é d i a t s et
leur utilité p o u r l'échange à effectuer entre elles, c'est-à-dire entre leur va-
leur d'usage et leur valeur d'échange. D ' u n a u t r e côté, la proportion dans
20 laquelle elles s'échangent c o m m e n c e à se régler par leur p r o d u c t i o n m ê m e .
L ' h a b i t u d e les fixe c o m m e quantités de valeur.
D a n s l'échange i m m é d i a t des produits, c h a q u e m a r c h a n d i s e est m o y e n
d'échange i m m é d i a t p o u r celui q u i la possède, m a i s pour celui qui ne la
possède pas, elle ne devient équivalent q u e d a n s le cas où elle est p o u r lui
25 u n e valeur d'usage. L'article d'échange n ' a c q u i e r t d o n c encore a u c u n e
forme valeur i n d é p e n d a n t e de sa propre valeur d'usage ou du besoin indivi-
duel des échangistes. La nécessité de cette forme se développe à m e s u r e
q u ' a u g m e n t e n t le n o m b r e et la variété des m a r c h a n d i s e s q u i e n t r e n t p e u à
p e u dans l'échange, et le p r o b l è m e éclôt s i m u l t a n é m e n t avec les m o y e n s de
30 le résoudre. Des possesseurs de m a r c h a n d i s e s n ' é c h a n g e n t et ne c o m p a r e n t
j a m a i s leurs propres articles avec d'autres articles différents, sans q u e di-
verses m a r c h a n d i s e s soient échangées et comparées c o m m e valeurs par
leurs maîtres divers avec u n e seule et m ê m e troisième espèce de m a r c h a n -
dise. U n e telle troisième m a r c h a n d i s e en d e v e n a n t équivalent p o u r di-
35 verses autres, acquiert i m m é d i a t e m e n t , q u o i q u e d a n s d'étroites limites, la
forme équivalent général ou social. Cette forme générale naît et disparaît
avec le contact social passager qui l'a appelée à la vie, et s'attache rapide-
m e n t et t o u r à tour t a n t ô t à u n e m a r c h a n d i s e , tantôt à l'autre. D è s que
l'échange a atteint un certain développement, elle s'attache exclusivement
40 à u n e espèce particulière de m a r c h a n d i s e , ou se cristallise sous forme ar-
gent. Le hasard décide d'abord sur quel genre de m a r c h a n d i s e s elle reste

67
Première section • Marchandise et monnaie

fixée ; on p e u t dire c e p e n d a n t que cela d é p e n d en général de d e u x circons-


tances décisives. La forme argent adhère ou bien a u x articles d ' i m p o r t a t i o n
les plus importants q u i révèlent en fait les premiers la valeur d ' é c h a n g e des
produits indigènes, ou b i e n a u x objets ou plutôt à l'objet utile q u i forme
l'élément principal de la richesse indigène aliénable, c o m m e le bétail, par 5
exemple. Les peuples n o m a d e s développent les premiers la forme argent
parce q u e tout leur b i e n et t o u t leur avoir se trouve sous forme mobilière,
et par c o n s é q u e n t i m m é d i a t e m e n t aliénable. De plus, leur genre de vie les
m e t c o n s t a m m e n t en c o n t a c t avec des sociétés étrangères, et les sollicite
par cela m ê m e à l'échange des produits. Les h o m m e s o n t souvent fait de 10
l ' h o m m e m ê m e , dans la figure de l'esclave, la m a t i è r e primitive de leur ar-
g e n t ; il n ' e n a j a m a i s été ainsi du sol. U n e telle idée ne pouvait naître q u e
d a n s u n e société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du
dix-septième siècle ; et sa réalisation n ' a été essayée sur u n e g r a n d e échelle,
par t o u t e u n e nation, q u ' u n siècle plus tard, dans la révolution de 1789, en 15
France.
A m e s u r e que l'échange brise ses liens p u r e m e n t locaux, et q u e par suite
la valeur des m a r c h a n d i s e s représente de plus en plus le travail h u m a i n en
général, la forme argent passe à des marchandises, q u e leur n a t u r e r e n d
aptes à remplir la fonction sociale d'équivalent général, c'est-à-dire a u x 20
m é t a u x précieux.
Q u e m a i n t e n a n t « b i e n q u e l'argent et l'or ne soient pas par n a t u r e m o n -
41
n a i e , la m o n n a i e soit c e p e n d a n t par n a t u r e argent et o r » , c'est ce q u e
m o n t r e n t l'accord et l'analogie qui existent entre les propriétés naturelles
42
de ces m é t a u x et les fonctions de la m o n n a i e . M a i s j u s q u ' i c i n o u s ne 25
connaissons q u ' u n e fonction de la m o n n a i e , celle de servir c o m m e forme
de manifestation de la valeur des m a r c h a n d i s e s , ou c o m m e m a t i è r e d a n s
laquelle les quantités de valeur des m a r c h a n d i s e s s'expriment socialement.
Or, il n'y a q u ' u n e seule m a t i è r e q u i puisse être u n e forme propre à m a n i -
fester la valeur ou servir d'image concrète du travail h u m a i n abstrait et 30
c o n s é q u e m m e n t égal, c'est celle dont tous les exemplaires p o s s è d e n t la
m ê m e qualité uniforme. D ' u n autre côté, c o m m e des valeurs ne diffèrent
q u e par leur q u a n t i t é , la m a r c h a n d i s e m o n n a i e doit être susceptible de dif-
férences p u r e m e n t q u a n t i t a t i v e s ; elle doit être divisible à volonté et p o u -
voir être recomposée avec la s o m m e de toutes ses parties. C h a c u n sait q u e 35
l'or et l'argent possèdent n a t u r e l l e m e n t toutes ces propriétés.
La valeur d'usage de la m a r c h a n d i s e m o n n a i e devient d o u b l e . O u t r e sa
valeur d'usage particulière c o m m e m a r c h a n d i s e , - ainsi l'or, par exemple,
41
Karl M a r x , I.e., p . 135. « L e s m é t a u x p r é c i e u x s o n t n a t u r e l l e m e n t m o n n a i e . » ( G a l i a n i : Della
Moneta, d a n s le r e c u e i l de C u s t o d i , parte moderna, t. I l l , p. 137.) 40
42
V. de p l u s a m p l e s détails à ce sujet d a n s m o n ouvrage déjà cité, ch. Les métaux précieux.

68
Chapitre II • Des échanges

sert de m a t i è r e première pour articles de luxe, p o u r b o u c h e r les dents


creuses, etc., - elle acquiert u n e valeur d'usage formelle q u i a p o u r origine
sa fonction sociale spécifique.
C o m m e toutes les m a r c h a n d i s e s ne s o n t q u e des équivalents particuliers
5 de l'argent, et q u e ce dernier est leur équivalent général, il j o u e vis-à-vis
d'elles le rôle de m a r c h a n d i s e universelle et elles ne représentent vis-à-vis
43
de lui que des m a r c h a n d i s e s particulières .
On a vu q u e la forme argent ou m o n n a i e n ' e s t ||37| q u e le reflet des rap-
ports de valeur de t o u t e sorte de m a r c h a n d i s e s dans u n e seule espèce de
10 m a r c h a n d i s e . Q u e l'argent l u i - m ê m e soit m a r c h a n d i s e , cela ne p e u t donc
être u n e découverte q u e p o u r celui q u i prend p o u r point de départ sa forme
44
t o u t achevée p o u r en arriver à son analyse e n s u i t e . Le m o u v e m e n t des
échanges d o n n e à la m a r c h a n d i s e qu'il transforme en argent n o n pas sa va-
leur, m a i s sa forme valeur spécifique. C o n f o n d a n t d e u x choses aussi dispa-
15 rates, on a été a m e n é à considérer l'argent et l'or c o m m e des valeurs pure-
45
m e n t i m a g i n a i r e s . Le fait q u e l'argent d a n s certaines de ses fonctions
p e u t être remplacé par de simples signes de l u i - m ê m e , a fait naître cette
autre erreur qu'il n'est q u ' u n simple signe.
D ' u n autre côté, il est vrai, cette erreur faisait pressentir q u e sous l'appa-
20 rence d ' u n objet extérieur, la m o n n a i e déguise en réalité un rapport social.
D a n s ce sens t o u t e m a r c h a n d i s e serait un signe, parce qu'elle n'est valeur
que c o m m e enveloppe matérielle du travail h u m a i n dépensé d a n s sa pro-
46
d u c t i o n . M a i s dès q u ' o n ne voit plus q u e de simples signes d a n s les carac-
43
« L ' a r g e n t est l a m a r c h a n d i s e u n i v e r s e l l e . » (Verri, I.e., p . 16.)
44
25 « L ' a r g e n t e t l'or e u x - m ê m e s , a u x q u e l s n o u s p o u v o n s d o n n e r l e n o m g é n é r a l d e lingots, sont
des m a r c h a n d i s e s d o n t l a v a l e u r h a u s s e e t b a i s s e . L e lingot a u n e p l u s g r a n d e v a l e u r l à où,
avec un m o i n d r e p o i d s , on a c h è t e u n e plus g r a n d e q u a n t i t é de m a r c h a n d i s e s du pays. » (A Dis-
course of the general notions of Money, Trade and Exchange, as they stand in relations to each other.
By a Merchant. London, 1695, p. 7.) « L ' a r g e n t et l'or, m o n n a y é s ou n o n , q u o i q u ' i l s servent de
30 m e s u r e à t o u t e s les c h o s e s , s o n t des m a r c h a n d i s e s t o u t a u s s i b i e n q u e le vin, l'huile, le t a b a c ,
le d r a p et les étoffes. » (A Discourse concerning Trade, and that in particular of the East Indies, etc.
London, 1689, p . 2). « L ' o r e t l'argent n e d o i v e n t p a s être exclus d u n o m b r e d e s m a r c h a n -
dises.» (The East India Trade a most Profitable Trade. L o n d o n , 1677, p. 4.)
45
« L ' o r e t l'argent o n t l e u r v a l e u r c o m m e m é t a u x a v a n t q u ' i l s d e v i e n n e n t m o n n a i e . » (Ga-
35 liani, I.e.) L o c k e d i t : « L ' a r g e n t a r e ç u d u c o n s e n t e m e n t u n i v e r s e l d e s h o m m e s u n e valeur
i m a g i n a i r e , à c a u s e de ses q u a l i t é s q u i le r e n d a i e n t p r o p r e à r e m p l i r le rôle de m o n n a i e . »
Law, a u c o n t r a i r e : « C o m m e n t diverses n a t i o n s p o u r r a i e n t - e l l e s d o n n e r u n e v a l e u r i m a g i n a i r e
à u n e c h o s e q u e l c o n q u e . . . . o u c o m m e n t cette v a l e u r i m a g i n a i r e aurait-elle p u s e m a i n t e -
n i r ? » M a i s il n ' e n t e n d a i t r i e n l u i - m ê m e à cette q u e s t i o n , car ailleurs il s ' e x p r i m e a i n s i : « L ' a r -
40 gent s'est é c h a n g é d ' a p r è s la v a l e u r d ' u s a g e q u ' i l possédait, c'est-à-dire d ' a p r è s sa valeur
r é e l l e ; par s o n a d o p t i o n c o m m e m o n n a i e i l a a c q u i s u n e valeur a d d i t i o n n e l l e . » ( J e a n L a w :
Considérations sur le numéraire et le commerce. D a i r e . É d i t i o n des Économistes financiers du dix-
h u i t i è m e siècle, p . 470.)
46
« L ' a r g e n t en (des d e n r é e s ) est le s i g n e . » (V. de F o r b o n n a i s : Éléments de commerce. N o u v .
45 édit. Leyde, 1766, t. II, p. 143.) « C o m m e signe il est attiré par les d e n r é e s . » (L. c, p. 155.)
« L ' a r g e n t est un signe d ' u n e c h o s e et la r e p r é s e n t e . » ( M o n t e s q u i e u , Esprit des lois.) « L ' a r g e n t

69
Première section • Marchandise et monnaie

tères sociaux q u e revêtent les choses, ou dans les caractères matériels q u e


revêtent les d é t e r m i n a t i o n s sociales du travail sur la base d ' u n m o d e parti-
culier de production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles,
sanctionnées par le soi-disant c o n s e n t e m e n t universel des h o m m e s . C'était
là le m o d e d'explication en vogue au dix-huitième siècle ; ne p o u v a n t en- 5
core déchiffrer ni l'origine ni le développement des formes é n i g m a t i q u e s
des rapports sociaux, on s'en débarrassait en déclarant qu'elles é t a i e n t d'in-
vention h u m a i n e et n o n pas t o m b é e s du ciel.
N o u s avons déjà fait la r e m a r q u e que la forme équivalent d ' u n e m a r -
chandise ne laisse rien savoir sur le m o n t a n t de sa q u a n t i t é de valeur. Si 10
l'on sait q u e l'or est m o n n a i e , c'est-à-dire échangeable avec toutes les m a r -
chandises, on ne sait point p o u r cela c o m b i e n valent par exemple 10 livres
d'or. C o m m e toute m a r c h a n d i s e , l'argent ne p e u t exprimer sa propre q u a n -
tité de valeur q u e relativement, dans d'autres m a r c h a n d i s e s . Sa valeur pro-
pre est d é t e r m i n é e par le t e m p s de travail nécessaire à sa p r o d u c t i o n , et 15
s'exprime dans le quantum de toute autre m a r c h a n d i s e q u i a exigé un tra-
47
vail de m ê m e d u r é e . Cette fixation de sa q u a n t i t é de valeur relative a lieu
à la source m ê m e de sa p r o d u c t i o n dans son premier échange. Dès qu'il en-
tre dans la circulation c o m m e m o n n a i e , sa valeur est d o n n é e . Déjà d a n s les
dernières a n n é e s du dix-septième siècle, on avait b i e n constaté q u e la 20
m o n n a i e est m a r c h a n d i s e ; l'analyse n ' e n était c e p e n d a n t q u ' à ses premiers
pas. La difficulté ne consiste pas à c o m p r e n d r e que la m o n n a i e est mar-
chandise, m a i s à savoir c o m m e n t et p o u r q u o i u n e m a r c h a n d i s e devient
48
monnaie . |
n ' e s t pas s i m p l e signe, car il est l u i - m ê m e r i c h e s s e ; il ne r e p r é s e n t e p a s les valeurs, il les è q u i - 25
vaut.» (Le Trosne, I.e. p. 910.) L o n g t e m p s a v a n t les é c o n o m i s t e s , les j u r i s t e s a v a i e n t m i s en vo-
g u e cette i d é e q u e l'argent n ' e s t q u ' u n s i m p l e signe e t q u e les m é t a u x p r é c i e u x n ' o n t q u ' u n e
valeur i m a g i n a i r e . Valets et s y c o p h a n t e s du p o u v o i r royal, ils o n t p e n d a n t t o u t le m o y e n âge
a p p u y é le droit des rois à la falsification des m o n n a i e s sur les t r a d i t i o n s de l ' e m p i r e r o m a i n et
sur le c o n c e p t du rôle de l'argent tel q u ' i l se trouve d a n s les P a n d e c t e s . « Q u ' a u c u n p u i s s e ni 30
doive faire d o u t e , d i t leur h a b i l e disciple P h i l i p p e de Valois d a n s un d é c r e t de 1346, q u e à
n o u s et à n o t r e majesté royale n ' a p p a r t i e n n e s e u l e m e n t . . . . le m e s t i e r , le fait, l'état, la provi-
sion e t t o u t e l ' o r d o n n a n c e d e s m o n n a i e s , d e d o n n e r tel cours, e t p o u r tel prix c o m m e i l n o u s
plaît e t b o n n o u s s e m b l e . » C'était u n d o g m e d u droit r o m a i n q u e l ' e m p e r e u r d é c r é t â t l a v a l e u r
d e l'argent. I l était d é f e n d u e x p r e s s é m e n t d e l e traiter c o m m e u n e m a r c h a n d i s e . « P e c u n i a s 35
vero n u l l i e m e r e fas erit, n a m i n u s u p u b l i c o c o n s t i t u t a s o p o r t e t n o n esse m e r c e m . » O n t r o u v e
d'excellents c o m m e n t a i r e s l à - d e s s u s d a n s G. F. P a g n i n i : Saggio sopra il giusto pregio delle cose,
1 7 5 1 . C u s t o d i , parte moderna, t. II. D a n s la s e c o n d e partie de son écrit n o t a m m e n t , P a g n i n i d i -
rige sa p o l é m i q u e c o n t r e les j u r i s t e s .
47
« S i u n h o m m e p e u t livrer à L o n d r e s u n e o n c e d'argent extraite des m i n e s d u P é r o u , d a n s l e 40
m ê m e t e m p s qu'il lui faudrait p o u r p r o d u i r e u n b o i s s e a u d e grain, alors l ' u n est l e prix n a t u r e l
d e l'autre. M a i n t e n a n t , s i u n h o m m e , par l'exploitation d e m i n e s plus n o u v e l l e s e t p l u s riches,
p e u t s e p r o c u r e r aussi f a c i l e m e n t d e u x o n c e s d ' a r g e n t q u ' a u p a r a v a n t u n e seule, l e grain sera
aussi b o n m a r c h é à 10 shillings le b o i s s e a u q u ' i l était a u p a r a v a n t à 5 shillings, cœteris pari-
bus.-» ( W i l l i a m P e t t y : A Treatise on Taxes and Contributions, L o n d o n , 1667, p. 31.) 45
48
M a î t r e R o s c h e r , l e professeur, n o u s a p p r e n d d ' a b o r d : « Q u e les fausses définitions d e l'ar-

70
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

|38| N o u s avons déjà vu que dans l'expression de valeur la plus simple : χ


m a r c h a n d i s e A = y m a r c h a n d i s e B, l'objet d a n s lequel la q u a n t i t é de valeur
d ' u n autre objet est représentée, semble posséder sa forme équivalent, i n d é -
p e n d a m m e n t de ce rapport, c o m m e u n e propriété sociale qu'il tire de la na-
5 ture. N o u s avons poursuivi cette fausse a p p a r e n c e j u s q u ' a u m o m e n t de sa
consolidation. Cette consolidation est accomplie dès q u e la forme équiva-
lent général s'est a t t a c h é e exclusivement à u n e m a r c h a n d i s e particulière
ou s'est cristallisée sous forme argent. U n e m a r c h a n d i s e ne paraît p o i n t de-
venir argent parce q u e les autres m a r c h a n d i s e s e x p r i m e n t en elle récipro-
10 q u e m e n t leurs v a l e u r s ; tout au contraire, ces dernières paraissent e x p r i m e r
en elle leurs valeurs parce qu'elle est argent. Le m o u v e m e n t q u i a servi
d ' i n t e r m é d i a i r e s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse a u c u n e
trace. Les m a r c h a n d i s e s trouvent, sans paraître y avoir c o n t r i b u é en rien,
leur propre valeur représentée et fixée dans le corps d ' u n e m a r c h a n d i s e q u i
15 existe à côté et en dehors d'elles. Ces simples choses, argent et or, telles
qu'elles sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt c o m m e i n c a r n a -
t i o n i m m é d i a t e de tout travail h u m a i n . De là la m a g i e de l'argent. |

|39[ CHAPITRE III

La m o n n a i e ou la circulation des marchandises

20 I
Mesure des valeurs

D a n s un b u t de simplification, n o u s supposons que l'or est la m a r c h a n d i s e


qui remplit les fonctions de m o n n a i e .
La p r e m i è r e fonction de l'or consiste à fournir à l ' e n s e m b l e des m a r -
25 chandises la m a t i è r e d a n s laquelle elles e x p r i m e n t leurs valeurs c o m m e
grandeurs de la m ê m e d é n o m i n a t i o n , de qualité égale et c o m p a r a b l e s sous

g e n t p e u v e n t se diviser en d e u x g r o u p e s p r i n c i p a u x : il y a celles d ' a p r è s l e s q u e l l e s il est plus


e t celles d ' a p r è s lesquelles i l est m o i n s q u ' u n e m a r c h a n d i s e . » P u i s i l n o u s f o u r n i t u n c a t a l o -
g u e des écrits les plus bigarrés sur la n a t u r e de l'argent, ce q u i ne j e t t e pas la m o i n d r e l u e u r
30 sur l'histoire réelle de la t h é o r i e . A la fin arrive la m o r a l e : « O n ne p e u t nier, dit-il, q u e la p l u -
part des d e r n i e r s é c o n o m i s t e s o n t a c c o r d é p e u d ' a t t e n t i o n a u x p a r t i c u l a r i t é s q u i d i s t i n g u e n t
l'argent des a u t r e s m a r c h a n d i s e s (il est d o n c plus o u m o i n s ? ) ... E n c e s e n s l a r é a c t i o n m i -
m e r c a n t i l i s t e de G a n i l h , etc., n ' e s t p a s t o u t à fait sans f o n d e m e n t . » ( W i l h e l m R o s c h e r : Les
e
fondements de l'économie nationale, 3 é d i t , 1858, p. 207 et suiv.) P l u s - m o i n s - t r o p p e u - en
35 ce sens - p a s t o u t à fait - q u e l l e clarté et q u e l l e p r é c i s i o n d a n s les idées et le l a n g a g e ! Et c'est
u n tel fatras d ' é c l e c t i s m e professoral q u e m a î t r e R o s c h e r b a p t i s e m o d e s t e m e n t d u n o m d e
« m é t h o d e a n a t o m i c o - p h y s i o l o g i q u e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e » ! O n l u i d o i t c e p e n d a n t u n e dé-
couverte, à savoir q u e l'argent est « u n e m a r c h a n d i s e a g r é a b l e » .

71
Première section · Marchandise et monnaie

le rapport de la q u a n t i t é . Il fonctionne d o n c c o m m e m e s u r e universelle des


valeurs. C'est en vertu de cette fonction q u e l'or, la m a r c h a n d i s e équiva-
lent, devient - m o n n a i e .
Ce n ' e s t pas la m o n n a i e qui rend les m a r c h a n d i s e s c o m m e n s u r a b l e s : au
contraire. C'est parce q u e les m a r c h a n d i s e s en tant q u e valeurs sont du tra- 5
vail matérialisé, et par suite c o m m e n s u r a b l e s entre elles, qu'elles p e u v e n t
m e s u r e r toutes e n s e m b l e leurs valeurs dans u n e m a r c h a n d i s e spéciale, et
transformer cette dernière en m o n n a i e , c'est-à-dire en faire leur m e s u r e
c o m m u n e . M a i s la m e s u r e des valeurs par la m o n n a i e est la forme q u e doit
49
n é c e s s a i r e m e n t revêtir leur m e s u r e i m m a n e n t e , la d u r é e de t r a v a i l . 10
L'expression de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e en or : χ m a r c h a n d i s e A = y
m a r c h a n d i s e m o n n a i e , est s a forme m o n n a i e o u son prix. U n e é q u a t i o n
isolée telle que : 1 t o n n e de fer = 2 onces d'or, suffit m a i n t e n a n t p o u r ex-
poser la valeur du fer d ' u n e m a n i è r e socialement valide. U n e é q u a t i o n de
ce genre n ' a plus b e s o i n de figurer c o m m e a n n e a u dans la série des èqua- 15
tions de toutes les autres m a r c h a n d i s e s , parce que la m a r c h a n d i s e équiva-
lent, l'or, possède ||40| déjà le caractère m o n n a i e . La forme générale de la
valeur relative des m a r c h a n d i s e s a d o n c m a i n t e n a n t regagné son aspect pri-
mitif, sa forme simple.
La m a r c h a n d i s e m o n n a i e de son côté n ' a p o i n t de prix. P o u r qu'elle p û t 20
p r e n d r e part à cette forme de la valeur relative, q u i est c o m m u n e à toutes
les autres m a r c h a n d i s e s , il faudrait qu'elle p û t se servir à e l l e - m ê m e d'équi-
valent. Au contraire la forme II où la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e était expri-
m é e dans u n e série i n t e r m i n a b l e d ' é q u a t i o n s , devient p o u r l'argent la
forme exclusive de sa valeur relative. M a i s cette série est m a i n t e n a n t déjà 25
d o n n é e d a n s les prix des m a r c h a n d i s e s . Il suffit de lire à rebours la cote
d ' u n prix courant p o u r trouver la q u a n t i t é de valeur de l'argent d a n s toutes
les m a r c h a n d i s e s possibles.
Le prix ou la forme m o n n a i e des m a r c h a n d i s e s est c o m m e la forme va-
leur en général distincte de leur corps ou de leur forme naturelle, q u e l q u e 30
49
Poser l a q u e s t i o n d e savoir p o u r q u o i l a m o n n a i e n e r e p r é s e n t e pas i m m é d i a t e m e n t l e t e m p s
d e travail l u i - m ê m e , d e telle sorte, p a r e x e m p l e , q u ' u n billet r e p r é s e n t e u n travail d e χ h e u r e s ,
r e v i e n t t o u t s i m p l e m e n t à ceci : P o u r q u o i , é t a n t d o n n é e la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , les p r o d u i t s
du travail doivent-ils revêtir la forme de m a r c h a n d i s e s ? ou à c e t t e a u t r e : P o u r q u o i le travail
privé n e p e u t - i l pas être traité i m m é d i a t e m e n t c o m m e travail social, c'est-à-dire c o m m e s o n 35
c o n t r a i r e ? J'ai r e n d u c o m p t e ailleurs avec plus d e détails d e l ' u t o p i e d ' u n e « m o n n a i e o u b o n
d e travail» d a n s l e m i l i e u a c t u e l d e p r o d u c t i o n (I.e. p . 6 1 e t suiv.). R e m a r q u o n s e n c o r e ici q u e
l e b o n d e travail d ' O w e n , p a r e x e m p l e , est aussi p e u d e l'argent q u ' u n e c o n t r e - m a r q u e d e
t h é â t r e . O w e n s u p p o s e d ' a b o r d u n travail socialisé, c e q u i est u n e f o r m e d e p r o d u c t i o n d i a m é -
t r a l e m e n t o p p o s é e à la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e . C h e z lui le certificat de travail c o n s t a t e s i m - 40
p l e m e n t la part i n d i v i d u e l l e du p r o d u c t e u r au travail c o m m u n et s o n droit i n d i v i d u e l à la frac-
t i o n d u p r o d u i t c o m m u n d e s t i n é e à l a c o n s o m m a t i o n . I l n ' e n t r e p o i n t d a n s l'esprit d ' O w e n d e
s u p p o s e r d ' u n côté la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e et de vouloir de l ' a u t r e é c h a p p e r à ses c o n d i t i o n s
inévitables p a r des b o u s i l l a g e s d'argent.

72
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

chose d'idéal. La valeur du fer, de la toile, du froment, etc., réside dans ces
choses m ê m e s , q u o i q u e invisiblement. Elle est représentée par leur égalité
avec l'or, par un rapport avec ce m é t a l , q u i n'existe, pour ainsi dire, que
dans la tête des m a r c h a n d i s e s . L'échangiste est d o n c obligé soit de leur prê-
5 ter sa propre l a n g u e soit de leur attacher des inscriptions sur du papier
50
pour a n n o n c e r leur prix a u m o n d e e x t é r i e u r .
L'expression de la valeur des m a r c h a n d i s e s en or étant t o u t s i m p l e m e n t
idéale, il n'est besoin p o u r cette opération que d ' u n or idéal ou q u i n'existe
que dans l'imagination.
10 II n'y a pas épicier qui ne sache fort b i e n qu'il est loin d'avoir fait de l'or
avec ses m a r c h a n d i s e s q u a n d il a d o n n é à leur valeur la forme prix ou la
forme or en i m a g i n a t i o n , et qu'il n ' a pas besoin d ' u n grain d'or réel pour
estimer en or des m i l l i o n s de valeurs en m a r c h a n d i s e s . D a n s sa fonction de
m e s u r e des valeurs, la m o n n a i e n'est employée q u e c o m m e m o n n a i e
51
15 idéale. Cette circonstance a d o n n é lieu aux théories les plus folles . M a i s
q u o i q u e la m o n n a i e en tant q u e m e s u r e de valeur ne fonctionne qu'idéale-
m e n t et que l'or employé d a n s ce b u t ne soit par c o n s é q u e n t q u e de l'or
imaginé, le prix des m a r c h a n d i s e s n ' e n d é p e n d pas m o i n s c o m p l è t e m e n t
de la m a t i è r e de la m o n n a i e . La valeur, c'est-à-dire le quantum de travail
20 h u m a i n qui est c o n t e n u , par exemple, dans u n e t o n n e de fer, est exprimé
en i m a g i n a t i o n par le quantum de la m a r c h a n d i s e m o n n a i e qui coûte préci-
s é m e n t a u t a n t de travail. Suivant que la m e s u r e de valeur est e m p r u n t é e à
l'or, à l'argent, ou au cuivre, la valeur de la t o n n e de fer est e x p r i m é e en
prix c o m p l è t e m e n t différents les u n s des autres, ou b i e n est représentée par
25 des quantités différentes de cuivre, d'argent ou d'or. Si d o n c d e u x m a r -
chandises différentes, l'or et l'argent, par exemple, sont employées en
m ê m e t e m p s c o m m e m e s u r e de valeur, toutes les m a r c h a n d i s e s possèdent
d e u x expressions différentes pour leur prix; elles ont leur prix or et leur
prix argent qui c o u r e n t t r a n q u i l l e m e n t l'un à côté de l'autre, t a n t q u e le
30 rapport de valeur de l'argent à l'or reste i m m u a b l e , tant qu'il se m a i n t i e n t ,
50
L e sauvage o u l e d e m i - s a u v a g e s e sert d e s a l a n g u e a u t r e m e n t . L e c a p i t a i n e Parry r e m a r q u e ,
par e x e m p l e , des h a b i t a n t s de la côte o u e s t de la b a i e de Baffin: « D a n s ce cas ( l ' é c h a n g e des
produits) ils p a s s e n t la l a n g u e d e u x fois sur la chose p r é s e n t é e à eux, après q u o i ils s e m b l e n t
croire q u e le traité est d û m e n t c o n c l u . » Les E s q u i m a u x de l'est l é c h a i e n t de m ê m e les articles
35 q u ' o n leur v e n d a i t à m e s u r e q u ' i l s les recevaient. Si la l a n g u e est e m p l o y é e d a n s le n o r d
c o m m e organe d ' a p p r o p r i a t i o n , r i e n d ' é t o n n a n t q u e d a n s l e sud l e v e n t r e passe p o u r l ' o r g a n e
d e l a p r o p r i é t é a c c u m u l é e e t q u e l e Caffre j u g e d e l a r i c h e s s e d ' u n h o m m e d ' a p r è s son e m b o n -
p o i n t et sa b e d a i n e . Ces Caffres sont des gaillards très-clairvoyants, car t a n d i s q u ' u n r a p p o r t
officiel de 1864 sur la s a n t é p u b l i q u e en A n g l e t e r r e s'apitoyait s u r le m a n q u e de s u b s t a n c e s
40 a d i p o g è n e s facile à c o n s t a t e r d a n s la plus g r a n d e partie de la classe ouvrière, un d o c t e u r Har-
vey, q u i p o u r t a n t n ' a p a s i n v e n t é l a c i r c u l a t i o n d u sang, faisait s a fortune d a n s l a m ê m e a n n é e
avec des recettes c h a r l a t a n e s q u e s q u i p r o m e t t a i e n t à la b o u r g e o i s i e et à l'aristocratie de les
délivrer de leur superflu de graisse.
5 1
V . Karl M a r x : Critique de l'économie politique, etc., la p a r t i e i n t i t u l é e : T h é o r i e s s u r l ' u n i t é de
45 m e s u r e d e l'argent.

73
Première section • Marchandise et monnaie

par exemple, d a n s la proportion de 1 à 15. Toute altération de ce rapport de


valeur altère par cela m ê m e la proportion qui existe entre les prix or et les
prix argent des m a r c h a n d i s e s et d é m o n t r e ainsi par le fait q u e la fonction
52
de m e s u r e des valeurs est i n c o m p a t i b l e avec sa d u p l i c a t i o n .
Les m a r c h a n d i s e s d o n t le prix est d é t e r m i n é , se p r é s e n t e n t t o u t e s sous la 5
f o r m e : a m a r c h a n d i s e A = χ or; b m a r c h a n d i s e Β = ζ o r ; c m a r c h a n d i s e
C = y or, etc., d a n s laquelle a, b, c sont des quantités d é t e r m i n é e s des es-
pèces de m a r c h a n d i s e s A, B, C; x, z, y, des quantités d'or d é t e r m i n é e s éga-
l e m e n t . E n t a n t q u e grandeurs d e l a m ê m e d é n o m i n a t i o n , o u e n t a n t q u e
q u a n t i t é s différentes | | 4 1 | d ' u n e m ê m e chose, l'or, elles se c o m p a r e n t et se 10
m e s u r e n t entre elles, et ainsi se développe la nécessité t e c h n i q u e de les
rapporter à un quantum d'or fixé et d é t e r m i n é c o m m e u n i t é de m e s u r e .
Cette u n i t é de m e s u r e se développe ensuite elle-même et devient étalon
p a r sa division en parties aliquotes. A v a n t de devenir m o n n a i e , l'or, l'ar-
gent, le cuivre possèdent déjà dans leurs m e s u r e s de poids des étalons de ce 15
genre, de telle sorte q u e la livre, par exemple, sert d ' u n i t é de m e s u r e , u n i t é
qui se subdivise ensuite en onces, etc., et s'additionne en q u i n t a u x et
53
ainsi de s u i t e . D a n s t o u t e circulation m é t a l l i q u e , les n o m s préexis-
t a n t s de l'étalon de poids forment ainsi les n o m s d'origine de l'étalon
monnaie. 20
52
P a r t o u t o ù l'argent e t l'or s e m a i n t i e n n e n t l é g a l e m e n t l'un à côté d e l'autre c o m m e m o n -
n a i e , c'est-à-dire c o m m e m e s u r e de valeurs, c'est toujours en vain q u ' o n a essayé de les traiter
c o m m e u n e seule e t m ê m e m a t i è r e . Supposer q u e l a m ê m e q u a n t i t é d e travail s e m a t é r i a l i s e
i m m u a b l e m e n t d a n s l a m ê m e p r o p o r t i o n d'or e t d'argent, c'est s u p p o s e r e n fait q u e l ' a r g e n t e t
l'or sont la m ê m e m a t i è r e et q u ' u n quantum d o n n é d'argent, du m é t a l q u i a la m o i n d r e valeur, 25
est u n e fraction i m m u a b l e d ' u n quantum d o n n é d'or. D e p u i s l e r è g n e d ' E d o u a r d I I I j u s q u ' a u x
t e m p s d e G e o r g e s I I , l'histoire d e l'argent e n Angleterre p r é s e n t e u n e série c o n t i n u e d e p e r t u r -
b a t i o n s p r o v e n a n t de la collision e n t r e le rapport de valeur légale de l ' a r g e n t et de l'or et les
oscillations de leur valeur réelle. T a n t ô t c'était l'or q u i était e s t i m é t r o p h a u t , t a n t ô t c'était
l'argent. Le m é t a l e s t i m é a u - d e s s o u s de sa valeur était d é r o b é à la c i r c u l a t i o n , r e f o n d u et ex- 30
p o r t é . L e r a p p o r t d e v a l e u r des d e u x m é t a u x était d e n o u v e a u l é g a l e m e n t c h a n g é ; m a i s ,
c o m m e l ' a n c i e n n e , la n o u v e l l e v a l e u r n o m i n a l e entrait b i e n t ô t en conflit avec le r a p p o r t réel
de valeur.
A n o t r e é p o q u e m ê m e , u n e b a i s s e faible et passagère de l'or p a r r a p p o r t à l'argent, prove-
n a n t d'une d e m a n d e d'argent dans l'Inde et dans la Chine, a produit en France le m ê m e phé- 35
n o m è n e sur l a plus g r a n d e échelle, e x p o r t a t i o n d e l'argent e t son r e m p l a c e m e n t par l'or d a n s
la c i r c u l a t i o n . P e n d a n t les a n n é e s 1855, 1856 et 1857, l ' i m p o r t a t i o n de l'or en F r a n c e d é p a s s a
son e x p o r t a t i o n d e 4 1 5 8 0 0 0 0 / . st., t a n d i s q u e l ' e x p o r t a t i o n d e l'argent d é p a s s a s o n i m p o r t a -
t i o n d e 3 4 704 000. E n fait, d a n s les pays c o m m e l a F r a n c e o ù les d e u x m é t a u x s o n t des m e -
sures de valeurs légales et o n t t o u s d e u x un cours forcé, de telle sorte q u e c h a c u n p e u t p a y e r à 40
volonté soit avec l'un, soit avec l ' a u t r e , le m é t a l en h a u s s e p o r t e un agio et m e s u r e s o n prix,
c o m m e t o u t e a u t r e m a r c h a n d i s e , d a n s l e m é t a l surfait, t a n d i s q u e c e d e r n i e r est e m p l o y é seul
c o m m e m e s u r e de valeur. L ' e x p é r i e n c e fournie p a r l'histoire à ce sujet se r é d u i t t o u t s i m p l e -
m e n t à ceci, q u e là où d e u x m a r c h a n d i s e s r e m p l i s s e n t l é g a l e m e n t la f o n c t i o n de m e s u r e de
valeur, il n ' y en a en fait q u ' u n e seule qui se m a i n t i e n n e à ce poste. (Karl M a r x . , 1. c, p. 52, 45
53.)
53
C e fait étrange q u e l ' u n i t é d e m e s u r e d e l a m o n n a i e anglaise, l'once d'or, n ' e s t p a s s u b d i v i -

74
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

C o m m e m e s u r e des valeurs et c o m m e étalon des prix, l'or remplit d e u x


fonctions e n t i è r e m e n t différentes. Il est m e s u r e des valeurs en t a n t
q u ' é q u i v a l e n t général, étalon des prix en t a n t q u e poids de m é t a l fixe.
C o m m e m e s u r e de valeur il sert à transformer les valeurs des m a r c h a n d i s e s
5 en prix, en q u a n t i t é s d'or imaginées. C o m m e étalon des prix il m e s u r e ces
quantités d'or d o n n é e s contre un quantum d'or fixe et subdivisé en parties
aliquotes. D a n s la m e s u r e des valeurs, les m a r c h a n d i s e s e x p r i m e n t leur va-
leur p r o p r e : l'étalon des prix ne m e s u r e au contraire q u e des quanta d'or
contre un quantum d'or et n o n la valeur d ' u n quantum d'or contre le poids
10 d ' u n autre. Pour l'étalon des prix, il faut q u ' u n poids d'or d é t e r m i n é soit
fixé c o m m e u n i t é de m e s u r e . Ici c o m m e dans toutes les d é t e r m i n a t i o n s de
m e s u r e entre grandeurs de m ê m e n o m , la fixité de l'unité de m e s u r e est
chose d'absolue nécessité. L'étalon des prix remplit d o n c sa fonction
d ' a u t a n t m i e u x q u e l'unité de m e s u r e et ses subdivisions sont m o i n s su-
15 jettes au c h a n g e m e n t . De l'autre côté, l'or ne p e u t servir de m e s u r e de va-
leur, que parce qu'il est l u i - m ê m e un produit du travail, c'est-à-dire u n e va-
leur variable.
Il est d'abord évident q u ' u n c h a n g e m e n t d a n s la valeur de l'or n'altère
en rien sa fonction c o m m e étalon des prix. Quels q u e soient les change-
20 m e n t s de la valeur de l'or, différentes quantités d'or restent toujours d a n s
le m ê m e rapport les u n e s avec les autres. Q u e cette valeur t o m b e de 100%,
12 onces d'or v a u d r o n t après c o m m e avant 12 fois plus q u ' u n e once, et
d a n s les prix il ne s'agit q u e du rapport de diverses quantités d'or entre
elles. D ' u n autre côté, a t t e n d u q u ' u n e o n c e d'or ne change pas le m o i n s du
25 m o n d e de poids par suite de la hausse ou de la baisse de sa valeur, le poids
de ses parties aliquotes ne change pas d a v a n t a g e ; il en résulte que l'or
c o m m e étalon fixe des prix, r e n d toujours le m ê m e service de q u e l q u e fa-
çon q u e sa valeur change.
Le c h a n g e m e n t de valeur de l'or ne m e t pas n o n plus obstacle à sa fonc-
30 tion c o m m e m e s u r e de valeur. Ce c h a n g e m e n t atteint toutes les m a r c h a n -
dises à la fois et laisse par c o n s é q u e n t , cœteris paribus, leurs quantités rela-
54
tives de valeur r é c i p r o q u e m e n t dans le m ê m e é t a t .
D a n s l'estimation en or des m a r c h a n d i s e s , on suppose s e u l e m e n t q u e la

sêe e n parties a l i q u o t e s , s ' e x p l i q u e d e l a m a n i è r e s u i v a n t e : « A l'origine n o t r e m o n n a i e était


35 a d a p t é e e x c l u s i v e m e n t à l'argent, et c'est p o u r cela q u ' u n e o n c e d ' a r g e n t p e u t toujours être di-
visée d a n s u n n o m b r e d e pièces a l i q u o t e s ; m a i s l'or n ' a y a n t été i n t r o d u i t q u ' à u n e p é r i o d e
p o s t é r i e u r e d a n s u n s y s t è m e d e m o n n a y a g e e x c l u s i v e m e n t a d a p t é à l'argent, u n e o n c e d'or n e
s a u r a i t pas être m o n n a y é e en un n o m b r e de pièces a l i q u o t e s » (Maclaren: History of the Cur-
rency, etc., p. 16. L o n d o n , 1858.)
54
40 « L ' a r g e n t p e u t c o n t i n u e l l e m e n t c h a n g e r d e valeur e t n é a n m o i n s servir d e m e s u r e d e v a l e u r
aussi b i e n q u e s'il restait p a r f a i t e m e n t s t a t i o n n a i r e . » (Bailey: Money and its vicissitudes. L o n -
d o n , 1837, p . 9.)

75
Première section • Marchandise et monnaie

p r o d u c t i o n d ' u n quantum d é t e r m i n é d'or coûte, à u n e é p o q u e d o n n é e , un


quantum d o n n é de travail. Q u a n t aux fluctuations des prix des m a r c h a n -
dises, elles sont réglées par les lois de la valeur relative simple développées
plus h a u t .
U n e h a u s s e générale des prix des m a r c h a n d i s e s e x p r i m e u n e h a u s s e de 5
leurs valeurs, si la valeur de l'argent reste constante, et u n e baisse de la va-
leur de l'argent si les valeurs des m a r c h a n d i s e s ne varient pas. I n v e r s e m e n t ,
u n e baisse générale des prix des m a r c h a n d i s e s e x p r i m e u n e baisse de leurs
valeurs si la valeur de l'argent reste constante et u n e h a u s s e de la valeur de
l'argent si les valeurs des m a r c h a n d i s e s restent les m ê m e s . Il ne s'ensuit 10
pas le m o i n s du m o n d e q u ' u n e h a u s s e de la valeur de l'argent e n t r a î n e u n e
baisse proportionnelle des prix des m a r c h a n d i s e s et u n e baisse de la valeur
de l'argent u n e h a u s s e proportionnelle des prix des m a r c h a n d i s e s . Cela n ' a
lieu que p o u r des m a r c h a n d i s e s de valeur i m m u a b l e . Les m a r c h a n d i s e s ,
par exemple, dont la valeur m o n t e et baisse en m ê m e t e m p s et dans la 15
m ê m e m e s u r e que la valeur de l'argent, conservent les m ê m e s prix. Si la
h a u s s e ou la baisse de leur valeur s'opère plus l e n t e m e n t ou plus rapide-
m e n t que celles de la valeur de l'argent, le degré de h a u s s e ou de baisse de
leur prix d é p e n d de la différence entre la fluctuation de leur propre valeur
et celle de l'argent, etc., etc. 20
R e v e n o n s à l ' e x a m e n de la forme prix.
On a vu q u e l'étalon en usage p o u r les poids des m é t a u x sert aussi avec
son n o m et ses subdivisions c o m m e étalon des prix. Certaines circons-
tances historiques a m è n e n t p o u r t a n t des m o d i f i c a t i o n s ; c e sont n o t a m -
m e n t : 1° l ' i n t r o d u c t i o n d'argent étranger chez des peuples m o i n s develop- 25
pés, c o m m e lorsque, par exemple, des m o n n a i e s d'or et d'argent circulaient
d a n s l ' a n c i e n n e R o m e c o m m e m a r c h a n d i s e s étrangères. Les n o m s d e cette
0
m o n n a i e étrangère diffèrent des n o m s de poids indigènes ; 2 le développe-
m e n t de la richesse qui r e m p l a c e dans sa fonction de m e s u r e des valeurs le
m é t a l le m o i n s précieux par celui qui l'est davantage, le cuivre par l'argent 30
et ce dernier par l'or, b i e n q u e cette succession contredise la chronologie
p o é t i q u e . Le m o t livre était, par exemple, le n o m de m o n n a i e e m p l o y é
p o u r u n e véritable livre d'argent. Dès q u e l'or r e m p l a c e l'argent c o m m e
m e s u r e de valeur, le m ê m e n o m s'attache peut-être à Υ15 de livre d'or sui­
v a n t la valeur p r o p o r t i o n n e l l e de l'or et de l'argent. Livre c o m m e n o m de 35
m o n n a i e et livre c o m m e n o m ordinaire de poids d'or, sont m a i n t e n a n t dis­
t i n c t s 5 5 ; 3° la falsification de l'argent p a r ||42| les rois et roitelets prolongée

55
« L e s m o n n a i e s q u i sont a u j o u r d ' h u i idéales, s o n t les plus a n c i e n n e s d e t o u t e n a t i o n , e t
t o u t e s é t a i e n t à u n e c e r t a i n e p é r i o d e réelles (cette d e r n i è r e assertion n ' e s t p a s j u s t e d a n s u n e
aussi large m e s u r e ) , et p a r c e q u ' e l l e s é t a i e n t réelles, elles servaient de m o n n a i e de c o m p t e . » 40
(Gattoni, I.e. p. 153).

76
Chapitre 111 • La monnaie ou la circulation des marchandises

p e n d a n t des siècles, falsification q u i du poids primitif des m o n n a i e s d'ar-


5 6
gent n ' a en fait conservé q u e le n o m .
La séparation entre le n o m m o n é t a i r e et le n o m ordinaire des poids de
m é t a l est devenue u n e h a b i t u d e populaire par suite de ces évolutions histo-
5 riques. L'étalon de la m o n n a i e étant d ' u n côté p u r e m e n t c o n v e n t i o n n e l et
de l'autre ayant b e s o i n de validité sociale, c'est la loi q u i le règle en dernier
lieu. U n e partie de poids d é t e r m i n é e du m é t a l précieux, u n e o n c e d'or, par
exemple, est divisée officiellement en parties aliquotes qui reçoivent des
n o m s de b a p t ê m e légaux tels q u e livre, écu, etc. U n e partie aliquote de ce
10 genre employée alors c o m m e u n i t é de m e s u r e p r o p r e m e n t dite, est à son
tour subdivisée en d'autres parties ayant c h a c u n e leur n o m légal, Shilling,
57
Penny, e t c . Après c o m m e avant ce sont des poids d é t e r m i n é s de m é t a l q u i
restent étalons de la m o n n a i e métallique. Il n'y a de changé q u e la subdivi-
sion et la n o m e n c l a t u r e .
15 Les prix ou les quanta d'or, en lesquels sont transformées i d é a l e m e n t les
m a r c h a n d i s e s , sont m a i n t e n a n t exprimés par les n o m s m o n é t a i r e s de l'éta-
lon d'or. Ainsi, au lieu de dire, le quart de froment est égal à u n e o n c e d'or,
on dirait en A n g l e t e r r e : il est égal à 3 liv. 17 sch. 1 0 ½ d. Les m a r c h a n d i s e s
se disent d a n s leurs n o m s d'argent ce qu'elles valent, et la m o n n a i e sert
20 c o m m e m o n n a i e de c o m p t e toutes les fois q u ' i l s'agit de fixer u n e chose
58
c o m m e valeur, et par c o n s é q u e n t sous forme m o n n a i e .
Le n o m d ' u n e chose est c o m p l è t e m e n t étranger à sa n a t u r e . Je ne sais
rien d ' u n h o m m e q u a n d je sais qu'il s'appelle J a c q u e s . De m ê m e , d a n s les
n o m s d'argent: livre, thaler, franc, ducat, etc., disparaît t o u t e trace du rap-
25 port de valeur. L ' e m b a r r a s et la confusion causés par le sens q u e l'on croit
caché sous ces signes cabalistiques sont d ' a u t a n t plus grands q u e les n o m s
m o n é t a i r e s e x p r i m e n t en m ê m e temps la valeur des m a r c h a n d i s e s et des
59
parties aliquotes d ' u n poids d ' o r . D ' u n autre côté, il est nécessaire q u e la

56
C'est a i n s i q u e la livre anglaise ne d é s i g n e à p e u près q u e % de son p o i d s primitif, la livre
30 écossaise a v a n t l ' U n i o n de 1707 % s e u l e m e n t , la livre française % , le m a r a v é d i s e s p a g n o l
6 4

moins de / 1 0 0 0 , l e r é i s p o r t u g a i s u n e fraction e n c o r e b i e n p l u s p e t i t e . M . D a v i d U r q u h a r t re-


m a r q u e d a n s ses « F a m i l i ä r W o r d s », à p r o p o s de ce fait q u i le terrifie, q u e la livre anglaise
(L. St.) c o m m e u n i t é d e m e s u r e m o n é t a i r e n e v a u t plus q u e % d ' o n c e d ' o r : « C ' e s t falsifier u n e
m e s u r e e t n o n p a s établir u n é t a l o n . » D a n s c e t t e fausse d é n o m i n a t i o n d e l ' é t a l o n m o n é t a i r e i l
35 voit, c o m m e p a r t o u t , la m a i n falsificatrice de la civilisation.
57
D a n s différents pays, l ' é t a l o n légal des prix est n a t u r e l l e m e n t différent. E n A n g l e t e r r e , par
e x e m p l e , l ' o n c e c o m m e p o i d s d e m é t a l est divisée e n P e n n y w e i g h t s , G r a i n s e t K a r a t s T r o y ;
m a i s l ' o n c e c o m m e u n i t é d e m e s u r e m o n é t a i r e est divisée e n 3 % sovereigns, l e sovereign e n
20 shillings, le shilling en 12 p e n c e , de sorte q u e 100 livres d ' o r à 22 karats (1200 o n c e s )
40 = 4672 sovereigns et 10 shillings. ·
58
« C o m m e o n d e m a n d a i t à A n a c h a r s i s , d e q u e l u s a g e é t a i t l'argent c h e z les G r e c s , i l r é p o n -
d i t : Us s'en servent p o u r c o m p t e r . » (Atheneeus, D e i p n . , 1.IV.)
59
L'or p o s s é d a n t c o m m e é t a l o n d e s p r i x les m ê m e s n o m s q u e les p r i x d e s m a r c h a n d i s e s , e t d e
plus é t a n t m o n n a y é s u i v a n t les parties a l i q u o t e s d e l ' u n i t é d e m e s u r e , q u e ces n o m s dési-

77
Première section • M a r c h a n d i s e et m o n n a i e

valeur, pour se distinguer des corps variés des m a r c h a n d i s e s , revête cette


60
forme bizarre, m a i s p u r e m e n t s o c i a l e .
Le prix est le n o m m o n é t a i r e du travail réalisé d a n s la m a r c h a n d i s e .
L'équivalence de la m a r c h a n d i s e et de la s o m m e d'argent e x p r i m é e d a n s
61
son prix, est d o n c u n e t a u t o l o g i e , c o m m e en général l'expression relative 5
de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e , est toujours l'expression de l'équivalence de
d e u x m a r c h a n d i s e s . M a i s si le prix c o m m e exposant de la g r a n d e u r de va-
leur de la m a r c h a n d i s e est l'exposant de son rapport d ' é c h a n g e avec la
m o n n a i e , il ne s'ensuit pas inversement q u e l'exposant de son rapport
d ' é c h a n g e avec la m o n n a i e soit nécessairement l'exposant de sa g r a n d e u r 10
de valeur. Supposons q u e 1 quart de froment se produise d a n s le m ê m e
t e m p s de travail que 2 onces d'or, et q u e 2 liv. st. soient le n o m de 2 onces
d'or. D e u x liv. st. sont alors l'expression m o n n a i e de la valeur du quart de
froment, ou son prix. Si m a i n t e n a n t les circonstances p e r m e t t e n t d'estimer
le quart de froment à 3 liv. st., ou forcent de l'abaisser à 1 liv. st., dès lors 15
1 liv. st. et 3 liv. st., sont des expressions qui d i m i n u e n t ou exagèrent la va-
leur du froment, m a i s elles restent n é a n m o i n s ses prix, car p r e m i è r e m e n t
elles sont sa forme m o n n a i e et s e c o n d e m e n t elles sont les exposants de son
rapport d'échange avec la m o n n a i e . Les conditions de p r o d u c t i o n ou la
force productive du travail d e m e u r a n t constantes, la r e p r o d u c t i o n du quart 20
de froment exige après c o m m e avant la m ê m e dépense en travail. Cette cir-
c o n s t a n c e ne d é p e n d ni de la volonté du p r o d u c t e u r de froment ni de celle

g n e n t , d e l ' o n c e , par e x e m p l e , d e sorte q u ' u n e o n c e d'or p e u t être e x p r i m é e t o u t a u s s i b i e n


q u e le prix d ' u n e t o n n e de fer p a r 3 1.17 s. 10½ d., on a d o n n é à ces e x p r e s s i o n s le n o m de prix
de m o n n a i e . C'est ce qui a fait naître l'idée m e r v e i l l e u s e q u e l'or p o u v a i t être e s t i m é en lui- 25
m ê m e , s a n s c o m p a r a i s o n avec a u c u n e a u t r e m a r c h a n d i s e , e t q u ' à l a différence d e t o u t e s les
autres m a r c h a n d i s e s il recevait de l'État un prix fixe. On a c o n f o n d u la fixation des n o m s de
m o n n a i e de c o m p t e p o u r des p o i d s d'or d é t e r m i n é s avec la fixation de la v a l e u r de ces p o i d s .
La littérature anglaise p o s s è d e d ' i n n o m b r a b l e s écrits d a n s lesquels ce q u i p r o q u o est d é l a y é à
l'infini. Ils o n t i n o c u l é la m ê m e folie à q u e l q u e s a u t e u r s de l ' a u t r e côté du détroit. 30
60
C o m p a r e z « T h é o r i e s s u r l ' u n i t é de m e s u r e de l ' a r g e n t » d a n s l'ouvrage déjà cité, Critique de
l'économie politique, p. 53 et suiv. - L e s fantaisies à propos de l'élévation ou de l ' a b a i s s e m e n t
du « p r i x de m o n n a i e » q u i c o n s i s t e n t de la part de l'État à d o n n e r les n o m s l é g a u x déjà fixés
p o u r des p o i d s d é t e r m i n é s d'or ou d ' a r g e n t à des p o i d s s u p é r i e u r s ou inférieurs, c'est-à-dire,
p a r e x e m p l e , à frapper % d ' o n c e d'or en 40 sh. au lieu de 20, de telles fantaisies, en t a n t 35
qu'elles n e s o n t p o i n t d e m a l a d r o i t e s o p é r a t i o n s f i n a n c i è r e s c o n t r e les c r é a n c i e r s d e l'État o u
d e s particuliers, m a i s o n t p o u r b u t d ' o p é r e r des « c u r e s m e r v e i l l e u s e s » é c o n o m i q u e s , o n t été
traitées d ' u n e m a n i è r e si c o m p l è t e par W. Petty, d a n s son ouvrage : "Quantulumcunque concer-
ning money. To the Lord Marquis of Halifax", 1682, q u e ses s u c c e s s e u r s i m m é d i a t s , Sir D u d l e y
N o r t h e t J o h n L o c k e , p o u r n e p a s parler des p l u s r é c e n t s , n ' o n t p u q u e délayer e t affaiblir ses 40
e x p l i c a t i o n s . « Si la richesse d ' u n e n a t i o n p o u v a i t être d é c u p l é e p a r de telles p r o c l a m a t i o n s , il
serait é t r a n g e q u e n o s m a î t r e s n e les e u s s e n t p a s faites d e p u i s l o n g t e m p s » , dit-il e n t r e a u t r e s ,
I.e. p . 36.
61
« Ou b i e n il faut c o n s e n t i r à dire q u ' u n e v a l e u r d ' u n m i l l i o n en argent vaut p l u s q u ' u n e va-
l e u r égale en m a r c h a n d i s e s . » (Le T r o s n e , 1. c. p. 919), ainsi « q u ' u n e v a l e u r v a u t p l u s q u ' u n e 45
valeur é g a l e » .

78
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

des possesseurs des autres m a r c h a n d i s e s . La g r a n d e u r de valeur exprime


d o n c un rapport de p r o d u c t i o n , le lien i n t i m e qu'il y a entre un article
q u e l c o n q u e et la portion du travail social qu'il faut pour ||43| lui d o n n e r
naissance. Dès q u e la valeur se transforme en prix, ce rapport nécessaire
5 apparaît c o m m e rapport d'échange d ' u n e m a r c h a n d i s e usuelle avec la m a r -
chandise m o n n a i e qui existe en dehors d'elle. M a i s le rapport d'échange
p e u t exprimer ou la valeur m ê m e de la m a r c h a n d i s e , ou le plus ou le m o i n s
q u e son aliénation, d a n s des circonstances d o n n é e s , rapporte accidentelle-
m e n t . Il est d o n c possible qu'il y ait un écart, u n e différence quantitative
10 entre le prix d ' u n e m a r c h a n d i s e et sa g r a n d e u r de valeur, et cette possibi-
lité gît d a n s la forme prix elle-même. C'est u n e ambiguïté qui au lieu de
constituer un défaut, est au contraire, u n e des b e a u t é s de cette forme,
parce qu'elle l'adapte à un système de p r o d u c t i o n où la règle ne fait loi que
par le j e u aveugle des irrégularités qui, en m o y e n n e , se c o m p e n s e n t , se pa-
15 ralysent et se détruisent m u t u e l l e m e n t .
La forme prix n ' a d m e t pas s e u l e m e n t la possibilité d ' u n e divergence
quantitative entre le prix et la g r a n d e u r de valeur, c'est-à-dire entre cette
dernière et sa propre expression m o n n a i e , m a i s encore elle p e u t cacher u n e
contradiction absolue, de sorte que le prix cesse tout-à-fait d'exprimer de
20 la valeur, q u o i q u e l'argent ne soit que la forme valeur des m a r c h a n d i s e s .
Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont p o i n t des m a r c h a n d i s e s , telles
que, par exemple, l ' h o n n e u r , la conscience, etc., peuvent devenir vénales et
acquérir ainsi p a r le prix q u ' o n leur d o n n e la forme m a r c h a n d i s e . U n e
chose p e u t d o n c avoir un prix formellement sans avoir u n e valeur. Le prix
25 devient ici u n e expression imaginaire c o m m e certaines g r a n d e u r s en m a -
t h é m a t i q u e s . D ' u n autre côté, la forme prix imaginaire, c o m m e par e x e m -
ple le prix du sol n o n cultivé, qui n ' a a u c u n e valeur, parce q u ' a u c u n travail
h u m a i n n'est réalisé en lui, p e u t c e p e n d a n t cacher des rapports de valeur
réels, q u o i q u e indirects.
30 De m ê m e que la forme valeur relative en général, le prix exprime la va-
leur d ' u n e m a r c h a n d i s e , par exemple, d ' u n e t o n n e de fer, de cette façon
q u ' u n e certaine q u a n t i t é de l'équivalent, u n e o n c e d'or, si l'on veut, est im-
m é d i a t e m e n t échangeable avec le fer, tandis q u e l'inverse n ' a pas l i e u ; le
fer, de son côté, n'est pas i m m é d i a t e m e n t échangeable avec l'or.
35 D a n s le prix, c'est-à-dire dans le n o m m o n é t a i r e des m a r c h a n d i s e s , leur
équivalence avec l'or est anticipée, m a i s n'est pas encore un fait accompli.
Pour avoir p r a t i q u e m e n t l'effet d ' u n e valeur d'échange, la m a r c h a n d i s e
doit se débarrasser de son corps n a t u r e l et se convertir d'or s i m p l e m e n t
imaginé en or réel, bien q u e cette transsubstantiation puisse lui c o û t e r plus
40 de peine q u ' à « l ' I d é e » hégélienne son passage de la nécessité à la liberté,
au crabe la rupture de son écaille, au Père de l'église J é r ô m e , le dépouille-

79
Première section • Marchandise et monnaie

6 2
m e n t du vieil A d a m . A côté de son apparence réelle, celle de fer, par
exemple, la m a r c h a n d i s e p e u t posséder dans son prix u n e a p p a r e n c e idéale
ou u n e apparence d'or i m a g i n é ; m a i s elle ne p e u t être en m ê m e t e m p s fer
réel et. or réel. P o u r lui d o n n e r un prix, il suffit de la déclarer égale à de l'or
p u r e m e n t i d é a l ; m a i s il faut la remplacer par de l'or réel, p o u r qu'elle 5
r e n d e à celui q u i la possède le service d'équivalent général. Si le possesseur
du fer, s'adressant au possesseur d ' u n élégant article de Paris, lui faisait va-
loir le prix du fer sous prétexte qu'il est forme argent, il en recevrait la ré-
ponse que saint Pierre d a n s le paradis adresse à D a n t e qui venait de lui ré-
citer les formules de la foi : 10

« A s s a i b e n e è trascorsa
D'està m o n e t a già la lega e'I peso,
63
Ma d i m m i se tu l'hai nella tua b o r s a . »

La forme prix renferme en elle-même l'aliénabilité des m a r c h a n d i s e s


contre la m o n n a i e et la nécessité de cette aliénation. D ' a u t r e part, l'or ne 15
fonctionne c o m m e m e s u r e de valeur idéale que parce qu'il se trouve déjà
sur le m a r c h é à titre de m a r c h a n d i s e m o n n a i e . Sous son aspect t o u t idéal
de m e s u r e des valeurs se tient d o n c déjà aux aguets l'argent réel, les es-
pèces s o n n a n t e s .

II 20
Moyen de circulation

a) La m é t a m o r p h o s e des m a r c h a n d i s e s

L'échange des m a r c h a n d i s e s ne peut, c o m m e on l'a vu, s'effectuer q u ' e n


remplissant des c o n d i t i o n s contradictoires, exclusives les u n e s des autres.
Son développement q u i fait apparaître la m a r c h a n d i s e c o m m e chose à dou- 25
ble face, valeur d'usage et valeur d'échange, ne fait pas disparaître ces
contradictions, m a i s crée la forme dans laquelle elles p e u v e n t se mouvoir.
C'est d'ailleurs la seule m é t h o d e pour résoudre des contradictions réelles.
C'est par exemple u n e contradiction q u ' u n corps t o m b e c o n s t a m m e n t sur
un autre et c e p e n d a n t le fuie c o n s t a m m e n t . L'ellipse est u n e des formes de 30
62
Si d a n s sa j e u n e s s e s a i n t J é r ô m e avait b e a u c o u p à lutter c o n t r e la c h a i r m a t é r i e l l e , p a r c e
q u e des i m a g e s d e belles f e m m e s o b s é d a i e n t s a n s cesse son i m a g i n a t i o n , i l l u t t a i t d e m ê m e
d a n s s a vieillesse c o n t r e l a c h a i r spirituelle. J e m e figurai, dit-il, p a r e x e m p l e , e n p r é s e n c e d u
s o u v e r a i n j u g e . « Q u i e s - t u ? » J e suis u n c h r é t i e n . « N o n , t u m e n s , r é p l i q u a l e j u g e d ' u n e v o i x
de t o n n e r r e , tu n'es qu'un Cicéronien. » 35
63
« L ' a l l i a g e e t l e p o i d s d e c e t t e m o n n a i e s o n t très-bien e x a m i n é s , m a i s , d i s - m o i , l'as-tu d a n s
ta bourse?»

80
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

m o u v e m e n t par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la


fois.
L'échange fait passer les m a r c h a n d i s e s des m a i n s dans lesquelles elles
sont des non-valeurs d'usage a u x m a i n s d a n s lesquelles elles servent de va-
5 leurs d'usage. Le p r o d u i t d ' u n travail utile remplace le produit d ' u n autre
travail utile. C'est la circulation sociale des matières. U n e fois arrivée au
lieu où elle sert de valeur d'usage, la m a r c h a n d i s e t o m b e de la sphère
des échanges d a n s la sphère de c o n s o m m a t i o n . M a i s cette circulation
matérielle ne s'accomplit q u e par u n e série de c h a n g e m e n t s de forme
10 ou u n e m é t a m o r p h o s e de la m a r c h a n d i s e q u e n o u s avons m a i n t e n a n t à
étudier.
Ce côté m o r p h o l o g i q u e du m o u v e m e n t est un peu difficile à saisir, puis-
que tout c h a n g e m e n t de forme d ' u n e m a r c h a n d i s e s'effectue par l'échange
de deux m a r c h a n d i s e s . U n e m a r c h a n d i s e dépouille, par exemple, sa forme
15 usuelle p o u r revêtir sa forme m o n n a i e . C o m m e n t cela arrive-t-il? Par son
échange avec l'or. Simple échange de d e u x m a r c h a n d i s e s , voilà le fait pal-
pable ; m a i s il faut y regarder de plus près.
L'or o c c u p e un pôle, tous les articles utiles le pôle opposé. Des d e u x cô-
tés, il y a m a r c h a n d i s e , ||44| u n i t é de valeur d'usage et de valeur d'échange.
20 M a i s cette u n i t é de contraires se représente inversement a u x d e u x ex-
trêmes. La forme u s u e l l e de la m a r c h a n d i s e en est la forme réelle, tandis
q u e sa valeur d ' é c h a n g e n'est exprimée q u ' i d é a l e m e n t , en or imaginé, par
son prix. La forme naturelle, métallique de l'or est au contraire sa forme
d'échangeabilité générale, sa forme valeur, tandis q u e sa valeur d'usage
25 n'est exprimée q u ' i d é a l e m e n t dans la série des m a r c h a n d i s e s q u i figurent
c o m m e ses équivalents. Or, q u a n d u n e m a r c h a n d i s e s'échange contre de
l'or, elle c h a n g e du m ê m e coup sa forme usuelle en forme valeur. Q u a n d
l'or s'échange contre u n e m a r c h a n d i s e , il change de m ê m e sa forme valeur
en forme usuelle.
30 Après ces r e m a r q u e s préliminaires, transportons-nous m a i n t e n a n t sur le
théâtre de l'action - le m a r c h é . - N o u s y a c c o m p a g n o n s un échangiste
q u e l c o n q u e , n o t r e vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa m a r -
chandise, 20 mètres de toile, a un prix d é t e r m i n é , soit de 2 1st. Il l'échange
contre 2 /.st., et puis, en h o m m e de vieille roche qu'il est, échange les 2 1st.
35 contre u n e bible d'un prix égal. La toile qui, p o u r lui, n'est q u e m a r c h a n -
dise, porte-valeur, est aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est
aliénée de n o u v e a u contre u n e autre m a r c h a n d i s e , la bible. M a i s celle-ci
entre dans la m a i s o n n e t t e du tisserand p o u r y servir de valeur d'usage et y
porter réconfort à des â m e s modestes.
40 L'échange ne s'accomplit d o n c pas sans d o n n e r lieu à d e u x m é t a m o r -
phoses opposées et qui se c o m p l è t e n t l'une l'autre - transformation de la

81
Première section • Marchandise et monnaie

64
m a r c h a n d i s e en argent et sa retransformation d'argent en m a r c h a n d i s e . -
Ces d e u x m é t a m o r p h o s e s de la m a r c h a n d i s e présentent à la fois, au p o i n t
de vue de son possesseur, d e u x actes - vente, échange de la m a r c h a n d i s e
contre l'argent; - achat, échange de l'argent contre la m a r c h a n d i s e - et
l'ensemble de ces d e u x actes : vendre pour acheter. 5
Ce qui résulte pour le tisserand de cette affaire, c'est qu'il possède m a i n -
t e n a n t u n e bible et n o n de la toile, à la place de sa première m a r c h a n d i s e
u n e autre d ' u n e valeur égale, m a i s d ' u n e utilité différente. Il se procure de
la m ê m e m a n i è r e ses autres m o y e n s de subsistance et de p r o d u c t i o n . De
son point de vue, ce m o u v e m e n t de vente et d ' a c h a t ne fait en dernier 10
lieu que remplacer u n e m a r c h a n d i s e par u n e autre ou q u ' é c h a n g e r des pro-
duits.
L'échange de la m a r c h a n d i s e implique d o n c les c h a n g e m e n t s de forme
q u e voici :

Marchandise-Argent-Marchandise 15
M. A. M.

Considéré sous son aspect p u r e m e n t matériel, le m o u v e m e n t aboutit à


M.-M., échange de m a r c h a n d i s e contre m a r c h a n d i s e , p e r m u t a t i o n de m a -
tières du travail social. Tel est le résultat dans lequel vient s'éteindre le
phénomène. 20
N o u s aurons m a i n t e n a n t à e x a m i n e r à part c h a c u n e des d e u x m é t a m o r -
phoses successives q u e la m a r c h a n d i s e doit traverser.
M.-A. Première métamorphose de la marchandise ou vente.
La valeur de la m a r c h a n d i s e saute de son propre corps dans celui de l'or.
C'est son saut périlleux. S'il m a n q u e , elle ne s'en portera pas plus m a l , 25
m a i s son possesseur sera frustré. T o u t en m u l t i p l i a n t ses besoins, la divi-
sion sociale du travail a du m ê m e coup rétréci sa capacité productive. C'est
précisément p o u r q u o i son produit ne lui sert q u e de valeur d ' é c h a n g e ou
d'équivalent général. Toutefois, il n ' a c q u i e r t cette forme q u ' e n se conver-
tissant en argent et l'argent se trouve dans la p o c h e d'autrui. P o u r le tirer 30
de là, il faut avant tout q u e la m a r c h a n d i s e soit valeur d'usage p o u r l'ache-
teur, que le travail dépensé en elle l'ait été sous u n e forme socialement
utile ou qu'il soit légitimé c o m m e b r a n c h e de la division sociale du travail.
M a i s la division du travail crée un organisme de p r o d u c t i o n s p o n t a n é d o n t
les fils ont été tissés et se tissent encore à l'insu des p r o d u c t e u r s é c h a n - 35

64
« Έ κ δ έ τ ο ϋ . . . . π υ ρ ό ς τ ' α ν τ α μ ε ί β ε σ α ι π ά ν τ α , φησίν ό Η ρ ά κ λ ε ι τ ο ς , κ α ι π ΰ ρ α π ά ν τ ω ν ,
ώ σ π ε ρ χ ρ υ σ ο ύ χ ρ ή μ α τ α κ α ί χ ρ η μ ά τ ω ν χ ρ υ σ ό ς . » F. Lassalle, la Philosophie d'Heraclite l'obscur.
Berlin, 1858, 1.1, p. 222.
« L e feu, c o m m e dit H e r a c l i t e , s e convertit e n t o u t , e t t o u t s e convertit e n feu, d e m ê m e q u e
les m a r c h a n d i s e s en or et l'or en m a r c h a n d i s e s . » 40

82
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

gistes. Il se p e u t q u e la m a r c h a n d i s e provienne d ' u n n o u v e a u genre de tra-


vail destiné à satisfaire ou m ê m e à provoquer des besoins n o u v e a u x . Entre-
lacé, hier encore, d a n s les n o m b r e u s e s fonctions d o n t se c o m p o s e un seul
métier, un travail parcellaire peut a u j o u r d ' h u i se détacher de cet e n s e m b l e ,
5 s'isoler et envoyer au m a r c h é son produit partiel à titre de m a r c h a n d i s e
complète sans q u e rien garantisse que les circonstances soient m û r e s pour
ce fractionnement.
Un produit satisfait a u j o u r d ' h u i un besoin social; d e m a i n , il sera peut-
être remplacé en t o u t ou en partie par un produit rival. Lors m ê m e q u e le
10 travail, c o m m e celui de n o t r e tisserand, est un m e m b r e p a t e n t é de la divi-
sion sociale du travail, la valeur d'usage de ses 20 mètres de toile n'est pas
p o u r cela p r é c i s é m e n t garantie. Si le besoin de toile d a n s la société, et ce
besoin a sa m e s u r e c o m m e t o u t e autre chose, est déjà rassasié par des tisse-
rands rivaux, le p r o d u i t de notre a m i devient superflu et c o n s é q u e m m e n t
15 inutile. Supposons c e p e n d a n t q u e la valeur utile de son produit soit consta-
tée et que l'argent soit attiré par la m a r c h a n d i s e . C o m b i e n d'argent? Telle
est m a i n t e n a n t la question. Il est vrai q u e la réponse se trouve déjà par
anticipation d a n s le prix de la m a r c h a n d i s e , l'exposant de sa g r a n d e u r de
valeur. N o u s faisons abstraction du côté faible du vendeur, de fautes de
20 calcul plus ou m o i n s intentionnelles, lesquelles sont sans pitié corrigées
sur le m a r c h é . Supposons qu'il n'ait dépensé q u e le t e m p s s o c i a l e m e n t né-
cessaire p o u r faire son produit. Le prix de sa m a r c h a n d i s e n'est d o n c q u e le
n o m m o n é t a i r e du q u a n t u m de travail qu'exige en m o y e n n e tout article de
la m ê m e sorte. M a i s à l'insu et sans la permission de notre tisserand, les
25 vieux procédés employés p o u r le tissage o n t été mis sens dessus dessous ; le
temps de travail s o c i a l e m e n t nécessaire hier p o u r la p r o d u c t i o n d ' u n m è t r e
de toile, ne l'est plus a u j o u r d ' h u i ; c o m m e l ' h o m m e a u x écus s'empresse de
le lui d é m o n t r e r par le tarif j|45| de ses c o n c u r r e n t s . P o u r son m a l h e u r , il y
a b e a u c o u p de tisserands au m o n d e .
30 Supposons enfin que c h a q u e m o r c e a u de toile qui se trouve sur le m a r -
ché n ' a i t coûté q u e le t e m p s de travail socialement nécessaire. N é a n m o i n s ,
la s o m m e totale de ces m o r c e a u x p e u t représenter du travail dépensé en
pure perte. Si l'estomac du m a r c h é ne p e u t pas absorber t o u t e la toile au
prix n o r m a l de 2 sh. par m è t r e , cela prouve q u ' u n e trop grande partie du
35 travail social a été dépensée sous forme de tissage. L'effet est le m ê m e q u e
si c h a q u e tisserand en particulier avait employé pour son p r o d u i t indivi-
duel plus q u e le travail nécessaire socialement. C'est le cas de dire ici, se-
lon le proverbe a l l e m a n d : «Pris ensemble, e n s e m b l e p e n d u s . » T o u t e la
toile sur le m a r c h é ne constitue q u ' u n seul article de c o m m e r c e d o n t cha-
40 que m o r c e a u n'est q u ' u n e partie aliquote.
C o m m e on le voit, la m a r c h a n d i s e a i m e l'argent, m a i s « t h e course of

83
Première section • Marchandise et monnaie

6 5
true love r u n s never s m o o t h ». L'organisme social de p r o d u c t i o n , d o n t les
m e m b r e s disjoints - m e m b r a disjecta - naissent de la division du travail,
porte l'empreinte de la spontanéité et du hasard, q u e l'on considère ou les
fonctions m ê m e s de ses m e m b r e s ou leurs rapports de proportionnalité.
Aussi n o s échangistes découvrent-ils q u e la m ê m e division du travail, qui 5
fait d ' e u x des p r o d u c t e u r s privés i n d é p e n d a n t s , rend la m a r c h e de la pro-
d u c t i o n sociale, et les rapports qu'elle crée, c o m p l è t e m e n t i n d é p e n d a n t s de
leurs volontés, de sorte q u e l ' i n d é p e n d a n c e des personnes les u n e s vis-à-vis
des autres trouve son c o m p l é m e n t obligé en un système de d é p e n d a n c e ré-
ciproque, imposée par les choses. 10
La division du travail transforme le produit du travail en m a r c h a n d i s e , et
nécessite par cela m ê m e sa transformation en argent. Elle r e n d en m ê m e
temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle. Ici c e p e n d a n t
n o u s avons à considérer le p h é n o m è n e dans son intégrité, et n o u s devons
d o n c supposer que sa m a r c h e est n o r m a l e . Du reste, si la m a r c h a n d i s e n ' e s t 15
pas a b s o l u m e n t invendable, son c h a n g e m e n t de forme a toujours lieu q u e l
q u e soit son prix de vente.
Ainsi, le p h é n o m è n e qui, d a n s l'échange, saute a u x yeux, c'est q u e m a r -
chandise et or, 20 m è t r e s de toile par exemple, et 2 /.st., c h a n g e n t de m a i n
ou de place. M a i s avec q u o i s'échange la m a r c h a n d i s e ? Avec sa forme de 20
valeur d ' é c h a n g e ou d'équivalent général. Et avec q u o i l'or? Avec u n e
forme particulière de sa valeur d'usage. P o u r q u o i l'or se présente-t-il
c o m m e m o n n a i e à la toile? Parce q u e le n o m m o n é t a i r e de la toile, son
prix de 2 /. st., la rapporte déjà à l'or en tant q u e m o n n a i e . La m a r c h a n d i s e
se dépouille de sa forme primitive en s'aliénant, c'est-à-dire au m o m e n t où 25
sa valeur d'usage attire réellement l'or qui n'est q u e représenté d a n s son
prix.
La réalisation du prix ou de la forme valeur p u r e m e n t idéale de la m a r -
chandise est en m ê m e t e m p s la réalisation inverse de la valeur d'usage p u -
r e m e n t idéale de la m o n n a i e . La transformation de la m a r c h a n d i s e en ar- 30
gent est la transformation s i m u l t a n é e de l'argent en m a r c h a n d i s e . La
m ê m e et u n i q u e transaction est bipolaire; vue de l'un des pôles, celui du
possesseur de m a r c h a n d i s e , elle est v e n t e ; vue du pôle o p p o s é , celui du
possesseur d'or, elle est achat. Ou bien vente est achat, M.-A. est en m ê m e
66
temps A . - M . . 35
J u s q u ' i c i n o u s ne connaissons d'autre rapport é c o n o m i q u e entre les
h o m m e s q u e celui d'échangistes, rapport dans lequel ils ne s'approprient le

65
« L e véritable a m o u r est toujours c a h o t é d a n s s a c o u r s e . » ( S h a k e s p e a r e ) .
66 r
« T o u t e v e n t e est a c h a t . » ( D Q u e s n a y , Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans.
RC
Physiocrates, éd. D a i r e , I p a r t i e . Paris, 1846, p. 170), ou, c o m m e le dit le m ê m e a u t e u r , d a n s 40
ses Maximes générales: V e n d r e est acheter.

84
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

produit d ' u n travail étranger q u ' e n livrant le leur. Si d o n c l'un des é c h a n -


gistes se présente à l'autre c o m m e possesseur de m o n n a i e , il faut de d e u x
choses l ' u n e : Ou le produit de son travail possède par n a t u r e la forme m o n -
naie, c'est-à-dire q u e son produit à lui est or, argent, etc., en un mot, ma-
5 tière de la m o n n a i e ; ou sa m a r c h a n d i s e a déjà changé de peau, elle a été
v e n d u e , et par cela m ê m e elle a dépouillé sa forme primitive. P o u r fonc-
t i o n n e r en qualité de m o n n a i e , l'or doit n a t u r e l l e m e n t se présenter sur le
m a r c h é en un p o i n t q u e l c o n q u e . Il entre d a n s le m a r c h é à la source m ê m e
de sa production, c'est-à-dire là où il se troque c o m m e produit i m m é d i a t
10 du travail contre un autre produit de m ê m e valeur.
M a i s à partir de cet instant, il représente toujours un prix de marchandise
61
réalisé . I n d é p e n d a m m e n t du troc de l'or contre des m a r c h a n d i s e s , à sa
source de p r o d u c t i o n , l'or est entre les m a i n s de c h a q u e p r o d u c t e u r - é c h a n -
giste le produit d ' u n e vente ou de la p r e m i è r e m é t a m o r p h o s e de sa mar-
68
15 chandise, M . - A . . L'or est d e v e n u m o n n a i e idéale ou m e s u r e des valeurs,
parce q u e les m a r c h a n d i s e s e x p r i m a i e n t leurs valeurs en lui et en faisaient
ainsi leur figure valeur imaginée, opposée à leurs formes naturelles de pro-
duits utiles. Il devient m o n n a i e réelle par l'aliénation universelle des mar-
chandises. Ce m o u v e m e n t les convertit toutes en or, et fait par cela m ê m e
20 de l'or leur figure m é t a m o r p h o s é e , n o n plus en i m a g i n a t i o n , m a i s en réa-
lité. La dernière trace de leurs formes usuelles et des travaux concrets
d o n t elles tirent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus q u e des
échantillons uniformes et indistincts du m ê m e travail social. A voir u n e
pièce de m o n n a i e on ne saurait dire q u e l article a été converti en elle. La
25 m o n n a i e p e u t d o n c être de la b o u e , q u o i q u e la b o u e ne soit pas m o n -
naie.
Supposons m a i n t e n a n t q u e les d e u x pièces d'or contre lesquelles notre
tisserand a aliéné sa m a r c h a n d i s e p r o v i e n n e n t de la m é t a m o r p h o s e d ' u n
quart de froment. La vente de la toile, M.-A. est en m ê m e t e m p s son achat,
30 A.-M. En t a n t q u e la toile est v e n d u e , cette m a r c h a n d i s e c o m m e n c e un
m o u v e m e n t qui finit par son contraire, l'achat de la bible; en t a n t q u e la
toile est achetée, elle finit un m o u v e m e n t ||46| qui a c o m m e n c é par son
contraire, la vente du froment. M.-A. (toile-argent), cette première phase
de M.-A.-M. (toile-argent-bible), est en m ê m e t e m p s A.-M. (argent-toile),
35 la dernière phase d ' u n autre m o u v e m e n t M.-A.-M. (froment-argent-toile).
La première métamorphose d'une marchandise, son passage de la forme m a r -
chandise à la forme argent est toujours seconde métamorphose t o u t opposée

67
« L e prix d ' u n e m a r c h a n d i s e n e p o u v a n t être payé q u e par l e prix d ' u n e a u t r e m a r c h a n -
d i s e . » ( M e r c i e r de la Rivière, l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Physiocrates, éd.
e
40 D a i r e , I I p a r t i e , p. 554.)
68
« P o u r avoir cet argent, i l faut avoir v e n d u . » (1. c , p . 543.)

85
1

Première section · Marchandise et monnaie

d'une autre marchandise, son retour de la forme argent à la forme m a r c h a n -


69
dise .
A.-M. Métamorphose deuxième et finale. - Achat.
L'argent est la m a r c h a n d i s e q u i a p o u r caractère l'aliénabilité absolue,
parce qu'il est le p r o d u i t de l'aliénation universelle de toutes les autres 5
m a r c h a n d i s e s . Il lit t o u s les prix à rebours et se mire ainsi dans les corps de
t o u s les produits, c o m m e dans la m a t i è r e qui se d o n n e à lui p o u r q u ' i l de-
v i e n n e valeur d'usage l u i - m ê m e . En m ê m e t e m p s , les prix, qui sont p o u r
ainsi dire les œillades a m o u r e u s e s que lui l a n c e n t les m a r c h a n d i s e s , indi-
q u e n t la limite de sa faculté de conversion, c'est-à-dire sa propre q u a n t i t é . 10
La m a r c h a n d i s e disparaissant dans l'acte de sa conversion en argent, l'ar-
gent d o n t dispose un particulier ne laisse entrevoir ni c o m m e n t il est
t o m b é sous sa m a i n ni quelle chose a été transformée en lui. Impossible de
sentir, non olet, d'où il tire son origine. Si d ' u n côté, il représente des m a r -
70
chandises vendues, il représente de l'autre des m a r c h a n d i s e s à a c h e t e r . 15
A.-M., l'achat, est en m ê m e t e m p s vente, M.-Α., la dernière m é t a m o r -
phose d ' u n e m a r c h a n d i s e , la première d ' u n e autre. P o u r n o t r e tisserand, la
carrière de sa m a r c h a n d i s e se t e r m i n e à la bible, en laquelle il a converti
ses 2 /. st. M a i s le v e n d e u r de la bible dépense cette s o m m e en eau-de-vie.
A.-M., la dernière p h a s e de M.-A.-M. (toile-argent-bible) est en m ê m e 20
temps M.-A., la p r e m i è r e p h a s e de M.-A.-M. (bible-argent-eau-de-vie).
La division sociale du travail restreint c h a q u e p r o d u c t e u r - é c h a n g i s t e à la
confection d ' u n article spécial qu'il vend souvent en gros. De l'autre côté,
ses besoins divers et toujours renaissants le forcent d ' e m p l o y e r l'argent
ainsi o b t e n u à des achats plus ou m o i n s n o m b r e u x . U n e seule vente de- 25
vient le point de départ d'achats divers. La m é t a m o r p h o s e finale d ' u n e
m a r c h a n d i s e forme ainsi u n e s o m m e d e m é t a m o r p h o s e s p r e m i è r e s d'autres
marchandises.
E x a m i n o n s m a i n t e n a n t l a m é t a m o r p h o s e complète, l ' e n s e m b l e des d e u x
m o u v e m e n t s M.-A. et A . - M . Ils s'accomplissent par d e u x t r a n s a c t i o n s in- 30
verses de l'échangiste, la vente et l'achat, q u i lui i m p r i m e n t le d o u b l e ca-
ractère d e v e n d e u r e t d'acheteur. D e m ê m e que d a n s c h a q u e c h a n g e m e n t
de forme de la m a r c h a n d i s e , ses d e u x formes, m a r c h a n d i s e et argent, exis-
tent s i m u l t a n é m e n t , q u o i q u e à des pôles opposés, de m ê m e d a n s c h a q u e
t r a n s a c t i o n de vente et d'achat les d e u x formes de l'échangiste, v e n d e u r et 35
acheteur, se font face. De m ê m e q u ' u n e m a r c h a n d i s e , la toile par e x e m p l e ,

69
Ici, c o m m e n o u s l'avons déjà fait r e m a r q u e r , l e p r o d u c t e u r d'or o u d ' a r g e n t fait e x c e p t i o n ;
i l vend s o n p r o d u i t s a n s avoir p r é a l a b l e m e n t a c h e t é .
70
« Si l'argent r e p r é s e n t e , d a n s n o s m a i n s , les c h o s e s q u e n o u s p o u v o n s d é s i r e r d'acheter, il y
r e p r é s e n t e aussi les c h o s e s q u e n o u s avons vendues p o u r cet a r g e n t . » ( M e r c i e r de la R i v i è r e , 40
I.e., p . 586.)

86

1
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

subit alternativement d e u x transformations inverses, de m a r c h a n d i s e de-


vient argent et d'argent m a r c h a n d i s e , de m ê m e son possesseur j o u e alterna-
tivement sur le m a r c h é les rôles de v e n d e u r et d'acheteur. Ces caractères,
au lieu d'être des attributs fixes, passent d o n c t o u r à tour d ' u n échangiste à
5 l'autre.
La m é t a m o r p h o s e complète d ' u n e m a r c h a n d i s e suppose d a n s sa forme la
plus simple quatre termes. M a r c h a n d i s e et argent, possesseur de m a r c h a n -
dise et possesseur d'argent, voilà les d e u x extrêmes q u i se font face d e u x
fois. C e p e n d a n t un des échangistes intervient d'abord dans son rôle de ven-
10 deur, possesseur de m a r c h a n d i s e , et ensuite d a n s son rôle d'acheteur, pos-
11
sesseur d'argent. Il n ' y a d o n c q u e trois persona; dramatis . C o m m e t e r m e
final de la première m é t a m o r p h o s e , l'argent est en m ê m e t e m p s le point de
départ de la seconde. De m ê m e , le v e n d e u r du p r e m i e r acte devient l'ache-
teur dans le second, où un troisième possesseur de m a r c h a n d i s e se pré-
15 sente à lui c o m m e vendeur.
Les d e u x m o u v e m e n t s inverses de la m é t a m o r p h o s e d ' u n e m a r c h a n d i s e
décrivent un cercle: forme m a r c h a n d i s e , effacement de cette forme d a n s
l'argent, retour à la forme m a r c h a n d i s e .
Ce cercle c o m m e n c e et finit par la forme m a r c h a n d i s e . Au p o i n t de dé-
20 part, elle s'attache à un produit qui est non-valeur d'usage p o u r son posses-
seur, au p o i n t de retour à un autre produit qui lui sert de valeur d'usage.
R e m a r q u o n s encore q u e l'argent aussi j o u e là un d o u b l e rôle. D a n s la pre-
mière m é t a m o r p h o s e , il se pose en face de la m a r c h a n d i s e , c o m m e la fi-
gure de sa valeur q u i possède ailleurs, d a n s la p o c h e d'autrui, u n e réalité
25 dure et s o n n a n t e . Dès q u e la m a r c h a n d i s e est changée en chrysalide d'ar-
gent, l'argent cesse d'être un cristal solide. Il n'est plus que la forme transi-
toire de la m a r c h a n d i s e , sa forme équivalente q u i doit s'évanouir et se
convertir en valeur d'usage.
Les d e u x m é t a m o r p h o s e s q u i constituent le m o u v e m e n t circulaire d'une
30 marchandise forment s i m u l t a n é m e n t des m é t a m o r p h o s e s partielles et in-
verses de d e u x autres m a r c h a n d i s e s .
La première m é t a m o r p h o s e de la toile par e x e m p l e (toile-argent), est la
seconde et dernière m é t a m o r p h o s e du froment (froment-argent-toile). La
dernière m é t a m o r p h o s e de la toile (argent-bible) est la p r e m i è r e m é t a m o r -
35 phose de la bible (bible-argent). Le cercle q u e forme la série des m é t a m o r -
phoses de c h a q u e m a r c h a n d i s e s'engrène ainsi dans les cercles q u e forment
les autres. L ' e n s e m b l e de tous ces cercles constitue la circulation des mar-
chandises.
La circulation des m a r c h a n d i s e s se distingue essentiellement de
71
40 « I l y a d o n c q u a t r e t e r m e s et trois c o n t r a c t a n t s , d o n t l ' u n i n t e r v i e n t d e u x fois. » (Le T r o s n e ,
I.e., p . 909.)

87
Première section • Marchandise et monnaie

r e c h a n g e i m m é d i a t des produits. Pour s'en convaincre, il suffît de j e t e r un


coup d ' œ i l sur ce qui s'est passé. Le tisserand a b i e n échangé sa toile
contre u n e bible, sa propre m a r c h a n d i s e contre u n e a u t r e ; m a i s ce p h é n o -
m è n e n'est vrai q u e pour lui. Le v e n d e u r de bibles, q u i préfère le c h a u d au
froid, ne pensait p o i n t échanger sa bible ||47| contre de la toile ; le tisserand 5
n ' a peut-être pas le m o i n d r e soupçon q u e c'était du froment q u i s'est
échangé contre sa toile, etc.
La m a r c h a n d i s e de B est substituée à la m a r c h a n d i s e de A; m a i s A et B
n ' é c h a n g e n t p o i n t leurs m a r c h a n d i s e s r é c i p r o q u e m e n t . Il se p e u t b i e n que
A et B achètent l'un de l ' a u t r e ; m a i s c'est un cas particulier, et p o i n t du 10
t o u t un rapport n é c e s s a i r e m e n t d o n n é par les conditions générales de la
circulation. La circulation élargit au contraire la sphère de la p e r m u t a t i o n
matérielle du travail social, en é m a n c i p a n t les p r o d u c t e u r s des limites lo-
cales et individuelles, inséparables de l'échange i m m é d i a t de leurs pro-
duits. De l'autre côté, ce développement m ê m e d o n n e lieu à un e n s e m b l e 15
de rapports sociaux, i n d é p e n d a n t s des agents de la circulation, et q u i
é c h a p p e n t à leur contrôle. Par exemple, si le tisserand p e u t vendre sa toile,
c'est q u e le paysan a v e n d u du froment; si Pritchard vend sa bible, c'est
q u e le tisserand a v e n d u sa toile ; le distillateur ne vend son eau brûlée q u e
parce q u e l'autre a déjà v e n d u l'eau de la vie éternelle, et ainsi de suite. 20
L a circulation n e s'éteint pas n o n plus, c o m m e l'échange i m m é d i a t ,
d a n s le c h a n g e m e n t de place ou de m a i n s des produits. L'argent ne dispa-
raît point, b i e n qu'il s'élimine à la fin de c h a q u e série de m é t a m o r p h o s e s
d'une m a r c h a n d i s e . Il se précipite toujours sur le point de la circulation qui
a été évacué par la m a r c h a n d i s e . D a n s la m é t a m o r p h o s e c o m p l è t e de la 25
toile par exemple, toile-argent-bible, c'est la toile q u i sort la p r e m i è r e de la
circulation. L'argent la remplace. La bible sort après elle; l'argent la rem-
place encore, et ainsi de suite. Or, q u a n d la m a r c h a n d i s e d ' u n échangiste
r e m p l a c e celle d ' u n autre, l'argent reste toujours a u x doigts d ' u n troisième.
La circulation sue l'argent par tous les pores. 30
R i e n de plus niais q u e le d o g m e d'après lequel la circulation i m p l i q u e
nécessairement l'équilibre des achats et des ventes, vu q u e t o u t e vente est
achat, et r é c i p r o q u e m e n t . Si cela veut dire q u e le n o m b r e des ventes réelle-
m e n t effectuées est égal au m ê m e n o m b r e d'achats, ce n'est q u ' u n e plate
tautologie. M a i s ce q u ' o n prétend prouver, c'est q u e le v e n d e u r a m è n e au 35
m a r c h é son propre acheteur. V e n t e et achat sont un acte identique c o m m e
rapport réciproque de deux personnes polariquement opposées, du possesseur
de la m a r c h a n d i s e et du possesseur de l'argent. Ils forment deux actes pola-
riquement opposés c o m m e actions de la même personne. L'identité de vente et
d'achat entraîne d o n c c o m m e c o n s é q u e n c e q u e la m a r c h a n d i s e devient 40
inutile, si, u n e fois jetée d a n s la c o r n u e a l c h i m i q u e de la circulation, elle

88
r

Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

n ' e n sort pas argent. Si l ' u n n ' a c h è t e pas, l'autre ne p e u t vendre. Cette iden-
* tité suppose de plus q u e le succès de la transaction forme un p o i n t d'arrêt,
un i n t e r m è d e d a n s la vie de la m a r c h a n d i s e , i n t e r m è d e q u i p e u t durer plus
o u m o i n s longtemps. L a première m é t a m o r p h o s e d ' u n e m a r c h a n d i s e é t a n t
5 à la fois vente et achat, est par cela m ê m e separable de sa m é t a m o r p h o s e
c o m p l é m e n t a i r e . L ' a c h e t e u r a la m a r c h a n d i s e , le v e n d e u r a l'argent, c'est-
à-dire u n e m a r c h a n d i s e d o u é e d ' u n e forme q u i la r e n d toujours la bienve-
n u e au m a r c h é , à q u e l q u e m o m e n t qu'elle y réapparaisse. P e r s o n n e ne p e u t
vendre sans q u ' u n a u t r e achète ; m a i s p e r s o n n e n ' a b e s o i n d ' a c h e t e r i m m é -
10 diatement, parce qu'il a v e n d u .
La circulation fait sauter les barrières par lesquelles le t e m p s , l'espace et
les relations d'individu à individu rétrécissent le troc des produits. M a i s
c o m m e n t ? D a n s le c o m m e r c e en troc, p e r s o n n e ne p e u t aliéner son pro-
duit sans q u e s i m u l t a n é m e n t u n e autre p e r s o n n e aliène le sien. L'identité
15 i m m é d i a t e de ces d e u x actes, la circulation la scinde en y i n t r o d u i s a n t
l'antithèse de la vente et de l'achat. Après avoir v e n d u , je ne suis forcé
d'acheter ni au m ê m e lieu, ni au m ê m e temps, ni de la m ê m e p e r s o n n e à
laquelle j ' a i v e n d u . Il est vrai q u e l'achat est le c o m p l é m e n t obligé de la
vente, m a i s il n ' e s t pas m o i n s vrai q u e leur u n i t é est l'unité de contraires.
20 Si la séparation des d e u x phases c o m p l é m e n t a i r e s l'une de l'autre de la
m é t a m o r p h o s e des m a r c h a n d i s e s se prolonge, si la scission entre la vente et
l'achat s'accentue, leur liaison i n t i m e s'affirme par u n e - crise. - Les
contradictions q u e recèle la m a r c h a n d i s e , de valeur usuelle et valeur
échangeable, de travail privé q u i doit à la fois se représenter c o m m e travail
25 social, de travail concret q u i ne vaut q u e c o m m e travail abstrait; ces
contradictions i m m a n e n t e s à la n a t u r e de la m a r c h a n d i s e a c q u i è r e n t d a n s
la circulation leurs formes de m o u v e m e n t . Ces formes i m p l i q u e n t la possi-
bilité, m a i s aussi s e u l e m e n t la possibilité des crises. P o u r q u e cette possibi-
lité devienne réalité, il faut tout un e n s e m b l e de circonstances qui, au
30 point de v u e de la circulation simple des m a r c h a n d i s e s , n ' e x i s t e n t pas en-
72
core .
72
V. m e s r e m a r q u e s sur James Mill, 1. c, p. 7 4 - 7 6 . D e u x p o i n t s p r i n c i p a u x c a r a c t é r i s e n t à ce
sujet la m é t h o d e a p o l o g é t i q u e des é c o n o m i s t e s . D ' a b o r d ils i d e n t i f i e n t la c i r c u l a t i o n des m a r -
c h a n d i s e s e t l ' é c h a n g e i m m é d i a t des p r o d u i t s , e n faisant t o u t s i m p l e m e n t a b s t r a c t i o n d e leurs
35 différences. En s e c o n d lieu, ils e s s a i e n t d'effacer les c o n t r a d i c t i o n s de la production capitaliste
e n r é d u i s a n t les rapports d e ses a g e n t s a u x r a p p o r t s simples q u i r é s u l t e n t d e l a c i r c u l a t i o n des
m a r c h a n d i s e s . Or, c i r c u l a t i o n d e s m a r c h a n d i s e s e t p r o d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s s o n t des p h é -
n o m è n e s q u i a p p a r t i e n n e n t a u x m o d e s d e p r o d u c t i o n les p l u s différents, q u o i q u e d a n s u n e
m e s u r e e t u n e p o r t é e q u i n e s o n t p a s les m ê m e s . O n n e sait d o n c e n c o r e r i e n d e l a différence
40 spécifique d e s m o d e s d e p r o d u c t i o n , e t o n n e p e u t les juger, s i l'on n e c o n n a î t q u e les catégo-
ries abstraites d e l a c i r c u l a t i o n d e s m a r c h a n d i s e s q u i l e u r s o n t c o m m u n e s . I l n ' e s t p a s d e
science o ù , avec des l i e u x c o m m u n s é l é m e n t a i r e s , l'on fasse a u t a n t l ' i m p o r t a n t q u e d a n s
l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e . J.B.Say, par e x e m p l e , se fait fort d é j u g e r les crises, p a r c e q u ' i l sait q u e la
m a r c h a n d i s e est un produit.

89
Première section • Marchandise et monnaie

b) Cours de la m o n n a i e

L e m o u v e m e n t M - A - M , o u l a m é t a m o r p h o s e complète d ' u n e m a r c h a n d i s e ,
est circulatoire en ce sens q u ' u n e m ê m e valeur, après avoir subi des c h a n -
g e m e n t s de forme, revient à sa forme première, celle de m a r c h a n d i s e . Sa
forme argent disparaît au contraire dès q u e le cours de sa circulation est 5
achevé. Elle n ' e n a pas encore dépassé la première m o i t i é , tant qu'elle est
r e t e n u e sous cette forme d'équivalent par son vendeur. D è s qu'il c o m p l è t e
la vente par l'achat, l'argent lui glisse aussi des m a i n s . Le m o u v e m e n t im-
p r i m é à l'argent par la circulation des m a r c h a n d i s e s n'est d o n c pas circula-
toire. Elle l'éloigné de la m a i n de son possesseur sans j a m a i s l'y r a m e n e r . Il 10
est vrai que si le ||48| tisserand, après avoir v e n d u 20 m è t r e s de toile et puis
acheté la bible, vend de n o u v e a u de la toile, l'argent lui reviendra. M a i s il
ne proviendra point de la circulation des 20 premiers mètres de toile. Son
retour exige le renouvellement ou la répétition du m ê m e m o u v e m e n t circu-
latoire pour u n e m a r c h a n d i s e nouvelle et se t e r m i n e par le m ê m e résultat 15
qu'auparavant. Le m o u v e m e n t que la circulation des m a r c h a n d i s e s im-
prime à l'argent l'éloigné d o n c c o n s t a m m e n t de son p o i n t de départ, p o u r
le faire passer sans relâche d ' u n e m a i n à l'autre : c'est ce q u e l'on a n o m m é
le cours de la m o n n a i e (currency).
Le cours de la m o n n a i e , c'est la répétition constante et m o n o t o n e du 20
m ê m e m o u v e m e n t . La m a r c h a n d i s e est toujours du côté du vendeur, l'ar-
gent toujours du côté de l'acheteur, c o m m e moyen d'achat. A ce titre sa
fonction est de réaliser le prix des m a r c h a n d i s e s . En réalisant leurs prix, il
les fait passer du v e n d e u r à l'acheteur, tandis qu'il passe l u i - m ê m e de ce
dernier a u premier, p o u r r e c o m m e n c e r l a m ê m e m a r c h e avec u n e autre 2 5
marchandise.
A première vue ce m o u v e m e n t unilatéral de la m o n n a i e ne paraît pas
provenir du m o u v e m e n t bilatéral de la m a r c h a n d i s e . La circulation m ê m e
e n g e n d r e l'apparence contraire. Il est vrai que dans la p r e m i è r e m é t a m o r -
phose, le m o u v e m e n t de la m a r c h a n d i s e est aussi a p p a r e n t q u e celui de la 30
m o n n a i e avec laquelle elle change de place, m a i s sa d e u x i è m e m é t a m o r -
phose se fait sans qu'elle y apparaisse. Q u a n d elle c o m m e n c e ce m o u v e -
m e n t c o m p l é m e n t a i r e de sa circulation, elle a déjà dépouillé son corps n a -
turel et revêtu sa larve d'or. La continuité du m o u v e m e n t échoit ainsi à la
m o n n a i e seule. C'est la m o n n a i e q u i paraît faire circuler des m a r c h a n d i s e s 35
i m m o b i l e s par elles-mêmes et les transférer de la m a i n où elles sont des
non-valeurs d'usage à la m a i n où elles sont des valeurs d'usage d a n s u n e
direction toujours opposée à la sienne propre. Elle éloigne c o n s t a m m e n t
les m a r c h a n d i s e s de la sphère de la circulation, en se m e t t a n t c o n s t a m m e n t

90
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

à leur place et en a b a n d o n n a n t la sienne. Q u o i q u e le m o u v e m e n t de la


m o n n a i e ne soit q u e l'expression de la circulation des m a r c h a n d i s e s , c'est
au contraire la circulation des m a r c h a n d i s e s qui semble ne résulter q u e du
73
mouvement de la m o n n a i e .
5 /D'un autre côté la m o n n a i e ne fonctionne c o m m e m o y e n de circulation
que parce qu'elle est la forme valeur des m a r c h a n d i s e s réalisée. Son m o u -
v e m e n t n'est d o n c en fait q u e leur propre m o u v e m e n t de forme, lequel par
c o n s é q u e n t doit se refléter et devenir palpable d a n s le cours de la m o n n a i e .
C'est aussi ce q u i arrive. La toile, par exemple, c h a n g e d'abord sa forme
10 m a r c h a n d i s e en sa forme m o n n a i e . Le dernier t e r m e de sa p r e m i è r e m é t a -
m o r p h o s e (M-A), la forme m o n n a i e , est le p r e m i e r t e r m e de sa dernière
m é t a m o r p h o s e , sa reconversion en m a r c h a n d i s e usuelle, en bible (A-M).
M a i s c h a c u n de ces c h a n g e m e n t s de forme s'accomplit par un échange en-
tre m a r c h a n d i s e et m o n n a i e ou par leur d é p l a c e m e n t réciproque. Les
15 m ê m e s pièces d'or changent, d a n s le premier acte, de place avec la toile et
dans le d e u x i è m e , avec la bible. Elles sont déplacées d e u x fois. La pre-
m i è r e m é t a m o r p h o s e de la toile les fait entrer d a n s la p o c h e du tisserand et
la d e u x i è m e m é t a m o r p h o s e les en fait sortir. Les d e u x c h a n g e m e n t s de
forme inverses q u e la m ê m e m a r c h a n d i s e subit, se reflètent d o n c dans le
20 d o u b l e c h a n g e m e n t de place, en direction opposée, des m ê m e s pièces de
monnaie.
Si la m a r c h a n d i s e ne passe que par u n e m é t a m o r p h o s e partielle, par un
seul m o u v e m e n t q u i est vente, considéré d ' u n pôle, et achat, considéré de
l'autre, les m ê m e s pièces de m o n n a i e ne c h a n g e n t aussi de place q u ' u n e
25 seule fois. L e u r second c h a n g e m e n t de place exprime toujours la seconde
m é t a m o r p h o s e d ' u n e m a r c h a n d i s e , le retour qu'elle fait de sa forme m o n -
n a i e à u n e forme usuelle. D a n s la répétition fréquente du d é p l a c e m e n t des
m ê m e s pièces de m o n n a i e ne se reflète plus s e u l e m e n t la série de m é t a -
m o r p h o s e s d ' u n e seule m a r c h a n d i s e , m a i s encore l'engrenage de pareilles
74
30 m é t a m o r p h o s e s les u n e s dans les a u t r e s .
C h a q u e m a r c h a n d i s e , à son p r e m i e r c h a n g e m e n t de forme, à son pre-
mier pas d a n s la circulation, en disparaît pour y être sans cesse remplacée
par d'autres. L'argent, au contraire, en tant q u e m o y e n d ' é c h a n g e , h a b i t e
toujours la sphère de la circulation et s'y p r o m è n e sans cesse. Il s'agit
35 m a i n t e n a n t de savoir quelle est la quantité de m o n n a i e q u e cette sphère
p e u t absorber.
D a n s un pays il se fait c h a q u e j o u r s i m u l t a n é m e n t et à côté les u n e s des
autres des ventes plus ou m o i n s n o m b r e u s e s ou des m é t a m o r p h o s e s par-
73
« I l (l'argent) n ' a d ' a u t r e m o u v e m e n t q u e celui q u i lui est i m p r i m é p a r les p r o d u c t i o n s . » (Le
40 T r o s n e , 1. c, p. 885.)
74
I I faut b i e n r e m a r q u e r q u e l e d é v e l o p p e m e n t d o n n é d a n s l e texte n ' a trait q u ' à l a forme sim-
ple de la c i r c u l a t i o n , la s e u l e q u e n o u s é t u d i i o n s à présent.

91
Première section • Marchandise et monnaie

tielles de diverses m a r c h a n d i s e s . La valeur de ces m a r c h a n d i s e s est expri-


m é e par leurs prix, c'est-à-dire en s o m m e s d'or i m a g i n é . La q u a n t i t é de
m o n n a i e qu'exige la circulation de toutes les m a r c h a n d i s e s présentes au
m a r c h é est d o n c d é t e r m i n é e par la s o m m e totale de leurs prix. La m o n n a i e
ne fait q u e représenter réellement cette s o m m e d'or déjà e x p r i m é e idéale- 5
m e n t d a n s la s o m m e des prix des m a r c h a n d i s e s . L'égalité de ces d e u x
s o m m e s se c o m p r e n d d o n c d'elle-même. N o u s savons c e p e n d a n t q u e si les
valeurs des m a r c h a n d i s e s restent constantes, leurs prix varient avec la va-
leur de l'or, (de la m a t i è r e m o n n a i e ) , m o n t a n t p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à sa
baisse et d e s c e n d a n t p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à sa hausse. De telles variations 10
d a n s la s o m m e des prix à réaliser e n t r a î n e n t n é c e s s a i r e m e n t des change-
m e n t s proportionnels d a n s la quantité de la m o n n a i e c o u r a n t e . Ces c h a n -
g e m e n t s p r o v i e n n e n t en dernier lieu de la m o n n a i e elle-même, m a i s , b i e n
e n t e n d u , n o n pas en t a n t qu'elle fonctionne c o m m e i n s t r u m e n t de circula-
tion, m a i s en t a n t qu'elle fonctionne c o m m e m e s u r e de la valeur. D a n s de 15
pareils cas il y a d'abord des c h a n g e m e n t s dans la valeur de la m o n n a i e .
Puis le prix des m a r c h a n d i s e s varie en raison inverse de la valeur de la
m o n n a i e , et enfin la m a s s e de la m o n n a i e courante varie en raison directe
du prix des m a r c h a n d i s e s .
On a vu que la circulation a u n e porte par la||49|quelle l'or (ou t o u t e 20
autre m a t i è r e m o n n a i e ) entre c o m m e m a r c h a n d i s e . A v a n t d e fonctionner
c o m m e m e s u r e des valeurs, sa propre valeur est d o n c d é t e r m i n é e . Vient-
elle m a i n t e n a n t à changer, soit à baisser, on s'en apercevra d'abord à la
source de la p r o d u c t i o n du m é t a l précieux, là où il se t r o q u e contre
d'autres m a r c h a n d i s e s . Leurs prix m o n t e r o n t tandis q u e b e a u c o u p d'autres 25
m a r c h a n d i s e s c o n t i n u e r o n t à être estimées dans la valeur passée et deve-
n u e illusoire du m é t a l - m o n n a i e . Cet état de choses p e u t durer plus ou
m o i n s longtemps selon le degré de développement du m a r c h é universel.
P e u à p e u c e p e n d a n t u n e m a r c h a n d i s e doit influer sur l'autre par son rap-
port de valeur avec elle ; les prix or ou argent des m a r c h a n d i s e s se m e t t e n t 30
graduellement en équilibre avec leurs valeurs comparatives j u s q u ' à ce q u e
les valeurs de toutes les m a r c h a n d i s e s soient enfin estimées d'après la va-
leur nouvelle du m é t a l - m o n n a i e . T o u t ce m o u v e m e n t est a c c o m p a g n é
d ' u n e a u g m e n t a t i o n c o n t i n u e du m é t a l précieux q u i vient r e m p l a c e r les
marchandises troquées contre lui. A m e s u r e d o n c q u e le tarif corrigé des 35
prix des m a r c h a n d i s e s se généralise et qu'il y a par c o n s é q u e n t h a u s s e gé-
nérale des prix, le surcroît de m é t a l qu'exige leur réalisation, se trouve
aussi déjà disponible sur le m a r c h é . U n e observation imparfaite des faits
qui suivirent la découverte des nouvelles m i n e s d'or et d'argent, conduisit
au dix-septième et n o t a m m e n t au dix-huitième siècles, à cette conclusion 40
erronée, q u e les prix des m a r c h a n d i s e s s'étaient élevés, parce q u ' u n e plus

92
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

grande q u a n t i t é d'or et d'argent fonctionnait c o m m e i n s t r u m e n t de circula-


tion. D a n s les considérations q u i suivent, la valeur de l'or est supposée don-
née, c o m m e elle l'est en effet au m o m e n t de la fixation des prix.
Cela u n e fois a d m i s , la masse de l'or circulant sera d o n c d é t e r m i n é e par
5 le prix total des m a r c h a n d i s e s à réaliser. Si le prix de c h a q u e espèce de
m a r c h a n d i s e est d o n n é , la s o m m e totale des prix d é p e n d r a é v i d e m m e n t de
la m a s s e des m a r c h a n d i s e s en circulation. On p e u t c o m p r e n d r e sans se
creuser la tête q u e si 1 quart de froment coûte 2 /.st., 100 quarts c o û t e r o n t
200 /. st. et ainsi de Suite, et qu'avec la m a s s e du froment doit croître la
10 q u a n t i t é d'or qui, d a n s la vente, change de place avec lui.
La masse des m a r c h a n d i s e s étant d o n n é e , les fluctuations de leurs prix
peuvent réagir sur la m a s s e de la m o n n a i e circulante. Elle va m o n t e r ou
baisser selon que la s o m m e totale des prix à réaliser a u g m e n t e ou d i m i n u e .
Il n'est pas nécessaire p o u r cela que les prix de toutes les m a r c h a n d i s e s
15 m o n t e n t ou baissent s i m u l t a n é m e n t . La hausse ou la baisse d ' u n certain
n o m b r e d'articles p r i n c i p a u x suffit pour influer sur la s o m m e totale des
prix à réaliser. Q u e le c h a n g e m e n t de prix des m a r c h a n d i s e s reflète des
c h a n g e m e n t s de valeur réels ou provienne de simples oscillations du m a r -
ché, l'effet produit sur la q u a n t i t é de la m o n n a i e circulante reste le m ê m e .
20 Soit un certain n o m b r e de ventes sans lien réciproque, s i m u l t a n é e s et
par cela m ê m e s'effectuant les u n e s à côté des autres, ou de m é t a m o r -
phoses partielles, par exemple, de 1 quart de froment, 20 mètres de toile,
1 bible, 4 fûts d'eau-de-vie. Si c h a q u e article coûte 2 /. st., la s o m m e de
leurs prix est 8 /. st. et, p o u r les réaliser, il faut jeter 8 /. st. dans la circula-
25 tion. Ces m ê m e s m a r c h a n d i s e s forment-elles au contraire la série de m é t a -
morphoses c o n n u e : 1 quart de froment -2 1. st. - 20 mètres de toile -
2 /.st. - 1 bible - 2 /.st. - 4 fûts d'eau-de-vie - 2 /.st., alors les mêmes 2 1st.
font circuler dans l'ordre i n d i q u é ces m a r c h a n d i s e s diverses, en réalisant
successivement leurs prix et s'arrêtent enfin d a n s la m a i n du distillateur.
30 Elles accomplissent ainsi quatre tours.
Le d é p l a c e m e n t quatre fois répété des 2 /. st. résulte des m é t a m o r p h o s e s
complètes, entrelacées les u n e s dans les autres, du froment, de la toile et de
75
la bible, q u i finissent par la première m é t a m o r p h o s e de l ' e a u - d e - v i e . Les
m o u v e m e n t s opposés et c o m p l é m e n t a i r e s les u n s des autres d o n t se forme
35 u n e telle série, ont lieu successivement et n o n s i m u l t a n é m e n t . Il leur faut
plus ou m o i n s de t e m p s pour s'accomplir. La vitesse du cours de la m o n -
n a i e se m e s u r e d o n c par le n o m b r e de tours des m ê m e s pièces de m o n n a i e
dans un t e m p s d o n n é . Supposons que la circulation des quatre m a r c h a n -
75
« Ce sont les p r o d u c t i o n s q u i le m e t t e n t en m o u v e m e n t (l'argent) et le font circuler . . . . La
40 célérité de s o n m o u v e m e n t s u p p l é e à sa q u a n t i t é . L o r s q u ' i l en est b e s o i n , il ne fait q u e glisser
d ' u n e m a i n d a n s l ' a u t r e s a n s s'arrêter u n i n s t a n t . » (Le T r o s n e I.e., p . 9 1 5 , 916.)

93
Première section • Marchandise et monnaie

dises d u r e un j o u r . La s o m m e des prix à réaliser est de 8 /. st., le n o m b r e de


tours de c h a q u e pièce p e n d a n t le j o u r : 4, la m a s s e de la m o n n a i e circu-
lante : 2 /. st. et n o u s a u r o n s d o n c :
Somme des prix des marchandises divisée par le n o m b r e des tours des
pièces de la m ê m e d é n o m i n a t i o n dans un temps d o n n é = m a s s e de la 5
m o n n a i e fonctionnant c o m m e i n s t r u m e n t d e circulation.
Cette loi est générale. La circulation des m a r c h a n d i s e s dans un pays,
pour un t e m p s d o n n é , renferme b i e n des ventes isolées (ou des achats),
c'est-à-dire des m é t a m o r p h o s e s partielles et simultanées où la m o n n a i e ne
change q u ' u n e fois de place ou ne fait q u ' u n seul tour. D ' u n autre côté, il y 10
a des séries de m é t a m o r p h o s e s plus ou m o i n s ramifiées, s'accomplissant
côte à côte ou s'entrelaçant les u n e s d a n s les autres où les m ê m e s pièces de
m o n n a i e font des tours plus ou m o i n s n o m b r e u x . Les pièces particulières
dont se compose la s o m m e totale de la m o n n a i e en circulation fonction-
n e n t d o n c à des degrés d'activité très-divers, m a i s le total des pièces de 15
c h a q u e d é n o m i n a t i o n réalise, p e n d a n t u n e période d o n n é e , u n e certaine
s o m m e de prix. Il s'établit d o n c u n e vitesse m o y e n n e du cours de la m o n -
naie.
La masse d'argent qui, par exemple, est jetée d a n s la circulation à un
m o m e n t d o n n é est n a t u r e l l e m e n t d é t e r m i n é e par le prix total des m a r c h a n - 20
dises vendues à côté les u n e s des autres. M a i s dans le c o u r a n t m ê m e de la
circulation c h a q u e pièce de m o n n a i e est r e n d u e , p o u r ainsi dire, responsa-
ble pour sa voisine. Si l ' u n e active la rapidité de sa course, l'autre la ralen-
tit, ou b i e n est rejetée c o m p l è t e m e n t de la sphère de la circulation, a t t e n d u
q u e celle-ci ne p e u t absorber q u ' u n e masse d'or ||50| qui, m u l t i p l i é e par le 25
n o m b r e m o y e n de ses tours, est égale à la s o m m e des prix à réaliser. Si les
tours de la m o n n a i e a u g m e n t e n t , sa masse d i m i n u e ; si ses tours d i m i -
n u e n t , sa masse a u g m e n t e . La vitesse m o y e n n e de la m o n n a i e é t a n t don-
née, la masse qui p e u t fonctionner c o m m e i n s t r u m e n t de la circulation, se
trouve d é t e r m i n é e également. Il suffira donc, par exemple, de j e t e r dans la 30
circulation un certain n o m b r e de billets de b a n q u e d ' u n e livre pour en
faire sortir a u t a n t de livres st. en or, - truc bien c o n n u par toutes les b a n -
ques.
De m ê m e q u e le cours de la m o n n a i e en général reçoit son i m p u l s i o n et
sa direction de la circulation des m a r c h a n d i s e s , de m ê m e la rapidité de son 35
m o u v e m e n t ne reflète q u e la rapidité de leurs c h a n g e m e n t s de forme, la
rentrée continuelle des séries de m é t a m o r p h o s e s les u n e s d a n s les autres, la
disparition subite des m a r c h a n d i s e s de la circulation et leur r e m p l a c e m e n t
aussi subit par des m a r c h a n d i s e s nouvelles. D a n s le cours accéléré de la
m o n n a i e apparaît ainsi Y unité fluide des phases opposées et c o m p l é m e n - 40
taires, transformation de l'aspect usage des m a r c h a n d i s e s en leur aspect va-

94
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

leur et retransformation de leur aspect valeur en leur aspect usage, ou


l'unité de la vente et de l'achat c o m m e d e u x actes a l t e r n a t i v e m e n t exécu-
tés par les m ê m e s échangistes. Inversement, le r a l e n t i s s e m e n t du cours de
la m o n n a i e fait apparaître la séparation de ces p h é n o m è n e s et leur tendance
5 à s'isoler en opposition l'un de l'autre, l'interruption des c h a n g e m e n t s de
forme et c o n s é q u e m m e n t des p e r m u t a t i o n s de matières. La circulation na-
turellement ne laisse pas voir d'où provient cette i n t e r r u p t i o n ; elle ne m o n -
tre que le p h é n o m è n e . Q u a n t au vulgaire qui, à m e s u r e q u e la circulation
de la m o n n a i e se ralentit, voit l'argent se m o n t r e r et disparaître m o i n s fré-
10 q u e m m e n t sur tous les points de la périphérie de la circulation, il est porté
à chercher l'explication du p h é n o m è n e d a n s l'insuffisante q u a n t i t é du m é -
76
tal c i r c u l a n t .
Le q u a n t u m total de l'argent qui fonctionne c o m m e i n s t r u m e n t de circu-
lation dans u n e période d o n n é e est d o n c d é t e r m i n é d ' u n côté par la somme
15 des prix de toutes les m a r c h a n d i s e s circulantes, de l'autre par la vitesse re-
lative de leurs m é t a m o r p h o s e s . M a i s le prix total des m a r c h a n d i s e s d é p e n d
et de la masse et des prix de c h a q u e espèce de m a r c h a n d i s e . Ces trois fac-
teurs : mouvement des prix, masse des marchandises circulantes et enfin vitesse
du cours de la monnaie, peuvent changer dans des proportions diverses et
20 dans u n e direction différente ; la somme des prix à réaliser et par c o n s é q u e n t
la masse des m o y e n s de circulation qu'elle exige, peuvent d o n c également

76
« L ' a r g e n t é t a n t l a m e s u r e c o m m u n e des v e n t e s e t des a c h a t s , q u i c o n q u e a q u e l q u e c h o s e à
v e n d r e et ne p e u t se p r o c u r e r d e s a c h e t e u r s est e n c l i n à p e n s e r q u e le m a n q u e d ' a r g e n t d a n s le
r o y a u m e est la c a u s e q u i fait q u e ses articles ne se v e n d e n t pas, et dès lors c h a c u n de s'écrier
25 q u e l'argent m a n q u e , c e q u i est u n e g r a n d e m é p r i s e . . . . Q u e v e u l e n t d o n c ces g e n s q u i récla-
m e n t de l'argent à g r a n d s cris? . . . . Le fermier se plaint, il p e n s e q u e s'il y avait p l u s d ' a r g e n t
d a n s l e pays i l t r o u v e r a i t u n prix p o u r ses d e n r é e s . I l s e m b l e d o n c q u e c e n ' e s t p a s l'argent,
m a i s u n prix q u i fait défaut p o u r son blé e t son b é t a i l . . . . e t p o u r q u o i n e trouve-t-il p a s d e
p r i x ? . . . . 1°. Ou b i e n il y a t r o p de b l é et de b é t a i l d a n s le pays, de sorte q u e la p l u p a r t de c e u x
30 qui viennent au marché ont besoin de vendre c o m m e lui et peu ont besoin d'acheter; 2° ou
b i e n l e d é b o u c h é o r d i n a i r e p a r e x p o r t a t i o n fait d é f a u t . . . . o u b i e n e n c o r e 3 ° l a c o n s o m m a t i o n
d i m i n u e , c o m m e l o r s q u e b i e n des gens, p o u r raison d e p a u v r e t é , n e p e u v e n t p l u s d é p e n s e r
a u t a n t d a n s leur m a i s o n q u ' i l s l e faisaient a u p a r a v a n t . C e n e serait d o n c p a s l ' a c c r o i s s e m e n t
d ' a r g e n t q u i ferait v e n d r e les articles du fermier, m a i s la d i s p a r i t i o n d ' u n e de ces trois c a u s e s .
35 C'est d e l a m ê m e façon q u e l e m a r c h a n d e t l e b o u t i q u i e r m a n q u e n t d'argent, c'est-à-dire
q u ' i l s m a n q u e n t d ' u n d é b o u c h é p o u r les articles d o n t ils trafiquent, par l a r a i s o n q u e l e m a r -
c h é leur fait d é f a u t . . . . U n e n a t i o n n ' e s t j a m a i s plus p r o s p è r e q u e l o r s q u e les richesses n e font
q u ' u n b o n d d ' u n e m a i n à l ' a u t r e . » (Sir D u d l e y N o r t h : Discourses upon Trade, L o n d o n , 1 6 9 1 ,
p. 1 1 - 1 5 passim.)
40 T o u t e s les é l u c u b r a t i o n s é'Herrenschwand se r é s u m e n t en ceci, q u e les a n t a g o n i s m e s q u i ré-
s u l t e n t de la n a t u r e de la m a r c h a n d i s e et q u i se m a n i f e s t e n t n é c e s s a i r e m e n t d a n s la circula-
t i o n p o u r r a i e n t être écartés e n y j e t a n t u n e m a s s e plus g r a n d e d e m o n n a i e . M a i s s i c'est u n e
illusion d ' a t t r i b u e r u n r a l e n t i s s e m e n t o u u n arrêt d a n s l a m a r c h e d e l a p r o d u c t i o n e t d e l a cir-
c u l a t i o n a u m a n q u e d e m o n n a i e , i l n e s'en suit p a s l e m o i n s d u m o n d e q u ' u n m a n q u e r é e l d e
45 m o y e n s d e c i r c u l a t i o n p r o v e n a n t d e l i m i t a t i o n s législatives n e p u i s s e pas d e s o n côté provo-
q u e r des s t a g n a t i o n s .

95
Première section · Marchandise et monnaie

subir des c o m b i n a i s o n s n o m b r e u s e s d o n t n o u s ne m e n t i o n n e r o n s ici q u e


les plus importantes d a n s l'histoire des prix.
Les prix restant les mêmes, la masse des m o y e n s de circulation p e u t aug-
m e n t e r , soit q u e la m a s s e des m a r c h a n d i s e s circulantes a u g m e n t e , soit q u e
la vitesse du cours de la m o n n a i e d i m i n u e ou que ces d e u x circonstances 5
agissent e n s e m b l e . I n v e r s e m e n t la masse des m o y e n s de circulation p e u t
d i m i n u e r si la masse des m a r c h a n d i s e s d i m i n u e ou si la m o n n a i e accélère
son cours.
Les prix des marchandises subissant une hausse générale, la m a s s e des
m o y e n s de circulation p e u t rester la m ê m e , si la masse des m a r c h a n d i s e s 10
circulantes d i m i n u e d a n s la m ê m e proportion q u e leur prix s'élève, ou si la
vitesse du cours de la m o n n a i e a u g m e n t e aussi r a p i d e m e n t q u e la h a u s s e
des prix, t a n d i s q u e la m a s s e des m a r c h a n d i s e s en circulation reste la
m ê m e . La m a s s e des m o y e n s de circulation p e u t décroître, soit q u e la
m a s s e des m a r c h a n d i s e s décroisse, soit que la vitesse du cours de l'argent 15
croisse plus r a p i d e m e n t q u e leurs prix.
Les prix des marchandises subissant une baisse générale, la m a s s e des
m o y e n s de circulation p e u t rester la m ê m e , si la masse des m a r c h a n d i s e s
croît dans la m ê m e proportion que leurs prix baissent ou si la vitesse du
cours de l'argent d i m i n u e dans la m ê m e proportion q u e les prix. Elle p e u t 20
a u g m e n t e r si la m a s s e des m a r c h a n d i s e s croît plus vite, ou si la rapidité de
la circulation d i m i n u e plus p r o m p t e m e n t q u e les prix ne baissent.
Les variations des différents facteurs peuvent se c o m p e n s e r r é c i p r o q u e -
m e n t , de telle sorte q u e malgré leurs oscillations perpétuelles la s o m m e to-
tale des prix à réaliser reste constante et par c o n s é q u e n t aussi la m a s s e de 25
la m o n n a i e c o u r a n t e . En effet, si on considère des périodes d ' u n e certaine
durée, on trouve les déviations du niveau m o y e n b i e n m o i n d r e s q u ' o n s'y
attendrait à première vue, à part toutefois de fortes perturbations périodi-
ques q u i p r o v i e n n e n t presque toujours de crises industrielles et c o m m e r -
ciales, et e x c e p t i o n n e l l e m e n t d ' u n e variation dans la valeur m ê m e des m é - 30
taux précieux. |
| 5 1 | Cette loi, q u e la q u a n t i t é des m o y e n s de circulation est d é t e r m i n é e
par la s o m m e des prix des m a r c h a n d i s e s circulantes et par la vitesse
77
m o y e n n e du cours de la m o n n a i e , revient à c e c i : étant d o n n é e s et la
s o m m e de valeur des m a r c h a n d i s e s et la vitesse m o y e n n e de leurs m é t a - 35
morphoses, la q u a n t i t é du m é t a l précieux en circulation d é p e n d de sa pro-
77
« I l y a u n e c e r t a i n e m e s u r e e t u n e c e r t a i n e p r o p o r t i o n d e m o n n a i e n é c e s s a i r e p o u r faire
m a r c h e r l e c o m m e r c e d ' u n e n a t i o n , a u - d e s s u s o u au-dessous, d e s q u e l l e s c e c o m m e r c e é p r o u -
verait u n p r é j u d i c e . I l faut d e m ê m e u n e c e r t a i n e p r o p o r t i o n d e farthings (liards) d a n s u n petit
c o m m e r c e d e d é t a i l p o u r é c h a n g e r l a m o n n a i e d ' a r g e n t e t s u r t o u t p o u r les c o m p t e s q u i n e 40
p o u r r a i e n t être réglés c o m p l è t e m e n t avec les plus petites pièces d ' a r g e n t . . . . D e m ê m e q u e l a
p r o p o r t i o n d u n o m b r e d e farthings exigée par l e c o m m e r c e doit être c a l c u l é e d ' a p r è s l e n o m -

96
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

pre valeur. L'illusion d'après laquelle les prix des m a r c h a n d i s e s sont au


contraire d é t e r m i n é s par la m a s s e des m o y e n s de circulation et cette m a s s e
78
par l ' a b o n d a n c e des m é t a u x précieux dans u n p a y s , repose originellement
sur l'hypothèse a b s u r d e q u e les m a r c h a n d i s e s et l'argent e n t r e n t d a n s la
5 circulation, les u n e s sans prix, l'autre sans valeur, et q u ' u n e partie aliquote
du tas des m a r c h a n d i s e s s'y échange e n s u i t e contre la m ê m e partie ali-
7 9
quote de la montagne de m é t a l .

bre des m a r c h a n d s , la f r é q u e n c e de leurs é c h a n g e s , et s u r t o u t d ' a p r è s la valeur des plus petites


pièces d e m o n n a i e d ' a r g e n t ; d e m ê m e l a p r o p o r t i o n d e m o n n a i e (argent o u or) r e q u i s e p a r n o -
10 tre c o m m e r c e d o i t être c a l c u l é e s u r le n o m b r e des é c h a n g e s et la g r o s s e u r des p a y e m e n t s à ef-
fectuer.» ( W i l l i a m Petty, A Treatise on Taxes and Contributions, L o n d o n , 1667, p. 17.)
L a t h é o r i e d e H u m e , d ' a p r è s l a q u e l l e « l e s prix d é p e n d e n t d e l ' a b o n d a n c e d e l ' a r g e n t » , fut
d é f e n d u e c o n t r e sir J a m e s S t e u a r t et d ' a u t r e s p a r A. Y o u n g , d a n s sa Political Arithmetic, L o n -
d o n , 1774, p. 112 et suiv. D a n s m o n l i v r e : Zur Kritik, etc., p. 149, j ' a i dit q u ' A d a m S m i t h p a s s a
15 sous silence cette q u e s t i o n d e l a q u a n t i t é d e l a m o n n a i e c o u r a n t e . Cela n ' e s t vrai c e p e n d a n t
q u ' a u t a n t q u ' i l traite la q u e s t i o n de l'argent ex professo. A l ' o c c a s i o n , p a r e x e m p l e d a n s sa cri-
t i q u e des s y s t è m e s a n t é r i e u r s d ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , il s ' e x p r i m e c o r r e c t e m e n t à ce sujet: « L a
q u a n t i t é d e m o n n a i e d a n s c h a q u e pays est réglée p a r l a v a l e u r des m a r c h a n d i s e s q u ' i l d o i t
faire circuler L a v a l e u r des articles a c h e t é s e t v e n d u s a n n u e l l e m e n t d a n s u n p a y s re-
20 q u i e r t u n e c e r t a i n e q u a n t i t é de m o n n a i e p o u r les faire circuler et les d i s t r i b u e r à leurs
c o n s o m m a t e u r s e t n e p e u t e n e m p l o y e r d a v a n t a g e . L e c a n a l d e l a c i r c u l a t i o n attire n é c e s s a i r e -
m e n t u n e s o m m e suffisante p o u r l e r e m p l i r e t n ' a d m e t j a m a i s r i e n d e p l u s . »
A d a m S m i t h c o m m e n c e d e m ê m e s o n ouvrage, e x professo, p a r u n e a p o t h é o s e d e l a division
du travail. Plus tard, d a n s le d e r n i e r livre sur les sources du r e v e n u de l'État, il r e p r o d u i t les
25 o b s e r v a t i o n s de A . F e r g u s o n , s o n m a î t r e , c o n t r e la division du travail. (Wealth of Nations, 1. IV,
c. 1.)
78
« L e s prix d e s c h o s e s s'élèvent d a n s c h a q u e pays à m e s u r e q u e l'or e t l'argent a u g m e n t e n t
d a n s l a p o p u l a t i o n ; s i d o n c l'or e t l'argent d i m i n u e n t d a n s u n pays, les prix d e t o u t e s c h o s e s
b a i s s e r o n t p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à c e t t e d i m i n u t i o n de m o n n a i e . » ( J a c o b V a n d e r l i n t , Money
30 answers all things, L o n d o n , 1734, p. 5.) - U n e c o m p a r a i s o n p l u s a t t e n t i v e de l'écrit de V a n d e r -
lint e t d e l'essai d e H u m e n e m e laisse pas l e m o i n d r e d o u t e q u e c e d e r n i e r c o n n a i s s a i t
l ' œ u v r e d e s o n p r é d é c e s s e u r e t e n tirait parti. O n t r o u v e a u s s i c h e z B a r b o n e t b e a u c o u p
d ' a u t r e s écrivains a v a n t l u i cette o p i n i o n q u e l a m a s s e des m o y e n s d e c i r c u l a t i o n d é t e r m i n e
les prix. « A u c u n i n c o n v é n i e n t , dit-il, n e p e u t p r o v e n i r d e l a liberté a b s o l u e d u c o m m e r c e ,
35 mais au contraire un grand avantage p u i s q u e s i l'argent c o m p t a n t d ' u n e n a t i o n e n
éprouve u n e d i m i n u t i o n , c e q u e les p r o h i b i t i o n s s o n t c h a r g é e s d e prévenir, les a u t r e s n a t i o n s
q u i a c q u i è r e n t l'argent v e r r o n t c e r t a i n e m e n t les prix de t o u t e s c h o s e s s'élever c h e z elles, à m e -
sure q u e la m o n n a i e y a u g m e n t e et n o s m a n u f a c t u r e s p a r v i e n d r o n t à livrer à assez b a s
prix, p o u r faire i n c l i n e r l a b a l a n c e d u c o m m e r c e e n n o t r e faveur e t faire r e v e n i r a i n s i l a m o n -
40 naie chez n o u s . » (I.e., p. [43,] 44.)
79
II est é v i d e n t q u e c h a q u e e s p è c e de m a r c h a n d i s e forme, par son prix, un é l é m e n t du prix to-
tal de toutes les marchandises en circulation. M a i s il est i m p o s s i b l e de c o m p r e n d r e c o m m e n t un
tas de valeurs d'usage i n c o m m e n s u r a b l e s e n t r e elles p e u t s ' é c h a n g e r c o n t r e la m a s s e d ' o r ou
d ' a r g e n t q u i se t r o u v e d a n s un pays. Si l'on r é d u i s a i t l ' e n s e m b l e d e s m a r c h a n d i s e s à u n e mar-
45 chandise générale unique, d o n t c h a q u e m a r c h a n d i s e ne formerait q u ' u n e p a r t i e a l i q u o t e , on o b -
t i e n d r a i t cette é q u a t i o n a b s u r d e : M a r c h a n d i s e g é n é r a l e = χ q u i n t a u x d'or, m a r c h a n d i s e A =
p a r t i e a l i q u o t e de la m a r c h a n d i s e g é n é r a l e = m ê m e p a r t i e a l i q u o t e de χ q u i n t a u x d'or. Ceci
est t r è s - n a ï v e m e n t e x p r i m é p a r M o n t e s q u i e u : « Si l'on c o m p a r e la m a s s e de l'or et de l'argent
q u i est d a n s le m o n d e , avec la s o m m e des m a r c h a n d i s e s q u i y s o n t , il est c e r t a i n q u e c h a q u e
50 d e n r é e ou m a r c h a n d i s e , en p a r t i c u l i e r , p o u r r a être c o m p a r é e à u n e c e r t a i n e p o r t i o n [...] de
l'autre. Supposons qu'il n'y ait qu'une seule denrée ou marchandise dans le monde, ou q u ' i l n ' y en

97
Première section • Marchandise et monnaie

c) Le n u m é r a i r e ou les espèces - Le signe de valeur

Le n u m é r a i r e tire son origine de la fonction que la m o n n a i e r e m p l i t


c o m m e i n s t r u m e n t de circulation. Les poids d'or, par exemple, exprimés
selon l'étalon officiel dans les prix ou les n o m s m o n é t a i r e s des m a r c h a n -
dises, doivent leur faire face sur le m a r c h é c o m m e espèces d'or de la m ê m e 5
d é n o m i n a t i o n o u c o m m e n u m é r a i r e . D e m ê m e q u e l'établissement d e
l'étalon des prix, le m o n n a y a g e est u n e besogne qui i n c o m b e à l'État. Les
divers uniformes n a t i o n a u x q u e l'or et l'argent revêtent, en t a n t q u e n u m é -
raire, m a i s d o n t ils se dépouillent sur le m a r c h é du m o n d e , m a r q u e n t b i e n
la séparation entre les sphères intérieures ou nationales et la sphère géné- 10
raie de la circulation des m a r c h a n d i s e s .
L'or m o n n a y é et l'or en barre ne se distinguent de p r i m e abord q u e par
80
la figure, et l'or p e u t toujours passer d ' u n e de ces formes à l ' a u t r e . [
|52| C e p e n d a n t en sortant de la M o n n a i e le n u m é r a i r e se trouve déjà sur la

ait q u ' u n e s e u l e q u i s'achète, et qu'elle se divise comme l'argent; u n e p a r t i e de c e t t e m a r c h a n - 15


dise r é p o n d r a à u n e partie de la m a s s e d ' a r g e n t ; la m o i t i é du total de l ' u n e à la m o i t i é du total
d e l'autre, etc. L ' é t a b l i s s e m e n t d u prix des choses d é p e n d toujours f o n d a m e n t a l e m e n t d e l a
r a i s o n du total d e s choses au total d e s signes.» (Montesquieu, 1. c, t. I l l , p. 12, 13.) P o u r les d é -
v e l o p p e m e n t s d o n n é s à cette t h é o r i e p a r R i c a r d o , par son disciple J a m e s Mill, lord O v e r s t o n e ,
etc., v. m o n é c r i t : Zur Kritik, etc., p. 1 4 0 - 1 4 6 et p. 150 et suiv. M. J.-St. Mill, avec la logique 20
é c l e c t i q u e q u ' i l m a n i e si b i e n , s'arrange de façon à être tout à la fois de l ' o p i n i o n de s o n père
J a m e s M i l l et de l ' o p i n i o n o p p o s é e . Si l'on c o m p a r e le texte de s o n t r a i t é : Principes d'économie
politique, avec la préface de la p r e m i è r e é d i t i o n , d a n s laquelle il se p r é s e n t e l u i - m ê m e c o m m e
l ' A d a m S m i t h d e n o t r e é p o q u e , o n n e sait q u o i l e plus a d m i r e r , d e l a n a ï v e t é d e l ' h o m m e o u
de celle du p u b l i c q u i l'a pris, en effet, p o u r un A d a m S m i t h , b i e n q u ' i l r e s s e m b l e à ce d e r n i e r 25
c o m m e l e g é n é r a l W i l l i a m s d e K a r s a u d u c d e W e l l i n g t o n . Les r e c h e r c h e s originales, d'ail-
leurs p e u é t e n d u e s e t p e u p r o f o n d e s d e M . J.-St. Mill d a n s l e d o m a i n e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e ,
se t r o u v e n t t o u t e s r a n g é e s en bataille d a n s son petit écrit p a r u en 1844, s o u s le t i t r e : Some un-
settled questions of political economy. - Q u a n t à Locke, il e x p r i m e t o u t c r û m e n t la l i a i s o n e n t r e
sa t h é o r i e de la n o n - v a l e u r d e s m é t a u x p r é c i e u x et la d é t e r m i n a t i o n de leur v a l e u r p a r l e u r 30
seule q u a n t i t é . « L ' h u m a n i t é a y a n t c o n s e n t i à accorder à l'or et à l'argent u n e v a l e u r i m a g i -
naire l a v a l e u r i n t r i n s è q u e c o n s i d é r é e d a n s ces m é t a u x n ' e s t r i e n a u t r e c h o s e q u e q u a n -
t i t é . » (Locke, « S o m e C o n s i d e r a t i o n s , e t c . » , 1 6 9 1 . Éd. de 1777, vol. II, p. 15.)
80
J e n ' a i pas à m ' o c c u p e r ici d u droit d e seigneuriage e t d ' a u t r e s détails d e c e g e n r e . J e m e n -
t i o n n e r a i c e p e n d a n t à l'adresse du s y c o p h a n t e Adam Müller, q u i a d m i r e « l a g r a n d i o s e libéra- 35
lité avec laquelle le g o u v e r n e m e n t anglais m o n n a y e g r a t u i t e m e n t » , le j u g e m e n t s u i v a n t de sir
D u d l e y N o r t h : « L ' o r e t l'argent, c o m m e des a u t r e s m a r c h a n d i s e s , o n t leur flux e t l e u r reflux.
En arrive-t-il des q u a n t i t é s d ' E s p a g n e on le porte à la T o u r et il est aussitôt m o n n a y é .
Q u e l q u e t e m p s après vient u n e d e m a n d e de lingots p o u r l ' e x p o r t a t i o n . S'il n'y en a p a s et q u e
t o u t soit en m o n n a i e , q u e faire ? Eh b i e n ! q u ' o n refonde t o u t de n o u v e a u ; il n ' y a r i e n à y per- 40
dre, p u i s q u e cela n e c o û t e r i e n a u possesseur. C'est ainsi q u ' o n s e m o q u e d e l a n a t i o n e t
q u ' o n l u i fait payer le tressage de la paille à d o n n e r a u x â n e s . Si le m a r c h a n d ( N o r t h lui-
m ê m e était u n des p r e m i e r s n é g o c i a n t s d u t e m p s d e Charles II) avait à payer l e prix d u m o n -
n a y a g e , il n ' e n v e r r a i t pas ainsi s o n argent à la T o u r s a n s plus de réflexion, et la m o n n a i e
conserverait toujours u n e v a l e u r s u p é r i e u r e à celle du m é t a l n o n m o n n a y é . » ( N o r t h , 1. c, 45
p. 18.)

98
Chapitre Ili • La monnaie ou la circulation des marchandises

voie du creuset. Les m o n n a i e s d'or ou d'argent s'usent d a n s leurs cours, les


u n e s plus, les autres m o i n s . A c h a q u e pas q u ' u n e guinée, par exemple, fait
d a n s sa route, elle perd q u e l q u e chose de son poids t o u t en conservant sa
d é n o m i n a t i o n . Le titre et la matière, la substance m é t a l l i q u e et le n o m m o -
5 nétaire c o m m e n c e n t ainsi à se séparer. Des espèces de m ê m e n o m devien-
n e n t de valeur inégale, n ' é t a n t plus de m ê m e poids. Le poids d'or i n d i q u é
par l'étalon des prix ne se trouve plus d a n s l'or q u i circule, lequel cesse par
cela m ê m e d'être l'équivalent réel des m a r c h a n d i s e s d o n t il doit réaliser les
prix. L'histoire des m o n n a i e s au m o y e n âge et d a n s les t e m p s m o d e r n e s
10 j u s q u ' a u d i x - h u i t i è m e siècle n'est guère q u e l'histoire de cet embrouille-
m e n t . La t e n d a n c e naturelle de la circulation à transformer les espèces d'or
en un s e m b l a n t d'or, ou le n u m é r a i r e en symbole de son poids métallique
officiel, est r e c o n n u e par les lois les plus récentes sur le degré de perte de
m é t a l qui m e t les espèces hors de cours ou les d é m o n é t i s e .
15 Le cours de la m o n n a i e , en opérant u n e scission entre le c o n t e n u réel et
le c o n t e n u n o m i n a l , entre l'existence m é t a l l i q u e et l'existence fonction-
nelle des espèces, i m p l i q u e déjà, sous forme latente, la possibilité de les
remplacer dans leur fonction de n u m é r a i r e par des jetons de billon, etc.
Les difficultés t e c h n i q u e s du m o n n a y a g e de parties de p o i d s d'or ou d'ar-
20 gent tout à fait diminutives, et cette circonstance que des m é t a u x infé-
rieurs servent de m e s u r e de valeur et circulent c o m m e m o n n a i e j u s q u ' a u
m o m e n t où le m é t a l précieux vient les détrôner, expliquent h i s t o r i q u e m e n t
leur rôle de m o n n a i e symbolique. Ils t i e n n e n t lieu de l'or m o n n a y é dans
les sphères de la circulation où le r o u l e m e n t du n u m é r a i r e est le plus ra-
25 pide, c'est-à-dire où les ventes et les achats se renouvellent i n c e s s a m m e n t
sur la plus petite échelle. P o u r e m p ê c h e r ces satellites de s'établir à la place
de l'or, les proportions d a n s lesquelles ils doivent être acceptés en paye-
m e n t sont d é t e r m i n é e s par des lois. Les cercles particuliers q u e parcourent
les diverses sortes de m o n n a i e s'entrecroisent n a t u r e l l e m e n t . La m o n n a i e
30 d'appoint, par exemple, apparaît pour payer des fractions d'espèces d'or;
l'or entre c o n s t a m m e n t dans la circulation de détail, m a i s il en est
81
c o n s t a m m e n t chassé par la m o n n a i e d'appoint échangée contre l u i .
La substance m é t a l l i q u e des jetons d'argent ou de cuivre est d é t e r m i n é e
81
« S i l'argent n e d é p a s s a i t j a m a i s c e d o n t o n a b e s o i n p o u r les petits p a y e m e n t s , i l n e p o u r r a i t
35 être r a m a s s é en assez g r a n d e q u a n t i t é p o u r les p a y e m e n t s plus i m p o r t a n t s L ' u s a g e de l'or
d a n s les gros p a y e m e n t s i m p l i q u e d o n c son u s a g e d a n s l e c o m m e r c e d e détail. C e u x q u i o n t
de la m o n n a i e d'or l'offrent p o u r de petits a c h a t s et reçoivent avec la m a r c h a n d i s e a c h e t é e un
solde d'argent en r e t o u r . P a r ce m o y e n , le surplus d'argent qui s a n s cela e n c o m b r e r a i t le c o m -
m e r c e de d é t a i l est dispersé d a n s la circulation g é n é r a l e . M a i s , s'il y a a u t a n t d ' a r g e n t q u ' e n
40 exigent les petits p a y e m e n t s , i n d é p e n d a m m e n t de l'or, le m a r c h a n d en d é t a i l recevra alors de
l'argent p o u r les petits a c h a t s et le verra n é c e s s a i r e m e n t s ' a c c u m u l e r d a n s ses m a i n s . » (David
B u c h a n a n , Inquiry into the Taxation and commercial Policy of Great Britain. E d i n b u r g h , 1844,
p. 248-249.)

99
Première section • Marchandise et monnaie

arbitrairement par la loi. D a n s leur cours ils s'usent encore plus rapide-
m e n t q u e les pièces d'or. Leur fonction devient d o n c par le fait complète-
m e n t i n d é p e n d a n t e de leur poids, c'est-à-dire de toute valeur.
N é a n m o i n s , et c'est le point important, ils c o n t i n u e n t de fonctionner
c o m m e remplaçants des espèces d'or. La fonction n u m é r a i r e de l'or entiè- 5
r e m e n t détachée de sa valeur métallique est d o n c un p h é n o m è n e produit
par les frottements de sa circulation m ê m e . Il p e u t d o n c être r e m p l a c é d a n s
cette fonction par des choses relativement sans valeur a u c u n e , telles q u e
des billets de papier. Si d a n s les j e t o n s métalliques le caractère p u r e m e n t
symbolique est dissimulé j u s q u ' à un certain point, il se manifeste sans 10
équivoque dans le p a p i e r - m o n n a i e . C o m m e on le voit, ce n'est q u e le pre-
m i e r pas qui coûte.
Il ne s'agit ici q u e de papier-monnaie d'État avec cours forcé. Il naît sponta-
n é m e n t de la circulation m é t a l l i q u e . La monnaie de crédit, au contraire, sup-
pose un e n s e m b l e de conditions qui, du point de vue de la circulation sim- 15
pie des m a r c h a n d i s e s , n o u s sont encore i n c o n n u e s . R e m a r q u o n s en
passant q u e si le p a p i e r - m o n n a i e p r o p r e m e n t dit provient de la fonction de
l'argent c o m m e moyen de circulation, la monnaie de crédit a sa r a c i n e n a t u -
2
relle d a n s la fonction de l'argent c o m m e moyen de payement* .
L'État jette d a n s la circulation des billets de papier sur lesquels sont ins- 20
crits des d é n o m i n a t i o n s de n u m é r a i r e tels q u e 1 /. st., 5 /. st., etc. En t a n t
q u e ces billets circulent réellement à la place du poids d'or de la m ê m e dé-
n o m i n a t i o n , leur m o u v e m e n t ne fait que refléter les lois du cours de la
m o n n a i e réelle. U n e loi spéciale de la circulation du papier ne p e u t résul-
ter q u e de son rôle de représentant de l'or ou de l'argent, et cette loi est 25
très-simple ; elle consiste en ce q u e l'émission du p a p i e r - m o n n a i e doit être
proportionnée à la q u a n t i t é d'or (ou d'ar||53|gent) d o n t il est le symbole et
q u i devrait réellement circuler. La quantité d'or que la circulation p e u t ab-
sorber oscille bien c o n s t a m m e n t au-dessus ou au-dessous d ' u n certain n i -
veau m o y e n ; c e p e n d a n t elle ne t o m b e j a m a i s au-dessous d ' u n minimum 30
82
L e m a n d a r i n des f i n a n c e s Wan-mao-in s'avisa u n j o u r d e p r é s e n t e r a u f i l s d u ciel u n projet
d o n t l e b u t c a c h é était d e t r a n s f o r m e r les assignats d e l'empire c h i n o i s e n billets d e b a n q u e
convertibles. Le c o m i t é d e s assignats d'avril 1854 se chargea de l u i laver la tête, et p r o p r e -
m e n t . L u i f i t - i l a d m i n i s t r e r l a volée d e c o u p s d e b a m b o u s t r a d i t i o n n e l l e , c'est c e q u ' o n n e dit
p a s . « L e c o m i t é » , telle est l a c o n c l u s i o n d u rapport, « a e x a m i n é c e projet avec a t t e n t i o n e t 35
trouve q u e t o u t e n l u i a u n i q u e m e n t e n v u e l'intérêt des m a r c h a n d s , m a i s q u e r i e n n ' y est
a v a n t a g e u x p o u r la c o u r o n n e » . {Arbeiten der Kaiserlich Russischen Gesandtschaft zu Peking über
China. Aus dem Russischen von Dr. C.Abel und F.A. Mecklenburg. Erster Band. Berlin, 1858, p. 47
et suiv.) - Sur la perte métallique é p r o u v é e par les m o n n a i e s d'or d a n s l e u r c i r c u l a t i o n , voici ce
q u e dit l e g o u v e r n e u r d e l a B a n q u e d'Angleterre, appelé c o m m e t é m o i n d e v a n t l a C h a m b r e 40
d e s lords (Bankacts C o m m i t t e e ) . - « C h a q u e a n n é e , u n e nouvelle classe d e s o u v e r a i n s ( n o n
p o l i t i q u e - le s o u v e r a i n est le n o m d ' u n e /. st.) est trouvée t r o p légère. C e t t e classe q u i telle
a n n é e possède le p o i d s légal p e r d assez par le f r o t t e m e n t p o u r faire p e n c h e r , l ' a n n é e après, le
p l a t e a u de la b a l a n c e c o n t r e elle. »

100
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

q u e l'expérience fait connaître en c h a q u e pays. Q u e cette m a s s e minima re-


nouvelle sans cesse ses parties intégrantes, c'est-à-dire qu'il y ait un va et
vient des espèces particulières qui y entrent et en sortent, cela ne change
n a t u r e l l e m e n t rien ni à ses proportions ni à son r o u l e m e n t c o n t i n u dans
5 l'enceinte de la circulation. R i e n n ' e m p ê c h e d o n c de la r e m p l a c e r par des
symboles de papier. Si au contraire les c a n a u x de la circulation se remplis-
sent de p a p i e r - m o n n a i e j u s q u ' à la limite de leur faculté d'absorption pour
le m é t a l précieux, alors la m o i n d r e oscillation dans le prix des m a r c h a n -
dises pourra les faire déborder. T o u t e m e s u r e est dès lors p e r d u e .
10 Abstraction faite d ' u n discrédit général, supposons que le p a p i e r - m o n -
n a i e dépasse sa proportion légitime. Après c o m m e avant, il ne représentera
dans la circulation des m a r c h a n d i s e s que le quantum d'or qu'elle exige se-
lon ses lois i m m a n e n t e s et qui, par c o n s é q u e n t , est seul représentable. Si,
par exemple, la masse totale du papier est le d o u b l e de ce qu'elle devrait
15 être, un billet de 1 /.st., qui représentait % o n c e d'or, n ' e n représentera plus
q u e /g. L'effet est le m ê m e que si l'or, d a n s sa fonction d'étalon de prix,
avait été altéré.
Le p a p i e r - m o n n a i e est signe d'or ou signe de m o n n a i e . Le rapport qui
existe entre lui et les m a r c h a n d i s e s consiste t o u t s i m p l e m e n t en ceci, que
20 les m ê m e s quantités d'or qui sont exprimées i d é a l e m e n t d a n s leurs prix
sont représentées s y m b o l i q u e m e n t par lui. Le p a p i e r - m o n n a i e n ' e s t d o n c
signe de valeur q u ' a u t a n t qu'il représente des quantités d'or qui, c o m m e
toutes les autres q u a n t i t é s de m a r c h a n d i s e s , sont aussi des q u a n t i t é s de va-
83
leur .
25 On d e m a n d e r a peut-être p o u r q u o i l'or p e u t être remplacé par des choses
sans valeur, par de simples signes. M a i s il n'est ainsi remplaçable q u ' a u t a n t
qu'il fonctionne exclusivement c o m m e n u m é r a i r e ou i n s t r u m e n t de circu-
lation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se réalise pas, il est vrai,
p o u r les m o n n a i e s d'or ou d'argent prises à part, q u o i q u ' i l se manifeste
30·' dans le fait que des espèces usées c o n t i n u e n t n é a n m o i n s à circuler. Cha-
que pièce d'or n'est s i m p l e m e n t i n s t r u m e n t de circulation q u ' a u t a n t
qu'elle circule. Il n ' e n est pas ainsi de la masse d'or minima q u i p e u t être
83
Le passage suivant, e m p r u n t é à F u l l a r t o n , m o n t r e q u e l l e idée confuse se font m ê m e les
m e i l l e u r s écrivains de la n a t u r e de l'argent et de ses fonctions diverses. « U n fait q u i , selon
35 m o i , n ' a d m e t p o i n t d e d é n é g a t i o n , c'est q u e p o u r t o u t c e q u i c o n c e r n e n o s é c h a n g e s à l'inté-
rieur, les fonctions m o n é t a i r e s q u e r e m p l i s s e n t o r d i n a i r e m e n t les m o n n a i e s d'or e t d ' a r g e n t
p e u v e n t être r e m p l i e s avec a u t a n t d'efficacité p a r des billets i n c o n v e r t i b l e s , n ' a y a n t p a s
d ' a u t r e valeur q u e c e t t e valeur factice et c o n v e n t i o n n e l l e q u i leur vient de la loi. U n e v a l e u r
de ce genre p e u t être r é p u t é e avoir tous les avantages d ' u n e valeur i n t r i n s è q u e et p e r m e t t r a
40 m ê m e de se passer d ' u n é t a l o n de valeur, à la seule c o n d i t i o n q u ' o n en l i m i t e r a , c o m m e il
e
c o n v i e n t , le n o m b r e des é m i s s i o n s . » ( J o h n F u l l a r t o n , Regulation of Currencies, 2 éd. L o n d o n ,
1845, p. 21.) - A i n s i d o n c , p a r c e q u e la m a r c h a n d i s e a r g e n t p e u t être r e m p l a c é e d a n s la circu-
l a t i o n p a r de simples signes de valeur, son rôle de m e s u r e des valeurs et d ' é t a l o n d e s prix est
d é c l a r é superflu !

101
Première section · Marchandise et monnaie

r e m p l a c é e par le p a p i e r - m o n n a i e . Cette masse appartient toujours à la


sphère de la circulation, fonctionne sans cesse c o m m e son i n s t r u m e n t et
existe exclusivement c o m m e soutien de cette fonction. Son r o u l e m e n t ne
représente ainsi q u e l'alternation continuelle des m o u v e m e n t s inverses de
la m é t a m o r p h o s e M - A - M où la figure valeur des m a r c h a n d i s e s ne leur fait 5
face q u e p o u r disparaître aussitôt après, où le r e m p l a c e m e n t d ' u n e m a r -
chandise par l'autre fait glisser la m o n n a i e sans cesse d ' u n e m a i n d a n s u n e
autre. Son existence fonctionnelle absorbe, p o u r ainsi dire, son existence
matérielle. Reflet fugitif des prix des m a r c h a n d i s e s , elle ne fonctionne plus
q u e c o m m e signe d ' e l l e - m ê m e et p e u t par c o n s é q u e n t être r e m p l a c é e par 10
84
des s i g n e s . S e u l e m e n t il faut que le signe de la m o n n a i e soit c o m m e elle
socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coerci-
tive de l'État ne p e u t s'exercer q u e dans l'enceinte n a t i o n a l e de la circula-
tion, m a i s là s e u l e m e n t aussi peut s'isoler la fonction q u e la m o n n a i e r e m -
plit c o m m e n u m é r a i r e . 15

III
La monnaie ou l'argent

J u s q u ' i c i n o u s avons considéré le m é t a l précieux sous le d o u b l e aspect de


m e s u r e des valeurs et d ' i n s t r u m e n t de circulation. Il remplit la p r e m i è r e
fonction c o m m e m o n n a i e idéale, il peut être représenté d a n s la d e u x i è m e 20
par des symboles. M a i s il y a des fonctions où il doit se présenter d a n s son
corps m é t a l l i q u e c o m m e équivalent réel des m a r c h a n d i s e s ou c o m m e m a r -
chandise m o n n a i e . Il y a u n e autre fonction encore qu'il p e u t remplir ou
en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des
m a r c h a n d i s e s usuelles c o m m e l ' u n i q u e i n c a r n a t i o n a d é q u a t e de leur va- 25
leur. D a n s tous ces cas, n o u s dirons qu'il fonctionne c o m m e m o n n a i e ou
argent p r o p r e m e n t dit par opposition à ses fonctions de m e s u r e des valeurs
et de n u m é r a i r e .

84
D e c e fait, q u e l'or e t l ' a r g e n t e n t a n t q u e n u m é r a i r e o u d a n s l a f o n c t i o n exclusive d ' i n s t r u -
m e n t d e c i r c u l a t i o n arrivent à n ' ê t r e q u e des s i m p l e s signes d ' e u x - m ê m e s , N i c h o l a s B a r b o n 30
fait dériver le droit d e s g o u v e r n e m e n t s «to raise money», c'est-à-dire de d o n n e r à un q u a n t u m
d'argent, q u i s'appellerait franc, l e n o m d ' u n q u a n t u m p l u s g r a n d , tel q u ' u n é c u , e t d e n e d o n -
n e r ainsi à leurs c r é a n c i e r s q u ' u n franc, a u lieu d ' u n é c u . « L a m o n n a i e s'use e t p e r d d e son
p o i d s e n p a s s a n t p a r u n g r a n d n o m b r e d e m a i n s ... C'est s a d é n o m i n a t i o n e t son c o u r s q u e
l'on regarde d a n s les m a r c h é s e t n o n s a q u a l i t é d'argent. L e m é t a l n ' e s t fait m o n n a i e q u e p a r 35
l ' a u t o r i t é p u b l i q u e . » ( N . B a r b o n , I.e., p . 2 9 , 30, 25.)

102
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

a) Thésaurisation

Le m o u v e m e n t circulatoire des deux m é t a m o r p h o s e s inverses des mar-


chandises ou l'alternation c o n t i n u e de vente et d'achat se manifeste par le
cours infatigable de la m o n n a i e ou dans sa fonction de perpetuimi mobile,
5 de m o t e u r perpétuel de la circulation. Il s'immobilise ou se transforme,
c o m m e dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de n u m é r a i r e en monnaie
ou argent, dès q u e la série des m é t a m o r p h o s e s est i n t e r r o m p u e , dès q u ' u n e
vente n'est pas suivie d ' u n achat subséquent.
Dès q u e se développe la circulation des m a r c h a n d i s e s , se développent
10 aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le p r o d u i t de la pre-
mière m é t a m o r p h o s e , la m a r c h a n d i s e changée en chrysa||54|lide d'or ou
85
d ' a r g e n t . On vend dès lors des m a r c h a n d i s e s n o n - s e u l e m e n t p o u r en
acheter d'autres, m a i s aussi p o u r remplacer la forme m a r c h a n d i s e p a r la
forme argent. La m o n n a i e arrêtée à dessein d a n s sa circulation se pétrifie,
15 p o u r ainsi dire, en d e v e n a n t trésor, et le vendeur se change en thésauriseur.
C'est surtout d a n s l'enfance de la circulation q u ' o n n ' é c h a n g e q u e le su-
perflu en valeurs d'usage contre la m a r c h a n d i s e m o n n a i e . L'or et l'argent
d e v i e n n e n t ainsi d ' e u x - m ê m e s l'expression sociale du superflu et de la ri-
chesse. Cette forme naïve de thésaurisation s'éternise chez les peuples dont
20 le m o d e traditionnel de p r o d u c t i o n satisfait d i r e c t e m e n t un cercle étroit de
besoins stationnaires. Il y a p e u de circulation et b e a u c o u p de trésors. C'est
ce q u i a lieu chez les Asiatiques, n o t a m m e n t chez les I n d i e n s . Le vieux
Vanderlint, qui s'imagine q u e le taux des prix dépend de l ' a b o n d a n c e des
m é t a u x précieux dans un pays, se d e m a n d e p o u r q u o i les m a r c h a n d i s e s in-
25 d i e n n e s sont à si b o n m a r c h é ? Parce q u e les I n d i e n s , dit-il, enfouissent
l'argent. Il r e m a r q u e q u e de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi 150 millions
de livres sterling en argent, q u i étaient v e n u e s d'abord d ' A m é r i q u e en
86
E u r o p e . De 1856 à 1866, dans u n e période de dix ans, l'Angleterre ex-
porta dans l'Inde et d a n s la Chine (et le m é t a l importé en C h i n e reflue en
30 grande partie d a n s l'Inde), 120 millions de livres steri, en argent qui
avaient été a u p a r a v a n t échangées contre de l'or australien.
Dès que la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e a atteint un certain développement,
c h a q u e p r o d u c t e u r doit faire provision d'argent. C'est alors le «gage so-

85
« U n e richesse e n a r g e n t n'est q u e richesse e n p r o d u c t i o n s converties e n a r g e n t . » (Mer-
35 cier de la Rivière, 1. c, p. 573.) « U n e valeur en p r o d u c t i o n s n ' a fait q u e c h a n g e r de f o r m e . »
(Id., p . 486.)
86
« C ' e s t grâce à cet u s a g e qu'ils m a i n t i e n n e n t leurs articles et leurs m a n u f a c t u r e s à des t a u x
aussi b a s . » ( V a n d e r l i n t , I.e., p. 9 5 , 96.)

103
Première section • Marchandise et monnaie

87
cial», le nervus rerum, le nerf des c h o s e s . En effet, les besoins du p r o d u c -
t e u r se renouvellent sans cesse et lui i m p o s e n t sans cesse l'achat de m a r -
chandises étrangères, tandis que la production et la vente des siennes
exigent plus ou m o i n s de t e m p s et d é p e n d e n t de mille hasards. P o u r ache-
ter sans vendre, il doit d'abord avoir v e n d u sans acheter. Il semble contra- 5
dictoire que cette opération puisse s'accomplir d ' u n e m a n i è r e générale. Ce-
p e n d a n t les m é t a u x p r é c i e u x se troquent à leur source de p r o d u c t i o n
contre d'autres m a r c h a n d i s e s . Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de
88
marchandises) sans achat (du côté du possesseur d'or et d ' a r g e n t ) . Et des
ventes postérieures q u i ne sont pas complétées par des achats s u b s é q u e n t s 10
ne font q u e distribuer les m é t a u x précieux entre tous les échangistes. Il se
forme ainsi sur tous les points en relation d'affaires des réserves d'or et
d'argent dans les proportions les plus diverses. La possibilité de retenir et
de conserver la m a r c h a n d i s e c o m m e valeur d'échange ou la valeur
d'échange c o m m e m a r c h a n d i s e éveille la passion de l'or. A m e s u r e q u e 15
s'étend la circulation des m a r c h a n d i s e s grandit aussi la p u i s s a n c e de la
m o n n a i e , forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. « L ' o r
est u n e chose merveilleuse ! Q u i le possède est m a î t r e de t o u t ce qu'il dé-
sire. Au m o y e n de l'or on p e u t m ê m e ouvrir a u x âmes les portes du Para-
dis.» {Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.) 20
L'aspect de la m o n n a i e ne trahissant p o i n t ce qui a été transformé en
elle, tout, m a r c h a n d i s e ou n o n , se transforme en m o n n a i e . R i e n q u i ne de-
v i e n n e vénal, qui ne se fasse vendre et acheter! La circulation devient la
grande cornue sociale où t o u t se précipite p o u r en sortir transformé en cris-
tal m o n n a i e . R i e n ne résiste à cette alchimie, pas m ê m e les os des saints et 25
encore m o i n s des choses sacro-saintes, plus délicates, res sacrosanctce, extra
9
commercium hominum* . De m ê m e q u e t o u t e différence de qualité entre les
m a r c h a n d i s e s s'efface d a n s l'argent, de m ê m e lui, niveleur radical, efface
90
toutes les d i s t i n c t i o n s . M a i s l'argent est l u i - m ê m e m a r c h a n d i s e , u n e

87
" M o n e y [...] is a p l e d g e . " ( J o h n Bellers, Essay about the Poor, manufactures, trade, plantations 30
and immorality, L o n d o n , 1699, p. 13.)
88
Achat, d a n s le sens c a t é g o r i q u e , s u p p o s e en effet q u e l'or ou l'argent d a n s les m a i n s de
l ' é c h a n g i s t e p r o v i e n n e n t , n o n p a s d i r e c t e m e n t d e son i n d u s t r i e , m a i s d e l a v e n t e d e s a m a r -
chandise.
89
H e n r i III, roi t r è s - c h r é t i e n d e F r a n c e , d é p o u i l l e les cloîtres, les m o n a s t è r e s , etc., d e leurs re- 35
l i q u e s p o u r en faire de l'argent. On sait q u e l rôle a j o u é d a n s l'histoire g r e c q u e le pillage d e s
trésors du t e m p l e de D e l p h e s p a r les P h o c i d i e n s . Les t e m p l e s , c h e z les a n c i e n s , servaient de
d e m e u r e a u d i e u des m a r c h a n d i s e s . C ' é t a i e n t des « b a n q u e s s a c r é e s » . P o u r les P h é n i c i e n s ,
p e u p l e m a r c h a n d par e x c e l l e n c e , l'argent était l'aspect transfiguré de t o u t e s choses. Il était
d o n c d a n s l'ordre q u e les j e u n e s filles q u i s e livraient a u x étrangers p o u r d e l'argent d a n s les 40
fêtes d'Astarté offrissent à la d é e s s e les pièces d ' a r g e n t r e ç u e s c o m m e e m b l è m e de l e u r virgi-
n i t é i m m o l é e sur son a u t e l .
90
G o l d , yellow, glittering p r e c i o u s G o l d !
T h u s m u c h of this, will m a k e black white; foul, fair;

104
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

chose qui p e u t t o m b e r sous les m a i n s de q u i q u e ce soit. La puissance


sociale devient ainsi p u i s s a n c e privée des particuliers. Aussi la société
a n t i q u e le dénonce-t-elle c o m m e l'agent subversif, c o m m e le dissol-
vant le plus actif de son organisation é c o n o m i q u e et de ses moeurs popu-
91
5 laires . |
|55| La société m o d e r n e qui, à peine n é e encore, tire déjà par les cheveux
92
le dieu Plutus des entrailles de la t e r r e , salue dans l'or, son saint Graal,
l'incarnation éblouissante du principe m ê m e de sa vie.
La m a r c h a n d i s e , en t a n t q u e valeur d'usage, satisfait un besoin particu-
10 lier et forme un é l é m e n t particulier de la richesse matérielle. M a i s la valeur
de la m a r c h a n d i s e m e s u r e le degré de sa force d'attraction sur t o u s les élé-
m e n t s de cette richesse, et par c o n s é q u e n t la richesse sociale de celui q u i la
possède. L'échangiste plus ou m o i n s barbare, m ê m e le paysan de l'Europe
occidentale, ne sait p o i n t séparer la valeur de sa forme. P o u r lui, accroisse-
15 m e n t de sa réserve d'or et d'argent veut dire accroissement de valeur. Assu-
r é m e n t la valeur du m é t a l précieux change par suite des variations surve-
n u e s soit d a n s sa propre valeur soit dans celle des m a r c h a n d i s e s . M a i s cela
n ' e m p ê c h e pas d ' u n côté, q u e 200 onces d'or c o n t i e n n e n t après c o m m e
avant plus de valeur q u e 100, 300 plus q u e 200, etc., ni d ' u n autre côté, que
20 la forme m é t a l l i q u e de la m o n n a i e reste la forme équivalente générale de

W r o n g , right; base, n o b l e ; old, y o u n g ; coward, v a l i a n t


W h a t this, y o u G o d s ! why this
W i l l lug y o u r priests a n d servants f r o m y o u r sides;
[ ]
25 T h i s yellow slave
W i l l k n i t a n d b r e a k religions; bless t h e a c c u r s ' d ;
M a k e t h e h o a r leprosy a d o r ' d ; place thieves
A n d give t h e m title, k n e e a n d a p p r o b a t i o n ,
W i t h s e n a t o r s of t h e b e n c h ; this is it,
30 T h a t m a k e s t h e w a p p e n ' d widow wed a g a i n
C o m e d a m n e d earth,
Thou c o m m o n whore of m a n k i n d ....
« O r p r é c i e u x , o r j a u n e e t l u i s a n t ! e n voici assez p o u r r e n d r e l e n o i r b l a n c , l e laid b e a u , l'in-
j u s t e j u s t e , le vil n o b l e , le v i e u x j e u n e , le l â c h e v a i l l a n t ! . . . Q u ' e s t - c e , cela, ô d i e u x i m m o r -
35 t e l s ? Cela, c'est ce q u i d é t o u r n e de vos autels vos prêtres et leurs acolytes . . . . Cet esclave
j a u n e b â t i t et d é m o l i t vos religions, fait b é n i r les m a u d i t s , a d o r e r le lèpre b l a n c h e ; p l a c e les
voleurs a u b a n c des s é n a t e u r s e t leur d o n n e titres, h o m m a g e s e t g é n u f l e x i o n s . C'est l u i qui
fait u n e n o u v e l l e m a r i é e de la veuve vieille et u s é e . A l l o n s , argile d a m n é e , catin du g e n r e h u -
main ....» ( S h a k e s p e a r e , Timon of Athens.)
91
40 « R i e n n ' a , c o m m e l'argent, s u s c i t é p a r m i les h o m m e s d e m a u v a i s e s lois e t d e m a u v a i s e s
m œ u r s ; c'est lui q u i m e t la d i s c u s s i o n d a n s les villes et c h a s s e les h a b i t a n t s de leurs de-
m e u r e s ; c'est l u i q u i d é t o u r n e les â m e s les plus belles vers t o u t ce q u ' i l y a de h o n t e u x et de
funeste à l ' h o m m e et leur a p p r e n d à extraire de c h a q u e c h o s e le m a l et l ' i m p i é t é . » (Sophocle,
Antigone.)
45 92
«Έλπιζοΰσης της πλεονεξίας άνάξειν έκ των μυχών τ η ς γ η ς αυτόν τον Πλούτωνα.» (Athen.
D e i p n o s . ) ( T r a d u i t d a n s l e texte.)

105
Première section · Marchandise et monnaie

toutes les m a r c h a n d i s e s , l'incarnation sociale de tout travail h u m a i n . Le


p e n c h a n t à thésauriser n'a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au
point de vue de la qualité ou de la forme, c o m m e représentant universel de
la richesse matérielle, l'argent est sans limite parce qu'il est i m m é d i a t e -
m e n t transformable en toute sorte de m a r c h a n d i s e . M a i s c h a q u e s o m m e 5
d'argent réelle a sa limite quantitative et n ' a d o n c q u ' u n e p u i s s a n c e
d ' a c h a t restreinte. Cette contradiction entre la q u a n t i t é toujours définie et
la qualité de puissance infinie de l'argent r a m è n e sans cesse le thésauriseur
au travail de Sisyphe. Il en est de lui c o m m e du c o n q u é r a n t q u e c h a q u e
c o n q u ê t e nouvelle n e m è n e q u ' à u n e nouvelle frontière. 10
P o u r retenir et conserver le m é t a l précieux en qualité de m o n n a i e , et par
suite d'élément de la thésaurisation, il faut q u ' o n l ' e m p ê c h e de circuler ou
de se résoudre c o m m e moyen d'achat en moyens de jouissance. Le thésauri-
seur sacrifie d o n c à ce fétiche tous les p e n c h a n t s de sa chair. P e r s o n n e plus
q u e lui ne prend au sérieux l'évangile du r e n o n c e m e n t . D ' u n autre côté, il 15
ne p e u t dérober en m o n n a i e à la circulation que ce qu'il lui d o n n e en m a r -
chandises. Plus il produit, plus il p e u t vendre. Industrie, é c o n o m i e , avarice,
telles sont ses vertus cardinales ; b e a u c o u p vendre, p e u acheter, telle est la
93
s o m m e de son é c o n o m i e p o l i t i q u e .
Le trésor n ' a pas s e u l e m e n t u n e forme b r u t e : il a aussi u n e forme 20
esthétique. C'est l ' a c c u m u l a t i o n d'ouvrages d'orfèvrerie qui se développe
avec l'accroissement de la richesse sociale. « S o y o n s riches ou pa-
raissons riches.» (Diderot.) Il se forme ainsi d ' u n e part un m a r c h é tou-
jours plus é t e n d u pour les m é t a u x précieux, de l'autre u n e source latente
d ' a p p r o v i s i o n n e m e n t à laquelle on puise dans les périodes de crise so- 25
ciale.
D a n s l'économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des
fonctions diverses. La première tire son origine des conditions q u i prési-
d e n t au cours de la m o n n a i e . On a vu c o m m e n t la m a s s e c o u r a n t e du n u -
m é r a i r e s'élève ou s'abaisse avec les fluctuations constantes qu'éprouve la 30
circulation des m a r c h a n d i s e s sous le rapport de l'étendue, des prix et de la
vitesse. Il faut d o n c que cette masse soit capable de contraction et d'expan-
sion.
T a n t ô t u n e partie de la m o n n a i e doit sortir de la circulation, t a n t ô t elle y
doit rentrer. Pour que la m a s s e d'argent courante corresponde toujours au 35
degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, la q u a n t i t é d'or ou
d'argent qui réellement circule ne doit former q u ' u n e partie du m é t a l pré-
cieux existant dans un pays. C'est par la forme trésor de l'argent q u e cette
93
« A c c r o î t r e a u t a n t q u e possible l e n o m b r e des v e n d e u r s d e t o u t e m a r c h a n d i s e , d i m i n u e r
a u t a n t q u e possible le n o m b r e des a c h e t e u r s , tel est le r é s u m é des o p é r a t i o n s de l ' é c o n o m i e 40
p o l i t i q u e . » (Verri, I.e., p. 52 [, 53].)

106
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

condition se trouve r e m p l i e . Les réservoirs des trésors servent à la fois de


c a n a u x de décharge et d'irrigation, de façon q u e les c a n a u x de circulation
94
ne débordent jamais .

b) M o y e n de p a y e m e n t

5 D a n s la forme i m m é d i a t e de la circulation des m a r c h a n d i s e s e x a m i n é e


jusqu'ici, la m ê m e valeur se présente toujours double, m a r c h a n d i s e à un
pôle, m o n n a i e à l'autre. Les producteurs-échangistes e n t r e n t en rapport
c o m m e représentants d'équivalents q u i se trouvent déjà en face les u n s des
autres. A m e s u r e c e p e n d a n t q u e se développe la circulation, se développent
10 aussi des circonstances t e n d a n t à séparer par un intervalle de t e m p s l'alié-
n a t i o n de la m a r c h a n d i s e et la réalisation de son prix. Les exemples les
plus simples n o u s suffisent ici. Telle espèce de m a r c h a n d i s e exige plus de
t e m p s p o u r sa p r o d u c t i o n , telle autre en exige m o i n s . Les saisons de pro-
d u c t i o n ne sont pas les m ê m e s p o u r des m a r c h a n d i s e s différentes. Si u n e
15 m a r c h a n d i s e p r e n d n a i s s a n c e sur le lieu m ê m e de son m a r c h é , u n e autre
doit voyager et se r e n d r e à un m a r c h é lointain. Il se p e u t d o n c q u e ||56| l'un
des échangistes soit prêt à vendre, tandis q u e l'autre n'est pas encore à
m ê m e d'acheter. Q u a n d les m ê m e s transactions se renouvellent constam-
m e n t entre les m ê m e s p e r s o n n e s les conditions de la vente et de l'achat des
20 m a r c h a n d i s e s se régleront peu à p e u d'après les conditions de leur p r o d u c -
tion. D ' u n autre côté, l'usage de certaines espèces de m a r c h a n d i s e , d ' u n e
m a i s o n , par exemple, est aliéné p o u r u n e certaine période, et ce n'est
qu'après l'expiration du t e r m e q u e l'acheteur a réellement o b t e n u la valeur
d'usage stipulée. Il achète d o n c avant de payer. L ' u n des échangistes vend
25 u n e m a r c h a n d i s e présente, l'autre achète c o m m e représentant d'argent à
venir. Le v e n d e u r devient créancier, l'acheteur débiteur. C o m m e la m é t a -
m o r p h o s e de la m a r c h a n d i s e prend ici un nouvel aspect, l'argent lui aussi
acquiert u n e nouvelle fonction. Il devient m o y e n de p a y e m e n t .

94
« P o u r faire m a r c h e r l e c o m m e r c e d ' u n e n a t i o n , i l faut u n e s o m m e d e m o n n a i e d é t e r m i n é e ,
30 q u i varie et se trouve t a n t ô t p l u s g r a n d e , t a n t ô t p l u s petite ... Ce flux et reflux de la m o n n a i e
s'équilibre de l u i - m ê m e , s a n s le secours des politiques ... Les pistons travaillent alternative-
m e n t ; si la m o n n a i e est rare, on m o n n a y e les l i n g o t s ; si les lingots sont rares, on fond la m o n -
n a i e . » (Sir D . N o r t h , I.e., p . I I I . ) J o h n S t u a r t Mill, l o n g t e m p s f o n c t i o n n a i r e d e l a C o m p a g n i e
des I n d e s , c o n f i r m e ce fait q u e les o r n e m e n t s et bijoux e n a r g e n t s o n t e n c o r e e m p l o y é s d a n s
35 l ' I n d e c o m m e réserves. « O n sort les o r n e m e n t s d'argent e t o n les m o n n a y e q u a n d l e t a u x d e
l'intérêt est élevé, et ils r e t o u r n e n t à leurs possesseurs q u a n d le t a u x de l'intérêt b a i s s e . »
(J. S t . M i l l , Evidence, Reports on Bankacts, 1857, n ° 2 1 0 1 . ) D ' a p r è s un d o c u m e n t p a r l e m e n t a i r e
de 1864 sur l ' i m p o r t a t i o n et l ' e x p o r t a t i o n de l'or et de l'argent d a n s l ' I n d e , l ' i m p o r t a t i o n en
1863 d é p a s s a l ' e x p o r t a t i o n de 19 367 764 /.st. D a n s les h u i t a n n é e s a v a n t 1864, l ' e x c é d a n t de
40 l ' i m p o r t a t i o n des m é t a u x p r é c i e u x sur leur e x p o r t a t i o n atteignit 1 0 9 6 5 2 917 /. st. D a n s le
cours de ce siècle, il a été m o n n a y é d a n s l ' I n d e plus de 200 000 000 /. st.

107
Premiere section · Marchandise et monnaie

Les caractères de créancier et de débiteur proviennent ici de la circula-


tion simple. Le c h a n g e m e n t de sa forme i m p r i m e au v e n d e u r et à l'ache-
teur leurs cachets n o u v e a u x . T o u t d'abord, ces n o u v e a u x rôles sont d o n c
aussi passagers que les anciens et j o u é s tour à tour par les m ê m e s acteurs,
m a i s ils n ' o n t plus un aspect aussi débonnaire, et leur opposition devient 5
95
plus susceptible de se solidifier . Les m ê m e s caractères peuvent aussi se
présenter i n d é p e n d a m m e n t de la circulation des m a r c h a n d i s e s . D a n s le
m o n d e antique, le m o u v e m e n t de la lutte des classes a surtout la forme
d ' u n combat, toujours renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se ter-
m i n e à R o m e par la défaite et la r u i n e du débiteur plébéien q u i est rem- 10
placé par l'esclave. Au m o y e n âge, la lutte se t e r m i n e par la r u i n e du débi-
teur féodal. Celui-là perd la puissance politique dès q u e croule la base
é c o n o m i q u e qui en faisait le soutien. C e p e n d a n t ce rapport m o n é t a i r e de
créancier à débiteur ne fait à ces d e u x époques que réfléchir à la surface
des antagonismes plus profonds. 15
R e v e n o n s à la circulation des m a r c h a n d i s e s . L'apparition s i m u l t a n é e des
équivalents m a r c h a n d i s e et argent a u x d e u x pôles de la vente a cessé.
M a i n t e n a n t l'argent fonctionne en premier lieu c o m m e m e s u r e de valeur
dans la fixation du prix de la m a r c h a n d i s e vendue. Ce prix établi par
contrat, m e s u r e l'obligation de l'acheteur, c'est-à-dire la s o m m e d'argent 20
d o n t il est redevable à t e r m e fixe.
Puis il fonctionne c o m m e m o y e n d'achat idéal. Bien qu'il n'existe q u e
dans la promesse de l'acheteur, il opère c e p e n d a n t le d é p l a c e m e n t de la
m a r c h a n d i s e . Ce n'est q u ' à l'échéance du terme qu'il entre, c o m m e m o y e n
de payement, d a n s la circulation, c'est-à-dire qu'il passe de la m a i n de 25
l'acheteur dans celle du vendeur. Le m o y e n de circulation s'était trans-
formé en trésor, parce q u e le m o u v e m e n t de la circulation s'était arrêté à sa
première moitié. Le m o y e n de p a y e m e n t entre dans la circulation, m a i s
s e u l e m e n t après q u e la m a r c h a n d i s e en est sortie. Le v e n d e u r transformait
la m a r c h a n d i s e en argent p o u r satisfaire ses besoins, le thésauriseur p o u r la 30
conserver sous forme d'équivalent général, l'acheteur-débiteur enfin p o u r
pouvoir payer. S'il ne paye pas, u n e vente forcée de son avoir a lieu. La
conversion de la m a r c h a n d i s e en sa figure valeur, en m o n n a i e , devient
ainsi u n e nécessité sociale q u i s'impose au p r o d u c t e u r échangiste i n d é p e n -
d a m m e n t de ses besoins et de ses fantaisies personnelles. 35
Supposons que le paysan achète du tisserand 20 mètres de toile au prix

95
V o i c i q u e l s é t a i e n t les r a p p o r t s d e c r é a n c i e r s à d é b i t e u r s e n A n g l e t e r r e a u c o m m e n c e m e n t
d u d i x - h u i t i è m e s i è c l e : « I l r è g n e ici, e n A n g l e t e r r e , u n tel esprit d e c r u a u t é p a r m i les g e n s d e
c o m m e r c e q u ' o n n e p o u r r a i t r e n c o n t r e r r i e n d e s e m b l a b l e d a n s a u c u n e a u t r e société
d ' h o m m e s , ni d a n s a u c u n a u t r e pays du m o n d e . » (An Essay on Credit and the Bankrupt Act, 40
L o n d o n , 1707, p. 2.)

108
Chapitre Iii • La monnaie ou la circulation des marchandises

de 2 liv. st., q u i est aussi le prix d ' u n quart de froment, et qu'il les paye un
m o i s après. Le paysan transforme son froment en toile avant de l'avoir
transformé en m o n n a i e . Il accomplit d o n c la dernière m é t a m o r p h o s e de sa
m a r c h a n d i s e avant la première. E n s u i t e il vend du froment p o u r 2 liv. st.,
5 qu'il fait passer au tisserand au t e r m e c o n v e n u . La m o n n a i e réelle ne lui
sert plus ici d ' i n t e r m é d i a i r e p o u r substituer la toile au froment. C'est déjà
fait. Pour lui la m o n n a i e est au contraire le dernier m o t de la t r a n s a c t i o n
en t a n t qu'elle est la forme absolue de la valeur qu'il doit fournir, la m a r -
c h a n d i s e universelle. Q u a n t au tisserand, sa m a r c h a n d i s e a circulé et a réa-
10 Usé son prix, m a i s s e u l e m e n t au m o y e n d ' u n titre q u i ressortit du droit ci-
vil. Elle est entrée d a n s la c o n s o m m a t i o n d ' a u t r u i avant d'être transformée
en m o n n a i e . La p r e m i è r e m é t a m o r p h o s e de sa toile reste d o n c s u s p e n d u e
et ne s'accomplit q u e plus tard, au t e r m e d ' é c h é a n c e de la dette du pay-
96
san .
15 Les obligations é c h u e s d a n s u n e période d é t e r m i n é e représentent le prix
total des m a r c h a n d i s e s v e n d u e s . La q u a n t i t é de m o n n a i e exigée p o u r la
réalisation de cette s o m m e d é p e n d d'abord de la vitesse du cours des
m o y e n s de p a y e m e n t . D e u x circonstances la règlent : 1° l ' e n c h a î n e m e n t des
rapports de créancier à débiteur, c o m m e lorsque A, par exemple, qui reçoit
20 de l'argent de son d é b i t e u r B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de
s u i t e ; 2° l'intervalle de t e m p s qui sépare les divers termes auxquels
les p a y e m e n t s s'effectuent. La série des p a y e m e n t s consécutifs ou des
premières m é t a m o r p h o s e s supplémentaires se distingue t o u t à fait de
l'entrecroisement des séries de m é t a m o r p h o s e s que n o u s avons d'abord
25 analysé.
N o n - s e u l e m e n t la c o n n e x i o n entre vendeurs et acheteurs s'exprime dans
le m o u v e m e n t des m o y e n s de circulation. M a i s cette c o n n e x i o n naît dans
l e | | 5 7 | cours m ê m e d e l a m o n n a i e . L e m o u v e m e n t d u m o y e n d e p a y e m e n t
a u contraire exprime u n e n s e m b l e d e rapports sociaux préexistants.
30 La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats), q u i fait q u e la q u a n -
tité des m o y e n s de circulation ne p e u t plus être c o m p e n s é e par la vitesse
de leur cours, forme un n o u v e a u levier dans l ' é c o n o m i e des m o y e n s de
payement. Avec la c o n c e n t r a t i o n des p a y e m e n t s sur u n e m ê m e place se dé-

96
La c i t a t i o n s u i v a n t e e m p r u n t é e à m o n p r é c é d e n t ouvrage, Critique de l'économie politique,
35 1859, m o n t r e p o u r q u o i j e n ' a i p a s parlé d a n s l e texte d ' u n e forme o p p o s é e . « I n v e r s e m e n t ,
d a n s le p r o c é d é A.-M., l'argent p e u t être m i s d e h o r s c o m m e m o y e n d ' a c h a t et le prix de la
m a r c h a n d i s e être a i n s i réalisé a v a n t q u e la valeur d'usage de l'argent soit r é a l i s é e ou la m a r -
c h a n d i s e a l i é n é e . C'est ce q u i a lieu t o u s les j o u r s , par e x e m p l e , s o u s f o r m e de p r é n u m é r a t i o n ,
e t c'est a i n s i q u e l e g o u v e r n e m e n t anglais a c h è t e d a n s l ' I n d e l ' o p i u m des R y o t s . D a n s ces cas
40 c e p e n d a n t , l'argent agit t o u j o u r s c o m m e m o y e n d ' a c h a t e t n ' a c q u i e r t a u c u n e n o u v e l l e forme
par t ic ul iè r e N a t u r e l l e m e n t , l e c a p i t a l est aussi a v a n c é sous forme a r g e n t ; m a i s i l n e s e
m o n t r e p a s e n c o r e à l ' h o r i z o n d e l a c i r c u l a t i o n s i m p l e . » ( L . c , p . 119, 120.)

109
Première section · Marchandise et monnaie

veloppent s p o n t a n é m e n t des institutions et des m é t h o d e s p o u r les b a l a n c e r


les u n s p a r les autres. Tels étaient, p a r exemple, à Lyon, au m o y e n âge, les
virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de
suite, n ' o n t besoin q u e d'être confrontées pour s'annuler r é c i p r o q u e m e n t ,
d a n s u n e certaine m e s u r e , c o m m e quantités positives et négatives. Il ne 5
reste plus ainsi q u ' u n e b a l a n c e de compte à solder. Plus est grande la
concentration des p a y e m e n t s , plus est relativement petite leur b a l a n c e , et
par cela m ê m e la masse des m o y e n s de p a y e m e n t en circulation.
L a fonction d e l a m o n n a i e c o m m e m o y e n d e p a y e m e n t i m p l i q u e u n e
contradiction sans m o y e n t e r m e . T a n t q u e les p a y e m e n t s se b a l a n c e n t , elle 10
fonctionne s e u l e m e n t d ' u n e m a n i è r e idéale, c o m m e m o n n a i e d e c o m p t e e t
m e s u r e des valeurs. D è s q u e les p a y e m e n t s doivent s'effectuer réellement,
elle ne se présente plus c o m m e simple m o y e n de circulation, c o m m e forme
transitive servant d ' i n t e r m é d i a i r e au d é p l a c e m e n t des produits, m a i s elle
intervient c o m m e i n c a r n a t i o n individuelle du travail social, seule réalisa- 15
tion de la valeur d ' é c h a n g e , m a r c h a n d i s e absolue. Cette c o n t r a d i c t i o n
éclate d a n s le m o m e n t des crises industrielles ou commerciales a u q u e l on
97
a d o n n é le n o m de crise m o n é t a i r e .
Elle ne se produit q u e là où l ' e n c h a î n e m e n t des p a y e m e n t s et un sys-
t è m e artificiel destiné à les c o m p e n s e r r é c i p r o q u e m e n t se sont développés. 20
Ce m é c a n i s m e vient-il, par u n e cause q u e l c o n q u e , à être dérangé, aussitôt
la m o n n a i e , par un revirement b r u s q u e et sans transition, ne fonctionne
plus sous sa forme p u r e m e n t idéale de m o n n a i e de c o m p t e . Elle est récla-
m é e c o m m e argent c o m p t a n t et ne p e u t plus être r e m p l a c é e par des m a r -
chandises profanes. L'utilité de la m a r c h a n d i s e ne c o m p t e p o u r rien et sa 25
valeur disparaît devant ce qui n ' e n est que la forme. La veille encore, le
bourgeois, avec la suffisance p r é s o m p t u e u s e que lui d o n n e la prospérité,
déclarait que l'argent est u n e vaine illusion. La m a r c h a n d i s e seule est ar-
gent, s'écriait-il. L'argent seul est m a r c h a n d i s e ! Tel est m a i n t e n a n t le cri
q u i retentit sur le m a r c h é du m o n d e . C o m m e le cerf altéré b r a m e après la 30
source d'eau vive, ainsi son â m e appelle à grands cris l'argent, la seule et
98
u n i q u e r i c h e s s e . L'opposition q u i existe entre la m a r c h a n d i s e et sa forme
97
I I faut d i s t i n g u e r l a crise m o n é t a i r e d o n t n o u s p a r l o n s ici, e t q u i est u n e p h a s e d e n ' i m p o r t e
quelle crise, de cette espèce de crise p a r t i c u l i è r e , à laquelle on d o n n e le m ê m e n o m , m a i s q u i
p e u t former n é a n m o i n s u n p h é n o m è n e i n d é p e n d a n t , d e telle sorte q u e son a c t i o n n ' i n f l u e q u e 35
p a r c o n t r e - c o u p sur l ' i n d u s t r i e et le c o m m e r c e . Les crises de ce g e n r e o n t p o u r pivot le capi-
tal-argent et leur s p h è r e i m m é d i a t e est aussi celle de ce capital, - la B a n q u e , la B o u r s e et la
Finance.
98
« L e r e v i r e m e n t subit d u s y s t è m e d e crédit e n s y s t è m e m o n é t a i r e ajoute l'effroi t h é o r i q u e à
la p a n i q u e p r a t i q u e , et les agents de la c i r c u l a t i o n t r e m b l e n t d e v a n t le m y s t è r e i m p é n é t r a b l e 40
de leurs propres r a p p o r t s . » (Karl M a r x , I.e., p. 126.) - « L e p a u v r e reste m o r n e et é t o n n é de ce
q u e le riche n ' a p l u s d ' a r g e n t p o u r le faire travailler, et c e p e n d a n t le m ê m e sol et les m ê m e s
m a i n s q u i fournissent la n o u r r i t u r e et les v ê t e m e n t s , sont toujours là - et c'est là ce q u i

110
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

valeur est, p e n d a n t la crise, poussée à l'outrance. Le genre particulier de la


m o n n a i e n'y fait rien. La disette m o n é t a i r e reste la m ê m e , qu'il faille payer
en or ou en m o n n a i e de crédit, en billets de b a n q u e , par e x e m p l e " .
Si n o u s e x a m i n o n s m a i n t e n a n t la s o m m e totale de la m o n n a i e q u i cir-
5 cule dans un temps d é t e r m i n é , n o u s trouverons q u ' é t a n t d o n n é e la vitesse
du cours des m o y e n s de circulation et des m o y e n s de p a y e m e n t , elle est
égale à la s o m m e des prix des m a r c h a n d i s e s à réaliser, plus la s o m m e des
payements échus, m o i n s celle des payements q u i se balancent, m o i n s enfin
l'emploi double ou plus fréquent des m ê m e s pièces pour la d o u b l e fonction
10 de m o y e n de circulation et de m o y e n de p a y e m e n t . Par exemple, le p a y s a n
a vendu son froment m o y e n n a n t 2 liv. st. qui opèrent c o m m e m o y e n de cir-
culation. Au t e r m e d ' é c h é a n c e , il les fait passer au tisserand. M a i n t e n a n t
elles fonctionnent c o m m e m o y e n de p a y e m e n t . Le tisserand achète avec
elles u n e bible, et dans cet achat elles f o n c t i o n n e n t de n o u v e a u c o m m e
15 m o y e n de circulation, et ainsi de suite.
Étant d o n n é s , la vitesse du cours de la m o n n a i e , l ' é c o n o m i e des paye-
m e n t s et les prix des m a r c h a n d i s e s , on voit q u e la masse des m a r c h a n d i s e s
en circulation ne correspond plus à la masse de la m o n n a i e c o u r a n t e d a n s
u n e certaine période, un jour, par exemple. Il court de la m o n n a i e qui re-
20 présente des m a r c h a n d i s e s depuis longtemps dérobées à la circulation. Il
court des m a r c h a n d i s e s d o n t l'équivalent en m o n n a i e ne se présentera q u e
b i e n plus tard. D ' u n autre côté, les dettes contractées et les dettes é c h u e s
100
c h a q u e j o u r sont des g r a n d e u r s tout à fait i n c o m m e n s u r a b l e s . |

c o n s t i t u e la véritable r i c h e s s e d ' u n e n a t i o n , et n o n p a s l'argent. » ( J o h n Béliers, Proposals for


25 raising a Colledge of Industry, L o n d o n , 1696, p. 3, 4.)
99
Voici d e quelle façon ces m o m e n t s - l à sont e x p l o i t é s : « U n j o u r (1839), u n vieux b a n q u i e r
d e l a cité c a u s a n t avec u n d e ses a m i s d a n s son c a b i n e t , souleva l e couvercle d u p u p i t r e d e -
vant lequel il était assis et se m i t à déployer des r o u l e a u x de billets de b a n q u e . En voilà, dit-il
d ' u n air t o u t j o y e u x , p o u r [six] c e n t m i l l e livres sterling. Ils sont là en réserve p o u r t e n d r e la
30 s i t u a t i o n m o n é t a i r e (to m a k e t h e m o n e y tight) et ils s e r o n t tous d e h o r s à trois h e u r e s , c e t t e
a p r è s - m i d i . » (The Theory of the Exchange. The Bank Charter Act of 1844, L o n d o n , 1864, p. 81.)
L ' o r g a n e semi-officiel, l'Observer, p u b l i a i t à la d a t e du 24 avril 1 8 6 4 : « I l c o u r t certains b r u i t s
v r a i m e n t c u r i e u x sur les m o y e n s a u x q u e l s on a eu r e c o u r s p o u r créer u n e d i s e t t e de billets de
b a n q u e . B i e n q u ' i l soit fort d o u t e u x , q u ' o n ait eu r e c o u r s à q u e l q u e artifice de ce g e n r e , la r u -
35 m e u r q u i s'en est r é p a n d u e a été si g é n é r a l e q u ' e l l e m é r i t e r é e l l e m e n t d'être m e n t i o n n é e . »
1 0 0
« L e m o n t a n t des ventes o u a c h a t s c o n t r a c t é s d a n s l e c o u r s d ' u n j o u r q u e l c o n q u e n'affec-
tera e n rien l a q u a n t i t é d e l a m o n n a i e e n c i r c u l a t i o n c e j o u r - l à m ê m e , m a i s p o u r l a p l u p a r t
des cas, il se r é s o u d r a en u n e m u l t i t u d e de traites sur la q u a n t i t é d ' a r g e n t q u i p e u t se trouver
en c i r c u l a t i o n à des d a t e s u l t é r i e u r e s plus ou m o i n s éloignées. - Il n ' e s t p a s n é c e s s a i r e q u e les
40 billets signés ou les crédits ouverts a u j o u r d ' h u i a i e n t un r a p p o r t q u e l c o n q u e r e l a t i v e m e n t , soit
à la q u a n t i t é , au m o n t a n t ou à la d u r é e , avec c e u x q u i s e r o n t signés ou c o n t r a c t é s d e m a i n ou
a p r è s - d e m a i n ; b i e n plus, b e a u c o u p de billets et de crédits d ' a u j o u r d ' h u i se p r é s e n t e n t à
l ' é c h é a n c e avec u n e m a s s e d e p a y e m e n t s , d o n t l'origine e m b r a s s e u n e s u i t e d e d a t e s a n t é -
r i e u r e s a b s o l u m e n t i n d é f i n i e s ; ainsi, s o u v e n t des billets à 12, 6, 3 et 1 m o i s , r é u n i s e n s e m b l e ,
45 e n t r e n t d a n s la m a s s e c o m m u n e d e s p a y e m e n t s à effectuer le m ê m e j o u r . » (The Currency Theory
reviewed; a letter to the Scotch people by a banker in England, E d i n b u r g h , 1845, p. 2 9 , 30, passim.)

111
Première section • Marchandise et monnaie

|58| La m o n n a i e de crédit a sa source i m m é d i a t e d a n s la fonction de l'ar-


gent c o m m e m o y e n de p a y e m e n t . Des certificats constatant les dettes
contractées pour des m a r c h a n d i s e s vendues circulent e u x - m ê m e s à leur
tour pour transférer à d'autres personnes les créances. A m e s u r e q u e
s'étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction q u e la 5
m o n n a i e remplit c o m m e m o y e n de p a y e m e n t . C o m m e tel, elle revêt des
formes d'existence particulières dans lesquelles elle h a n t e la sphère des
grandes transactions commerciales, tandis q u e les espèces d'or et d'argent
101
sont refoulées p r i n c i p a l e m e n t dans la sphère du c o m m e r c e de d é t a i l .
Plus la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e se développe et s'étend, m o i n s la fonction 10
de la m o n n a i e c o m m e m o y e n de p a y e m e n t est restreinte à la sphère de la
circulation des produits. La m o n n a i e devient la m a r c h a n d i s e générale des
102
c o n t r a t s . Les rentes, les impôts, etc., payés j u s q u ' a l o r s en n a t u r e , se
payent désormais en argent. Un fait qui d é m o n t r e , entre autres, c o m b i e n
ce c h a n g e m e n t dépend des conditions générales de la p r o d u c t i o n , c'est q u e 15
l'empire r o m a i n é c h o u a par d e u x fois d a n s sa tentative de lever toutes les
contributions en argent. La misère é n o r m e de la p o p u l a t i o n agricole en
F r a n c e sous Louis XIV, d é n o n c é e avec tant d ' é l o q u e n c e par Boisguillebert,
le m a r é c h a l V a u b a n , etc., ne provenait pas s e u l e m e n t de l'élévation de
l'impôt, m a i s aussi de la substitution de sa forme m o n é t a i r e à sa forme n a - 20
1 0 1
P o u r m o n t r e r p a r u n e x e m p l e d a n s quelle faible p r o p o r t i o n l'argent c o m p t a n t e n t r e d a n s
les o p é r a t i o n s c o m m e r c i a l e s p r o p r e m e n t dites, n o u s d o n n o n s ici le t a b l e a u des r e c e t t e s et des
d é p e n s e s a n n u e l l e s d ' u n e d e s plus g r a n d e s m a i s o n s d e c o m m e r c e d e L o n d r e s . Ses t r a n s a c -
t i o n s d a n s l ' a n n é e 1856, l e s q u e l l e s c o m p r e n n e n t b i e n des m i l l i o n s d e livres sterling, s o n t ici
r a m e n é e s à l'échelle d ' u n m i l l i o n : 25
Recettes
Traites d e b a n q u i e r s e t d e m a r c h a n d s , p a y a b l e s
à terme L. st. 533 596
C h è q u e s de b a n q u i e r s , etc., payables à v u e » 357715
Billets des b a n q u e s provinciales » 9 627 30
Billets d e l a B a n q u e d ' A n g l e t e r r e » 68 554
Or 28 089
A r g e n t e t cuivre 1486
M a n d a t s d e poste » 933
Total L. st. 1000000 35
Dépenses
Traites payables à terme L. st. 302 674
C h è q u e s sur d e s b a n q u i e r s d e L o n d r e s 5) 663 672
Billets de la B a n q u e d'Angleterre » 22 743
Or 9427 40
A r g e n t et cuivre 1484
Total L. st. 1000000
(Report from the select Committee on the Bank-acts, j u i l l e t 1858, p. L X X I . )
1 0 2
« D è s q u e l e train d u c o m m e r c e est ainsi c h a n g é , q u ' o n n ' é c h a n g e p l u s m a r c h a n d i s e c o n t r e
m a r c h a n d i s e , m a i s q u ' o n vend et qu'on paie, tous les marchés s'établissent sur le pied d'un prix 45
e
en m o n n a i e . » (An Essay upon Publick Credit, 3 éd., L o n d o n , 1710, p. 8.)

112
Chapitre III · La monnaie ou la circulation des marchandises

103
t u r e l l e . En Asie, la r e n t e foncière constitue l'élément principal des i m -
pôts et se paye en n a t u r e . Cette forme de la rente, qui repose là sur des rap-
ports de p r o d u c t i o n stationnaires, entretient par contre-coup l'ancien m o d e
de production. C'est un des secrets de la conservation de l'empire turc. Q u e
5 le libre c o m m e r c e , octroyé par l'Europe au J a p o n , a m è n e d a n s ce pays la
conversion de la r e n t e - n a t u r e en rente-argent, et c'en est fait de son agri-
culture m o d è l e , s o u m i s e à des conditions é c o n o m i q u e s trop étroites p o u r
résister à u n e telle révolution.
Il s'établit d a n s c h a q u e pays certains t e r m e s g é n é r a u x où les p a y e m e n t s
10 se font sur u n e g r a n d e échelle. Si q u e l q u e s - u n s de ces termes sont de pure
convention, ils reposent en général sur les m o u v e m e n t s périodiques et cir-
culatoires de la r e p r o d u c t i o n liés aux c h a n g e m e n t s périodiques des sai-
sons, etc. Ces termes g é n é r a u x règlent également l'époque des p a y e m e n t s
qui ne résultent pas d i r e c t e m e n t de la circulation des m a r c h a n d i s e s , tels
15 q u e ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La q u a n t i t é de m o n n a i e
qu'exigent à certains j o u r s de l ' a n n é e ces p a y e m e n t s disséminés sur t o u t e
la périphérie d ' u n pays occasionne des perturbations périodiques, m a i s
104
tout à fait superficielles .
Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des m o y e n s de p a y e m e n t , q u e
20 pour tous les p a y e m e n t s périodiques, quelle q u ' e n soit la source, la m a s s e
des m o y e n s de p a y e m e n t nécessaire est en raison inverse de la longueur
105
des p é r i o d e s . |
1 0 3
« L ' a r g e n t est d e v e n u le b o u r r e a u de t o u t e s c h o s e s . » - « L a f i n a n c e est l ' a l a m b i c q u i a fait
évaporer u n e q u a n t i t é effroyable de b i e n s et de d e n r é e s p o u r faire ce fatal précis. - L ' a r g e n t
25 d é c l a r e la guerre à t o u t le g e n r e h u m a i n . » (Boisguillebert, Dissertation sur la nature des ri-
chesses, de l'argent et des tributs, édit. D a i r e ; Économistes financiers, Paris, 1 8 4 3 , [t. I,] p. 4 1 3 , 417
[/418], 419.)
1 0 4
« L e l u n d i d e l a P e n t e c ô t e 1824, r a c o n t e M . C r a i g à l a c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e p a r l e m e n t a i r e
de 1826, il y e u t u n e d e m a n d e si c o n s i d é r a b l e de billets de b a n q u e à E d i m b o u r g , q u ' à o n z e
30 h e u r e s d u m a t i n n o u s n ' e n avions p l u s u n seul d a n s n o t r e portefeuille. N o u s e n e n v o y â m e s
c h e r c h e r d a n s t o u t e s les b a n q u e s , les u n e s après les a u t r e s , sans p o u v o i r e n o b t e n i r , e t b e a u -
c o u p d'affaires ne p u r e n t être c o n c l u e s q u e sur des m o r c e a u x de papier. A trois h e u r e s de
l'après-midi, c e p e n d a n t t o u s les billets é t a i e n t d e r e t o u r a u x b a n q u e s d ' o ù ils é t a i e n t p a r t i s ;
ils n ' a v a i e n t fait q u e c h a n g e r d e m a i n s . » « B i e n q u e l a c i r c u l a t i o n effective m o y e n n e d e s bil-
35 lets de b a n q u e en E c o s s e n ' a t t e i g n e p a s trois m i l l i o n s de livres sterling, il arrive c e p e n d a n t
q u ' à certains t e r m e s d e p a y e m e n t d a n s l ' a n n é e , t o u s les billets qui s e t r o u v e n t e n t r e les m a i n s
des b a n q u i e r s , à p e u près sept m i l l i o n s de livres sterling, s o n t appelés à l'activité. D a n s les
c i r c o n s t a n c e s de ce genre, les billets n ' o n t q u ' u n e seule f o n c t i o n à remplir, et d è s q u ' i l s s'en
sont a c q u i t t é s , ils r e v i e n n e n t a u x différentes b a n q u e s q u i les o n t émis.» ( J o h n F u l l a r t o n , Reg-
40 ulation of Currencies, Τ éd., L o n d o n , 1 8 4 5 , p. 86 [, 87], note.) P o u r faire c o m p r e n d r e ce q u i
p r é c è d e , i l est b o n d'ajouter q u ' a u t e m p s d e F u l l a r t o n les b a n q u e s d ' É c c o s s e d o n n a i e n t c o n t r e
les dépôts, n o n des c h è q u e s , m a i s d e s billets.
1 0 5
« D a n s un cas où il faudrait 40 m i l l i o n s p a r a n , les m ê m e s 6 m i l l i o n s (en or) p o u r r a i e n t - i l s
suffire a u x circulations et a u x évolutions c o m m e r c i a l e s ? » - « O u i , r é p o n d Petty avec sa s u p é -
45 riorité h a b i t u e l l e . Si les é v o l u t i o n s se font d a n s des cercles r a p p r o c h é s , chaque semaine par
e x e m p l e , c o m m e cela a lieu p o u r les pauvres ouvriers et artisans q u i reçoivent et p a y e n t t o u s

113
Première section • Marchandise et monnaie

| 5 9 | L a fonction que l'argent remplit c o m m e m o y e n d e p a y e m e n t n é c e s -


site l'accumulation des s o m m e s exigées p o u r les dates d ' é c h é a n c e . T o u t en
é l i m i n a n t la thésaurisation c o m m e forme propre d'enrichissement, le pro-
grès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve de
m o y e n s de p a y e m e n t . 5

c) La m o n n a i e universelle

A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l'argent dépouille les


formes locales qu'il y avait revêtues, forme de n u m é r a i r e , de m o n n a i e d'ap-
point, d'étalon des prix, de signe de valeur, p o u r retourner à sa forme pri-
mitive de barre ou lingot. C'est d a n s le c o m m e r c e entre n a t i o n s q u e la va- 10
leur des m a r c h a n d i s e s se réalise universellement. C'est là aussi q u e leur
figure valeur leur fait vis-à-vis, sous l'aspect de m o n n a i e universelle -
m o n n a i e du m o n d e ( m o n e y of the world), c o m m e l'appelle J a m e s Steuart,
m o n n a i e de la grande r é p u b l i q u e c o m m e r ç a n t e , c o m m e disait après lui
A d a m Smith. C'est sur le m a r c h é du m o n d e et là s e u l e m e n t q u e la m o n - 15
n a i e fonctionne d a n s t o u t e la force du terme, c o m m e la m a r c h a n d i s e d o n t
la forme naturelle est en m ê m e t e m p s l'incarnation sociale du travail h u -
m a i n en général. Sa m a n i è r e d'être y devient a d é q u a t e à son idée.
D a n s l'enceinte nationale de la circulation, ce n'est q u ' u n e seule m a r -
chandise q u i p e u t servir de m e s u r e de valeur et par suite de m o n n a i e . Sur 20
106
le m a r c h é du m o n d e règne u n e double m e s u r e de valeur, l'or et l ' a r g e n t .
La m o n n a i e universelle remplit les trois fonctions de m o y e n de paye-
m e n t , de m o y e n d'achat et de m a t i è r e sociale de la richesse en général
(universal wealth). Q u a n d il s'agit de solder les balances i n t e r n a t i o n a l e s , la
première fonction p r é d o m i n e . De là le m o t d'ordre du système m e r c a n - 25
107
tile - b a l a n c e de c o m m e r c e . L'or et l'argent servent essentiellement de

4
les s a m e d i s , alors % de 1 m i l l i o n en m o n n a i e , p e r m e t t r o n t d ' a t t e i n d r e le b u t . Si les cercles
2

d ' é v o l u t i o n s o n t trimestriels, s u i v a n t n o t r e c o u t u m e d e p a y e r l a r e n t e o u d e p e r c e v o i r l ' i m p ô t ,


1 0 m i l l i o n s s e r o n t n é c e s s a i r e s . D o n c s i n o u s s u p p o s o n s q u e les p a y e m e n t s e n g é n é r a l s'effec-
4
t u e n t e n t r e u n e s e m a i n e et treize, il f a u d r a alors ajouter 10 m i l l o n s à % > d o n t la m o i t i é est
2 30
5 m i l l i o n s %, de sorte q u e si n o u s a v o n s 5 m i l l i o n s n o u s avons a s s e z . » ( W i l l i a m Petty, Poli-
tical anatomy of Ireland, 1672, edit. L o n d o n , 1 6 9 1 , p . 13, 14.)
1 0 6
C'est c e q u i d é m o n t r e l ' a b s u r d i t é d e t o u t e législation q u i prescrit a u x b a n q u e s n a t i o n a l e s
d e n e t e n i r e n réserve q u e l e m é t a l p r é c i e u x q u i f o n c t i o n n e c o m m e m o n n a i e d a n s l ' i n t é r i e u r
du pays. L e s difficultés q u e s'est ainsi créées v o l o n t a i r e m e n t la b a n q u e d ' A n g l e t e r r e , par 35
e x e m p l e , sont c o n n u e s . D a n s le Bank-act de 1844, Sir R o b e r t Peel c h e r c h a à r e m é d i e r a u x in-
c o n v é n i e n t s , en p e r m e t t a n t à la b a n q u e d ' é m e t t r e des billets sur des lingots d'argent, à la
c o n d i t i o n c e p e n d a n t q u e l a réserve d ' a r g e n t n e dépasserait j a m a i s d ' u n q u a r t l a réserve d'or.
D a n s ces c i r c o n s t a n c e s , la v a l e u r de l'argent est e s t i m é e c h a q u e fois d'après son prix en or sur
le m a r c h é de L o n d r e s . - Sur les g r a n d e s é p o q u e s h i s t o r i q u e s du c h a n g e m e n t de la v a l e u r rela- 40
tive de l'or et de l'argent, V. K a r l M a r x , 1. p., p. 136 et suivantes.
1 0 7
Les adversaires d u s y s t è m e m e r c a n t i l e , d'après l e q u e l l e b u t d u c o m m e r c e i n t e r n a t i o n a l

114
Chapitre III • La monnaie ou la circulation des marchandises

m o y e n d ' a c h a t i n t e r n a t i o n a l toutes les fois q u e l'équilibre ordinaire d a n s


l'échange des matières entre diverses n a t i o n s se dérange. Enfin, ils fonc-
t i o n n e n t c o m m e forme absolue de la richesse, q u a n d il ne s'agit plus ni
d'achat ni de p a y e m e n t , m a i s d ' u n transfert de richesse d ' u n pays à un
5 autre, et q u e ce transfert, sous forme de m a r c h a n d i s e , est e m p ê c h é , soit par
108
les éventualités du m a r c h é , soit par le b u t m ê m e q u ' o n veut a t t e i n d r e .
C h a q u e pays a besoin d ' u n fonds de réserve pour son c o m m e r c e étran-
ger, aussi bien q u e p o u r sa circulation intérieure. Les fonctions de ces ré-
serves se r a t t a c h e n t d o n c en partie à la fonction de la m o n n a i e c o m m e
10 m o y e n de circulation et de p a y e m e n t à l'intérieur, et en partie à sa fonc-
109
tion de m o n n a i e u n i v e r s e l l e . D a n s cette dernière fonction, la m o n n a i e
matérielle, c'est-à-dire l'or et l'argent, est toujours exigée; c'est pour-
q u o i J a m e s Steuart, p o u r distinguer l'or et l'argent de leurs r e m p l a ç a n t s
p u r e m e n t locaux, les désigne expressément sous le n o m de money of the
15 world.
Le fleuve aux vagues d'argent et d'or possède un double courant. D ' u n
côté, il se r é p a n d à partir de sa source sur t o u t le m a r c h é du m o n d e où les
différentes enceintes n a t i o n a l e s le d é t o u r n e n t en proportions diverses, p o u r
qu'il pénètre leurs c a n a u x de circulation intérieure, remplace leurs m o n -
20 naies usées, fournisse la m a t i è r e des articles de luxe, et enfin se pétrifie

n ' e s t pas a u t r e chose q u e l e solde e n o r o u e n argent d e l ' e x c é d a n t d ' u n e b a l a n c e d e c o m -


m e r c e sur l'autre, m é c o n n a i s s a i e n t c o m p l è t e m e n t d e leur c ô t é l a f o n c t i o n d e l a m o n n a i e u n i -
verselle. L a fausse i n t e r p r é t a t i o n d u m o u v e m e n t i n t e r n a t i o n a l d e s m é t a u x p r é c i e u x , n ' e s t q u e
le reflet de la fausse i n t e r p r é t a t i o n des lois q u i règlent la m a s s e des m o y e n s de la circulation
25 i n t é r i e u r e , a i n s i q u e j e l'ai m o n t r é p a r l ' e x e m p l e d e R i c a r d o (I.e., p . 150). S o n d o g m e e r r o n é :
« U n e b a l a n c e d e c o m m e r c e défavorable n e p r o v i e n t j a m a i s q u e d e l a s u r a b o n d a n c e d e l a
m o n n a i e c o u r a n t e . . . » « L ' e x p o r t a t i o n d e l a m o n n a i e est c a u s é e par s o n b a s prix, e t n ' e s t
p o i n t l'effet, m a i s la c a u s e d ' u n e b a l a n c e d é f a v o r a b l e » se t r o u v e déjà c h e z Barbon: «La ba-
lance du commerce, s'il y en a u n e , n'est point la cause de l'exportation de la monnaie d'une nation à
30 l'étranger; m a i s elle p r o v i e n t de la différence de valeur de l'or ou de l'argent en lingots dans chaque
pays.» (N. B a r b o n , 1. c, p. 59.) M a c C u l l o c h , d a n s sa Literature of Political Economy, a classified
catalogue, L o n d o n , 1845, l o u e B a r b o n p o u r cette a n t i c i p a t i o n , m a i s évite avec s o i n d e d i r e u n
seul m o t d e s formes naïves s o u s lesquelles s e m o n t r e n t e n c o r e c h e z c e d e r n i e r les s u p p o s i -
t i o n s a b s u r d e s d u « c u r r e n c y p r i n c i p l e » . L ' a b s e n c e d e c r i t i q u e e t m ê m e l a d é l o y a u t é d e c e ca-
35 t a l o g u e é c l a t e n t s u r t o u t d a n s la partie q u i traite de l'histoire de la t h é o r i e de l'argent. La rai-
son en est q u e le s y c o p h a n t e M a c C u l l o c h fait ici sa c o u r à lord O v e r s t o n e ( l ' e x - b a n q u i e r
Loyd), q u ' i l d é s i g n e sous l e n o m d e «facile p r i n c e p s a r g e n t a r i o r u m » .
1 0 8
P a r e x e m p l e , l a f o r m e m o n n a i e d e l a v a l e u r p e u t être d e r i g u e u r d a n s les cas d e s u b s i d e s ,
d ' e m p r u n t s c o n t r a c t é s p o u r faire l a guerre o u m e t t r e u n e b a n q u e à m ê m e d e r e p r e n d r e l e
40 p a y e m e n t de ses billets, etc.
1 0 9
« I l n ' e s t pas, selon m o i , d e p r e u v e plus c o n v a i n c a n t e d e l ' a p t i t u d e d e s fonds d e réserve à
m e n e r à b o n t e r m e t o u t e s les affaires i n t e r n a t i o n a l e s , s a n s a u c u n r e c o u r s à la c i r c u l a t i o n gé-
n é r a l e , q u e la facilité avec l a q u e l l e la F r a n c e , à p e i n e r e v e n u e du c h o c d ' u n e i n v a s i o n é t r a n -
gère, c o m p l é t a d a n s l'espace d e vingt-sept m o i s l e p a y e m e n t d ' u n e c o n t r i b u t i o n forcée d e près
45 de 20 m i l l i o n s de livres exigés p a r les p u i s s a n c e s alliées, et en fournit la plus g r a n d e p a r t i e en
espèces, s a n s l e m o i n d r e d é r a n g e m e n t d a n s son c o m m e r c e i n t é r i e u r e t m ê m e s a n s fluctua-
tions a l a r m a n t e s d a n s ses é c h a n g e s . » ( F u l l a r t o n , I.e., p. 141.)

115
Première section · Marchandise et monnaie

110
sous forme de t r é s o r . Cette première direction lui est i m p r i m é e par les
pays dont les m a r c h a n d i s e s s'échangent directement avec l'or et l'argent
a u x sources de leur p r o d u c t i o n . En m ê m e temps, les m é t a u x précieux cou-
r e n t de côté ||60| et d'autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circula-
tion des différents pays, et ce m o u v e m e n t suit les oscillations incessantes 5
111
d u cours d u c h a n g e .
Les pays d a n s lesquels la p r o d u c t i o n a atteint un h a u t degré de dévelop-
p e m e n t restreignent au m i n i m u m exigé par leurs fonctions spécifiques les
112
trésors entassés dans les réservoirs de b a n q u e . A part certaines excep-
tions, le d é b o r d e m e n t de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau 10
m o y e n est un signe de stagnation dans la circulation des m a r c h a n d i s e s ou
113
d ' u n e interruption dans le cours de leurs m é t a m o r p h o s e s . |

1 1 0
« L ' a r g e n t s e partage e n t r e les n a t i o n s r e l a t i v e m e n t a u b e s o i n qu'elles e n ont ... é t a n t t o u -
j o u r s attiré par les p r o d u c t i o n s . » (Le T r o s n e , I.e., p . 916.) « L e s m i n e s q u i f o u r n i s s e n t c o n t i -
n u e l l e m e n t de l'argent et de l'or en fournissent assez p o u r subvenir a u x b e s o i n s de t o u s les 15
pays.» ( V a n d e r l i n t , I.e., p . 4 0 . )
1 1 1
« L e c h a n g e s u b i t c h a q u e s e m a i n e des a l t e r n a t i o n s de h a u s s e et de b a i s s e ; il se t o u r n e à
certaines é p o q u e s de l ' a n n é e c o n t r e un pays et se t o u r n e en sa faveur à d ' a u t r e s é p o q u e s . »
( N . B a r b o n , I.e., p. 39.)
1 1 2
Ces diverses fonctions p e u v e n t e n t r e r e n u n conflit d a n g e r e u x , d è s q u ' i l s'y j o i n t l a fonc- 20
tion d ' u n fonds d e conversion p o u r les billets d e b a n q u e .
1 1 3
« T o u t c e q u i , e n fait d e m o n n a i e , d é p a s s e l e strict n é c e s s a i r e p o u r u n c o m m e r c e i n t é r i e u r ,
est un capital mort et ne porte a u c u n profit au pays d a n s lequel il est r e t e n u . » ( J o h n Béliers,
I.e., p. 13.) - « S i n o u s a v o n s trop de m o n n a i e , q u e faire? Il faut f o n d r e celle q u i a le p l u s de
p o i d s et la transformer en vaisselle s p l e n d i d e , en vases ou u s t e n s i l e s d'or et d'argent, ou l'ex- 25
p o r t e r c o m m e u n e m a r c h a n d i s e là où on la désire, ou la placer à i n t é r ê t là où l'intérêt est
élevé.» (W. Petty, Quantulumcunque, p. 39.) - « L a m o n n a i e n'est, p o u r ainsi dire, q u e la
graisse du corps p o l i t i q u e ; t r o p n u i t à son agilité, trop p e u le r e n d m a l a d e de m ê m e q u e
la graisse lubrifie les m u s c l e s et favorise leurs m o u v e m e n t s , e n t r e t i e n t le corps q u a n d la n o u r -
riture fait défaut, r e m p l i t les cavités et d o n n e un aspect de b e a u t é à t o u t l ' e n s e m b l e ; de m ê m e 30
la m o n n a i e , d a n s un État accélère son action, le fait vivre du d e h o r s d a n s un t e m p s de disette
au d e d a n s , règle les c o m p t e s et e m b e l l i t le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec
ironie, les particuliers q u i la p o s s è d e n t en a b o n d a n c e . » (W. Petty, Political anatomy of Ireland,
P. 14 [, 15].)

116
Chapitre IV · La formule générale du capital

|61| DEUXIÈME SECTION

La transformation de l'argent en capital

CHAPITRE IV

La formule générale du capital

5 La circulation des m a r c h a n d i s e s est le p o i n t de départ du capital. Il n ' a p p a -


raît que là où la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e et le c o m m e r c e ont déjà atteint
un certain degré de développement. L'histoire m o d e r n e du capital date
de la création du c o m m e r c e et du m a r c h é des d e u x m o n d e s au seizième
siècle.
10 Si n o u s faisons abstraction de l'échange des valeurs d'usage, c'est-à-dire
du côté matériel de la circulation des m a r c h a n d i s e s , p o u r ne considérer
q u e les formes é c o n o m i q u e s qu'elle engendre, n o u s trouvons p o u r dernier
résultat l'argent. Ce p r o d u i t final de la circulation est la p r e m i è r e forme
d'apparition du capital.
15 L o r s q u ' o n étudie le capital historiquement, d a n s ses origines, on le voit
p a r t o u t se poser en face de la propriété foncière sous forme d'argent, soit
c o m m e fortune m o n é t a i r e , soit c o m m e capital c o m m e r c i a l et c o m m e capi-
1
tal u s u r a i r e . M a i s n o u s n ' a v o n s pas besoin de regarder dans le passé, il
n o u s suffira d'observer ce q u i se passe a u j o u r d ' h u i m ê m e sous nos yeux.
20 A u j o u r d ' h u i c o m m e j a d i s c h a q u e capital n o u v e a u entre en scène, c'est-à-
dire sur le m a r c h é , m a r c h é des produits, m a r c h é du travail, m a r c h é de la

1
L ' o p p o s i t i o n q u i existe e n t r e la p u i s s a n c e de la p r o p r i é t é foncière b a s é e s u r d e s r a p p o r t s per-
sonnels de d o m i n a t i o n et de d é p e n d a n c e et la p u i s s a n c e i m p e r s o n n e l l e de l'argent se trouve
c l a i r e m e n t e x p r i m é e d a n s les d e u x d i c t o n s f r a n ç a i s : « N u l l e terre s a n s s e i g n e u r . » « L ' a r g e n t
25 n ' a p a s de m a î t r e . »

117
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

m o n n a i e , sous forme d'argent, d'argent qui par des procédés spéciaux doit
se transformer en capital.
L'argent en t a n t qu'argent et l'argent en t a n t que capital ne se distin-
g u e n t de prime abord q u e par leurs différentes formes de circulation.
La forme i m m é d i a t e de la circulation des m a r c h a n d i s e s est M - A - M , 5
transformation de la m a r c h a n d i s e en argent et retransformation de l'argent
en m a r c h a n d i s e , vendre p o u r acheter. Mais à côté de cette forme n o u s en
trouvons u n e autre, t o u t à fait distincte, la forme

A M A
argent - marchandise - argent 10

transformation de l'argent en m a r c h a n d i s e et retransformation de la m a r -


chandise en argent, acheter pour vendre. T o u t argent q u i d a n s son m o u v e -
m e n t décrit ce dernier cercle, se transforme en capital, devient capital et
est déjà par destination capital.
Considérons de plus près la circulation A-M-A. C o m m e la circulation 15
simple, elle parcourt d e u x phases opposées. D a n s la p r e m i è r e phase A - M ,
achat, l'argent est transformé en m a r c h a n d i s e . D a n s la seconde M-A,
vente, la m a r c h a n d i s e est transformée en argent. L ' e n s e m b l e de ces d e u x
phases s'exprime par le m o u v e m e n t q u i échange m o n n a i e contre m a r c h a n -
dise et de n o u v e a u la m ê m e m a r c h a n d i s e contre de la m o n n a i e , achète 20
pour vendre, ou bien, si on néglige les différences formelles d ' a c h a t et de
vente, achète avec de l'argent la m a r c h a n d i s e et avec la m a r c h a n d i s e l'ar-
2
gent . I
|62| Ce m o u v e m e n t aboutit à l'échange d'argent contre argent, Α-A. Si
j ' a c h è t e pour 100 /. st. 2000 livres de coton, et q u ' e n s u i t e je vende ces 25
2000 livres de coton p o u r 110 l. st., j ' a i en définitive échangé 1 0 0 / . st.
contre 110 liv. st., m o n n a i e contre m o n n a i e .
Il va sans dire q u e la circulation A - M - A serait un procédé bizarre, si l'on
voulait par un semblable détour échanger des s o m m e s d'argent équiva-
lentes, 100 /. st., par e x e m p l e , contre 100 /. st. M i e u x vaudrait encore la m é - 30
thode du thésauriseur q u i garde solidement ses 100 /.st. au lieu de les expo-
ser aux risques de la circulation. M a i s d ' u n autre côté, q u e le m a r c h a n d
revende pour 110 /. st. le coton qu'il a acheté avec 100 /. st., ou qu'il soit
obligé de le livrer à 100 et m ê m e à 50 /.st., dans tous ces cas son argent dé-
crit toujours un m o u v e m e n t particulier et original, tout à fait différent de 35
celui que parcourt par e x e m p l e l'argent du fermier qui vend du froment et
achète un habit. Il n o u s faut d o n c t o u t d'abord constater les différences ca-
ractéristiques entre les d e u x formes de circulation A - M - A et M - A - M . N o u s
2
« A v e c de l'argent on a c h è t e d e s m a r c h a n d i s e s , et avec des m a r c h a n d i s e s on a c h è t e de l'ar-
g e n t . » (Mercier de la R i v i è r e : L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, p. 543.) 40

118
Chapitre IV • La formule générale du capital

verrons en m ê m e t e m p s quelle différence réelle gît sous cette différence


formelle.
Considérons en p r e m i e r lieu ce q u e les d e u x formes ont de c o m m u n .
Les d e u x m o u v e m e n t s se d é c o m p o s e n t d a n s les d e u x m ê m e s phases op-
5 posées, M-A, vente, et Α - M , achat. D a n s c h a c u n e des d e u x phases les d e u x
m ê m e s é l é m e n t s matériels se font face, m a r c h a n d i s e et argent, ainsi que
d e u x p e r s o n n e s sous les m ê m e s m a s q u e s é c o n o m i q u e s , a c h e t e u r et ven-
deur. C h a q u e m o u v e m e n t est l'unité des m ê m e s p h a s e s opposées, de
l'achat et de la vente, et c h a q u e fois il s'accomplit par l'intervention de
10 trois c o n t r a c t a n t s , d o n t l'un ne fait que vendre, l'autre q u ' a c h e t e r , tandis
que le troisième a c h è t e et vend tour à tour.
Ce qui distingue c e p e n d a n t tout d'abord les m o u v e m e n t s M - A - M et A-
M-A, c'est l'ordre inverse des m ê m e s phases opposées. La circulation sim-
ple c o m m e n c e par la vente et finit par l'achat; la circulation de l'argent
15 c o m m e capital c o m m e n c e par l'achat et finit par la vente. Là c'est la mar-
chandise qui forme le p o i n t de départ et le point de retour, ici c'est l'ar-
gent. D a n s la p r e m i è r e forme, c'est l'argent qui sert d ' i n t e r m é d i a i r e ; dans
la seconde, c'est la m a r c h a n d i s e .
D a n s la circulation M - A - M , l'argent est enfin converti en m a r c h a n d i s e
20 qui sert de valeur d ' u s a g e ; il est d o n c définitivement - d é p e n s é . D a n s la
forme inverse A - M - A , l'acheteur d o n n e son argent p o u r le reprendre
c o m m e vendeur. Par l'achat de la m a r c h a n d i s e , il j e t t e d a n s la circulation
de l'argent, q u ' i l en retire ensuite par la vente de la m ê m e m a r c h a n d i s e .
S'il le laisse partir, c'est s e u l e m e n t avec l'arrière-pensée perfide de la rattra-
3
25 per. Cet argent est d o n c s i m p l e m e n t - a v a n c é .
D a n s la forme M - A - M , la m ê m e pièce de m o n n a i e change d e u x fois de
place. Le v e n d e u r la reçoit de l'acheteur et la fait passer à un autre ven-
deur. L e m o u v e m e n t c o m m e n c e par u n e recette d'argent p o u r m a r c h a n d i s e
et finit par u n e livraison d'argent pour m a r c h a n d i s e ! Le contraire a lieu
30 dans la forme A - M - A . Ce n ' e s t pas la m ê m e pièce de m o n n a i e , m a i s la
m ê m e m a r c h a n d i s e q u i change ici d e u x fois de place. L ' a c h e t e u r la reçoit
de la m a i n du v e n d e u r et la t r a n s m e t à un autre acheteur. De m ê m e que
dans la circulation simple le c h a n g e m e n t de place p a r d e u x fois de la
m ê m e pièce de m o n n a i e a p o u r résultat son passage définitif d ' u n e m a i n
35 dans l'autre, de m ê m e ici le c h a n g e m e n t de place par d e u x fois de la m ê m e
m a r c h a n d i s e a p o u r résultat le reflux de l'argent à son p r e m i e r p o i n t de dé-
part.

3
« Q u a n d u n e c h o s e est a c h e t é e p o u r être v e n d u e e n s u i t e , la s o m m e e m p l o y é e à l ' a c h a t est
dite m o n n a i e a v a n c é e ; s i elle n ' e s t p a s a c h e t é e p o u r être v e n d u e , l a s o m m e p e u t être dite d é -
40 p e n s é e . » ( J a m e s S t e u a r t : Works, etc., edited by General Sir James Steuart, his son. L o n d . , 1805,
v . I , p . 274.)

119
Deuxième section · La transformation de l'argent en capital

Le reflux de l'argent à son point de départ ne d é p e n d pas de ce q u e la


m a r c h a n d i s e est v e n d u e plus cher qu'elle n ' a été achetée. Cette circons-
t a n c e n'influe que sur la g r a n d e u r de la s o m m e qui revient. Le p h é n o m è n e
du reflux l u i - m ê m e a lieu dès q u e la m a r c h a n d i s e achetée est de n o u v e a u
v e n d u e , c'est-à-dire dès q u e le cercle A - M - A est c o m p l è t e m e n t décrit. 5
C'est là u n e différence palpable entre la circulation de l'argent c o m m e ca-
pital et sa circulation c o m m e simple m o n n a i e .
Le cercle M - A - M est c o m p l è t e m e n t p a r c o u r u dès q u e la vente d ' u n e
m a r c h a n d i s e apporte de l'argent q u e r e m p o r t e l'achat d ' u n e a u t r e m a r -
chandise. Si n é a n m o i n s un reflux d'argent a lieu ensuite, ce ne p e u t être 10
q u e parce q u e le parcours tout entier du cercle est de n o u v e a u décrit. Si je
vends un quart de froment p o u r 3 /.st. et q u e j ' a c h è t e des habits avec cet ar-
gent, les 3 /. st. sont pour m o i définitivement dépensées. Elles ne me regar-
d e n t p l u s ; le m a r c h a n d d'habits les a dans sa poche. J'ai b e a u vendre un se-
cond quart de froment, l'argent que je reçois ne provient pas de la première 15
transaction, m a i s de son renouvellement. Il s'éloigne encore de m o i si je
m è n e à terme la seconde transaction et que j ' a c h è t e de n o u v e a u . D a n s la
circulation M - A - M , la d é p e n s e de l'argent n ' a d o n c rien de c o m m u n avec
son retour. C'est t o u t le contraire dans la circulation A-M-A. Là, si l'argent
ne reflue pas, l'opération est m a n q u é e ; le m o u v e m e n t est i n t e r r o m p u ou 20
inachevé, parce que sa seconde phase, c'est-à-dire la vente qui complète
l'achat, fait défaut.
Le cercle M - A - M a p o u r p o i n t initial u n e m a r c h a n d i s e et pour p o i n t fi-
n a l u n e autre m a r c h a n d i s e q u i ne circule plus et t o m b e d a n s la c o n s o m -
m a t i o n . La satisfaction d ' u n besoin, u n e valeur d'usage, tel est d o n c 25
son b u t définitif. Le cercle A-M-A, au contraire, a pour point de départ
l'argent et y revient; son motif, son b u t d é t e r m i n a n t est d o n c la valeur
d'échange.
D a n s la circulation simple, les d e u x termes extrêmes ont la m ê m e forme
é c o n o m i q u e ; ils sont t o u s d e u x m a r c h a n d i s e . Ils sont aussi des m a r c h a n - 30
dises de m ê m e valeur. M a i s ils sont en m ê m e ||63| t e m p s des valeurs
d'usage de qualité différente, par exemple, froment et habit. Le m o u v e -
m e n t aboutit à l'échange des produits, à la p e r m u t a t i o n des matières di-
verses dans lesquelles se manifeste le travail social. La circulation A - M - A ,
au contraire, paraît vide de sens au premier c o u p - d ' œ i l parce qu'elle est 35
tautologique. Les d e u x extrêmes ont la m ê m e forme é c o n o m i q u e . Ils sont
tous d e u x argent. Ils ne se distinguent point qualitativement, c o m m e va-
leurs d'usage, car l'argent est l'aspect transformé des m a r c h a n d i s e s d a n s le-
quel leurs valeurs d'usage particulières sont éteintes. É c h a n g e r 100 /. st.
contre du coton et de n o u v e a u le m ê m e coton contre 100 /. st., c'est-à-dire 40
échanger par un d é t o u r argent contre argent, i d e m contre i d e m , u n e telle

120
Chapitre IV • La formule générale du capital

4
opération semble aussi sotte q u ' i n u t i l e . U n e s o m m e d'argent, en tant
qu'elle représente de la valeur, ne peut se distinguer d ' u n e a u t r e s o m m e
q u e par sa q u a n t i t é . Le m o u v e m e n t A - M - A ne tire sa raison d'être
d ' a u c u n e différence qualitative de ses extrêmes, car ils sont argent tous
5 deux, m a i s s e u l e m e n t de leur différence quantitative. F i n a l e m e n t il est
soustrait à la circulation plus d'argent qu'il n'y en a été j e t é . Le coton
acheté 100 1st. est r e v e n d u 100 + 10 ou 110 /.st. La forme c o m p l è t e de ce
m o u v e m e n t est d o n c A - M - A ' d a n s laquelle A' = A + ΔΑ, c'est-à-dire égale
à la s o m m e p r i m i t i v e m e n t avancée plus un excédant. Cet e x c é d a n t ou ce
10 surcroît, je l'appelle plus-value (en anglais surplus value). N o n s e u l e m e n t
d o n c la valeur avancée se conserve d a n s la circulation; m a i s elle y change
encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage, et c'est ce
m o u v e m e n t qui la transforme en capital.
Il se p e u t q u e les extrêmes M, M, de la circulation M - A - M , froment -
15 argent - h a b i t par exemple, soient aussi de valeur inégale. Le fermier p e u t
vendre son froment au-dessus de sa valeur ou acheter l'habit au-dessous de
la sienne. A son t o u r il p e u t être floué par le m a r c h a n d d'habits. M a i s l'iné-
galité des valeurs échangées n'est q u ' u n accident p o u r cette forme de circu-
lation. Son caractère n o r m a l , c'est l'équivalence de ses d e u x extrêmes, la-
20 quelle au contraire enlèverait tout sens au m o u v e m e n t A - M - A .
Le r e n o u v e l l e m e n t ou la répétition de la vente de m a r c h a n d i s e s p o u r
l'achat d'autres m a r c h a n d i s e s rencontre, en dehors de la circulation, u n e li-
m i t e d a n s la c o n s o m m a t i o n , dans la satisfaction de besoins d é t e r m i n é s .
D a n s l'achat pour la vente, au contraire, le c o m m e n c e m e n t et la fin sont
25 u n e seule et m ê m e chose, argent, valeur d'échange, et cette identité m ê m e
de ses d e u x termes extrêmes fait q u e le m o u v e m e n t n ' a pas de fin. Il est
4
« O n n ' é c h a n g e p a s d e l'argent c o n t r e d e l ' a r g e n t » crie M e r c i e r d e l a R i v i è r e a u x m e r c a n t i -
listes (1. c. p. 486). V o i c i ce q u ' o n lit d a n s un ouvrage q u i t r a i t e ex professo du commerce et de
la spéculation: « T o u t c o m m e r c e c o n s i s t e d a n s l ' é c h a n g e de c h o s e s d ' e s p è c e différente; et le
30 profit (pour le m a r c h a n d ? ) p r o v i e n t p r é c i s é m e n t de c e t t e différence. Il n ' y a u r a i t a u c u n profit
à é c h a n g e r u n e livre de p a i n c o n t r e u n e livre de p a i n . . . . c'est ce q u i e x p l i q u e le c o n t r a s t e
a v a n t a g e u x q u i existe e n t r e le commerce et le jeu, ce d e r n i e r n ' é t a n t q u e l'échange d'argent
contre argent» (Th. C o r b e t : An Inquiry into the Causes and Modes of the Wealth of Individuals; or
the Principles of Trade and Speculation explained. L o n d o n 1841). B i e n q u e C o r b e t ne voie pas
35 q u e A - A , l ' é c h a n g e d ' a r g e n t c o n t r e argent, est l a forme d e c i r c u l a t i o n c a r a c t é r i s t i q u e n o n -
s e u l e m e n t du capital commercial, m a i s e n c o r e de tout capital, il a d m e t c e p e n d a n t q u e cette
f o r m e d ' u n g e n r e de c o m m e r c e particulier, de la spéculation, est la forme du jeu; m a i s e n s u i t e
vient M a c C u l l o c h , q u i t r o u v e qu'acheter pour vendre, c'est spéculer, et q u i fait t o m b e r ainsi
t o u t e différence e n t r e l a s p é c u l a t i o n e t l e c o m m e r c e : « T o u t e t r a n s a c t i o n d a n s laquelle u n i n -
40 d i v i d u a c h è t e des p r o d u i t s p o u r les r e v e n d r e , est en fait u n e s p é c u l a t i o n . » ( M a c C u l l o c h : A
Dictionary practical, etc. of Commerce. L o n d o n , 1847, p. 1058.) B i e n p l u s n a ï f s a n s c o n t r e d i t est
P i n t o , le P i n d a r e de la b o u r s e d ' A m s t e r d a m : «Le commerce est un jeu ( p r o p o s i t i o n e m p r u n t é e
à Locke) ; et ce n ' e s t p a s avec d e s g u e u x q u ' o n p e u t gagner. Si l ' o n g a g n a i t l o n g t e m p s en t o u t
avec t o u s , i l faudrait r e n d r e d e b o n a c c o r d les p l u s g r a n d e s parties d u profit, p o u r r e c o m m e n -
45 cer le j e u . » ( P i n t o : Traité de la Circulation et du Crédit. A m s t e r d a m , 1 7 7 1 , p. 231.)

121
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

vrai q u e A est devenu A + ΔΑ, q u e n o u s avons 100 + 10 /. st., au lieu de


100; m a i s sous le r a p p o r t de la qualité, 110 /.st. sont la m ê m e chose q u e
100 /. st., c'est-à-dire argent, et sous le rapport de la q u a n t i t é , la p r e m i è r e
s o m m e n ' e s t q u ' u n e valeur limitée aussi b i e n q u e la s e c o n d e . Si les
100 /. st. sont dépensées c o m m e argent, elles c h a n g e n t aussitôt de rôle et 5
cessent de fonctionner c o m m e capital. Si elles sont dérobées à la circula-
tion, elles se pétrifient sous forme trésor et ne grossiront pas d ' u n Hard
q u a n d elles d o r m i r a i e n t là j u s q u ' a u j u g e m e n t dernier. D è s q u e l ' a u g m e n t a -
t i o n q u a n d m ê m e de la valeur forme d o n c le b u t final du m o u v e m e n t ,
110 /.st. ressentent le m ê m e besoin de s'accroître q u e 100 /.st. 10
La valeur p r i m i t i v e m e n t avancée se distingue bien, il est vrai, p o u r un
instant, de la plus-value q u i s'ajoute à elle d a n s la circulation; m a i s cette
distinction s'évanouit aussitôt. Ce qui, finalement, sort de la circulation, ce
n'est pas d ' u n côté la valeur p r e m i è r e de 100 /.st., et de l'autre la plus-value
de 10 /. st.; c'est u n e valeur de 110 /. st., laquelle se trouve d a n s la m ê m e 15
forme et les m ê m e s c o n d i t i o n s q u e les 100 premières /. st., prête à r e c o m -
5
m e n c e r l e m ê m e j e u . L e dernier t e r m e d e c h a q u e cercle A - M - A , a c h e t e r
p o u r vendre, est le p r e m i e r t e r m e d ' u n e nouvelle circulation du m ê m e
genre. La circulation s i m p l e - vendre p o u r a c h e t e r - ne sert q u e de m o y e n
d'atteindre u n b u t situé e n dehors d'elle-même, c'est-à-dire l'appropriation 2 0
de valeurs d'usage, de choses propres à satisfaire des besoins d é t e r m i n é s .
La circulation de l'argent c o m m e capital possède au contraire s o n b u t en
e l l e - m ê m e ; car ce n'est q u e par ce m o u v e m e n t toujours renouvelé q u e la
valeur c o n t i n u e à se faire valoir. Le m o u v e m e n t du capital n ' a d o n c pas de
6
limites .1 25

5
« L e capital se divise en d e u x p a r t i e s , le c a p i t a l p r i m i t i f et le gain, le surcroît du c a p i t a l . . .
M a i s d a n s l a p r a t i q u e l e g a i n est r é u n i d e n o u v e a u a u capital e t m i s e n c i r c u l a t i o n avec l u i . »
( F . E n g e l s : Umrisse zu einer Kritik der Nationalœconomie d a n s les Deutsch-Französische Jahrbü-
cher, herausgegeben von Arnold Rüge und Karl Marx, Paris, 1844, p. 99.)
6
Aristote o p p o s e ΓÉconomique à la Chrématistique. La p r e m i è r e est s o n p o i n t de d é p a r t . En t a n t 30
q u ' e l l e est l'art d ' a c q u é r i r , elle se b o r n e à p r o c u r e r les b i e n s n é c e s s a i r e s à la vie et u t i l e s soit
au foyer d o m e s t i q u e , soit à l ' É t a t . « L a vraie r i c h e s s e (ό α λ η θ ι ν ό ς π λ ο ύ τ ο ς ) c o n s i s t e en des va­
leurs d ' u s a g e de ce g e n r e , c a r la q u a n t i t é des c h o s e s q u i p e u v e n t suffire p o u r r e n d r e la vie
h e u r e u s e n ' e s t pas illimitée. M a i s i l est u n a u t r e art d ' a c q u é r i r a u q u e l o n p e u t d o n n e r à j u s t e
titre le n o m de Chrématistique, q u i fait q u ' i l s e m b l e n ' y avoir a u c u n e l i m i t e à la r i c h e s s e et à la 35
possession. Le c o m m e r c e des marchandises (ή κ α π η λ ι κ ή , m o t à m o t c o m m e r c e de détail, et
A r i s t o t e a d o p t e cette f o r m e p a r c e q u e la v a l e u r d ' u s a g e y p r é d o m i n e ) n ' a p p a r t i e n t p a s de sa
n a t u r e à la C h r é m a t i s t i q u e , p a r c e q u e l ' é c h a n g e n ' y a en v u e q u e ce q u i est n é c e s s a i r e a u x
a c h e t e u r s et a u x v e n d e u r s . » P l u s loin il d é m o n t r e q u e le troc a été la f o r m e p r i m i t i v e du c o m -
m e r c e , m a i s q u e son e x t e n s i o n a fait n a î t r e l'argent. A p a r t i r de la d é c o u v e r t e de l'argent 40
l ' é c h a n g e d u t n é c e s s a i r e m e n t s e développer, d e v e n i r κ α π η λ ι κ ή o u c o m m e r c e d e m a r c h a n ­
dises, e t celui-ci, e n c o n t r a d i c t i o n avec s a t e n d a n c e p r e m i è r e , s e t r a n s f o r m a e n C h r é m a t i s t i -
q u e o u e n art d e faire d e l'argent. L a C h r é m a t i s t i q u e s e d i s t i n g u e d e l ' É c o n o m i q u e e n c e s e n s ,
q u e , « p o u r elle la c i r c u l a t i o n est la s o u r c e de la r i c h e s s e ( π ο ι η τ ι κ ή χ ρ η μ ά τ ω ν . . . . δια
χ ρ η μ ά τ ω ν μ ε τ α β ο λ ή ς ) , e t elle s e m b l e pivoter a u t o u r d e l'argent, car l'argent est l e c o m m e n c e - 45

122
Chapitre IV · La formule générale du capital

|64| C'est c o m m e représentant, c o m m e support c o n s c i e n t de ce m o u v e -


m e n t que le possesseur d'argent devient capitaliste. Sa p e r s o n n e , ou p l u t ô t
sa poche, est le p o i n t de départ de l'argent et son p o i n t de retour. Le
c o n t e n u objectif de la circulation A-M-A', c'est-à-dire la plus-value q u ' e n -
5 fante la valeur, tel est son b u t subjectif, i n t i m e . Ce n ' e s t q u ' a u t a n t q u e l'ap-
propriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul m o t i f dé-
t e r m i n a n t de ses opérations, qu'il fonctionne c o m m e capitaliste ou, si l'on
veut, c o m m e capital personnifié, d o u é de conscience et de volonté. La va-
leur d'usage n e doit d o n c j a m a i s être considérée c o m m e l e b u t i m m é d i a t
7
10 du capitaliste, pas plus q u e le gain isolé , m a i s b i e n le m o u v e m e n t inces-
sant du gain toujours renouvelé. Cette t e n d a n c e absolue à l'enrichisse-
8
m e n t , cette chasse p a s s i o n n é e à la valeur d ' é c h a n g e , lui sont c o m m u n e s
avec le thésauriseur. M a i s t a n d i s que celui-ci n ' e s t q u ' u n capitaliste m a n i a -
q u e , le capitaliste est un thésauriseur r a t i o n n e l . La vie éternelle de la va-
15 leur q u e le t h é s a u r i s e u r croit s'assurer en sauvant l'argent des dangers de la
9
c i r c u l a t i o n , plus habile, le capitaliste la gagne en l a n ç a n t toujours de n o u -
10
veau l'argent d a n s la c i r c u l a t i o n .
Les formes i n d é p e n d a n t e s , c'est-à-dire les formes argent ou m o n n a i e
q u e revêt la valeur des m a r c h a n d i s e s d a n s la circulation simple, servent
20 s e u l e m e n t d ' i n t e r m é d i a i r e p o u r l'échange des produits et disparaissent
d a n s le résultat final du m o u v e m e n t . D a n s la circulation A - M - A ' , au
contraire, m a r c h a n d i s e et argent ne f o n c t i o n n e n t l'une et l'autre q u e
c o m m e des formes différentes de la valeur e l l e - m ê m e , de m a n i è r e q u e l ' u n
m e n t et la fin de c e g e n r e d ' é c h a n g e (το γ ά ρ ν ό μ ι σ μ α στονχείον και π έ ρ α ς τ η ς αλλαγής έσ-
25 τ ί ν ) . C'est p o u r q u o i a u s s i la r i c h e s s e , telle q u e l'a en v u e la C h r é m a t i s t i q u e , est i l l i m i t é e . De
m ê m e q u e t o u t art q u i a s o n b u t e n l u i - m ê m e , p e u t être dit infini d a n s s a t e n d a n c e , p a r c e
q u ' i l c h e r c h e t o u j o u r s à s ' a p p r o c h e r de plus en p l u s de ce b u t , à la différence d e s arts d o n t le
b u t t o u t e x t é r i e u r est vite a t t e i n t , d e m ê m e l a C h r é m a t i s t i q u e est infinie d e s a n a t u r e , car c e
q u ' e l l e p o u r s u i t est l a r i c h e s s e a b s o l u e . L ' É c o n o m i q u e est l i m i t é e , l a C h r é m a t i s t i q u e , n o n ; l a
30 p r e m i è r e se p r o p o s e a u t r e c h o s e q u e l'argent, la s e c o n d e p o u r s u i t s o n a u g m e n t a t i o n . C'est
p o u r avoir c o n f o n d u ces d e u x formes q u e q u e l q u e s - u n s o n t cru à tort q u e l ' a c q u i s i t i o n de l'ar-
g e n t et s o n a c c r o i s s e m e n t à l'infini é t a i e n t le b u t final de l ' É c o n o m i q u e . » (Aristoteles: De Rep.
edit. Bekker, lib. I, c. 8 et 9, p a s s i m . )
7
« L e m a r c h a n d ne c o m p t e p o u r r i e n le b é n é f i c e p r é s e n t ; il a toujours en v u e le b é n é f i c e fu-
35 t u r . » ( A . G e n o v e s i : Lezioni di Economia civile (1765), édit. d e s é c o n o m i s t e s i t a l i e n s de Custodi,
parte moderna, t. VIII, p . 139.)
8
« L a soif i n s a t i a b l e du g a i n , Vauri sacra fames caractérise t o u j o u r s le c a p i t a l i s t e . » ( M a c Cul-
l o c h : The Principles of Politic. Econ. L o n d o n , 1830, p. 163.) Cet a p h o r i s m e n ' e m p ê c h e p a s n a t u -
r e l l e m e n t le susdit M a c C u l l o c h et c o n s o r t s , à p r o p o s de difficultés t h é o r i q u e s , q u a n d il s'agit
40 p a r e x e m p l e de t r a i t e r la q u e s t i o n de l ' e n c o m b r e m e n t du m a r c h é , de t r a n s f o r m e r le capitaliste
e n u n b o n c i t o y e n q u i n e s'intéresse q u ' à l a v a l e u r d ' u s a g e , e t q u i m ê m e a u n e vraie f a i m
d'ogre p o u r les œ u f s , le c o t o n , les c h a p e a u x , les b o t t e s et u n e foule d ' a u t r e s articles o r d i -
naires.
9
« Σ ώ ζ ε ι ν » , sauver, est u n e des e x p r e s s i o n s c a r a c t é r i s t i q u e s des G r e c s p o u r l e m a n i e d e t h é -
45 sauriser. De m ê m e le m o t anglais to save signifie « s a u v e r » et « é p a r g n e r » .
10
« C e t infini q u e les c h o s e s n ' a t t e i g n e n t pas d a n s l a progression, elles l ' a t t e i g n e n t d a n s l a r o -
t a t i o n . » (Galiani.)

123
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

en est la forme générale, l'autre la forme particulière, et, p o u r ainsi dire,


11
d i s s i m u l é e . La valeur passe c o n s t a m m e n t d ' u n e forme à l'autre sans se
perdre dans ce m o u v e m e n t . Si l'on s'arrête soit à l'une soit à l'autre de ces
formes, d a n s lesquelles elle se manifeste tour à tour, on arrive a u x d e u x dé-
12
finitions : le capital est argent, le capital est m a r c h a n d i s e ; m a i s en fait la 5
valeur se présente ici c o m m e u n e substance a u t o m a t i q u e , d o u é e d ' u n e vie
propre qui tout en é c h a n g e a n t ses formes sans cesse, c h a n g e aussi de gran-
deur, et s p o n t a n é m e n t , en tant q u e valeur m è r e , produit u n e pousse n o u -
velle, u n e plus-value, et finalement s'accroît par sa propre vertu. En un
mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d'enfanter de la va- 10
leur parce qu'elle est valeur, de faire des petits ou du m o i n s de p o n d r e des
œufs d'or.
C o m m e la valeur, d e v e n u e capital, subit des c h a n g e m e n t s c o n t i n u e l s
d'aspect et de grandeur, il lui faut avant t o u t u n e forme propre au m o y e n
de laquelle son identité avec elle-même soit constatée. Et cette forme pro- 15
pre elle ne la possède q u e d a n s l'argent. C'est sous la forme argent qu'elle
c o m m e n c e , t e r m i n e , et r e c o m m e n c e son procédé de g é n é r a t i o n s p o n t a n é e .
Elle était 100 /.st., elle est m a i n t e n a n t 110 /.st., et ainsi de suite. M a i s l'ar-
gent l u i - m ê m e n'est ici q u ' u n e forme de la valeur, car celle-ci en a deux.
Q u e la forme m a r c h a n d i s e soit m i s e de côté et l'argent ne devient pas capi- 20
tal. C'est le c h a n g e m e n t de place par d e u x fois de la m ê m e m a r c h a n d i s e :
p r e m i è r e m e n t dans l'achat où elle remplace l'argent avancé, s e c o n d e m e n t
d a n s la vente où l'argent est repris de n o u v e a u ; c'est ce d o u b l e déplace-
m e n t seul q u i o c c a s i o n n e le reflux de l'argent à son point de départ et de
plus d'argent qu'il n ' e n avait été jeté dans la circulation. L'argent n ' a d o n c 25
point ici u n e attitude hostile, vis-à-vis de la m a r c h a n d i s e , c o m m e c'est le
cas chez le thésauriseur. Le capitaliste sait fort b i e n q u e toutes les m a r -
chandises, quelles q u e soient leur apparence et leur odeur, sont « d a n s la
foi et d a n s la vérité» de l'argent, et de plus des i n s t r u m e n t s merveilleux
p o u r faire de l'argent. 30
N o u s avons vu que, d a n s la circulation simple, il s'accomplit u n e sépara-
tion formelle entre les m a r c h a n d i s e s et leur valeur q u i se pose en face
d'elles sous l'aspect argent. M a i n t e n a n t la valeur se présente t o u t à c o u p
c o m m e u n e substance m o t r i c e d'elle-même, e t pour laquelle m a r c h a n d i s e
et argent ne sont q u e de pures formes. Bien plus, au ||65| lieu de représen- 35
ter des rapports entre m a r c h a n d i s e s , elle entre, pour ainsi dire, en rapport
privé avec s o i - m ê m e . Elle distingue en soi sa valeur primitive de sa plus-va-
11
« C e n ' e s t pas l a m a t i è r e q u i fait l e capital, m a i s l a v a l e u r d e ces m a t i è r e s . » ( J . B . S a y : Traité
e
de l'Économie politique, 3 édit., Paris, 1817, t. I I , p. 429.)
12
« L ' a r g e n t (currency!) e m p l o y é d a n s u n b u t d e p r o d u c t i o n est c a p i t a l . » ( M a c L e o d : The 40
Theory and practice of Banking. L o n d o n , 1855, v. I, c. 1.) « L e c a p i t a l est m a r c h a n d i s e . » ( J a m e s
M i l l : Elements of Pol. Econ. L o n d o n , 1 8 2 1 , p. 74.)

124
Chapitre V · Contradictions de la formule générale du capital

lue, de la m ê m e façon q u e D i e u distingue en sa p e r s o n n e le père et le fils,


et q u e t o u s les d e u x ne font q u ' u n et sont du m ê m e âge, car ce n ' e s t que
par la plus-value de 10 1st. que les 100 premières 1st. avancées d e v i e n n e n t
capital ; et dès q u e cela est accompli, dès q u e le fils a été e n g e n d r é par le
5 père et r é c i p r o q u e m e n t , t o u t e différence s'évanouit et il n'y a plus q u ' u n
seul ê t r e : 110 liv. sterling.
La valeur devient d o n c valeur progressive, argent toujours b o u r g e o n n a n t ,
poussant, et c o m m e tel capital. Elle sort de la circulation, y revient, s'y
m a i n t i e n t et s'y multiplie, en sort de n o u v e a u accrue et r e c o m m e n c e sans
10 cesse la m ê m e r o t a t i o n . Α-A' argent q u i p o n d de l'argent, m o n n a i e
13

q u i fait des petits - money which begets money - telle est aussi la défini-
tion du capital dans la b o u c h e de ses premiers interprètes, les m e r c a n t i -
listes.
A c h e t e r p o u r vendre, ou m i e u x , acheter p o u r vendre plus cher, A-M-A',
15 voilà u n e forme q u i ne semble propre q u ' à u n e seule espèce de capital, au
capital c o m m e r c i a l . M a i s le capital industriel est aussi de l'argent q u i se
transforme en m a r c h a n d i s e et par la vente de cette dernière se retransforme
en plus d'argent. Ce q u i se passe entre l'achat et la vente, en dehors de la
sphère de circulation, ne change r i e n à cette forme de m o u v e m e n t . Enfin,
20 par rapport au capital usuraire, la forme A - M - A ' est r é d u i t e à ses d e u x ex-
trêmes sans t e r m e m o y e n ; elle se r é s u m e en style lapidaire, en A-A', argent
qui vaut plus d'argent, valeur qui est plus g r a n d e q u ' e l l e - m ê m e .
A - M - A ' est d o n c r é e l l e m e n t la formule générale -du capital, tel q u ' i l se
m o n t r e d a n s la circulation. |

|66| CHAPITRE V

Contradictions de la formule générale du capital

La forme de circulation par laquelle l'argent se m é t a m o r p h o s e en capital


contredit toutes les lois développées j u s q u ' i c i sur la n a t u r e de la m a r c h a n -
dise, de la valeur, de l'argent et de la circulation e l l e - m ê m e . Ce q u i distin-
30 gue la circulation du capital de la circulation simple, c'est l'ordre de suc-
cession inverse des d e u x m ê m e s phases opposées, vente et achat. C o m m e n t
cette différence p u r e m e n t formelle pourrait-elle opérer d a n s la n a t u r e
m ê m e d e ces p h é n o m è n e s u n c h a n g e m e n t aussi m a g i q u e ?
Ce n'est pas tout. L'inversion des phases c o m p l é m e n t a i r e s n ' e x i s t e que
35 p o u r u n seul des trois « a m i s d u c o m m e r c e » qui trafiquent e n s e m b l e .
13
«Capital v a l e u r p e r m a n e n t e q u i se m u l t i p l i e s a n s c e s s e . » ( S i s m o n d i : Nouveaux prin-
cipes de l'écon. polit, 1.1, p. 88, 89.)

125
Deuxième section · La transformation de l'argent en capital

C o m m e capitaliste, j ' a c h è t e de A u n e m a r c h a n d i s e q u e je vends à B, t a n d i s


que, c o m m e simple échangiste, je vends de la m a r c h a n d i s e à B et en achète
de A. A et B n'y font pas de distinction. Ils f o n c t i o n n e n t s e u l e m e n t c o m m e
acheteurs ou vendeurs. En face d'eux, je suis m o i - m ê m e ou simple posses-
seur d'argent ou simple possesseur de m a r c h a n d i s e , et, à vrai dire, d a n s les 5
d e u x séries de transactions, je fais toujours face à u n e p e r s o n n e c o m m e
acheteur, à u n e autre c o m m e vendeur, au premier c o m m e argent, au se-
cond c o m m e m a r c h a n d i s e . P o u r a u c u n d'eux j e n e suis n i capital, n i capi-
taliste, ni représentant de n ' i m p o r t e q u o i de supérieur à la m a r c h a n d i s e ou
à l'argent. A m o n point de vue, m o n achat de A et ma vente à B c o n s t i t u e n t 10
u n e série, m a i s l ' e n c h a î n e m e n t de ces termes n'existe q u e p o u r m o i . A ne
s'inquiète point de ma transaction avec B, ni B de ma transaction avec A.
Si j ' e n t r e p r e n a i s de leur d é m o n t r e r le mérite particulier q u e je me suis ac-
quis par le renversement de l'ordre des termes, ils me prouveraient q u ' e n
cela m ê m e je suis dans l'erreur, que la transaction totale n ' a pas c o m m e n c é 15
par u n achat e t fini par u n e vente, m a i s tout a u contraire. E n réalité, m o n
premier acte, l'achat, était au point de vue de A, u n e vente, et m o n second
acte, la vente, était, au point de vue de B, un achat. N o n contents de cela,
A et B finiront par déclarer q u e l'ensemble de la transaction n ' a été q u ' u n e
simagrée, et désormais le premier vendra d i r e c t e m e n t au second, et le se- 20
cond achètera d i r e c t e m e n t du premier. T o u t se réduit alors à un seul acte
de circulation ordinaire, simple vente du point de vue de A et simple achat
du point de vue de B. Le renversement de l'ordre de succession de ses
phases ne n o u s a d o n c pas fait dépasser la sphère de la circulation des m a r -
chandises, et il n o u s reste forcément à e x a m i n e r si, par sa n a t u r e , elle per- 25
m e t un accroissement des valeurs qui y entrent, c'est-à-dire la formation
d ' u n e plus-value.
Prenons le p h é n o m è n e de la circulation d a n s u n e forme sous laquelle il
se présente c o m m e simple échange de m a r c h a n d i s e s . Cela arrive toutes les
fois que deux producteurs-échangistes achètent l'un de l'autre et q u e leurs 30
créances réciproques s ' a n n u l e n t au j o u r de l'échéance. L'argent n'y entre
qu'idéale||67|ment c o m m e m o n n a i e de c o m p t e pour exprimer les valeurs
des m a r c h a n d i s e s par leurs prix. Dès qu'il s'agit de la valeur d'usage, il est
clair que nos échangistes p e u v e n t gagner tous les deux. T o u s d e u x a l i è n e n t
des produits q u i ne leur sont d ' a u c u n e utilité et en a c q u i è r e n t d'autres 35
d o n t ils ont besoin. De plus, A qui vend du vin et achète du blé p r o d u i t
peut-être plus de vin que n ' e n pourrait produire B d a n s le m ê m e t e m p s de
travail, et B dans le m ê m e temps de travail plus de blé q u e n ' e n pourrait
produire A. Le p r e m i e r obtient ainsi p o u r la m ê m e valeur d ' é c h a n g e plus
de blé et le second plus de vin q u e si c h a c u n des deux, d a n s échange, était 40
obligé de produire p o u r l u i - m ê m e les d e u x objets de c o n s o m m a t i o n . S'il

126
Chapitre V • Contradictions de la formule générale du capital

est question de la valeur d'usage, on est d o n c fondé à dire que « l ' é c h a n g e


14
est u n e transaction d a n s laquelle on gagne des d e u x c ô t é s » . Il n ' e n est
plus d e m ê m e p o u r l a valeur d'échange. « U n h o m m e qui possède b e a u -
c o u p de vin et p e u de blé, c o m m e r c e avec un autre h o m m e qui a b e a u c o u p
5 de blé et point de vin : entre eux se fait un échange d ' u n e valeur de 50 en
blé, contre 50 en vin. Cet échange n'est accroissement de richesses ni pour
l'un ni pour l'autre ; car c h a c u n d'eux, avant l'échange, possédait u n e va-
15
leur égale à celle qu'il s'est procurée par ce m o y e n . » Q u e l'argent, c o m m e
i n s t r u m e n t de circulation, serve d'intermédiaire entre les m a r c h a n d i s e s , et
10 que les actes de la vente et de l'achat soient ainsi séparés, cela ne change
16
pas la q u e s t i o n . La valeur est exprimée d a n s les prix des m a r c h a n d i s e s
17
avant qu'elles e n t r e n t dans la circulation, au lieu d'en r é s u l t e r .
Si on fait abstraction des circonstances accidentelles qui ne p r o v i e n n e n t
point des lois i m m a n e n t e s à la circulation, il ne s'y passe, en dehors du
15 r e m p l a c e m e n t d ' u n p r o d u i t utile par un autre, rien autre chose q u ' u n e m é -
t a m o r p h o s e ou un simple c h a n g e m e n t de forme de la m a r c h a n d i s e . La
m ê m e valeur, c'est-à-dire le m ê m e quantum de travail social réalisé, reste
toujours dans la m a i n du m ê m e échangiste, q u o i q u ' i l la t i e n n e t o u r à tour
sous la forme de son propre produit, de l'argent, et du produit d'autrui. Ce
20 c h a n g e m e n t de forme n ' e n t r a î n e a u c u n c h a n g e m e n t de la q u a n t i t é de va-
leur. Le seul c h a n g e m e n t q u ' é p r o u v e la valeur de la m a r c h a n d i s e se b o r n e
à un c h a n g e m e n t de sa forme argent. Elle se présente d'abord c o m m e prix
de la m a r c h a n d i s e offerte à la vente, puis c o m m e la m ê m e s o m m e d'argent
exprimée dans ce prix, enfin c o m m e prix d ' u n e m a r c h a n d i s e équivalente.
25 Ce c h a n g e m e n t de forme n'affecte pas plus la q u a n t i t é de valeur que ne le
ferait le c h a n g e d ' u n billet de cent francs contre quatre louis, q u a t r e pièces
de cent sous et cinq francs. Or, c o m m e la circulation, par rapport à la va-
leur des m a r c h a n d i s e s , n ' i m p l i q u e q u ' u n c h a n g e m e n t de forme, il n ' e n
p e u t résulter q u ' u n échange d'équivalents. C'est p o u r q u o i m ê m e l'écono-
30 m i e vulgaire, toutes les fois qu'elle veut étudier le p h é n o m è n e d a n s son in-
tégrité, suppose toujours que l'offre et la d e m a n d e s'équilibrent, c'est-à-
dire que leur effet sur la valeur est n u l . Si d o n c , par rapport à la valeur
d'usage, les d e u x échangistes peuvent gagner, ils ne peuvent pas gagner
tous d e u x par rapport à la valeur d'échange. Ici s'applique, au contraire, le

14
35 « L ' é c h a n g e est u n e t r a n s a c t i o n a d m i r a b l e d a n s laquelle les d e u x c o n t r a c t a n t s g a g n e n t t o u -
j o u r s (!).» ( D e s t u t t de T r a c y : Traité de la volonté et de ses effets. Paris 1826, p. 68.). Ce livre a
p a r u plus t a r d s o u s le titre de Traité de l'Éc. pol.
15
M e r c i e r de la Rivière, 1. c. p. 544.
16
« Q u e l ' u n e d e ces d e u x valeurs soit argent, o u qu'elles soient t o u t e s d e u x m a r c h a n d i s e s
40 usuelles, r i e n de plus indifférent en soi.» ( M e r c i e r de la Rivière, I.e. p. 543.)
17
« C e n e s o n t pas les c o n t r a c t a n t s q u i p r o n o n c e n t sur l a v a l e u r ; elle est d é c i d é e a v a n t l a
c o n v e n t i o n . » (Le T r o s n e , p. 906.)

127
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

18
d i c t o n : « L à où il y a égalité, il n'y a pas de l u c r e . » Des m a r c h a n d i s e s
peuvent b i e n être v e n d u e s à des prix qui s'écartent de leurs valeurs ; m a i s
19
cet écart apparaît c o m m e u n e infraction de la loi de l ' é c h a n g e . D a n s sa
forme n o r m a l e , l'échange des m a r c h a n d i s e s est un é c h a n g e d'équivalents,
20
et ne p e u t être par c o n s é q u e n t un m o y e n de bénéficier . 5
Les tentatives faites p o u r d é m o n t r e r q u e la circulation des m a r c h a n d i s e s
est source de plus-value, trahissent presque toujours chez leurs a u t e u r s un
quiproquo, u n e confusion entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, té-
m o i n C o n d i l l a c : «Il est faux, dit cet écrivain, que d a n s les échanges, on
d o n n e valeur égale p o u r valeur égale. Au contraire, c h a c u n des contrac- 10
tants en d o n n e toujours u n e m o i n d r e pour u n e plus g r a n d e . En effet si on
échangeait toujours valeur égale p o u r valeur égale, il n'y aurait de gain à
faire p o u r a u c u n des contractants. Or, tous les d e u x en font ou en devraient
faire. P o u r q u o i ? C'est q u e les choses n ' a y a n t q u ' u n e valeur relative à n o s
besoins, ce q u i est plus p o u r l'un, est m o i n s p o u r l'autre, et r é c i p r o q u e - 15
m e n t . . . . Ce ne sont pas les choses nécessaires à n o t r e c o n s o m m a t i o n q u e
n o u s s o m m e s censés m e t t r e en vente : c'est notre s u r a b o n d a n t . N o u s vou-
lons livrer u n e chose q u i n o u s est inutile, p o u r n o u s en p r o c u r e r u n e q u i
n o u s est nécessaire . . . . Il fut n a t u r e l de juger q u ' o n d o n n a i t d a n s les
échanges, valeur égale p o u r valeur égale toutes les fois q u e les choses q u ' o n 20
échangeait étaient estimées égales en valeur c h a c u n e à u n e m ê m e q u a n t i t é
d'argent. Il y a encore u n e considération qui doit entrer d a n s le calcul, c'est
d e savoir s i n o u s é c h a n g e o n s tous d e u x u n s u r a b o n d a n t p o u r u n e chose n é -
21
c e s s a i r e . » N o n - s e u l e m e n t Condillac confond l'une avec l'autre, valeur
d'usage et valeur d'échange, m a i s encore il suppose avec u n e simplicité en- 25
fantine, q u e dans u n e société fondée sur la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , le pro-
d u c t e u r doit produire ses propres m o y e n s de subsistance, et ne jeter d a n s la
22
circulation q u e ce qui dépasse ses besoins personnels, le superflu . On
trouve n é a n | | 6 8 | m o i n s l ' a r g u m e n t de Condillac souvent reproduit par des
18
«Dove è egualità non è lucro» ( G a l i a n i : Della moneta. - Custodi, parte moderna, t. IV, p. 244.) 30
19
« L ' é c h a n g e devient d é s a v a n t a g e u x p o u r l ' u n e des parties, l o r s q u e q u e l q u e chose é t r a n g è r e
v i e n t d i m i n u e r ou exagérer le p r i x : alors l'égalité est blessée, m a i s la lésion p r o c è d e de cette
c a u s e et n o n de l'échange. » (Le T r o s n e , 1. c. p. 904.)
20
« L ' é c h a n g e est d e s a n a t u r e u n c o n t r a t d'égalité q u i s e fait d e v a l e u r p o u r valeur égale. I l
n ' e s t d o n c pas u n m o y e n d e s'enrichir, p u i s q u e l'on d o n n e a u t a n t q u e l'on r e ç o i t . » (Le 35
T r o s n e , L e . p. 903 [, 904].)
21
C o n d i l l a c : Le commerce et le gouvernement (1776), édit. D a i r e et M o l i n a r i , d a n s les Mélanges
d'économie politique, Paris, 1847, p. 267 [, 291].)
22
L e T r o s n e r é p o n d avec b e a u c o u p d e j u s t e s s e à son a m i C o n d i l l a c : « D a n s l a société f o r m é e ,
il n ' y a p a s de s u r a b o n d a n t en a u c u n genre. » En m ê m e t e m p s il le t a q u i n e en l u i faisant r e - 40
m a r q u e r q u e : « Si les d e u x é c h a n g i s t e s r e ç o i v e n t é g a l e m e n t plus p o u r é g a l e m e n t m o i n s , ils re-
çoivent t o u s d e u x a u t a n t l ' u n q u e l ' a u t r e . » C'est p a r c e q u e C o n d i l l a c n ' a p a s l a m o i n d r e i d é e
de la n a t u r e de la valeur d ' é c h a n g e q u e le professeur R o s c h e r l'a pris p o u r p a t r o n de ses p r o -
e
pres n o t i o n s e n f a n t i n e s . V. s o n l i v r e : Die Grundlagen der Nationalökonomie, 3 édit. 1858.

128
Chapitre V • Contradictions de la formule générale du capital

économistes m o d e r n e s , q u a n d ils essayent de prouver q u e la forme déve-


loppée de l'échange, c'est-à-dire le c o m m e r c e , est u n e source de plus-va-
l u e . . . . « L e c o m m e r c e , est-il dit, par exemple, ajoute de la valeur aux pro-
duits, car ces derniers o n t plus de valeur d a n s les m a i n s du c o n s o m m a t e u r
5 q u e dans celles du producteur, on doit d o n c le considérer r i g o u r e u s e m e n t
23
(strictly) c o m m e un acte de p r o d u c t i o n . » M a i s on ne paye pas les m a r -
chandises d e u x fois, u n e fois leur valeur d'usage et l'autre fois leur valeur
d'échange. Et si la valeur d'usage de la m a r c h a n d i s e est plus utile à l'ache-
teur q u ' a u vendeur, sa forme argent est plus utile au v e n d e u r q u ' à l'ache-
10 teur. Sans cela la vendrait-il? On pourrait d o n c dire tout aussi b i e n q u e
l'acheteur accomplit rigoureusement un acte de production, q u a n d il trans-
forme par exemple les chaussettes du b o n n e t i e r en m o n n a i e .
T a n t q u e des m a r c h a n d i s e s , ou des m a r c h a n d i s e s et de l'argent de valeur
égale, c'est-à-dire des équivalents, sont échangés, il est évident q u e per-
15 sonne ne tire de la circulation plus de valeur qu'il n'y en m e t . Alors a u c u n e
formation de plus-value ne p e u t avoir lieu. M a i s q u o i q u e la circulation
sous sa forme p u r e n ' a d m e t t e d'échange q u ' e n t r e équivalents, on sait b i e n
que dans la réalité les choses se passent rien m o i n s que p u r e m e n t . Suppo-
sons d o n c qu'il y ait échange entre non-équivalents.
20 D a n s tous les cas il n'y a sur le m a r c h é qu'échangiste en face d ' é c h a n -
giste et la p u i s s a n c e q u ' e x e r c e n t ces personnages les u n s sur les autres n'est
que la puissance de leurs m a r c h a n d i s e s . La différence matérielle qui existe
entre ces dernières est le motif matériel de l'échange et place les é c h a n -
gistes en un rapport de d é p e n d a n c e réciproque les u n s avec les autres, en
25 ce sens q u ' a u c u n d ' e u x n ' a entre les m a i n s l'objet d o n t il a besoin et q u e
c h a c u n d'eux possède l'objet des besoins d'autrui. A part cette différence
entre leurs utilités, il n ' e n existe plus q u ' u n e autre entre les m a r c h a n d i s e s ,
la différence entre leur forme naturelle et leur forme valeur, l'argent. De
m ê m e les échangistes ne se distinguent entre eux q u ' à ce seul p o i n t de
30 v u e : les u n s sont vendeurs, possesseurs de m a r c h a n d i s e s , les autres a c h e -
teurs, possesseurs d'argent.
A d m e t t o n s m a i n t e n a n t que, par on ne sait quel privilège mystérieux, il
soit d o n n é au v e n d e u r de vendre sa m a r c h a n d i s e au-dessus de sa valeur,
110 par exemple q u a n d elle ne vaut q u e 100, c'est-à-dire avec un enchéris-
35 s è m e n t de 10 p. 100. Le v e n d e u r encaisse d o n c u n e plus-value de 10. M a i s
après avoir été v e n d e u r il devient acheteur. Un troisième échangiste se pré-
sente à lui c o m m e v e n d e u r et j o u i t à son tour du privilège de vendre la
m a r c h a n d i s e 10 p. 100 trop cher. N o t r e h o m m e a d o n c gagné 10 d ' u n côté
24
p o u r perdre 10 de l ' a u t r e . Le résultat définitif est en réalité q u e tous les
23
40 S . P . N e w m a n : Elements of pol. econ. Andover and New-York, 1835, p. 175.
24
« L ' a u g m e n t a t i o n d e l a v a l e u r n o m i n a l e des p r o d u i t s n ' e n r i c h i t p a s les v e n d e u r s

129
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

échangistes se v e n d e n t r é c i p r o q u e m e n t leurs m a r c h a n d i s e s 10 p. 100 au-


dessus de leur valeur, ce q u i est la m ê m e chose q u e s'ils les v e n d a i e n t à
leur valeur réelle. U n e semblable hausse générale des prix produit le m ê m e
effet q u e si les valeurs des m a r c h a n d i s e s , au lieu d'être estimées en or,
l'étaient, par exemple, en argent. Leurs n o m s m o n é t a i r e s c'est-à-dire leurs 5
prix n o m i n a u x s'élèveraient, m a i s leurs rapports de valeur resteraient les
mêmes.
Supposons, au contraire, q u e ce soit le privilège de l'acheteur de payer
les m a r c h a n d i s e s au-dessous de leur valeur. Il n'est pas m ê m e nécessaire
ici de rappeler q u e l'acheteur redevient vendeur. Il était v e n d e u r avant de 10
devenir acheteur. Il a p e r d u déjà 10 p. 100 dans sa v e n t e : qu'il gagne
25
10 p. 100 dans son a c h a t et t o u t reste d a n s le m ê m e é t a t .
La formation d ' u n e plus-value, et c o n s é q u e m m e n t la transformation de
l'argent en capital, ne p e u v e n t d o n c provenir, ni de ce q u e les vendeurs
v e n d e n t les m a r c h a n d i s e s au-dessus de ce qu'elles valent, ni de ce q u e les 15
26
acheteurs les achètent a u - d e s s o u s .
Le p r o b l è m e n'est pas le m o i n s du m o n d e simplifié q u a n d on y introduit
des considérations étrangères. Q u a n d on dit, par exemple, avec T o r r e n s :
« L a d e m a n d e effective consiste d a n s le pouvoir et d a n s l'inclination (!) des
c o n s o m m a t e u r s , que l'échange soit i m m é d i a t ou ait lieu par un i n t e r m é - 20
diaire, à d o n n e r p o u r les m a r c h a n d i s e s u n e certaine portion de t o u t ce qui
27
compose le capital plus grande que ce que coûte leur p r o d u c t i o n . » Pro-
ducteurs et c o n s o m m a t e u r s ne se présentent les u n s aux autres d a n s la cir-
culation q u e c o m m e vendeurs et acheteurs. Soutenir que la plus-value ré-
sulte, pour les producteurs, de ce q u e les c o n s o m m a t e u r s p a y e n t les 25
m a r c h a n d i s e s plus cher qu'elles ne valent, c'est vouloir déguiser cette pro-
position: les échangistes ont, en tant q u e vendeurs, le privilège de vendre
trop cher. Le v e n d e u r a p r o d u i t l u i - m ê m e la m a r c h a n d i s e ou il en repré-
sente le p r o d u c t e u r ; m a i s l'acheteur lui aussi, a produit la m a r c h a n d i s e
convertie en argent, ou il tient la place de son producteur. Il y a d o n c aux 30
d e u x pôles des p r o d u c t e u r s ; ce qui les distingue, c'est q u e l'un achète et
que l'autre vend. Q u e le possesseur de m a r c h a n d i s e s , sous le n o m de
produc||69|teur, vende les m a r c h a n d i s e s plus qu'elles ne valent, et que,
p u i s q u e ce qu'ils g a g n e n t c o m m e v e n d e u r s ils le p e r d e n t p r é c i s é m e n t en q u a l i t é d ' a c h e t e u r s . »
(The essential principles of the wealth of nations, etc. L o n d o n , 1797, p. 66.) 35
25
« S i l'on est forcé d e d o n n e r p o u r 1 8 livres u n e q u a n t i t é d e telle p r o d u c t i o n q u i e n valait 24,
l o r s q u ' o n e m p l o y e r a ce m ê m e a r g e n t à acheter, on a u r a é g a l e m e n t p o u r 18 livres ce q u e l'on
payait 24 livres.» (Le T r o s n e , I.e. p. 897.)
26
« C h a q u e v e n d e u r n e p e u t d o n c p a r v e n i r à r e n c h é r i r h a b i t u e l l e m e n t ses m a r c h a n d i s e s ,
q u ' e n se s o u m e t t a n t aussi à payer h a b i t u e l l e m e n t plus cher les m a r c h a n d i s e s des a u t r e s ven- 40
d e u r s ; e t par l a m ê m e raison, c h a q u e c o n s o m m a t e u r n e p e u t payer h a b i t u e l l e m e n t m o i n s c h e r
ce q u ' i l a c h è t e , q u ' e n se s o u m e t t a n t aussi à u n e d i m i n u t i o n s e m b l a b l e sur le prix des choses
q u ' i l v e n d . » (Mercier de la Rivière, I.e. p. 555.)
27
R . T o r r e n s : An Essay on the Production of Wealth. L o n d o n , 1 8 2 1 , p. 349.

130
Chapitre V · Contradictions de la formule générale du capital

sous le n o m de c o n s o m m a t e u r , il les paye trop cher, cela ne fait pas faire


28
un pas à la q u e s t i o n .
Les défenseurs c o n s é q u e n t s de cette illusion, à savoir q u e la plus-value
provient d ' u n e surélévation n o m i n a l e des prix, ou du privilège q u ' a u r a i t le
5 vendeur de vendre trop cher sa m a r c h a n d i s e , sont d o n c forcés d ' a d m e t t r e
u n e classe q u i achète toujours et ne vend j a m a i s , ou q u i c o n s o m m e sans
produire. Au point de vue où n o u s s o m m e s arrivés, celui de la circulation
simple, l'existence d ' u n e pareille classe est encore inexplicable. M a i s anti-
c i p o n s ! L'argent avec lequel u n e telle classe achète c o n s t a m m e n t , doit
10 c o n s t a m m e n t revenir du coffre des producteurs d a n s le sien, gratis, sans
échange, de gré ou en vertu d ' u n droit acquis. Vendre à cette classe les
marchandises au-dessus de leur valeur, c'est recouvrer en partie de l'argent
29
d o n t on avait fait son d e u i l . Les villes de l'Asie M i n e u r e , par exemple,
payaient c h a q u e a n n é e , à l ' a n c i e n n e R o m e , leurs tributs en espèces. Avec
15 cet argent, R o m e leur achetait des m a r c h a n d i s e s et les payait trop cher. Les
Asiatiques écorchaient les R o m a i n s , et reprenaient ainsi par la voie du
c o m m e r c e u n e partie du tribut extorqué par leurs c o n q u é r a n t s . M a i s , en
fin de compte, ils n ' e n restaient pas m o i n s les derniers dupés. Leurs mar-
chandises étaient, après c o m m e avant, payées avec leur propre m o n n a i e .
20 Ce n'est point là u n e m é t h o d e de s'enrichir ou de créer u n e plus-value.
Force n o u s est d o n c de rester dans les limites de l'échange des m a r c h a n -
dises où les vendeurs sont acheteurs, et les acheteurs vendeurs. N o t r e em-
barras provient peut-être de ce que, ne t e n a n t a u c u n c o m p t e des caractères
individuels des agents de circulation, n o u s en avons fait des catégories per-
25 sonnifiées. Supposons que l'échangiste A soit un fin matois qui m e t t e de-
d a n s ses collègues B et C, et que ceux-ci, malgré la meilleure volonté du
m o n d e , ne puissent p r e n d r e leur revanche. A vend à B du vin d o n t la va-
leur est de 40 /. st., et obtient en échange du blé p o u r u n e valeur de 50 /. st.
Il a d o n c fait avec de l'argent plus d'argent, et transformé sa m a r c h a n d i s e
30 en capital. E x a m i n o n s la chose de plus près. A v a n t l'échange n o u s avions
pour 40 /. st. de vin dans la m a i n de A, et p o u r 50 /. st. de blé d a n s la m a i n
de B, u n e valeur totale de 90 /. st. Après l'échange, n o u s avons encore la
m ê m e valeur totale. La valeur circulante n ' a pas grossi d ' u n a t o m e ; il n'y a

28
« L ' i d é e de profits payés p a r les c o n s o m m a t e u r s est t o u t à fait a b s u r d e . Q u e l s s o n t les
35 c o n s o m m a t e u r s ? » (G. R a m s a y : An Essay on the Distribution of Wealth. E d i n b u r g h , 1836,
p . 183.)
29
« S i u n h o m m e m a n q u e d ' a c h e t e u r s p o u r ses m a r c h a n d i s e s , M . M a l t h u s l u i r e c o m m a n d e r a -
t-il d e payer q u e l q u ' u n p o u r les a c h e t e r ? » d e m a n d e u n R i c a r d i e n a b a s o u r d i à M a l t h u s q u i , d e
m ê m e q u e son élève, l e c a l o t i n C h a l m e r s , n ' a pas assez d'éloges, a u p o i n t d e vue é c o n o m i q u e ,
40 p o u r la classe des s i m p l e s a c h e t e u r s ou c o n s o m m a t e u r s . (V. An Inquiry into those principles re-
specting the nature of demand and the necessity of consumption, lately advocated by M. Malthus, etc.
L o n d o n , 1 8 2 1 , p. 55.)

131
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

de changé que sa distribution entre A et B. Le m ê m e c h a n g e m e n t aurait eu


lieu si A avait volé sans phrase à B 10 /.st. Il est évident q u ' a u c u n change-
m e n t d a n s la distribution des valeurs circulantes ne p e u t a u g m e n t e r leur
s o m m e , pas plus q u ' u n juif n ' a u g m e n t e d a n s un pays la masse des m é t a u x
précieux, en v e n d a n t p o u r u n e guinée un liard de la reine A n n e . La classe 5
30
entière des capitalistes d ' u n pays ne p e u t pas bénéficier sur e l l e - m ê m e .
Q u ' o n se t o u r n e et retourne c o m m e on voudra, les choses restent au
m ê m e point. Échange-t-on des équivalents? il ne se produit point de
plus-value; il ne s'en produit pas n o n plus si on échange des n o n - é q u i -
31
v a l e n t s . La circulation ou l'échange des m a r c h a n d i s e s ne crée a u c u n e 10
32
valeur .
On c o m p r e n d m a i n t e n a n t pourquoi, dans notre analyse du capital,
ses formes les plus populaires et p o u r ainsi dire antédiluviennes, le capi-
tal c o m m e r c i a l et le capital usuraire, seront provisoirement laissées de
côté. 15
La forme A-M-A', acheter pour vendre plus cher, se révèle le plus distinc-
t e m e n t d a n s le m o u v e m e n t du capital commercial. D ' u n autre côté, ce
m o u v e m e n t s'exécute t o u t entier d a n s l'enceinte de la circulation. M a i s
c o m m e il est impossible d'expliquer par la circulation e l l e - m ê m e la trans-
formation de l'argent en capital, la formation d ' u n e plus-value, le capital 20
33
c o m m e r c i a l paraît impossible dès q u e l'échange se fait entre é q u i v a l e n t s .
Il ne semble pouvoir dériver q u e du double bénéfice conquis sur les pro-
ducteurs de m a r c h a n d i s e s d a n s leur qualité d'acheteurs et de vendeurs, par
le c o m m e r ç a n t qui s'interpose entre eux c o m m e i n t e r m é d i a i r e parasite.

30
D e s t u t t d e Tracy, q u o i q u e , o u p e u t - ê t r e parce q u e , m e m b r e d e l'Institut, est d ' u n avis 25
contraire. D'après lui les capitalistes tirent leurs profits « e n v e n d a n t t o u t ce q u ' i l s p r o d u i s e n t
plus cher q u e cela ne leur a c o û t é à p r o d u i r e » , et à q u i v e n d e n t - i l s ? « 1 ° à e u x - m ê m e s . » (I.e.
p . 239.)
31
« L ' é c h a n g e q u i s e fait d e d e u x valeurs égales n ' a u g m e n t e n i n e d i m i n u e l a m a s s e des va-
leurs subsistantes d a n s l a société. L ' é c h a n g e d e d e u x valeurs inégales ne change rien 30
n o n plus à la s o m m e des valeurs sociales, b i e n qu'il ajoute à la fortune de l ' u n ce q u ' i l ô t e de
l a fortune d e l ' a u t r e . » ( J . B . S a y , I . e . t . I I , p . 4 4 3 , 444.) Say q u i n e s ' i n q u i è t e p o i n t n a t u r e l l e -
m e n t des c o n s é q u e n c e s d e cette p r o p o s i t i o n , l ' e m p r u n t e p r e s q u e m o t p o u r m o t a u x p h y s i o -
crates. O n p e u t j u g e r par l ' e x e m p l e s u i v a n t d e quelle m a n i è r e i l a u g m e n t a s a p r o p r e v a l e u r e n
pillant les écrits de ces é c o n o m i s t e s passés de m o d e à s o n é p o q u e . L ' a p h o r i s m e le plus c é l è b r e 35
d e J . B . S a y : « O n n ' a c h è t e des p r o d u i t s q u ' a v e c des p r o d u i t s » p o s s è d e d a n s l'original p h y s i o -
crate l a forme s u i v a n t e : « L e s p r o d u c t i o n s n e s e p a y e n t q u ' a v e c d e s p r o d u c t i o n s . » (Le T r o s n e ,
1. c. p . 899.)
32
« L ' é c h a n g e ne confère a u c u n e v a l e u r a u x p r o d u i t s . » ( F . W a y l a n d : The elements of Pol. Econ.
B o s t o n , 1843, p. 169.) 40
33
« L e c o m m e r c e serait i m p o s s i b l e , s'il avait p o u r règle invariable l ' é c h a n g e d ' é q u i v a l e n t s »
(G. O p d y k e : A treatise on Pol. Econ. New-York, 1851, p. 67). « L a différence e n t r e la v a l e u r
réelle et la valeur d ' é c h a n g e se f o n d e sur ce fait: q u e la valeur d ' u n e c h o s e diffère du soi-di-
s a n t é q u i v a l e n t q u ' o n d o n n e p o u r elle d a n s l e c o m m e r c e , c e q u i v e u t dire q u e cet é q u i v a l e n t
n ' e n est pas u n . » ( F . E n g e l s , I . e . p. [95,] 96.) 45

132
Chapitre V · Contradictions de la formule générale du capital

C'est d a n s ce sens q u e F r a n k l i n d i t : « L a guerre n ' e s t q u e brigandage, le


34
c o m m e r c e q u e fraude et d u p e r i e . »
Ce q u e n o u s v e n o n s de dire du capital c o m m e r c i a l est encore plus vrai
du capital usuraire. Q u a n t au premier, les d e u x extrêmes, c'est-à-dire l'ar-
5 gent j e t é sur le m a r c h é et l'argent q u i en revient plus ou m o i n s accru, ont
du m o i n s p o u r i n t e r m é d i a i r e ||70| l'achat et la vente, le m o u v e m e n t m ê m e
de la circulation. P o u r le second, la forme A - M - A ' se r é s u m e sans m o y e n
t e r m e d a n s les e x t r ê m e s A-A', argent q u i s'échange contre plus d'argent, ce
q u i est en c o n t r a d i c t i o n avec sa n a t u r e et inexplicable au p o i n t de vue de
10 la circulation des m a r c h a n d i s e s . A u s s i lisons-nous d a n s A r i s t o t e : « L a
C h r é m a t i s t i q u e est u n e science double ; d ' u n côté elle se rapporte au c o m -
m e r c e , de l'autre à l ' é c o n o m i e ; sous ce dernier rapport, elle est nécessaire
et louable ; sous le premier, qui a p o u r base la circulation, elle est juste-
m e n t b l â m a b l e (car elle se fonde n o n sur la n a t u r e des choses, m a i s sur u n e
15 duperie réciproque) ; c'est p o u r q u o i l'usurier est haï à juste titre, parce que
l'argent l u i - m ê m e devient ici un m o y e n d'acquérir et ne sert pas à l'usage
pour lequel il avait été inventé. Sa d e s t i n a t i o n était de favoriser l'échange
des m a r c h a n d i s e s ; m a i s l'intérêt fait avec de l'argent plus d'argent. De là
son n o m (Τόκος, n é , engendré), car les enfants sont semblables a u x pa-
20 rents. De toutes les m a n i è r e s d'acquérir, c'est celle qui est le plus contre
35
nature .»
N o u s verrons d a n s la suite de n o s recherches q u e le capital usuraire et le
capital c o m m e r c i a l sont des formes dérivées, et alors n o u s expliquerons
aussi p o u r q u o i ils se p r é s e n t e n t dans l'histoire avant le capital sous sa
25 forme f o n d a m e n t a l e , q u i d é t e r m i n e l'organisation é c o n o m i q u e de la so-
ciété m o d e r n e .
Il a été d é m o n t r é q u e la s o m m e des valeurs j e t é e dans la circulation n'y
p e u t s'augmenter, et q u e , par c o n s é q u e n t , en dehors d'elle, il doit se passer
36
q u e l q u e chose q u i r e n d e possible la formation d ' u n e p l u s - v a l u e . Mais
30 celle-ci peut-elle naître en dehors de la circulation qui, après tout, est la
s o m m e totale des rapports réciproques des p r o d u c t e u r s - é c h a n g i s t e s ? En
dehors d'elle, l'échangiste reste seul avec sa m a r c h a n d i s e qui c o n t i e n t un
certain quantum de son propre travail m e s u r é d'après des lois sociales fixes.
Ce travail s'exprime d a n s la valeur du produit, c o m m e cette valeur s'ex-
35 p r i m e en m o n n a i e de c o m p t e , soit par le prix de 10 /. st. M a i s ce travail ne
se réalise pas, et d a n s la valeur du p r o d u i t et d a n s un e x c é d a n t de cette va-
3 4
B e n j a m i n F r a n k l i n : Works, vol. I I , edit. Sparks d a n s : Positions to be examined concerning na-
tional Wealth.
35
Aristote, 1. c, c. 10.
36
40 « L e profit, d a n s les c o n d i t i o n s u s u e l l e s d u m a r c h é , n e p r o v i e n t p a s d e l ' é c h a n g e . S'il n ' e û t
pas existé a u p a r a v a n t , i l n e p o u r r a i t pas exister d a v a n t a g e après cette t r a n s a c t i o n . » ( R a m s a y ,
I.e. p . 184.)

133
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

leur, dans un prix de 10 qui serait en m ê m e temps un prix de 1 1 , c'est-à-


dire u n e valeur supérieure à elle-même. Le p r o d u c t e u r p e u t bien, par son
travail, créer des valeurs, m a i s n o n point des valeurs q u i s'accroissent par
leur propre vertu. Il p e u t élever la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e en ajoutant
par un n o u v e a u travail u n e valeur nouvelle à u n e valeur présente, en fai- 5
sant, par exemple, avec du cuir des bottes. La m ê m e m a t i è r e vaut m a i n t e -
n a n t davantage parce qu'elle a absorbé plus de travail. Les bottes o n t d o n c
plus de valeur que le cuir; m a i s la valeur du cuir est restée ce qu'elle était,
elle ne s'est point ajouté u n e plus-value p e n d a n t la fabrication des bottes.
Il paraît d o n c tout à fait impossible q u ' e n dehors de la circulation, sans en- 10
trer en contact avec d'autres échangistes, le producteur-échangiste puisse
faire valoir la valeur, ou lui c o m m u n i q u e r la propriété d ' e n g e n d r e r u n e
plus-value. Mais sans cela, pas de transformation de son argent ou de sa
m a r c h a n d i s e en capital.
N o u s s o m m e s ainsi arrivés à un d o u b l e résultat. 15
La transformation de l'argent en capital doit être expliquée en p r e n a n t
p o u r base les lois i m m a n e n t e s de la circulation des m a r c h a n d i s e s , de telle
37
sorte que l'échange d'équivalents serve de point de d é p a r t . N o t r e posses-
seur d'argent, qui n'est encore capitaliste q u ' à l'état de chrysalide, doit
d'abord acheter des m a r c h a n d i s e s à leur juste valeur, puis les vendre ce 20
qu'elles valent, et cependant, à la fin retirer plus de valeur qu'il n ' e n avait
avancé. La m é t a m o r p h o s e de l ' h o m m e aux écus en capitaliste doit se pas-
ser dans la sphère de la circulation et en m ê m e temps doit ne point s'y pas-
ser. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta! \

37
D ' a p r è s les explications q u i p r é c è d e n t , l e l e c t e u r c o m p r e n d q u e ceci v e u t t o u t s i m p l e m e n t 25
d i r e : la f o r m a t i o n du capital doit être possible lors m ê m e q u e le prix des m a r c h a n d i s e s est
égal à leur valeur. Elle ne p e u t pas être e x p l i q u é e par u n e différence, par un écart e n t r e ces va-
leurs et ces prix. Si ceux-ci diffèrent de celles-là, il faut les y r a m e n e r , c'est-à-dire faire a b s -
t r a c t i o n d e cette c i r c o n s t a n c e c o m m e d e q u e l q u e chose d e p u r e m e n t a c c i d e n t e l , afin d e p o u -
voir observer le p h é n o m è n e de la f o r m a t i o n du capital d a n s son intégrité, s u r la b a s e de 30
l ' é c h a n g e des m a r c h a n d i s e s , s a n s être t r o u b l é p a r des i n c i d e n t s q u i n e font q u e c o m p l i q u e r l e
p r o b l è m e . O n sait d u reste q u e c e t t e r é d u c t i o n n ' e s t p a s u n p r o c é d é p u r e m e n t scientifique.
Les oscillations c o n t i n u e l l e s d e s prix du m a r c h é , leur baisse et leur h a u s s e se c o m p e n s e n t et
s ' a n n u l e n t r é c i p r o q u e m e n t et se r é d u i s e n t d ' e l l e s - m ê m e s au prix m o y e n c o m m e à leur règle
i n t i m e . C'est cette règle q u i dirige l e m a r c h a n d o u l'industriel d a n s toute e n t r e p r i s e q u i exige 35
u n t e m p s u n p e u c o n s i d é r a b l e . I l sait q u e s i l ' o n envisage u n e p é r i o d e assez l o n g u e , les m a r -
c h a n d i s e s n e s e v e n d e n t n i a u - d e s s u s n i a u - d e s s o u s , m a i s à l e u r prix m o y e n . S i d o n c l ' i n d u s -
triel avait i n t é r ê t à y voir clair, il devrait se poser le p r o b l è m e de la m a n i è r e s u i v a n t e : C o m -
m e n t le capital peut-il se p r o d u i r e , si les prix sont réglés p a r le prix m o y e n , c'est-à-dire en
d e r n i è r e i n s t a n c e par l a v a l e u r des m a r c h a n d i s e s ? J e dis « e n d e r n i è r e i n s t a n c e » parce q u e les 40
prix m o y e n s n e c o ï n c i d e n t pas d i r e c t e m e n t avec les valeurs des m a r c h a n d i s e s , c o m m e l e
croient A. S m i t h , R i c a r d o et d ' a u t r e s .

134

•sai
Chapitre VI · Achat et vente de la force de travail

|71| CHAPITRE VI

A c h a t et vente de la force de travail

L'accroissement de valeur par lequel l'argent doit se transformer en capital,


ne peut pas provenir de cet argent l u i - m ê m e . S'il sert de m o y e n d ' a c h a t ou
5 de m o y e n de p a y e m e n t il ne fait q u e réaliser le prix des m a r c h a n d i s e s q u ' i l
achète ou qu'il paye.
S'il reste tel quel, s'il conserve sa propre forme, il n'est plus, pour ainsi
38
dire, q u ' u n e valeur pétrifiée .
Il faut d o n c q u e le c h a n g e m e n t de valeur e x p r i m é par A - M - A ' , conver-
10 sion de l'argent en m a r c h a n d i s e et reconversion de la m ê m e m a r c h a n d i s e
en plus d'argent, p r o v i e n n e de la m a r c h a n d i s e . M a i s il ne p e u t pas s'effec-
tuer dans le d e u x i è m e acte M-A', la revente, où la m a r c h a n d i s e passe tout
s i m p l e m e n t de sa forme naturelle à sa forme argent. Si n o u s envisageons
m a i n t e n a n t le p r e m i e r acte Α-M, l'achat, n o u s trouvons q u ' i l y a échange
15 entre équivalents et q u e , par c o n s é q u e n t , la m a r c h a n d i s e n ' a pas plus de
valeur é c h a n g e a b l e q u e l'argent converti en elle. Reste u n e dernière suppo-
sition, à savoir q u e le c h a n g e m e n t procède de la valeur d'usage de la mar-
chandise, c'est-à-dire de son usage ou sa c o n s o m m a t i o n . Or, il s'agit d ' u n
c h a n g e m e n t d a n s la valeur échangeable, de son accroissement. P o u r p o u -
20 voir tirer u n e valeur é c h a n g e a b l e de la valeur usuelle d ' u n e m a r c h a n d i s e , il
faudrait q u e l ' h o m m e a u x écus e û t l ' h e u r e u s e c h a n c e d e découvrir a u m i -
lieu de la circulation, sur le m a r c h é m ê m e , u n e m a r c h a n d i s e d o n t la valeur
usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable,
de sorte que la c o n s o m m e r , serait réaliser du travail et par c o n s é q u e n t ,
25 créer de la valeur.
Et n o t r e h o m m e trouve effectivement sur le m a r c h é u n e m a r c h a n d i s e
d o u é e de cette vertu spécifique, elle s'appelle puissance de travail ou force
de travail.
Sous ce n o m il faut c o m p r e n d r e l'ensemble des facultés physiques et in-
30 tellectuelles qui existent d a n s le corps d'un h o m m e , dans sa personnalité
vivante, et qu'il doit m e t t r e en m o u v e m e n t p o u r produire des choses utiles.
P o u r q u e le possesseur d'argent trouve sur le m a r c h é la force de travail à
titre de m a r c h a n d i s e , il faut c e p e n d a n t que diverses c o n d i t i o n s soient pré-
a l a b l e m e n t remplies. L ' é c h a n g e des m a r c h a n d i s e s par l u i - m ê m e , n ' e n -
35 traîne pas d'autres rapports de d é p e n d a n c e q u e ceux qui d é c o u l e n t de sa
n a t u r e . D a n s ces d o n n é e s , la force de travail ne p e u t se présenter sur le
38
« S o u s forme de m o n n a i e ... le c a p i t a l ne p r o d u i t a u c u n profit.» ( R i c a r d o , Princ. of Polii.
Econ. p. 267.)

135
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

m a r c h é c o m m e m a r c h a n d i s e , que si elle est offerte ou v e n d u e par son pro-


pre possesseur. Celui-ci doit par c o n s é q u e n t pouvoir en disposer, c'est-à-
dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre per-
39
s o n n e . Le possesseur d'argent et lui se r e n c o n t r e n t sur le m a r c h é et
entrent en rapport l'un avec l'autre c o m m e échangistes au m ê m e titre. Ils 5
ne diffèrent q u ' e n c e c i : l'un achète et l'autre vend, et par cela m ê m e , tous
d e u x sont des personnes j u r i d i q u e m e n t égales.
Pour q u e ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de tra-
vail ne la vende j a m a i s que pour un t e m p s d é t e r m i n é , car s'il la v e n d en
bloc, u n e fois pour toutes, il se vend l u i - m ê m e , et de libre qu'il était se fait 10
esclave, de m a r c h a n d , ||72| m a r c h a n d i s e . S'il veut m a i n t e n i r sa personna-
lité, il ne doit mettre sa force de travail q u e t e m p o r a i r e m e n t à la disposi-
tion de l'acheteur, de telle sorte q u ' e n l'aliénant il ne r e n o n c e pas p o u r cela
40
à sa propriété sur e l l e .
La seconde c o n d i t i o n essentielle pour q u e l ' h o m m e a u x écus trouve à 15
acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu
de pouvoir vendre des m a r c h a n d i s e s dans lesquelles son travail s'est réa-
lisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, c o m m e u n e m a r c h a n d i s e , sa
force de travail e l l e - m ê m e laquelle ne réside q u e d a n s son organisme.
Q u i c o n q u e veut vendre des m a r c h a n d i s e s distinctes de sa propre force 20
de travail, doit n a t u r e l l e m e n t posséder des m o y e n s de p r o d u c t i o n tels q u e
matières premières, outils, etc. Il lui est impossible, par exemple, de faire
des bottes sans cuir, et de plus il a besoin de m o y e n s de subsistance. Per-
sonne, pas m ê m e le m u s i c i e n de l'avenir, ne p e u t vivre des produits de la

39
O n trouve s o u v e n t c h e z les h i s t o r i e n s cette affirmation aussi e r r o n é e q u ' a b s u r d e , q u e d a n s 25
l ' a n t i q u i t é classique le capital était c o m p l è t e m e n t développé, à l ' e x c e p t i o n près q u e « l e tra-
vailleur libre et le s y s t è m e de crédit faisaient d é f a u t » . M . M o m m s e n lui a u s s i , d a n s son His-
toire romaine, entasse de s e m b l a b l e s q u i p r o q u o s les u n s s u r les autres.
40
Diverses législations é t a b l i s s e n t u n m a x i m u m p o u r l e c o n t r a t d u travail. T o u s les codes d e s
p e u p l e s c h e z lesquels le travail est libre règlent les c o n d i t i o n s de r é s i l i a t i o n de ce c o n t r a t . 30
D a n s différents pays, n o t a m m e n t a u M e x i q u e , l'esclavage est d i s s i m u l é s o u s u n e forme q u i
p o r t e le n o m de peonage (il en était ainsi d a n s les territoires d é t a c h é s du M e x i q u e a v a n t la
guerre civile a m é r i c a i n e et, s i n o n d e n o m a u m o i n s d e fait, d a n s les p r o v i n c e s d a n u b i e n n e s
j u s q u ' a u t e m p s de C o u z a ) . Au m o y e n d ' a v a n c e s q u i sont à d é d u i r e s u r le travail et q u i se
t r a n s m e t t e n t d ' u n e g é n é r a t i o n à l'autre, n o n s e u l e m e n t le travailleur isolé, m a i s e n c o r e sa fa- 35
mille, d e v i e n n e n t la p r o p r i é t é d ' a u t r e s p e r s o n n e s et de leurs familles. J u a r e z avait aboli le
p e o n a g e a u M e x i q u e . L e soi-disant e m p e r e u r M a x i m i l i e n l e rétablit par u n d é c r e t q u e l a
C h a m b r e des r e p r é s e n t a n t s à W a s h i n g t o n d é n o n ç a à j u s t e titre c o m m e un d é c r e t p o u r le réta-
b l i s s e m e n t d e l'esclavage a u M e x i q u e .
« J e p u i s aliéner à u n a u t r e , p o u r u n t e m p s d é t e r m i n é , l'usage d e m e s a p t i t u d e s corporelles 40
et intellectuelles et de m o n activité possible, parce q u e d a n s cette l i m i t e elles ne c o n s e r v e n t
q u ' u n r a p p o r t e x t é r i e u r avec la totalité et la g é n é r a l i t é de m o n être ; m a i s l ' a l i é n a t i o n de t o u t
m o n t e m p s réalisé d a n s le travail et de la totalité de ma p r o d u c t i o n ferait de ce q u ' i l y a là-de-
d a n s d e s u b s t a n t i e l , c'est-à-dire d e m o n activité générale e t d e m a p e r s o n n a l i t é , l a p r o p r i é t é
d ' a u t r u i . » (Hegel), Philosophie du droit. Berlin, 1840, p. 104, §67.) 45

136
Chapitre VI • Achat et vente de la force de travail

postérité, ni subsister au m o y e n de valeurs d'usage d o n t la p r o d u c t i o n n'est


pas encore achevée ; aujourd'hui, c o m m e au premier j o u r de son apparition
sur la scène du m o n d e , l ' h o m m e est obligé de c o n s o m m e r avant de pro-
duire et p e n d a n t qu'il produit. Si les produits sont des m a r c h a n d i s e s , il
5 faut qu'ils soient v e n d u s p o u r pouvoir satisfaire les besoins du producteur.
Au temps nécessaire à la production, s'ajoute le t e m p s nécessaire à la
vente.
La transformation de l'argent en capital exige d o n c q u e le possesseur
d'argent trouve sur le m a r c h é le travailleur libre, et libre à un d o u b l e point
10 de vue. P r e m i è r e m e n t le travailleur doit être u n e personne libre, disposant
à son gré de sa force de travail c o m m e de sa m a r c h a n d i s e à l u i ; seconde-
m e n t , il doit n'avoir pas d'autre m a r c h a n d i s e à v e n d r e ; être, p o u r ainsi
dire, libre de tout, c o m p l è t e m e n t dépourvu des choses nécessaires à la réa-
lisation de sa p u i s s a n c e travailleuse.
15 P o u r q u o i ce travailleur libre se trouve-t-il dans la sphère de la circula-
t i o n ? c'est là u n e question q u i n'intéresse guère le possesseur d'argent p o u r
lequel le m a r c h é du travail n'est q u ' u n e m b r a n c h e m e n t particulier du
m a r c h é des m a r c h a n d i s e s ; et pour le m o m e n t elle ne n o u s intéresse pas da-
vantage. T h é o r i q u e m e n t n o u s n o u s en t e n o n s au fait, c o m m e lui pratique-
20 m e n t . D a n s tous les cas il y a u n e chose bien claire : la n a t u r e ne produit
pas d ' u n côté des possesseurs d'argent ou de m a r c h a n d i s e s et de l'autre des
possesseurs de leurs propres forces de travail p u r e m e n t et s i m p l e m e n t . Un
tel rapport n ' a a u c u n f o n d e m e n t naturel, et ce n'est pas n o n plus un rap-
port social c o m m u n à toutes les périodes de l'histoire. Il est é v i d e m m e n t le
25 résultat d ' u n d é v e l o p p e m e n t historique préliminaire, le produit d ' u n grand
n o m b r e de révolutions é c o n o m i q u e s , issu de la destruction de t o u t e u n e sé-
rie de vieilles formes de p r o d u c t i o n sociale.
De m ê m e les catégories é c o n o m i q u e s q u e n o u s avons considérées précé-
d e m m e n t portent u n cachet historique. Certaines conditions historiques
30 doivent être remplies pour q u e le produit du travail puisse se transformer
en m a r c h a n d i s e . Aussi longtemps par exemple qu'il n'est destiné q u ' à sa-
tisfaire i m m é d i a t e m e n t les besoins de son producteur, il ne devient pas
m a r c h a n d i s e . Si n o u s avions poussé plus loin nos recherches, si n o u s n o u s
étions d e m a n d é , d a n s quelles circonstances tous les produits ou du m o i n s
35 la plupart d'entre eux p r e n n e n t la forme de m a r c h a n d i s e s , n o u s aurions
trouvé q u e ceci n'arrive q u e sur la base d ' u n m o d e de p r o d u c t i o n t o u t à fait
spécial, la p r o d u c t i o n capitaliste. M a i s u n e telle étude eût été tout à fait en
dehors de la simple analyse de la m a r c h a n d i s e . La p r o d u c t i o n et la circula-
tion m a r c h a n d e s p e u v e n t avoir lieu, lors m ê m e que la plus g r a n d e partie
40 des produits, c o n s o m m é s par leurs producteurs m ê m e s , n ' e n t r e n t pas d a n s
la circulation à titre de m a r c h a n d i s e s . D a n s ce cas-là, il s'en faut de beau-

137
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

coup q u e la p r o d u c t i o n sociale soit gouvernée dans t o u t e son é t e n d u e et


toute sa profondeur par la valeur d'échange. Le produit, p o u r devenir m a r -
chandise, exige d a n s la société u n e division du travail t e l l e m e n t dévelop-
pée que la séparation entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, q u i ne
c o m m e n c e q u ' à p o i n d r e d a n s le c o m m e r c e en troc, soit déjà accomplie. 5
C e p e n d a n t un tel degré de développement est, c o m m e l'histoire le prouve,
compatible avec les formes é c o n o m i q u e s les plus diverses de la société.
De l'autre côté, l'échange des produits doit déjà posséder la forme de la
circulation des m a r c h a n d i s e s pour q u e la m o n n a i e puisse entrer en scène.
Ses fonctions diverses c o m m e simple équivalent, m o y e n de circulation, 10
m o y e n de p a y e m e n t , trésor, fonds de réserve, etc. i n d i q u e n t à leur tour, par
la p r é d o m i n a n c e comparative de l'une sur l'autre, des phases très-diverses
de la production sociale. C e p e n d a n t l'expérience n o u s a p p r e n d q u ' u n e cir-
culation m a r c h a n d e relativement peu développée suffit p o u r faire éclore
toutes ces formes. Il n ' e n est pas ainsi du capital. Les c o n d i t i o n s histori- 15
ques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des m a r c h a n -
dises et de la m o n n a i e . Il ne se produit que là où le d é t e n t e u r des m o y e n s
de p r o d u c t i o n et de subsistance rencontre sur le m a r c h é le travailleur libre
qui vient y vendre sa force de travail | | 7 3 | et cette u n i q u e c o n d i t i o n histori-
q u e recèle tout un m o n d e n o u v e a u . Le capital s ' a n n o n c e dès l'abord 20
41
c o m m e u n e époque de la p r o d u c t i o n sociale .
Il n o u s faut m a i n t e n a n t e x a m i n e r de plus près la force de travail. Cette
42
m a r c h a n d i s e , d e m ê m e que t o u t e autre, possède u n e v a l e u r . C o m m e n t l a
d é t e r m i n e - t - o n ? Par le t e m p s de travail nécessaire à sa p r o d u c t i o n .
En tant que valeur, la force de travail représente le q u a n t u m de travail 25
social réalisé en elle. M a i s elle n'existe en fait que c o m m e p u i s s a n c e ou fa-
culté de l'individu vivant. L'individu étant d o n n é , il produit sa force vitale
en se reproduisant ou en se conservant l u i - m ê m e . Pour son entretien ou
pour sa conservation il a besoin d ' u n e certaine s o m m e de m o y e n s de sub-
sistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de tra- 30
vail se résout d o n c dans le temps de travail nécessaire à la p r o d u c t i o n de
ces m o y e n s de subsistance ; ou bien la force de travail a juste la valeur des
m o y e n s de subsistance nécessaires à celui qui la m e t en j e u .
La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. Elle s'af-
firme et se constate par le travail, lequel de son côté nécessite u n e certaine 35
41
Ce q u i caractérise l ' é p o q u e capitaliste, c'est d o n c q u e la force de travail a c q u i e r t p o u r le tra-
vailleur l u i - m ê m e la forme d ' u n e m a r c h a n d i s e q u i l u i appartient, et son travail, par c o n s é -
q u e n t , la forme de travail salarié. D ' a u t r e part, ce n ' e s t q u ' à partir de ce m o m e n t q u e la forme
m a r c h a n d i s e des p r o d u i t s d e v i e n t la forme sociale d o m i n a n t e .
42
« L a valeur d ' u n h o m m e est, c o m m e celle d e t o u t e s les autres c h o s e s , son prix, c'est-à-dire 40
a u t a n t q u ' i l faudrait d o n n e r p o u r l'usage de sa p u i s s a n c e . » Th. Ho.bbes: Leviathan, d a n s ses
œ u v r e s , édit. Molesworth. London, 1 8 3 9 - 4 4 , v. I I I , p. 76.

138
Chapitre VI • Achat et vente de la force de travail

dépense des muscles, des nerfs, du cerveau de l ' h o m m e , d é p e n s e qui doit


être c o m p e n s é e . Plus l'usure est grande, plus grands sont les frais de répara-
43
t i o n . Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit
pouvoir r e c o m m e n c e r d e m a i n dans les m ê m e s conditions de vigueur et de
5 santé. Il faut d o n c q u e la s o m m e des m o y e n s de subsistance suffise p o u r
l'entretenir dans son état de vie n o r m a l .
Les besoins naturels, tels q u e nourriture, v ê t e m e n t s , chauffage, habita-
tion, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d ' u n
pays. D ' u n autre côté le n o m b r e m ê m e de soi-disant besoins naturels, aussi
10 bien que le m o d e de les satisfaire, est un produit historique, et d é p e n d
ainsi, en g r a n d e partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la
classe salariée d a n s c h a q u e pays, le m i l i e u historique où elle s'est formée,
c o n t i n u e n t longtemps à exercer la plus grande influence sur les h a b i t u d e s ,
44
les exigences et par contre-coup les besoins qu'elle apporte d a n s la v i e .
15 La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un é l é m e n t
m o r a l et historique ; ce qui la distingue des autres m a r c h a n d i s e s . M a i s pour
un pays et u n e é p o q u e d o n n é s , la m e s u r e nécessaire des m o y e n s de subsis-
t a n c e est aussi d o n n é e .
Les propriétaires des forces de travail sont mortels. P o u r q u ' o n en ren-
20 contre toujours sur le m a r c h é , ainsi que le réclame la transformation conti-
nuelle de l'argent en capital, il faut qu'ils s'éternisent, « c o m m e s'éternise
45
c h a q u e individu vivant, par la g é n é r a t i o n » . Les forces de travail que
l'usure et la m o r t v i e n n e n t enlever au m a r c h é , doivent être c o n s t a m m e n t
remplacées par un n o m b r e au m o i n s égal. La s o m m e des m o y e n s de subsis-
25 t a n c e nécessaires à la p r o d u c t i o n de la force de travail c o m p r e n d d o n c les
moyens de subsistance des remplaçants, c'est-à-dire des enfants des travail-
leurs, p o u r que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le mar-.
46
ché .
D'autre part, p o u r modifier la n a t u r e h u m a i n e de m a n i è r e à lui faire ac-
30 quérir aptitude, précision et célérité d a n s un genre de travail d é t e r m i n é ,
c'est-à-dire pour en faire u n e force de travail développée dans un sens spé-
cial, il faut u n e certaine é d u c a t i o n qui coûte elle-même u n e s o m m e plus
43
D a n s l ' a n c i e n n e R o m e , le villicus, l ' é c o n o m e q u i était à la tête des esclaves agricoles, rece-
vait u n e r a t i o n m o i n d r e q u e ceux-ci, parce q u e s o n travail était m o i n s p é n i b l e . V. Th. Momm-
35 sen: Hist, rom., 1856, p. 810.
44
D a n s son é c r i t : Overpopulation and its remedy, London, 1846, W . T h . T h o r n t o n fournit à ce su-
jet des détails intéressants.
45
Petty.
46
« L e prix n a t u r e l d u travail c o n s i s t e e n u n e q u a n t i t é des choses n é c e s s a i r e s à l a vie, telle q u e
40 la r e q u i è r e n t la n a t u r e du c l i m a t et les h a b i t u d e s du pays, q u i p u i s s e e n t r e t e n i r le travailleur
e t l u i p e r m e t t r e d'élever u n e famille suffisante p o u r q u e l e n o m b r e des travailleurs d e m a n d é s
sur le m a r c h é n ' é p r o u v e p a s de d i m i n u t i o n . » R. Torrens: An Essay on the external Corn Trade.
L o n d o n . 1815, p. 62. - Le m o t travail est ici e m p l o y é à faux p o u r force de travail.

139
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

ou m o i n s grande d'équivalents en m a r c h a n d i s e s . Cette s o m m e varie selon


le caractère plus ou m o i n s complexe de la force de travail. Les frais d'édu-
cation, t r è s - m i n i m e s d'ailleurs p o u r la force de travail simple, r e n t r e n t
d a n s le total des m a r c h a n d i s e s nécessaires à sa p r o d u c t i o n .
C o m m e la force de travail équivaut à u n e s o m m e d é t e r m i n é e de m o y e n s 5
de subsistance, sa valeur change d o n c avec leur valeur, c'est-à-dire propor-
t i o n n e l l e m e n t au t e m p s de travail nécessaire à leur production.
U n e partie des m o y e n s de subsistance, ceux q u i constituent, par e x e m -
ple, la nourriture, le chauffage, etc., se détruisent tous les j o u r s par la
c o n s o m m a t i o n et doivent être remplacés tous les jours. D'autres, tels q u e 10
vêtements, meubles, etc., s'usent plus l e n t e m e n t et n ' o n t besoin d'être r e m -
placés q u ' à de plus longs intervalles. Certaines m a r c h a n d i s e s doivent être
achetées ou payées q u o t i d i e n n e m e n t , d'autres c h a q u e s e m a i n e , c h a q u e se-
mestre, etc. M a i s de q u e l q u e m a n i è r e q u e puissent se distribuer ces dé-
penses dans le cours d ' u n an, leur s o m m e doit toujours être couverte par la 15
m o y e n n e de la recette journalière. Posons la m a s s e des m a r c h a n d i s e s exi-
gée c h a q u e j o u r pour la p r o d u c t i o n de la force de travail = A, celle exigée
c h a q u e s e m a i n e = B, celle exigée c h a q u e trimestre = C, et ainsi du suite,
. .. . 3 6 5 A + 5 2 B + 4C
et la m o y e n n e de ces m a r c h a n d i s e s , par jour, sera = — ,
365
etc. 20
La valeur de cette m a s s e de m a r c h a n d i s e s nécessaire p o u r le j o u r m o y e n
ne représente q u e la s o m m e de travail dépensée dans leur p r o d u c t i o n , met-
tons ||74| six heures. Il faut alors u n e demi-journée de travail p o u r produire
c h a q u e j o u r la force de travail. Ce quantum de travail qu'elle exige p o u r sa
p r o d u c t i o n q u o t i d i e n n e d é t e r m i n e sa valeur q u o t i d i e n n e . Supposons en- 25
core que l a s o m m e d'or q u ' o n produit e n m o y e n n e , p e n d a n t u n e d e m i -
47
j o u r n é e de six heures, égale trois schellings ou un é c u . Alors le prix d ' u n
écu exprime la valeur j o u r n a l i è r e de la force de travail. Si son propriétaire
la vend c h a q u e j o u r pour un écu, il la vend d o n c à sa juste valeur, et,
d'après notre hypothèse, le possesseur d'argent en train de m é t a m o r p h o s e r 30
ses écus en capital s'exécute et paye cette valeur.
Le prix de la force de travail atteint son minimum lorsqu'il est r é d u i t à la
valeur des m o y e n s de subsistance physiologiquement indispensables, c'est-
à-dire à la valeur d ' u n e s o m m e de m a r c h a n d i s e s qui ne pourrait être m o i n -
dre sans exposer la vie m ê m e du travailleur. Q u a n d il t o m b e à ce m i n i - 35
m u m , le prix est d e s c e n d u au-dessous de la valeur de la force de travail qui
alors ne fait plus que végéter. Or, la valeur de toute m a r c h a n d i s e est déter-
m i n é e par le temps de travail nécessaire pour qu'elle puisse être livrée en
qualité n o r m a l e .
47
U n écu a l l e m a n d vaut 3 schellings anglais. 40

140
Chapitre VI • Achat et vente de la force de travail

C'est faire de la sentimentalité m a l à propos et à très-bon m a r c h é q u e de


trouver grossière cette d é t e r m i n a t i o n de la valeur de la force de travail et
de s'écrier, par exemple, avec R o s s i : «Concevoir la p u i s s a n c e de travail en
faisant abstraction des m o y e n s de subsistance des travailleurs p e n d a n t
5 l ' œ u v r e de la p r o d u c t i o n , c'est concevoir un être de raison. Q u i dit travail,
q u i dit p u i s s a n c e de travail, dit à la fois travailleurs et m o y e n s de subsis-
48
tance, ouvrier et s a l a i r e . » R i e n de plus faux. Q u i dit p u i s s a n c e de travail
ne dit pas encore travail, pas plus q u e puissance de digérer ne signifie pas
digestion. Pour en arriver là, il faut, c h a c u n le sait, q u e l q u e chose de plus
10 q u ' u n b o n estomac. Q u i dit puissance de travail ne fait point abstraction
des m o y e n s de subsistance nécessaires à son e n t r e t i e n ; leur valeur est au
contraire exprimée par la sienne. M a i s q u e le travailleur ne trouve pas à la
vendre, et au lieu de s'en glorifier, il sentira au contraire c o m m e u n e
cruelle nécessité physique q u e sa puissance de travail qui a déjà exigé pour
15 sa p r o d u c t i o n un certain q u a n t u m de m o y e n s de subsistance, en exige
c o n s t a m m e n t de n o u v e a u x p o u r sa reproduction. Il découvrira alors avec
49
Sismondi, q u e cette puissance, si elle n'est pas vendue, n ' e s t r i e n .
U n e fois le contrat passé entre acheteur et vendeur, il résulte de la na-
ture particulière de l'article aliéné q u e sa valeur d'usage n'est pas encore
20 passée réellement entre les m a i n s de l'acheteur. Sa valeur, c o m m e celle de
tout autre article, était déjà d é t e r m i n é e avant qu'il entrât dans la circula-
tion, car sa p r o d u c t i o n avait exigé la dépense d ' u n certain q u a n t u m de tra-
vail social; m a i s la valeur usuelle de la force de travail consiste d a n s sa
m i s e en œ u v r e , q u i n a t u r e l l e m e n t n ' a lieu q u ' e n s u i t e . L ' a l i é n a t i o n de la
25 force et sa manifestation réelle ou son service c o m m e valeur utile, en
d'autres termes sa vente et son emploi ne sont pas simultanés. Or, presque
toutes les fois qu'il s'agit de m a r c h a n d i s e s de ce genre d o n t la valeur
d'usage est formellement aliénée par la vente sans être r é e l l e m e n t trans-
m i s e en m ê m e t e m p s à l'acheteur, l'argent de celui-ci fonctionne c o m m e
30 m o y e n de payement, c'est-à-dire le v e n d e u r ne le reçoit q u ' à un t e r m e plus
ou m o i n s éloigné, q u a n d sa m a r c h a n d i s e a déjà servi de valeur utile. D a n s
tous les pays où règne le m o d e de production capitaliste, la force de travail
n'est d o n c payée q u e lorsqu'elle a déjà fonctionné p e n d a n t un certain
50
temps fixé par le contrat, à la fin de c h a q u e s e m a i n e , par e x e m p l e . Le tra-
35 vailleur fait d o n c p a r t o u t au capitaliste l'avance de la valeur usuelle de sa
48
Rossi: Cours d'Écon. Polit., Bruxelles, 1843, p. 370 [,371].
49
Sismondi: Nouv. Princ, etc., 1.1, p. 114.
50
« T o u t travail est p a y é q u a n d il est t e r m i n é . » An Inquiry into those Principles respecting the Na-
ture of demand, etc., p. 104. « L e crédit c o m m e r c i a l a dû c o m m e n c e r au m o m e n t où l'ouvrier,
40 p r e m i e r artisan de la p r o d u c t i o n , a p u , au m o y e n de ses é c o n o m i e s , a t t e n d r e le salaire de son
travail, j u s q u ' à la fin de la s e m a i n e , de la q u i n z a i n e , du m o i s , du t r i m e s t r e , e t c . » (Ch. Ganilh:
e
Des Systèmes de l'Écon. Polit. 2 édit., Paris, 1 8 2 1 , t. II, p. 150.)

141
D e u x i è m e s e c t i o n • La t r a n s f o r m a t i o n de l ' a r g e n t en capital

force; il la laisse c o n s o m m e r par l'acheteur avant d'en obtenir le p r i x ; en


51
un m o t il lui fait p a r t o u t c r é d i t . Et ce q u i prouve q u e ce crédit n'est pas
u n e vaine chimère, ce n'est p o i n t s e u l e m e n t la perte du salaire q u a n d le ca-
pitaliste fait b a n q u e r o u t e , m a i s encore u n e foule d'autres c o n s é q u e n c e s
52
m o i n s a c c i d e n t e l l e s . C e p e n d a n t q u e l'argent fonctionne c o m m e m o y e n 5
d'achat o u c o m m e m o y e n d e p a y e m e n t , cette circonstance n e c h a n g e rien
à | | 7 5 | la n a t u r e de l'échange des m a r c h a n d i s e s . C o m m e le loyer d ' u n e m a i -
son, le prix de la force de travail est établi par contrat, b i e n q u ' i l ne soit
réalisé q u e p o s t é r i e u r e m e n t . La force de travail est v e n d u e , bien qu'elle ne
51
« L ' o u v r i e r p r ê t e son i n d u s t r i e » , m a i s , ajoute Storch c a u t e l e u s e m e n t , « i l n e r i s q u e rien, ex- 10
c e p t é de perdre son salaire .... l'ouvrier ne t r a n s m e t rien de m a t é r i e l . » (Storch: Cours d'Écon.
Polit, Pétersbourg, 1815, t. II, p. [36,] 37.)
52
Un e x e m p l e e n t r e mille. Il existe à L o n d r e s d e u x sortes de b o u l a n g e r s , c e u x q u i v e n d e n t le
p a i n à sa valeur réelle, les full priced, et c e u x q u i le v e n d e n t a u - d e s s o u s de cette valeur, les un-
dersellers. Cette d e r n i è r e classe forme plus des trois q u a r t s du n o m b r e total des b o u l a n g e r s 15
( p . X X X I I [- XXXIV] d a n s le « R e p o r t » du c o m m i s s a i r e du g o u v e r n e m e n t U.S. Tremenheere s u r
les «Grievances complained of by the journeymen bakers, etc., L o n d o n , 1862). Ces undersellers,
p r e s q u e sans exception, v e n d e n t d u p a i n falsifié avec des m é l a n g e s d ' a l u n , d e savon, de
c h a u x , de plâtre et autres i n g r é d i e n t s semblables, aussi sains et aussi n o u r r i s s a n t s . (V. le livre
b l e u cité plus h a u t , le r a p p o r t du «Committee of 1855 on the adulteration of bread» et celui du 20
e
Dr. Hassall : Adulterations detected, 2 edit., L o n d o n , 1861). Sir John Gordon déclarait d e v a n t le
C o m i t é de 1855 q u e « p a r suite de ces falsifications, le p a u v r e q u i vit j o u r n e l l e m e n t de d e u x
livres de pain, n'obtient pas m a i n t e n a n t le q u a r t des é l é m e n t s nutritifs q u i lui s e r a i e n t n é c e s -
saires, sans parler de l'influence p e r n i c i e u s e q u ' o n t de pareils a l i m e n t s s u r sa s a n t é » . P o u r ex-
pliquer c o m m e n t u n e g r a n d e p a r t i e d e l a classe ouvrière, b i e n q u e p a r f a i t e m e n t a u c o u r a n t d e 25
ces falsifications, les e n d u r e n é a n m o i n s , Tremenheere d o n n e cette r a i s o n (1. c, p. X L V I I I )
« q u e c'est u n e n é c e s s i t é p o u r elle de p r e n d r e le pain chez le b o u l a n g e r ou d a n s la b o u t i q u e du
détaillant, tel q u ' o n veut b i e n le lui d o n n e r » . C o m m e les ouvriers ne sont payés qu'à la fin de
la s e m a i n e , ils ne p e u v e n t payer e u x - m ê m e s qu'à ce t e r m e le p a i n c o n s o m m é p e n d a n t ce
t e m p s p a r leur famille, et Tremenheere ajoute, en se f o n d a n t sur l'affirmation de t é m o i n s o c u - 30
l a i r e s : « I l est n o t o i r e q u e le p a i n p r é p a r é avec ces sortes de m i x t u r e s est fait e x p r e s s é m e n t
p o u r ce g e n r e de p r a t i q u e s . » (It is n o t o r i o u s t h a t bread c o m p o s e d of t h o s e m i x t u r e s is m a d e
expressly for sale in this m a n n e r . ) « D a n s b e a u c o u p de districts agricoles en A n g l e t e r r e ( m a i s
b i e n p l u s e n Ecosse) le salaire est payé par q u i n z a i n e et m ê m e p a r m o i s . L'ouvrier est obligé
d ' a c h e t e r ses m a r c h a n d i s e s à crédit en a t t e n d a n t sa paye. On lui v e n d t o u t à des prix très-éle- 35
vés, et il se trouve, en fait, lié à la b o u t i q u e q u i l'exploite, et le m e t à sec. C'est a i n s i q u e , p a r
e x e m p l e , à H o m i n g s h a m in W i l t s , où il n'est payé q u e p a r m o i s , la m ê m e q u a n t i t é de farine
(8 liv.) q u e p a r t o u t ailleurs il a p o u r 1 sh. 10 d., lui c o û t e 2 sh. 4 d.» (Sixth Report on Public
Health by The Medical Officer of the Privy Council, etc., 1864, p. 264). « E n 1853, les ouvriers i m -
p r i m e u r s de Paisley et d e K i l m a r n o c h (ouest de l'Ecosse) e u r e n t r e c o u r s à u n e grève p o u r for- 40
c e r leurs patrons à les payer tous les q u i n z e j o u r s au lieu de tous les m o i s . » (Reports of The In-
spectors of Factories for 31 st Oct. 1853, p. 34.) C o m m e e x e m p l e de l ' e x p l o i t a t i o n q u i résulte
p o u r l'ouvrier d u crédit q u ' i l d o n n e a u capitaliste, o n p e u t citer e n c o r e l a m é t h o d e e m p l o y é e
e n A n g l e t e r r e par u n grand n o m b r e d'exploiteurs d e m i n e s d e c h a r b o n . C o m m e ils n e p a y e n t
les travailleurs q u ' u n e fois p a r m o i s , ils leur font en a t t e n d a n t le t e r m e des avances, s u r t o u t en 45
m a r c h a n d i s e s q u e ceux-ci sont obligés d ' a c h e t e r a u - d e s s u s du prix c o u r a n t (truck system).
« C ' e s t u n e p r a t i q u e u s u e l l e chez les propriétaires d e m i n e s d e h o u i l l e d e payer leurs ouvriers
u n e fois par m o i s et de leur avancer de l'argent à la fin de c h a q u e s e m a i n e i n t e r m é d i a i r e . Cet
argent leur est d o n n é d a n s le tommy shop, c'est-à-dire d a n s la b o u t i q u e de détail q u i a p p a r t i e n t
au m a î t r e , de telle sorte q u e ce qu'ils reçoivent d ' u n e m a i n ils le r e n d e n t de l ' a u t r e . » Children's 50
employment Commission, III. R e p o r t , L o n d o n , 1864, p. 38, η. 192.)

142
Chapitre VI · Achat et vente de la force de travail

soit payée q u ' e n s u i t e . Provisoirement, n o u s supposerons, pour éviter des


complications inutiles, q u e le possesseur de la force de travail en reçoit,
dès qu'il la vend, le prix c o n t r a c t u e l l e m e n t stipulé.
N o u s connaissons m a i n t e n a n t le m o d e et la m a n i è r e d o n t se d é t e r m i n e
5 la valeur payée au propriétaire de cette m a r c h a n d i s e originale, la force de
travail. La valeur d'usage qu'il d o n n e en échange à l'acheteur, ne se m o n t r e
q u e dans l'emploi m ê m e , c'est-à-dire dans la c o n s o m m a t i o n de sa force.
Toutes les choses nécessaires à l'accomplissement de cette oeuvre, matières
premières, etc. sont achetées sur le m a r c h é des produits par l ' h o m m e aux
10 écus et payées à leur j u s t e prix. La c o n s o m m a t i o n de la force de travail est
en m ê m e t e m p s p r o d u c t i o n de m a r c h a n d i s e s et de plus-value. Elle se fait
c o m m e la c o n s o m m a t i o n de toute autre m a r c h a n d i s e , en dehors du mar-
ché ou de la sphère de circulation. N o u s allons d o n c en m ê m e temps que
le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette
15 sphère b r u y a n t e où t o u t se passe à la surface et aux regards de tous, p o u r
les suivre tous d e u x d a n s le laboratoire secret de la production, sur le seuil
53
d u q u e l il est écrit: No admittance except on business . Là, n o u s allons voir
n o n - s e u l e m e n t c o m m e n t le capital produit, m a i s encore c o m m e n t il est
produit l u i - m ê m e . La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la so-
20 ciété m o d e r n e , va enfin se dévoiler.
La sphère de la circulation des m a r c h a n d i s e s , où s'accomplissent la
vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable È d e n des
droits naturels de l ' h o m m e et du citoyen. Ce q u i y règne seul, c'est Liberté,
Égalité, Propriété et B e n t h a m . Liberté! car ni l'acheteur ni le v e n d e u r d ' u n e
25 m a r c h a n d i s e , n'agissent par c o n t r a i n t e ; au contraire ils ne sont d é t e r m i n é s
q u e par leur libre arbitre. Ils passent contrat e n s e m b l e en qualité de per-
sonnes libres et possédant les m ê m e s droits. Le contrat est le libre produit
d a n s lequel leurs volontés se d o n n e n t u n e expression j u r i d i q u e c o m m u n e .
Égalité! car ils n ' e n t r e n t en rapport l'un avec l'autre q u ' à titre de posses-
30 seurs de m a r c h a n d i s e , et ils échangent équivalent contre équivalent. Pro-
priété! car c h a c u n ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham! car
p o u r c h a c u n d ' e u x il ne s'agit q u e de l u i - m ê m e . La seule force q u i les
m e t t e en présence et en rapport est celle de leur égo'ïsme, de leur profit par-
ticulier, de leurs intérêts privés. C h a c u n ne pense q u ' à lui, p e r s o n n e ne
35 s'inquiète de l'autre, et c'est p r é c i s é m e n t pour cela q u ' e n vertu d ' u n e har-
m o n i e préétablie des choses, ou sous les auspices d ' u n e providence t o u t in-
génieuse, travaillant c h a c u n pour soi, c h a c u n chez soi, ils travaillent du
m ê m e coup à l'utilité générale, à l'intérêt c o m m u n .
Au m o m e n t où n o u s sortons de cette sphère de la circulation simple qui

53
40 On n ' e n t r e p a s ici, sauf p o u r affaires !

143
Deuxième section • La transformation de l'argent en capital

fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa m a n i è r e de


voir et le criterium de son j u g e m e n t sur le capital et le salariat, n o u s
voyons, à ce qu'il semble, s'opérer u n e certaine transformation d a n s la phy-
s i o n o m i e des personnages de notre d r a m e . N o t r e a n c i e n h o m m e aux écus
p r e n d les devants et, en qualité de capitaliste, m a r c h e le premier ; le posses- 5
seur de la force de travail le suit par derrière c o m m e son travailleur à lui ;
celui-là le regard n a r q u o i s , l'air i m p o r t a n t et affairé; celui-ci t i m i d e , hési-
tant, rétif, c o m m e q u e l q u ' u n qui a porté sa propre p e a u au m a r c h é , et ne
p e u t plus s'attendre q u ' à u n e chose : à être t a n n é . |

144
Chapitre VII • Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

|76| T R O I S I È M E S E C T I O N

La production de la plus-value absolue

CHAPITRE VII

Production de valeurs d'usage


5 et p r o d u c t i o n de la plus-value

I
Production de valeurs d'usage

L'usage ou l'emploi de la force de travail, c'est le travail. L ' a c h e t e u r de


cette force la c o n s o m m e en faisant travailler le vendeur. P o u r q u e celui-ci
10 produise des m a r c h a n d i s e s , son travail doit être utile, c'est-à-dire se réali-
ser en valeurs d'usage. C'est d o n c u n e valeur d'usage particulière, un arti-
cle spécial q u e le capitaliste fait produire par son ouvrier. De ce q u e la pro-
d u c t i o n de valeurs d'usage s'exécute p o u r le c o m p t e du capitaliste et sous
sa direction, il ne s'ensuit pas, b i e n e n t e n d u , qu'elle change de n a t u r e .
15 Aussi, il n o u s faut d'abord e x a m i n e r le m o u v e m e n t du travail utile en gé-
néral, abstraction faite de tout cachet particulier q u e p e u t lui i m p r i m e r
telle ou telle phase du progrès é c o n o m i q u e de la société.
Le travail est de p r i m e abord un acte qui se passe entre l ' h o m m e et la na-
ture. L ' h o m m e y j o u e l u i - m ê m e vis-à-vis de la n a t u r e le rôle d ' u n e puis-
20 sance naturelle. Les forces d o n t son corps est d o u é , bras et j a m b e s , tête et
m a i n s , il les m e t en m o u v e m e n t afin de s'assimiler des matières en leur
d o n n a n t u n e forme utile à sa vie. En m ê m e t e m p s qu'il agit par ce m o u v e -
m e n t sur la n a t u r e extérieure et la modifie, il modifie sa propre n a t u r e , et
développe les facultés q u i y sommeillent. N o u s ne n o u s arrêterons pas à cet

145
Troisième section · La production de la plus-value absolue

état primordial du travail où il n ' a pas encore dépouillé son m o d e p u r e -


m e n t instinctif. Notre p o i n t de départ c'est le travail sous u n e forme qui
appartient exclusivement à l ' h o m m e . U n e araignée fait des opérations qui
ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de
ses cellules de cire l'habileté de plus d ' u n architecte. Mais ce qui distingue 5
dès l'abord le plus m a u v a i s architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il
a construit la cellule d a n s sa tête avant de la construire d a n s la r u c h e . Le
résultat a u q u e l le travail aboutit préexiste i d é a l e m e n t d a n s l ' i m a g i n a t i o n
du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère s e u l e m e n t un c h a n g e m e n t de forme
dans les matières naturelles ; il y réalise du m ê m e coup son propre b u t d o n t 10
il a conscience, qui d é t e r m i n e c o m m e loi son m o d e d'action, et a u q u e l il
doit s u b o r d o n n e r sa volonté. Et cette subordination n'est pas m o m e n t a n é e .
L ' œ u v r e exige p e n d a n t toute sa durée, outre l'effort des organes qui agis-
sent, u n e attention s o u t e n u e , laquelle n e p e u t e l l e - m ê m e résulter q u e
d ' u n e tension constante de la volonté. Elle l'exige d ' a u t a n t plus q u e par 15
son objet et son m o d e d'exécution, le travail entraîne m o i n s le travailleur,
qu'il se fait m o i n s sentir à lui, c o m m e le libre jeu de ses forces corporelles
et intellectuelles ; en un mot, qu'il est m o i n s attrayant. \
1
|77| Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se dé-
c o m p o s e : 1° activité personnelle de l ' h o m m e , ou travail p r o p r e m e n t d i t ; 2° 20
objet sur lequel le travail agit; 3° m o y e n par lequel il agit.
La terre (et sous ce terme, au point de vue é c o n o m i q u e , on c o m p r e n d
aussi l'eau), de m ê m e qu'elle fournit à l ' h o m m e , dès le début, des vivres
2
t o u t préparés , est aussi l'objet universel de travail qui se trouve là sans son
fait. Toutes les choses q u e le travail ne fait q u e détacher de leur c o n n e x i o n 25
i m m é d i a t e avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la n a -
ture. Il en est ainsi du poisson que la pêche arrache à son é l é m e n t de vie,
l ' e a u ; du bois abattu d a n s la forêt primitive; du m i n e r a i extrait de sa veine.
L'objet déjà filtré par un travail antérieur, par exemple, le m i n e r a i lavé,
s'appelle m a t i è r e première. T o u t e m a t i è r e première est objet de travail, 30

1
En a l l e m a n d Arbeits-Process (Procès de travail). Le m o t «procès» q u i e x p r i m e un d é v e l o p p e -
m e n t c o n s i d é r é d a n s l ' e n s e m b l e de ses c o n d i t i o n s réelles, a p p a r t i e n t d e p u i s l o n g t e m p s à la
l a n g u e scientifique d e t o u t e l ' E u r o p e . E n F r a n c e o n l'a d ' a b o r d i n t r o d u i t d ' u n e m a n i è r e ti-
m i d e sous sa forme l a t i n e - processus. P u i s il s'est glissé, d é p o u i l l é de ce d é g u i s e m e n t p é d a n -
t e s q u e , d a n s les livres de c h i m i e , physiologie, etc., et d a n s q u e l q u e s œ u v r e s de m é t a p h y s i q u e . 35
I l finira p a r o b t e n i r ses lettres d e g r a n d e n a t u r a l i s a t i o n . R e m a r q u o n s e n p a s s a n t q u e les Alle-
m a n d s , c o m m e les F r a n ç a i s , d a n s l e langage o r d i n a i r e , e m p l o i e n t l e m o t « p r o c è s » d a n s son
sens juridique.
2
« L e s p r o d u c t i o n s s p o n t a n é e s de la terre ne se p r é s e n t e n t q u ' e n p e t i t e q u a n t i t é et t o u t à fait
i n d é p e n d a m m e n t d e l ' h o m m e . I l s e m b l e r a i t qu'elles o n t été fournies p a r l a n a t u r e d e l a m ê m e 40
m a n i è r e q u e l'on d o n n e à u n j e u n e h o m m e u n e p e t i t e s o m m e d ' a r g e n t p o u r l e m e t t r e à m ê m e
de se frayer u n e r o u t e d a n s l ' i n d u s t r i e et de faire f o r t u n e . » ( J a m e s S t e u a r t : Principles of Polit.
Econ. Edit. D u b l i n , 1770, v . I , p. 116).

146
Chapitre VII · Production de valeurs d'usage et production de'la plus-value

m a i s tout objet de travail n'est point m a t i è r e p r e m i è r e ; il ne le devient


qu'après avoir subi déjà u n e modification q u e l c o n q u e effectuée par le tra-
vail.
Le m o y e n de travail est u n e chose ou un e n s e m b l e de choses que
5 l ' h o m m e interpose entre lui et l'objet de son travail c o m m e c o n d u c t e u r s de
son action. Il se sert des propriétés m é c a n i q u e s , physiques, c h i m i q u e s de
certaines choses p o u r les faire agir c o m m e forces sur d'autres choses,
3
c o n f o r m é m e n t à son b u t . Si n o u s laissons de côté la prise de possession de
subsistances toutes trouvées - la cueillette des fruits par exemple, où ce
10 sont les organes de l ' h o m m e qui lui servent d ' i n s t r u m e n t , - n o u s voyons
q u e le travailleur s'empare i m m é d i a t e m e n t , n o n pas de l'objet, m a i s du
m o y e n de son travail. Il convertit ainsi des choses extérieures en organes
de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de m a n i è r e à allonger,
en dépit de la Bible, sa stature naturelle. C o m m e la terre est son m a g a s i n
15 de vivres primitif, elle est aussi l'arsenal primitif de ses m o y e n s de travail.
Elle lui fournit, par exemple, la pierre d o n t il se sert pour frotter, trancher,
presser, lancer, etc. La terre elle-même devient m o y e n de travail, m a i s ne
c o m m e n c e pas à fonctionner c o m m e tel dans l'agriculture, sans q u e t o u t e
4
u n e série d'autres m o y e n s de travail soit p r é a l a b l e m e n t d o n n é e . Dès qu'il
20 est t a n t soit peu développé, le travail ne saurait se passer de m o y e n s déjà
travaillés. D a n s les plus a n c i e n n e s cavernes on trouve des i n s t r u m e n t s et
des armes de pierre. A côté des coquillages, des pierres, des bois et des os
façonnés, on voit figurer au p r e m i e r rang p a r m i les m o y e n s de travail pri-
mitifs l'animal d o m p t é et apprivoisé, c'est-à-dire déjà modifié par le tra-
5
25 v a i l . L'emploi et la création de m o y e n s de travail, quoiqu'ils se trouvent
en germe chez q u e l q u e s espèces animales, caractérisent é m i n e m m e n t le
travail h u m a i n . Aussi F r a n k l i n donne-t-il cette définition de l ' h o m m e :
l ' h o m m e est un a n i m a l fabricateur d'outils (« a toolmaking a n i m a l » ) . Les dé-
bris des anciens m o y e n s de travail ont p o u r l'étude des formes é c o n o m i -
30 ques des sociétés disparues la m ê m e i m p o r t a n c e que la structure des os fos-
siles p o u r la c o n n a i s s a n c e de l'organisation des races éteintes. Ce qui
distingue u n e é p o q u e é c o n o m i q u e d ' u n e autre, c'est m o i n s ce q u e l'on fa-
3
« L a maison est aussi p u i s s a n t e q u e r u s é e . Sa r u s e consiste en g é n é r a l d a n s c e t t e activité en-
t r e m e t t e u s e q u i en laissant agir les objets les u n s sur les autres c o n f o r m é m e n t à leur p r o p r e
35 n a t u r e , sans se m ê l e r d i r e c t e m e n t à leur a c t i o n r é c i p r o q u e , en arrive n é a n m o i n s à a t t e i n d r e
u n i q u e m e n t le b u t q u ' e l l e se p r o p o s e . » ( H e g e l : Encyclopédie, Erster Theil. - Die Logik, Berlin
1840, p. 382.)
4
D a n s son ouvrage d'ailleurs p i t o y a b l e : Théorie de l'Écon. Polit., Paris, 1815, G a n i l h objecte
a u x physiocrates, et é n u m è r e très-bien, la g r a n d e série de t r a v a u x q u i f o r m e n t la b a s e p r é l i m i -
40 n a i r e d e l'agriculture p r o p r e m e n t dite.
s
D a n s ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1766, T u r g o t fait parfaite-
m e n t ressortir l ' i m p o r t a n c e d e l ' a n i m a l apprivoisé e t d o m p t é p o u r les c o m m e n c e m e n t s d e l a
culture.

147
Troisième section · La production de la plus-value absolue

brique, q u e la m a n i è r e de fabriquer, les m o y e n s de travail par lesquels on


6
fabrique . Les m o y e n s de travail sont les gradimètres du d é v e l o p p e m e n t du
travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille.
C e p e n d a n t les m o y e n s m é c a n i q u e s , d o n t l'ensemble p e u t être n o m m é le
système osseux et m u s c u l a i r e de la production, offrent des caractères bien 5
plus distinctifs d ' u n e é p o q u e é c o n o m i q u e que les m o y e n s q u i ne servent
q u ' à recevoir et à conserver les objets ou produits du travail, et d o n t l'en-
semble forme c o m m e le système vasculaire de la production, tels que, par
exemple, vases, corbeilles, pots et cruches, etc. Ce n'est q u e d a n s la fabrica-
tion c h i m i q u e qu'ils c o m m e n c e n t à j o u e r un rôle plus i m p o r t a n t . 10
Outre les choses qui servent d'intermédiaires, de c o n d u c t e u r s de l'action
de l ' h o m m e sur son objet, les m o y e n s du travail c o m p r e n n e n t , d a n s un
sens plus large, toutes les conditions matérielles qui, sans rentrer directe-
m e n t d a n s ses opérations, sont c e p e n d a n t indispensables ou d o n t l'absence
le rendrait défectueux. L ' i n s t r u m e n t général de ce genre est encore la terre, 15
car elle fournit au travailleur le locus standi, sa base f o n d a m e n t a l e , et à son
activité le c h a m p où elle p e u t se déployer, son field of employment. Des
m o y e n s de travail de cette catégorie, ||78| m a i s déjà dus à un travail a n t é -
rieur, sont les ateliers, les chantiers, les c a n a u x , les routes, etc.
D a n s le procès de travail l'activité de l ' h o m m e effectue d o n c à l'aide des 20
m o y e n s de travail u n e modification voulue de son objet. Le procès s'éteint
d a n s le produit, c'est-à-dire d a n s u n e valeur d'usage, u n e m a t i è r e naturelle
assimilée aux besoins h u m a i n s par un c h a n g e m e n t de forme. Le travail, en
se c o m b i n a n t avec son objet, s'est matérialisé et la m a t i è r e est travaillée.
Ce qui était du m o u v e m e n t chez le travailleur, apparaît m a i n t e n a n t dans le 25
produit c o m m e u n e propriété en repos. L'ouvrier a tissé et le produit est un
tissu.
Si l'on considère l'ensemble de ce m o u v e m e n t au point de vue de son ré-
sultat, du produit, alors tous les deux, m o y e n et objet de travail, se présen-
7
tent c o m m e m o y e n s de p r o d u c t i o n , et le travail l u i - m ê m e c o m m e travail 30
8
productif . .
6
De t o u t e s les m a r c h a n d i s e s , les m a r c h a n d i s e s de l u x e p r o p r e m e n t dites s o n t les p l u s insigni-
fiantes p o u r c e q u i c o n c e r n e l a c o m p a r a i s o n t e c h n o l o g i q u e des différentes é p o q u e s d e p r o -
d u c t i o n . B i e n q u e les histoires écrites j u s q u ' i c i t é m o i g n e n t d ' u n e p r o f o n d e i g n o r a n c e d e t o u t
ce qui regarde la p r o d u c t i o n m a t é r i e l l e , b a s e de t o u t e vie sociale, et par c o n s é q u e n t de t o u t e 35
histoire réelle, on a n é a n m o i n s p a r s u i t e des r e c h e r c h e s scientifiques d e s n a t u r a l i s t e s q u i
n ' o n t r i e n d e c o m m u n avec les r e c h e r c h e s s o i - d i s a n t h i s t o r i q u e s , caractérisé les t e m p s p r é h i s -
t o r i q u e s d'après l e u r m a t é r i e l d ' a r m e s et d ' o u t i l s , sous les n o m s d'âge de pierre, d'âge de
b r o n z e et d'âge de fer.
7
II s e m b l e p a r a d o x a l d ' a p p e l e r p a r e x e m p l e le p o i s s o n q u i n'est p a s e n c o r e pris un m o y e n de 40
p r o d u c t i o n p o u r l a p ê c h e . M a i s j u s q u ' i c i o n n ' a pas e n c o r e trouvé l e m o y e n d e p r e n d r e des
poissons d a n s les e a u x où il n ' y en a p a s .
8
Cette d é t e r m i n a t i o n du travail p r o d u c t i f d e v i e n t t o u t à fait insuffisante dès q u ' i l s'agit de la
p r o d u c t i o n capitaliste.

148
Chapitre VII • Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

Si u n e valeur d'usage est le produit d ' u n procès de travail, il y entre


c o m m e m o y e n s de p r o d u c t i o n d'autres valeurs d'usage, produits elles-
m ê m e s d ' u n travail antérieur. La m ê m e valeur d'usage, p r o d u i t d ' u n tra-
vail, devient le m o y e n de p r o d u c t i o n d ' u n autre. Les produits ne sont d o n c
5 pas s e u l e m e n t des résultats, m a i s encore des conditions du procès de tra-
vail.
L'objet du travail est fourni par la n a t u r e seule d a n s l'industrie extrac-
tive, - exploitation des m i n e s , chasse, pêche, etc., - et m ê m e d a n s l'agri-
culture en t a n t qu'elle se borne à défricher des terres encore vierges. Toutes
10 les autres b r a n c h e s d'industrie m a n i p u l e n t des matières premières, c'est-à-
dire des objets déjà filtrés par le travail, c o m m e , par exemple, les semences
en agriculture. Les a n i m a u x et les plantes q u e d ' h a b i t u d e on considère
c o m m e des produits naturels sont, d a n s leurs formes actuelles, les produits
n o n - s e u l e m e n t du travail de l'année dernière, m a i s encore, d ' u n e transfor-
15 m a t i o n c o n t i n u é e p e n d a n t des siècles sous la surveillance et par l'entre-
mise du travail h u m a i n . Q u a n t a u x i n s t r u m e n t s p r o p r e m e n t dits, la plupart
d'entre eux m o n t r e n t au regard le plus superficiel les traces d ' u n travail
passé.
La matière première p e u t former la s u b s t a n c e principale d ' u n produit ou
20 n'y entrer q u e sous la forme de m a t i è r e auxiliaire. Celle-ci est alors
c o n s o m m é e par le m o y e n de travail, c o m m e la houille, par la m a c h i n e à
vapeur, l'huile par la roue, le foin par le cheval de trait; ou b i e n elle est
j o i n t e à la m a t i è r e première p o u r y opérer u n e modification, c o m m e le
chlore à la toile écrue, le c h a r b o n au fer, la couleur à la laine, ou b i e n en-
25 core elle aide le travail l u i - m ê m e à s'accomplir, c o m m e , par e x e m p l e , les
matières usées d a n s l'éclairage et le chauffage de l'atelier. La différence en-
tre matières principales et matières auxiliaires se confond d a n s la fabrica-
tion c h i m i q u e p r o p r e m e n t dite, où a u c u n e des matières employées ne repa-
9
raît c o m m e s u b s t a n c e d u p r o d u i t .
30 C o m m e t o u t e chose possède des propriétés diverses et prête, par cela
m ê m e , à plus d ' u n e application, le m ê m e produit est susceptible de former
la m a t i è r e première de différentes opérations. Les grains servent ainsi de
matière p r e m i è r e au m e u n i e r , à l'amidonnier, au distillateur, à l'éleveur de
bétail, etc.; ils d e v i e n n e n t , c o m m e semence, m a t i è r e première de leur pro-
35 pre production. De m ê m e le c h a r b o n sort c o m m e produit de l'industrie mi-
nière et y entre c o m m e m o y e n de p r o d u c t i o n .
D a n s la m ê m e opération, le m ê m e produit p e u t servir et de m o y e n de
travail et de m a t i è r e p r e m i è r e ; dans l'engraissement du bétail, par exem-
9
Storch d i s t i n g u e l a m a t i è r e p r e m i è r e p r o p r e m e n t dite q u ' i l n o m m e s i m p l e m e n t « m a t i è r e » ,
40 des m a t i è r e s auxiliaires, q u ' i l d é s i g n e s o u s l e n o m d e « m a t é r i a u x » , e t q u e C h e r b u l i e z appelle
«matières instrumentales».

149
Troisième section • La production de la plus-value absolue

pie, l'animal, la m a t i è r e travaillée, fonctionne aussi c o m m e m o y e n p o u r la


préparation du fumier.
Un produit qui déjà existe sous u n e forme qui le r e n d propre à la
c o n s o m m a t i o n , p e u t c e p e n d a n t devenir à son t o u r m a t i è r e p r e m i è r e d ' u n
autre p r o d u i t ; le raisin est la m a t i è r e première du vin. Il y a aussi des tra- 5
vaux d o n t les produits sont impropres à t o u t autre service q u e celui de m a -
tière première. D a n s cet état, le produit n ' a reçu, c o m m e on dit, q u ' u n e
demi-façon et il serait m i e u x de dire qu'il n'est q u ' u n produit sériel ou gra-
dué, c o m m e , par exemple, le coton, les filés, le calicot, etc. La m a t i è r e pre-
mière originaire, q u o i q u e produit elle-même, p e u t avoir à parcourir t o u t e 10
u n e échelle de r e m a n i e m e n t s d a n s lesquels, sous u n e forme toujours m o d i -
fiée, elle fonctionne toujours c o m m e m a t i è r e première j u s q u ' à la dernière
opération qui l'élimine c o m m e objet de c o n s o m m a t i o n ou m o y e n de tra-
vail.
On le voit: le caractère de produit, de m a t i è r e première ou de m o y e n de 15
travail ne s'attache à u n e valeur d'usage que suivant la position d é t e r m i n é e
qu'elle remplit d a n s le procès de travail, que d'après la place qu'elle y oc-
cupe, et son c h a n g e m e n t de place change sa d é t e r m i n a t i o n .
T o u t e valeur d'usage e n t r a n t dans des opérations nouvelles c o m m e
m o y e n de production, perd d o n c son caractère de produit, et ne f o n c t i o n n e 20
plus q u e c o m m e facteur du travail vivant. Le fileur traite les broches et le
lin s i m p l e m e n t c o m m e m o y e n et objet de son travail. Il est certain q u ' o n
ne peut filer sans i n s t r u m e n t s et sans m a t i è r e ; aussi l'existence de ces pro-
duits est-elle déjà s o u s - e n t e n d u e au d é b u t du filage. M a i s , dans ce dernier
acte, il est tout aussi indifférent que lin et broches soient des produits d ' u n 25
travail antérieur, qu'il est indifférent dans l'acte de la n u t r i t i o n q u e le p a i n
soit le produit des travaux antérieurs du cultivateur, du m e u n i e r , du b o u -
langer, et ainsi de suite. T o u t au contraire, ce n'est q u e par leurs défauts
q u ' u n e fois l'œuvre m i s e en train, les m o y e n s de p r o d u c t i o n font valoir
leur caractère de produits. D e s c o u t e a u x qui ne c o u p e n t pas, du fil q u i se 30
casse à tout m o m e n t , éveillent le souvenir désagréable de leurs fabricants.
Le b o n produit ne fait pas sentir le travail d o n t il tire ses qualités utiles.
U n e m a c h i n e qui ne sert pas au travail est inutile. Elle se détériore en
outre sous l'influence des||79|tructive des agents naturels. Le fer se rouille,
le bois pourrit, la laine n o n travaillée est rongée par les vers. Le travail vi- 35
vant doit resaisir ces objets, les ressusciter des morts et les convertir d'utili-
tés possibles en utilités efficaces. Léchés par la flamme du travail, trans-
formés en ses organes, appelés par son souffle à remplir leurs fonctions
propres, ils sont aussi c o n s o m m é s , m a i s pour un b u t d é t e r m i n é , c o m m e
éléments formateurs d e n o u v e a u x produits. 40
Or, si des produits sont n o n s e u l e m e n t le résultat, m a i s encore la condi-

150
Chapitre VII • Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

tion d'existence du procès de travail, ce n'est q u ' e n les y j e t a n t , q u ' e n les


m e t t a n t en contact avec le travail vivant, que ces résultats du travail passé
peuvent être conservés et utilisés.
Le travail u s e ses é l é m e n t s matériels, son objet et ses m o y e n s , et est par
5 c o n s é q u e n t un acte de c o n s o m m a t i o n . Cette c o n s o m m a t i o n productive se
distingue de la c o n s o m m a t i o n individuelle en ce q u e celle-ci c o n s o m m e
les produits c o m m e m o y e n s de j o u i s s a n c e de l'individu, tandis q u e celle-là
les c o n s o m m e c o m m e m o y e n s de f o n c t i o n n e m e n t du travail. Le produit de
la c o n s o m m a t i o n individuelle est, par c o n s é q u e n t , le c o n s o m m a t e u r lui-
10 m ê m e ; le résultat de la c o n s o m m a t i o n productive est un produit distinct
du consommateur.
En t a n t q u e ses m o y e n s et son objet sont déjà des produits, le travail
c o n s o m m e des produits p o u r créer des produits, ou bien e m p l o i e les pro-
duits c o m m e m o y e n s de p r o d u c t i o n de produits n o u v e a u x . M a i s le procès
15 de travail qui p r i m i t i v e m e n t se passe entre l ' h o m m e et la terre - qu'il
trouve en dehors de lui - ne cesse j a m a i s n o n plus d'employer des m o y e n s
d e p r o d u c t i o n d e p r o v e n a n c e naturelle, n e représentant a u c u n e c o m b i n a i -
son entre les éléments naturels et le travail h u m a i n .
Le procès de travail tel q u e n o u s venons de l'analyser d a n s ces m o m e n t s
20 simples et abstraits, - l'activité q u i a p o u r b u t la p r o d u c t i o n de valeurs
d'usage, l'appropriation des objets extérieurs a u x besoins - est la condition
générale des échanges matériels entre l ' h o m m e et la n a t u r e , u n e nécessité
physique de la vie h u m a i n e , i n d é p e n d a n t e par cela m ê m e de toutes ses
formes sociales, ou plutôt également c o m m u n e à toutes. N o u s n'avions
25 d o n c pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur.
L ' h o m m e et son travail d ' u n côté, la n a t u r e et ses matières de l'autre, n o u s
suffisaient. Pas plus q u e l'on ne devine au goût du froment qui l'a cultivé,
on ne saurait, d'après les d o n n é e s du travail utile, conjecturer les condi-
tions sociales d a n s lesquelles il s'accomplit. A-t-il été exécuté sous le fouet
30 brutal du surveillant d'esclaves ou sous l'œil i n q u i e t du capitaliste? Avons-
n o u s affaire à C i n c i n n a t u s l a b o u r a n t son lopin de terre ou au sauvage abat-
10
tant du gibier d ' u n c o u p de pierre? R i e n ne n o u s l ' i n d i q u e .
R e v e n o n s à notre capitaliste en herbe. N o u s l'avons p e r d u de vue au m o -
m e n t où il vient d'acheter sur le m a r c h é tous les facteurs nécessaires à l'ac-
35 complissement du travail, les facteurs objectifs - m o y e n s de p r o d u c t i o n -
10
C'est p r o b a b l e m e n t p o u r cela q u e , p a r u n p r o c é d é d e « h a u t e » l o g i q u e , l e c o l o n e l T o r r e n s a
d é c o u v e r t d a n s la pierre du sauvage, - l'origine du capital. « D a n s la p r e m i è r e p i e r r e q u e le sau-
vage lance sur le gibier q u ' i l poursuit, d a n s le p r e m i e r b â t o n q u ' i l saisit p o u r a b a t t r e le fruit
qu'il n e p e u t a t t e i n d r e avec l a m a i n , n o u s voyons l ' a p p r o p r i a t i o n d ' u n article d a n s l e b u t d ' e n
40 acquérir un a u t r e , et n o u s d é c o u v r o n s ainsi - l'origine du c a p i t a l » ( R . T o r r e n s : An Essay on
the Production of Wealth, etc. p. 70, 71). C'est p r o b a b l e m e n t aussi grâce à ce p r e m i e r b â t o n , en
vieux français estoc, en a l l e m a n d stock, q u ' e n anglais stock d e v i e n t le s y n o n y m e de capital.

151
Troisième section • La production de la plus-value absolue

et le facteur subjectif - force de travail. Il les a choisis en c o n n a i s s e u r et en


h o m m e avisé, tels qu'il les faut p o u r son genre d'opération particulier, fi-
lage, cordonnerie, etc. Il se m e t d o n c à c o n s o m m e r la m a r c h a n d i s e qu'il a
achetée, la force de travail, ce qui revient à dire qu'il fait c o n s o m m e r les
m o y e n s de p r o d u c t i o n par le travail. La n a t u r e générale du travail n'est évi- 5
d e m m e n t point du tout modifiée, parce que l'ouvrier accomplit son travail
n o n pour l u i - m ê m e , m a i s p o u r l e capitaliste. D e m ê m e l'intervention d e
celui-ci ne saurait n o n plus changer s o u d a i n e m e n t les procédés particuliers
par lesquels on fait des bottes ou des filés. L ' a c h e t e u r de la force de travail
doit la prendre telle qu'il la trouve sur le m a r c h é , et par c o n s é q u e n t aussi le 10
travail tel qu'il s'est développé dans u n e période où il n ' y avait pas encore
de capitalistes. Si le m o d e de production vient l u i - m ê m e à se transformer
p r o f o n d é m e n t en raison de la subordination du travail au capital, cela n'ar-
rive que plus tard, et alors s e u l e m e n t n o u s en tiendrons c o m p t e .
Le procès de travail, en t a n t q u e c o n s o m m a t i o n de la force de travail par 15
le capitaliste, ne m o n t r e q u e d e u x p h é n o m è n e s particuliers.
L'ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste a u q u e l son travail ap-
partient. Le capitaliste veille soigneusement à ce q u e la besogne soit pro-
p r e m e n t faite et les m o y e n s de p r o d u c t i o n employés suivant le b u t cherché,
à ce q u e la matière première ne soit pas gaspillée et q u e l ' i n s t r u m e n t de 20
travail n'éprouve q u e le d o m m a g e inséparable de son emploi.
En second lieu, le p r o d u i t est la propriété du capitaliste et n o n du pro-
d u c t e u r i m m é d i a t , du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur
journalière de la force de travail, dont, par c o n s é q u e n t , l'usage lui appar-
t i e n t d u r a n t la j o u r n é e , tout c o m m e celui d ' u n cheval qu'il a loué à la j o u r - 25
n é e . L'usage de la m a r c h a n d i s e appartient à l'acheteur et en d o n n a n t son
travail, le possesseur de la force de travail ne d o n n e en réalité q u e la valeur
d'usage qu'il a v e n d u e . Dès son entrée dans l'atelier, l'utilité de sa force, le
travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capita-
liste a incorporé le travail c o m m e ferment de vie a u x é l é m e n t s passifs du 30
produit, d o n t il était aussi nanti. A son point de vue, le procès de travail
n ' e s t que la c o n s o m m a t i o n de la force de travail, de la m a r c h a n d i s e q u ' i l a
achetée, m a i s qu'il ne saurait c o n s o m m e r sans lui ajouter des m o y e n s de
production. Le procès de travail est u n e opération entre choses qu'il a
achetées, q u i lui appartiennent. Le produit de cette opération lui appar- 35
tient d o n c au m ê m e titre q u e le produit de la fermentation d a n s son cel-
11
lier . I

11
« L e s p r o d u i t s sont appropriés a v a n t d'être transformés e n c a p i t a l ; leur t r a n s f o r m a t i o n n e les
d é r o b e pas à cette a p p r o p r i a t i o n . » ( C h e r b u l i e z : Riche ou Pauvre, édit. Paris 1 8 4 1 , p . 5 4 ) . « L e
prolétaire e n v e n d a n t son travail c o n t r e u n q u a n t u m d é t e r m i n é d ' a p p r o v i s i o n n e m e n t , r e n o n c e 40
complètement à toute participation au produit. L'appropriation des produits reste la m ê m e
Chapitre VII • Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

|80| II
Production de la plus-value

Le produit - propriété du capitaliste - est u n e valeur d'usage, telle q u e des


filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fas-
5 sent en q u e l q u e sorte m a r c h e r le m o n d e , et q u e n o t r e capitaliste soit assu-
r é m e n t h o m m e de progrès, s'il fait des bottes, ce n'est pas par a m o u r des
bottes. En général, d a n s la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , la valeur d'usage n'est
pas chose q u ' o n a i m e p o u r elle-même. Elle n ' y sert q u e de porte-valeur. Or,
p o u r notre capitaliste, il s'agit d'abord de produire un objet u t i l e q u i ait
10 u n e valeur échangeable, un article destiné à la vente, u n e m a r c h a n d i s e . Et,
de plus, il veut q u e la valeur de cette m a r c h a n d i s e surpasse celle des m a r -
chandises nécessaires pour la produire, c'est-à-dire la s o m m e de valeurs
des m o y e n s de p r o d u c t i o n et de la force de travail, p o u r lesquels il a dé-
pensé son cher argent. Il veut produire n o n - s e u l e m e n t u n e chose utile,
15 m a i s u n e valeur, et n o n - s e u l e m e n t u n e valeur, m a i s encore u n e plus-value.
En fait, j u s q u ' i c i n o u s n ' a v o n s considéré la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e q u ' à
un seul point de vue, celui de la valeur d'usage. M a i s de m ê m e q u e la m a r -
chandise est à la fois valeur d'usage et valeur d'échange, de m ê m e sa pro-
duction doit être à la fois formation de valeurs d'usage et formation de va-
20 leur.
E x a m i n o n s d o n c m a i n t e n a n t la p r o d u c t i o n au p o i n t de vue de la valeur.
On sait que la valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e est d é t e r m i n é e par le q u a n t u m
de travail matérialisé en elle, par le t e m p s socialement nécessaire à sa pro-
duction. Il n o u s faut d o n c calculer le travail c o n t e n u dans le produit q u e
25 notre capitaliste a fait fabriquer, soit dix livres de filés.
Pour produire les filés, il avait besoin d ' u n e m a t i è r e première, m e t t o n s
dix livres de coton. I n u t i l e de chercher m a i n t e n a n t quelle est la valeur de
ce coton, car le capitaliste l'a acheté sur le m a r c h é ce qu'il valait, par e x e m -
ple 10 schellings. D a n s ce prix le travail exigé pour la p r o d u c t i o n du coton
30 est déjà représenté c o m m e travail social m o y e n . A d m e t t o n s encore q u e
l'usure des broches - et elles n o u s représentent tous les autres m o y e n s de

q u ' a u p a r a v a n t ; elle n ' e s t m o d i f i é e e n a u c u n e sorte par l a c o n v e n t i o n m e n t i o n n é e . L e p r o d u i t


a p p a r t i e n t e x c l u s i v e m e n t au capitaliste q u i a livré les m a t i è r e s p r e m i è r e s et l ' a p p r o v i s i o n n e -
m e n t . C'est là u n e c o n s é q u e n c e r i g o u r e u s e de la loi d ' a p p r o p r i a t i o n d o n t le principe fondamen-
35 tal était au c o n t r a i r e le d r o i t de p r o p r i é t é exclusif de c h a q u e travailleur à son p r o d u i t . » (1. c.
p. 58). « Q u a n d les ouvriers t r a v a i l l e n t p o u r un salaire, le capitaliste est p r o p r i é t a i r e n o n - s e u l e -
m e n t d u capital ( m o y e n s d e p r o d u c t i o n ) , m a i s e n c o r e d u travail (of l a b o u r also). S i l'on c o m -
p r e n d , c o m m e c'est l'usage, d a n s la n o t i o n de capital ce q u i est payé p o u r salaires, il est ab-
surde d e p a r l e r s é p a r é m e n t d u c a p i t a l e t d u travail. L e m o t c a p i t a l d a n s c e sens r e n f e r m e d e u x
40 choses, capital et travail.» ( J a m e s M i l l : Elements of Polit. Econ., etc. p. 70, 71).

153
Troisième section • La production de la plus-value absolue

travail employés - s'élève à 2 schellings. Si u n e masse d'or de 12 schellings


est le produit de vingt-quatre heures de travail, il s'en suit qu'il y a d e u x
j o u r n é e s de travail réalisées dans les filés.
Cette circonstance, q u e le coton a changé de forme et q u e l'usure a fait
disparaître u n e quote-part des broches, ne doit pas n o u s dérouter. D'après 5
la loi générale des échanges, dix livres de filés sont l'équivalent de dix li-
vres de coton et un quart de broche, si la valeur de q u a r a n t e livres de filés
égale la valeur de q u a r a n t e livres de coton, plus u n e b r o c h e entière, c'est-à-
dire si le m ê m e t e m p s de travail est nécessaire p o u r p r o d u i r e l'un ou l'autre
terme de cette é q u a t i o n . D a n s ce cas le m ê m e t e m p s de travail se repré- 10
sente u n e fois en filés, l'autre fois en coton et broche. Le fait q u e b r o c h e et
coton, au lieu de rester en repos l'un à côté de l'autre, se sont c o m b i n é s
p e n d a n t le filage qui, en c h a n g e a n t leurs formes usuelles, les a convertis en
filés, n'affecte pas plus leur valeur que ne le ferait leur simple é c h a n g e
contre un équivalent en filés. 15
Le t e m p s de travail nécessaire pour produire les filés, c o m p r e n d le t e m p s
de travail nécessaire p o u r produire leur matière première, le coton. Il en est
12
d e m ê m e d u temps nécessaire p o u r reproduire les broches u s é e s .
En calculant la valeur des filés, c'est-à-dire le t e m p s nécessaire à leur
production, on doit d o n c considérer les différents travaux, - séparés par le 20
temps et l'espace qu'il faut parcourir, d'abord p o u r p r o d u i r e coton et
broches, ensuite pour faire des filés - c o m m e des phases successives de la
m ê m e opération. T o u t le travail c o n t e n u dans les filés est du travail passé,
et peu importe q u e le travail exigé p o u r produire leurs éléments constitutifs
soit écoulé avant le t e m p s dépensé dans l'opération finale, le filage. S'il 25
faut trente journées, par exemple, pour construire u n e m a i s o n , la s o m m e
de travail qui y est incorporée ne change pas de grandeur, bien q u e la tren-
tième j o u r n é e de travail n ' e n t r e dans la production q u e vingt-neuf jours
après la première. De m ê m e le temps de travail c o n t e n u d a n s la m a t i è r e
première et les i n s t r u m e n t s du filage doit être c o m p t é c o m m e s'il eût été 30
dépensé d u r a n t le cours de cette opération m ê m e .
Il faut, b i e n e n t e n d u , q u e d e u x conditions soient remplies : en p r e m i e r
lieu, q u e les m o y e n s aient réellement servi à produire u n e valeur d'usage,
d a n s notre cas des filés. Peu importe à la valeur le genre de valeur d'usage
q u i la s o u t i e n t ; mais elle doit être s o u t e n u e par u n e valeur d'usage. Seeon- 35
d e m e n t , il est s o u s - e n t e n d u q u ' o n n ' e m p l o i e q u e le t e m p s de travail n é -
cessaire dans les conditions n o r m a l e s de la production. Si u n e livre de co-
t o n suffit en m o y e n n e pour faire u n e livre de filés, ce n ' e s t q u e la valeur
12
« N o n s e u l e m e n t l e travail a p p l i q u é i m m é d i a t e m e n t a u x m a r c h a n d i s e s affecte l e u r valeur,
m a i s e n c o r e le travail i n c o r p o r é d a n s les fournitures, les outils et les c o n s t r u c t i o n s s a n s les- 40
quelles un tel travail ne p o u r r a i t avoir l i e u . » (Ricardo 1. c. p. 16).

154
Chapitre VII · Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

d ' u n e livre de c o t o n q u i sera i m p u t é e à la valeur d ' u n e livre de filés. Le ca-


pitaliste aurait la fantaisie d'employer des broches d'or, qu'il ne serait
n é a n m o i n s c o m p t é d a n s la valeur des filés q u e le t e m p s de travail n é c e s -
saire p o u r p r o d u i r e l ' i n s t r u m e n t de fer. |
5 |81[ N o u s c o n n a i s s o n s à présent la valeur q u e le coton et l'usure des
broches d o n n e n t a u x filés. Elle est égale à 12 sh. - l'incorporation de d e u x
j o u r n é e s de travail. R e s t e d o n c à chercher c o m b i e n de valeur c'est q u e le
travail du fileur ajoute au produit.
Ce travail se p r é s e n t e m a i n t e n a n t sous un nouvel aspect. D ' a b o r d c'était
10 l'art de filer. Plus valait le travail, plus valaient les filés, toutes les autres
circonstances restant les m ê m e s . Le travail du fileur se distinguait d'autres
travaux productifs par son but, ses procédés t e c h n i q u e s , les propriétés de
son p r o d u i t et ses m o y e n s de p r o d u c t i o n spécifiques. Avec le coton et les
broches q u ' e m p l o i e le fileur on ne saurait faire des c a n o n s rayés. Par
15 contre, en t a n t q u ' i l est source de valeur, le travail du fileur ne diffère en
rien de celui du foreur de c a n o n s , ou, ce q u i vaut m i e u x , de celui du plan-
teur de coton ou du fabricant de broches, c'est-à-dire des travaux réalisés
d a n s les m o y e n s de p r o d u c t i o n des filés. Si ces travaux, malgré la diffé-
rence de leurs formes utiles, n ' é t a i e n t pas d ' u n e essence i d e n t i q u e , ils ne
20 p o u r r a i e n t pas constituer des portions, indistinctes q u a n t à leur qualité, du
travail total réalisé d a n s le produit. Dès lors les valeurs coton et b r o c h e s ne
c o n s t i t u e r a i e n t pas n o n plus des parties intégrantes de la valeur totale des
filés. En effet, ce q u i i m p o r t e ici, ce n'est plus la qualité m a i s la q u a n t i t é
du travail; c'est elle seule q u i entre en ligne de c o m p t e . A d m e t t o n s q u e le
25 filage soit du travail simple m o y e n . On verra plus tard q u e la supposition
contraire ne changerait r i e n à l'affaire.
P e n d a n t le procès de la p r o d u c t i o n , le travail passe sans cesse de la
forme d y n a m i q u e à la forme statique. U n e h e u r e de travail par exemple,
c'est-à-dire la d é p e n s e en force vitale du fileur d u r a n t u n e h e u r e , se repré-
30 sente d a n s u n e q u a n t i t é d é t e r m i n é e de filés.
Ce q u i est ici d ' u n e i m p o r t a n c e décisive, c'est q u e p e n d a n t la d u r é e de la
transformation du c o t o n en filés, il ne se d é p e n s e q u e le t e m p s de travail
socialement nécessaire. Si dans les c o n d i t i o n s n o r m a l e s , c'est-à-dire so-
ciales, m o y e n n e s de la p r o d u c t i o n , il faut q u e d u r a n t u n e h e u r e de travail
35 A liv. de coton soient converties en B liv. de filés, on ne c o m p t e c o m m e
j o u r n é e de travail de 12 h e u r e s q u e la j o u r n é e de travail q u i convertit
12 χ A liv. de c o t o n en 12 x B liv. de filés. Le t e m p s de travail s o c i a l e m e n t
nécessaire est en effet le seul q u i c o m p t e d a n s la formation de la valeur.
On r e m a r q u e r a q u e n o n - s e u l e m e n t le travail, m a i s aussi les m o y e n s de
40 p r o d u c t i o n et le p r o d u i t o n t m a i n t e n a n t c h a n g é de rôle. La m a t i è r e pre-
m i è r e ne fait q u e s ' i m b i b e r d ' u n e certaine q u a n t i t é de travail. Il est vrai

155
Troisième section • La production de ia plus-value absolue

q u e cette absorption la convertit en filés, a t t e n d u que la force vitale de


l'ouvrier a été dépensée sous forme de filage, m a i s le produit en filés ne
sert q u e de gradimètre i n d i q u a n t la q u a n t i t é de travail i m b i b é e par le co-
ton ; - par exemple dix livres de filés i n d i q u e r o n t six h e u r e s de travail, s'il
faut u n e h e u r e p o u r filer 1 liv. % de coton. Certaines quantités de p r o d u i t 5
d é t e r m i n é e s d'après les d o n n é e s de l'expérience ne représentent q u e des
masses de travail solidifié - la matérialité d ' u n e h e u r e , de d e u x heures,
d ' u n j o u r de travail social.
Q u e le travail soit p r é c i s é m e n t filage, sa m a t i è r e coton et son produit
filé, cela est t o u t à fait indifférent, c o m m e il est indifférent q u e l'objet 10
m ê m e du travail soit déjà m a t i è r e première, c'est-à-dire un produit. Si
l'ouvrier, au lieu d'être occupé dans u n e filature, était employé d a n s u n e
houillère, la n a t u r e lui fournirait son objet de travail. N é a n m o i n s un quan-
tum d é t e r m i n é de houille extrait de sa couche, un q u i n t a l par exemple, re-
présenterait un quantum d é t e r m i n é de travail absorbé. 15
Lors de la vente de la force de travail, il a été s o u s - e n t e n d u q u e sa valeur
journalière = 3 sh., - s o m m e d'or dans laquelle 6 heures de travail sont in-
corporées - et que, par conséquent, il faut travailler 6 h e u r e s p o u r p r o d u i r e
la s o m m e m o y e n n e de subsistances nécessaires à l'entretien q u o t i d i e n du
travailleur. C o m m e n o t r e fileur convertit p e n d a n t 1 h e u r e 1 livre 2 tiers de 20
coton en 1 livre 2 tiers de filés, il convertira en 6 heures 10 livres de coton
13
en 10 livres de filés . P e n d a n t la durée du filage le coton absorbe d o n c
6 heures de travail. Le m ê m e temps de travail est fixé dans u n e s o m m e d'or
de 3 sh. Le fileur a d o n c ajouté au coton u n e valeur de 3 sh.
Faisons m a i n t e n a n t le compte de la valeur totale du produit. Les 10 liv. 25
de filés c o n t i e n n e n t d e u x j o u r n é e s et d e m i e de travail; coton et b r o c h e
c o n t i e n n e n t d e u x j o u r n é e s ; u n e demi-journée a été absorbée d u r a n t le fi-
lage. La m ê m e s o m m e de travail est fixé dans u n e m a s s e d'or de 15 sh. Le
prix de 15 sh. exprime d o n c la valeur exacte de 10 liv. de filés; le prix de
1 sh. 6 d. celle d ' u n e livre. 30
N o t r e capitaliste reste ébahi. La valeur du produit égale la valeur du ca-
pital avancé. La valeur avancée n ' a pas fait de petits ; elle n ' a p o i n t enfanté
de plus-value et l'argent, par c o n s é q u e n t , ne s'est pas m é t a m o r p h o s é en ca-
pital. Le prix de 10 liv. de filés est de 15 sh. et 15 sh. ont été dépensés sur le
m a r c h é p o u r les éléments constitutifs du produit, ou, ce q u i revient au 35
m ê m e , p o u r les facteurs du procès de travail, 10 sh. p o u r le coton, 2 sh.
p o u r l'usure des broches, et 3 sh. p o u r la force de travail. Il ne sert de rien
que la valeur des filés soit enflée, car elle n'est que la s o m m e des valeurs
distribuées auparavant sur ces facteurs, et en les a d d i t i o n n a n t on ne les

13
L e s chiffres sont ici t o u t à fait arbitraires. 40

156
Chapitre VII · Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

14
multiplie p a s . T o u t e s ces valeurs sont m a i n t e n a n t concentrées sur u n ob-
jet, m a i s elles l'étaient aussi dans la s o m m e de 15 sh. avant q u e le capita-
liste les sortît de son gousset pour les subdiviser en trois achats.
Il n'y a rien d'étrange dans ce résultat. La valeur d ' u n e livre de filés re-
5 vient à 1 sh. 6 d. et au m a r c h é ||82| notre capitaliste aurait à payer 15 sh.
pour 10 liv. de filés. Q u ' i l achète sa d e m e u r e t o u t e faite, ou qu'il la fasse
bâtir à ses propres frais, a u c u n e de ces opérations n ' a u g m e n t e r a l'argent
employé à l'acquisition de sa m a i s o n .
Le capitaliste, qui est à cheval sur son é c o n o m i e politique vulgaire,
10 s'écriera peut-être qu'il n ' a avancé son argent qu'avec l'intention de le m u l -
tiplier. M a i s le c h e m i n de l'enfer est pavé de b o n n e s i n t e n t i o n s , et per-
sonne ne p e u t l ' e m p ê c h e r d'avoir l'intention de faire de l'argent sans pro-
15
d u i r e . Il j u r e q u ' o n ne l'y rattrappera plus ; à l'avenir il achètera sur le
m a r c h é , des m a r c h a n d i s e s toutes faites au lieu de les fabriquer l u i - m ê m e .
15 M a i s si tous ses compères capitalistes font de m ê m e , c o m m e n t trouver des
m a r c h a n d i s e s sur le m a r c h é ? P o u r t a n t il ne p e u t m a n g e r son argent. Il se
m e t d o n c à n o u s catéchiser: on devrait p r e n d r e en considération son absti-
n e n c e , il pouvait faire ripaille avec ses 15 schellings; au lieu de cela il les a
c o n s o m m é s p r o d u c t i v e m e n t et en a fait des filés. C'est vrai, m a i s aussi a-
20 t-il des filés et n o n des r e m o r d s . Qu'il p r e n n e garde de partager le sort du
thésauriseur q u i n o u s a m o n t r é où c o n d u i t l'ascétisme.
D'ailleurs là où il n'y a rien le roi perd ses droits. Q u e l q u e soit le m é r i t e
de son abstinence, il ne trouve pas de fonds p o u r la payer p u i s q u e la valeur
de la m a r c h a n d i s e qui sort de la p r o d u c t i o n est tout j u s t e égale à la s o m m e
25 des valeurs qui y sont entrées. Q u e son b a u m e soit cette p e n s é e conso-
lante : la vertu ne se paie q u e par la vertu. M a i s n o n ! il devient i m p o r t u n . Il
n ' a q u e faire de ses filés ; il les a produits p o u r la vente. Eh bien, qu'il les
vende d o n c ! ou ce qui serait plus simple, qu'il ne produise à l'avenir que
des objets nécessaires à sa propre c o n s o m m a t i o n : M a c Culloch, son Escu-
30 lape ordinaire, lui a déjà d o n n é cette p a n a c é e contre les excès é p i d é m i q u e s
de production. Le voilà qui regimbe. L'ouvrier aurait-il la p r é t e n t i o n de bâ-

14
C'est p r i n c i p a l e m e n t s u r c e t t e p r o p o s i t i o n q u e les physiocrates f o n d e n t l e u r d o c t r i n e d e
l ' i m p r o d u c t i v i t é de t o u t travail n o n agricole, et elle est irréfutable p o u r les é c o n o m i s t e s - en
titre. « C e t t e façon d ' i m p u t e r à u n e seule c h o s e la valeur de p l u s i e u r s a u t r e s (par e x e m p l e au
35 lin l a c o n s o m m a t i o n d u t i s s e r a n d ) , d ' a p p l i q u e r , p o u r ainsi dire, c o u c h e s u r c o u c h e , p l u s i e u r s
valeurs sur u n e seule, fait q u e celle-ci grossit d ' a u t a n t . . . . L e t e r m e d ' a d d i t i o n p e i n t t r è s - b i e n
la m a n i è r e d o n t se f o r m e le prix d e s ouvrages de m a i n - d ' œ u v r e ; ce prix n ' e s t q u ' u n t o t a l de
p l u s i e u r s valeurs c o n s o m m é e s et a d d i t i o n n é e s e n s e m b l e ; or a d d i t i o n n e r n ' e s t p a s m u l t i p l i e r . »
(Mercier de la Rivière, 1. c. p. 599).
15
40 C'est ainsi par e x e m p l e , q u e d e 1 8 4 4 - 4 7 i l retira u n e p a r t i e d e son c a p i t a l d e l a p r o d u c t i o n
p o u r spéculer sur les a c t i o n s d e c h e m i n d e fer. D e m ê m e , p e n d a n t l a guerre civile a m é r i c a i n e
il ferma sa f a b r i q u e et j e t a ses ouvriers sur le pavé p o u r j o u e r sur les c o t o n s b r u t s à la b o u r s e
de Liverpool.

157
Troisième section • La production de la plus-value absolue

tir en l'air avec ses dix doigts, de produire des m a r c h a n d i s e s avec r i e n ? Ne


lui a-t-il pas fourni la m a t i è r e dans laquelle et avec laquelle seule il p e u t
d o n n e r un corps à son travail? Et, c o m m e la plus grande partie de la so-
ciété civile se compose de pareils va-nu-pieds, n'a-t-il pas avec ses m o y e n s
de production, son coton et ses broches, r e n d u un service i m m e n s e à la 5
susdite société, et plus particulièrement à l'ouvrier a u q u e l il a avancé par-
dessus le m a r c h é la subsistance? Et il ne prendrait rien p o u r ce service!
M a i s est-ce que l'ouvrier ne lui a pas en échange r e n d u le service de
convertir en filés son coton et ses broches? Du reste, il ne s'agit pas ici de
16
services . Le service n'est que l'effet utile d ' u n e valeur d'usage, q u e cel- 10
17
le-ci soit m a r c h a n d i s e ou t r a v a i l . Ce d o n t il s'agit c'est de la valeur
d'échange. Il a payé à l'ouvrier u n e valeur de 3 shellings. Celui-ci lui en
r e n d l'équivalent exact en ajoutant la valeur de 3 sh. au coton, valeur
contre valeur. N o t r e a m i t o u t à l'heure si gonflé d ' o u t r e c u i d a n c e capita-
liste, prend t o u t à c o u p l'attitude m o d e s t e d ' u n simple ouvrier. N'a-t-il pas 15
travaillé lui aussi? Son travail de surveillance et d'inspection, ne forme-t-il
pas aussi de la valeur? Le directeur de sa m a n u f a c t u r e et son contre-maître
en h a u s s e n t les épaules. Sur ces entrefaites le capitaliste a repris, avec un
sourire malin, sa m i n e habituelle. Il se gaussait de n o u s avec ses litanies.
De tout cela il ne d o n n e r a i t pas d e u x sous. Il laisse ces subterfuges, ces fi- 20
nasseries creuses aux professeurs d ' é c o n o m i e politique, ils sont payés p o u r
cela, c'est leur métier. Q u a n t à lui, il est h o m m e pratique et s'il ne réfléchit
pas toujours à ce qu'il dit en dehors de affaires, il sait toujours en affaires
ce qu'il fait.
Regardons-y de plus près. La valeur journalière de la force de travail re- 25
vient à 3 sh. parce qu'il faut u n e demi-journée de travail p o u r produire
q u o t i d i e n n e m e n t cette force, c'est-à-dire q u e les subsistances nécessaires
p o u r l'entretien j o u r n a l i e r de l'ouvrier coûtent u n e demi-journée de travail.

16
« F a i s c h a n t e r tes l o u a n g e s , t a n t q u e t u v o u d r a s . . . . m a i s q u i c o n q u e p r e n d p l u s o u m i e u x
q u ' i l ne d o n n e , , celui-là est un u s u r i e r et ceci s'appelle n o n r e n d r e un service m a i s faire tort à 30
son p r o c h a i n , c o m m e q u i filoute e t pille. N ' e s t p a s service o u bienfait t o u t c e q u ' o n appelle d e
c e n o m . U n h o m m e e t u n e f e m m e a d u l t è r e s s e r e n d e n t service l ' u n à l ' a u t r e e t s e font g r a n d
plaisir. U n reître r e n d à u n a s s a s s i n - i n c e n d i a i r e g r a n d service d e reître e n lui p r ê t a n t a i d e p o u r
faire ses exploits de m e u r t r e et de pillage sur les g r a n d s c h e m i n s , et p o u r a t t a q u e r les p r o p r i é -
tés e t les p e r s o n n e s . Les p a p i s t e s r e n d e n t a u x n ô t r e s u n g r a n d service, e n c e q u ' i l s n e n o i e n t 35
pas, n e b r û l e n t pas, n e t u e n t pas, n e laissent pas p o u r r i r d a n s les c a c h o t s t o u s les n ô t r e s , e t e n
laissant vivre q u e l q u e s - u n s q u ' i l s se c o n t e n t e n t de chasser en l e u r p r e n a n t d ' a b o r d t o u t ce
qu'ils p o s s è d e n t . Le diable l u i - m ê m e r e n d à ses serviteurs un grand, un i n c o m m e n s u r a b l e ser-
vice . . . . E n s o m m e l e m o n d e e n t i e r regorge d e g r a n d s , d'excellents, d e q u o t i d i e n s services e t
bienfaits.» ( M a r t i n L u t h e r : An die Pfarrherrn, wider den Wucher zu predigen, etc. W i t t e m b e r g , 40
1540).
17
« On c o m p r e n d le service q u e la catégorie service doit r e n d r e à u n e espèce d ' é c o n o m i s t e s
c o m m e J . B . Say et F . B a s t i a t . » Karl Marx: «Zur Kritik» etc. p. 14.

158
Chapitre VII · Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

M a i s le travail passé q u e la force de travail recèle et le travail actuel qu'elle


p e u t exécuter, ses frais d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait par
jour, ce sont là d e u x choses tout à fait différentes. Les frais de la force en
d é t e r m i n e n t la valeur d'échange, la dépense de la force en constitue la va-
5 leur d'usage. Si u n e demi-journée de travail suffit p o u r faire vivre l'ouvrier
p e n d a n t 24 heures, il ne s'en suit pas qu'il ne puisse travailler u n e j o u r n é e
t o u t entière. La valeur q u e la force de travail possède et la valeur qu'elle
p e u t créer, diffèrent d o n c de grandeur. C'est cette différence de valeur q u e
le capitaliste avait en vue, lorsqu'il acheta la force de travail. L ' a p t i t u d e de
10 celle-ci, à faire des filés ou des bottes, n ' é t a i t q u ' u n e conditio sine qua non,
car le travail doit être dépensé sous u n e forme utile pour p r o d u i r e de la va-
leur. M a i s ce q u i décida l'affaire, c'était l'utilité spécifique de cette m a r -
chandise, d'être source de valeur et de plus de valeur qu'elle n ' e n possède
elle-même. C'est là le service spécial q u e le capitaliste lui d e m a n d e . Il se
15 conforme en ce cas a u x lois éternelles de l'échange des m a r c h a n d i s e s . En
effet le v e n d e u r de la force de travail, c o m m e le v e n d e u r de ||83| t o u t e autre
m a r c h a n d i s e , en réalise la valeur échangeable et en aliène la valeur
usuelle.
Il ne saurait obtenir l ' u n e sans d o n n e r l'autre. La valeur d'usage de la
20 force de travail, c'est-à-dire le travail, n ' a p p a r t i e n t pas plus au v e n d e u r que
n ' a p p a r t i e n t à l'épicier la valeur d'usage de l'huile v e n d u e . L ' h o m m e aux
écus a payé la valeur j o u r n a l i è r e de la force de travail; son usage p e n d a n t
le jour, le travail d ' u n e j o u r n é e entière lui appartient d o n c . Q u e l'entretien
j o u r n a l i e r de cette force ne coûte q u ' u n e demi-journée de travail, b i e n
25 qu'elle puisse opérer ou travailler p e n d a n t la j o u r n é e entière, c'est-à-dire
que la valeur créée par son usage p e n d a n t un j o u r soit le d o u b l e de sa pro-
pre valeur journalière, c'est là u n e c h a n c e p a r t i c u l i è r e m e n t h e u r e u s e p o u r
l'acheteur, m a i s q u i ne lèse en rien le droit du vendeur.
N o t r e capitaliste a prévu le cas, et c'est ce qui le fait rire. L'ouvrier
30 trouve d o n c dans l'atelier les m o y e n s de p r o d u c t i o n nécessaires pour u n e
j o u r n é e de travail n o n pas de six m a i s de d o u z e heures. P u i s q u e 10 livres
de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en 10 li-
vres de filés, 20 livres de coton absorberont 12 h e u r e s de travail et se trans-
formeront en 20 livres de filés. E x a m i n o n s m a i n t e n a n t le produit du travail
35 prolongé. Les 20 livres de filés c o n t i e n n e n t cinq j o u r n é e s de travail d o n t
quatre étaient réalisées d a n s le coton et les broches c o n s o m m é s , u n e absor-
bée par le coton p e n d a n t l'opération du filage. Or l'expression m o n é t a i r e
de cinq j o u r n é e s de travail est 30 sh. Tel est d o n c le prix des 20 livres de fi-
lés. La livre de filés coûte après c o m m e avant 1 sh. 6 d. M a i s la s o m m e de
40 valeur des m a r c h a n d i s e s employées dans l'opération ne dépassait pas 27 sh.
et la valeur des filés atteint 30 sh. La valeur du produit s'est accrue de % sur

159
Troisième section • La production de la plus-value absolue

la valeur avancée p o u r sa production. Les 27 sh. avancés se sont d o n c trans-


formés en 30 sh. Ils ont enfanté u n e plus-value de 3 sh. Le tour est fait.
L'argent s'est m é t a m o r p h o s é en capital.
Le p r o b l è m e est résolu d a n s tous ses termes. La loi des échanges a été ri-
g o u r e u s e m e n t observée, équivalent contre équivalent. Sur le m a r c h é , le ca- 5
pitaliste achète à sa j u s t e valeur c h a q u e m a r c h a n d i s e - coton, broches,
force de travail. Puis il fait ce que fait tout autre acheteur, il c o n s o m m e
leur valeur d'usage. La c o n s o m m a t i o n de la force de travail, é t a n t en m ê m e
temps production de m a r c h a n d i s e s , rend un produit de 20 livres de filés,
valant 30 sh. Alors le capitaliste qui avait quitté le m a r c h é c o m m e a c h e t e u r 10
y revient c o m m e vendeur. Il vend les filés à 1 sh. 6 d. la livre, pas un liard
au-dessus ou au-dessous de leur valeur et c e p e n d a n t il retire de la circula-
tion 3 sh. de plus qu'il n ' y avait mis. Cette transformation de son argent en
capital se passe d a n s la sphère de la circulation, et ne s'y passe pas. La cir-
culation sert d'intermédiaire. C'est là sur le m a r c h é , q u e se vend la force de 15
travail, pour être exploitée d a n s la sphère de la production, où elle devient
source de plus-value, et t o u t est ainsi p o u r le m i e u x d a n s le meilleur des
m o n d e s possibles.
Le capitaliste, en transformant l'argent en m a r c h a n d i s e s q u i servent
d'éléments matériels d ' u n n o u v e a u produit, en leur incorporant e n s u i t e la 20
force de travail vivant, transforme la valeur - du travail passé, m o r t , de-
venu chose - en capital, en valeur grosse de valeur, m o n s t r e a n i m é q u i se
m e t à travailler c o m m e s'il avait le diable au corps.
La p r o d u c t i o n de plus-value n'est d o n c autre chose q u e la p r o d u c t i o n de
valeur, prolongée au-delà d ' u n certain point. Si le procès de travail ne d u r e 25
q u e j u s q u ' a u point où la valeur de la force de travail payée par le capital est
remplacée par un équivalent n o u v e a u , il y a simple p r o d u c t i o n de valeur;
q u a n d il dépasse cette limite, il y a p r o d u c t i o n de plus-value.
C o m p a r o n s m a i n t e n a n t la p r o d u c t i o n de valeur avec la p r o d u c t i o n de
valeur d'usage. Celle-ci consiste dans le m o u v e m e n t du travail utile. Le 30
procès de travail se présente ici au point de vue de la qualité. C'est u n e ac-
tivité qui, ayant p o u r b u t de satisfaire des besoins déterminés, f o n c t i o n n e
avec des m o y e n s de p r o d u c t i o n conformes à ce but, emploie des procédés
spéciaux, et finalement a b o u t i t à un produit usuel. Par contre, c o m m e pro-
d u c t i o n de valeur, le m ê m e procès ne se présente q u ' a u point de vue de la 35
q u a n t i t é . Il ne s'agit plus ici q u e du t e m p s d o n t le travail a besoin pour son
opération, ou de la période p e n d a n t laquelle le travailleur dépense sa force
vitale en efforts utiles. Les m o y e n s de p r o d u c t i o n f o n c t i o n n e n t m a i n t e n a n t
c o m m e simples m o y e n s d'absorption de travail et ne représentent eux-
m ê m e s q u e la q u a n t i t é de travail réalisé en eux. Q u e le travail soit c o n t e n u 40
d a n s les m o y e n s de p r o d u c t i o n ou qu'il soit ajouté par la force de travail,

160
Chapitre VII · Production de valeurs d'usage et production de la plus-value

on ne le c o m p t e désormais q u e d'après sa durée ; il est de t a n t d'heures, de


t a n t de jours, et ainsi de suite.
Et de plus il ne c o m p t e q u ' a u t a n t q u e le t e m p s employé à la p r o d u c t i o n
de la valeur d'usage est le t e m p s socialement nécessaire. Cette c o n d i t i o n
5 présente plusieurs aspects différents. La force de travail doit fonctionner
dans des conditions n o r m a l e s . Si d a n s le m i l i e u social d o n n é , la m a c h i n e à
filer est l ' i n s t r u m e n t n o r m a l de la filature, il ne faut pas m e t t r e un rouet
entre les m a i n s du fileur. De plus le coton doit être de b o n n e qualité et n o n
de la pacotille se brisant à c h a q u e instant. Sans cela le travailleur emploie-
10 rait dans les d e u x cas plus q u e le temps nécessaire à la p r o d u c t i o n d ' u n e li-
vre de filés, et cet excès de t e m p s ne créerait ni valeur ni argent. M a i s le ca-
ractère n o r m a l des facteurs matériels du travail d é p e n d du capitaliste et
n o n pas de l'ouvrier. D ' a u t r e part, le caractère n o r m a l de la force de travail
elle-même est indispensable. Elle doit posséder dans la spécialité à laquelle
15 on l'emploie le degré m o y e n d'habileté, d'adresse et de célérité; aussi n o t r e
capitaliste a pris b i e n garde de l'acheter telle sur le m a r c h é . Cette force doit
de plus fonctionner avec le degré d'intensité h a b i t u e l . Aussi le capitaliste
veille-t-il a n x i e u s e m e n t à ce q u e l'ouvrier ne ralentisse pas ses efforts et ne
perde pas son t e m p s . Il a acheté cette force p o u r un t e m p s d é t e r m i n é ; il
20 tient à avoir son c o m p t e . Il ne veut pas être volé. Enfin la c o n s o m m a t i o n
des m o y e n s de p r o d u c t i o n doit se faire d ' u n e m a n i è r e n o r m a l e , parce que
le gaspillage des i n s t r u m e n t s et des matières premières représente u n e dé-
pense inutile en travail déjà ||84| réalisé, lequel, par c o n s é q u e n t , n'est pas
18
compté d a n s le p r o d u i t et ne lui ajoute pas de v a l e u r .
18
25 Cette c i r c o n s t a n c e est u n e d e celles q u i r e n c h é r i s s e n t l a p r o d u c t i o n f o n d é e sur l'esclavage.
Là, d'après l ' e x p r e s s i o n f r a p p a n t e des a n c i e n s , le travailleur est c e n s é se d i s t i n g u e r s e u l e m e n t
c o m m e instrumentum vocale de l'instrumentum semi-vocale, l ' a n i m a l , et de l'instrumentum mu-
tum, les i n s t r u m e n t s i n a n i m é s . M a i s l'esclave l u i - m ê m e fait b i e n s e n t i r a u x a n i m a u x e t a u x
i n s t r u m e n t s d e travail q u ' i l s s o n t loin d'être ses é g a u x , q u ' i l est h o m m e . P o u r s e d o n n e r cette
30 j o u i s s a n c e , il les m a l t r a i t e con amore. A u s s i est-ce un p r i n c i p e é c o n o m i q u e , a c c e p t é d a n s ce
m o d e d e p r o d u c t i o n , q u ' i l faut e m p l o y e r les i n s t r u m e n t s d e travail les p l u s r u d e s e t les p l u s
l o u r d s , p a r c e q u e l e u r grossièreté et l e u r p o i d s les r e n d e n t p l u s difficiles à détériorer. J u s q u ' à
l'explosion de la guerre civile, on trouvait d a n s les É t a t s à esclaves situés sur le golfe du M e x i -
q u e des c h a r m e s d e c o n s t r u c t i o n c h i n o i s e q u i fouillaient l e sol c o m m e l e p o r c e t l a t a u p e ,
35 s a n s le fendre ni le r e t o u r n e r . V. J. E. C a i r n e s : The Slave Power, London 1862, p. 46 et suiv. -
V o i c i en o u t r e ce q u e r a c o n t e O l m s t e d d a n s son ouvrage i n t i t u l é Sea Board Slave states: « O n
m ' a m o n t r é ici des i n s t r u m e n t s q u e c h e z n o u s n u l h o m m e sensé n e v o u d r a i t m e t t r e e n t r e les
m a i n s d ' u n o u v r i e r ; car l e u r p o i d s e t l e u r grossièreté r e n d r a i e n t l e travail d e d i x p o u r c e n t a u
m o i n s plus difficile q u ' i l n e l'est avec c e u x q u e n o u s e m p l o y o n s . E t j e suis p e r s u a d é q u ' i l faut
40 a u x esclaves des i n s t r u m e n t s de Ge g e m e p a r c e q u e ce ne serait p o i n t u n e é c o n o m i e de l e u r en
fournir de p l u s légers et de m o i n s grossiers. Les i n s t r u m e n t s q u e n o u s d o n n o n s à n o s ouvriers
e t avec lesquels n o u s t r o u v o n s d u profit, n e d u r e r a i e n t p a s u n seul j o u r d a n s les c h a m p s d e blé
d e l a V i r g i n i e , b i e n q u e l a terre y soit plus légère e t m o i n s p i e r r e u s e q u e c h e z n o u s . D e m ê m e ,
l o r s q u e j e d e m a n d e p o u r q u o i les m u l e s sont u n i v e r s e l l e m e n t s u b s t i t u é e s a u x c h e v a u x d a n s l a
45 ferme, l a p r e m i è r e r a i s o n q u ' o n m e d o n n e , e t l a m e i l l e u r e a s s u r é m e n t , c'est q u e les c h e v a u x
n e p e u v e n t s u p p o r t e r les t r a i t e m e n t s a u x q u e l s ils sont e n b u t t e d e l a part des n è g r e s . Ils s o n t

161
Troisième section • La production de la plus-value absolue

On le voit, la différence e n t r e le travail utile et le travail source de valeur


q u e n o u s constations au c o m m e n c e m e n t de nos recherches par l'analyse de
la m a r c h a n d i s e , vient de se manifester c o m m e différence entre les d e u x
faces de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e . Dès qu'elle se présente n o n plus simple-
m e n t c o m m e u n i t é du travail utile et du travail créateur de valeur, m a i s en- 5
core c o m m e u n i t é du travail utile et du travail créateur de plus-value, la
p r o d u c t i o n m a r c h a n d e devient p r o d u c t i o n capitaliste, c'est-à-dire p r o d u c -
tion m a r c h a n d e sous la forme capitaliste.
En e x a m i n a n t la p r o d u c t i o n de la plus-value, n o u s avons supposé q u e le
travail, approprié par le capital, est du travail simple m o y e n . La supposi- 10
tion contraire n ' y changerait rien. A d m e t t o n s , par exemple, que, c o m p a r é
au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à u n e p u i s s a n c e supé-
rieure, q u e l'un est du travail simple et l'autre du travail complexe où se
manifeste u n e force plus difficile à former et qui rend d a n s le m ê m e t e m p s
plus de valeur. M a i s quel q u e soit le degré de différence entre ces d e u x tra- 15
vaux, la portion de travail où le bijoutier produit de la plus-value p o u r son
maître ne diffère en rien qualitativement de la portion de travail où il ne
fait que remplacer la valeur de son propre salaire. Après c o m m e avant, la
plus-value ne provient q u e de la durée prolongée du travail, qu'il soit celui
19
du fileur ou celui du b i j o u t i e r . 20

toujours e x c é d é s d e fatigue o u estropiés, t a n d i s q u e les m u l e s r e ç o i v e n t des volées d e c o u p s e t


se p a s s e n t de m a n g e r de t e m p s à a u t r e s a n s être trop i n c o m m o d é e s . Elles ne p r e n n e n t pas
froid e t n e d e v i e n n e n t pas m a l a d e s q u a n d o n les néglige o u q u ' o n les a c c a b l e d e b e s o g n e . J e
n ' a i p a s b e s o i n d'aller p l u s l o i n q u e la fenêtre de la c h a m b r e où j ' é c r i s p o u r être t é m o i n à c h a -
q u e i n s t a n t des m a u v a i s t r a i t e m e n t s exercés s u r les b ê t e s d e s o m m e , tels q u ' a u c u n fermier d u 25
n o r d ne p o u r r a i t les voir, s a n s chasser i m m é d i a t e m e n t le valet de f e r m e . »
19
La d i s t i n c t i o n e n t r e le travail c o m p l e x e et le travail s i m p l e (skilled a n d u n s k i l l e d labour) re-
p o s e s o u v e n t sur d e p u r e s illusions, o u d u m o i n s sur des différences q u i n e p o s s è d e n t d e p u i s
l o n g t e m p s a u c u n e réalité e t n e vivent plus q u e par u n e c o n v e n t i o n t r a d i t i o n n e l l e . C'est a u s s i
s o u v e n t u n e m a n i è r e d e p a r l e r q u i p r é t e n d colorer l e fait b r u t a l q u e certains g r o u p e s d e l a 30
classe ouvrière, p a r e x e m p l e , les l a b o u r e u r s , sont p l u s m a l placés q u e d ' a u t r e s p o u r a r r a c h e r l a
v a l e u r d e l e u r force d e travail. D e s c i r c o n s t a n c e s a c c i d e n t e l l e s j o u e n t m ê m e ici u n s i g r a n d
rôle q u e l'on p e u t voir d e s t r a v a u x du m ê m e genre c h a n g e r t o u r à t o u r de place. Là o ù , p a r
e x e m p l e , la c o n s t i t u t i o n p h y s i q u e d e s travailleurs est affaiblie ou r e l a t i v e m e n t é p u i s é e p a r le
r é g i m e industriel, des t r a v a u x r é e l l e m e n t b r u t a u x , d e m a n d a n t b e a u c o u p d e force m u s c u l a i r e , 35
m o n t e n t s u r l'échelle, t a n d i s q u e des t r a v a u x b i e n plus délicats d e s c e n d e n t a u r a n g d e travail
s i m p l e . L e travail d ' u n m a ç o n (bricklayer) o c c u p e e n A n g l e t e r r e u n r a n g b i e n p l u s élevé q u e
c e l u i d ' u n d a m a s s i e r . D ' u n a u t r e c ô t é , l e travail d ' u n c o u p e u r d e f u t a i n e (fustian cutter) figure
c o m m e travail simple, b i e n q u ' i l exige b e a u c o u p d'efforts corporels e t d e p l u s q u ' i l soit très-
m a l s a i n . D ' a i l l e u r s il ne faut p a s s ' i m a g i n e r q u e le travail p r é t e n d u s u p é r i e u r « skilled » oc- 40
c u p e u n e large p l a c e d a n s le travail n a t i o n a l . D ' a p r è s le calcul de L a i n g , il y avait en 1 8 4 3 , en
A n g l e t e r r e , y c o m p r i s le pays de G a l l e s , 11 m i l l i o n s d ' h a b i t a n t s d o n t l ' e x i s t e n c e r e p o s a i t sur le
travail simple. D é d u c t i o n faite d ' u n m i l l i o n d'aristocrates e t d ' u n m i l l i o n c o r r e s p o n d a n t d e
p a u v r e s , de v a g a b o n d s , de c r i m i n e l s , de prostituées, etc., sur les 17 m i l l i o n s q u i c o m p o s a i e n t
la p o p u l a t i o n au m o m e n t où il écrivait, il reste 4 m i l l i o n s p o u r la classe m o y e n n e , y c o m p r i s 45
les petits rentiers, les e m p l o y é s , les écrivains, les artistes, les i n s t i t u t e u r s , etc. P o u r o b t e n i r ces
4 m i l l i o n s il c o m p t e d a n s la partie travailleuse de la classe m o y e n n e , o u t r e les b a n q u i e r s , les

162
Chapitre Vili · Capital constant et capital variable

D ' u n autre côté, q u a n d il s'agit de p r o d u c t i o n de valeur, le travail supé-


rieur doit toujours être réduit à la m o y e n n e du travail social, u n e j o u r n é e
20
• de travail complexe, par exemple, à deux j o u r n é e s de travail s i m p l e . Si
des économistes c o m m e il faut se sont récriés contre cette «assertion arbi-
5 traire», n'est-ce pas le cas de dire, selon le proverbe allemand, q u e les ar-
bres les e m p ê c h e n t de voir la forêt! Ce qu'ils accusent d'être un artifice
d'analyse, est t o u t b o n n e m e n t un procédé q u i se pratique tous les j o u r s
dans tous les coins du m o n d e . P a r t o u t les valeurs de m a r c h a n d i s e s les plus
diverses sont i n d i s t i n c t e m e n t exprimées en m o n n a i e , c'est-à-dire dans u n e
10 certaine m a s s e d'or ou d'argent. Par cela m ê m e , les différents genres de tra-
vail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans des proportions diffé-
rentes, à des s o m m e s d é t e r m i n é e s d ' u n e seule et m ê m e espèce de travail
ordinaire, le travail q u i produit l'or ou l'argent. |

| 8 5 | CHAPITRE VIII

15 C a p i t a l c o n s t a n t et c a p i t a l v a r i a b l e

Les différents facteurs du procès de travail p r e n n e n t u n e part différente à la


formation de la valeur des produits.
L'ouvrier c o m m u n i q u e u n e valeur nouvelle à l'objet du travail par l'addi-
tion d ' u n e nouvelle dose de travail, quel q u ' e n soit le caractère utile.
20 D'autre part, n o u s retrouvons les valeurs des m o y e n s de p r o d u c t i o n
c o n s o m m é s c o m m e é l é m e n t d a n s la valeur du produit, par e x e m p l e la va-
leur du coton et des broches dans celle des filés. Les valeurs des m o y e n s de
p r o d u c t i o n sont d o n c conservées par leur transmission au produit. Cette
transmission a lieu d a n s le cours du travail, p e n d a n t la transformation des
25 m o y e n s de p r o d u c t i o n en produit. Le travail en est d o n c l'intermédiaire.
M a i s de quelle m a n i è r e ?
L'ouvrier ne travaille pas d o u b l e m e n t dans le m ê m e temps, u n e fois p o u r
ajouter u n e nouvelle valeur au coton, et l'autre fois p o u r en conserver l'an-
cienne, ou, ce q u i revient a b s o l u m e n t au m ê m e , pour t r a n s m e t t r e au pro-
30 duit, aux filés, la valeur des broches qu'il use et celle du coton qu'il fa-
f i n a n c i e r s , etc., les ouvriers d e f a b r i q u e les m i e u x p a y é s ! Les m a ç o n s e u x - m ê m e s figurent
p a r m i les travailleurs élevés à la s e c o n d e p u i s s a n c e ; il lui reste alors les 11 m i l l i o n s s u s - m e n -
t i o n n é s q u i t i r e n t l e u r s u b s i s t a n c e du travail simple. ( L a i n g : National distress, etc. London,
1844). « L a g r a n d e classe q u i n ' a à d o n n e r p o u r sa n o u r r i t u r e q u e du travail o r d i n a i r e , forme la
35 g r a n d e m a s s e du p e u p l e . » ( J a m e s Mill. Art. Colony, supplément of the Encyclop. Brit. 1824).
20
« Q u a n d o n s'en r a p p o r t e a u travail p o u r m e s u r e r l a valeur, o n e n t e n d n é c e s s a i r e m e n t u n
travail d ' u n e c e r t a i n e espèce . . . . d o n t la p r o p o r t i o n avec les autres espèces est a i s é m e n t déter-
m i n é e . » (Outlines of Polit. Econ. London 1832, p. 22, 23).

163
Troisième section • La production de la plus-value absolue

ç o n n e . C'est par la simple addition d ' u n e nouvelle valeur qu'il m a i n t i e n t


l ' a n c i e n n e . M a i s c o m m e l'addition d ' u n e valeur nouvelle à l'objet du tra-
vail et la conservation des valeurs a n c i e n n e s d a n s le produit sont d e u x ré-
sultats t o u t à fait différents q u e l'ouvrier obtient dans le m ê m e t e m p s , ce
double effet ne peut é v i d e m m e n t résulter que du caractère d o u b l e de son 5
travail. Ce travail doit, d a n s le m ê m e m o m e n t , en vertu d ' u n e propriété,
créer, et en vertu d ' u n e autre propriété, conserver ou t r a n s m e t t r e de la va-
leur.
C o m m e n t l'ouvrier ajoute-t-il du travail et par c o n s é q u e n t de la valeur?
N'est-ce pas sous la forme d ' u n travail utile et particulier et s e u l e m e n t sous 10
cette forme? Le fileur n'ajoute du travail q u ' e n filant, le tisserand q u ' e n tis-
sant, le forgeron q u ' e n forgeant. M a i s c'est p r é c i s é m e n t cette forme de tis-
sage, de filage, etc., en un m o t la forme productive spéciale d a n s laquelle la
force de travail est dépensée, qui convertit les m o y e n s de p r o d u c t i o n tels
que coton et broche, fil et m é t i e r à tisser, fer et e n c l u m e en é l é m e n t s for- 15
21
m a t e u r s d ' u n produit, d ' u n e nouvelle valeur d ' u s a g e . L ' a n c i e n n e forme
de leur valeur d'usage ne disparaît, q u e pour revêtir u n e forme nouvelle.
Or, n o u s avons vu q u e le t e m p s de travail qu'il faut p o u r p r o d u i r e un arti-
cle c o m p r e n d aussi le t e m p s de travail qu'il faut p o u r produire les articles
c o n s o m m é s d a n s l'acte de sa production. En d'autres termes, le t e m p s de 20
travail nécessaire p o u r faire les m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s c o m p t e
dans le produit n o u v e a u . |
|86| Le travailleur conserve d o n c la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n
c o n s o m m é s , il la t r a n s m e t au produit c o m m e partie c o n s t i t u a n t e de sa va-
leur, n o n parce qu'il ajoute du travail en général, m a i s p a r le caractère 25
utile, par la forme productive de ce travail additionnel. En t a n t qu'il est
utile, qu'il est activité productive, le travail, par son simple contact avec les
moyens de production, les ressuscite des morts, en fait les facteurs de son
propre m o u v e m e n t et s'unit avec eux pour constituer des produits.
Si le travail productif spécifique de l'ouvrier n ' é t a i t pas le filage, il ne fe- 30
rait pas de filés et, par c o n s é q u e n t , ne leur transmettrait pas les valeurs du
coton et des broches. M a i s , p a r u n e j o u r n é e de travail, le m ê m e ouvrier, s'il
change de m é t i e r et devient par exemple menuisier, ajoutera, après c o m m e
avant, de la valeur à des matières.
Il l'ajoute d o n c par son travail considéré n o n c o m m e travail de tisserand 35
ou de menuisier, m a i s c o m m e travail h u m a i n en général, et il ajoute u n e
q u a n t i t é d é t e r m i n é e de valeur, n o n parce q u e son travail a un caractère
utile particulier, m a i s parce qu'il dure un certain t e m p s . C'est d o n c en
vertu de sa propriété générale, abstraite, c o m m e dépense de force vitale h u -
21
« L e travail fournit u n e c r é a t i o n n o u v e l l e p o u r u n e q u i est é t e i n t e . » An Essay on the polit. 40
Econ. of Nations. L o n d o n 1 8 2 1 , p. 1 3 .

164
Chapitre Vili · Capital constant et capital variable

m a i n e , q u e le travail du fileur ajoute u n e valeur nouvelle a u x valeurs du


coton et des broches, et c'est en vertu de sa propriété concrète, particulière,
de sa propriété utile c o m m e filage, qu'il t r a n s m e t la valeur de ces m o y e n s
de p r o d u c t i o n au produit et la conserve ainsi d a n s celui-ci. De là le d o u b l e
5 caractère de son résultat d a n s le m ê m e espace de t e m p s .
Par u n e simple addition, par u n e q u a n t i t é nouvelle d e travail, u n e n o u -
velle valeur est a j o u t é e ; par la qualité du travail ajouté les a n c i e n n e s va-
leurs des m o y e n s de p r o d u c t i o n sont conservées dans le produit. Ce double
effet du m ê m e travail par suite de son d o u b l e caractère devient saisissable
10 d a n s u n e m u l t i t u d e de p h é n o m è n e s .
Supposez q u ' u n e i n v e n t i o n q u e l c o n q u e p e r m e t t e à l'ouvrier de filer en
six heures a u t a n t de coton qu'il en filait auparavant en trente-six. C o m m e
activité utile, productive, la puissance de son travail a sextuplé et son pro-
duit est six fois plus grand, 36 livres de filés au lieu de 6. M a i s les 36 livres
15 de coton n ' a b s o r b e n t pas plus de t e m p s de travail q u e n ' e n absorbaient
6 dans le p r e m i e r cas. Il leur est ajouté s e u l e m e n t un sixième du travail
q u ' a u r a i t exigé l ' a n c i e n n e m é t h o d e e t par c o n s é q u e n t u n sixième seule-
m e n t de nouvelle valeur. D ' a u t r e part la valeur sextuple de c o t o n existe
m a i n t e n a n t d a n s le produit, les 36 livres de filés. D a n s les six h e u r e s de fi-
20 läge u n e valeur six fois plus grande en matières premières est conservée et
transmise au produit, b i e n q u e la valeur nouvelle ajoutée à cette m ê m e m a -
tière soit six fois plus petite. Ceci m o n t r e c o m m e n t la propriété en vertu de
laquelle le travail conserve de la valeur, est essentiellement différente de la
propriété en vertu de laquelle, d u r a n t le m ê m e acte, il crée de la valeur.
25 Plus il se t r a n s m e t p e n d a n t le filage de travail nécessaire à la m ê m e q u a n -
tité de coton, plus g r a n d e est la valeur nouvelle ajoutée à celui-ci; m a i s
plus il se file de livres de coton d a n s un m ê m e t e m p s de travail, plus
grande est la valeur a n c i e n n e qui est conservée dans le produit.
A d m e t t o n s au contraire q u e la productivité du travail reste constante,
30 qu'il faut par c o n s é q u e n t au fileur toujours le m ê m e t e m p s p o u r transfor-
m e r u n e livre de coton en filés, m a i s q u e la valeur d ' é c h a n g e du coton va-
rie et q u ' u n e livre de c o t o n vaille six fois plus ou m o i n s q u ' a u p a r a v a n t .
D a n s les d e u x cas le fileur c o n t i n u e à ajouter le m ê m e quantum de travail à
la m ê m e q u a n t i t é de coton, c'est-à-dire la m ê m e valeur, et d a n s les d e u x
35 cas il produit d a n s le m ê m e t e m p s la m ê m e q u a n t i t é de filés. C e p e n d a n t la
valeur qu'il t r a n s m e t du coton a u x filés, au produit, est d a n s un cas six fois
plus petite et d a n s l'autre cas six fois plus g r a n d e q u ' a u p a r a v a n t . Il en est
de m ê m e q u a n d les i n s t r u m e n t s de travail renchérissent ou se v e n d e n t à
meilleur m a r c h é , m a i s r e n d e n t c e p e n d a n t toujours l e m ê m e service.
40 Si les conditions t e c h n i q u e s du filage restent les m ê m e s et q u e ses
m o y e n s de p r o d u c t i o n n ' é p r o u v e n t a u c u n c h a n g e m e n t de valeur, le fileur

165
Troisième section • La production de la plus-value absolue

c o n t i n u e à c o n s o m m e r d a n s des temps de travail d o n n é s des q u a n t i t é s don-


nées de matière première et de m a c h i n e s d o n t la valeur reste c o n s é q u e m -
m e n t toujours la m ê m e . La valeur qu'il conserve dans le p r o d u i t est alors
en raison directe de la valeur nouvelle qu'il ajoute. En d e u x s e m a i n e s il
ajoute d e u x fois plus de travail q u ' e n u n e , d e u x fois plus de valeur d o n c , et 5
en m ê m e t e m p s il use d e u x fois plus de matières et d e u x fois plus de m a -
chines ; il conserve ainsi d a n s le produit de d e u x s e m a i n e s d e u x fois plus
de valeur q u e dans le p r o d u i t d ' u n e seule. D a n s des conditions invariables
l'ouvrier conserve d ' a u t a n t plus de valeur qu'il en ajoute davantage. Cepen-
dant, il ne conserve pas plus de valeur parce qu'il en ajoute davantage, 10
m a i s parce qu'il l'ajoute d a n s des circonstances invariables et i n d é p e n -
dantes de son travail.
N é a n m o i n s , on p e u t dire, dans un sens relatif, q u e l'ouvrier conserve
toujours des valeurs a n c i e n n e s à m e s u r e qu'il ajoute u n e valeur nouvelle.
Q u e le coton hausse ou baisse d ' u n Schelling, sa valeur conservée d a n s le 15
produit d ' u n e h e u r e ne sera j a m a i s celle qui se trouve d a n s le produit de
d e u x heures. De m ê m e si la productivité du travail du fileur varie, si elle
a u g m e n t e ou d i m i n u e , il filera en u n e heure par exemple, plus ou m o i n s
de coton q u ' a u p a r a v a n t , et par suite conservera dans le p r o d u i t d ' u n e h e u r e
la valeur de plus ou m o i n s de coton. Mais dans n ' i m p o r t e q u e l cas il 20
conservera toujours en d e u x heures de travail d e u x fois plus de valeur
q u ' e n u n e seule.
Abstraction faite de sa représentation p u r e m e n t symbolique par des
signes, la valeur n'existe q u e d a n s u n e chose utile, un objet. ( L ' h o m m e lui-
m ê m e , en tant q u e simple existence de force de travail, est un objet n a t u - 25
rei, un objet vivant et conscient, et le travail n'est que la m a n i f e s t a t i o n ex-
terne, matérielle de cette force.) Si d o n c la valeur d'usage se perd, la valeur
d'échange se perd également. Les m o y e n s de p r o d u c t i o n qui p e r d e n t leur
valeur d'usage ne p e r d e n t pas en m ê m e temps leur valeur, parce q u e le
procès de travail ne leur fait en réalité perdre la forme primitive d'utilité q u e 30
pour leur d o n n e r dans ||87| le produit la forme d ' u n e utilité nouvelle. Et, si
important qu'il soit pour la valeur d'exister dans un objet utile q u e l c o n q u e ,
la m é t a m o r p h o s e des m a r c h a n d i s e s n o u s a prouvé qu'il lui importe p e u
q u e l est cet objet. Il suit de là q u e le produit n'absorbe, d a n s le cours du
travail, la valeur du m o y e n de production, q u ' a u fur et à m e s u r e q u e celui- 35
ci, en p e r d a n t son utilité, perd aussi sa valeur. Il ne t r a n s m e t
au produit q u e la valeur qu'il perd c o m m e m o y e n de p r o d u c t i o n . M a i s
sous ce rapport les facteurs matériels du travail se c o m p o r t e n t différem-
ment.
Le charbon avec lequel on chauffe la m a c h i n e disparaît sans laisser de 40
trace, de m ê m e le suif avec lequel on graisse l'axe de la r o u e , et ainsi de

166
Chapitre Vili • Capital constant et capital variable

suite. Les couleurs et d'autres matières auxiliaires disparaissent également,


m a i s se m o n t r e n t d a n s les propriétés du produit, d o n t la m a t i è r e première
forme la substance, m a i s après avoir changé de forme. M a t i è r e p r e m i è r e et
matières auxiliaires p e r d e n t d o n c l'aspect qu'elles avaient en e n t r a n t
5 c o m m e valeurs d'usage d a n s le procès de travail. Il en est t o u t a u t r e m e n t
des i n s t r u m e n t s p r o p r e m e n t dits. U n i n s t r u m e n t q u e l c o n q u e , u n e m a -
chine, u n e fabrique, un vase ne servent au travail q u e le t e m p s p e n d a n t le-
q u e l ils conservent leur forme primitive. De m ê m e que p e n d a n t leur vie,
c'est-à-dire p e n d a n t le cours du travail, ils m a i n t i e n n e n t leur forme propre
10 vis-à-vis du produit, de m ê m e ils la m a i n t i e n n e n t encore après leur mort.
Les cadavres de m a c h i n e s , d ' i n s t r u m e n t s , d'ateliers, etc. c o n t i n u e n t à exis-
ter i n d é p e n d a m m e n t et s é p a r é m e n t des produits qu'ils o n t c o n t r i b u é à fa-
briquer. Si l'on considère la période entière p e n d a n t laquelle un instru-
m e n t de travail fait son service, depuis le j o u r de son entrée d a n s l'atelier
15 j u s q u ' a u j o u r où il est m i s au rebut, on voit q u e sa valeur d'usage p e n d a n t
cette période a été c o n s o m m é e e n t i è r e m e n t par le travail, et q u e par suite
sa valeur s'est t r a n s m i s e t o u t entière au produit. U n e m a c h i n e à filer, par
exemple, a-t-elle d u r é dix ans, p e n d a n t son f o n c t i o n n e m e n t de dix a n s sa
valeur totale s'est incorporée a u x produits de dix ans. La période de vie
20 d ' u n tel i n s t r u m e n t c o m p r e n d ainsi un plus ou m o i n s grand n o m b r e des
m ê m e s opérations sans cesse renouvelées avec son aide. Et il en est de
l ' i n s t r u m e n t de travail c o m m e de l ' h o m m e . C h a q u e h o m m e m e u r t tous les
jours de vingt-quatre heures ; m a i s il est impossible de savoir au simple as-
pect d ' u n h o m m e de c o m b i e n de jours il est déjà mort. Cela n ' e m p ê c h e pas
25 c e p e n d a n t les c o m p a g n i e s d'assurance de tirer de la vie m o y e n n e de
l ' h o m m e des conclusions très-sûres, et ce q u i leur importe plus, très-profi-
tables. O n sait d e m ê m e p a r expérience c o m b i e n d e t e m p s e n m o y e n n e
dure un i n s t r u m e n t de travail, par exemple u n e m a c h i n e à tricoter. Si l'on
a d m e t q u e son utilité se m a i n t i e n t s e u l e m e n t six jours d a n s le travail mis
30 en train, elle perd c h a q u e j o u r en m o y e n n e un sixième de sa valeur d'usage
et t r a n s m e t par c o n s é q u e n t un sixième de sa valeur d'échange au produit
quotidien. On calcule de cette m a n i è r e l'usure q u o t i d i e n n e de tous les ins-
t r u m e n t s de travail et ce qu'ils t r a n s m e t t e n t p a r j o u r de leur propre valeur à
celle du produit.
35 On voit ici d ' u n e m a n i è r e frappante q u ' u n m o y e n de p r o d u c t i o n ne
t r a n s m e t j a m a i s au produit plus de valeur qu'il n ' e n perd l u i - m ê m e par son
dépérissement dans le cours du travail. S'il n'avait a u c u n e valeur à perdre,
c'est-à-dire s'il n ' é t a i t pas l u i - m ê m e un produit du travail h u m a i n , il ne
pourrait transférer au p r o d u i t a u c u n e valeur. Il servirait à former des objets
40 usuels sans servir à former des valeurs. C'est le cas q u i se présente avec
tous les m o y e n s de p r o d u c t i o n q u e fournit la n a t u r e , sans q u e l ' h o m m e y

167
Troisième section · La production de la plus-value absolue

soit pour rien, avec la terre, l'eau, le vent, le fer dans la veine m é t a l l i q u e , le
bois d a n s la forêt primitive, et ainsi de suite.
N o u s r e n c o n t r o n s ici u n autre p h é n o m è n e intéressant. S u p p o s o n s
q u ' u n e m a c h i n e vaille, par exemple, 1000 liv. st. et qu'elle s'use en mille
jours ; d a n s ce cas un m i l l i è m e de la valeur de la m a c h i n e se t r a n s m e t cha- 5
q u e j o u r à son produit j o u r n a l i e r ; m a i s la m a c h i n e , q u o i q u ' a v e c u n e vita-
lité toujours décroissante, fonctionne toujours tout entière dans le procès
de travail. D o n c q u o i q u ' u n facteur du travail entre t o u t entier d a n s la pro-
d u c t i o n d ' u n e valeur d'usage, il n ' e n t r e q u e par parties d a n s la formation
de la valeur. La différence entre les d e u x procès se reflète ainsi d a n s les 10
facteurs matériels, p u i s q u e d a n s la m ê m e opération un seul et m ê m e
m o y e n d e p r o d u c t i o n c o m p t e intégralement c o m m e é l é m e n t d u p r e m i e r
22
procès et par fractions s e u l e m e n t c o m m e é l é m e n t du s e c o n d .
Inversement un m o y e n de p r o d u c t i o n p e u t entrer t o u t entier d a n s la for-
m a t i o n de la valeur, q u o i q u e en partie s e u l e m e n t d a n s la p r o d u c t i o n des 15
valeurs d'usage. Supposons q u e d a n s l'opération du filage, sur 115 livres de
coton il y en ait q u i n z e de perdues, c'est-à-dire q u i forment au lieu de filés
ce q u e les Anglais appellent la poussière du diable (devil's dust). Si n é a n -
m o i n s , ce déchet de 15 p o u r 100 est n o r m a l et inévitable en m o y e n n e d a n s
la fabrication, la valeur ||88| des 15 liv. de coton, qui ne forment a u c u n élé- 20
m e n t des filés entre tout a u t a n t d a n s leur valeur q u e les 100 liv. q u i en for-
m e n t la substance. Il faut q u e 15 liv. de coton s'en aillent au diable pour
q u ' o n puisse faire 100 liv. de filés. C'est p r é c i s é m e n t parce q u e cette perte
est u n e c o n d i t i o n de la p r o d u c t i o n que le coton perdu t r a n s m e t a u x filés sa
valeur. Et il en est de m ê m e p o u r tous les excréments du travail, a u t a n t 25

22
II ne s'agit p a s ici de travaux de réparation des outils, d e s m a c h i n e s , des c o n s t r u c t i o n s , etc.
U n e m a c h i n e q u ' o n r é p a r e n e f o n c t i o n n e p a s c o m m e m o y e n m a i s c o m m e objet d e travail. O n
ne travaille p a s avec elle ; c'est e l l e - m ê m e q u ' o n travaille p o u r r a c c o m m o d e r sa v a l e u r d ' u s a g e .
P o u r n o u s d e pareils r a c c o m m o d a g e s p e u v e n t toujours être c e n s é s i n c l u s d a n s l e travail
q u ' e x i g e la p r o d u c t i o n de l ' i n s t r u m e n t . D a n s le t e x t e il s'agit de l'usure q u ' a u c u n d o c t e u r ne 30
p e u t guérir e t q u i a m è n e p e u à p e u l a m o r t , « d e c e g e n r e d ' u s u r e a u q u e l o n n e p e u t p o r t e r re-
m è d e d e t e m p s e n t e m p s e t q u i , s'il s'agit d ' u n c o u t e a u par e x e m p l e , l e r é d u i t f i n a l e m e n t à u n
état tel q u e le c o u t e l i e r dit de lui : il ne v a u t plus la p e i n e d ' u n e n o u v e l l e l a m e » . On a vu p l u s
haut, q u ' u n e machine, par exemple, entre tout entière dans chaque opération productive mais
par fractions s e u l e m e n t d a n s l a f o r m a t i o n s i m u l t a n é e d e l a valeur. O n p e u t j u g e r d ' a p r è s cela 35
u
d u q u i p r o q u o s u i v a n t : « M . R i c a r d o , parle d e l a p o r t i o n d u travail d e l ' i n g é n i e u r d a n s l a
c o n s t r u c t i o n d ' u n e m a c h i n e à faire des bas, c o m m e c o n t e n u e , p a r e x e m p l e , d a n s l a v a l e u r
d ' u n e paire d e b a s . C e p e n d a n t l e travail total q u i p r o d u i t c h a q u e p a i r e d e b a s , r e n f e r m e l e tra-
vail e n t i e r d e l ' i n g é n i e u r e t n o n u n e p o r t i o n ; car u n e m a c h i n e fait p l u s i e u r s p a i r e s e t a u c u n e
de ces paires n ' a u r a i t pu être faite s a n s e m p l o y e r t o u t e s les parties de la m a c h i n e . » (Observa- 40
tions on certain verbal disputes in Pol. Econ., particularly relating to value, and to demand and sup-
ply. L o n d o n 1 8 2 1 , p.54.) L ' a u t e u r , d'ailleurs p é d a n t p l e i n de suffisance, a r a i s o n d a n s sa p o l é -
m i q u e , j u s q u ' à u n c e r t a i n p o i n t , e n c e sens q u e n i R i c a r d o n i a u c u n é c o n o m i s t e , a v a n t o u
après lui, n ' o n t d i s t i n g u é e x a c t e m e n t les d e u x côtés d u travail e t e n c o r e m o i n s a n a l y s é leur in-
fluence diverse sur la f o r m a t i o n de la valeur. 45

168
Chapitre Vili • Capital constant et capital variable

b i e n e n t e n d u qu'ils ne servent plus à former de n o u v e a u x m o y e n s de pro-


duction et c o n s é q u e m m e n t de nouvelles valeurs d'usage. Ainsi, on voit
dans les grandes fabriques de M a n c h e s t e r des m o n t a g n e s de rognures de
fer, enlevées par d ' é n o r m e s m a c h i n e s c o m m e des c o p e a u x de bois par le ra-
5 bot, passer le soir de la fabrique à la fonderie, et revenir le l e n d e m a i n de la
fonderie à la fabrique en blocs de fer massif.
Les m o y e n s d e p r o d u c t i o n n e t r a n s m e t t e n t d e valeur a u n o u v e a u produit
q u ' a u t a n t qu'ils en p e r d e n t sous leurs a n c i e n n e s formes d'utilité. Le m a x i -
m u m de valeur qu'ils p e u v e n t perdre dans le cours du travail a p o u r limite
10 la g r a n d e u r de valeur originaire qu'ils possédaient en e n t r a n t d a n s l'opéra-
tion, ou le t e m p s de travail q u e leur p r o d u c t i o n a exigé. Les m o y e n s de pro-
duction ne p e u v e n t d o n c j a m a i s ajouter au p r o d u i t plus de valeur qu'ils
n ' e n possèdent e u x - m ê m e s . Quelle q u e soit l'utilité d ' u n e m a t i è r e pre-
mière, d ' u n e m a c h i n e , d ' u n m o y e n de production, s'il coûte 150 liv. st., soit
15 cinq cents j o u r n é e s de travail, il n'ajoute au produit total qu'il c o n t r i b u e à
former j a m a i s plus de 150 liv. st. Sa valeur est d é t e r m i n é e n o n p a r le travail
où il entre c o m m e m o y e n de production, m a i s par celui d'où il sort c o m m e
produit. Il ne sert d a n s l'opération à laquelle on l'emploie q u e c o m m e va-
leur d'usage, c o m m e chose q u i possède des propriétés u t i l e s ; si avant d'en-
20 trer dans cette opération, il n'avait possédé a u c u n e valeur, il n ' e n d o n n e r a i t
23
aucune au produit .
P e n d a n t que le travail productif transforme les m o y e n s de p r o d u c t i o n en
éléments formateurs d ' u n n o u v e a u produit, leur valeur est sujette à u n e es-
pèce de m é t e m p s y c o s e . Elle va du corps c o n s o m m é au corps n o u v e l l e m e n t

23
25 O n p e u t j u g e r d ' a p r è s c e l a d e l'idée l u m i n e u s e d e J . B . Say q u i v e u t faire dériver l a plus-va-
l u e (intérêt, profit, rente,) d e s services productifs q u e les m o y e n s de p r o d u c t i o n : terre, instru-
m e n t s , cuir, etc., r e n d e n t a u travail p a r leurs valeurs d ' u s a g e . L e professeur R o s c h e r q u i n e
p e r d j a m a i s u n e o c c a s i o n d e c o u d r e n o i r sur b l a n c e t d e p r é s e n t e r d e s e x p l i c a t i o n s ingé-
n i e u s e s faites de p i è c e s et de m o r c e a u x , s'écrie à ce p r o p o s : « J . B . S a y , d a n s s o n Traité, 1.1,
30 ch. IV, fait c e t t e r e m a r q u e , très-juste, q u e la valeur p r o d u i t e p a r un m o u l i n à h u i l e , d é d u c t i o n
faite de tous frais, est q u e l q u e c h o s e de neuf, e s s e n t i e l l e m e n t différent du travail par l e q u e l le
m o u l i n l u i - m ê m e a été c r é é . » (I.e. p . 8 2 , note.) C'est en effet très-juste! « L ' h u i l e » p r o d u i t e par
l e m o u l i n est q u e l q u e c h o s e d e b i e n différent d u travail q u e c e m o u l i n c o û t e . E t sous l e n o m
de « v a l e u r » m a î t r e R o s c h e r c o m p r e n d des c h o s e s c o m m e « l ' h u i l e » , p u i s q u e l ' h u i l e a de la va-
35 l e u r ; m a i s c o m m e « d a n s l a n a t u r e » i l s e trouve d e l'huile d e pétrole, q u o i q u e r e l a t i v e m e n t
p e u , i l e n d é d u i t c e t a u t r e d o g m e : « E l l e (la n a t u r e ! ) n e p r o d u i t p r e s q u e p a s d e valeurs
d ' é c h a n g e . » La n a t u r e de M o n s i e u r R o s c h e r , avec sa v a l e u r d ' é c h a n g e , r e s s e m b l e à la j e u n e
fille q u i a v o u a i t b i e n avoir e u u n enfant, « m a i s s i p e t i t » ! L e m ê m e s a v a n t s é r i e u x dit e n c o r e
e n u n e a u t r e o c c a s i o n : « L ' é c o l e d e R i c a r d o a c o u t u m e d e faire e n t r e r l e c a p i t a l d a n s l e
40 c o n c e p t du travail, en le d é f i n i s s a n t du travail a c c u m u l é . C e c i est m a l h a b i l e (!) p a r c e q u e
certes le possesseur du c a p i t a l a fait é v i d e m m e n t b i e n p l u s (!) q u e le p r o d u i r e s i m p l e m e n t (!)
e t l e conserver.» E t q u ' a - t - i l d o n c fait? E h b i e n ! « i l s'est a b s t e n u d e j o u i r a u t a n t q u ' i l l'aurait
p u , c'est p o u r q u o i (!) p a r e x e m p l e , i l v e u t e t d e m a n d e d e l ' i n t é r ê t . » C e t t e m é t h o d e q u e M . R o -
scher baptise d u n o m « d ' a n a t o m i c o - p h y s i o l o g i q u e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e » q u ' e l l e est h a -
45 b i l e ! Elle convertit u n s i m p l e désir d e l a volonté e n s o u r c e i n é p u i s a b l e d e v a l e u r !

169
Troisième section • La production de la plus-value absolue

formé. M a i s cette transmigration s'effectue à l'insu du travail réel. Le tra-


vailleur ne p e u t pas ajouter un n o u v e a u travail, créer par c o n s é q u e n t u n e
valeur nouvelle, sans conserver des valeurs a n c i e n n e s , car il doit ajouter ce
travail sous u n e forme utile et cela ne peut avoir lieu sans q u ' i l transforme
des produits en m o y e n s de p r o d u c t i o n d ' u n produit n o u v e a u a u q u e l il 5
transmet par cela m ê m e leur valeur. La force de travail en activité, le tra-
vail vivant a d o n c la propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la
valeur; c'est là un d o n n a t u r e l qui ne coûte rien au travailleur, m a i s q u i
rapporte b e a u c o u p au capitaliste ; il lui doit la conservation de la valeur ac-
24
tuelle de son c a p i t a l . T a n t que les affaires vont bien, il est trop absorbé 10
dans la fabrication de la plus-value pour distinguer ce d o n gratuit du tra-
vail. Des interruptions violentes, telles q u e les crises, le forcent b r u t a l e m e n t
25
à s'en apercevoir .
Ce q u i se c o n s o m m e d a n s les m o y e n s de production, c'est leur valeur
d'usage d o n t la c o n s o m m a t i o n par le travail forme des produits. P o u r ce 15
26
qui est de leur valeur, en réalité elle n'est pas c o n s o m m é e et ne p e u t pas,
par conséquent, être reproduite. Elle est conservée, n o n en vertu d ' u n e opé-
ration qu'elle subit d a n s le cours du travail, m a i s parce q u e l'objet d a n s le-
quel elle existe à l'origine ne disparaît q u e pour p r e n d r e u n e nouvelle
forme utile. La valeur des m o y e n s de production reparaît d o n c d a n s la va- 20
leur du p r o d u i t ; m a i s elle n'est pas, à p r o p r e m e n t parler, reproduite. Ce q u i
est produit, c'est la nouvelle valeur d'usage dans laquelle la valeur an-
27
c i e n n e apparaît de n o u v e a u . |
24
« D e t o u s les i n s t r u m e n t s e m p l o y é s par l e cultivateur, l e travail d e l ' h o m m e est c e l u i sur le-
q u e l il doit le plus faire fonds p o u r le r e m b o u r s e m e n t de son capital. L e s d e u x a u t r e s , d ' u n 25
côté les b ê t e s de trait et de labour, de l'autre, les c h a r r u e s , t o m b e r e a u x , p i o c h e s , b ê c h e s et
ainsi d e suite, n e sont a b s o l u m e n t r i e n s a n s u n e p o r t i o n d o n n é e d u p r e m i e r . » ( E d m u n d
B u r k e : Thoughts and details on scarcity, originally presented to the R. Hon. W. Pitt in the month of
november 1795. Edit. L o n d o n 1800, p . 10.)
25
D a n s le Times du 26 nov. 1862, un fabricant d o n t la filature o c c u p e 800 ouvriers et 30
c o n s o m m e par s e m a i n e 150 balles d e c o t o n i n d i e n e n m o y e n n e , o u e n v i r o n 130 balles d e c o -
t o n a m é r i c a i n , fatigue le p u b l i c de ses j é r é m i a d e s sur les frais a n n u e l s q u e l u i c o û t e la s u s p e n -
sion i n t e r m i t t e n t e du travail d a n s sa fabrique. Il les é v a l u e à 6000 liv. st. P a r m i ces frais se
trouve n o m b r e d'articles d o n t n o u s n ' a v o n s pas à n o u s occuper, tels q u e r e n t e f o n c i è r e , i m -
p ô t s , p r i m e d ' a s s u r a n c e , salaire d'ouvriers engagés à l ' a n n é e , surveillant, t e n e u r de livres, i n - 35
g é n i e u r et ainsi de suite. Il c o m p t e e n s u i t e 150 /. st. de c h a r b o n p o u r chauffer la f a b r i q u e de
t e m p s à a u t r e et m e t t r e la m a c h i n e à v a p e u r en m o u v e m e n t , et de plus le salaire d e s ouvriers
d o n t le travail est o c c a s i o n n e l l e m e n t nécessaire. Enfin 1200 /. st. p o u r les m a c h i n e s , a t t e n d u
q u e « la t e m p é r a t u r e et les p r i n c i p e s n a t u r e l s de d é t é r i o r a t i o n ne s u s p e n d e n t p a s leur a c t i o n
p a r c e q u e les m a c h i n e s n e f o n c t i o n n e n t p a s » . I l r e m a r q u e e m p h a t i q u e m e n t q u e s i son évalua- 40
t i o n ne d é p a s s e p a s de b e a u c o u p c e t t e s o m m e de 1200 /. st. c'est q u e t o u t s o n m a t é r i e l est b i e n
près d'être h o r s d'usage.
26
« C o n s o m m a t i o n p r o d u c t i v e : q u a n d l a c o n s o m m a t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e fait p a r t i e d u p r o -
c é d é de p r o d u c t i o n d a n s de telles c i r c o n s t a n c e s il n ' y a p o i n t de c o n s o m m a t i o n de va-
leur. » (S. P. N e w m a n , 1. c, p. 296.) 45
27
O n lit d a n s u n m a n u e l i m p r i m é a u x É t a t s - U n i s , e t q u i est p e u t - ê t r e à s a v i n g t i è m e é d i t i o n :

170
Chapitre Vili · Capital constant et capital variable

|89| Il en est t o u t a u t r e m e n t du facteur subjectif de la p r o d u c t i o n ,


c'est-à-dire de la force du travail en activité. T a n d i s que, par la forme que
lui assigne son but, le travail conserve et t r a n s m e t la valeur des m o y e n s de
p r o d u c t i o n au produit, son m o u v e m e n t crée à c h a q u e i n s t a n t u n e valeur
5 additionnelle, u n e valeur nouvelle. Supposons que la p r o d u c t i o n s'arrête
au point où le travailleur n ' a fourni q u e l'équivalent de la valeur j o u r n a -
lière de sa propre force, lorsqu'il a, par exemple, ajouté par un travail de six
heures u n e valeur de 3 sh. Cette valeur forme l'excédant de la valeur du
produit sur les é l é m e n t s de cette valeur provenant des m o y e n s de p r o d u c -
10 tion. C'est la seule valeur originale qui s'est produite, la seule partie de la
valeur du produit qui ait été enfantée d a n s le procès de sa formation. Elle
c o m p e n s e l'argent q u e le capitaliste avance p o u r l'achat de la force de tra-
vail, et que le travailleur dépense ensuite en subsistances. Par rapport aux
3 sh. dépensés, la valeur nouvelle de 3 sh. apparaît c o m m e u n e simple re-
15 p r o d u c t i o n ; m a i s cette valeur est reproduite en réalité, et n o n en appa-
rence, c o m m e la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n . Si u n e valeur est ici
remplacée par u n e autre, c'est grâce à u n e nouvelle création.
N o u s savons déjà c e p e n d a n t que la durée du travail dépasse le p o i n t où
un simple équivalent de la valeur de la force de travail serait reproduit et
20 ajouté à l'objet travaillé. Au lieu de six h e u r e s qui suffiraient p o u r cela,
l'opération dure d o u z e ou plus. La force de travail en action ne reproduit
d o n c pas s e u l e m e n t sa propre valeur; m a i s elle produit encore de la valeur
en plus. Cette plus-value forme l'excédant de la valeur du produit sur celle
de ses facteurs c o n s o m m é s , c'est-à-dire des m o y e n s de p r o d u c t i o n et de la
25 force de travail.
En exposant les différents rôles que j o u e n t d a n s la formation de la valeur
du produit les divers facteurs du travail, n o u s avons caractérisé en fait les
fonctions des divers é l é m e n t s du capital dans la formation de la plus-value.
L ' e x c é d a n t de la valeur du p r o d u i t sur la valeur de ses éléments constitutifs

30 « P e u i m p o r t e la forme s o u s l a q u e l l e le c a p i t a l r é a p p a r a î t . » A p r è s u n e e n u m e r a t i o n à d o r m i r
d e b o u t d e t o u s les i n g r é d i e n t s possibles d e l a p r o d u c t i o n d o n t l a v a l e u r s e m o n t r e d e n o u v e a u
d a n s l e p r o d u i t , o n t r o u v e p o u r c o n c l u s i o n : « L e s différentes espèces d ' a l i m e n t s , d e vête-
m e n t s , de l o g e m e n t s n é c e s s a i r e s p o u r l'existence et le confort de l'être h u m a i n sont ainsi
transformées. Elles sont c o n s o m m é e s d e t e m p s e n t e m p s e t leur valeur r é a p p a r a î t d a n s cette
35 n o u v e l l e v i g u e u r c o m m u n i q u é e à son corps et à son esprit, laquelle forme un n o u v e a u capital
q u i sera e m p l o y é d e n o u v e a u d a n s l ' œ u v r e d e l a p r o d u c t i o n . » ( W a y l a n d , I.e., p . 3 2 . ) A b s t r a c -
t i o n faite d ' a u t r e s b i z a r r e r i e s , r e m a r q u o n s q u e c e n ' e s t p a s l e p r i x d u p a i n , m a i s b i e n ses sub-
s t a n c e s formatrices d u s a n g q u i r é a p p a r a i s s e n t d a n s l a force r e n o u v e l é e d e l ' h o m m e . C e q u i a u
c o n t r a i r e r é a p p a r a î t c o m m e v a l e u r d e l a force, c e n e sont pas les m o y e n s d e s u b s i s t a n c e m a i s
40 l e u r valeur. L e s m ê m e s m o y e n s d e s u b s i s t a n c e , à m o i t i é prix s e u l e m e n t , p r o d u i s e n t t o u t
a u t a n t d e m u s c l e s , d'os, etc., e n u n m o t l a m ê m e force, m a i s n o n pas u n e force d e m ê m e va-
leur. Cette confusion e n t r e « v a l e u r » et « f o r c e » et t o u t e cette i n d é c i s i o n p h a r i s a ï q u e n ' o n t
p o u r b u t q u e d e d i s s i m u l e r u n e tentative inutile, celle d ' e x p l i q u e r u n e plus-value par l a sim-
ple r é a p p a r i t i o n d e v a l e u r s a v a n c é e s .

171
Troisième section • La production de la plus-value absolue

est l'excédant du capital accru de sa plus-value sur le capital avance.


M o y e n s de p r o d u c t i o n aussi b i e n q u e force de travail, ne sont q u e les di-
verses formes d'existence q u ' a revêtues la valeur-capital lorsqu'elle s'est
transformée d'argent en facteurs du procès de travail.
D a n s le cours de la production, la partie du capital q u i se transforme en 5
m o y e n s de production, c'est-à-dire en matières premières, m a t i è r e s auxi-
liaires et i n s t r u m e n t s de travail, ne modifie d o n c pas la g r a n d e u r de sa va-
leur. C'est p o u r q u o i n o u s la n o m m o n s partie constante du capital, ou plus
b r i è v e m e n t : capital constant.
La partie du capital transformée en force de travail c h a n g e , au contraire, 10
de valeur dans le cours de la production. Elle reproduit son propre équiva-
lent et de plus un excédant, u n e plus-value qui p e u t e l l e - m ê m e varier et
être plus ou m o i n s grande. Cette partie du capital se transforme sans cesse
d e grandeur constante e n g r a n d e u r variable. C'est p o u r q u o i n o u s l a n o m -
m o n s partie variable du capital, ou plus b r i è v e m e n t : capital variable. Les 15
m ê m e s éléments du capital qui, au point de vue de la p r o d u c t i o n des va-
leurs d'usage, se distinguent entre eux c o m m e facteurs objectifs et subjec-
tifs, c o m m e m o y e n s de p r o d u c t i o n et force de travail, se distinguent au
point de vue de la formation de valeur en capital constant et en capital va-
riable. 20
L a n o t i o n d e capital constant n ' e x c l u t e n a u c u n e m a n i è r e u n c h a n g e -
m e n t de valeur de ses parties constitutives. Supposons q u e la livre de coton
l
coûte aujourd'hui / Schelling et q u e d e m a i n , par suite d ' u n déficit d a n s la
2

récolte de coton, elle s'élève à 1 Schelling. Le coton a n c i e n q u i c o n t i n u e à


être façonné a été acheté au prix de % Schelling; m a i s il ajoute m a i n t e n a n t 25
au produit u n e valeur de 1 sch. Et celui qui est déjà filé, et q u i circule
m ê m e peut-être sur le m a r c h é sous forme de filés, ajoute é g a l e m e n t au pro-
duit le d o u b l e de sa valeur première. On voit c e p e n d a n t q u e ces change-
m e n t s sont i n d é p e n d a n t s de l'accroissement de valeur q u ' o b t i e n t le coton
par le filage m ê m e . Si le coton a n c i e n n ' é t a i t pas encore en train d'être tra- 30
vaille, il pourrait être m a i n t e n a n t revendu 1 sh. au lieu de % sh. M o i n s il a
subi de façons, plus ce résultat est certain. Aussi, lorsque s u r v i e n n e n t de
semblables révolutions dans la valeur, est-ce u n e loi de la spéculation
d'agioter sur la m a t i è r e première d a n s sa forme la m o i n s modifiée par le
travail, sur les filés plutôt q u e sur le tissu, et sur le coton plutôt q u e sur les 35
filés. Le c h a n g e m e n t de valeur p r e n d ici naissance d a n s le procès q u i pro-
d u i t le coton et n o n d a n s celui où le coton fonctionne c o m m e m o y e n de
production, et par suite c o m m e capital constant. La valeur, il est vrai, se
m e s u r e par le quantum de travail fixé d a n s u n e m a r c h a n d i s e ; m a i s ce quan-
tum l u i - m ê m e est d é t e r m i n é socialement. Si le t e m p s de travail social 40
qu'exige la p r o d u c t i o n d ' u n article subit des variations, - et le m ê m e quan-

172
Chapitre Vili • Capital constant et capital variable

tum de coton, par e x e m p l e , représente un quantum plus considérable de


travail lorsque la récolte est mauvaise q u e lorsqu'elle est b o n n e , - alors la
m a r c h a n d i s e a n c i e n n e , q u i n e c o m p t e j a m a i s q u e c o m m e échantillon d e
28
son e s p è c e , s'en ressent i m m é d i a t e m e n t , ||90| parce que sa valeur est tou-
5 jours m e s u r é e par le travail socialement nécessaire, ce q u i veut dire par le
travail nécessaire d a n s les conditions actuelles de la société.
C o m m e la valeur des matières, la valeur des i n s t r u m e n t s de travail déjà
employés d a n s la p r o d u c t i o n , m a c h i n e s , constructions, etc., p e u t changer,
et par cela m ê m e la p o r t i o n de valeur qu'ils t r a n s m e t t e n t au produit. Si, par
10 exemple, à la suite d ' u n e invention nouvelle, telle m a c h i n e p e u t être repro-
duite avec u n e m o i n d r e dépense d e travail, l a m a c h i n e a n c i e n n e d e m ê m e
espèce perd plus ou m o i n s de sa valeur et en d o n n e par c o n s é q u e n t propor-
t i o n n e l l e m e n t m o i n s au produit. M a i s dans ce cas, c o m m e d a n s le précé-
dent, le c h a n g e m e n t de valeur p r e n d naissance en dehors du procès de pro-
15 duction où la m a c h i n e fonctionne c o m m e i n s t r u m e n t . D a n s ce procès, elle
ne transfère j a m a i s plus de valeur qu'elle n ' e n possède e l l e - m ê m e .
D e m ê m e q u ' u n c h a n g e m e n t dans l a valeur des m o y e n s d e p r o d u c t i o n ,
malgré la réaction qu'il opère sur eux, m ê m e après leur entrée d a n s le pro-
cès de travail, ne modifie en rien leur caractère de capital constant, de
20 m ê m e un c h a n g e m e n t survenu dans la proportion entre le capital constant
et le capital variable n'affecte en rien leur différence fonctionnelle. A d m e t -
tons que les c o n d i t i o n s t e c h n i q u e s du travail soient transformées de telle
sorte que là où, par e x e m p l e , dix ouvriers avec dix i n s t r u m e n t s de petite
valeur façonnaient u n e m a s s e p r o p o r t i o n n e l l e m e n t faible de m a t i è r e pre-
25 mière, u n ouvrier façonne m a i n t e n a n t avec u n e m a c h i n e c o û t e u s e u n e
m a s s e cent fois plus g r a n d e . D a n s ce cas, le capital constant, c'est-à-dire la
valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n employés, serait c o n s i d é r a b l e m e n t ac-
crue, et la partie du capital convertie en force de travail c o n s i d é r a b l e m e n t
d i m i n u é e . Ce c h a n g e m e n t ne fait q u e modifier le rapport de g r a n d e u r entre
30 le capital constant et le capital variable, ou la proportion suivant laquelle le
capital total se d é c o m p o s e en éléments constants et variables, m a i s n'af-
fecte pas leur différence fonctionnelle. |
28
« T o u t e s les p r o d u c t i o n s d ' u n m ê m e g e n r e n e f o r m e n t p r o p r e m e n t q u ' u n e m a s s e , d o n t l e
p r i x se d é t e r m i n e en g é n é r a l et s a n s égard a u x c i r c o n s t a n c e s p a r t i c u l i è r e s . » (Le T r o s n e , 1. c,
35 p . 893.)

173
Troisième section • La production de la plus-value absolue

|91| CHAPITRE IX

Le taux de la plus-value

I
Le degré d'exploitation de la force de travail

La plus-value q u e le capital avancé C a engendrée dans le cours de la pro- 5


d u c t i o n se présente d'abord c o m m e e x c é d a n t de la valeur du p r o d u i t sur la
valeur de ses é l é m e n t s .
Le capital C se d é c o m p o s e en d e u x p a r t i e s : u n e s o m m e d'argent c (capi-
tal constant), qui est d é p e n s é e p o u r les m o y e n s de p r o d u c t i o n , et u n e autre
s o m m e d'argent ν (capital variable), q u i est dépensée en force de travail. A 10
l'origine donc, C = c + ν ou, p o u r p r e n d r e un exemple, le capital avancé de
c ν

500 /. st. = 410 /. st. + 90 Z. st. L'opération productive t e r m i n é e , on a p o u r

résultat u n e m a r c h a n d i s e d o n t la valeur = c + ν + ρ, (ρ étant la plus-va-

lue), soit 410 /. st. + 90 /. st. + 90 /. st. Le capital primitif C s'est transformé
en C, de 500 en 590 /. st. La différence entre les d e u x = p, u n e plus-value 15
de 90. La valeur des é l é m e n t s de p r o d u c t i o n étant égale à la valeur du capi-
tal avancé, c'est u n e vraie tautologie de dire que l'excédant de la valeur du
p r o d u i t sur la valeur de ses éléments est égale au surcroît du capital
avancé, ou à la plus-value p r o d u i t e .
Cette tautologie exige c e p e n d a n t un e x a m e n plus approfondi. Ce q u i est 20
c o m p a r é avec la valeur du produit, c'est la valeur des é l é m e n t s de p r o d u c -
t i o n c o n s o m m é s dans sa formation. Mais n o u s avons vu q u e cette partie du
capital constant employé, qui consiste en i n s t r u m e n t s de travail, ne trans-
m e t q u ' u n e fraction de sa valeur au produit, tandis q u e l'autre fraction per-
siste sous son a n c i e n n e forme. C o m m e celle-ci ne j o u e a u c u n rôle d a n s la 25
formation de la valeur, il faut en faire c o m p l è t e m e n t abstraction. Son en-
trée en ligne de c o m p t e ne changerait rien. Supposons q u e c = 4 1 0 / . s t . ,
soit 312 /. st. p o u r matières premières, 44 /. st. pour m a t i è r e s auxiliaires et
54 l. st. pour u s u r e de la m a c h i n e , m a i s q u e la valeur de t o u t l'appareil m é -
c a n i q u e employé r é e l l e m e n t se m o n t e à 1054 /. st. N o u s ne c o m p t o n s 30
c o m m e avance faite q u e la valeur de 54 /. st. p e r d u e par la m a c h i n e d a n s
s o n f o n c t i o n n e m e n t et transmise par cela m ê m e au produit. Si n o u s vou-
lions c o m p t e r les 1000 /. st. qui c o n t i n u e n t à exister sous leur a n c i e n n e
forme c o m m e m a c h i n e à vapeur, etc., il n o u s faudrait les c o m p t e r d o u b l e -

174
Chapitre IX • Le taux de la plus-value

29
m e n t , du côté de la valeur avancée et du côté du p r o d u i t o b t e n u . N o u s
o b t i e n d r i o n s ainsi 1500 /. st. et 1590 /. st. de sorte q u e la plus-value serait,
après c o m m e avant, de 90 /. st. Sous le n o m de capital c o n s t a n t avancé
p o u r la p r o d u c t i o n de la valeur, et c'est cela d o n t il s'agit ici, n o u s ne c o m -
5 p r e n o n s d o n c j a m a i s q u e la valeur des m o y e n s c o n s o m m é s dans le cours de
la p r o d u c t i o n .
Ceci admis, revenons à la formule C = c + v, qui est devenue

C = c + υ + ρ, de sorte q u e C s'est transformé en C On sait q u e la valeur


du capital ||92| c o n s t a n t ne fait q u e réapparaître d a n s le produit. La valeur
10 réellement nouvelle, e n g e n d r é e dans le cours de la p r o d u c t i o n m ê m e , est
d o n c différente de la valeur du p r o d u i t o b t e n u . Elle n ' e s t pas, c o m m e il
semblerait au p r e m i e r c o u p d'ceil,

c + ν + ρ ou 410 /. st. + 90 /. st. + 90 /. st., m a i s ν + ρ ou 90 /. st. + 90 /. st.;


elle n'est pas 590, m a i s 180 /. st. Si le capital c o n s t a n t c égalait zéro, en
15 d'autres t e r m e s s'il y avait des b r a n c h e s d'industrie où le capitaliste
n'aurait à employer a u c u n m o y e n de p r o d u c t i o n créé par le travail, ni m a -
tière première, ni m a t i è r e s auxiliaires, ni i n s t r u m e n t s , m a i s s e u l e m e n t la
force de travail et des m a t é r i a u x fournis par la n a t u r e , a u c u n e portion
constante de valeur ne pourrait être t r a n s m i s e au produit. Cet é l é m e n t de
20 la valeur du produit, d a n s notre e x e m p l e 410 /. st., serait é l i m i n é , m a i s la
valeur p r o d u i t e de 180 /.st., laquelle contient 90 /. st. de plus-value, serait
tout aussi g r a n d e q u e si c représentait u n e valeur i n c o m m e n s u r a b l e . N o u s

aurions C = 0 + ν = ν et C (le capital accru de la plus-value) = ν + p;


C - C, après c o m m e avant = p. Si, au contraire, ρ égalait zéro, en d'autres
25 termes si la force de travail, d o n t la valeur est avancée dans le capital varia-
ble, ne produisait q u e son équivalent, alors C = c + υ et C (la valeur du
produit) = c + ν + 0 ; par c o n s é q u e n t C = C. Le capital avancé ne se serait
p o i n t accru.
N o u s savons déjà q u e la plus-value est u n e simple c o n s é q u e n c e du c h a n -
30 g e m e n t de valeur qui affecte υ (la partie du capital transformée en force de
travail) q u e p a r c o n s é q u e n t ν + ρ = υ + Αν (ν plus un i n c r é m e n t de ν).
M a i s le caractère réel de ce c h a n g e m e n t de valeur ne perce pas à p r e m i è r e
v u e ; cela provient de ce q u e , par suite de l'accroissement de s o n é l é m e n t
variable, le total du capital avancé s'accroît aussi. Il était 500 et il devient
35 590. L'analyse pure exige d o n c qu'il soit fait abstraction de cette partie de
2 9
« S i n o u s c o m p t o n s l a v a l e u r d u capital f i x e e m p l o y é c o m m e faisant partie d e s a v a n c e s ,
n o u s d e v o n s c o m p t e r à la fin de l ' a n n é e la valeur p e r s i s t a n t e de ce capital c o m m e faisant par-
e
tie de ce q u i n o u s revient a n n u e l l e m e n t . » ( M a l t h u s : Princ. of Pol. Econ. 2 édit., L o n d o n ,
1836, p . 269.)

175
Troisième section • La production de la plus-value absolue

la valeur du produit, où ne réapparaît q u e la valeur du capital c o n s t a n t et


q u e l'on pose ce dernier = 0. C'est l'application d ' u n e loi m a t h é m a t i q u e
employée toutes les fois q u ' o n opère avec des q u a n t i t é s variables et des
q u a n t i t é s constantes et q u e la q u a n t i t é constante n ' e s t liée à la variable
q u e par a d d i t i o n ou soustraction. 5
U n e autre difficulté provient de la forme primitive du capital variable.
Ainsi, d a n s l'exemple précédent, C = 410 /. st. de capital constant, 90 /. st.
de capital variable et 90 /. st. de plus-value. Or, 90 /. st. sont u n e g r a n d e u r
d o n n é e , constante, q u ' i l semble absurde d e traiter c o m m e variable. M a i s
υ
90 /. st. ou 90 /. st. de capital variable ne sont q u ' u n symbole p o u r la m a r c h e 10
q u e suit cette valeur. En p r e m i e r lieu d e u x valeurs c o n s t a n t e s sont é c h a n -
gées l'une contre l'autre, un capital de 90 /. st. contre u n e force de travail
q u i vaut aussi 90 /. st. C e p e n d a n t d a n s le cours de la p r o d u c t i o n les 90 /. st.
avancées v i e n n e n t d'être r e m p l a c é e s , n o n par la valeur de la force de tra-
vail, m a i s par son m o u v e m e n t , le travail m o r t par le travail vivant, u n e 15
g r a n d e u r fixe par u n e g r a n d e u r fluide, u n e constante par u n e variable. Le
résultat est la r e p r o d u c t i o n de υ p l u s un i n c r é m e n t de v. Du p o i n t de vue
de la p r o d u c t i o n capitaliste, tout cet e n s e m b l e est un m o u v e m e n t spon-
t a n é , a u t o m a t i q u e de la valeur-capital transformée en force de travail. C'est
à elle q u e le procès c o m p l e t et son résultat sont attribués. Si d o n c la for- 20
m u l e « 9 0 /. st. de capital variable», laquelle exprime u n e valeur q u i fait des
petits, semble contradictoire, elle n ' e x p r i m e q u ' u n e c o n t r a d i c t i o n i m m a -
n e n t e à la p r o d u c t i o n capitaliste.
Il peut paraître étrange au p r e m i e r coup d'œil, q u e l'on pose ainsi le ca-
pital c o n s t a n t = 0, m a i s c'est là u n e opération que l'on fait t o u s les j o u r s 25
d a n s la vie ordinaire. Q u e l q u ' u n veut-il calculer le bénéfice o b t e n u par la
G r a n d e - B r e t a g n e d a n s l'industrie cotonnière, il c o m m e n c e par é l i m i n e r le
prix du coton payé a u x États-Unis, à l'Inde, à l'Egypte, etc., c'est-à-dire, il
pose = 0 la partie du capital qui ne fait q u e réapparaître d a n s la valeur du
produit. 30
A s s u r é m e n t le rapport de la plus-value n o n - s e u l e m e n t avec la partie du
capital d'où elle provient i m m é d i a t e m e n t , et d o n t elle représente le c h a n -
g e m e n t de valeur, m a i s encore avec le total du capital avancé, a u n e g r a n d e
i m p o r t a n c e é c o n o m i q u e . A u s s i traiterons-nous cette q u e s t i o n avec tous les
détails d a n s le troisième livre. P o u r q u ' u n e partie du capital gagne en va- 35
leur par sa transformation en force de travail, il faut q u ' u n e autre partie du
capital soit déjà transformée en m o y e n s de p r o d u c t i o n . P o u r q u e le capital
variable fonctionne, il faut q u ' u n capital constant soit avancé d a n s des pro-
portions correspondantes, d'après le caractère t e c h n i q u e de l'entreprise.
M a i s parce q u e , dans t o u t e m a n i p u l a t i o n c h i m i q u e , o n e m p l o i e des cor- 4 0

176
Chapitre IX · Le taux de la plus-value

n u e s et d'autres vases, il ne s'en suit p o u r t a n t pas q u e d a n s l'analyse on ne


fasse abstraction de ces ustensiles. Dès q u e l'on e x a m i n e la création de va-
leur et la modification de valeur p u r e m e n t en elles-mêmes, les m o y e n s de
production, ces représentants matériels du capital constant, ne fournissent
5 q u e la m a t i è r e d a n s laquelle la force fluide, créatrice de valeur, p e u t se fi-
ger. Coton ou fer, p e u i m p o r t e n t d o n c la n a t u r e et la valeur de cette m a -
tière. Elle doit t o u t s i m p l e m e n t se trouver là en q u a n t i t é suffisante p o u r
pouvoir absorber le travail à dépenser d a n s le cours de la p r o d u c t i o n . Cette
q u a n t i t é de m a t i è r e u n e fois d o n n é e , q u e sa valeur m o n t e ou baisse, ou
10 m ê m e qu'elle n ' a i t a u c u n e valeur, c o m m e la terre vierge et la mer, la créa-
30
tion de valeur et son c h a n g e m e n t de g r a n d e u r n ' e n seront pas affectés .
N o u s posons d o n c t o u t d'abord la partie constante du capital égale à
zéro. Le capital avancé c + υ se réduit c o n s é q u e m m e n t à v, et la valeur du

produit c + v + p à la valeur produite v + p. Si l'on a d m e t q u e celle-ci

15 = 1 8 0 / . st. d a n s lesquelles se manifeste le travail q u i s'écoule p e n d a n t


t o u t e la d u r é e ||93| de la p r o d u c t i o n ; il n o u s faut soustraire la valeur du ca-
pital variable, soit 90 /. st., p o u r obtenir la plus-value de 90 /. st. Ces 90 /. st.
e x p r i m e n t ici la g r a n d e u r absolue de la plus-value produite. P o u r ce q u i est
de sa g r a n d e u r proportionnelle, c'est-à-dire du rapport suivant l e q u e l le ca-

20 pital variable a gagné en valeur, elle est é v i d e m m e n t d é t e r m i n é e p a r le rap-

port de la plus-value au capital variable et s'exprime par —. D a n s l'exem-


V
9
pie qui précède, elle est d o n c % - 100 %. Cette g r a n d e u r proportionnelle
0

31
est ce q u e n o u s appelons t a u x de la p l u s - v a l u e .
N o u s avons v u q u e l'ouvrier, p e n d a n t u n e partie d u t e m p s qu'exige u n e
25 opération productive d o n n é e , ne produit q u e la valeur de sa force de tra-
vail, c'est-à-dire la valeur des subsistances nécessaires à son entretien. Le
m i l i e u d a n s lequel il produit étant organisé par la division s p o n t a n é e du
travail social, il produit sa subsistance, n o n pas directement, m a i s sous la
forme d ' u n e m a r c h a n d i s e particulière, sous la forme de filés, par exemple,
30 d o n t la valeur égale celle de ses m o y e n s de subsistance, ou de l'argent avec
lequel il les achète. La partie de sa j o u r n é e de travail q u ' i l y e m p l o i e est
plus ou m o i n s grande, suivant la valeur m o y e n n e de sa subsistance j o u r n a -
lière ou le temps de travail m o y e n exigé c h a q u e j o u r p o u r la produire. Lors
30
II est évident, c o m m e d i t L u c r è c e , «nilposse creari de nihilo» q u e r i e n ne p e u t être c r é é de
35 rien. C r é a t i o n d e v a l e u r est t r a n s f o r m a t i o n d e force d e travail e n travail. D e son c ô t é l a force
d e travail est a v a n t t o u t u n e n s e m b l e d e s u b s t a n c e s n a t u r e l l e s t r a n s f o r m é e s e n o r g a n i s m e h u -
main.
31
On dit de m ê m e , t a u x du profit, t a u x de l'intérêt, etc., (en anglais, rate of profit, etc.). On
verra d a n s le livre I I I , q u e le t a u x du profit est facile à d é t e r m i n e r dès q u e l'on c o n n a î t les lois
40 d e l a plus-value. P a r l a voie o p p o s é e o n n e trouve n i l ' u n n i l ' a u t r e .

177
Troisième section • La production de la plus-value absolue

m ê m e qu'il ne travaillerait pas pour le capitaliste, m a i s s e u l e m e n t pour


l u i - m ê m e , il devrait, toutes circonstances restant égales, travailler en
m o y e n n e , après c o m m e avant, la m ê m e partie aliquote du j o u r p o u r gagner
sa vie. M a i s c o m m e d a n s la partie du j o u r où il produit la valeur quoti-
d i e n n e de sa force de travail, soit 3 sh., il ne produit q u e l'équivalent d ' u n e 5
valeur déjà payée par le capitaliste, et ne fait ainsi que c o m p e n s e r u n e va-
leur par u n e autre, cette p r o d u c t i o n de valeur n'est en fait q u ' u n e simple
reproduction. Je n o m m e d o n c temps de travail nécessaire, la partie de la jour-
née où cette r e p r o d u c t i o n s'accomplit, et travail nécessaire le travail dé-
32
pensé p e n d a n t ce t e m p s : nécessaire pour le travailleur, parce qu'il est in- 10
d é p e n d a n t de la forme sociale de son travail ; nécessaire p o u r le capital et
le m o n d e capitaliste, parce q u e ce m o n d e a pour base l'existence du tra-
vailleur.
La période d'activité, qui dépasse les bornes du travail nécessaire, coûte,
il est vrai, du travail à l'ouvrier, u n e dépense de force, m a i s ne forme 15
a u c u n e valeur pour lui. Elle forme u n e plus-value qui a p o u r le capitaliste
tous les charmes d ' u n e création ex nihilo. Je n o m m e cette partie de la jour-
n é e de travail, temps extra et le travail dépensé en elle surtravail. S'il est
d ' u n e i m p o r t a n c e décisive pour l ' e n t e n d e m e n t de la valeur en général de
ne voir en elle q u ' u n e simple coagulation de t e m p s de travail, q u e du tra- 20
vail réalisé, il est d ' u n e égale i m p o r t a n c e p o u r l ' e n t e n d e m e n t de la plus-va-
lue de la c o m p r e n d r e c o m m e u n e simple coagulation de t e m p s de travail
extra, c o m m e du surtravail réalisé. Les différentes formes é c o n o m i q u e s re-
vêtues par la société, l'esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distin-
guent q u e par le m o d e d o n t ce surtravail est imposé et extorqué au p r o d u c - 25
33
teur i m m é d i a t , à l'ouvrier .
De ce fait, q u e la valeur du capital variable égale la valeur de la force de

32
N o u s avons e m p l o y é j u s q u ' i c i l e m o t « t e m p s d e travail n é c e s s a i r e » p o u r d é s i g n e r l e t e m p s
de travail s o c i a l e m e n t n é c e s s a i r e à la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e q u e l c o n q u e . D é s o r m a i s
n o u s l ' e m p l o i e r o n s aussi p o u r d é s i g n e r le t e m p s de travail n é c e s s a i r e à la p r o d u c t i o n de la 30
m a r c h a n d i s e spéciale - force d e travail. L ' u s a g e d e s m ê m e s t e r m e s t e c h n i q u e s d a n s u n s e n s
différent a certes des i n c o n v é n i e n t s ; m a i s cela ne p e u t être évité d a n s a u c u n e s c i e n c e . Q u e
l'on c o m p a r e , par e x e m p l e , les parties s u p é r i e u r e s e t é l é m e n t a i r e s d e s m a t h é m a t i q u e s .
33
M a î t r e W i l h e l m T h u c y d i d e s R o s c h e r est v r a i m e n t i m p a y a b l e ! I l d é c o u v r e q u e s i l a f o r m a -
t i o n d ' u n e plus-value o u d ' u n p r o d u i t n e t e t l ' a c c u m u l a t i o n q u i e n résulte s o n t d u s 35
a u j o u r d ' h u i à l'épargne et à l ' a b s t i n e n c e du capitaliste, ce q u i l ' a u t o r i s e à « e x i g e r des i n t é -
r ê t s » , « d a n s u n é t a t inférieur d e civilisation a u c o n t r a i r e , c e s o n t les faibles q u i s o n t
c o n t r a i n t s par les forts à é c o n o m i s e r et à s ' a b s t e n i r » . (L. c, p. 78). A s ' a b s t e n i r de travailler?
Ou à é c o n o m i s e r un e x c é d a n t de p r o d u i t s q u i n ' e x i s t e p a s ? Ce q u i e n t r a î n e les R o s c h e r et
consorts à traiter c o m m e raisons d'être de la plus-value, les raisons plus ou m o i n s p l a u s i b l e s 40
p a r lesquelles le capitaliste c h e r c h e à justifier son a p p r o p r i a t i o n de t o u t e plus-value créée,
c'est é v i d e m m e n t , o u t r e u n e i g n o r a n c e c a n d i d e , l ' a p p r é h e n s i o n q u e l e u r c a u s e t o u t e a n a l y s e
c o n s c i e n c i e u s e et l e u r c r a i n t e d'arriver m a l g r é e u x à un résultat q u i ne satisferait pas la p o -
lice.

178
Chapitre IX • Le taux de la plus-value

travail q u ' i l a c h è t e ; q u e la valeur de cette force de travail d é t e r m i n e la par-


tie nécessaire de la j o u r n é e de travail et que la plus-value de s o n côté est
d é t e r m i n é e p a r la partie extra de cette m ê m e j o u r n é e , il suit q u e : la plus-
value est au capital variable ce qu'est le surtravail au travail nécessaire ou
, , Ρ surtravail T .
le t a u x de la plus-value — = —; : — . Les d e u x p r o p o r t i o n s pre­
ti travail necessaire
s e n t e n t le m ê m e rapport sous u n e forme différente ; u n e fois sous forme de
travail réalisé, u n e autre fois, sous forme de travail en m o u v e m e n t .
Le t a u x de la plus-value est d o n c l'expression exacte du degré d'exploita-
34
t i o n de la force de travail par le capital ou du travailleur par le c a p i t a l i s t e .

10 D'après notre supposition, la valeur du p r o d u i t = 410 /. st. + 90 /. st.

+ 90 l. st., le capital avancé = 500 /. st. De ce q u e la plus-value = 90 /. st. et


le capital avancé = 500 /. st., on pourrait conclure d'après le m o d e ordi-
naire de calcul, q u e le t a u x de la plus-value (que l'on confond avec le t a u x
du profit) = 18 %, chiffre d o n t l'infériorité relative remplirait d ' é m o t i o n le
15 sieur Carey et les autres h a r m o n i s t e s du m ê m e calibre. M a i s en réalité le

t a u x de la plus-value égale n o n pas -^· ou — 7 — m a i s — c'est-à-dire, il est


C c+ ν ν
90 90
n o n pas m a i s ~^Q = 1 0 0 % , plus de c i n q fois le degré d'exploi||94|ta-
t i o n apparent. Bien q u e dans le cas d o n n é , n o u s ne connaissions ni la gran-
d e u r absolue de la j o u r n é e de travail, ni la période des opérations (jour, se-
20 m a i n e , etc.), ni enfin le n o m b r e des travailleurs q u e le capital variable de
90 /. st. m e t en m o u v e m e n t s i m u l t a n é m e n t , n é a n m o i n s le t a u x de la plus-
p surtrâ ν ail
value — p a r sa convertibilité dans l'autre formule —; :— n o u s
ν travail necessaire
m o n t r e e x a c t e m e n t le rapport des d e u x parties c o n s t i t u a n t e s de la j o u r n é e
de travail l'une avec l'autre. Ce rapport est 100 %. L'ouvrier a d o n c travaillé
25 u n e m o i t i é du j o u r p o u r l u i - m ê m e et l'autre m o i t i é p o u r le capitaliste.
Telle est d o n c , en r é s u m é la m é t h o d e à employer p o u r le calcul du t a u x
de la plus-value. N o u s p r e n o n s la valeur entière du p r o d u i t et n o u s posons
égale à zéro la valeur du capital constant q u i ne fait qu'y reparaître; la
s o m m e de valeur q u i reste est la seule valeur r é e l l e m e n t e n g e n d r é e p e n -
34
30 Le taux de la plus-value n'exprime pas la grandeur absolue de l'exploitation, bien qu'il en
e x p r i m e e x a c t e m e n t le degré. S u p p o s o n s par e x e m p l e q u e le travail n é c e s s a i r e = 5 h e u r e s et
le surtravail = 5 h e u r e s é g a l e m e n t , le degré d ' e x p l o i t a t i o n est alors de 100 % et la g r a n d e u r a b -
solue de l ' e x p l o i t a t i o n est de 5 h e u r e s . Si au c o n t r a i r e le travail n é c e s s a i r e = 6 h e u r e s et q u e
le surtravail = 6 h e u r e s , le d e g r é d ' e x p l o i t a t i o n reste le m ê m e , c'est-à-dire de 100 %; m a i s la
35 g r a n d e u r de l ' e x p l o i t a t i o n s'est a c c r u e de 2 0 % , de 5 à 6 h e u r e s .

179
Troisième section · La production de la plus-value absolue

d a n t la p r o d u c t i o n de la m a r c h a n d i s e . Si la plus-value est d o n n é e , il n o u s
faut la soustraire de cette s o m m e p o u r trouver le capital variable. C'est l'in-
verse q u i a lieu si ce dernier est d o n n é et que l'on cherche la plus-value.
Tous les d e u x sont-ils d o n n é s , il ne reste plus q u e l'opération finale, le cal-
cul de — , du rapport de la plus-value au capital variable. 5
ν
Si simple q u e soit cette m é t h o d e , il convient d'y exercer le lecteur par
q u e l q u e s exemples q u i lui en faciliteront l'application.
E n t r o n s d'abord d a n s u n e filature. Les d o n n é e s suivantes a p p a r t i e n n e n t
à l ' a n n é e 1871 et m ' o n t été fournies par le fabricant l u i - m ê m e . La fabrique
m e t en m o u v e m e n t 1 0 0 0 0 broches, file avec du coton a m é r i c a i n des filés 10
n ° 3 2 , et produit c h a q u e s e m a i n e u n e livre de filés par broche. Le d é c h e t du
c o t o n se m o n t e à 6 %. Ce sont d o n c par s e m a i n e 1 0 6 0 0 livres de coton q u e
le travail transforme en 1 0 0 0 0 livres de filés et 600 livres de déchet. En
avril 1871, ce c o t o n coûtait 7% d. (pence) par livre et c o n s é q u e m m e n t p o u r
10 600 livres, la s o m m e r o n d e de 342 /. st. Les 10 000 b r o c h e s , y compris la 15
m a c h i n e à filer et la m a c h i n e à vapeur, c o û t e n t u n e livre sterling la pièce,
c'est-à-dire 10 000 l. st. L e u r u s u r e se m o n t e à 10 % = 1 0 0 0 /. st., ou c h a q u e
s e m a i n e 20 l. st. La location des b â t i m e n t s est de 300 /. st. ou de 6 /. st. par
s e m a i n e . Le c h a r b o n (4 livres par h e u r e et par force de cheval, sur u n e
35
force de 100 chevaux d o n n é e par l ' i n d i c a t e u r et 60 h e u r e s par s e m a i n e , y 20
compris le chauffage du local) atteint par s e m a i n e le chiffre de 11 t o n n e s et
à 8 sh. 6 d. par t o n n e , c o û t e c h a q u e s e m a i n e 4 l. st. 10 sh. ; la c o n s o m m a -
t i o n par s e m a i n e est é g a l e m e n t p o u r le gaz de 1 l. st., p o u r l'huile de 4 /. st.
10 sh., p o u r toutes les m a t i è r e s auxiliaires de 10 /. st. - La p o r t i o n de valeur
c o n s t a n t e par c o n s é q u e n t = 378 l. st. Puisqu'elle ne j o u e a u c u n rôle d a n s la 25
formation de la valeur h e b d o m a d a i r e , n o u s la posons égale à zéro.
Le salaire des ouvriers se m o n t e à 52 /. st. par s e m a i n e ; le prix de filés, à
12 d. % la livre, est p o u r 1 0 0 0 0 livres, de 510 /. st. La valeur p r o d u i t e cha-
q u e s e m a i n e est par c o n s é q u e n t = 510 /. st. - 378 /. st., ou = 132 /. st. Si
m a i n t e n a n t n o u s en d é d u i s o n s le capital variable (salaire des ouvriers) 30
= 52 /. st., il reste u n e plus-value de 80 l. st. Le t a u x de la plus-value est
s n
d o n c = %2 = 153 / %. P o u r u n e j o u r n é e de travail m o y e n n e de dix
u

3 l
heures par c o n s é q u e n t , le travail nécessaire = 3 h. / et le surtravail = 6 h. 3 i

y
/33·
Voici un autre calcul, très-défectueux, il est vrai, parce q u ' i l y m a n q u e 35
plusieurs d o n n é e s , m a i s suffisant p o u r notre but. N o u s e m p r u n t o n s les
faits à un livre de J a c o b à propos des lois sur les céréales (1815). Le prix du
35
II est à r e m a r q u e r q u ' e n A n g l e t e r r e l ' a n c i e n n e force de cheval était c a l c u l é e d ' a p r è s le dia-
m è t r e d u cylindre, e t q u e l a n o u v e l l e a u c o n t r a i r e s e c a l c u l e s u r l a force réelle q u e m o n t r e
l'indicateur. 40

180
Chapitre IX · Le taux de la plus-value

froment est de 80 sh. par q u a r t (8 boisseaux), et le r e n d e m e n t m o y e n de


l'arpent est de 22 boisseaux, de sorte q u e l'arpent rapporte 111. st.
Production de valeur par arpent
S e m e n c e s (froment) 11. st. 9 sh. D î m e s , taxes 1 /. st. 1 sh.
5 Engrais 2 /. st. 10 sh. R e n t e foncière 1 /. st. 8 sh.
Salaires 3 l. st. 10 sh. Profit du f e r m i e r et
Somme 7 l. st. 9 sh. intérêts 1 1 . st. 2 sh.
Somme 3 7. st. 11 sh.

La plus-value, toujours en a d m e t t a n t q u e le prix du p r o d u i t est égal à sa


10 valeur, se trouve ici répartie entre diverses rubriques, profit, intérêt, dîmes,
etc. Ces r u b r i q u e s n o u s é t a n t indifférentes, n o u s les a d d i t i o n n o n s t o u t e s
e n s e m b l e et o b t e n o n s ainsi u n e plus-value de 3 /. st. 11 sh. Q u a n t a u x
3 /. st. 19 sh. p o u r s e m e n c e et engrais, n o u s les p o s o n s égales à z é r o c o m m e
partie c o n s t a n t e du capital. R e s t e le capital variable avancé de 3 l. st. 10 sh.,
15
à la place d u q u e l u n e valeur nouvelle de 3 /. st. 10 sh. + 3 l. st. 11 sh. a été
S
produite. Le t a u x de la plus-value — égale : Ü !' [' W = plus de 100 %.
ν 3 /. st. 10 sh.
Le l a b o u r e u r e m p l o i e d o n c plus de la m o i t i é de sa j o u r n é e de travail à la
p r o d u c t i o n d ' u n e plus-value q u e diverses personnes se partagent entre elles
36
sous divers p r é t e x t e s .

20 II
Expression de la valeur du produit
en parties proportionnelles du même produit

R e p r e n o n s l'exemple qui n o u s a servi à m o n t r e r c o m m e n t le capitaliste


transforme son argent en capital. Le travail nécessaire de s o n fileur se m o n -
25 tait à six heures, de m ê m e que le surtravail; le degré d'exploitation du tra-
vail s'élevait d o n c à 100 p o u r 100.
Le produit de la j o u r n é e de d o u z e heures est 20 liv. de filés d ' u n e valeur
de 30 sh. Pas m o i n s des % de cette valeur, ou 24 sh., sont formés par la va-
0

leur des m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s , des 20 ||95| liv. de c o t o n à


30 20 sh., des broches à 4 sh., valeur q u i ne fait que r é a p p a r a î t r e ; a u t r e m e n t
2
dit %o de la valeur des filés consistent en capital constant. Les / q u i res- l0

tent sont la valeur nouvelle de 6 sh. engendrée p e n d a n t le filage, d o n t u n e


moitié r e m p l a c e la valeur j o u r n a l i è r e de la force de travail q u i a été avan-
cée, c'est-à-dire le capital variable de 3 sh. et d o n t l'autre m o i t i é forme la
36
35 Ces chiffres n ' o n t de v a l e u r q u ' à titre d ' e x p l i c a t i o n . En effet il a été s u p p o s é q u e les p r i x =
les valeurs. Or, o n verra d a n s l e livre III q u e c e t t e égalisation, m ê m e p o u r les p r i x m o y e n s , n e
s e fait pas d ' u n e m a n i è r e a u s s i s i m p l e .

181
Troisième section · La production de la plus-value absolue

plus-value de 3 sh. La valeur totale de 20 liv. de filés est d o n c composée de


c υ ρ
la m a n i è r e s u i v a n t e : V a l e u r en filés de 30 sh = 24 sh. + 3 sh. + 3 sh.
P u i s q u e cette valeur totale se représente dans le produit de 20 livres de
filés, il faut que les divers éléments de cette valeur puissent être exprimés
en parties proportionnelles du produit. 5
s
S'il existe u n e valeur de 30 sh. dans 20 liv. de filés, / de cette valeur, ou
10

s
sa partie constante de 24 sh., existeront dans / du produit, ou d a n s 16 liv.
10

de filés. Sur celles-ci 13 liv. % représentent la valeur de la m a t i è r e pre-


mière, des 20 liv. de coton qui ont été filées, soit 20 sh., et 2 liv. % la valeur
des matières auxiliaires et des instruments de travail c o n s o m m é s , broches, 10
etc., soit 4 sh.
D a n s 13 liv. % de filés il ne se trouve, à vrai dire, q u e 13 liv. % de coton
d ' u n e valeur de 13 sh. %; m a i s leur valeur additionnelle de 6 sh. % forme
un équivalent p o u r le coton c o n t e n u dans les 6 liv. % de filés qui restent.
Les 13 liv. % de filés représentent d o n c tout le coton c o n t e n u d a n s le pro- 15
duit total de 20 liv. de filés, la m a t i è r e p r e m i è r e du produit total, m a i s
aussi rien de plus. C'est d o n c c o m m e si tout le coton du produit entier eût
été c o m p r i m é d a n s 13 liv. % de filés et qu'il ne s'en trouvât plus un brin
dans les 6 liv. % restantes. Par contre, ces 13 liv. % de filés ne c o n t i e n n e n t
dans notre cas a u c u n a t o m e ni de la valeur des matières auxiliaires et des 20
i n s t r u m e n t s de travail c o n s o m m é s , ni de la valeur nouvelle créée par le fi-
lage.
De m ê m e les autres 2 liv. % de filés q u i c o m p o s e n t le reste du capital
constant = 4 sh., ne représentent rien autre chose que la valeur des matières
auxiliaires et des i n s t r u m e n t s de travail c o n s o m m é s p e n d a n t t o u t le cours 25
de la production.
Ainsi d o n c % du produit ou 16 liv. de filés, b i e n q u e formés, en t a n t q u e
0

valeurs d'usage, par le travail du fileur, t o u t c o m m e les parties restantes du


produit, ne c o n t i e n n e n t d a n s cet e n s e m b l e pas le m o i n d r e travail absorbé
p e n d a n t l'opération m ê m e du filage. C'est c o m m e si ces % s'étaient trans-
0 30
formés en filés sans l'intermédiaire du travail, et q u e leur forme filés ne fût
qu'illusion. Et en fait, q u a n d le capitaliste les vend 24 sh. et rachète avec
cette s o m m e ses m o y e n s de production, il devient évident q u e 16 liv. de fi-
lés ne sont que coton, broches, charbon, etc., déguisés. D ' u n autre côté, les
2
/ du produit qui restent, ou 4 liv. de filés, ne représentent m a i n t e n a n t rien
w 35
autre chose que la valeur nouvelle de 6 sh. produite d a n s les d o u z e heures
q u ' a duré l'opération. Ce qu'ils c o n t e n a i e n t de la valeur des matières et des
i n s t r u m e n t s de travail c o n s o m m é s leur a été enlevé p o u r être incorporé a u x
16 premières livres de filés. Le travail du fileur, matérialisé dans le produit
2
de 20 liv. de filés, est m a i n t e n a n t concentré d a n s 4 liv., d a n s / du produit.
w 40

182
Chapitre IX • Le taux de la plus-value

C'est c o m m e si le fileur avait opéré le filage de ces 4 liv. dans l'air, ou bien
avec du coton et des broches, qui, se trouvant là gratuitement, sans l'aide
du travail h u m a i n , n'ajouteraient a u c u n e valeur au produit. Enfin de ces
4 liv. de filés, où se c o n d e n s e t o u t e la valeur produite en d o u z e h e u r e s de
5 filage, u n e m o i t i é ne représente que l'équivalent de la force de travail em-
ployée, c'est-à-dire q u e les trois schellings de capital variable avancé,
l'autre m o i t i é q u e la plus-value de 3 sh.
Puisque 12 heures de travail du fileur se matérialisent en u n e valeur de
6 sh., la valeur des filés m o n t a n t à 30 sh. représente d o n c 60 h e u r e s de tra-
10 vail. Elles existent d a n s 20 livres de filés d o n t % ou 16 livres sont la m a t é -
0

rialisation de 48 heures de travail qui o n t précédé l'opération du filage, du


2
travail c o n t e n u d a n s les m o y e n s de p r o d u c t i o n des filés; et d o n t / ou 10

4 liv. de filés sont la matérialisation des 12 heures de travail dépensées


dans l'opération du filage.
15 N o u s avons vu plus h a u t c o m m e n t la valeur totale des filés égale la va-
leur enfantée dans leur p r o d u c t i o n plus les valeurs déjà préexistantes dans
leurs m o y e n s de p r o d u c t i o n . N o u s v e n o n s de voir m a i n t e n a n t c o m m e n t les
éléments f o n c t i o n n e l l e m e n t différents de la valeur p e u v e n t être exprimés
en parties proportionnelles du produit.
20 Cette d é c o m p o s i t i o n du produit, - du résultat de la p r o d u c t i o n - en u n e
quantité q u i ne représente q u e le travail c o n t e n u d a n s les m o y e n s de pro-
duction, ou la partie c o n s t a n t e du capital, en un autre quantum q u i ne re-
présente q u e le travail nécessaire ajouté p e n d a n t le cours de la p r o d u c t i o n ,
ou la partie variable du capital, et en un dernier quantum, q u i ne représente
25 que le surtravail ajouté d a n s ce m ê m e procédé, ou la plus-value : cette dé-
composition est aussi simple q u ' i m p o r t a n t e , c o m m e le m o n t r e r a plus tard
son application à des problèmes plus complexes et encore sans solution.
Au lieu de d é c o m p o s e r ainsi le produit total o b t e n u d a n s u n e période,
par exemple u n e j o u r n é e , en quote-parts représentant les divers éléments
30 de sa valeur, on peut arriver au m ê m e résultat en représentant les produits
partiels c o m m e provenant de quote-parts de la j o u r n é e de travail. D a n s le
premier cas n o u s considérons le produit entier c o m m e d o n n é , d a n s l'autre
nous le suivons d a n s ses phases d'évolution.
Le fileur produit en 12 h e u r e s 20 livres de filés, en u n e h e u r e par consé-
35 q u e n t 1 livre % et en 8 heures 13 livres ]/ , c'est-à-dire un produit partiel va-
3

lant à lui seul t o u t le coton filé p e n d a n t la j o u r n é e . De la m ê m e m a n i è r e le


produit partiel de l'heure et des 36 m i n u t e s suivantes égale 2 livres % de fi-
lés, et représente par c o n s é q u e n t la valeur des i n s t r u m e n t s de travail
c o n s o m m é s p e n d a n t les 12 heures de travail; de m ê m e encore le fileur pro-
40 duit dans les 75 m i n u t e s qui suivent 2 livres de filés valant 3 sh., - u n e va-
leur égale à t o u t e la valeur qu'il crée en 6 heures de travail nécessaire. En-

183
Troisième section · La production de la plus-value absolue

fin, dans les dernières 75 m i n u t e s il produit également 2 livres de filés d o n t


la valeur égale la plus-value produite par sa de||96|mi-journée de surtravail.
Le fabricant anglais se sert pour son usage personnel de ce genre de calcul;
11 dira, par exemple, q u e dans les 8 premières heures ou d e u x tiers de la
j o u r n é e de travail il couvre les frais de son coton. C o m m e on le voit, la for- 5
m u l e est j u s t e ; c'est en fait la première formule transportée de l'espace
d a n s le t e m p s ; de l'espace où les parties du produit se trouvent toutes ache-
vées et juxtaposées les u n e s a u x autres, dans le temps, où elles se succè-
dent. M a i s cette formule p e u t en m ê m e temps être a c c o m p a g n é e de t o u t
un cortège d'idées barbares et baroques, surtout d a n s la cervelle de ceux 10
qui, intéressés en pratique à l'accroissement de la valeur, ne le sont pas
m o i n s en théorie à se m é p r e n d r e sur le sens de ce procès. On p e u t se figu-
rer, par exemple, q u e n o t r e fileur produit ou remplace d a n s les 8 premières
heures de son travail la valeur du coton, dans l'heure et les 36 m i n u t e s sui-
vantes la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s , d a n s l'heure et les 15
12 m i n u t e s qui suivent le salaire, et qu'il ne consacre au fabricant p o u r la
p r o d u c t i o n de la plus-value q u e la célèbre « D e r n i è r e h e u r e » . On attribue
ainsi au fileur un d o u b l e miracle, celui de produire coton, broches, m a -
c h i n e à vapeur, charbon, h u i l e , etc., à l'instant m ê m e où il file au m o y e n
d'eux, et de faire ainsi d ' u n j o u r de travail cinq. D a n s notre cas, par e x e m - 20
pie, la production de la m a t i è r e première et des i n s t r u m e n t s de travail
exige 4 j o u r n é e s de travail de 12 heures, et leur transformation en filés
exige de son côté u n e autre j o u r n é e de travail de 12 heures. M a i s la soif du
lucre fait croire a i s é m e n t à de pareils miracles et n'est j a m a i s en p e i n e de
trouver le sycophante doctrinaire q u i se charge de d é m o n t r e r leur rationa- 25
lité. C'est ce q u e va n o u s prouver l'exemple suivant d ' u n e célébrité histori-
que.

III
La Dernière heure de Senior

Par un b e a u m a t i n de l ' a n n é e 1836, N a s s a u W. Senior, q u e l'on pourrait 30


appeler le n o r m a l i e n des économistes anglais, également f a m e u x par sa
science é c o n o m i q u e et « s o n b e a u style», fut invité à venir a p p r e n d r e à
M a n c h e s t e r l ' é c o n o m i e politique qu'il professait à Oxford. Les fabricants
l'avaient élu leur défenseur contre le Factory act n o u v e l l e m e n t p r o m u l g u é ,
et l'agitation des dix heures q u i allait encore au delà. Avec leur sens prati- 35
q u e ordinaire, ils avaient c e p e n d a n t r e c o n n u q u e M. le professeur « wanted
a good deal of finishing », avait grand besoin du c o u p de p o u c e de la fin
p o u r être un savant accompli. Ils le firent d o n c venir à M a n c h e s t e r . Le pro-

184
Chapitre IX • Le taux de la plus-value

fesseur m i t en style fleuri la leçon q u e lui avaient faite les fabricants, d a n s


le p a m p h l e t intitulé : Letters on the Factory act, as it affects the cotton manu-
facture. London, 1837. Il est d ' u n e lecture récréative c o m m e on p e u t en j u -
ger par le m o r c e a u suivant :
5 « A v e c la loi actuelle, a u c u n e fabrique qui emploie des p e r s o n n e s au-
dessous de dix-huit ans, ne p e u t travailler plus de 11 h e u r e s % par jour,
c'est-à-dire 12 h e u r e s p e n d a n t les 5 premiers j o u r s de la s e m a i n e et
9 h e u r e s le s a m e d i . Eh bien, l'analyse (!) suivante d é m o n t r e q u e , d a n s u n e
fabrique de ce genre, t o u t le profit net provient de la dernière h e u r e . Un fa-
10 bricant dépense 100 000 liv. st. : 80 000 liv. st. en b â t i m e n t s et en m a c h i n e s ,
20 000 en m a t i è r e première et en salaires. En supposant q u e le capital fasse
u n e seule évolution p a r an et que le profit b r u t atteigne 15 %, la fabrique
doit livrer c h a q u e a n n é e des m a r c h a n d i s e s p o u r u n e valeur de
115 000 liv. st. C h a c u n e des 23 d e m i - h e u r e s de travail produit c h a q u e j o u r
S 2
15 / ou Y de cette s o m m e . Sur ces % q u i forment l'entier des
U5 23 3

2
115 000 liv.st. {constituting the whole 115 000 liv.st.) % , c'est-à-dire 3

1 0 0 0 0 0 liv. st. sur les 115 000, r e m p l a c e n t ou c o m p e n s e n t s e u l e m e n t le ca-


p i t a l ; %3 ou 5000 liv. st. sur les 1 5 0 0 0 de profit b r u t (!) couvrent l'usure de
2
la fabrique et des m a c h i n e s . Les / qui restent, les d e u x dernières d e m i -
23

20 h e u r e s de c h a q u e j o u r p r o d u i s e n t le profit n e t de 10 %. Si d o n c , les prix


x
restant les m ê m e s , la fabrique pouvait travailler 13 heures au lieu de 11 / , 2

et q u ' o n a u g m e n t â t le capital circulant d'environ 2600 liv. st., le profit n e t


serait plus q u e d o u b l é . D ' u n autre côté, si les h e u r e s de travail é t a i e n t ré-
duites d ' u n e h e u r e par jour, le profit net disparaîtrait ; si la r é d u c t i o n allait
37
25 j u s q u ' à 1 h e u r e %, le profit b r u t disparaîtrait é g a l e m e n t . »

37
Senior, 1. c., p. 1 2 , 1 3 . - N o u s n ' e n t r o n s p a s d a n s les détails plus ou m o i n s c u r i e u x , m a i s i n -
différents à n o t r e b u t . N o u s n ' e x a m i n o n s p o i n t , p a r e x e m p l e , c e t t e assertion q u e les fabricants
font e n t r e r l a c o m p e n s a t i o n d e l ' u s u r e des m a c h i n e s , etc., c'est-à-dire d ' u n e p a r t i e c o n s t i t u -
tive d u capital, d a n s l e u r profit, b r u t o u n e t , p r o p r e o u m a l p r o p r e . N o u s n e c o n t r ô l o n s p a s n o n
30 p l u s l ' e x a c t i t u d e ou la fausseté d e s chiffres a v a n c é s . L e o n a r d H o r n e r d a n s «A Letter to Mr. Se-
nior, etc. L o n d . 1 8 3 7 » a d é m o n t r é q u ' i l s n ' a v a i e n t p a s p l u s de v a l e u r q u e la p r é t e n d u e « a n a -
lyse». L e o n a r d H o r n e r , un d e s Factory Inquiry Commissioners de 1 8 3 3 , i n s p e c t e u r , ou p l u t ô t en
réalité c e n s e u r des fabriques j u s q u ' e n 1859, s'est a c q u i s d e s droits i m m o r t e l s à la r e c o n n a i s -
s a n c e d e l a classe o u v r i è r e anglaise. S a vie n ' a été q u ' u n long c o m b a t n o n - s e u l e m e n t c o n t r e
35 les fabricants exaspérés, m a i s e n c o r e c o n t r e les m i n i s t r e s q u i t r o u v a i e n t i n f i n i m e n t p l u s i m -
p o r t a n t d e c o m p t e r « l e s v o i x » d e s m a î t r e s fabricants d a n s l a C h a m b r e d e s c o m m u n e s q u e les
h e u r e s d e travail des « b r a s » d a n s l a f a b r i q u e .
L ' e x p o s i t i o n d e S e n i o r est confuse, i n d é p e n d a m m e n t d e l a fausseté d e s o n c o n t e n u . Voici,
à p r o p r e m e n t parler, ce q u ' i l v o u l a i t dire :
x
40 Le fabricant o c c u p e les ouvriers 11 h. / ou 23 d e m i - h e u r e s c h a q u e j o u r . Le travail de l'an-
2

n é e e n t i è r e , c o m m e celui d e c h a q u e j o u r n é e p a r t i c u l i è r e , c o n s i s t e e n 1 1 h . ]/ o u 2 3 d e m i -
2

h e u r e s (c'est-à-dire e n 2 3 d e m i - h e u r e s m u l t i p l i é e s p a r l e n o m b r e d e s j o u r s d e travail p e n d a n t
l ' a n n é e ) . C e c i a d m i s , les 2 3 d e m i - h e u r e s d e travail d o n n e n t l e p r o d u i t a n n u e l d e 1 1 5 0 0 0
2
liv. st., y h e u r e de travail p r o d u i t ]/ x 1 1 5 0 0 0 /. st., % h e u r e s de travail p r o d u i s e n t
2 23

45 % x 115 0 0 0 / . = 1 0 0 0 0 0 /., c'est-à-dire c o m p e n s e n t s e u l e m e n t le c a p i t a l a v a n c é . R e s t e n t

185
Troisième section • La production de la plus-value absolue

Et voilà ce q u e M. le professeur appelle u n e analyse ! S'il ajoutait foi a u x


l a m e n t a t i o n s des fabricants, s'il croyait que les travailleurs consacrent la
meilleure partie de la j o u r n é e à la r e p r o d u c t i o n ||97| ou au r e m p l a c e m e n t
de la valeur des b â t i m e n t s , des m a c h i n e s , du coton, du c h a r b o n , etc., alors
t o u t e analyse devenait chose oiseuse. «Messieurs, avait-il à r é p o n d r e t o u t 5
l
s i m p l e m e n t , si vous faites travailler 10 h e u r e s au lieu de 11 h e u r e s / , la 2

c o n s o m m a t i o n q u o t i d i e n n e du coton, des m a c h i n e s , etc., toutes circons-


tances restant égales, d i m i n u e r a de 1 h e u r e %. V o u s gagnerez d o n c t o u t
j u s t e a u t a n t que vous perdrez. Vos ouvriers d é p e n s e r o n t à l'avenir 1 h e u r e
% de m o i n s à la r e p r o d u c t i o n ou au r e m p l a c e m e n t du capital a v a n c é . » P e n - 10
sait-il au contraire que les paroles de ces messieurs d e m a n d a i e n t réflexion,
et jugeait-il en qualité d'expert u n e analyse n é c e s s a i r e ; alors il devait avant
tout, dans u n e q u e s t i o n qui roule exclusivement sur le rapport du bénéfice
n e t à la g r a n d e u r de la j o u r n é e de travail, prier les fabricants de ne p a s m e t -
tre e n s e m b l e d a n s le m ê m e sac des choses aussi disparates q u e m a c h i n e s , 15
b â t i m e n t s , m a t i è r e p r e m i è r e et travail, et de vouloir b i e n être assez b o n s
p o u r poser le capital c o n s t a n t c o n t e n u dans ces m a c h i n e s , m a t i è r e s p r e -
mières, etc., d ' u n côté, et le capital avancé en salaires, de l'autre. S'il trou-
vait ensuite, par hasard, q u e d'après le calcul des fabricants le travailleur
2
reproduit ou r e m p l a c e le salaire dans / de sa j o u r n é e , ou d a n s u n e h e u r e , 20
23

l'analyste avait alors à c o n t i n u e r a i n s i :


« S u i v a n t vos d o n n é e s , le travailleur produit dans l'avant-dernière h e u r e
son salaire et dans la dernière votre plus-value ou bénéfice net. P u i s q u ' i l
produit des valeurs égales d a n s des espaces de t e m p s égaux, le p r o d u i t de
l'avant-dernière h e u r e est égal au p r o d u i t de la dernière. De plus, il ne pro- 25
duit de valeur q u ' a u t a n t q u ' i l dépense de travail, et le quantum de son tra-
vail a p o u r m e s u r e sa d u r é e . Cette durée, d'après vous, est de 11 h. % par
j o u r . Il c o n s o m m e u n e partie de ces 11 h. λ/2 p o u r la p r o d u c t i o n ou le r e m ­
b o u r s e m e n t de son salaire, l'autre partie p o u r la p r o d u c t i o n de votre profit
net. Il ne fait r i e n de plus t a n t que d u r e la j o u r n é e de travail. M a i s p u i s q u e , 30
toujours d'après vous, son salaire et la plus-value q u ' i l vous livre sont des
valeurs égales, il produit é v i d e m m e n t son salaire en 5 h e u r e s % et votre
profit n e t d a n s les autres 5 heures %. C o m m e de plus les filés p r o d u i t s en
2 h e u r e s équivalent à son salaire plus votre profit net, cette valeur doit être
m e s u r é e par 11 h e u r e s % de travail, le produit de l'avant-dernière h e u r e par 35
5 h. %, celui de la dernière également. N o u s voici arrivés à un p o i n t déli-
3 d e m i - h e u r e s de travail q u i p r o d u i s e n t % x 115 0 0 0 / . = 15 0 0 0 / . , le profit b r u t . S u r ces
3

3 d e m i - h e u r e s de travail % h e u r e p r o d u i t % χ 1 1 5 0 0 0 /., = 5000 /., ou c o m p e n s e s e u l e m e n t


3

l ' u s u r e d e l a f a b r i q u e e t d e s m a c h i n e s . L e s d e u x d e r n i è r e s d e m i - h e u r e s , c'est-à-dire l a der-


n i è r e h e u r e de travail p r o d u i t % x 115 000 /. = 10 000 /. st. q u i f o r m e n t le profit n e t . D a n s le
3 40
texte, S e n i o r t r a n s f o r m e les vingt-troisièmes, parties d u p r o d u i t , e n p a r t i e s d e l a j o u r n é e d e
travail e l l e - m ê m e .

186
Chapitre IX • Le taux de la plus-value

cat; ainsi, a t t e n t i o n ! L'avant-dernière h e u r e de travail est u n e h e u r e de tra-


vail tout c o m m e la première. Ni plus ni m o i n s . C o m m e n t d o n c le fileur
peut-il produire en u n e h e u r e de travail u n e valeur qui représente 5 h. % ?
En réalité, il n ' a c c o m p l i t point un tel miracle. Ce qu'il p r o d u i t en valeur
5 d'usage dans u n e h e u r e de travail est un quantum d é t e r m i n é de filés. La va-
leur de ces filés est m e s u r é e par 5 h e u r e s % de travail, d o n t 4 h e u r e s % sont
c o n t e n u e s , sans qu'il y soit pour rien, d a n s les m o y e n s de p r o d u c t i o n , co-
ton, m a c h i n e s , etc., c o n s o m m é s , et d o n t % ou u n e h e u r e a été ajoutée pour
l u i - m ê m e . P u i s q u e son salaire est produit en cinq heures et trois quarts, et
10 que les filés qu'il fournit en u n e h e u r e c o n t i e n n e n t la m ê m e s o m m e de tra-
vail, il n'y a pas la m o i n d r e sorcellerie à ce qu'il ne produise en c i n q heures
et trois quarts de filage q u ' u n équivalent des filés qu'il produit dans u n e
seule h e u r e . M a i s vous êtes c o m p l è t e m e n t dans l'erreur, si vous vous figu-
rez que l'ouvrier perde un seul a t o m e de son t e m p s à reproduire ou à r e m -
is placer la valeur du coton, des m a c h i n e s , etc. Par cela m ê m e q u e son travail
convertit coton et broches en filés, par cela m ê m e qu'il file, la valeur du co-
ton et des broches, passe d a n s les filés. Ceci n'est point dû à la q u a n t i t é ,
m a i s à la qualité de son travail. A s s u r é m e n t il transmettra u n e p l u s grande
valeur d e coton, etc., e n u n e h e u r e q u ' e n u n e d e m i - h e u r e , m a i s t o u t sim-
20 p l e m e n t parce qu'il file plus de coton d a n s le premier cas q u e d a n s le se-
cond. Comprenez-le d o n c b i e n u n e fois pour t o u t e s : q u a n d vous dites q u e
l'ouvrier, dont la j o u r n é e c o m p t e o n z e h e u r e s et d e m i e , produit d a n s
l'avant-dernière h e u r e la valeur de son salaire et d a n s la dernière le b é n é -
fice net, cela veut dire t o u t b o n n e m e n t q u e d a n s son p r o d u i t de d e u x
25 heures, q u e celles-ci se trouvent au c o m m e n c e m e n t ou à la fin de la jour-
née, juste a u t a n t d'heures de travail sont incorporées, q u ' e n contient sa
j o u r n é e de travail entière. Et q u a n d vous dites qu'il produit d a n s les pre-
mières cinq h e u r e s trois quarts son salaire et d a n s les dernières c i n q heures
trois quarts votre profit net, cela veut dire encore tout s i m p l e m e n t que vous
30 payez les premières et q u e pour les dernières vous ne les payez pas. Je parle
de p a y e m e n t du travail au lieu de p a y e m e n t de la force de travail, p o u r me
conformer à votre jargon. Si m a i n t e n a n t vous e x a m i n e z le rapport du
temps de travail q u e vous payez au temps de travail q u e vous ne payez
point, vous trouverez que c'est demi-journée pour demi-journée, c'est-à-
35 dire 100 pour cent, ce q u i a s s u r é m e n t est le t a u x d ' u n bénéfice assez
convenable. Il n'y a pas n o n plus le m o i n d r e doute que si vous faites tra-
vailler vos bras treize au lieu de o n z e heures et d e m i e et q u e vous a n n e x i e z
s i m p l e m e n t cet e x c é d a n t au d o m a i n e du surtravail, ce dernier c o m p r e n d r a
sept [heures] un quart au lieu de cinq heures trois quarts, et le t a u x de la
40 plus-value s'élèvera de 100 % à 126 % % . M a i s vous allez par trop loin, si
3

vous espérez q u e l'addition de cette h e u r e et d e m i e élèvera votre profit de

187
Troisième section • La production de la plus-value absolue

100 à 200 % ou davantage, ce qui ferait <plus q u e le d o u b l e n . D ' u n a u t r e


côté, - le c œ u r de l ' h o m m e est q u e l q u e chose d'étrange, surtout q u a n d
l ' h o m m e le porte d a n s sa bourse - votre p e s s i m i s m e frise la folie si vous
craignez q u e la r é d u c t i o n de la j o u r n é e de o n z e h e u r e s et d e m i e à dix
h e u r e s et d e m i e fasse disparaître tout votre profit net. T o u t e s circonstances 5
restant les m ê m e s , le surtravail t o m b e r a de cinq heures trois quarts à qua-
tre heures trois quarts, ce q u i fournira encore un t a u x de plus-value t o u t à
fait respectable, à savoir 8 2 % % . Les mystères de cette ( D e r n i è r e heure>
sur laquelle vous avez débité plus de contes q u e les Chiliastes sur la fin du
m o n d e , t o u t cela est <all bosh>, de la blague. Sa perte n ' a u r a a u c u n e consé- 10
q u e n c e funeste ; elle n'ôtera, ni à vous votre profit net, ni a u x enfants des
d e u x sexes, q u e vous c o n s o m m e z productivement, cette ||98| <pureté
38
d ' â m e > q u i vous est si c h è r e . Q u a n d , u n e b o n n e fois, votre dernière h e u r e

38
S i S e n i o r a p r o u v é q u e l e bénéfice n e t des fabricants, l ' e x i s t e n c e d e l ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e
anglaise et le m a r c h é de la G r a n d e - B r e t a g n e d é p e n d e n t « d e la D e r n i è r e h e u r e de t r a v a i l » , le 15
d o c t e u r A n d r e w U r e a p a r - d e s s u s l e m a r c h é d é m o n t r é p o u r s a part, q u e si, a u l i e u d ' e x t é n u e r
de travail les enfants et les a d o l e s c e n t s a u - d e s s o u s de 18 a n s d a n s l ' a t m o s p h è r e b r û l a n t e m a i s
m o r a l e d e l a fabrique, o n les r e n v o y a i t u n e h e u r e p l u s t ô t d a n s l e m o n d e e x t é r i e u r a u s s i froid
q u e frivole, l'oisiveté et le vice l e u r feraient p e r d r e le salut de leurs â m e s . D e p u i s 1848 les i n s -
p e c t e u r s ne se lassent j a m a i s d a n s leurs rapports semestriels de railler et d ' a g a c e r les fabri- 20
c a n t s avec « l a d e r n i è r e , l a fatale d e r n i è r e h e u r e » . O n lit, par e x e m p l e , d a n s l e r a p p o r t d e
M . H o w e l l , du 31 m a i 1 8 5 5 : « S i l ' i n g é n i e u x c a l c u l s u i v a n t (il cite Senior) était j u s t e , t o u t e s les
fabriques de c o t o n d a n s le R o y a u m e - U n i a u r a i e n t travaillé avec p e r t e d e p u i s 1 8 5 0 . » (Reports
of the Insp. of Fact, for the half year ending 30th April 1855, p. 19.) L o r s q u e le bill d e s d i x h e u r e s
p a s s a au P a r l e m e n t en 1848, les fabricants firent signer p a r q u e l q u e s travailleurs d e s localités 25
d i s s é m i n é e s entre les c o m t é s d e D o r s e t e t d e S o m e r s e t u n e c o n t r e - p é t i t i o n , d a n s l a q u e l l e o n
lit entre autres choses c e q u i s u i t : « V o s p é t i t i o n n a i r e s , t o u s pères d e familles, c r o i e n t q u ' u n e
h e u r e d e loisir a d d i t i o n n e l l e n ' a u r a i t d ' a u t r e effet q u e d e d é m o r a l i s e r leurs enfants, car l'oisi-
veté est la m è r e de t o u s les v i c e s . » Le r a p p o r t de f a b r i q u e du 31 o c t o b r e 1848 fait à ce p r o p o s
q u e l q u e s o b s e r v a t i o n s : « L ' a t m o s p h è r e des filatures de lin, d a n s lesquelles travaillent les e n - 30
fants de ces t e n d r e s et v e r t u e u x p a r e n t s , est r e m p l i e d ' u n e si é n o r m e q u a n t i t é de p a r t i c u l e s de
poussière, de fil et a u t r e s m a t i è r e s , q u ' i l est e x t r a o r d i n a i r e m e n t d é s a g r é a b l e d'y p a s s e r s e u l e -
m e n t 1 0 m i n u t e s ; o n n e l e p e u t m ê m e pas sans éprouver l a s e n s a t i o n l a p l u s p é n i b l e , car les
y e u x , les oreilles, les n a r i n e s et la b o u c h e se r e m p l i s s e n t aussitôt de n u a g e s de p o u s s i è r e de
lin, d o n t il est impossible de se garer. Le travail l u i - m ê m e exige, en r a i s o n de la m a r c h e verti- 35
g i n e u s e de la m a c h i n e , u n e d é p e n s e c o n t i n u e de m o u v e m e n t s r a p i d e s et faits à p r o p o s , s o u -
m i s à u n e a t t e n t i o n infatigable, et il s e m b l e assez cruel de faire a p p l i q u e r p a r d e s p a r e n t s le
t e r m e de <fainéantise) à l e u r s enfants q u i , d é d u c t i o n faite du t e m p s d e s r e p a s , s o n t c l o u é s
10 h e u r e s entières à u n e pareille o c c u p a t i o n et d a n s u n e telle a t m o s p h è r e Ces e n f a n t s
travaillent p l u s l o n g t e m p s q u e les g a r ç o n s de ferme d e s villages voisins Ces p r o p o s s a n s 40
cesse r e b a t t u s sur d'oisiveté et la paresse > sont du cant le p l u s p u r et d o i v e n t être flétris
c o m m e l'hypocrisie la p l u s é h o n t é e La partie du p u b l i c q u i , il y a q u e l q u e s a n n é e s , fut
si stupéfaite de l ' a s s u r a n c e avec l a q u e l l e on p r o c l a m a o u v e r t e m e n t et p u b l i q u e m e n t , s o u s la
s a n c t i o n d e s plus h a u t e s a u t o r i t é s , q u e le <bénéfice net> des fabricants p r o v e n a i t t o u t e n t i e r du
travail de la d e r n i è r e h e u r e , de sorte q u ' u n e r é d u c t i o n d ' u n e h e u r e sur la j o u r n é e de travail 45
a n é a n t i r a i t ce bénéfice, c e t t e partie du p u b l i c en croira à p e i n e ses y e u x q u a n d elle verra q u e l s
progrès a fait d e p u i s cette t h é o r i e q u i c o m p r e n d m a i n t e n a n t d a n s les vertus de la d e r n i è r e
h e u r e la m o r a l e et le profit ex œquo, si b i e n q u e la r é d u c t i o n du travail d e s enfants à 10 h e u r e s
p l e i n e s ferait aller à la dérive la m o r a l e des petits enfants et le profit n e t de leurs p a t r o n s , m o -

188
Chapitre IX · Le taux de la plus-value

sonnera, pensez au professeur d'Oxford. Et m a i n t e n a n t , c'est d a n s un


m o n d e meilleur q u e je désire faire avec vous plus ample c o n n a i s s a n c e . Sa-
3 9
l u t . » C'est en 1836 q u e Senior avait fait la découverte de sa « D e r n i è r e
h e u r e » . H u i t ans plus tard, le 15 avril 1848, un des p r i n c i p a u x m a n d a r i n s
5 de la science é c o n o m i q u e officielle, J a m e s Wilson, dans l'Économiste, de
Londres, à propos de la loi des dix heures, e n t o n n a la m ê m e ritournelle sur
le m ê m e air.

IV
Le produit net

10 N o u s n o m m o n s p r o d u i t n e t (surplus produce) la partie du p r o d u i t q u i repré-


sente la plus-value. De m ê m e q u e le t a u x de celle-ci se d é t e r m i n e par son
rapport, n o n avec la s o m m e totale, m a i s avec la partie variable du capital,
de m ê m e le m o n t a n t du produit net est d é t e r m i n é par son rapport, n o n
avec la s o m m e restante, m a i s avec la partie du p r o d u i t qui représente le tra-
15 vail nécessaire. De m ê m e q u e la p r o d u c t i o n d ' u n e plus-value est le b u t dé-
t e r m i n a n t de la p r o d u c t i o n capitaliste, de m ê m e le degré d'élévation de la
richesse se m e s u r e , n o n d'après la g r a n d e u r absolue du p r o d u i t brut, m a i s
4 0
d'après la g r a n d e u r relative du produit n e t .

raie et profit q u i d é p e n d e n t t o u s d e u x de cette h e u r e fatale.» (Rpts Insp. of Fact, il st Oct.


20 1848, p . 101.) L e m ê m e r a p p o r t n o u s fournit e n s u i t e des é c h a n t i l l o n s d e l a « m o r a l e » e t d e l a
« v e r t u » de m e s s i e u r s les f a b r i c a n t s ; il m e n t i o n n e t o u t au long les intrigues, les d é t o u r s , les
m e n é e s , les ruses, les s é d u c t i o n s , les m e n a c e s , les falsifications, etc., q u ' i l s e m p l o i e n t p o u r
faire signer d e s p é t i t i o n s d e c e g e n r e p a r u n petit n o m b r e d'ouvriers i n t i m i d é s e t les p r é s e n t e r
ensuite au Parlement c o m m e pétitions de toute u n e branche d'industrie et de tout un comté
25 o u d e p l u s i e u r s . - R e s t e u n fait q u i caractérise fort b i e n l'état a c t u e l d e l a « s c i e n c e » soi-di-
s a n t é c o n o m i q u e ; c'est q u e n i S e n i o r l u i - m ê m e q u i , à s o n h o n n e u r , s e d é c l a r a p l u s tard éner-
g i q u e m e n t p o u r l a l i m i t a t i o n légale d e l a j o u r n é e d e travail, n i ses p r e m i e r s e t r é c e n t s contra-
d i c t e u r s n ' o n t su d é c o u v r i r les p a r a l o g i s m e s de la « d é c o u v e r t e o r i g i n a l e » . F o r c e leur a été
d ' e n appeler à l ' e x p é r i e n c e p o u r t o u t e s o l u t i o n . L e c o m m e n t e t l e p o u r q u o i s o n t restés u n
30 mystère.
39
M. le professeur a p o u r t a n t tiré q u e l q u e profit de sa b r i l l a n t e c a m p a g n e à M a n c h e s t e r . D a n s
ses «Letters on the Factory act» le b é n é f i c e n e t t o u t e n t i e r « p r o f i t » et « i n t é r ê t » et m ê m e « q u e l -
q u e c h o s e d e p l u s » d é p e n d e n t d ' u n e h e u r e d e travail n o n p a y é e d e l'ouvrier. U n e a n n é e a u p a -
ravant, d a n s son livre i n t i t u l é : Outlines of Political Economy, c o m p o s é p o u r la d é l e c t a t i o n des
35 é t u d i a n t s d'Oxford et des « c l a s s e s é c l a i r é e s » , il avait « d é c o u v e r t » , c o n t r a i r e m e n t à la d o c -
t r i n e de R i c a r d o , s u i v a n t l a q u e l l e la v a l e u r est d é t e r m i n é e p a r le t e m p s de travail, q u e le profit
p r o v i e n t du travail du capitaliste et l'intérêt de son abstinence. La b o u r d e était vieille, m a i s le
m o t n o u v e a u . M a î t r e R o s c h e r l'a assez b i e n t r a d u i t et g e r m a n i s é p a r le m o t Enthaltung q u i a
le m ê m e s e n s . Ses c o m p a t r i o t e s m o i n s frottés de latin, les W i r t h , les S c h u l z e et a u t r e s M i c h e l ,
40 l'ont v a i n e m e n t e n c a p u c h o n n é . L ' a b s t i n e n c e (Enthaltung) est d e v e n u e r e n o n c e m e n t (Entsa-
gung.)
40
« P o u r u n i n d i v i d u q u i p o s s è d e u n c a p i t a l d e 2 0 0 0 0 / . st. e t d o n t les profits s e m o n t e n t an-
n u e l l e m e n t à 2000 l. st., ce serait c h o s e a b s o l u m e n t indifférente, si s o n c a p i t a l o c c u p a i t 100
ou 1000 ouvriers et si les m a r c h a n d i s e s p r o d u i t e s se v e n d a i e n t à 10 000 ou à 20 000 /. st.,
45 p o u r v u q u e d a n s t o u s les cas ses profits ne t o m b a s s e n t p a s a u - d e s s o u s de 2 0 0 0 1 . st. Est-ce

189
Troisième section • La production de la plus-value absolue

La s o m m e du travail nécessaire et du surtravail, des parties de t e m p s


dans lesquelles l'ouvrier produit l'équivalent de sa force de travail et la
plus-value, cette s o m m e forme la g r a n d e u r absolue de son t e m p s de travail,
c'est-à-dire la j o u r n é e de travail (working day). \

|99| CHAPITRE X 5

La j o u r n é e de travail

I
Limite de la journée de travail

N o u s s o m m e s partis de la supposition q u e la force de travail est achetée et


v e n d u e à sa valeur. Cette valeur, c o m m e celle de t o u t e autre m a r c h a n d i s e , 10
est d é t e r m i n é e par le t e m p s de travail nécessaire à sa p r o d u c t i o n . Si d o n c
la p r o d u c t i o n des m o y e n s de subsistance journaliers, tels qu'il les faut en
m o y e n n e pour le travailleur, coûte 6 heures, il doit travailler en m o y e n n e
6 heures par j o u r p o u r produire j o u r n e l l e m e n t sa force de travail, ou p o u r
reproduire la valeur qu'il a o b t e n u e en la vendant. La partie nécessaire de 15
sa j o u r n é e c o m p r e n d alors 6 heures ; toutes circonstances restant égales,
c'est u n e g r a n d e u r d o n n é e . M a i s il ne s'ensuit pas que la g r a n d e u r de la
j o u r n é e elle-même soit d o n n é e .
A d m e t t o n s q u e la ligne a b représente la durée ou la lon-
g u e u r du temps de travail nécessaire, soit six heures. Suivant q u e le travail 20
sera prolongé au delà de ab de 1, de 3 ou de 6 heures, n o u s o b t i e n d r o n s
trois lignes différentes:
Journée de travail I Journée de travail II Journée de travail III
a b—c a b c a b c
q u i représentent trois j o u r n é e s de travail différentes de sept, de n e u f et de 25
q u ' i l n ' e n est pas d e m ê m e d e l'intérêt réel d ' u n e n a t i o n ? E n s u p p o s a n t q u e ses r e v e n u s n e t s ,
ses r e n t e s et ses profits r e s t e n t les m ê m e s , il n'y a p a s la m o i n d r e i m p o r t a n c e à ce q u e la n a -
t i o n se c o m p o s e de 10 ou 12 m i l l i o n s d ' h a b i t a n t s . » (Ricardo, I . e . p . 4 1 6 . ) L o n g t e m p s a v a n t
R i c a r d o , u n f a n a t i q u e d u p r o d u i t n e t , A r t h u r Y o u n g , écrivain aussi prolixe e t b a v a r d q u e d é -
p o u r v u de j u g e m e n t , d o n t la r e n o m m é e est en r a i s o n inverse de son m é r i t e , disait e n t r e 30
a u t r e s : « D e quelle u t i l i t é serait d a n s u n pays m o d e r n e u n e p r o v i n c e e n t i è r e d o n t l e sol serait
cultivé, selon l ' a n c i e n m o d e r o m a i n , par d e petits p a y s a n s i n d é p e n d a n t s , fût-il m ê m e l e
m i e u x cultivé p o s s i b l e ? A q u o i cela a b o u t i r a i t - i l ? s i n o n u n i q u e m e n t à élever des h o m m e s (the
mere purpose of breeding men) ce q u i en soi n ' a p a s le m o i n d r e b u t (is a useless purpose).» A r t h u r
Y o u n g : Political arithmetic, e t c . L o n d o n , 1774, p. 47. - H o p k i n s fait cette r e m a r q u e fort j u s t e : 35
« I l est étrange q u e l ' o n soit si f o r t e m e n t e n c l i n à r e p r é s e n t e r le p r o d u i t n e t c o m m e a v a n t a -
g e u x p o u r la classe ouvrière, parce q u ' i l p e r m e t de la faire travailler. Il est p o u r t a n t b i e n évi-
d e n t q u e s'il a ce pouvoir, ce n ' e s t p o i n t p a r c e q u ' i l est n e t . » ( T h o m a s H o p k i n s : On Rent of
Land, etc. L o n d o n , 1828, p. 126.)

190
Chapitre Χ · La journée de travail

d o u z e h e u r e s . La ligne de prolongation bc représente la l o n g u e u r du travail


extra. P u i s q u e la j o u r n é e de travail = ab + bc ou b i e n est ac, elle varie avec
la g r a n d e u r variable de bc. P u i s q u e ab n o u s est d o n n é , le rapport de bc à ab
peut toujours être m e s u r é . Ce rapport s'élève d a n s la j o u r n é e de travail I à
5 %, dans la j o u r n é e de travail II à %, et d a n s le j o u r n é e de travail I I I à % de
, ^ ^ . , . t e m p s de travail extra ,, .
ab. Enfin, p u i s q u e la p r o p o r t i o n ζ— r:—; :— d e t e r m i n e le
t e m p s de travail necessaire
t a u x de la plus-value, ce t a u x est d o n n é par le rapport ci-dessus. Il est res-
pectivement d a n s les trois différentes j o u r n é e s de travail de 1 6 % , de 50 et
de 100 %. Mais le t a u x de la plus-value seul ne n o u s d o n n e r a i t p o i n t réci-
10 p r o q u e m e n t la g r a n d e u r de la j o u r n é e de travail. S'il était, p a r e x e m p l e , de
1 0 0 % , la j o u r n é e de travail pourrait être de son côté de 8, de 10, de
12 heures, et ainsi de suite. Il i n d i q u e r a i t que les d e u x parties constitutives
de la j o u r n é e , travail nécessaire et surtravail, sont de g r a n d e u r égale; m a i s
il n ' i n d i q u e r a i t pas la g r a n d e u r de c h a c u n e de ces parties.
15 La j o u r n é e de travail n ' e s t d o n c pas u n e g r a n d e u r ||100| c o n s t a n t e , m a i s
u n e g r a n d e u r variable. U n e de ses parties est b i e n d é t e r m i n é e par le t e m p s
de travail qu'exige la r e p r o d u c t i o n c o n t i n u e de l'ouvrier l u i - m ê m e ; m a i s sa
g r a n d e u r totale varie suivant la l o n g u e u r ou la durée du surtravail. La jour-
n é e de travail est d o n c d e t e r m i n a b l e ; m a i s , par elle-même, elle est indéter-
41
20 minée .
Bien q u e la j o u r n é e de travail ne soit rien de fixe, elle ne p e u t n é a n -
m o i n s varier que d a n s certaines limites. Sa limite m i n i m a , c e p e n d a n t , ne
p e u t être d é t e r m i n é e . A s s u r é m e n t , si n o u s posons la ligne de prolongation
bc, ou le surtravail = 0, n o u s o b t e n o n s ainsi u n e limite m i n i m a , c'est-à-dire
25 la partie de la j o u r n é e p e n d a n t laquelle l'ouvrier doit n é c e s s a i r e m e n t tra-
vailler p o u r sa propre conservation. Mais le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste
u n e fois d o n n é , le travail nécessaire ne p e u t j a m a i s former q u ' u n e partie de
la j o u r n é e de travail, et cette j o u r n é e e l l e - m ê m e ne peut, par c o n s é q u e n t ,
être réduite à ce m i n i m u m . Par contre, la j o u r n é e de travail possède u n e li-
30 m i t e m a x i m a . Elle ne p e u t être prolongée au delà d ' u n certain p o i n t . Cette
limite m a x i m a est d o u b l e m e n t d é t e r m i n é e , et d'abord par les b o r n e s physi-
ques de la force de travail. Un h o m m e ne p e u t d é p e n s e r p e n d a n t le j o u r na-
turel de 24 h e u r e s q u ' u n certain q u a n t u m de sa force vitale. C'est ainsi
q u ' u n cheval ne peut, en m o y e n n e , travailler que 8 h e u r e s par j o u r . Pen-
35 d a n t u n e partie du jour, la force doit se reposer, d o r m i r ; p e n d a n t u n e autre
partie, l ' h o m m e a des besoins physiques à satisfaire ; il lui faut se nourrir,
se vêtir, etc. Cette l i m i t a t i o n p u r e m e n t physique n ' e s t pas la seule. La pro-
longation de la j o u r n é e de travail rencontre des limites morales. Il faut au
41
« T r a v a i l d ' u n j o u r , c'est t r è s - v a g u e ; ça p e u t être long ou c o u r t . » (An Essay on Trade and
40 Commerce, containing Observations on Taxation, etc. L o n d o n , 1770, p. 73.)

191
Troisième section • La production de la plus-value absolue

travailleur du t e m p s p o u r satisfaire ses besoins intellectuels et sociaux,


d o n t le n o m b r e et le caractère d é p e n d e n t de l'état général de la civilisation.
Les variations de la j o u r n é e de travail ne dépassent d o n c pas le cercle
formé par ces limites q u ' i m p o s e n t la n a t u r e et la société. M a i s ces limites
sont par elles-mêmes très-élastiques et laissent la plus g r a n d e l a t i t u d e . 5
Aussi trouvons-nous des j o u r n é e s de travail de 10, 12, 14, 16, 18 heures,
c'est-à-dire avec les plus diverses longueurs.
Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a d o n c
acquis le droit de faire travailler p e n d a n t tout un j o u r le travailleur à son
42
service. M a i s qu'est-ce q u ' u n j o u r de t r a v a i l ? D a n s tous les cas, il est 10
m o i n d r e q u ' u n j o u r naturel. De c o m b i e n ? Le capitaliste a sa propre m a -
nière de voir sur cette ultima Thüle, la limite nécessaire de la j o u r n é e de tra-
vail. En tant q u e capitaliste, il n'est q u e capital personnifié; son â m e et
l'âme du capital ne font q u ' u n . Or le capital n ' a q u ' u n p e n c h a n t n a t u r e l ,
q u ' u n m o b i l e u n i q u e ; il t e n d à s'accroître, à créer u n e plus-value, à absor- 15
ber, au m o y e n de sa partie constante, les m o y e n s de p r o d u c t i o n , la plus
43
grande m a s s e possible de travail e x t r a . Le capital est du travail mort, qui,
semblable au vampire, ne s ' a n i m e q u ' e n s u ç a n t le travail vivant, et sa vie
est d ' a u t a n t plus allègre qu'il en p o m p e davantage. Le t e m p s p e n d a n t le-
q u e l l'ouvrier travaille, est le t e m p s p e n d a n t lequel le capitaliste c o n s o m m e 20
44
la force de travail qu'il lui a a c h e t é e . Si le salarié c o n s o m m e p o u r lui-
45
m ê m e le t e m p s qu'il a de disponible, il vole le capitaliste .
Le capitaliste en appelle d o n c à la loi de l'échange des m a r c h a n d i s e s . Il
cherche, lui, c o m m e t o u t autre acheteur, à tirer de la valeur d'usage de sa
m a r c h a n d i s e le plus grand parti possible. M a i s tout à c o u p s'élève la voix 25
du travailleur q u i j u s q u e - l à était c o m m e p e r d u d a n s le tourbillon de la pro-
duction :
La m a r c h a n d i s e q u e je t'ai v e n d u e se distingue de la t o u r b e des autres
m a r c h a n d i s e s , parce q u e son usage crée de la valeur, et u n e valeur plus
42
Cette q u e s t i o n est i n f i n i m e n t p l u s i m p o r t a n t e q u e l a célèbre q u e s t i o n d e Sir R o b e r t P e e l à 30
la c h a m b r e de c o m m e r c e de B i r m i n g h a m : «Qu'est-ce qu'une livre sterling?» q u e s t i o n q u i ne
p o u v a i t être p o s é e , q u e p a r c e q u e R o b e r t P e e l n ' e n savait p a s plus sur l a n a t u r e d e l a m o n n a i e
q u e les «little shilling men» a u x q u e l s il s'adressait.
43
« C'est l a t â c h e d u capitaliste d ' o b t e n i r d u capital d é p e n s é l a p l u s forte s o m m e d e travail
p o s s i b l e . » (J. G. C o u r c e l l e - S e n e u i l : Traité théorique et pratique des entreprises industrielles. 35
e
2 édit., Paris, 1857, p . 62.)
44
« U n e h e u r e d e travail p e r d u e p a r j o u r p o r t e u n i m m e n s e p r é j u d i c e à u n é t a t c o m -
m e r c i a l . » - « I l se fait u n e c o n s o m m a t i o n de l u x e e x t r a o r d i n a i r e p a r m i les p a u v r e s travail-
leurs du r o y a u m e et p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s la p o p u l a c e m a n u f a c t u r i è r e : elle c o n s i s t e d a n s la
c o n s o m m a t i o n de l e u r t e m p s , c o n s o m m a t i o n la p l u s fatale de t o u t e s . » (An Essay on Trade and 40
Commerce, etc., p. 47 et 153.)
45
« S i l e m a n o u v r i e r libre p r e n d u n i n s t a n t d e repos, l ' é c o n o m i e s o r d i d e q u i l e s u i t d e s y e u x
avec i n q u i é t u d e , p r é t e n d q u ' i l la v o l e . » N . L i n g u e t : Théorie des lois civiles, etc. L o n d r e s , 1767,
t. II, p . 466.

192
Chapitre Χ · La journée de travail

g r a n d e qu'elle ne c o û t e e l l e - m ê m e . C'est p o u r cela q u e tu l'as a c h e t é e . Ce


qui pour toi semble accroissement de capital, est p o u r m o i , e x c é d a n t de
travail. T o i et m o i , n o u s ne connaissons sur le m a r c h é q u ' u n e loi, celle de
l'échange des m a r c h a n d i s e s . La c o n s o m m a t i o n de la m a r c h a n d i s e appar-
5 tient n o n au v e n d e u r q u i l'aliène, m a i s à l'acheteur q u i l'acquiert. L'usage
de ma force de travail t ' a p p a r t i e n t d o n c . M a i s par le prix q u o t i d i e n de sa
vente, je dois c h a q u e j o u r pouvoir la reproduire et la vendre de n o u v e a u .
Abstraction faite de l'âge et d'autres causes naturelles de d é p é r i s s e m e n t , je
dois être aussi vigoureux et dispos d e m a i n q u ' a u j o u r d ' h u i , p o u r r e p r e n d r e
10 m o n travail avec la m ê m e force. Tu me prêches c o n s t a m m e n t l'évangile de
« l ' é p a r g n e » , d e « l ' a b s t i n e n c e » e t d e « l ' é c o n o m i e » . F o r t b i e n ! J e veux, e n
a d m i n i s t r a t e u r sage e t intelligent, é c o n o m i s e r m o n u n i q u e fortune, m a
force de travail, et m ' a b s t e n i r de t o u t e folle prodigalité. Je v e u x c h a q u e
j o u r n ' e n m e t t r e e n m o u v e m e n t , n ' e n convertir e n travail, e n u n m o t n ' e n
15 dépenser q u e j u s t e ce q u i sera c o m p a t i b l e avec sa d u r é e n o r m a l e et son dé-
v e l o p p e m e n t régulier. Par u n e prolongation outre m e s u r e de la j o u r n é e de
travail, t u p e u x e n u n seul j o u r mobiliser u n e plus g r a n d e q u a n t i t é d e m a
force q u e je n ' e n puis r e m p l a c e r en trois. Ce q u e tu gagnes en travail je le
perds en s u b s t a n c e . Or, l'emploi de ma force et sa spoliation sont d e u x
20 choses e n t i è r e m e n t différentes. Si la période ordinaire de la vie d ' u n
ouvrier, é t a n t d o n n é e u n e m o y e n n e raisonnable de travail, est de trente
ans, la valeur m o y e n n e | | 1 0 1 | de ma force que tu me payes par j o u r , forme

. , \, ,
c A ou i n \ c n d e s a valeur totale. L a c o n s o m m e s - t u d a n s d i x ans, e h

1
b i e n ! tu ne payes, d a n s ce cas, c h a q u e jour, q u e au lieu de
11 0Λ 9Ο 5 n0 3650
25 de sa valeur entière, c'est-à-dire tu ne me payes q u e % de sa valeur j o u r n a -
lière, t u m e voles d o n c c h a q u e j o u r % d e m a m a r c h a n d i s e . T u payes u n e
force de travail d ' u n j o u r q u a n d tu en uses u n e de trois. Tu violes n o t r e
contrat et la loi des échanges. Je d e m a n d e d o n c u n e j o u r n é e de travail de
durée n o r m a l e , et je la d e m a n d e sans faire appel à t o n c œ u r , car, dans les
30 affaires, il n'y a pas de place p o u r le s e n t i m e n t . Tu p e u x être un bourgeois
modèle, peut-être m e m b r e de la société protectrice des a n i m a u x , et, par-
dessus le m a r c h é , en o d e u r de s a i n t e t é ; p e u i m p o r t e . La chose q u e tu re-
présentes vis-à-vis de m o i n ' a rien d a n s la poitrine ; ce qui semble y palpi-
ter, ce sont les b a t t e m e n t s de m o n propre c œ u r . J'exige la j o u r n é e de
3 5 travail n o r m a l , parce q u e j e veux l a valeur d e m a m a r c h a n d i s e , c o m m e t o u t
46
autre v e n d e u r .
46
P e n d a n t l a g r a n d e a g i t a t i o n des ouvriers e n b â t i m e n t à L o n d r e s , 1 8 6 0 - 6 1 , p o u r l a r é d u c t i o n
de la j o u r n é e de travail à 9 h e u r e s , l e u r c o m i t é p u b l i a un m a n i f e s t e q u i c o n t i e n t à p e u de
c h o s e près le p l a i d o y e r de n o t r e travailleur. Il y est fait a l l u s i o n , n o n sans i r o n i e , à ce q u e Sir

193
Troisième section • La production de la plus-value absolue

C o m m e on le voit, à part des limites tout élastiques, la n a t u r e m ê m e de


l'échange des m a r c h a n d i s e s n ' i m p o s e a u c u n e l i m i t a t i o n à la j o u r n é e de tra-
vail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit c o m m e acheteur,
q u a n d il cherche à prolonger cette j o u r n é e aussi longtemps q u e possible et
à faire deux jours d ' u n . D ' a u t r e part, la n a t u r e spéciale de la m a r c h a n d i s e 5
v e n d u e exige q u e sa c o n s o m m a t i o n par l'acheteur ne soit pas illimitée, et
le travailleur soutient son droit c o m m e v e n d e u r q u a n d il veut restreindre la
j o u r n é e de travail à u n e durée n o r m a l e m e n t d é t e r m i n é e . Il y a d o n c ici u n e
a n t i n o m i e , droit contre droit, tous deux portent le sceau de la loi qui règle
l'échange des m a r c h a n d i s e s . E n t r e deux droits égaux qui d é c i d e ? La Force. 10
Voilà p o u r q u o i la r é g l e m e n t a t i o n de la j o u r n é e de travail se présente d a n s
l'histoire de la p r o d u c t i o n capitaliste c o m m e u n e lutte séculaire p o u r les li-
mites de la j o u r n é e de travail, lutte entre le capitaliste, c'est-à-dire la classe
capitaliste, et le travailleur, c'est-à-dire la classe ouvrière.

II 15
Le Capital affamé de surtravail - Boyard et Fabricant

Le capital n ' a point inventé le surtravail. Partout où u n e partie de la société


possède le m o n o p o l e des m o y e n s de p r o d u c t i o n , le travailleur, libre ou
n o n , est forcé d'ajouter au t e m p s de travail nécessaire à son propre entre-
t i e n un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des m o y e n s 20
d e p r o d u c t i o n . Q u e c e propriétaire soit κ α λ ό ς κ ά γ α θ ό ς a t h é n i e n , t h é o -
47

crate étrusque, citoyen r o m a i n , b a r o n n o r m a n d , m a î t r e d'esclaves a m é r i -


cain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste m o d e r n e , p e u im-
48
p o r t e ! Avant d'aller plus loin, constatons d'abord un fait. Q u a n d la forme
d ' u n e société est telle, au p o i n t de vue é c o n o m i q u e , que ce n ' e s t p o i n t la 25
valeur d'échange m a i s la valeur d'usage qui y p r é d o m i n e , le surtravail est
plus ou m o i n s circonscrit par le cercle de besoins d é t e r m i n é s ; mais le ca-
ractère de la p r o d u c t i o n e l l e - m ê m e n ' e n fait point naître un appétit dévo-
rant. Q u a n d il s'agit d'obtenir la valeur d ' é c h a n g e sous sa forme spécifique,
par la p r o d u c t i o n de l'or et de l'argent, n o u s trouvons déjà dans l'antiquité 30

M . P e t o , l e m a î t r e e n t r e p r e n e u r l e plus âpre a u gain, d e v e n u d e p u i s célèbre p a r s a g i g a n t e s q u e


b a n q u e r o u t e , était e n o d e u r d e s a i n t e t é .
47
« C e u x q u i travaillent n o u r r i s s e n t en réalité t o u t à la fois et les p e n s i o n n a i r e s q u ' o n
appelle les riches, et e u x - m ê m e s . » ( E d m u n d Burke, 1. c , p . 2 [,3].)
48
N i e b u h r , d a n s s o n Histoire romaine, laisse é c h a p p e r cette n a ï v e r e m a r q u e : « On ne p e u t se 35
d i s s i m u l e r q u e des ouvrages, c o m m e c e u x des É t r u s q u e s , d o n t les r u i n e s n o u s é t o n n e n t en-
core a u j o u r d ' h u i , s u p p o s e n t d a n s les petits É t a t s des seigneurs et des serfs.» S i s m o n d i est b i e n
plus d a n s le vrai q u a n d il d i t q u e les « d e n t e l l e s de B r u x e l l e s » s u p p o s e n t des c a p i t a l i s t e s et des
salariés.

194
Chapitre Χ · La journée de travail

le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler j u s q u ' à ce que


mort s'en suive devient alors la loi. Q u ' o n lise s e u l e m e n t à ce sujet D i o d o r e
49
de S i c i l e . C e p e n d a n t dans le m o n d e a n t i q u e ce sont là des exceptions.
M a i s dès que des peuples, d o n t la p r o d u c t i o n se m e u t encore d a n s les
5 formes inférieures de l'esclavage et du servage, sont entraînés sur un mar-
ché i n t e r n a t i o n a l d o m i n é par le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste, et q u ' à
cause de ce fait la vente de leurs produits à l'étranger devient leur principal
intérêt, dès ce m o m e n t les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisa-
tion, v i e n n e n t s'enter sur la barbarie de l'esclavage et du servage. T a n t que
10 la p r o d u c t i o n d a n s les États du sud de l ' U n i o n a m é r i c a i n e était dirigée
p r i n c i p a l e m e n t vers la satisfaction des besoins i m m é d i a t s , le travail des n è -
gres présentait un caractère m o d é r é et patriarcal. M a i s à m e s u r e que l'ex-
portation du coton devint l'intérêt vital de ces États, le nègre fut s u r m e n é
et la c o n s o m m a t i o n de sa vie en sept a n n é e s de travail devint partie inté-
15 grante d ' u n système froidement calculé. Il ne s'agissait plus d ' o b t e n i r de
lui u n e certaine m a s s e de produits utiles. Il s'agissait de la p r o d u c t i o n de la
plus-value q u a n d m ê m e . Il en a été de m ê m e p o u r le serf, par e x e m p l e
d a n s les p r i n c i p a u t é s d a n u b i e n n e s .
C o m p a r o n s m a i n t e n a n t le surtravail dans les fabriques anglaises avec le
20 surtravail dans les c a m p a g n e s d a n u b i e n n e s où le servage lui d o n n e u n e
forme i n d é p e n d a n t e et qui t o m b e sous les sens.
É t a n t a d m i s q u e la j o u r n é e de travail c o m p t e 6 h e u r e s de travail néces-
saire et 6 h e u r e s de travail ||102| extra, le travailleur libre fournit au capita-
liste 6 χ 6 ou 36 h e u r e s de surtravail par s e m a i n e . C'est la m ê m e chose que
25 s'il travaillait 3 jours p o u r l u i - m ê m e et 3 j o u r s gratis p o u r le capitaliste.
Mais ceci ne saute pas a u x yeux ; surtravail et travail nécessaire se confon-
d e n t l'un dans l'autre. On pourrait, en effet, exprimer le m ê m e rapport en
disant, par e x e m p l e , q u e l'ouvrier travaille dans c h a q u e m i n u t e 30 se-
condes p o u r le capitaliste et 30 p o u r l u i - m ê m e . Il en est a u t r e m e n t avec la
30 corvée. L'espace sépare le travail nécessaire q u e le paysan valaque, par
exemple, exécute p o u r son propre entretien, de son travail extra p o u r le
boyard. Il exécute l ' u n sur son c h a m p à lui et l'autre sur la terre seigneu-
riale. Les d e u x parties du t e m p s de travail existent ainsi l'une à côté de
l'autre d ' u n e m a n i è r e i n d é p e n d a n t e . Sous la forme de corvée, le surtravail
35 est r i g o u r e u s e m e n t distinct du travail nécessaire. Cette différence de forme
ne modifie a s s u r é m e n t en rien le rapport quantitatif des d e u x travaux.
49
« I l est i m p o s s i b l e d e voir ces m a l h e u r e u x ( d a n s les m i n e s d'or situées e n t r e l'Egypte,
l ' E t h i o p i e e t l'Arabie) q u i n e p e u v e n t pas m ê m e e n t r e t e n i r l a p r o p r e t é d e l e u r corps, n i couvrir
l e u r n u d i t é , sans être forcé d e s'apitoyer sur l e u r l a m e n t a b l e d e s t i n . L à p o i n t d ' é g a r d s n i d e pi-
40 tié p o u r les m a l a d e s , les estropiés, les vieillards, ni m ê m e p o u r la faiblesse des f e m m e s . T o u s ,
forcés par les c o u p s , d o i v e n t travailler et travailler e n c o r e j u s q u ' à ce q u e la m o r t m e t t e un
t e r m e à l e u r m i s è r e et à l e u r s t o u r m e n t s . » (Diod. Sic. Bibliothèque historique, l i v . I l l , ch. 13.)

195
Troisième section • La production de la plus-value absolue

Trois jours de surtravail par s e m a i n e restent toujours trois j o u r s d ' u n travail


q u i ne forme a u c u n équivalent p o u r le travailleur l u i - m ê m e , q u e l q u e soit
leur n o m , corvée ou profit. Chez le capitaliste, cependant, l'appétit de sur-
travail se manifeste par son âpre passion à prolonger la j o u r n é e de travail
outre m e s u r e ; chez le boyard, c'est tout s i m p l e m e n t u n e chasse a u x jours 5
50
corvéables .
D a n s les provinces d a n u b i e n n e s , la corvée se trouvait côte à côte des
rentes en n a t u r e et autres redevances ; m a i s elle formait le tribut essentiel
payé à la classe régnante. D a n s de pareilles conditions, la corvée provient
r a r e m e n t du servage; m a i s le servage, au contraire, a la plupart du t e m p s la 10
corvée p o u r origine. A i n s i en était-il d a n s les provinces r o u m a i n e s . L e u r
forme de production primitive était fondée sur la propriété c o m m u n e , dif-
férente c e p e n d a n t des formes slaves et indiennes. U n e partie des terres
était cultivée c o m m e propriété privée, par les m e m b r e s i n d é p e n d a n t s de la
c o m m u n a u t é ; u n e autre partie, - Yagerpublicus, - était travaillée p a r e u x 15
en c o m m u n . Les produits de ce travail c o m m u n servaient d ' u n e part
c o m m e fonds d'assurance contre les mauvaises récoltes et autres a c c i d e n t s ;
d'autre part, c o m m e trésor public pour couvrir les frais de guerre, de culte
et autres dépenses c o m m u n a l e s . D a n s le cours du temps, de grands digni-
taires de l'armée et de l'Église u s u r p è r e n t la propriété c o m m u n e et avec 20
elle les prestations en usage. Le travail du paysan, libre cultivateur du sol
c o m m u n , se transforma en corvée pour les voleurs de ce sol. De là n a q u i -
rent et se développèrent des rapports de servage, qui ne reçurent de sanc-
tion légale que lorsque la libératrice du m o n d e , la Sainte Russie, sous pré-
texte d'abolir le servage, l'érigea en loi. Le Code de la corvée, p r o c l a m é en 25
1831 par le général russe Kisseleff, fut dicté par les boyards. La R u s s i e
conquit ainsi du m ê m e c o u p les m a g n a t s des provinces du D a n u b e et les
applaudissements du crétinisme libéral de l'Europe entière.
D'après le Règlement organique, tel est le n o m q u e porte ce code, t o u t
paysan valaque doit au soi-disant propriétaire foncier, outre u n e m a s s e 30
très-détaillée de prestations en n a t u r e : 1° 12 jours de travail en g é n é r a l ; 2°
1 j o u r p o u r le travail des c h a m p s , et 3° 1 j o u r p o u r le charriage du bois. En
tout 14 jours par an. Or, avec u n e profonde sagacité é c o n o m i q u e , on a eu
soin d'entendre par j o u r n é e de travail n o n pas ce q u ' o n e n t e n d ordinaire-
m e n t par ce mot, m a i s la j o u r n é e de travail nécessaire pour o b t e n i r un pro- 35
duit j o u r n a l i e r m o y e n , et ce produit journalier m o y e n a été d é t e r m i n é avec
tant de rouerie, q u ' u n cyclope n ' e n viendrait pas à b o u t en 24 heures. Le
« r è g l e m e n t » l u i - m ê m e déclare donc, avec un sans-façon d'ironie v r a i m e n t
russe, qu'il faut e n t e n d r e par 12 j o u r s de travail le produit d ' u n travail m a -
so
C e q u i suit s e r a p p o r t e a u x c o n d i t i o n s des p r o v i n c e s r o u m a i n e s a v a n t les c h a n g e m e n t s o p é - 40
rés d e p u i s la guerre de C r i m é e .

196
Chapitre Χ • La journée de travail

n u e l d e 3 6 j o u r s ; par u n j o u r d e travail des c h a m p s , trois j o u r s ; e t par u n


j o u r de charriage de bois, trois jours également. Total : 42 j o u r s de corvée.
M a i s il faut ajouter à ceci ce q u ' o n appelle la jobagie, e n s e m b l e de presta-
tions dues au propriétaire foncier p o u r services agricoles extraordinaires.
5 C h a q u e village, en raison de sa population, doit fournir p o u r la j o b a g i e un
c o n t i n g e n t a n n u e l . Ce travail de corvée s u p p l é m e n t a i r e est e s t i m é à
14 jours p o u r c h a q u e p a y s a n valaque. Ces 14 jours, ajoutés a u x 42 ci-des-
sus, forment ainsi 56 jours de travail par an. M a i s l ' a n n é e agricole ne
compte, en Valachie, q u e 210 j o u r s , à cause du climat. Si l'on en d é d u i t
10 40 jours p o u r d i m a n c h e s et fêtes, 30 en m o y e n n e p o u r m a u v a i s t e m p s , soit
70 jours, il en reste 140. Le rapport du travail de corvée au travail néces-
5
saire % 4 ou 66 % % e x p r i m e un t a u x de plus-value b e a u c o u p m o i n s élevé
que celui qui règle le travail des ouvriers m a n u f a c t u r i e r s et agricoles de
l'Angleterre. M a i s ce n ' e s t encore là que la corvée prescrite légalement. Et
15 le « r è g l e m e n t o r g a n i q u e » , dans un esprit e n c o r e plus « l i b é r a l » que la lé-
gislation m a n u f a c t u r i è r e anglaise, a su faciliter sa propre violation. Ce
n ' é t a i t pas assez d'avoir fait 54 jours avec 12, on a de n o u v e a u d é t e r m i n é
de telle sorte l'œuvre n o m i n a l e qui i n c o m b e à c h a c u n des 54 j o u r s de cor-
vée, q u ' i l faut toujours un s u p p l é m e n t à p r e n d r e sur les jours suivants. Tel
20 j o u r , par exemple, u n e certaine é t e n d u e de terre doit être sarclée, et cette
opération, s u r t o u t d a n s les p l a n t a t i o n s de m a ï s , exige le d o u b l e de t e m p s .
P o u r q u e l q u e s travaux agricoles particuliers, la besogne légale de la jour-
n é e se prête à u n e interprétation si large, q u e souvent cette j o u r n é e com-
m e n c e en m a i et finit en octobre. P o u r la Moldavie, les c o n d i t i o n s sont en-
25 core plus dures. A u s s i un boyard s'est-il écrié, d a n s l ' e n i v r e m e n t du
t r i o m p h e : « L e s 12 j o u r s de corvée du Règlement organique s'élèvent à
5 1
365 jours par a n ! »
Si le R è g l e m e n t o r g a n i q u e des provinces d a n u b i e n n e s atteste et légalise
article par article u n e faim c a n i n e de surtravail, les Factory acts (lois de fa-
30 briques), en Angleterre, révèlent la m ê m e m a l a d i e , m a i s d ' u n e m a n i è r e n é -
gative. Ces lois réfrènent la passion d é s o r d o n n é e du capital à absorber |
/1031 le travail en i m p o s a n t u n e limitation officielle à la j o u r n é e de travail
et cela au n o m d ' u n État gouverné par les capitalistes et les landlords. Sans
parler du m o u v e m e n t des classes ouvrières, de j o u r en j o u r plus m e n a ç a n t ,
35 la limitation du travail m a n u f a c t u r i e r a été dictée par la nécessité, par la
m ê m e nécessité q u i a fait r é p a n d r e le g u a n o sur les c h a m p s de l'Angleterre.
La m ê m e cupidité aveugle qui épuise le sol, a t t a q u a i t j u s q u ' à sa r a c i n e la
force vitale de la n a t i o n . D e s é p i d é m i e s p é r i o d i q u e s attestaient ce dépéris-

51
P o u r p l u s de détails c o n s u l t e r E . R e g n a u l t : Histoire politique et sociale des principautés Danu-
40 Mennes. Paris, 1 8 5 5 .

197
Troisième section • La production de la plus-value absolue

s è m e n t d ' u n e m a n i è r e aussi claire que le fait la d i m i n u t i o n de la taille du


52
soldat en Allemagne et en F r a n c e .
Le Factory Act de 1850 m a i n t e n a n t en vigueur accorde p o u r le j o u r
m o y e n 10 heures, 12 heures pour les 5 premiers jours de la s e m a i n e , de
6 heures du m a t i n à 6 h e u r e s du soir, sur lesquelles u n e d e m i - h e u r e p o u r le 5
déjeuner et u n e h e u r e p o u r le dîner sont prises légalement, de sorte qu'il
reste 10 heures et d e m i e de travail, - et 8 heures pour le s a m e d i , de
6 h e u r e s du m a t i n à 2 h e u r e s de l'après-midi, d o n t u n e d e m i - h e u r e est dé-
duite pour le déjeuner. R e s t e n t 60 heures de travail, 10 heures et d e m i e
53
p o u r les 5 premiers j o u r s de la semaine, 7 heures et d e m i e pour le d e r n i e r . 10
P o u r faire observer cette loi, on a n o m m é des fonctionnaires spéciaux, les
inspecteurs de fabrique, directement s u b o r d o n n é s au ministère de l'inté-
rieur, dont les rapports sont publiés tous les six m o i s par ordre du Parle-
m e n t . Ces rapports fournissent u n e statistique courante et officielle q u i in-
d i q u e le degré de l'appétit capitaliste. 15
54
Écoutons un instant les i n s p e c t e u r s :
52
« E n g é n é r a l e t d a n s d e c e r t a i n e s limites, c'est u n t é m o i g n a g e e n faveur d e l a b o n n e v e n u e e t
de la prospérité des êtres organisés, q u a n d ils d é p a s s e n t la taille m o y e n n e de l e u r espèce. P o u r
ce q u i est de l ' h o m m e , sa taille s ' a m o i n d r i t dès q u e sa croissance régulière t r o u v e des obsta-
cles d a n s n ' i m p o r t e quelles c i r c o n s t a n c e s , soit p h y s i q u e s , soit sociales. D a n s t o u s les pays de 20
l ' E u r o p e o ù règne l a c o n s c r i p t i o n , d e p u i s son é t a b l i s s e m e n t , l a taille m o y e n n e des h o m m e s
faits s'est a m o i n d r i e et ils s o n t en g é n é r a l d e v e n u s m o i n s propres au service m i l i t a i r e . A v a n t
l a R é v o l u t i o n (1789) l a taille m i n i m u m d u soldat d'infanterie e n F r a n c e était d e 165 c e n t i m è -
t r e s ; en 181.8 (loi du 10 m a r s ) de 1 5 7 ; enfin après la loi du 21 m a r s 1832, de 156 s e u l e m e n t .
Plus d e l a m o i t i é des h o m m e s s o n t g é n é r a l e m e n t déclarés i m p r o p r e s a u service p o u r d é f a u t d e 25
taille et vices de c o n s t i t u t i o n . La taille m i l i t a i r e en Saxe était en 1780 de 178 c e n t i m è t r e s ; elle
est a u j o u r d ' h u i d e 1 5 5 ; e n Prusse d e 157. D ' a p r è s les d o n n é e s fournies p a r l e d o c t e u r M e y e r
d a n s la Gazette de Bavière du 9 m a i 1862, il résulte d ' u n e m o y e n n e de 9 a n s q u ' e n Prusse sur
1000 conscrits 716 s o n t i m p r o p r e s au service, 317 p o u r défaut de taille et 399 p o u r vices de
c o n s t i t u t i o n , etc. En 1858, B e r l i n ne p u t fournir son c o n t i n g e n t p o u r la réserve, il m a n q u a i t 30
156 h o m m e s . » ( J . v . L i e b i g : La chimie dans son application à l'agriculutre et à la physiologie, 1862,
e
7 é d i t i o n , v.I, p. 117, 118.)
53
On trouvera l'histoire du Factory Act de 1850 d a n s le cours de ce c h a p i t r e .
54
J e n e m ' o c c u p e q u e d e t e m p s à a u t r e d e l a période q u i s'étend d u d é b u t d e l a g r a n d e i n d u s -
trie en Angleterre j u s q u ' e n 1845, et sur cette m a t i è r e je renvoie le lecteur au livre de F r i e d r i c h 35
Engels sur la s i t u a t i o n des classes ouvrières anglaises. (Die Lage der arbeitenden Klasse in Eng-
land, von Friedrich Engels. Leipzig, 1845.) L e s Factory Reports, Reports on Mines, etc., q u i o n t
p a r u d e p u i s 1845 t é m o i g n e n t de la p r o f o n d e u r avec laquelle il a saisi l'esprit du m o d e de p r o -
d u c t i o n capitaliste, et la c o m p a r a i s o n la plus superficielle de son écrit avec les r a p p o r t s offi-
ciels de la ((Children's Employment Commission» p u b l i é s 20 a n s plus tard, m o n t r e n t avec q u e l 40
art a d m i r a b l e il a su p e i n d r e la s i t u a t i o n d a n s t o u s ses détails. Ces d e r n i e r s r a p p o r t s t r a i t e n t
s p é c i a l e m e n t d e b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e o ù l a législation m a n u f a c t u r i è r e n ' é t a i t pas e n c o r e i n t r o -
d u i t e en 1862 et en partie ne l'est m ê m e pas a u j o u r d ' h u i . L ' é t a t des choses, tel q u e l'a d é p e i n t
Engels, n ' y a d o n c pas s u b i de m o d i f i c a t i o n b i e n sensible. J ' e m p r u n t e m e s e x e m p l e s p r i n c i p a -
l e m e n t à la période de liberté c o m m e r c i a l e q u i a suivi 1848, à cette é p o q u e p a r a d i s i a q u e d o n t 45
les c o m m i s - v o y a g e u r s d u l i b r e - é c h a n g e aussi t e r r i b l e m e n t bavards q u e p i t o y a b l e m e n t i g n o -
r a n t s r a c o n t e n t t a n t de m e r v e i l l e s . - Du reste, si l'Anglererre figure au p r e m i e r rang, c'est
q u ' e l l e est la terre c l a s s i q u e de la p r o d u c t i o n capitaliste, et q u ' e l l e p o s s è d e s e u l e u n e statisti-
q u e c o n t i n u e e t officielle d e s m a t i è r e s q u e n o u s t r a i t o n s .

198
Chapitre Χ • La journée de travail

« L e perfide fabricant fait c o m m e n c e r le travail environ q u i n z e m i n u t e s ,


tantôt plus, t a n t ô t m o i n s , avant 6 h e u r e s du m a t i n , et le fait t e r m i n e r
q u i n z e m i n u t e s , t a n t ô t plus, tantôt m o i n s , après 6 h e u r e s de l'après-midi. Il
dérobe 5 m i n u t e s sur le c o m m e n c e m e n t et la fin de la d e m i - h e u r e accor-
5 dée p o u r le déjeuner et en e s c a m o t e 10 sur le c o m m e n c e m e n t et la fin de
l'heure accordée p o u r le dîner. Le s a m e d i , il fait travailler environ q u i n z e
m i n u t e s , après 2 h e u r e s de l'après-midi. Voici d o n c son bénéfice :

A v a n t 6 h. du m a t i n 15. m .
A p r è s 6 h. du soir 15 m .
10 Sur l e t e m p s d u d é j e u n e r 10 m . S o m m e en 5 j o u r s : 300 m.
Sur le temps du dîner 20 m .
60 m .

Le samedi
A v a n t 6 h. du m a t i n 15 m .
15 Au déjeuner Profit de t o u t e la
10 m .
A p r è s 2 h. de l ' a p r è s - m i d i s e m a i n e : 340 m.
15 m .
40 m .

Ou 5 h e u r e s 40 m i n u t e s , ce qui, multiplié par 50 s e m a i n e s de travail, dé-


duction faite de 2 s e m a i n e s p o u r jours de fête et quelques interruptions ac-
55
20 cidentelles, d o n n e 27 j o u r n é e s de t r a v a i l . »
« L a j o u r n é e de travail est-elle prolongée de 5 m i n u t e s c h a q u e j o u r au-
delà de sa d u r é e n o r m a l e , cela fournit 2 jours et d e m i de p r o d u c t i o n par
56
a n . » « U n e h e u r e de plus, gagnée en attrapant par ci par là et à plusieurs
reprises q u e l q u e s l a m b e a u x d e t e m p s , ajoute u n treizième m o i s a u x d o u z e
57
25 dont se c o m p o s e c h a q u e a n n é e . »
Les crises, p e n d a n t lesquelles la p r o d u c t i o n est s u s p e n d u e , où on ne tra-
vaille que p e u de t e m p s et m ê m e très-peu de jours de la s e m a i n e , ne c h a n -
gent n a t u r e l l e m e n t rien au p e n c h a n t q u i porte le capital à prolonger la
j o u r n é e de travail. M o i n s il se fait d'affaires, plus le bénéfice doit être
30 grand sur les affaires faites ; m o i n s on travaille de t e m p s , plus ce t e m p s doit
se composer de surtravail. C'est ce que prouvent les rapports des inspec-
teurs sur la période de crise de 1 8 5 7 - 5 8 :
« On p e u t trouver u n e i n c o n s é q u e n c e à ce q u ' i l y ait q u e l q u e part un tra-
vail excessif, alors q u e le c o m m e r c e va si m a l ; m a i s c'est p r é c i s é m e n t ce
35 mauvais état du c o m m e r c e qui pousse a u x infractions les gens sans scru-
pules ; ils s'assurent par ce m o y e n un profit extra.» « A u m o m e n t m ê m e , dit

55
« S u g g e s t i o n s , etc., by M . L . H o m e r , I n s p e c t o r of F a c t o r i e s » d a n s l e : «Factory Regulation act,
ordered by the House of Commons to be p r i n t e d , 9 a o û t 1 8 5 9 » , p. 4, 5.
56
Reports of the Insp. of Fact, for the half year ended [31st O c t . ] 1856, p . 3 5 .
57
40 Reports, etc., 30 April 1858, p. 9, 10.

199
Troisième section · La production de la plus-value absolue

Leonard Horner, où 122 fabriques de m o n district ||104| sont t o u t à fait


a b a n d o n n é e s , où 143 c h ô m e n t et toutes les autres travaillent très-peu de
58
temps, le travail est prolongé au-delà des bornes prescrites p a r la l o i . »
M. Howell s'exprime de la m ê m e m a n i è r e : « B i e n que dans la plupart des
fabriques on ne travaille q u e la m o i t i é du temps, à cause du m a u v a i s état 5
des affaires, je n ' e n reçois pas m o i n s c o m m e par le passé le m ê m e n o m b r e
de plaintes, sur ce q u e tantôt u n e d e m i - h e u r e , t a n t ô t trois quarts d ' h e u r e
sont j o u r n e l l e m e n t extorqués (snatched) aux ouvriers sur les m o m e n t s de
59
répit q u e leur accorde la loi p o u r leurs repas et leurs d é l a s s e m e n t s . »
L e m ê m e p h é n o m è n e s'est reproduit sur u n e plus petite échelle p e n d a n t 1 0
60
la terrible crise cotonnière de 1 8 6 1 - 6 5 .
« Q u a n d n o u s surprenons des ouvriers en train de travailler p e n d a n t les
heures de repas ou d a n s t o u t autre m o m e n t illégal, on n o u s d o n n e pour
prétexte qu'ils ne veulent pas pour rien au m o n d e a b a n d o n n e r la fabrique,
et q u e l'on est m ê m e obligé de les forcer à interrompre le travail (nettoyage 15
des m a c h i n e s , etc.), p a r t i c u l i è r e m e n t le s a m e d i dans l'après-midi. M a i s si
<les bras> restent dans la fabrique q u a n d les m a c h i n e s sont arrêtées, cela
provient tout s i m p l e m e n t de ce q u ' e n t r e 6 heures du m a t i n et 6 h e u r e s du
soir, dans les h e u r e s de travail légales, il ne leur a été accordé a u c u n m o -
61
m e n t de répit pour accomplir ces sortes d ' o p é r a t i o n s . » 20
« L e profit extra que d o n n e le travail prolongé au delà du t e m p s fixé par

58
Reports, etc., 1. c, p. 10.
59
Reports, etc., 1. c, p. 2 5 .
60
Reports, etc., for [the] half year ending 3 0 t h April 1 8 6 1 . V. Appendix n"2; Reports, etc., 31st
O c t o b . 1862, p. 7, 52, 5 3 . Les infractions d e v i e n n e n t p l u s n o m b r e u s e s d a n s le d e r n i e r s e m e s t r e 25
de 1863. Comp. Reports, etc. ending 31 Oct. 1863, p. 7.)
61
Reports, etc., 31st Oct. 1860, p . 2 3 . P o u r m o n t r e r avec q u e l f a n a t i s m e , d'après les d é p o s i t i o n s
des fabricants d e v a n t la j u s t i c e , « l e u r s b r a s » s'opposent à t o u t e i n t e r r u p t i o n du travail d a n s la
fabrique, il suffit de citer ce cas c u r i e u x : Au c o m m e n c e m e n t de j u i n 1836, des d é n o n c i a t i o n s
furent adressées a u x m a g i s t r a t s de Dewsbury (Yorkshire) d'après lesquelles les p r o p r i é t a i r e s 30
de h u i t g r a n d e s fabriques d a n s le voisinage de Butley a u r a i e n t violé le Factory Act. U n e p a r t i e
de ces m e s s i e u r s é t a i e n t a c c u s é s d'avoir e x t é n u é de travail 5 g a r ç o n s âgés de 12 à 15 a n s , d e -
puis v e n d r e d i , 6 h e u r e s du m a t i n j u s q u ' a u s a m e d i , 4 h e u r e s du soir, s a n s l e u r p e r m e t t r e le
m o i n d r e répit e x c e p t é p o u r les r e p a s , e t u n e h e u r e d e s o m m e i l vers m i n u i t . E t ces e n f a n t s
a v a i e n t eu à e x é c u t e r ce travail i n c e s s a n t de 30 h e u r e s d a n s le « s h o d d y h o l e » , a i n s i se n o m m e 35
le b o u g e où les chiffons de l a i n e s o n t m i s en pièces et où u n e épaisse a t m o s p h è r e de p o u s s i è r e
force m ê m e le travailleur a d u l t e à se couvrir c o n s t a m m e n t la b o u c h e avec d e s m o u c h o i r s p o u r
protéger ses p o u m o n s ! L e s a c c u s é s certifièrent - en q u a l i t é de quakers ils é t a i e n t t r o p s c r u p u -
l e u s e m e n t religieux p o u r p r ê t e r s e r m e n t - q u e d a n s l e u r g r a n d e c o m p a s s i o n p o u r ces p a u v r e s
enfants ils leur a v a i e n t p e r m i s de d o r m i r 4 h e u r e s , m a i s q u e ces e n t ê t é s n ' a v a i e n t a b s o l u m e n t 40
p a s v o u l u aller a u l i t ! M M . les q u a k e r s furent c o n d a m n é s à u n e a m e n d e d e 2 0 l i v . st.. D r y d e n
p r e s s e n t a i t ces q u a k e r s , q u a n d il d i s a i t :
« R e n a r d t o u t fourré de s a i n t e t é ,
Q u i craint u n s e r m e n t , m a i s m e n t i r a i t c o m m e l e d i a b l e ,
Q u i , avec u n air d e c a r ê m e , r o u l e p i e u s e m e n t des regards o b l i q u e s , 45
E t n ' o s e r a i t c o m m e t t r e u n p é c h é , n o n ! s a n s avoir dit s a p r i è r e . »

200
Chapitre Χ · La Journée de travail

la loi semble être p o u r b e a u c o u p de fabricants u n e t e n t a t i o n trop g r a n d e


p o u r qu'ils puissent y résister. Ils c o m p t e n t sur la c h a n c e de n ' ê t r e pas sur-
pris en flagrant délit et calculent, que m ê m e dans le cas où ils seraient dé-
couverts, l'insignifiance des a m e n d e s et des frais de justice leur assure en-
62
5 core un bilan en leur f a v e u r . » « Q u a n d le t e m p s a d d i t i o n n e l est o b t e n u
d a n s le cours de la j o u r n é e par u n e m u l t i p l i c a t i o n de petits vols (a multipli-
cation of small thefts), les inspecteurs éprouvent, p o u r constater les délits et
63
établir leurs preuves, des difficultés presque i n s u r m o n t a b l e s . » Ils dési-
g n e n t aussi ces petits vols du capital sur le t e m p s des repas et les instants
10 de d é l a s s e m e n t des travailleurs sous le n o m de «petty pilferings of minutes»,
64
petits filoutages de m i n u t e s , «snatching a few minutes», e s c a m o t a g e de mi-
65
n u t e s ; ou b i e n e n c o r e ils e m p l o i e n t les termes t e c h n i q u e s des ouvriers :
66
« Nibbling and cribbling at meal times ».
On le voit, d a n s cette a t m o s p h è r e , la formation de la plus-value p a r le
15 surtravail ou le travail extra n'est pas un secret. « Si vous me p e r m e t t e z , me
disait un h o n o r a b l e fabricant, de faire travailler c h a q u e j o u r 10 m i n u t e s de
plus q u e le t e m p s légal, vous m e t t r e z c h a q u e a n n é e 1000 liv. st. d a n s ma
67 6
p o c h e . » «Les atomes du temps sont les éléments du gain *!»
R i e n n ' e s t plus caractéristique que la distinction entre les «full times » -
69
20 les ouvriers qui travaillent la j o u r n é e entière - et les «half times » - les
enfants au-dessous de treize ans, q u i ne doivent travailler q u e 6 h e u r e s . Le
travailleur n'est plus ici q u e du t e m p s de travail personnifié. T o u t e s les dif-
férences individuelles se résolvent en u n e s e u l e ; il n ' y a plus q u e des
« t e m p s e n t i e r s » e t des « d e m i - t e m p s » .

25 III
La journée de travail dans les branches de l'industrie anglaise
où l'exploitation n'est pas limitée par la loi

J u s q u ' i c i n o u s n ' a v o n s étudié l'excès de travail q u e là où les exactions


m o n s t r u e u s e s du capital, à p e i n e surpassées p a r les cruautés des Espagnols
70
30 contre les Peaux-rouges de l ' A m é r i q u e , l'ont fait e n c h a î n e r par la loi. Je-
6 2
Rep., etc., 31 Oct. 1856, p . 34.
6 3
L.C., p. 3 5 .
6 4
L. c , p . 4 8 .
6 5
L. c.
6 6
35 L. c.
6 7
L. c , p . 4 8 .
68
«Moments are the elements of Profit.» Rep. of the Inspect, etc., 3 0 t h A p r i l 1860, p. 56.
69
Cette e x p r e s s i o n est a d m i s e officiellement, a u s s i b i e n d a n s l a f a b r i q u e q u e d a n s les r a p p o r t s
des i n s p e c t e u r s .
70
40 C'est u n é c o n o m i s t e b o u r g e o i s q u i s ' e x p r i m e a i n s i : « L a c u p i d i t é des m a î t r e s d e f a b r i q u e s

201
Troisième section • La production de la plus-value absolue

tons m a i n t e n a n t un c o u p d ' œ i l sur quelques branches d'industrie où l'ex-


ploitation de la force de travail est aujourd'hui sans entraves ou l'était hier
encore.
« M . Broughton, magistrat d e comté, déclarait c o m m e président d ' u n
meeting, t e n u à la m a i r i e de N o t t i n g h a m le 14 janvier 1860, qu'il règne 5
d a n s la ||105| partie de la p o p u l a t i o n de la ville occupée à la fabrication des
dentelles un degré de m i s è r e et de d é n u e m e n t i n c o n n u au reste du m o n d e
civilisé Vers 2, 3 et 4 h e u r e s du m a t i n , des enfants de 9 à 10 ans, sont
arrachés de leurs lits malpropres et forcés à travailler p o u r leur simple sub-
sistance j u s q u ' à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La m a i g r e u r les r é d u i t à 10
l'état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s'effa-
cent et tout leur être se raidit dans u n e torpeur telle q u e l'aspect seul en
d o n n e le frisson N o u s ne s o m m e s pas étonnés q u e M. Mallett et
d'autres fabricants se soient présentés pour protester contre t o u t e espèce de
discussion Le système, tel que l'a décrit le Rév. M. M o n t a g u Valpy, est 15
un système d'esclavage sans limites, esclavage à tous les points de vue, so-
cial, physique, m o r a l et intellectuel Q u e doit-on penser d ' u n e ville q u i
organise un m e e t i n g public pour d e m a n d e r que le t e m p s de travail quoti-
dien p o u r les adultes soit réduit à 18 h e u r e s ! . . . . N o u s d é c l a m o n s contre
les planteurs de la Virginie et de la Caroline. Leur m a r c h é d'esclaves n è - 20
gres avec toutes les horreurs des coups de fouet, leur trafic de chair h u -
m a i n e sont-ils d o n c plus horribles q u e cette lente i m m o l a t i o n d ' h o m m e s
qui n ' a lieu q u e dans le but de fabriquer des voiles et des cols de chemise,
71
pour le profit des capitalistes ? »
La poterie de Staffordshire, a p e n d a n t les 22 dernières a n n é e s d o n n é lieu 25
à trois enquêtes parlementaires. Les résultats en sont c o n t e n u s d a n s le rap-
port de M. Scriven adressé en 1841 aux « Children's E m p l o y m e n t C o m m i s -
sioners », dans celui du docteur G r e e n h o w publié en 1860 sur l'ordre du
fonctionnaire m é d i c a l du Privy Council (Public Health, 3d. Report, I,
1 0 2 - 1 1 3 ) , enfin dans celui de M. Longe adjoint au First Report of the Chil- 30
dren's Employment Commission, du 1 5 j u i n 1863. Il n o u s suffit p o u r n o t r e
but d ' e m p r u n t e r aux rapports de 1860 et 1863 quelques dépositions des
enfants m ê m e s qui travaillaient dans la fabrique. D'après les enfants
on pourra juger des adultes, et surtout des f e m m e s et des j e u n e s filles,
dans u n e b r a n c h e d'industrie à côté de laquelle, il faut l'avouer, les fila- 35

l e u r fait c o m m e t t r e d a n s la p o u r s u i t e du gain des c r u a u t é s q u e les E s p a g n o l s , lors de la


c o n q u ê t e d e l ' A m é r i q u e , o n t à p e i n e surpassées d a n s leur p o u r s u i t e d e l'or.» ( J o h n W a d e :
e
History of the Middle and Working Classes, 3 edit. L o n d . 1835, p . 114.) L a p a r t i e t h é o r i q u e de
cet ouvrage, sorte d ' e s q u i s s e de l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , c o n t i e n t p o u r son é p o q u e , des choses
originales, p r i n c i p a l e m e n t sur les crises c o m m e r c i a l e s . La partie h i s t o r i q u e est trop s o u v e n t 40
un i m p u d e n t plagiat de l'ouvrage de Sir M. E d e n , History of the Poor. L o n d o n , 1797.
71
London Daily Telegraph du 17 j a n v i e r 1860.

202
Chapitre Χ · La journée de travail

tures de coton, p e u v e n t paraître des lieux a d m i r a b l e m e n t sains et agré-


72
ables .
W i l h e l m W o o d , âgé de n e u f ans, «avait 7 ans et 10 m o i s q u a n d il c o m -
m e n ç a à travailler». Il « r a n m o u l d s » (portait les pots dans le séchoir et rap-
5 portait ensuite le m o u l e vide). C'est ce qu'il a toujours fait. Il vient c h a q u e
j o u r de la s e m a i n e vers 6 h. du m a t i n et cesse de travailler environ vers 9 h.
du soir. « J e travaille t o u s les jours j u s q u ' à 9 h. du soir; ainsi p a r e x e m p l e
p e n d a n t les 7 à 8 dernières s e m a i n e s . » Voilà d o n c un enfant qui, dès l'âge
de 7 ans a travaillé q u i n z e h e u r e s ! - J. Murray, un enfant de 12 ans s'ex-
10 p r i m e a i n s i : «I r u n m o u l d s and t u r n t h ' jigger» (je porte les m o u l e s et
t o u r n e la roue). « J e viens à 6 h., quelquefois à 4 h. du m a t i n . J'ai travaillé
toute la n u i t dernière j u s q u ' à ce m a t i n 6 h e u r e s . Je ne me suis pas c o u c h é
depuis ; 8 ou 9 autres garçons ont travaillé c o m m e m o i t o u t e cette n u i t . Je
reçois c h a q u e s e m a i n e 3 sh. 6 pences (4 fr. 40 c.) Je ne reçois pas davantage
15 q u a n d je travaille t o u t e la n u i t . J'ai travaillé d e u x n u i t s d a n s la dernière se-
m a i n e . » - F e r n y h o u g h , un enfant de 1 0 a n s : «Je n ' a i pas toujours u n e
h e u r e p o u r le d î n e r : je n ' a i q u ' u n e d e m i - h e u r e , les j e u d i s , vendredis et sa-
73
medis .»
Le docteur G r e e n h o w déclare q u e dans les districts de S t o k e - u p o n - T r e n t
20 et de W o l s t a n t o n , où se trouvent les poteries, la vie est e x t r a o r d i n a i r e m e n t
courte. Q u o i q u e il n'y ait d'occupés a u x poteries d a n s le district de Stoke
q u e 36,6 p o u r cent et dans celui de W o l s t a n t o n q u e 30,4 p o u r cent de la
p o p u l a t i o n m â l e au-dessus de 20 ans, plus de la m o i t i é des cas de m o r t
causés par les m a l a d i e s de poitrine se r e n c o n t r e n t p a r m i les potiers du pre-
25 m i e r district, et environ les %, p a r m i ceux du second.
Le docteur Boothroyd m é d e c i n à H a n l e y affirme de son côté q u e « cha-
q u e génération nouvelle des potiers est plus petite et plus faible q u e la pré-
c é d e n t e » . D e m ê m e u n autre m é d e c i n M . M a c B e a n : « D e p u i s 2 5 ans que
j ' e x e r c e ma profession p a r m i les potiers, la dégénérescence de cette classe
30 s'est manifestée d ' u n e m a n i è r e frappante par la d i m i n u t i o n de la taille et
du poids du corps.» Ces dépositions sont e m p r u n t é e s au rapport du doc-
74
teur G r e e n h o w e n I 8 6 0 .
Extrait du rapport des commissaires publié en 1 8 6 3 : le d o c t e u r J . T . A r -
ledge, m é d e c i n en chef de la m a i s o n de santé du N o r t h Staffordshire, dit
35 dans sa déposition : « C o m m e classe, les potiers h o m m e s et f e m m e s . . . ^ r e -
p r é s e n t e n t u n e p o p u l a t i o n dégénérée au m o r a l et au physique. Ils sont en
général de taille rabougrie, m a l faits et déformés de la poitrine. Ils vieillis-
sent vite et vivent peu de t e m p s ; p h l e g m a t i q u e s et a n é m i q u e s ils trahissent
72
Voy. E n g e l s : Lage, etc., p . 2 4 9 - 2 5 1 .
73
40 Children's Employment Commission. First Report, etc., 1 8 6 3 , Appendix, p. 16, 19, 18.
74
Public Health. 3 rd Report, etc., p. 102, 104, 105.

203
Troisième section · La production de la plus-value absolue

la faiblesse de leur constitution par des attaques opiniâtres de dyspepsie,


des d é r a n g e m e n t s du foie et des reins, et des r h u m a t i s m e s . Ils sont avant
tout sujets a u x maladies de poitrine, p n e u m o n i e , phthisie, b r o n c h i t e et
a s t h m e . La scrofulose qui a t t a q u e les glandes, les os et d'autres parties du
corps est la m a l a d i e de plus des d e u x tiers des potiers. Si la dégénérescence 5
de la population de ce district n'est pas b e a u c o u p plus grande, elle le doit
exclusivement à son r e c r u t e m e n t d a n s les c a m p a g n e s avoisinantes et à son
croisement p a r des mariages avec des races plus saines » M. Charles
Parsons, chirurgien du m ê m e hospice, écrit entre autres dans u n e lettre
adressée au commissaire L o n g e : « J e ne puis parler que d'après m e s obser- 10
vations personnelles et n o n d'après la statistique; m a i s je certifie q u e j ' a i
été souvent on ne p e u t plus révolté à la vue de ces pauvres enfants, d o n t la
santé est sacrifiée, p o u r satisfaire par un travail excessif la cupidité de leurs
parents et de ceux q u i les emploient. » Il é n u m è r e les causes de m a l a d i e s
des potiers et clôt sa liste par la principale, « T h e Long H o u r s » (les longues 15
heures de travail). La c o m m i s s i o n dans son rapport exprime l'espoir
« q u ' u n e industrie q u i a u n e si h a u t e position a u x y e u x du m o n d e , ne s u p -
portera ||106| pas plus longtemps l'opprobre de voir ses brillants résultats
accompagnés de la dégénérescence physique, des i n n o m b r a b l e s souf-
frances corporelles et de la m o r t précoce de la p o p u l a t i o n ouvrière par le 20
75
travail et l'habileté de laquelle ils ont été o b t e n u s ». Ce q u i est vrai des fa-
76
briques de poterie d'Angleterre, l'est également de celles d ' E c o s s e .
La fabrication des allumettes c h i m i q u e s date de 1833, é p o q u e où l'on a
trouvé le m o y e n de fixer le phosphore sur le bois. D e p u i s 1845 elle s'est ra-
p i d e m e n t développée en Angleterre, où des quartiers les plus p o p u l e u x de 25
Londres elle s'est ensuite r é p a n d u e à Manchester, B i r m i n g h a m , Liverpool,
Bristol, Norwich, Newcastle, Glasgow, a c c o m p a g n é e partout de cette mala-
die des m â c h o i r e s q u ' u n m é d e c i n de V i e n n e déclarait déjà en 1845 être
spéciale aux faiseurs d'allumettes chimiques.
La moitié des travailleurs sont des enfants au-dessous de 13 ans et des 30
adolescents au-dessous de 18. Cette industrie est tellement insalubre et ré-
p u g n a n t e , et par cela m ê m e tellement décriée, qu'il n'y a q u e la partie la
plus misérable de la classe ouvrière q u i lui fournisse des enfants, « des en-
77
fants déguenillés, à m o i t i é morts de faim et c o r r o m p u s » . P a r m i les té-
m o i n s q u e le commissaire W h i t e e n t e n d i t (1863), il y en avait d e u x cent 35
soixante-dix au-dessous de 18 ans, q u a r a n t e au-dessous de 10, d o u z e de
8 ans et cinq de 6 ans seulement. La j o u r n é e de travail varie entre d o u z e ,
quatorze et q u i n z e h e u r e s ; on travaille la n u i t ; les repas irréguliers se pren-
75
Children's Employment Commission, 1863, p. 22, [24,] et X I .
76
L. c, p. XLVII. 40
7 7
L. c , p . LIV.

204
Chapitre Χ • La journée de travail

n e n t la plupart du t e m p s d a n s le local de la fabrique e m p o i s o n n é par le


p h o s p h o r e . - D a n t e trouverait les tortures de son enfer dépassées par celles
de ces m a n u f a c t u r e s .
D a n s la fabrique de tapisseries, les genres les plus grossiers de tentures
5 sont i m p r i m é s avec des m a c h i n e s , les plus fines avec la m a i n (block print-
ing). La saison la plus active c o m m e n c e en octobre et finit en avril. Pen-
d a n t cette période le travail dure f r é q u e m m e n t et p r e s q u e sans i n t e r r u p t i o n
de 6 h. du m a t i n à 10 h. du soir et se prolonge m ê m e d a n s la n u i t .
É c o u t o n s q u e l q u e s d é p o s a n t s . - J. L e a c h : «L'hiver dernier (1862), sur
10 dix-neuf j e u n e s filles six ne p a r u r e n t plus par suite de m a l a d i e s causées par
l'excès de travail. P o u r tenir les autres éveillées je suis obligé de les se-
c o u e r . » - W.Duffy : « L e s enfants sont t e l l e m e n t fatigués qu'ils ne p e u v e n t
tenir les y e u x ouverts, et en réalité souvent n o u s - m ê m e s n o u s ne le p o u -
vons pas d a v a n t a g e . » - J. L i g h t b o u r n e : « J e suis âgé de 13 a n s . . . . N o u s
15 avons travaillé l'hiver dernier j u s q u ' à 9 h. du soir et l'hiver p r é c é d e n t
j u s q u ' à 10 h. P r e s q u e t o u s les soirs, cet hiver, m e s pieds é t a i e n t t e l l e m e n t
blessés, que j ' e n pleurais d e d o u l e u r . » - G . A s p d e n : « M o n petit garçon
que voici, j ' a v a i s c o u t u m e de le porter sur m o n dos, lorsqu'il avait sept ans,
aller et r e t o u r de la fabrique, à cause de la neige, et il travaillait ordinaire-
20 m e n t seize h e u r e s ! . . . B i e n souvent je me suis agenouillé p o u r le faire
m a n g e r p e n d a n t q u ' i l était à la m a c h i n e , parce q u ' i l ne devait ni l'aban-
donner, ni i n t e r r o m p r e son travail.» - Smith, l'associé gérant d ' u n e fabri-
78
que de M a n c h e s t e r : « N o u s (il veut dire ses <bras > qui travaillent p o u r
<nous>) travaillons sans suspension de travail p o u r les repas, de sorte q u e la
25 j o u r n é e habituelle de dix heures et d e m i e est t e r m i n é e vers 4 h. % de
79
l'après-midi ; et tout le reste est t e m p s de travail en p l u s . (On se d e m a n d e
si ce M. S m i t h ne p r e n d r é e l l e m e n t a u c u n repas p e n d a n t dix h e u r e s et de-
m i e '.) N o u s (le laborieux Smith) finissons r a r e m e n t avant 6 h e u r e s du soir
(de c o n s o m m e r <nos m a c h i n e s humaines>, veut-il dire), de sorte que n o u s
30 (iterum Crispinus) travaillons en réalité toute l ' a n n é e avec un e x c é d a n t de
t r a v a i l . . . . Les enfants et les adultes (152 enfants et adolescents au-dessous
de dix-huit ans et 140 au-dessus) o n t travaillé r é g u l i è r e m e n t et en
m o y e n n e p e n d a n t les derniers dix-huit m o i s pour le m o i n s sept jours et
cinq h e u r e s ou s o i x a n t e - d i x - h u i t h e u r e s et d e m i e par s e m a i n e . P o u r les six

78
35 D a n s la l a n g u e d i s t i n g u é e des fabricants anglais les o u v r i e r s s o n t appelés «hands», littérale-
m e n t « m a i n s » . Q u a n d c e m o t s e t r o u v e d a n s n o s c i t a t i o n s anglaises, n o u s l e t r a d u i s o n s tou-
j o u r s p a r «bras».
79
Ceci n e doit pas être pris d a n s l e sens q u e n o u s avons d o n n é a u t e m p s d e surtravail. Ces
l
m e s s i e u r s c o n s i d è r e n t les 1 0 h . / d e travail c o m m e c o n s t i t u a n t l a j o u r n é e n o r m a l e , l a q u e l l e
2

40 r e n f e r m e a u s s i l e surtravail n o r m a l . Alors c o m m e n c e c e « t e m p s d e travail e n p l u s » q u i est


p a y é u n p e u p l u s c h e r ; m a i s o n verra plus t a r d q u e , p a r c o n t r e , l ' e m p l o i d e l a force d e travail
p e n d a n t l a p r é t e n d u e j o u r n é e n o r m a l e est payé a u - d e s s o u s d e s a valeur.

205
Troisième section · La production de la plus-value absolue

semaines finissant au 2 m a i de cette a n n é e (1863), la m o y e n n e était plus


élevée : huit jours ou quatre-vingt-quatre heures par s e m a i n e ! M a i s , -
ajoute le susdit S m i t h avec un r i c a n e m e n t de satisfaction, le travail à la
m a c h i n e n'est pas pénible. » Il est vrai q u e les fabricants q u i e m p l o i e n t le
block printing disent de leur côté : « L e travail m a n u e l est plus sain q u e le 5
travail à la m a c h i n e . » En s o m m e , messieurs les fabricants se p r o n o n c e n t
é n e r g i q u e m e n t contre t o u t e proposition t e n d a n t à arrêter les m a c h i n e s
m ê m e p e n d a n t l'heure des repas. « U n e loi, dit M. Ottley, directeur d ' u n e
fabrique de tapisseries à Borough, u n e loi q u i n o u s accorderait des h e u r e s
de travail de 6 h. du m a t i n à 9 h . du soir serait fort de n o t r e g o û t ; m a i s les 10
heures du Factory Act de 6 h. du m a t i n à 6 h. du soir ne n o u s vont p o i n t . . . .
N o u s arrêtons notre m a c h i n e p e n d a n t le dîner (quelle générosité!). P o u r ce
qui est de la perte en papier et en couleur o c c a s i o n n é e par cet arrêt, il ne
vaut pas la peine d'en parler; telle quelle c e p e n d a n t , observe-t-il d ' u n air
b o n h o m m e , je c o m p r e n d s qu'elle ne soit pas du goût de t o u t le m o n d e . » 15
Le rapport exprime n a ï v e m e n t l'opinion que la crainte de faire perdre quel-
q u e profit en d i m i n u a n t q u e l q u e peu le t e m p s du travail d'autrui n ' e s t pas
« u n e raison suffisante» p o u r priver de leur dîner p e n d a n t d o u z e à seize
h e u r e s des enfants au-dessous de treize ans et des adolescents au-dessous
de dix-huit, ou p o u r le leur servir c o m m e on sert à la m a c h i n e à vapeur du 20
c h a r b o n et de l'eau, à la r o u e de l'huile, etc., en un m o t c o m m e on fournit
la m a t i è r e auxiliaire à l ' i n s t r u m e n t de travail dans le cours de la p r o d u c -
80
tion .
Abstraction faite de la fabrication du p a i n à la m é c a n i q u e , encore t o u t e
récente, il n'y a pas d'in]1107|dustrie en Angleterre qui ait conservé un 25
m o d e de p r o d u c t i o n aussi suranné que la boulangerie, c o m m e le prouve-
rait plus d ' u n passage chez les poètes de l'empire r o m a i n . M a i s le capital,
n o u s en avons fait la r e m a r q u e , s'inquiète fort peu du caractère t e c h n i q u e
du genre de travail dont il s'empare. Il le prend tout d'abord tel qu'il le
trouve. 30
L'incroyable falsification du pain, p r i n c i p a l e m e n t à Londres, fut m i s e en
l u m i è r e pour la première fois ( 1 8 5 5 - 5 6 ) par le comité de la C h a m b r e des
c o m m u n e s « s u r la falsification des subsistances» et dans l'écrit du docteur
81
Hassall: «Adultérations detected ». Ces révélations e u r e n t p o u r consé-
q u e n c e la loi du 6 août 1860 : «For preventing the adulteration of articles of 35
food and drink» (pour e m p ê c h e r l'adultération des aliments et des bois-
sons), - loi qui resta sans effet, attendu qu'elle est pleine de délicatesses
p o u r tout libre échangiste qui, p a r l'achat et la vente de m a r c h a n d i s e s fal-
80
L. c. Appendix, p. 123, 124, 125, 140 et L X I V .
81
L ' a l u n r é d u i t e n p o u d r e f i n e , o u m ê l é avec d u sel, est u n article o r d i n a i r e d e c o m m e r c e q u i 40
p o r t e le n o m significatif de « b a k e r ' s stuff » ( m a t i è r e de b o u l a n g e r . )

206
Chapitre Χ • La journée de travail

sifiées, se propose de r a m a s s e r un h o n n ê t e magot, «to turn an honest


S2
penny ». Le c o m i t é l u i - m ê m e formula plus ou m o i n s n a ï v e m e n t sa convic-
tion, q u e c o m m e r c e libre veut dire essentiellement c o m m e r c e avec des m a -
tières falsifiées ou, selon la spirituelle expression des Anglais, «sophisti-
5 q u é e s » . Et en réalité, ce genre de sophistique s'entend m i e u x que
Protagoras à r e n d r e le b l a n c n o i r et le n o i r blanc, et m i e u x q u e les Éléates
83
à d é m o n t r e r ad oculos q u e tout n'est q u ' a p p a r e n c e .
D a n s t o u s les cas, le c o m i t é avait appelé l'attention du p u b l i c sur le
« p a i n q u o t i d i e n » et en m ê m e temps sur la boulangerie. Sur ces entrefaites,
10 les clameurs des garçons boulangers de L o n d r e s à propos de leur travail ex-
cessif se firent e n t e n d r e à la fois dans des m e e t i n g s et dans des pétitions
adressées au P a r l e m e n t . Ces clameurs devinrent si pressantes que
M . H . S . T r e m e n h e e r e , déjà m e m b r e de la c o m m i s s i o n de 1863, m e n t i o n n é e
plus h a u t , fut n o m m é c o m m i s s a i r e royal p o u r faire u n e e n q u ê t e à ce sujet.
84
15 Son r a p p o r t , et les dépositions qu'il contient, é m u r e n t , n o n le c œ u r du
public, m a i s son e s t o m a c . L'Anglais, toujours à califourchon sur la Bible,
savait b i e n q u e l ' h o m m e est destiné à m a n g e r son pain à la s u e u r de son
front, si la grâce n ' a pas daigné faire de lui un capitaliste, un propriétaire
foncier ou un b u d g e t i v o r e ; m a i s il ignorait qu'il fut c o n d a m n é à m a n g e r
20 c h a q u e j o u r d a n s son p a i n « u n e certaine q u a n t i t é d e s u e u r h u m a i n e dé-
layée avec des toiles d'araignées, des cadavres de cancrelats, de la levure
pourrie et des évacuations d'ulcères p u r u l e n t s , sans parler de l'alun, du sa-
ble et d'autres ingrédients m i n é r a u x tout aussi agréables». Sans égard pour
sa Sainteté, « l e L i b r e - c o m m e r c e » , la « l i b r e » boulangerie fut s o u m i s e à la
25 surveillance d'inspecteurs n o m m é s par l'État (fin de la session p a r l e m e n -
taire de 1863), et le travail de 9 h. du soir à 5 h. du m a t i n fut interdit par le
m ê m e acte du P a r l e m e n t p o u r les garçons boulangers a u - d e s s o u s de dix-

82
C h a c u n sait q u e l a s u i e est u n e forme très-pure d u c a r b o n e e t c o n s t i t u e u n engrais q u e des
r a m o n e u r s capitalistes v e n d e n t a u x fermiers anglais. Or il y e u t un p r o c è s en 1862, d a n s le-
30 q u e l le J u r y anglais avait à d é c i d e r si de la suie à laquelle se t r o u v e n t m ê l é s , à l'insu de l ' a c h e -
teur, 90 p. 100 de p o u s s i è r e et de s a b l e , est de la suie « r é e l l e » d a n s le sens « c o m m e r c i a l » ou
d e l a suie «falsifiée» d a n s l e s e n s « l é g a l » . Les j u r é s , « a m i s d u c o m m e r c e » , d é c i d è r e n t q u e
c'était de la suie « r é e l l e » du c o m m e r c e et d é b o u t è r e n t le fermier de sa p l a i n t e en lui faisant
payer p a r - d e s s u s le m a r c h é t o u s les frais du p r o c è s .
83
35 D a n s un traité sur les falsifications des m a r c h a n d i s e s , le c h i m i s t e français Chevallier passe
en revue 600 et q u e l q u e s articles et c o m p t e p o u r b e a u c o u p d ' e n t r e e u x 10, 20, 30 m é t h o d e s de
falsification. I l ajoute q u ' i l n e c o n n a î t pas t o u t e s les m é t h o d e s e t n e m e n t i o n n e pas t o u t e s
celles q u ' i l c o n n a î t . Il i n d i q u e 6 espèces de falsifications p o u r le s u c r e , 9 p o u r l'huile d'olive,
10 p o u r le b e u r r e , 12 p o u r le sel, 19 p o u r le lait, 20 p o u r le p a i n , 23 p o u r l ' e a u - d e - v i e , 24 p o u r
40 la farine, 28 p o u r le c h o c o l a t , 30 p o u r le vin, 32 p o u r le café, etc. M ê m e le b o n D i e u n ' e s t pas
épargné c o m m e le p r o u v e l'ouvrage de M. Rouard de Card: «De la falsification des substances sa-
cramentelles, P a r i s , 1 8 5 6 . »
84
Report, etc., relating to the Grievances complained of by the Journeymen Bakers, etc. L o n d o n ,
1862, et Second Report, etc. L o n d o n , 1 8 6 3 .

207
Troisième section • La production de la plus-value absolue

h u i t ans. La dernière clause contient des volumes sur l'abus qui se fait des
forces du travailleur d a n s cet h o n n ê t e et patriarcal métier.
« L e travail d ' u n ouvrier boulanger de Londres c o m m e n c e r é g u l i è r e m e n t
vers 11 h. du soir. Il fait d'abord le levain, opération p é n i b l e q u i dure de
u n e d e m i - h e u r e à trois quarts d'heure, suivant la m a s s e et la finesse de la 5
pâte. Il se c o u c h e ensuite sur la p l a n c h e q u i couvre le pétrin et dort environ
d e u x heures avec un sac de farine sous la tête et un autre sac vide sur le
corps. E n s u i t e c o m m e n c e un travail rapide et i n i n t e r r o m p u de c i n q h e u r e s
p e n d a n t lesquelles il s'agit de pétrir, peser la pâte, lui d o n n e r u n e forme, la
m e t t r e au four, l'en retirer, etc. La t e m p é r a t u r e d ' u n e boulangerie est ordi- 10
n a i r e m e n t de 75 à 90 degrés; elle est m ê m e plus élevée q u a n d le local est
petit. Les diverses opérations qui constituent la fabrication du p a i n u n e
fois terminées, on procède à sa distribution, et u n e g r a n d e partie des
ouvriers, après leur dur travail de nuit, portent le p a i n p e n d a n t le j o u r d a n s
des corbeilles, de m a i s o n en maison, ou le traînent sur des charrettes, ce 15
q u i ne les e m p ê c h e pas de travailler de temps à autre d a n s la boulangerie.
Suivant la saison de l ' a n n é e et l'importance de la fabrication, le travail fi-
nit entre 1 et 4 heures de l'après-midi, tandis q u ' u n e autre partie des
8 5
ouvriers est encore o c c u p é e à l'intérieur, j u s q u e s vers m i n u i t » . P e n d a n t la
saison à Londres, les ouvriers des boulangers «full priced» (ceux q u i ven- 20
d e n t le p a i n au prix n o r m a l ) travaillent de 11 h. du soir à 8 h. du l e n d e m a i n
m a t i n presque sans i n t e r r u p t i o n ; on les emploie ensuite à porter le p a i n
j u s q u ' à 4, 5, 6, m ê m e 7 heures, ou quelquefois à faire du biscuit d a n s la
boulangerie. Leur ouvrage terminé, il leur est permis de dormir à p e u près
six h e u r e s ; souvent m ê m e ils ne d o r m e n t q u e cinq ou quatre heures. Le 25
vendredi le travail c o m m e n c e toujours plus tôt, o r d i n a i r e m e n t à 10 h. du
soir et dure sans a u c u n répit, qu'il s'agisse de préparer le p a i n ou de le por-
ter, j u s q u ' a u l e n d e m a i n soir 8 h., et le plus souvent j u s q u ' à 4 ou 5 h. de la
n u i t qui précède le d i m a n c h e . D a n s les boulangeries de p r e m i e r ordre, où
le pain se vend au ||108| «prix n o r m a l » , il y a m ê m e le d i m a n c h e q u a t r e ou 30
cinq heures de travail préparatoire p o u r le l e n d e m a i n . Les ouvriers des « un-
derselling masters» (boulangers q u i v e n d e n t le p a i n au-dessous du prix nor-
mal) et ces derniers composent, ainsi q u e n o u s l'avons déjà fait r e m a r q u e r ,
plus des trois quarts des boulangers de Londres, sont s o u m i s à des h e u r e s
de travail encore plus longues ; m a i s leur travail s'exécute p r e s q u e t o u t en- 35
tier dans la boulangerie, parce que leurs patrons, à part q u e l q u e s livraisons
faites à des m a r c h a n d s en détail, ne v e n d e n t q u e d a n s leur propre b o u t i -
q u e . Vers « l a fin de la s e m a i n e » , c'est-à-dire le j e u d i , le travail c o m m e n c e
chez eux à 10 heures de la n u i t et se prolonge j u s q u ' a u m i l i e u et plus de la
86
n u i t du d i m a n c h e . 40
85
First Report, 1. c, p. VI, V I I .
86
L. c, p. LXXI.

208
Chapitre Χ · La journée de travail

En ce q u i c o n c e r n e les « underselling masters », le p a t r o n l u i - m ê m e va


j u s q u ' à reconnaître q u e c'est « l e travail n o n p a y é » d e s ouvriers (the unpaid
87
labour of the men), q u i p e r m e t leur c o n c u r r e n c e . Et le b o u l a n g e r «full
priced » d é n o n c e ces « underselling » concurrents à la c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e
5 c o m m e des voleurs de travail d ' a u t r u i et des falsificateurs. «Ils ne réussis-
sent, s'écrie-t-il, q u e parce qu'ils t r o m p e n t le p u b l i c et qu'ils tirent de leurs
88
ouvriers dix-huit h e u r e s d e travail pour u n salaire d e d o u z e . »
La falsification du p a i n et la formation d ' u n e classe de b o u l a n g e r s ven-
d a n t au-dessous d u prix n o r m a l d a t e n t e n Angleterre d u c o m m e n c e m e n t
10 du d i x - h u i t i è m e siècle; elles se développèrent dès q u e le m é t i e r perdit son
caractère corporatif et q u e le capitaliste, sous la forme de m e u n i e r fit du
89
m a î t r e b o u l a n g e r son h o m m e - l i g e . A i n s i fut consolidée la b a s e de la pro-
d u c t i o n capitaliste et de la prolongation outre m e s u r e du travail de j o u r et
de nuit, b i e n q u e ce dernier, m ê m e à Londres, n ' a i t r é e l l e m e n t pris pied
90
15 qu'en 1824 .
On c o m p r e n d d'après ce qui précède, q u e les garçons b o u l a n g e r s soient
classés d a n s le rapport de la c o m m i s s i o n p a r m i les ouvriers dont la vie est
courte et qui, après avoir par miracle é c h a p p é à la d e c i m a t i o n ordinaire des
enfants d a n s toutes les couches de la classe ouvrière, atteignent r a r e m e n t
20 l'âge de 42 ans. N é a n m o i n s leur m é t i e r regorge toujours de postulants. Les
sources d ' a p p r o v i s i o n n e m e n t de « c e s forces de travail» p o u r L o n d r e s , sont
l'Ecosse, les districts agricoles de l'ouest de l'Angleterre et l'Allemagne.
D a n s les a n n é e s 1 8 5 8 - 6 0 , les garçons boulangers en I r l a n d e organisè-
rent à leurs frais de grands m e e t i n g s p o u r protester contre le travail de n u i t
25 et le travail du d i m a n c h e . Le public, c o n f o r m é m e n t à la n a t u r e a i s é m e n t
inflammable de l'Irlandais, prit vivement parti pour e u x en t o u t e occasion,
par e x e m p l e au m e e t i n g de m a i à D u b l i n . Par suite de ce m o u v e m e n t , le
travail de j o u r exclusif fut établi en fait à Wexford, Kilkenny, Clonmel,
Waterford, etc. A Limerick, où de l'aveu général, les souffrances des
30 ouvriers dépassaient t o u t e m e s u r e , le m o u v e m e n t é c h o u a contre l'opposi-
t i o n des maîtres b o u l a n g e r s et surtout d e s boulangers m e u n i e r s . L ' e x e m p l e
de Limerick réagit sur E n n i s et Tipperary. A Cork, où l'hostilité du p u b l i c
se manifesta de la m a n i è r e la plus vive, les maîtres firent é c h o u e r le m o u -
87
G e o r g e R e a d : The History of Baking. L o n d o n , 1848, p. 16.
88
35 First Report, etc. Evidence. D é p o s i t i o n de M. C h e e s m a n , b o u l a n g e r «full p r i c e d ».
89 e e
G e o r g e R e a d , 1 . c . A l a fin d u X V I I siècle e t a u c o m m e n c e m e n t d u X V I I I , o n d é n o n ç a i t
officiellement c o m m e u n e p e s t e p u b l i q u e les a g e n t s o u h o m m e s d'affaires q u i s e faufilent
d a n s t o u t e s les b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e . C'est ainsi, p a r e x e m p l e , q u e d a n s l a session trimestrielle
d e s j u g e s d e p a i x d u c o m t é d e S o m e r s e t , l e g r a n d j u r y a d r e s s a à l a C h a m b r e des c o m m u n e s u n
40 « p r e s e n t m e n t » d a n s l e q u e l , il est dit e n t r e a u t r e s : « C e s a g e n t s (les facteurs de Blackwell Hall)
s o n t u n e c a l a m i t é p u b l i q u e e t p o r t e n t p r é j u d i c e a u c o m m e r c e d e s draps e t v ê t e m e n t s ; o n de-
vrait les r é p r i m e r c o m m e u n e p e s t e . » (The Case of our English Wool, etc. L o n d o n , 1 6 8 5 , p. 7).
90
First Report, etc., p. V I I I .

209
Troisième section • La production de la plus-value absolue

v e m e n t en renvoyant leurs ouvriers. A D u b l i n ils opposèrent la plus opiniâ-


tre résistance et, en poursuivant les principaux m e n e u r s de l'agitation, for-
cèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de n u i t et au travail du
91
dimanche .
La c o m m i s s i o n du g o u v e r n e m e n t anglais qui, en Irlande, est a r m é 5
j u s q u ' a u x dents, prodigua de piteuses r e m o n t r a n c e s aux impitoyables maî-
tres boulangers de D u b l i n , Limerick, Cork, etc. « L e c o m i t é croit q u e les
heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne p e u v e n t être
violées i m p u n é m e n t . Les maîtres, en forçant leurs ouvriers par la m e n a c e
de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du 10
pays et à mépriser l'opinion p u b l i q u e (tout ceci se rapporte au travail du di-
m a n c h e ) , les maîtres s è m e n t la h a i n e entre le capital et le travail et don-
n e n t un exemple d a n g e r e u x pour la religion, la moralité et l'ordre p u -
blic .... Le c o m i t é croit que la prolongation du travail au delà de d o u z e
heures est u n e véritable usurpation, un e m p i é t e m e n t sur la vie privée et do- 15
m e s t i q u e du travailleur, q u i aboutit à des résultats m o r a u x désastreux ; elle
l ' e m p ê c h e de remplir ses devoirs de famille c o m m e fils, frère, é p o u x et
père. Un travail de plus de d o u z e heures t e n d à m i n e r la santé de l'ouvrier ;
il a m è n e pour lui la vieillesse et la m o r t p r é m a t u r é e s , et, par suite, le mal-
h e u r de sa famille qui se trouve privée des soins et de l'appui de son chef 20
92
au m o m e n t m ê m e où elle en a le plus b e s o i n . »
Quittons m a i n t e n a n t l'Irlande. De l'autre côté du canal, en Ecosse, le
travailleur des c h a m p s , l ' h o m m e de la charrue, d é n o n c e ses treize et qua-
torze heures de travail d a n s un climat des plus rudes, avec un travail addi-
tionnel de quatre heures pour le d i m a n c h e (dans ce pays des sanctifica- 25
93
teurs du s a b b a t !), au m o m e n t m ê m e où devant un grand jury de Londres
sont traînés trois ouvriers de c h e m i n s de fer, un simple employé, un
c o n d u c t e u r de locomotive et un faiseur de signaux. U n e catastrophe sur la
voie ferrée a expédié d a n s l'autre m o n d e u n e c e n t a i n e de voyageurs. La n é -
gligence des ouvriers est accusée ||109| d'être la cause de ce m a l h e u r . Ils 30
déclarent tous d ' u n e seule voix devant les jurés que 10 ou 12 ans aupara-
vant leur travail ne durait q u e 8 heures par jour. P e n d a n t les 5 et 6 der-
nières a n n é e s on l'a fait m o n t e r à 14, 18 et 20 heures, et d a n s certains m o -
m e n t s de presse pour les a m a t e u r s de voyage, dans la période des trains de
plaisir, etc., il n'est pas rare qu'il dure de 40 à 50 h e u r e s . Ils sont des 35
h o m m e s ordinaires, et n o n des Argus. A un m o m e n t d o n n é , leur force de
91
Report of [the] Committee on the Baking Trade in Ireland for 1 8 6 1 .
9 2
L. c.
93
M e e t i n g p u b l i c d e s travailleurs agricoles à Lasswade, près de Glasgow, du 5 j a n v i e r 1866.
(Voy. Workman's Advocate du 13 j a n v . 1866). La f o r m a t i o n d e p u i s la fin de 1865 d ' u n e Trade- 40
Union p a r m i les travailleurs agricoles, d'abord en Ecosse, est un véritable é v é n e m e n t histori-
que.

210
Chapitre Χ · La journée de travail

travail refuse son service ; la torpeur les saisit ; leur cerveau cesse de penser
et leur œ i l de voir. Le respectable jury anglais leur r é p o n d par un verdict
qui les renvoie p o u r « m a n s l a u g h t e r » ( h o m i c i d e involontaire) devant les
p r o c h a i n e s assises. C e p e n d a n t il e x p r i m e dans un a p p e n d i c e charitable le
5 p i e u x désir q u e m e s s i e u r s les capitalistes, ces m a g n a t s des c h e m i n s de fer,
v o u d r o n t b i e n à l'avenir m o n t r e r plus de prodigalité d a n s l'achat d ' u n n o m -
bre suffisant de «forces de travail» et m o i n s « d ' a b n é g a t i o n » d a n s l'épuise-
94
m e n t des forces p a y é e s .
D a n s la foule bigarrée des travailleurs de toute profession, de tout âge et
10 de tout sexe q u i se pressent devant n o u s plus n o m b r e u x q u e les â m e s des
morts devant Ulysse a u x enfers, et sur lesquels, sans ouvrir les Livres Bleus
qu'ils portent sous le bras, on r e c o n n a î t au p r e m i e r c o u p - d ' œ i l l ' e m p r e i n t e
du travail excessif, saisissons encore au passage deux figures d o n t le
contraste frappant prouve q u e devant le capital t o u s les h o m m e s sont
15 égaux - u n e m o d i s t e et un forgeron. -
D a n s les dernières s e m a i n e s de j u i n 1863, tous les j o u r n a u x de Londres
p u b l i a i e n t un article avec ce titre à sensation : «Death from simple over-
work» (mort par simple excès de travail). Il s'agissait de la m o r t de la m o -
diste Mary A n n e Walkley, âgée de 20 ans, employée dans un très-respecta-
20 ble atelier qu'exploitait u n e d a m e portant le d o u x n o m d'Elise,
95
fournisseuse de la cour. C'était la vieille histoire si souvent r a c o n t é e . Il
était bien vrai que les j e u n e s ouvrières ne travaillaient en m o y e n n e que
l
16 heures / par jour, et p e n d a n t la saison s e u l e m e n t trente h e u r e s de suite
2

sans relâche ; il était vrai aussi que p o u r r a n i m e r leurs forces de travail dé-
25 faillantes, on leur accordait q u e l q u e s verres de Sherry, de Porto ou de café.
Or on était en pleine saison. Il s'agissait de bâtir en un c l i n - d ' œ i l des toi-
94
«Reynolds's Newspaper» d u 2 1 j a n v . 1866. C h a q u e s e m a i n e c e m ê m e j o u r n a l p u b l i e avec des
titres à s e n s a t i o n ( s e n s a t i o n a l h e a d i n g s ) , tels q u e c e u x - c i : « F e a r f u l a n d fatal a c c i d e n t s » « A p -
palling t r a g é d i e s » etc., t o u t e u n e liste d e n o u v e l l e s c a t a s t r o p h e s d e c h e m i n s d e fer. U n ouvrier
30 de la ligne de N o r t h Stafford fait à ce p r o p o s les o b s e r v a t i o n s s u i v a n t e s : « C h a c u n sait ce q u i
arrive q u a n d l ' a t t e n t i o n d u m é c a n i c i e n e t d u chauffeur faiblit u n i n s t a n t . E t c o m m e n t p o u r -
rait-il e n être a u t r e m e n t , é t a n t d o n n é e l a p r o l o n g a t i o n d é m e s u r é e d u travail s a n s u n e p a u s e
o u u n m o m e n t d e r é p i t ? P r e n o n s p o u r e x e m p l e d e c e q u i arrive t o u s les j o u r s , u n cas q u i v i e n t
de se p a s s e r : L u n d i d e r n i e r un chauffeur se m i t à s o n travail le m a t i n de t r è s - b o n n e h e u r e . Il
35 le t e r m i n a a p r è s 14 h e u r e s 50 m i n u t e s . A v a n t q u ' i l eût eu le t e m p s de p r e n d r e s e u l e m e n t son
t h é , il fut de n o u v e a u a p p e l é au travail et il lui fallut a i n s i t r i m e r 29 h e u r e s 15 m i n u t e s s a n s
i n t e r r u p t i o n . L e reste d e s o n travail d e l a s e m a i n e s e d i s t r i b u a i t c o m m e s u i t : M e r c r e d i ,
15 h e u r e s ; j e u d i , 15 h e u r e s 35 m i n u t e s ; v e n d r e d i , 14 h e u r e s et d e m i e ; s a m e d i , 14 h e u r e s
1 0 m i n u t e s . T o t a l p o u r t o u t e l a s e m a i n e , 8 8 h e u r e s 4 0 m i n u t e s . E t m a i n t e n a n t figurez-vous
40 s o n é t o n n e m e n t l o r s q u ' i l r e ç u t u n e p a y e de 6 j o u r s s e u l e m e n t . N o t r e h o m m e était n o v i c e ; il
d e m a n d a c e q u e l'on e n t e n d a i t p a r ouvrage d ' u n e j o u r n é e . R é p o n s e : 1 3 h e u r e s , e t c o n s é q u e m -
m e n t 78 h e u r e s par s e m a i n e . M a i s alors où est la p a y e des 10 h e u r e s 40 m i n u t e s s u p p l é m e n -
taires? Après de longues contestations, il obtint u n e indemnité de 1 0 d . (lfr.).» L e . N° du
4 février 1866.
95
45 Comp. Fr. Engels, 1. c. p. 2 5 3 , 2 5 4 .

211
Troisième section • La production de la plus-value absolue

lettes pour de nobles ladies allant au b a l d o n n é en l ' h o n n e u r de la prin-


cesse de Galles, fraîchement importée. Mary A n n e Walkley avait travaillé
l
26 heures / sans interruption avec soixante autres j e u n e s filles. Il faut dire
2

que ces j e u n e s filles se trouvaient 30 dans u n e c h a m b r e c o n t e n a n t à p e i n e


un tiers de la m a s s e c u b i q u e d'air nécessaire, et la n u i t d o r m a i e n t à d e u x 5
dans un taudis où c h a q u e c h a m b r e à coucher était faite à l'aide de diverses
96
cloisons en planches - Et c'était là un des meilleurs ateliers de m o d e s .
Mary A n n e Walkley t o m b a m a l a d e le vendredi et m o u r u t le d i m a n c h e sans
avoir, au grand é t o n n e m e n t de d a m e Elise, d o n n é à son ouvrage le d e r n i e r
p o i n t d'aiguille. Le m é d e c i n appelé trop tard au lit de mort, M . K e y s , dé- 10
clara tout n e t devant de Coroner's Jury q u e : Marie A n n e Walkley était
m o r t e par suite de longues heures de travail dans un local d'atelier trop
plein et d a n s u n e c h a m b r e à coucher trop étroite et sans ventilation. Le
« Coroner's J u r y » , p o u r d o n n e r au m é d e c i n u n e leçon de savoir-vivre, dé-
clara au contraire q u e : la défunte était m o r t e d'apoplexie, m a i s qu'il y 15
avait lieu de craindre q u e sa m o r t n ' e û t été accélérée par un excès de tra-
vail d a n s un atelier trop plein, etc. « N o s esclaves blancs, s'écria le Morning
Star, l'organe des libres-échangistes C o b d e n et Bright, n o s esclaves blancs
sont les victimes du travail qui les c o n d u i t au t o m b e a u ; ils s'épuisent et
97
m e u r e n t sans t a m b o u r ni t r o m p e t t e . » | 20
96 r
D L e t h e b y , m é d e c i n e m p l o y é a u Board o f Health déclarait a l o r s . . . . « L e m i n i m u m d'air n é -
cessaire à u n a d u l t e d a n s u n e c h a m b r e à c o u c h e r est d e 300 p i e d s c u b e s , e t d a n s u n e c h a m b r e
d ' h a b i t a t i o n d e 5 0 0 . » D ' R i c h a r d s o n , m é d e c i n e n chef d ' u n h ô p i t a l d e L o n d r e s , d i t : « L e s c o u -
turières de t o u t e espèce, m o d i s t e s , tailleuses en robes, etc., s o n t frappées p a r trois f l é a u x : ex-
cès de travail, m a n q u e d'air et m a n q u e de n o u r r i t u r e ou m a n q u e de digestion. En général, ce 25
g e n r e d e travail c o n v i e n t m i e u x e n t o u t e c i r c o n s t a n c e a u x f e m m e s q u ' a u x h o m m e s . M a i s l e
m a l h e u r p o u r le m é t i e r , s u r t o u t à L o n d r e s , c'est q u ' i l a été m o n o p o l i s é p a r 26 capitalistes q u i ,
par des m o y e n s coercitifs r é s u l t a n t d u capital m ê m e <that spring from c a p i t a b é c o n o m i s e n t l a
d é p e n s e en p r o d i g u a n t la force de travail. Cette p u i s s a n c e se fait s e n t i r d a n s t o u t e s les
b r a n c h e s de la c o u t u r e . U n e tailleuse en robes p a r e x e m p l e parvient-elle à se faire un p e t i t 30
cercle de p r a t i q u e s , la c o n c u r r e n c e la force de travailler à m o r t p o u r le conserver, et d ' a c c a b l e r
de travail ses ouvrières. Si ses affaires ne vont pas, ou q u ' e l l e ne p u i s s e s'établir d ' u n e m a n i è r e
i n d é p e n d a n t e , elle s'adresse à u n é t a b l i s s e m e n t o ù l e travail n ' e s t p a s m o i n d r e , m a i s l e p a y e -
m e n t plus sûr. D a n s ces c o n d i t i o n s elle devient u n e p u r e esclave, b a l l o t t é e ç à e t l à p a r c h a q u e
f l u c t u a t i o n de la société, t a n t ô t c h e z elle, d a n s u n e petite c h a m b r e et m o u r a n t de faim, ou 35
p e u s'en f a u t ; t a n t ô t d a n s u n atelier, o c c u p é e 1 5 , 1 6 e t 1 8 h e u r e s sur 24, d a n s u n e a t m o s p h è r e
à p e i n e s u p p o r t a b l e , et avec u n e n o u r r i t u r e q u i , fût-elle b o n n e , ne p e u t être digérée, faute
d'air pur. Telles s o n t les v i c t i m e s offertes c h a q u e j o u r à la p h t h i s i e et q u i p e r p é t u e n t s o n rè-
r
g n e ; car cette m a l a d i e n ' a p a s d ' a u t r e origine q u e l'air vicié.» ( D R i c h a r d s o n : « Death from
simple overwork» d a n s la «Social Science Review», j u i l l e t 1863). 40
97
Morning Star, 23 j u i n 1863. Le Times profita de la c i r c o n s t a n c e p o u r d é f e n d r e les esclava-
gistes a m é r i c a i n s c o n t r e Bright e t Cie. « B e a u c o u p d ' e n t r e n o u s , dit-il, s o n t d'avis q u e t a n t q u e
n o u s ferons travailler à m o r t n o s j e u n e s f e m m e s , e n e m p l o y a n t l'aiguillon d e l a faim a u lieu
du c l a q u e m e n t du fouet, n o u s a u r o n s à p e i n e le d r o i t d ' i n v o q u e r le fer et le feu c o n t r e d e s fa-
m i l l e s q u i sont n é e s esclavagistes, et n o u r r i s s e n t du m o i n s b i e n leurs esclaves et les font tra- 45
vailler m o d é r é m e n t . » (Times, 2 j u i l l e t 1863). Le Standard, j o u r n a l Tory, s e r m o n n a de la m ê m e
m a n i è r e le Rev. Newman Hall: « V o u s e x c o m m u n i e z , lui dit-il, les possesseurs d'esclaves, m a i s

212
Chapitre Χ · La journée de travail

|110| «Travailler à m o r t , tel est l'ordre du jour, n o n - s e u l e m e n t d a n s le


m a g a s i n des m o d i s t e s , m a i s encore d a n s n ' i m p o r t e quel m é t i e r . P r e n o n s
p o u r e x e m p l e le forgeron. Si l'on en croit les poètes, il n'y a pas d ' h o m m e
plus robuste, plus d é b o r d a n t de vie et de gaieté q u e le forgeron. Il se lève
5 de b o n m a t i n et fait jaillir des étincelles avant le soleil. Il m a n g e et boit et
dort c o m m e pas u n . Au p o i n t de vue p h y s i q u e , il se trouve en fait, si son
travail est m o d é r é , d a n s u n e des meilleures c o n d i t i o n s h u m a i n e s . M a i s sui-
vons-le à la ville et e x a m i n o n s quel poids de travail est chargé sur cet
h o m m e fort et q u e l rang il o c c u p e sur la liste de mortalité de n o t r e pays. A
10 M a r y l e b o n e (un des plus grands quartiers de Londres), les forgerons m e u -
rent d a n s la proportion de 31 sur 1000 a n n u e l l e m e n t , chiffre qui dépasse
de 11 la m o y e n n e de m o r t a l i t é des adultes en Angleterre. Cette o c c u p a t i o n ,
un art presque instinctif de l ' h u m a n i t é , devient par la simple exagération
du travail, destructive de l ' h o m m e . Il p e u t frapper par j o u r t a n t de coups de
15 m a r t e a u , faire t a n t de pas, respirer t a n t de fois, exécuter t a n t de travail et
vivre en m o y e n n e 50 ans. On le force à frapper t a n t de coups de plus, à
faire un si grand n o m b r e de pas en plus, à respirer tant de fois davantage,
et le t o u t pris e n s e m b l e , à a u g m e n t e r d ' u n q u a r t sa d é p e n s e de vie quoti-
d i e n n e . Il l'essaie, q u e l en est le r é s u l t a t ? C'est q u e p o u r u n e période limi-
20 tée il accomplit un q u a r t de plus de travail et m e u r t à 37 ans au lieu de
98
50 .»

IV
Travail de jour et de nuit - Le système des relais

Les m o y e n s de p r o d u c t i o n , le capital constant, considérés au p o i n t de vue


25 de la fabrication de la plus-value, n'existent q u e p o u r absorber avec c h a q u e
goutte d e travail u n q u a n t u m proportionnel d e travail extra. T a n t qu'ils n e
s'acquittent pas de cette fonction, leur simple existence forme p o u r le capi-
taliste u n e perte négative, car ils représentent p e n d a n t t o u t le t e m p s qu'ils
restent, p o u r ainsi dire, en friche, u n e avance inutile de capital, et cette
30 perte devient positive dès qu'ils exigent p e n d a n t les intervalles de repos des

v o u s priez avec les braves g e n s q u i s a n s r e m o r d s font travailler 1 6 h e u r e s p a r j o u r e t p o u r u n


salaire d o n t u n c h i e n n e v o u d r a i t p a s , les cochers e t les c o n d u c t e u r s d ' o m n i b u s d e L o n d r e s . »
Enfin p a r l a l a Sibylle d e C h e l s e a , T h o m a s Carlyle, l ' i n v e n t e u r d u culte d e s g é n i e s ( h e r o wor-
ship), à p r o p o s d u q u e l j ' é c r i v a i s déjà en 1 8 5 0 : « L e g é n i e s'en est allé au d i a b l e , m a i s le culte
35 est resté. » D a n s u n e p i è t r e p a r a b o l e il r é d u i t le s e u l g r a n d é v é n e m e n t de l ' é p o q u e a c t u e l l e , la
g u e r r e civile a m é r i c a i n e , à ce s i m p l e fait: Pierre du N o r d veut à t o u t e force casser la t ê t e à
Paul du Sud, parce que Pierre du N o r d loue son travailleur quotidiennement, tandis que Paul
du S u d le l o u e p o u r la vie. Macmittan's Magazine. Ilias Americana in nuce (livraison d ' a o û t
1863). E n f i n les T o r y s o n t d i t l e d e r n i e r m o t d e l e u r p h i l a n t h r o p i e : E s c l a v a g e !
98 r
40 D Richardson, 1. c.

213
Troisième section • La production de la plus-value absolue

dépenses supplémentaires p o u r préparer la reprise de l'ouvrage. La prolon-


gation de la j o u r n é e de travail au delà des bornes du j o u r n a t u r e l , c'est-à-
dire j u s q u e dans la n u i t , n'agit q u e c o m m e palliatif, n ' a p a i s e qu'approxi-
m a t i v e m e n t la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail. La
t e n d a n c e i m m a n e n t e de la p r o d u c t i o n capitaliste est d o n c de s'approprier 5
le travail p e n d a n t les 24 h e u r e s du jour. M a i s c o m m e cela est physique-
m e n t impossible, si l'on veut exploiter toujours les m ê m e s forces sans in-
terruption, il faut, pour t r i o m p h e r de cet obstacle physique, u n e alternance
entre les forces de travail employées de n u i t et de jour, a l t e r n a n c e q u ' o n
p e u t obtenir par diverses m é t h o d e s . U n e partie du p e r s o n n e l de l'atelier 10
peut, par exemple, faire p e n d a n t u n e semaine le service de j o u r et p e n d a n t
l'autre s e m a i n e le service de nuit. C h a c u n sait que ce système de relais pré-
d o m i n a i t dans la première période de l'industrie cotonnière anglaise et
q u ' a u j o u r d ' h u i m ê m e , à M o s c o u , il est en vigueur dans cette industrie. Le
procès de travail n o n i n t e r r o m p u d u r a n t les heures de j o u r et de n u i t est ap- 15
pliqué encore d a n s b e a u c o u p de b r a n c h e s d'industrie de la G r a n d e - B r e -
tagne « l i b r e s » j u s q u ' à présent, entre autres dans les h a u t s fourneaux, les
forges, les laminoirs et autres établissements métallurgiques d'Angleterre,
du pays de Galles et d'Ecosse. Outre les heures des jours ouvrables de la se-
m a i n e , le procès de la p r o d u c t i o n c o m p r e n d encore les h e u r e s du di- 20
m a n c h e . Le personnel se c o m p o s e d ' h o m m e s et de femmes, d'adultes et
d'enfants des deux sexes. L'âge des enfants et des adolescents parcourt tous
les degrés depuis h u i t ans (dans quelques cas six ans) j u s q u ' à d i x - h u i t " .
D a n s certaines branches d'industrie, h o m m e s , femmes, j e u n e s filles travail-
1 0 0
lent pêle-mêle p e n d a n t la n u i t . 25
Abstraction faite de l'influence g é n é r a l e m e n t pernicieuse du travail de
1 0 1
n u i t , la durée i n i n t e r r o m p u e des opérations p e n d a n t 24 h e u r e s offre

99
« Children's Employment Commission.» Third Report. L o n d o n 1864, p. I V , V, V I , V I I .
1 0 0
« D a n s l e Staffordshire e t l e s u d d u pays d e G a l l e s , des j e u n e s f i l l e s e t des f e m m e s s o n t e m -
ployées au b o r d d e s fosses et a u x tas de coke, n o n - s e u l e m e n t le j o u r , m a i s e n c o r e la n u i t . 30
C e t t e c o u t u m e a été s o u v e n t m e n t i o n n é e d a n s d e s r a p p o r t s p r é s e n t é s a u P a r l e m e n t c o m m e
e n t r a î n a n t à sa s u i t e des m a u x n o t o i r e s . Ces f e m m e s e m p l o y é e s avec les h o m m e s , se distin-
g u a n t à p e i n e d ' e u x d a n s leur a c c o u t r e m e n t , et t o u t e s couvertes de fange et de f u m é e , s o n t ex-
p o s é e s à p e r d r e le respect d ' e l l e s - m ê m e s et p a r suite à s'avilir, ce q u e ne p e u t m a n q u e r d ' a m e -
n e r un genre de travail si p e u f é m i n i n . » I . e . 194, p . X X V I . C o m p . Fourth Report (1865) 6 1 , 35
p. X I I I . Il en est de m ê m e d a n s les verreries.
1 0 1
« I l s e m b l e n a t u r e l » , r e m a r q u e u n fabricant d ' a c i e r q u i e m p l o i e des e n f a n t s a u travail d e
n u i t , « q u e les j e u n e s garçons q u i travaillent l a n u i t n e p u i s s e n t n i d o r m i r l e j o u r , n i trouver
un m o m e n t de r e p o s régulier, m a i s ne c e s s e n t de rôder çà et là p e n d a n t le j o u r . » L. c. Fourth
Rep., 6 3 , p. X I I I . Q u a n t à l ' i m p o r t a n c e de la l u m i è r e du soleil p o u r la c o n s e r v a t i o n et le déve- 40
l o p p e m e n t d u corps, voici c e q u ' e n dit u n m é d i c i n : « L a l u m i è r e agit d i r e c t e m e n t sur les tis-
sus du corps a u x q u e l s elle d o n n e à la fois solidité et élasticité. Les m u s c l e s des a n i m a u x q u e
l'on prive de la q u a n t i t é n o r m a l e de l u m i è r e , d e v i e n n e n t s p o n g i e u x et m o u s ; la force des nerfs
n ' é t a n t plus s t i m u l é e perd son t o n , et r i e n de ce q u i est en travail de croissance n ' a r r i v e à b o n

214
Chapitre Χ · La journée de travail

r o c c a | | l l l | s i o n toujours cherchée et toujours b i e n v e n u e de dépasser la li-


m i t e n o m i n a l e de la j o u r n é e de travail. Par e x e m p l e d a n s les b r a n c h e s d'in-
dustrie e x t r ê m e m e n t fatigantes q u e n o u s v e n o n s de citer, la j o u r n é e de tra-
vail officielle c o m p r e n d p o u r c h a q u e travailleur d o u z e h e u r e s au plus,
5 heures de n u i t ou h e u r e s de jour. M a i s le travail en plus au delà de cette li-
m i t e est d a n s b e a u c o u p de cas, p o u r n o u s servir des expressions du rapport
102
officiel anglais, « r é e l l e m e n t é p o u v a n t a b l e » (truly f e a r f u l ) . « A u c u n être
h u m a i n , y est-il dit, ne p e u t réfléchir à la m a s s e de travail qui, d'après les
dépositions des t é m o i n s , est exécutée par des enfants de n e u f à d o u z e ans,
10 sans conclure irrésistiblement q u e cet abus de pouvoir de la part des pa-
103
rents et des e n t r e p r e n e u r s ne doit pas être permis u n e m i n u t e de p l u s . »
« L a m é t h o d e qui consiste en général à faire travailler des enfants alter-
n a t i v e m e n t j o u r et n u i t , c o n d u i t à u n e prolongation scandaleuse de la jour-
n é e de travail, aussi b i e n q u a n d les opérations sont pressées q u e
15 lorsqu'elles suivent leur m a r c h e ordinaire. Cette prolongation est d a n s un
grand n o m b r e de cas n o n - s e u l e m e n t cruelle, m a i s encore incroyable. Il ar-
rive é v i d e m m e n t q u e p o u r u n e cause ou l'autre un petit g a r ç o n de relais
fasse défaut çà et là. Un ou plusieurs de ceux q u i sont présents et q u i ont
déjà t e r m i n é leur j o u r n é e doivent alors p r e n d r e la place de l'absent. Ce sys-
20 tèrne est si c o n n u , q u e le directeur d ' u n e l a m i n e r i e a u q u e l je d e m a n d a i s
c o m m e n t s'effectuait le r e m p l a c e m e n t des relayeurs absents me r é p o n d i t :
<Vous le savez aussi b i e n que moi>, et il ne fit a u c u n e difficulté p o u r
104
m ' a v o u e r que les choses se passaient a i n s i . »
« D a n s u n e l a m i n e r i e o ù l a j o u r n é e d e travail n o m i n a l e p o u r c h a q u e
25 ouvrier était de 11 h e u r e s un j e u n e garçon travaillait au m o i n s quatre
l
n u i t s par s e m a i n e j u s q u ' à 8 h. / du soir du j o u r suivant et cela dura p e n -
2

d a n t les six m o i s p o u r lesquels il était engagé. Un autre âgé de n e u f ans tra-


vaillait j u s q u ' à trois services de relais successifs, de 12 h e u r e s c h a c u n , et à

t e r m e . . . . P o u r c e q u i est des enfants, l'accès d ' u n e r i c h e l u m i è r e e t l ' a c t i o n d i r e c t e des r a y o n s


30 d u soleil p e n d a n t u n e p a r t i e d u j o u r sont a b s o l u m e n t i n d i s p e n s a b l e s à l e u r s a n t é . L a l u m i è r e
favorise l ' é l a b o r a t i o n des a l i m e n t s p o u r l a f o r m a t i o n d ' u n b o n sang p l a s t i q u e e t d u r c i t l a fibre
u n e fois q u ' e l l e est f o r m é e . Elle agit a u s s i c o m m e s t i m u l a n t sur l ' o r g a n e d e l a v u e e t é v o q u e
par cela m ê m e u n e plus g r a n d e activité d a n s les diverses f o n c t i o n s d u c e r v e a u . »
M . W . S t r a n g e , m é d e c i n e n chef d u « G e n e r a l H o s p i t a l » d e W o r c e s t e r , a u q u e l n o u s e m p r u n -
35 t o n s ce p a s s a g e de s o n livre sur la Santé (1864), écrit d a n s u n e lettre à l ' u n des c o m m i s s a i r e s
d ' e n q u ê t e , M . W h i t e : « J ' a i e u l ' o c c a s i o n d a n s l e L a n c a s h i r e d'observer les effets d u travail d e
n u i t sur les enfants e m p l o y é s d a n s les fabriques, e t c o n t r a d i c t o i r e m e n t a u x a s s e r t i o n s i n t é r e s -
sées d e q u e l q u e s p a t r o n s , j e d é c l a r e e t j e certifie q u e l a s a n t é des enfants e n souffre b e a u -
c o u p . » (L. c. 284, p. 55). Il est v r a i m e n t m e r v e i l l e u x q u ' u n p a r e i l sujet p u i s s e f o u r n i r m a t i è r e à
40 des controverses s é r i e u s e s . R i e n n e m o n t r e m i e u x l'effet d e l a p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e s u r les
f o n c t i o n s c é r é b r a l e s de ses chefs et de l e u r d o m e s t i c i t é .
1 0 2
L. c. 57, p. X I I .
1 0 3
L . c . (4th R e p o r t 1865) 58, p . X I I .
1 0 4
L. c.

215
Troisième section • La production de la plus-value absolue

l'âge de dix ans d e u x j o u r s et d e u x nuits de suite. Un troisième m a i n t e n a n t


âgé de dix ans travaillait depuis 6 h. du m a t i n j u s q u ' à m i n u i t p e n d a n t trois
n u i t s et j u s q u ' à 9 h. du soir les autres n u i t s de la s e m a i n e . Un q u a t r i è m e
m a i n t e n a n t âgé de treize ans travaillait depuis 6 h. du soir j u s q u ' a u l e n d e -
m a i n m i d i p e n d a n t t o u t e u n e s e m a i n e et parfois trois services de relais l'un 5
après l'autre depuis le m a t i n du l u n d i j u s q u ' à la n u i t du m a r d i . Un cin-
q u i è m e q u i a a u j o u r d ' h u i d o u z e ans a travaillé dans u n e fonderie de fer à
Stavely depuis 6 h. du m a t i n j u s q u ' à m i n u i t p e n d a n t quatorze j o u r s ; il est
incapable de c o n t i n u e r plus longtemps. George Allinsworth âgé de n e u f
ans : <Je suis venu ici vendredi dernier. Le l e n d e m a i n n o u s devions com- 10
m e n c e r à trois heures du m a t i n . Je suis d o n c resté toute la n u i t ici. J ' h a b i t e
à cinq milles d'ici. J'ai d o r m i d a n s les c h a m p s avec un tablier de cuir sous
m o i et u n e petite j a q u e t t e par-dessus. Les d e u x autres jours j ' é t a i s ici vers
6 h. du m a t i n . A h ! c'est un endroit où il fait c h a u d ! A v a n t de venir ici, j ' a i
travaillé également d a n s un h a u t fourneau p e n d a n t t o u t e u n e a n n é e . 15
C'était u n e b i e n grande u s i n e dans la c a m p a g n e . Je c o m m e n ç a i s aussi le
samedi m a t i n à 3 h. ; m a i s je pouvais du m o i n s aller d o r m i r chez m o i , parce
q u e ce n'était pas loin. Les autres jours je c o m m e n ç a i s à 6 h. du m a t i n et fi-
105
nissais à 6 ou 7 h e u r e s du s o i n , e t c . » |

1 0 5
L . c . p . X I I I . L e degré d e c u l t u r e d e ces «forces d e t r a v a i l » doit n a t u r e l l e m e n t ê t r e tel q u e 20
n o u s l e m o n t r e n t d e s dialogues suivants avec u n des c o m m i s s a i r e s d ' e n q u ê t e : J e r e m i a h
H a y n e s , âgé de 12 a n s : « Q u a t r e fois q u a t r e fait h u i t , m a i s q u a t r e q u a t r e (4 fours) font 16 . . . .
Un roi est lui qui a t o u t l'or et t o u t l'argent. (A king is him that has all the money and gold.)
N o u s avons u n roi, o n d i t q u e c'est u n e r e i n e , elle s'appelle p r i n c e s s e A l e x a n d r a . O n dit
q u ' e l l e a é p o u s é l e f i l s d u roi. U n e p r i n c e s s e est u n h o m m e . » W m . T u r n e r , âgé d e 1 2 a n s : « N e 25
vis p a s en Angleterre, p e n s e q u ' i l y a b i e n un pays c o m m e ça, n ' e n savais r i e n a u p a r a v a n t . »
J o h n M o r r i s , 14 a n s : « J ' a i e n t e n d u dire q u e D i e u a fait le m o n d e et q u e t o u t le p e u p l e a été
n o y é , e x c e p t é u n ; j ' a i e n t e n d u dire q u ' i l y e n avait u n q u i était u n p e t i t o i s e a u . » W i l l i a m
S m i t h , 15 a n s : « D i e u a fait l ' h o m m e ; l ' h o m m e a fait la f e m m e . » E d w a r d Taylor, 15 a n s : « N e
sais r i e n d e L o n d r e s . » H e n r y M a t t h e w m a n , 1 7 a n s : « V a i s parfois à l'église. U n n o m sur q u o i 30
ils p r ê c h e n t , était u n c e r t a i n Jésus-Christ, m a i s j e p u i s p a s n o m m e r d ' a u t r e s n o m s e t j e p u i s
p a s n o n plus r i e n dire s u r celui-là. I l n e fut p a s m a s s a c r é , m a i s m o u r u t c o m m e u n a u t r e .
D ' u n e façon i l n ' é t a i t p a s c o m m e d ' a u t r e s , p a r c e q u ' i l était religieux d ' u n e façon, e t d ' a u t r e s
n e l e sont p a s . » ( H e was n o t t h e s a m e a s o t h e r p e o p l e i n s o m e ways, b e c a u s e h e was religious
i n s o m e ways, a n d o t h e r s isn't.) (1. c . 74, p . X V ) . « L e diable est u n b o n h o m m e . J e n e sais p a s 35
où il vit. Christ était un m a u v a i s gars. (The devil is a good p e r s o n . I d o n ' t k n o w w h e r e he lives.
Christ was a wicked m a n . ) » Ch. Empi. Comm. Report V, 1866, p. 55, n° 2 7 8 , etc., etc. Le m ê m e
s y s t è m e r è g n e d a n s les verreries e t les p a p e t e r i e s t o u t c o m m e d a n s les é t a b l i s s e m e n t s m é t a l -
l u r g i q u e s q u e n o u s a v o n s cités. D a n s les p a p e t e r i e s où le p a p i e r est fait avec d e s m a c h i n e s , le
travail de n u i t est la règle p o u r t o u t e o p é r a t i o n , sauf p o u r le délissage des chiffons. D a n s q u e l - 40
q u e s cas l e travail d e n u i t est c o n t i n u é , p a r relais, p e n d a n t l a s e m a i n e e n t i è r e , d e p u i s l a n u i t
d u d i m a n c h e o r d i n a i r e m e n t j u s q u ' à m i n u i t d u s a m e d i suivant. L ' é q u i p e d'ouvriers d e l a série
de j o u r , travaille c i n q j o u r s de 12 h e u r e s et un j o u r de 18 h e u r e s , et l ' é q u i p e de la série de n u i t
travaille c i n q n u i t s d e 1 2 h e u r e s e t u n e d e 6 h e u r e s , c h a q u e s e m a i n e . D a n s d ' a u t r e s cas c h a -
q u e série travaille 24 h e u r e s a l t e r n a t i v e m e n t . U n e série travaille 6 h e u r e s le l u n d i et 18 le sa- 45
m e d i p o u r c o m p l é t e r les 2 4 h e u r e s . D a n s d ' a u t r e s cas e n c o r e o n m e t e n p r a t i q u e u n s y s t è m e
i n t e r m é d i a i r e , d a n s l e q u e l t o u s c e u x q u i sont a t t a c h é s à la m a c h i n e des faiseurs de p a p i e r tra-

216
Chapitre Χ · La journée de travail

|112| É c o u t o n s m a i n t e n a n t le capital l u i - m ê m e e x p r i m a n t sa m a n i è r e de
voir sur ce travail de 24 h e u r e s sans interruption. Les exagérations de ce
système, ses abus, sa cruelle et incroyable prolongation de la j o u r n é e , sont
n a t u r e l l e m e n t passés sous silence. Il ne parle du système q u e d a n s sa forme
5 normale.
M M . N a y l o r et Vickers, fabricants d'acier, qui e m p l o i e n t de 600 à
700 personnes, d o n t 10% au-dessous de dix-huit ans, sur lesquels 20 petits
garçons s e u l e m e n t font partie du p e r s o n n e l de nuit, s'expriment de la m a -
nière s u i v a n t e : « L e s j e u n e s garçons n e souffrent pas l e m o i n s d u m o n d e d e
10 la chaleur. La t e m p é r a t u r e est p r o b a b l e m e n t de 86 à 90 degrés F a h r e n h e i t .
A la forge et au l a m i n o i r , les bras travaillent j o u r et n u i t en se relayant ;
m a i s , par contre, tout autre ouvrage se fait le jour, de 6 h e u r e s du m a t i n à
6 h e u r e s du soir. D a n s la forge, le travail a lieu de m i d i à m i n u i t . Q u e l q u e s
ouvriers travaillent c o n t i n u e l l e m e n t de n u i t sans alterner, c'est-à-dire ja-
15 m a i s le j o u r . N o u s ne trouvons pas q u e le travail, qu'il s'exécute le j o u r ou
la nuit, fasse la m o i n d r e différence p o u r la santé (de M M . N a y l o r et
Vickers bien e n t e n d u ? ) , et v r a i s e m b l a b l e m e n t les gens d o r m e n t m i e u x
q u a n d ils j o u i s s e n t de la m ê m e période de repos que lorsque cette période
v a r i e . . . . Vingt enfants environ travaillent la n u i t avec les h o m m e s . . . .
20 N o u s ne p o u r r i o n s bien aller (not well do) sans le travail de n u i t de garçons
au-dessous de dix-huit a n s . N o t r e grande objection serait l ' a u g m e n t a t i o n
des frais de p r o d u c t i o n . . . . Il est difficile d'avoir des contre-maîtres habiles
et des <bras> intelligents: m a i s des j e u n e s garçons, on en o b t i e n t t a n t q u ' o n
en v e u t . . . . N a t u r e l l e m e n t , eu égard à la faible proportion de j e u n e s gar-
25 çons que n o u s employons, u n e l i m i t a t i o n du travail de n u i t serait de p e u
1 0 6
d ' i m p o r t a n c e o u d e peu d'intérêt p o u r n o u s . »
M. J. Ellis, de la m a i s o n J o h n Brown et Cie, fabricants de fer et d'acier,
e m p l o y a n t 3000 ouvriers, h o m m e s et j e u n e s garçons, «jour et n u i t , par re-
lais», p o u r la partie difficile du travail, déclare q u e d a n s la p é n i b l e fabrica-
30 t i o n de l'acier, les j e u n e s garçons forment le tiers ou la m o i t i é des h o m m e s .
vaillent c h a q u e j o u r de la s e m a i n e 15 à 16 h e u r e s . Ce s y s t è m e , dit un des c o m m i s s a i r e s d ' e n -
q u ê t e , M . L o r d , paraît r é u n i r t o u s les m a u x q u ' e n t r a î n e n t les relais d e 1 2 e t d e 2 4 h e u r e s . D e s
enfants a u - d e s s o u s d e treize a n s , dès a d o l e s c e n t s a u - d e s s o u s d e d i x - h u i t a n s e t des f e m m e s
sont e m p l o y é s d a n s ce s y s t è m e au travail de n u i t . M a i n t e s fois d a n s le s y s t è m e de 12 h e u r e s , il
35 leur fallait travailler, par s u i t e de l ' a b s e n c e d e s relayeurs, la d o u b l e série de 24 h e u r e s . Les dé-
positions des t é m o i n s p r o u v e n t q u e des j e u n e s g a r ç o n s e t d e s j e u n e s filles sont t r è s - s o u v e n t
a c c a b l é s d ' u n travail extra q u i n e d u r e p a s m o i n s d e 2 4 e t m ê m e 3 6 h e u r e s s a n s i n t e r r u p t i o n .
D a n s les ateliers d e vernissage o n t r o u v e des j e u n e s filles d e d o u z e a n s q u i t r a v a i l l e n t
1 4 h e u r e s p a r j o u r p e n d a n t l e m o i s entier, s a n s a u t r e r é p i t régulier q u e d e u x o u trois d e m i -
40 h e u r e s a u p l u s p o u r les r e p a s . D a n s q u e l q u e s fabriques, o ù l'on a c o m p l è t e m e n t r e n o n c é a u
travail d e n u i t , l e travail d u r e effroyablement a u d e l à d u t e m p s légitime, e t « p r é c i s é m e n t l à o ù
il se c o m p o s e des o p é r a t i o n s les p l u s sales, les plus échauffantes et les plus m o n o t o n e s » . (Chil-
dren's Employment Commission Report IV, 1 8 6 5 , p. X X X V I I I et X X X I X . )
106
Fourth Report, etc., 1865, 7 9 , p. X V I .

217
Troisième section • La production de la plus-value absolue

Leur u s i n e en c o m p t e 500 au-dessous de dix-huit ans, d o n t un tiers ou 170


de m o i n s de treize ans. Il dit, à propos de la réforme législative proposée :
« J e ne crois pas qu'il y aurait b e a u c o u p à redire (very objectionable) de ne
faire travailler a u c u n adolescent au-dessous de dix-huit ans q u e 12 h e u r e s
sur 24. Mais je ne crois pas q u ' o n puisse tracer u n e ligne q u e l c o n q u e de dé- 5
m a r c a t i o n pour n o u s e m p ê c h e r d'employer des garçons au-dessus de d o u z e
ans dans le travail de nuit. N o u s accepterions bien plutôt, ajoute-t-il d a n s
le m ê m e style, u n e loi d'après laquelle il n o u s serait interdit d'employer la
n u i t des garçons au-dessous de treize et m ê m e de quatorze ans, q u ' u n e dé-
fense de n o u s servir pour le travail de n u i t de ceux q u e n o u s avons u n e 10
b o n n e fois. Les garçons q u i travaillent dans la série de j o u r doivent aussi
alternativement travailler dans la série de nuit, parce q u e les h o m m e s ne
peuvent pas exécuter c o n s t a m m e n t le travail de nuit, cela ruinerait leur
santé. N o u s croyons c e p e n d a n t q u e le travail de nuit, q u a n d il se fait à u n e
semaine d'intervalle, ne cause a u c u n d o m m a g e ( M M . Naylor et Vickers af- 15
firmaient le contraire p o u r justifier le travail de n u i t sans i n t e r m i t t e n c e , tel
qu'il se pratique chez eux). N o u s trouvons q u e les gens q u i accomplissent
le travail de n u i t en alternant possèdent u n e santé tout aussi b o n n e q u e
ceux qui ne travaillent que le j o u r . . . . N o s objections contre le n o n - e m p l o i
de garçons au-dessous de dix-huit ans au travail de n u i t seraient tirées de 20
ce que nos dépenses subiraient u n e a u g m e n t a t i o n , m a i s c'est aussi la seule
raison (on ne saurait être plus n a ï v e m e n t cynique!). N o u s croyons q u e
cette a u g m e n t a t i o n serait plus grande que notre c o m m e r c e (the trade),
avec la considération que l'on doit à son exécution prospère, ne pourrait
c o n v e n a b l e m e n t le supporter. (As the trade with d u e regard to, etc. could 25
fairly bear!) (Quelle phraséologie!) Le travail est rare ici et pourrait devenir
insuffisant par suite d ' u n règlement de ce genre.» (C'est-à-dire, Ellis,
Brown et Cie pourraient t o m b e r dans le fatal embarras d'être obligés de
107
payer la force de travail t o u t ce qu'elle v a u t . )
Les «forges cyclopéennes de fer et d'acier» de M M . C a m m e l l et Cie sont 30
dirigées de la m ê m e m a n i è r e que les précédentes. Le directeur gérant avait
remis de sa propre m a i n son témoignage écrit au commissaire du gouverne-
m e n t , M. W h i t e ; m a i s plus tard il trouva b o n de supprimer son m a n u s c r i t
q u ' o n lui avait r e n d u sur le désir exprimé par lui de le reviser. M. W h i t e ce-
p e n d a n t a u n e m é m o i r e tenace. Il se souvient très-exactement que, p o u r 35
M M . les cyclopes, l'interdiction du travail de n u i t des enfants et des ado-
lescents est u n e « chose impossible ; ce serait vouloir arrêter tous leurs tra-
v a u x » , et c e p e n d a n t leur personnel compte un peu m o i n s de 6% de garçons
108
au-dessous de dix-huit ans, et 1 % s e u l e m e n t au-dessous de t r e i z e !
1 0 7
L. c. 80. 40
1 0 8
L. c. 82.

218
Chapitre Χ • La journée de travai

i e
M. E. F. Sanderson, de la raison sociale Sanderson, Bros et C , fabrica-
tion d'acier, l a m i n a g e et forge à Attercliffe, exprime ainsi son o p i n i o n sur
le m ê m e sujet: « L ' i n t e r d i c t i o n du travail de n u i t p o u r les garçons au-des-
sous de dix-huit ans ferait n a î t r e de grandes difficultés. La principale pro-
5 viendrait de l ' a u g m e n t a t i o n de frais q u ' e n t r a î n e r a i t n é c e s s a i r e m e n t le r e m -
p l a c e m e n t des enfants par des h o m m e s . A c o m b i e n ces frais se
monteraient-ils ? Je ne p u i s le d i r e ; m a i s v r a i s e m b l a b l e m e n t ils ne s'élève-
raient pas assez h a u t p o u r que le fabricant p û t élever le prix de l'acier, et
c o n s é q u e m m e n t t o u t e la perte r e t o m b e r a i t sur lui, a t t e n d u que les h o m m e s
10 (quel m a n q u e de d é v o u e m e n t ) refuseraient n a t u r e l l e m e n t de la subir.»
M a î t r e Sanderson ne sait pas c o m b i e n il paye le travail des enfants, m a i s
« peut-11113 [être m o n t e - t - i l j u s q u ' à 4 ou 5 sh. par tête et par s e m a i n e . . . .
L e u r genre de travail est tel q u ' e n général (mais ce n ' e s t pas toujours le cas)
la force des enfants y suffit e x a c t e m e n t , de sorte que la force supérieure des
15 h o m m e s ne d o n n e r a i t lieu à a u c u n bénéfice p o u r c o m p e n s e r la perte, si ce
n ' e s t dans q u e l q u e s cas p e u n o m b r e u x , alors q u e le m é t a l est difficile à m a -
nier. Aussi b i e n les enfants doivent c o m m e n c e r j e u n e s p o u r a p p r e n d r e le
métier. Le travail de j o u r seul ne les m è n e r a i t pas à ce but. » Et p o u r q u o i
p a s ? Qu'est-ce qui e m p ê c h e r a i t les j e u n e s garçons d ' a p p r e n d r e leur m é t i e r
20 p e n d a n t le j o u r ? Allons ! d o n n e ta raison ! « C'est que les h o m m e s , qui cha-
q u e s e m a i n e travaillent a l t e r n a t i v e m e n t t a n t ô t le jour, t a n t ô t la n u i t , sépa-
rés p e n d a n t ce t e m p s des garçons de leur série, perdraient la m o i t i é des
profits qu'ils en tirent. La direction qu'ils d o n n e n t est c o m p t é e c o m m e par-
tie du salaire de ces garçons et p e r m e t a u x h o m m e s d'obtenir ce j e u n e tra-
25 vail à m e i l l e u r m a r c h é . C h a q u e h o m m e perdrait la m o i t i é de son profit.
(En d'autres t e r m e s , les messieurs Sanderson seraient obligés de payer u n e
partie du salaire des h o m m e s de leur propre p o c h e , au lieu de le payer avec
le travail de n u i t des enfants. Le profit de M M . S a n d e r s o n d i m i n u e r a i t
ainsi q u e l q u e peu, et telle est la vraie raison s a n d e r s o n i e n n e qui explique
30 p o u r q u o i les enfants ne p o u r r a i e n t pas a p p r e n d r e leur m é t i e r p e n d a n t le
1 0 9
j o u r ) . Ce n ' e s t pas tout. Les h o m m e s q u i m a i n t e n a n t sont relayés par les
j e u n e s garçons verraient r e t o m b e r sur e u x tout le travail de n u i t régulier et
ne p o u r r a i e n t pas le supporter. Bref, les difficultés seraient si grandes
qu'elles c o n d u i r a i e n t v r a i s e m b l a b l e m e n t à la suppression totale du travail
35 de n u i t . » - « P o u r ce qui est de la p r o d u c t i o n m ê m e de l'acier, dit
E. F. Sanderson, ça ne ferait pas la m o i n d r e différence, m a i s ! » M a i s
M M . Sanderson o n t a u t r e chose à faire q u ' à fabriquer de l'acier. La fabrica-

1 0 9
« D a n s n o t r e é p o q u e r a i s o n n e u s e à o u t r a n c e , i l faut v r a i m e n t n ' ê t r e p a s fort p o u r n e p a s
t r o u v e r u n e b o n n e r a i s o n p o u r t o u t , m ê m e p o u r ce q u ' i l y a de pis et de p l u s pervers. T o u t ce
40 q u i s'est c o r r o m p u e t d é p r a v é d a n s l e m o n d e s'est c o r r o m p u e t d é p r a v é p o u r d e b o n n e s r a i -
s o n s . » (Hegel, 1. c. p. 249.)

219
Troisième section · La production de la plus-value absolue

tion de l'acier est un simple prétexte p o u r la fabrication de la plus-value.


Les fourneaux de forge, les laminoirs, etc., les constructions, les m a c h i n e s ,
le fer, le c h a r b o n o n t a u t r e chose à faire q u ' à se transformer en acier. Ils
sont là p o u r absorber du travail extra, et ils en absorbent n a t u r e l l e m e n t
plus en vingt-quatre heures q u ' e n d o u z e . De par D i e u et de par le Droit ils 5
d o n n e n t à tous les Sandersons u n e h y p o t h è q u e de vingt-quatre h e u r e s
pleines par j o u r sur le t e m p s de travail d ' u n certain n o m b r e de bras, et per-
d e n t leur caractère de capital, c'est-à-dire sont p u r e perte p o u r les Sander-
sons, dès q u e leur fonction d'absorber du travail est i n t e r r o m p u e . « M a i s
alors il y aurait la perte de m a c h i n e s si coûteuses q u i c h ô m e r a i e n t la m o i - 10
tié du temps, et p o u r u n e m a s s e de produits, telle q u e n o u s s o m m e s capa-
bles de la livrer avec le présent système, il n o u s faudrait doubler nos bâti-
m e n t s et nos m a c h i n e s , ce qui doublerait la d é p e n s e . » M a i s p o u r q u o i
p r é c i s é m e n t ces Sandersons jouiraient-ils du privilège de l'exploitation du
travail de n u i t , de préférence à d'autres capitalistes q u i ne font travailler 15
q u e le j o u r et d o n t les m a c h i n e s , les b â t i m e n t s , les matières premières chô-
m e n t par c o n s é q u e n t l a n u i t ? « C ' e s t vrai, r é p o n d E . F . S a n d e r s o n a u n o m
de tous les Sandersons, c'est très-vrai. La perte causée par le c h ô m a g e des
m a c h i n e s atteint toutes les m a n u f a c t u r e s où l'on ne travaille q u e le jour.
M a i s l'usage des f o u r n e a u x de forge causerait dans notre cas u n e perte ex- 20
tra. Si on les entretenait en m a r c h e , il se dilapiderait du m a t é r i e l c o m b u s t i -
ble (tandis q u e m a i n t e n a n t c'est le matériel vital des travailleurs q u i est di-
lapidé) ; si on arrêtait leur ma-rche, cela occasionnerait u n e perte de t e m p s
p o u r rallumer le feu et o b t e n i r le degré de chaleur nécessaire (tandis q u e la
perte du t e m p s de s o m m e i l subie m ê m e par des enfants de h u i t ans est 25
gain de t e m p s de travail p o u r la tribu des Sandersons) ; enfin les fourneaux
e u x - m ê m e s auraient à souffrir des variations de t e m p é r a t u r e » , t a n d i s q u e
110
ces m ê m e s fourneaux ne souffrent a u c u n e m e n t des variations du t r a v a i l .

1 1 0
L. C.85. Les s c r u p u l e s s e m b l a b l e s des t e n d r e s fabricants verriers d'après l e s q u e l s « l e s repas
réguliers des enfants sont i m p o s s i b l e s p a r c e q u ' u n c e r t a i n quantum de c h a l e u r r a y o n n é p e n - 30
d a n t c e t e m p s p a r les f o u r n e a u x serait p u r e perte p o u r e u x » , n e p r o d u i s e n t a u c u n effet sur l e
c o m m i s s a i r e d ' e n q u ê t e , M . W h i t e . « L ' a b s t i n e n c e o u l ' a b n é g a t i o n » o u « l ' é c o n o m i e » avec la-
quelle les capitalistes d é p e n s e n t l e u r argent et la « p r o d i g a l i t é » d i g n e d ' u n T a m e r l a n avec la-
quelle ils gaspillent l a vie des a u t r e s h o m m e s , n e l ' é m e u v e n t p a s c o m m e elles o n t é m u
M M . U r e , Senior, etc., et leurs plats plagiaires a l l e m a n d s , tels q u e R o s c h e r et Cie. A u s s i leur 35
r é p o n d - i l : « I l est possible q u ' u n p e u p l u s d e c h a l e u r soit p e r d u p a r s u i t e d e l ' é t a b l i s s e m e n t d e
repas réguliers ; m a i s m ê m e e s t i m é e e n a r g e n t c e t t e perte n ' e s t r i e n e n c o m p a r a i s o n d e l a dila-
p i d a t i o n de force vitale (the waste of animal power) c a u s é e d a n s le r o y a u m e p a r ce fait q u e les
enfants e n voie d e c r o i s s a n c e , e m p l o y é s d a n s les verreries, n e t r o u v e n t a u c u n m o m e n t d e r e -
pos p o u r p r e n d r e à l'aise l e u r n o u r r i t u r e et la digérer.» (1. c. p. XLV.) Et cela d a n s Vannée de 40
progrès 1 8 6 5 ! S a n s parler de la d é p e n s e de force q u ' e x i g e de l e u r part l ' a c t i o n de lever et de
porter des f a r d e a u x , la p l u p a r t d e s enfants, d a n s les verreries où l'on fait des b o u t e i l l e s et du
flintglass, sont obligés de faire en 6 h e u r e s , p o u r e x é c u t e r leur travail, de 15 à 20 m i l l e s a n -
glais, et cela d u r e s o u v e n t 14 à 15 h e u r e s s a n s i n t e r r u p t i o n . D a n s b e a u c o u p de ces verreries rè-

220
Chapitre Χ • La journée de travail

V
Lois coercitives pour la prolongation
de la journée de travail depuis le milieu du quatorzième
jusqu'à la fin du dix-septième siècle

5 Qu'est-ce q u ' u n e j o u r n é e de travail? Quelle est la durée du t e m p s p e n d a n t


lequel le capital a le droit ||114| de c o n s o m m e r la force de travail d o n t il
achète l a valeur p o u r u n j o u r ? J u s q u ' à quel p o i n t l a j o u r n é e peut-elle être
prolongée au delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A
toutes ces questions, c o m m e on a pu le voir, le capital r é p o n d : La j o u r n é e
10 de travail c o m p r e n d 24 h e u r e s pleines, d é d u c t i o n faite des q u e l q u e s h e u r e s
de repos sans lesquelles la force de travail refuse a b s o l u m e n t de reprendre
son service. Il est évident par s o i - m ê m e q u e le travailleur n ' e s t rien a u t r e
chose sa vie d u r a n t q u e force de travail, et q u ' e n c o n s é q u e n c e tout son
temps disponible est de droit et n a t u r e l l e m e n t t e m p s de travail a p p a r t e n a n t
15 au capital et à la capitalisation. Du t e m p s p o u r l'éducation, p o u r le déve-
l o p p e m e n t intellectuel, p o u r l ' a c c o m p l i s s e m e n t de fonctions sociales, p o u r
les relations avec parents et amis, p o u r le libre j e u des forces du corps et de
l'esprit, m ê m e p o u r la célébration du d i m a n c h e , et cela d a n s le pays des
111
sanctificateurs du d i m a n c h e , p u r e niaiserie ! M a i s dans sa passion aveu-

20 g n e , c o m m e d a n s les filatures de M o s c o u , le s y s t è m e des relais de 6 h e u r e s . « P e n d a n t la se-


m a i n e , la p l u s g r a n d e p é r i o d e de répit c o m p r e n d au p l u s 6 h e u r e s , s u r lesquelles il faut
p r e n d r e le t e m p s d'aller et de v e n i r de la fabrique, de se laver, de s'habiller, de m a n g e r , etc.,
d e sorte q u ' i l reste à p e i n e u n m o m e n t p o u r s e reposer. Pas u n i n s t a n t p o u r j o u e r , p o u r respi-
rer l'air pur, si ce n ' e s t a u x d é p e n s du s o m m e i l si i n d i s p e n s a b l e à d e s e n f a n t s q u i e x é c u t e n t de
25 s i d u r s t r a v a u x d a n s u n e a t m o s p h è r e aussi b r û l a n t e L e c o u r t s o m m e i l l u i - m ê m e est i n t e r -
r o m p u p a r c e t t e r a i s o n q u e les e n f a n t s d o i v e n t s'éveiller e u x - m ê m e s l a n u i t o u s o n t t r o u b l é s
d a n s l e j o u r p a r l e b r u i t e x t é r i e u r . » M . W h i t e c i t e des cas o ù u n j e u n e g a r ç o n a travaillé
36 h e u r e s de suite, d ' a u t r e s où d e s enfants de 12 a n s s ' e x t é n u e n t j u s q u ' à 2 h e u r e s de la n u i t et
d o r m e n t e n s u i t e j u s q u ' à 5 h e u r e s du m a t i n (trois h e u r e s !) p o u r r e p r e n d r e l e u r travail de p l u s
30 belle. « L a m a s s e d e travail, d i s e n t les r é d a c t e u r s d u r a p p o r t général, T r e m e n h e e r e e t Tufnell,
q u e des enfants, des j e u n e s filles e t d e s f e m m e s e x é c u t e n t d a n s l e c o u r s d e leur i n c a n t a t i o n d e
j o u r et de n u i t (spell of labour) est r é e l l e m e n t fabuleu se. » (1. c. X L I I I et X L I V . ) Et c e p e n d a n t
q u e l q u e n u i t p e u t - ê t r e l e c a p i t a l verrier, p o u r p r o u v e r s o n a b s t i n e n c e , sort d u c l u b fort t a r d , l a
tête t o u r n é e p a r l e vin d e P o r t o ; i l r e n t r e c h e z lui e n vacillant e t f r e d o n n e c o m m e u n i d i o t :
35 «Britons never, never shall be slaves! ( J a m a i s l'Anglais, n o n j a m a i s l'Anglais ne sera esclave !) »
1 1 1
E n A n g l e t e r r e , p a r e x e m p l e , o n voit d e t e m p s à a u t r e d a n s les districts r u r a u x q u e l q u e
ouvrier c o n d a m n é à la p r i s o n p o u r avoir p r o f a n é le s a b b a t en travaillant d e v a n t sa m a i s o n
d a n s son p e t i t j a r d i n . L e m ê m e o u v r i e r est p u n i p o u r r u p t u r e d e c o n t r a t , s'il s ' a b s e n t e l e di-
m a n c h e d e l a fabrique, p a p e t e r i e , verrerie, etc., m ê m e p a r d é v o t i o n . L e P a r l e m e n t o r t h o d o x e
40 n e s ' i n q u i è t e p a s d e l a p r o f a n a t i o n d u s a b b a t q u a n d elle a lieu e n l ' h o n n e u r e t d a n s l'intérêt
d u D i e u Capital. D a n s u n m é m o i r e des j o u r n a l i e r s d e L o n d r e s e m p l o y é s c h e z d e s m a r c h a n d s
d e p o i s s o n e t d e volaille, o ù l ' a b o l i t i o n d u travail d u d i m a n c h e est d e m a n d é e ( a o û t 1863), i l
est dit q u e leur travail d u r e en m o y e n n e 15 h e u r e s c h a c u n des 6 p r e m i e r s j o u r s de la s e m a i n e
et 8 à 10 h e u r e s le d i m a n c h e . On voit par ce m é m o i r e q u e c'est s u r t o u t la g o u r m a n d i s e déli-

221
Troisième section • La production de la plus-value absolue

gle et d é m e s u r é e , dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse


n o n - s e u l e m e n t les limites morales, m a i s encore la limite physiologique ex-
trême de la j o u r n é e de travail. Il u s u r p e le temps qu'exigent la croissance,
le développement et l'entretien du corps en b o n n e santé. Il vole le t e m p s
qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la l u m i è r e du so- 5
leu. Il lésine sur le t e m p s des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le
peut, au procès m ê m e de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé
au rôle de simple i n s t r u m e n t , se voit fournir sa n o u r r i t u r e c o m m e on four-
nit du charbon à la c h a u d i è r e , de l'huile et du suif à la m a c h i n e . Il r é d u i t le
temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au 10
m i n i m u m d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne
pourrait plus fonctionner. Bien loin q u e ce soit l'entretien n o r m a l de la
force de travail q u i serve de règle pour la limitation de la j o u r n é e de travail,
c'est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si
pénible qu'elle soit, qui règle la m e s u r e du t e m p s de répit de l'ouvrier. Le 15
capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'inté-
resse u n i q u e m e n t , c'est le m a x i m u m qui p e u t en être dépensé d a n s u n e
j o u r n é e . Et il atteint son b u t en abrégeant la vie du travailleur, de m ê m e
q u ' u n agriculteur avide obtient de son sol un plus fort r e n d e m e n t en épui-
sant sa fertilité. 20
La p r o d u c t i o n capitaliste, qui est essentiellement p r o d u c t i o n de plus-va-
lue, absorption de travail extra, ne produit d o n c pas s e u l e m e n t par la pro-
longation de la j o u r n é e qu'elle impose la détérioration de la force de travail
de l ' h o m m e , en la privant de ses conditions n o r m a l e s de f o n c t i o n n e m e n t et
de développement, soit au physique, soit au m o r a l ; - elle produit l'épuisé- 25
112
m e n t et la m o r t précoce de cette f o r c e . Elle prolonge la période p r o d u c -
tive du travailleur p e n d a n t un certain laps de temps en abrégeant la durée
de sa vie.
M a i s la valeur de la force de travail c o m p r e n d la valeur des m a r c h a n -
dises sans lesquelles la r e p r o d u c t i o n du salarié ou la propagation de sa 30
classe seraient impossibles. Si d o n c la prolongation contre n a t u r e de la
j o u r n é e de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de
son p e n c h a n t d é m e s u r é à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la
période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la
c o m p e n s a t i o n des forces usées doit être n é c e s s a i r e m e n t plus rapide, et en 35
cate des bigots a r i s t o c r a t i q u e s de E x e t e r H a l l q u i e n c o u r a g e cette p r o f a n a t i o n du j o u r du Sei-
gneur. Ces saints p e r s o n n a g e s s i zélés « i n c u t e c u r a n d a » , a u t r e m e n t dit, d a n s l e soin d e leur
p e a u , a t t e s t e n t leur q u a l i t é de c h r é t i e n par la r é s i g n a t i o n avec l a q u e l l e ils s u p p o r t e n t le travail
excessif, la faim et les privations d ' a u t r u i . Obsequium ventris istis (c'est-à-dire a u x travailleurs)
pemiciosius est. 40
1 1 2
« N o u s avons d o n n é d a n s n o s rapports a n t é r i e u r s l ' o p i n i o n d e plusieurs m a n u f a c t u r i e r s ex-
p é r i m e n t é s au sujet des h e u r e s de travail extra il est c e r t a i n q u e d'après e u x ces h e u r e s
t e n d e n t à épuiser p r é m a t u r é m e n t la force de travail de l ' h o m m e . » 1. c, 64, p . X I I I .

222
Chapitre Χ • La journée de travail

m ê m e t e m p s la s o m m e des frais qu'exige leur r e p r o d u c t i o n plus considéra-


ble, de m ê m e q u e p o u r u n e m a c h i n e la p o r t i o n de valeur q u i doit être re-
produite c h a q u e j o u r est d ' a u t a n t plus g r a n d e q u e la m a c h i n e s'use plus
vite. I l semblerait e n c o n s é q u e n c e q u e l'intérêt m ê m e d u capital r é c l a m e
5 de lui u n e j o u r n é e de travail n o r m a l e .
Le propriétaire d'esclaves a c h è t e son travailleur c o m m e il a c h è t e son
bœuf. En p e r d a n t l'esclave il perd un capital q u ' i l ne p e u t rétablir q u e par
un n o u v e a u d é b o u r s é sur le m a r c h é . M a i s , «si fatale et si destructive q u e
soit l'influence des c h a m p s de riz de la Géorgie et des m a r a i s du Mississipi
10 sur la constitution de l ' h o m m e , la destruction q u i s'y fait de la vie h u m a i n e
n'y est j a m a i s assez g r a n d e p o u r qu'elle ne puisse être réparée par le trop
plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations éco-
n o m i q u e s q u i p o u r r a i e n t j u s q u ' à u n certain p o i n t garantir à l'esclave u n
t r a i t e m e n t h u m a i n , si sa conservation et l'intérêt de son m a î t r e étaient
15 identiques, se c h a n g e n t en a u t a n t de raisons de r u i n e absolue p o u r lui
q u a n d le c o m m e r c e d'esclaves est p e r m i s . Dès lors, en effet, qu'il p e u t être
remplacé facilement par des nègres étrangers, la d u r é e de sa vie devient
m o i n s i m p o r t a n t e q u e sa productivité. A u s s i est-ce u n e m a x i m e d a n s les
pays esclavagistes q u e l ' é c o n o m i e la plus efficace consiste ||115| à pressurer
20 le bétail h u m a i n (human chattle), de telle sorte q u ' i l fournisse le plus grand
r e n d e m e n t possible d a n s le t e m p s le plus court. C'est sous les tropiques, là-
m ê m e où les profits a n n u e l s de la culture égalent souvent le capital entier
des plantations, q u e la vie des nègres est sacrifiée sans le m o i n d r e scrupule.
C'est l'agriculture de l ' I n d e occidentale, berceau séculaire de richesses fa-
25 buleuses, q u i a englouti des millions d ' h o m m e s de race africaine. C'est
a u j o u r d ' h u i à Cuba, d o n t les revenus se c o m p t e n t par millions, et d o n t les
planteurs sont des n a b a b s , q u e n o u s voyons la classe des esclaves n o n - s e u -
l e m e n t n o u r r i e de la façon la plus grossière et en b u t t e a u x vexations les
plus acharnées, m a i s encore détruite d i r e c t e m e n t en g r a n d e partie par la
30 longue torture d ' u n travail excessif et le m a n q u e de s o m m e i l et de re-
113
pos .»
Mutato nomine de te fabula narratur! Au lieu de c o m m e r c e d'esclaves li-
sez m a r c h é du travail, au lieu de Virginie et K e n t u c k y , lisez I r l a n d e et les
districts agricoles d'Angleterre, d'Ecosse et du pays de G a l l e s ; au lieu
35 d'Afrique, lisez A l l e m a g n e . Il est notoire q u e l'excès de travail m o i s s o n n e
les raffineurs de L o n d r e s , et n é a n m o i n s le m a r c h é du travail à L o n d r e s re-
gorge c o n s t a m m e n t de c a n d i d a t s p o u r la raffinerie, a l l e m a n d s la plupart,
voués à u n e m o r t p r é m a t u r é e . La poterie est é g a l e m e n t u n e des b r a n c h e s
d'industrie q u i fait le plus de victimes. M a n q u e - t - i l p o u r cela de potiers?
40 Josiah Wedgwood, l'inventeur de la poterie m o d e r n e , d'abord s i m p l e
1 1 3
Cairnes, I.e., p. 110, 1 1 1 .

223
Troisième section · La production de la plus-value absolue

ouvrier l u i - m ê m e , déclarait en 1785 devant la C h a m b r e des c o m m u n e s q u e


114
toutes les m a n u f a c t u r e s o c c u p a i e n t de 15 à 2 0 0 0 0 p e r s o n n e s . En 1861,
la population seule des sièges de cette industrie, d i s s é m i n é e d a n s les villes
de la G r a n d e - B r e t a g n e , en c o m p r e n a i t 1 0 1 3 0 2 . « L ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e
date de 90 a n s . . . . En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré 5
lls
n e u f générations d ' o u v r i e r s . » A v r a i dire, dans certaines é p o q u e s d'activité
fiévreuse, le m a r c h é du travail a présenté des vides qui d o n n a i e n t à réflé-
chir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834; m a i s alors messieurs les fabri-
cants proposèrent a u x Poor Law Commissioners d'envoyer d a n s le n o r d l'ex-
cès de population des districts agricoles, déclarant « q u ' i l s se chargeaient 10
116
de les absorber et de les c o n s o m m e r . » C'étaient leurs propres paroles.
« Des agents furent envoyés à M a n c h e s t e r avec l'autorisation des Poor Law
Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et
remises a u x susdits agents. Les fabricants coururent d a n s les b u r e a u x , et
après qu'ils e u r e n t choisi ce qui leur convenait, les familles furent expé- 15
diées du sud de l'Angleterre. Ces p a q u e t s d ' h o m m e s furent livrés avec des
étiquettes c o m m e des ballots de m a r c h a n d i s e s , et transportés par la voie
des canaux, ou dans des chariots à bagages. Q u e l q u e s - u n s suivaient à pied,
et b e a u c o u p d'entre e u x erraient çà et là égarés et d e m i - m o r t s de faim d a n s
les districts manufacturiers. La C h a m b r e des c o m m u n e s p o u r r a à p e i n e le 20
croire, ce c o m m e r c e régulier, ce trafic de chair h u m a i n e ne fît q u e se déve-
lopper, et les h o m m e s furent achetés et v e n d u s par les agents de M a n c h e s -
ter aux fabricants de Manchester, tout aussi m é t h o d i q u e m e n t q u e les n è -
gres a u x planteurs des États du sud . . . . L ' a n n é e 1860 m a r q u e le z é n i t h de
l'industrie cotonnière. Les bras m a n q u è r e n t de n o u v e a u , et de n o u v e a u les 25
fabricants s'adressèrent a u x m a r c h a n d s de chair, et ceux-ci se m i r e n t à
fouiller les d u n e s de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts ;
m a i s l'excès de p o p u l a t i o n était déjà dévoré. Le Bury Guardian se l a m e n t a ;
après la conclusion du traité de c o m m e r c e anglo-français, s'écria-t-il,
10 000 bras de plus p o u r r a i e n t être absorbés, et b i e n t ô t il en faudra 30 ou 30
40 000 encore ! Q u a n d les agents et sous-agents du c o m m e r c e de chair h u -
m a i n e eurent p a r c o u r u à p e u près sans résultat, en 1860, les districts agri-
coles, les fabricants envoyèrent u n e d e p u t a t i o n à M. Villiers, le président
du Poor Law Board, p o u r obtenir de n o u v e a u q u ' o n leur procurât c o m m e
117
auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des W o r k h o u s e s . »| 35
1 1 4
J o h n W a r d : History of the Borough of Stoke-upon-Trent. L o n d o n , 1 8 4 3 , p. 4 2 .
1 1 5
D i s c o u r s d e F e r r a n d à l a C h a m b r e des c o m m u n e s , d u 2 7 avril 1 8 6 3 .
1 1 6
" T h a t t h e m a n u f a c t u r e r s w o u l d absorb i t a n d u s e i t u p . T h o s e were t h e very words u s e d b y
t h e c o t t o n m a n u f a c t u r e r s . " 1. c.
1 1 7
L . c . M . Villiers, m a l g r é l a m e i l l e u r e volonté d u m o n d e était, « l é g a l e m e n t » forcé d e r e p o u s - 40
ser la d e m a n d e d e s fabricants. Ces m e s s i e u r s a t t e i g n i r e n t n é a n m o i n s l e u r b u t grâce à la c o m -
p l a i s a n c e des a d m i n i s t r a t i o n s locales. M . A . R e d g r a v e , i n s p e c t e u r d e f a b r i q u e , a s s u r e q u e c e t t e

224
Chapitre Χ • La journée de travail

|116| L ' e x p é r i e n c e m o n t r e en général au capitaliste qu'il y a un excès


c o n s t a n t d e p o p u l a t i o n , c'est-à-dire excès p a r rapport a u b e s o i n m o m e n -
t a n é d u capital, b i e n q u e cette m a s s e s u r a b o n d a n t e soit formée d e généra-
tions h u m a i n e s m a l v e n u e s , rabougries, p r o m p t e s à s'éteindre, s ' é l i m i n a n t
5 h â t i v e m e n t les u n e s les autres et cueillies, p o u r ainsi dire, avant m a t u -
118
r i t é . L ' e x p é r i e n c e m o n t r e aussi, à l'observateur intelligent, avec quelle
rapidité la p r o d u c t i o n capitaliste qui, h i s t o r i q u e m e n t parlant, d a t e d'hier,
a t t a q u e à la r a c i n e m ê m e la s u b s t a n c e et la force du p e u p l e ; elle l u i m o n t r e
c o m m e n t la d é g é n é r e s c e n c e de la p o p u l a t i o n industrielle n ' e s t ralentie q u e

10 fois le s y s t è m e d'après l e q u e l les o r p h e l i n s et les enfants des p a u v r e s sont traités « l é g a l e m e n t »


c o m m e a p p r e n t i s n e fut p a s a c c o m p a g n é d e s m ê m e s a b u s q u e par l e p a s s é . (Voy. s u r ces a b u s
F r i e d . Engels, 1. c.) D a n s un cas n é a n m o i n s « o n a b u s a du s y s t è m e à l'égard de j e u n e s filles et
de j e u n e s f e m m e s q u i des districts agricoles de l'Ecosse furent c o n d u i t e s d a n s le L a n c a s h i r e et
le C h e s h i r e . . . . » - D a n s ce s y s t è m e le fabricant p a s s e un traité avec les a d m i n i s t r a t e u r s des
15 m a i s o n s de pauvres p o u r un t e m p s d é t e r m i n é . Il n o u r r i t , habille et loge les e n f a n t s et leur
d o n n e u n petit s u p p l é m e n t e n argent. U n e r e m a r q u e d e M . R e d g r a v e , q u e n o u s citons p l u s
loin, paraît assez é t r a n g e , s i l'on p r e n d e n c o n s i d é r a t i o n q u e p a r m i les é p o q u e s d e p r o s p é r i t é
d e l ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e anglaise l ' a n n é e 1860 brille e n t r e t o u t e s e t q u e les salaires é t a i e n t
alors très-élevés, p a r c e q u e l a d e m a n d e e x t r a o r d i n a i r e d e travail r e n c o n t r a i t t o u t e s sortes d e
20 difficultés. L ' I r l a n d e était d é p e u p l é e ; les districts agricoles d ' A n g l e t e r r e et d'Ecosse se vi-
d a i e n t par s u i t e d ' u n e é m i g r a t i o n s a n s e x e m p l e p o u r l'Australie e t l ' A m é r i q u e ; d a n s q u e l q u e s
districts agricoles anglais r é g n a i t u n e d i m i n u t i o n positive d e l a p o p u l a t i o n q u i avait p o u r
c a u s e s e n partie u n e r e s t r i c t i o n v o u l u e e t o b t e n u e d e l a p u i s s a n c e g é n é r a t r i c e e t e n partie
l ' é p u i s e m e n t d e l a p o p u l a t i o n d i s p o n i b l e déjà effectué p a r les t r a f i q u a n t s d e c h a i r h u m a i n e .
25 Et m a l g r é t o u t cela M. R e d g r a v e n o u s dit : « Ce g e n r e de travail (celui des e n f a n t s d e s h o s -
pices) n ' e s t r e c h e r c h é q u e l o r s q u ' o n n e p e u t pas e n t r o u v e r d ' a u t r e , car c'est u n travail qui
c o û t e cher (high priced labour). Le salaire o r d i n a i r e p o u r un g a r ç o n de t r e i z e a n s est d ' e n v i r o n
4 s h . (5 fr.) p a r s e m a i n e . M a i s loger, habiller, n o u r r i r 50 ou 100 de ces e n f a n t s , les surveiller
c o n v e n a b l e m e n t , les p o u r v o i r des soins m é d i c a u x e t l e u r d o n n e r e n c o r e u n e p e t i t e p a i e e n
30 m o n n a i e , c'est u n e c h o s e infaisable p o u r 4 sh. p a r t ê t e et p a r s e m a i n e . » (Report of the Insp. of
Factories for 3 0 t h A p r i l 1860, p. 27.) M . R e d g r a v e o u b l i e de n o u s dire c o m m e n t l'ouvrier lui-
m ê m e p o u r r a s ' a c q u i t t e r de t o u t cela à l'égard de ses e n f a n t s avec leurs 4 sh. de salaire, si le
fabricant ne le p e u t pas p o u r 50 ou 100 enfants q u i s o n t logés, n o u r r i s et surveillés en c o m -
m u n . - P o u r prévenir t o u t e fausse c o n c l u s i o n q u e l'on p o u r r a i t tirer d u t e x t e , j e dois faire re-
35 m a r q u e r ici q u e l ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e anglaise, d e p u i s q u ' e l l e est s o u m i s e a u F a c t o r y A c t d e
1850, à s o n r è g l e m e n t d u t e m p s d e travail, etc., p e u t être c o n s i d é r é e c o m m e l ' i n d u s t r i e m o -
dèle e n A n g l e t e r r e . L ' o u v r i e r anglais d a n s cette i n d u s t r i e est sous t o u s les r a p p o r t s d a n s u n e
c o n d i t i o n s u p é r i e u r e à celle de son c o m p a g n o n de p e i n e s u r le c o n t i n e n t . « L ' o u v r i e r de fabri-
q u e p r u s s i e n travaille a u m o i n s 1 0 h e u r e s d e p l u s p a r s e m a i n e q u e son rival anglais, e t q u a n d
40 il est o c c u p é c h e z l u i à s o n p r o p r e m é t i e r , ses h e u r e s de travail n ' o n t m ê m e p l u s de l i m i t e . »
(Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1855, p. 103.) L ' i n s p e c t e u r R e d g r a v e cité p l u s h a u t fit un voyage
sur l e c o n t i n e n t après l ' e x p o s i t i o n i n d u s t r i e l l e d e 1 8 5 1 , s p é c i a l e m e n t e n F r a n c e e t e n Prusse,
p o u r y é t u d i e r la s i t u a t i o n m a n u f a c t u r i è r e de ces d e u x pays. « L ' o u v r i e r des m a n u f a c t u r e s
p r u s s i e n n e s , n o u s dit-il, o b t i e n t un salaire suffisant p o u r le g e n r e de n o u r r i t u r e s i m p l e et le
45 p e u de confort a u x q u e l s il est h a b i t u é et d o n t il se trouve satisfait . . . . il vit p l u s m a l et tra-
vaille p l u s d u r e m e n t q u e son rival a n g l a i s . » (Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1853, p. 85.)
1 1 8
« L e s travailleurs s o u m i s à u n travail excessif m e u r e n t avec u n e r a p i d i t é s u r p r e n a n t e ; m a i s
les places d e c e u x q u i p é r i s s e n t sont aussitôt r e m p l i e s d e n o u v e a u , e t u n c h a n g e m e n t fréquent
des p e r s o n n e s ne p r o d u i t a u c u n e m o d i f i c a t i o n sur la s c è n e . » England and America, L o n d o n ,
50 1833 [, 1.1, p. 55] (par E. G. Wakefield.)

225
Troisième section • La production de la plus-value absolue

par l'absorption constante d'éléments n o u v e a u x e m p r u n t é s a u x cam-


pagnes, et c o m m e n t les travailleurs des c h a m p s , malgré l'air p u r et malgré
le principe de « sélection naturelle » qui règne si p u i s s a m m e n t p a r m i eux et
ne laisse croître que les plus forts individus, c o m m e n c e n t e u x - m ê m e s à dé-
119
p é r i r . M a i s le capital, qui a de si « b o n n e s raisons» pour n i e r les souf- 5
frances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi p e u ou tout a u t a n t
influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l ' h u m a n i t é
et finalement de sa dépopulation, q u e par la chute possible de la terre sur
le soleil. D a n s toute affaire de spéculation, c h a c u n sait q u e la débâcle vien-
dra un jour, m a i s c h a c u n espère qu'elle emportera son voisin après qu'il 10
a u r a l u i - m ê m e recueilli la pluie d'or au passage et l'aura m i s e en sûreté.
Après m o i le déluge ! telle est la devise de tout capitaliste et de t o u t e n a t i o n
capitaliste. Le capital ne s'inquiète d o n c point de la santé et de la d u r é e de
120
la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la s o c i é t é . A t o u t e
plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, 15
de m o r t p r é m a t u r é e , de tortures du travail excessif, il r é p o n d s i m p l e m e n t :
« P o u r q u o i n o u s t o u r m e n t e r d e ces t o u r m e n t s , puisqu'ils a u g m e n t e n t nos
121
joies (nos p r o f i t s ) ? » Il est vrai q u ' à p r e n d r e les choses dans leur e n s e m -
ble, cela ne d é p e n d pas n o n plus de la b o n n e ou m a u v a i s e volonté du capi-
taliste individuel. La libre c o n c u r r e n c e i m p o s e aux capitalistes les lois i m - 20
122
m a n e n t e s de la p r o d u c t i o n capitaliste c o m m e lois coercitives e x t e r n e s .
1 1 9
Voy. «Public Health. Sixth Report of the Medical Officer of the Privy Council, 1 8 6 3 » , p u b l i é à
L o n d r e s en 1864. Ce r a p p o r t t r a i t e d e s travailleurs agricoles. « O n a p r é s e n t é le c o m t é de Su-
t h e r l a n d c o m m e u n c o m t é o ù o n a fait d e g r a n d e s a m é l i o r a t i o n s ; m a i s d e n o u v e l l e s re-
c h e r c h e s o n t p r o u v é q u e d a n s ces districts autrefois r e n o m m é s p o u r l a b e a u t é d e s h o m m e s e t 25
l a b r a v o u r e d e s soldats, les h a b i t a n t s d é g é n é r é s n e f o r m e n t p l u s q u ' u n e race a m a i g r i e e t d é t é -
riorée. D a n s les e n d r o i t s les p l u s sains, sur le p e n c h a n t des collines q u i r e g a r d e n t la m e r , les
visages d e leurs enfants sont a u s s i a m i n c i s e t aussi pâles q u e c e u x q u e l ' o n p e u t r e n c o n t r e r
d a n s l ' a t m o s p h è r e c o r r o m p u e d ' u n e i m p a s s e de L o n d r e s . » ( T h o r n t o n , 1. c, p. 74, 75.) Ils res-
s e m b l e n t e n réalité a u x 3 0 0 0 0 « g a l l a n t H i g h l a n d e r s » q u e Glasgow fourre d a n s ses « w y n d s 30
a n d c l o s e s » et a c c o u p l e avec d e s voleurs et d e s p r o s t i t u é e s .
1 2 0
« Q u o i q u e l a s a n t é d e l a p o p u l a t i o n soit u n é l é m e n t i m p o r t a n t d u c a p i t a l n a t i o n a l , n o u s
c r a i g n o n s d'être obligés d ' a v o u e r q u e les capitalistes ne sont p a s disposés à conserver ce trésor
et à l'apprécier à sa valeur. L e s fabricants o n t été c o n t r a i n t s d'avoir des m é n a g e m e n t s p o u r la
s a n t é du travailleur.» (Times, 5 n o v e m b r e 1861.) « L e s h o m m e s du West Riding s o n t d e v e n u s 35
les fabricants de drap de l ' h u m a n i t é e n t i è r e , la s a n t é du p e u p l e des travailleurs a été sacrifiée
e t d e u x g é n é r a t i o n s a u r a i e n t suffi p o u r faire d é g é n é r e r l a race, s'il n e s'était p a s o p é r é u n e
r é a c t i o n . Les h e u r e s de travail des enfants o n t été limitées, etc. » (Report of the Registrar Gene-
ral for October 1861.)
1 2 1
Paroles d e Goethe. 40
1 2 2
C'est p o u r q u o i n o u s t r o u v o n s , par e x e m p l e , q u ' a u c o m m e n c e m e n t d e l ' a n n é e 1863 vingt-
six p r o p r i é t a i r e s d e poteries i m p o r t a n t e s d a n s l e Staffordshire, p a r m i l e s q u e l s M M . J . W e d g -
wood e t fils, p é t i t i o n n a i e n t d a n s u n m é m o i r e p o u r l ' i n t e r v e n t i o n a u t o r i t a i r e d e l'État. « L a
c o n c u r r e n c e avec les a u t r e s capitalistes n e n o u s p e r m e t p a s d e l i m i t e r v o l o n t a i r e m e n t l e
t e m p s d e travail des enfants, e t c . » - « S i fort q u e n o u s d é p l o r i o n s les m a u x q u e n o u s v e n o n s 45
d e m e n t i o n n e r , i l serait i m p o s s i b l e d e les e m p ê c h e r a u m o y e n d e n ' i m p o r t e q u e l l e e s p è c e
d ' e n t e n t e e n t r e les fabricants . . . . T o u t b i e n c o n s i d é r é , n o u s s o m m e s arrivés à la c o n v i c t i o n

226
Chapitre Χ · La journée de travail

L'établissement d ' u n e j o u r n é e de travail n o r m a l e est le résultat d ' u n e


lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. C e p e n d a n t
l'histoire de cette lutte présente d e u x courants opposés. Q u e l'on c o m p a r e ,
par exemple, la législation m a n u f a c t u r i è r e anglaise de n o t r e é p o q u e avec
5 les statuts du travail en Angleterre depuis le q u a t o r z i è m e j u s q u ' a u delà de
123
la moitié du d i x - h u i t i è m e s i è c l e . T a n d i s que la législation m o d e r n e rac-
courcit v i o l e m m e n t la j o u r n é e de travail, ces a n c i e n s statuts essayent vio-
l e m m e n t de la prolonger. A s s u r é m e n t les prétentions du capital encore à
l'état d'embryon, alors q u ' e n train de grandir il cherche à s'assurer son
10 droit à l'absorption d ' u n quantum suffisant de travail extra, n o n par la p u i s -
sance seule des c o n d i t i o n s é c o n o m i q u e s , m a i s avec l'aide des pouvoirs pu-
blics, n o u s paraissent t o u t à fait m o d e s t e s , si n o u s les ||117| c o m p a r o n s a u x
concessions q u e , u n e fois arrivé à l'âge m û r , il est c o n t r a i n t de faire en re-
chignant. Il faut, en effet, des siècles p o u r q u e le travailleur « l i b r e » , par
15 suite du d é v e l o p p e m e n t de la p r o d u c t i o n capitaliste, se prête volontaire-
m e n t , c'est-à-dire soit c o n t r a i n t socialement à v e n d r e tout son t e m p s de vie
active, sa capacité de travail elle-même, p o u r le prix de ses m o y e n s de s u b -
sistance h a b i t u e l s , son droit d'aînesse p o u r un plat de lentilles. Il est d o n c
n a t u r e l q u e la prolongation de la j o u r n é e de travail, que le capital, depuis
20 le milieu du q u a t o r z i è m e j u s q u ' à la fin du dix-septième siècle, c h e r c h e à
imposer avec l'aide de l'État a u x h o m m e s corresponde à p e u de chose près
à la limite du t e m p s de travail q u e l'État décrète et impose çà et là d a n s la
seconde m o i t i é du d i x - n e u v i è m e siècle p o u r e m p ê c h e r la transformation
du sang d'enfants en capital. Ce q u i a u j o u r d ' h u i , par exemple, d a n s le M a s -
25 sachusetts, t o u t r é c e m m e n t encore l'État le p l u s libre de l ' A m é r i q u e du
Nord, est p r o c l a m é la limite légale du t e m p s de travail d'enfants au-des-
sous de d o u z e ans, était en Angleterre, au m i l i e u du dix-septième siècle, la
j o u r n é e de travail n o r m a l e de vigoureux artisans, de robustes garçons de
124
ferme et d'athlétiques f o r g e r o n s .

30 q u ' u n e loi coercitive est n é c e s s a i r e . » Children's Emp. Comm. Rep.l, 1863, p . 3 2 2 . - V o i c i un


e x e m p l e p l u s r e m a r q u a b l e e t d e d a t e t o u t e r é c e n t e ! L ' é l é v a t i o n d e s prix d u c o t o n d a n s u n e
é p o q u e d'activité i n d u s t r i e l l e fiévreuse avait e n g a g é les p r o p r i é t a i r e s des m a n u f a c t u r e s de
B l a c k b u r n à d i m i n u e r , d ' u n e c o m m u n e e n t e n t e , l e t e m p s d e travail d a n s leurs f a b r i q u e s p e n -
d a n t u n e p é r i o d e d é t e r m i n é e , d o n t l e t e r m e arriva vers l a fin d e n o v e m b r e 1 8 7 1 . S u r ces e n t r e -
35 faites les f a b r i c a n t s plus r i c h e s , à la fois m a n u f a c t u r i e r s et filateurs, m i r e n t à profit le r a l e n t i s -
s e m e n t de la p r o d u c t i o n o c c a s i o n n é par cette e n t e n t e , p o u r faire travailler à m o r t c h e z e u x ,
é t e n d r e leurs propres affaires et réaliser de g r a n d s profits a u x d é p e n s des petits m a n u f a c t u -
riers. Ces d e r n i e r s a u x a b o i s firent a p p e l a u x ouvriers, les e x c i t è r e n t à m e n e r v i v e m e n t et sé-
r i e u s e m e n t l ' a g i t a t i o n d e s n e u f h e u r e s et p r o m i r e n t de c o n t r i b u e r à ce b u t de l e u r p r o p r e ar-
40 gent!
1 2 3
Ces statuts d u travail q u e l ' o n t r o u v e a u s s i e n F r a n c e , d a n s les Pays-Bas, etc., n e furent
abolis e n A n g l e t e r r e f o r m e l l e m e n t q u ' e n 1 8 1 3 . D e p u i s l o n g t e m p s les c o n d i t i o n s d e l a p r o d u c -
t i o n les a v a i e n t r e n d u s s u r a n n é s .
1 2 4
« A u c u n enfant a u - d e s s o u s d e 1 2 a n s n e d o i t être e m p l o y é d a n s u n é t a b l i s s e m e n t m a n u f a c -

227
Troisième section • La production de la plus-value absolue

Le premier « S t a t u t e of Labourers » ([23] E d o u a r d III, 1349) trouva son


prétexte i m m é d i a t , - n o n sa cause, car la législation de ce genre d u r e des
siècles après que le prétexte a disparu - dans la grande peste q u i d é c i m a la
population, à tel point que, suivant l'expression d ' u n écrivain Tory, « l a dif-
ficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c'est-à-dire à 5
des prix q u i laissassent à leurs patrons un q u a n t u m raisonnable de travail
125
extra) devint en réalité i n s u p p o r t a b l e . » En c o n s é q u e n c e la loi se chargea
de dicter des salaires raisonnables ainsi q u e de fixer la limite de la j o u r n é e
de travail. Ce dernier p o i n t qui n o u s intéresse seul ici est reproduit d a n s le
statut de 1496 (sous H e n r i VII). La j o u r n é e de travail p o u r t o u s les artisans 10
(artificers) et travailleurs agricoles, de m a r s en septembre, devait alors du-
h h
rer, ce qui c e p e n d a n t ne fut j a m a i s mis à exécution, de 5 du m a t i n à 7 et
h
8 d u soir; mais les h e u r e s d e repas c o m p r e n a i e n t u n e h e u r e p o u r l e déjeu-
ner, u n e h e u r e et d e m i e pour le dîner et u n e d e m i - h e u r e p o u r la collation
vers quatre heures, c'est-à-dire p r é c i s é m e n t le double du t e m p s fixé par le 15
126
Factory Act aujourd'hui en v i g u e u r . En hiver le travail devait c o m m e n -
h
cer à 5 du m a t i n et finir au crépuscule du soir avec les m ê m e s interrup-
tions. Un statut d'Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « l o u é s par j o u r ou
par s e m a i n e » laisse intacte la durée de la j o u r n é e de travail, m a i s cherche
à réduire les intervalles à d e u x heures et d e m i e pour l'été et d e u x h e u r e s 20
pour l'hiver. Le dîner ne doit durer q u ' u n e h e u r e , et «le s o m m e i l d ' u n e

turier q u e l c o n q u e plus de 10 h e u r e s p a r jour. » General Statutes of Massachusetts, Sect. 3, ch. 6 0 .


(Les o r d o n n a n c e s o n t été p u b l i é e s de 1836 à 1858). « L e travail e x é c u t é p e n d a n t u n e p é r i o d e
de 10 h e u r e s par j o u r d a n s les m a n u f a c t u r e s de coton, de laine, de soie, de p a p i e r , de verres et
d e lin, ainsi q u e d a n s les é t a b l i s s e m e n t s m é t a l l u r g i q u e s doit être c o n s i d é r é c o m m e j o u r n é e d e 25
travail légale. I l est arrêté q u e d é s o r m a i s a u c u n m i n e u r engagé d a n s u n e f a b r i q u e , n e doit être
e m p l o y é a u travail p l u s d e 1 0 h e u r e s par j o u r o u 6 0 h e u r e s par s e m a i n e , e t q u e d é s o r m a i s
a u c u n m i n e u r n e doit être a d m i s c o m m e ouvrier a u - d e s s o u s d e 1 0 a n s d a n s n ' i m p o r t e quelle
fabrique de cet état. » State of New Jersey. An act to limit the hours of labour, etc., § 1 et 2 (loi du
18 m a r s 1851). « A u c u n m i n e u r q u i a a t t e i n t l'âge de 12 a n s et p a s e n c o r e c e l u i de 15, ne doit 30
être e m p l o y é d a n s u n é t a b l i s s e m e n t m a n u f a c t u r i e r plus d e 1 1 h e u r e s p a r j o u r , n i a v a n t
5 h e u r e s du m a t i n , ni après 7 h e u r e s et d e m i e du soir. » Revised Statutes [of the State] of Rhode
er
Island, etc., c h a p . 139, § 2 3 , ( 1 j u i l l e t 1857).
1 2 5
Sophisms of Free Trade, 7 edit. L o n d . 1850, p . 2 0 5 . L e m ê m e Tory e n c o n v i e n t d ' a i l l e u r s :
e

« L e s actes du P a r l e m e n t sur le r è g l e m e n t des salaires faits c o n t r e les ouvriers en faveur de 35


c e u x q u i les e m p l o i e n t , d u r è r e n t l a l o n g u e p é r i o d e d e 464 a n s . L a p o p u l a t i o n a u g m e n t a . Ces
lois d e v i n r e n t superflues et i m p o r t u n e s . » (L. c. p. 206.)
1 2 6
J . W a d e fait à propos d e c e s t a t u t u n e r e m a r q u e fort j u s t e : « I l résulte d u s t a t u t d e 1496 q u e
l a n o u r r i t u r e c o m p t a i t c o m m e l ' é q u i v a l e n t d u tiers d e c e q u e recevait l'ouvrier, e t d e l a m o i t i é
d e c e q u e recevait l e travailleur agricole. Cela t é m o i g n e d ' u n plus h a u t degré d ' i n d é p e n d a n c e 40
p a r m i les travailleurs q u e celui q u i règne a u j o u r d ' h u i ; car la n o u r r i t u r e des ouvriers de n ' i m -
p o r t e quelle classe, r e p r é s e n t e m a i n t e n a n t u n e fraction b i e n plus élevée d e leur s a l a i r e . »
( J . W a d e , I . e . p . 2 4 , 25 et 577.) P o u r réfuter l ' o p i n i o n d'après l a q u e l l e cette différence serait
d u e à la différence p a r e x e m p l e du r a p p o r t de prix e n t r e les a l i m e n t s et les v ê t e m e n t s , alors et
a u j o u r d ' h u i , il suffit de j e t e r le m o i n d r e c o u p d ' œ i l sur le Chronicon Pretiosum, etc., p a r l'évê- 45
r e e
q u e Fleetwood, l édit. L o n d o n 1707. 2 édit. L o n d o n , 1745.

228
Chapitre Χ · La journée de travail

d e m i - h e u r e l'après-midi» ne doit être permis q u e de la m i - m a i à la m i -


août. Pour c h a q u e h e u r e d'absence il est pris sur le salaire un d. (10 cen-
times). D a n s la p r a t i q u e c e p e n d a n t les conditions étaient plus favorables
a u x travailleurs q u e d a n s le livre des statuts. W i l l i a m Petty, le père de
5 l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e et j u s q u ' à un certain p o i n t l'inventeur de la statisti-
que, dit dans un ouvrage q u ' i l publia d a n s le dernier tiers du dix-septième
siècle : « Les travailleurs (labouring m e n , à p r o p r e m e n t parler alors les tra-
vailleurs agricoles) travaillent dix h e u r e s par j o u r et p r e n n e n t vingt repas
par s e m a i n e , savoir trois les jours ouvrables et d e u x le d i m a n c h e . Il est
10 clair d'après cela q u e s'ils voulaient j e û n e r lé vendredi soir et p r e n d r e leur
repas de m i d i en u n e h e u r e et d e m i e , t a n d i s qu'ils y e m p l o i e n t m a i n t e n a n t
h h
d e u x h e u r e s , d e 1 1 d u m a t i n à l , e n d'autres termes s'ils travaillaient u n
vingtième de plus et c o n s o m m a i e n t un vingtième de m o i n s , le d i x i è m e de
127
l'impôt cité plus h a u t serait p r é l e v a b l e . » Le d o c t e u r A n d r e w U r e n'avait-
15 il pas raison de décrier le bill des 12 heures de 1833 c o m m e un retour a u x
temps des t é n è b r e s ? Les règlements c o n t e n u s dans les statuts et m e n t i o n -
nés par Petty c o n c e r n e n t b i e n aussi les apprentis ; m a i s on voit i m m é d i a t e -
m e n t par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants
m ê m e à la fin du dix-septième siècle: « N o s j e u n e s garçons, ici en Angle-
20 terre, ne font a b s o l u m e n t r i e n j u s q u ' a u m o m e n t où ils d e v i e n n e n t appren-
tis, et alors ils o n t n a t u r e l l e m e n t besoin de b e a u c o u p de t e m p s (sept an-
nées) p o u r se former et devenir des ouvriers habiles.» Par contre
l'Allemagne est glorifiée, parce q u e là les enfants sont dès le b e r c e a u « ha-
128
bitués au m o i n s à q u e l q u e peu d ' o c c u p a t i o n » .
25 W . P e t t y : Political Anatomy of Ireland, 1672, edit. 1 6 9 1 , p . 10.
1 2 7

1 2 8
A Discourse of the Necessity of Encouraging mechanick Industry, L o n d o n , 1689, p. 13. M a c a u -
lay q u i a falsifié l'histoire d ' A n g l e t e r r e d a n s l ' i n t é r ê t W h i g et b o u r g e o i s , se livre à la décla-
m a t i o n s u i v a n t e : « L ' u s a g e d e faire travailler les enfants p r é m a t u r é m e n t , r é g n a i t a u dix-sep-
t i è m e siècle à un degré p r e s q u e i n c r o y a b l e p o u r l'état de l ' i n d u s t r i e d'alors. A N o r w i c h , le
30 siège p r i n c i p a l d e l ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e , u n e n f a n t d e six a n s é t a i t c e n s é c a p a b l e d e travail.
Divers écrivains d e c e t e m p s , d o n t q u e l q u e s - u n s p a s s a i e n t p o u r e x t r ê m e m e n t b i e n i n t e n t i o n -
n é s , m e n t i o n n e n t avec e n t h o u s i a s m e ("exultation") le fait q u e , d a n s cette ville seule, les gar-
çons et les j e u n e s filles c r é a i e n t u n e richesse q u i d é p a s s a i t c h a q u e a n n é e de 12 000 liv. st. les
frais d e leur p r o p r e e n t r e t i e n . P l u s n o u s e x a m i n o n s a t t e n t i v e m e n t l'histoire d u p a s s é , plus
35 n o u s t r o u v o n s d e m o t i f s p o u r rejeter l ' o p i n i o n d e c e u x q u i p r é t e n d e n t q u e n o t r e é p o q u e est
fertile e n m a u x n o u v e a u x d a n s l a société. C e q u i est v r a i m e n t n o u v e a u , c'est l ' i n t e l l i g e n c e q u i
d é c o u v r e le m a l , et l ' h u m a n i t é q u i le s o u l a g e . » (History of England, v. I, p. 417.) M a c a u l a y
a u r a i t p u r a p p o r t e r e n c o r e q u ' a u d i x - s e p t i è m e siècle d e s a m i s d u c o m m e r c e « e x t r ê m e m e n t
b i e n i n t e n t i o n n é s » r a c o n t e n t avec « e x u l t a t i o n » c o m m e n t , d a n s u n h ô p i t a l d e H o l l a n d e , u n
40 e n f a n t d e q u a t r e a n s fut e m p l o y é a u travail, e t c o m m e n t c e t e x e m p l e d e « v e r t u m i s e e n prati-
q u e » fut cité p o u r m o d è l e d a n s t o u s les écrits des h u m a n i t a i r e s à la M a c a u l a y , j u s q u ' a u t e m p s
d ' A d a m S m i t h . I l est j u s t e d e dire q u ' à m e s u r e q u e l a m a n u f a c t u r e prit l a place d u m é t i e r , o n
trouve des traces de l ' e x p l o i t a t i o n des enfants. Cette e x p l o i t a t i o n a existé de t o u t t e m p s d a n s
u n e c e r t a i n e m e s u r e c h e z l e p a y s a n , d ' a u t a n t p l u s développée, q u e l e j o u g qui p è s e s u r lui est
45 plus dur. L a t e n d a n c e d u c a p i t a l n ' e s t p o i n t m é c o n n a i s s a b l e ; m a i s les faits r e s t e n t e n c o r e
aussi isolés q u e le p h é n o m è n e d e s enfants à d e u x têtes. C'est p o u r q u o i ils s o n t signalés avec

229
Troisième section • La production de la plus-value absolue

e
P e n d a n t la plus grande partie du X V I I I siècle, ||118| j u s q u ' à l'époque de
la grande industrie, le capital n ' é t a i t pas parvenu en Angleterre, en p a y a n t
la valeur h e b d o m a d a i r e de la force de travail, à s'emparer du travail de
l'ouvrier pour la s e m a i n e entière, à l'exception c e p e n d a n t de celui du tra-
vailleur agricole. De ce qu'ils pouvaient vivre t o u t e u n e s e m a i n e avec le sa- 5
laire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le m o i n s du m o n d e
qu'ils devaient travailler les d e u x autres j o u r s p o u r le capitaliste. U n e par-
tie des économistes anglais au service du capital d é n o n ç a cette o b s t i n a t i o n
avec u n e violence e x t r ê m e ; l'autre partie défendit les travailleurs. É c o u -
tons par exemple la p o l é m i q u e entre Postlethwayt d o n t le dictionnaire de 10
c o m m e r c e jouissait alors de la m ê m e r e n o m m é e q u ' a u j o u r d ' h u i ceux de
M a c Culloch, de M a c Gregor etc., et l'auteur déjà cité de Y Essay on Trade
129
and Commerce .
Postlethwayt dit entre a u t r e s : « J e ne puis t e r m i n e r ces courtes observa-
tions sans signaler certaine locution triviale et m a l h e u r e u s e m e n t trop ré- 15
p a n d u e . Q u a n d l'ouvrier, disent certaines gens, p e u t dans cinq j o u r s de tra-
vail obtenir de q u o i vivre, il ne veut pas travailler six j o u r s entiers. Et
partant de là, ils c o n c l u e n t à la nécessité d'enchérir m ê m e les m o y e n s de
subsistance nécessaires par des impôts ou d'autres m o y e n s q u e l c o n q u e s
pour contraindre l'artisan et l'ouvrier de m a n u f a c t u r e à un travail ininter- 20
r o m p u de six jours p a r s e m a i n e . Je d e m a n d e la permission d'être d ' u n
a u t r e avis que ces grands politiques tout prêts à r o m p r e u n e lance en faveur
de l'esclavage perpétuel de la p o p u l a t i o n ouvrière de ce pays ("the perpetual
slavery of the working people"); ils oublient le proverbe: " J / / work and no
play, etc. " (Rien q u e du travail et pas de j e u r e n d imbécile). Les Anglais ne 25
se montrent-ils pas t o u t fiers de l'originalité et de l'habileté de leurs arti-
sans et ouvriers de m a n u f a c t u r e s qui ont procuré partout aux m a r c h a n d i s e s
de la Grande-Bretagne crédit et r e n o m m é e ? A q u o i cela est-il dû, si ce
n'est à la m a n i è r e gaie et originale d o n t les travailleurs savent se distraire ?
S'ils étaient obligés de trimer l ' a n n é e entière, tous les six jours de c h a q u e 30
« e x u l t a t i o n » p a r des « a m i s d u c o m m e r c e » clairvoyants, c o m m e q u e l q u e chose d e p a r t i c u l i è -
r e m e n t d i g n e d ' a d m i r a t i o n , et r e c o m m a n d é s à l ' i m i t a t i o n des c o n t e m p o r a i n s et de la p o s t é -
rité. L e m ê m e s y c o p h a n t e écossais, l e b e a u diseur M a c a u l a y a j o u t e : « O n n ' e n t e n d p a r l e r
a u j o u r d ' h u i q u e d e r é t r o g r a d a t i o n , e t l'on n e voit q u e progrès.» Q u e l s y e u x e t s u r t o u t q u e l l e s
oreilles ! 35

1 2 9
P a r m i les a c c u s a t e u r s d e l a classe ouvrière, l e p l u s e n r a g é est l ' a u t e u r a n o n y m e d e l'écrit
m e n t i o n n é d a n s le t e x t e : An Essay on Trade and Commerce containing Observations on Taxation,
etc., L o n d o n , 1770. Il avait déjà p r é l u d é d a n s un a u t r e ouvrage : Considerations on Taxes. L o n -
d o n , 1765. Sur l a m ê m e ligne v i e n t d e suite l e faiseur d e statistiques, P o l o n i u s A r t h u r Y o u n g .
P a r m i les défenseurs on t r o u v e au p r e m i e r rang, Jacob Vanderlint, d a n s son o u v r a g e : Money 40
answers all things. L o n d o n , 1734 ; Rev. Nathaniel Forster, D. D., d a n s : An Enquiry into the Causes
r
of the Present High Price of Provisions. L o n d o n , 1 7 6 7 ; D Price, et aussi Postlethwayt d a n s un
s u p p l é m e n t à son «Universal Dictionary of Trade and Commerce», et d a n s : Great Britain's Com-
mercial Interest explained and improved, 2 ' edit. L o n d o n , 1759. Les faits e u x - m ê m e s s o n t c o n s t a -
tés par b e a u c o u p d ' a u t r e s a u t e u r s c o n t e m p o r a i n s , e n t r e a u t r e s , par Rev. J o s i a h T u c k e r . 45

230
Chapitre Χ • La journée de travail

s e m a i n e , d a n s la répétition c o n s t a n t e du m ê m e travail, leur esprit ingé-


n i e u x ne s'émousserait-il pas; ne deviendraient-ils pas stupides et inertes,
et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient-ils pas leur r e n o m -
m é e , au lieu de la conserver? Q u e l genre d'habileté artistique p o u r r i o n s -
5 n o u s attendre d ' a n i m a u x si r u d e m e n t m e n é s ? ("hard driven animals")...
B e a u c o u p d'entre e u x e x é c u t e n t a u t a n t d'ouvrage e n q u a t r e j o u r s q u ' u n
Français d a n s c i n q ou six. M a i s si les Anglais sont forcés de travailler
c o m m e des bêtes de s o m m e , il est à craindre qu'ils ne t o m b e n t (degenerate)
encore au-dessous des F r a n ç a i s . Si n o t r e peuple est r e n o m m é p a r sa bra-
10 voure d a n s la guerre, ne disons-nous pas que ceci est dû d ' u n côté au b o n
roastbeef anglais et au p u d d i n g qu'il a d a n s le ventre, et de l'autre à son es-
prit de liberté c o n s t i t u t i o n n e l l e ? Et p o u r q u o i l'ingéniosité, l'énergie et l'ha-
bileté de n o s artisans et ouvriers de m a n u f a c t u r e s ne proviendraient-elles
pas de la liberté avec laquelle ils s ' a m u s e n t à leur façon? J'espère qu'ils ne
15 p e r d r o n t j a m a i s ces privilèges ni le b o n genre de vie d'où d é c o u l e n t égale-
130
m e n t leur habileté au travail et leur c o u r a g e . »
Voici ce q u e répond l ' a u t e u r de VEssay on trade and commerce:
« S i c'est en vertu d ' u n e o r d o n n a n c e divine q u e le s e p t i è m e j o u r de la se-
m a i n e est fêté, il en résulte é v i d e m m e n t que les autres j o u r s a p p a r t i e n n e n t
20 au travail (il veut dire au capital, ainsi q u ' o n va le voir plus loin), et
c o n t r a i n d r e à exécuter ce c o m m a n d e m e n t de D i e u n ' e s t p o i n t un acte que
l'on puisse traiter de cruel. L ' h o m m e , en général, est porté par n a t u r e à res-
ter oisif et à p r e n d r e ses aises ; n o u s en faisons la fatale expérience d a n s la
c o n d u i t e d e n o t r e plèbe m a n u f a c t u r i è r e , qui n e travaille pas e n m o y e n n e
25 plus de q u a t r e j o u r s p a r s e m a i n e , sauf le cas d ' u n e n c h é r i s s e m e n t des
m o y e n s d e s u b s i s t a n c e . , . . Supposons q u ' u n boisseau d e froment repré-
sente tous les m o y e n s de subsistance du travailleur, q u ' i l coûte 5 sh. et que
le travailleur gagne ||119| 1 shilling tous les j o u r s . D a n s ce cas il n ' a besoin
de travailler q u e cinq j o u r s par s e m a i n e ; q u a t r e s e u l e m e n t , si le boisseau
30 coûte 4 sh M a i s c o m m e le salaire, d a n s ce r o y a u m e , est b e a u c o u p plus
élevé en c o m p a r a i s o n du prix des subsistances, l'ouvrier de m a n u f a c t u r e
qui travaille q u a t r e jours possède un e x c é d a n t d'argent avec lequel il vit
sans rien faire le reste de la s e m a i n e . . . . J'espère avoir assez dit p o u r faire
voir clairement q u ' u n travail m o d é r é de six j o u r s par s e m a i n e n ' e s t p o i n t
35 un esclavage. N o s ouvriers agricoles font cela, et d'après ce qu'il paraît, ils
131
sont les plus h e u r e u x des travailleurs (labouring poor) . Les H o l l a n d a i s

130 Posththwayt, 1. c, First Preliminary Discourse, p. 14.


1 3 1
An Essay, etc. Il n o u s r a c o n t e l u i - m ê m e , p. 9 6 , en q u o i c o n s i s t a i t déjà en 1770 « l e b o n -
h e u r » des l a b o u r e u r s anglais. « L e u r s forces de travail (their working powers) s o n t t e n d u e s à
40 l ' e x t r ê m e (on t h e stretch) ; ils ne p e u v e n t p a s vivre à m e i l l e u r m a r c h é q u ' i l s ne font (they can-
n o t live c h e a p e r t h a n they d o ) , n i travailler plus d u r e m e n t » (nor work h a r d e r ) .

231
Troisième section · La production de la plus-value absolue

font de m ê m e d a n s les m a n u f a c t u r e s et paraissent être un p e u p l e très-heu-


reux. Les Français, sauf qu'ils ont un grand n o m b r e de jours fériés, travail-
1 3 2
lent également toute la s e m a i n e . . . . M a i s n o t r e plèbe m a n u f a c t u r i è r e
s'est mis d a n s la tête l'idée fixe q u ' e n qualité d'Anglais tous les individus
qui la composent ont par droit de naissance le privilège d'être plus libres et 5
plus i n d é p e n d a n t s que les ouvriers de n ' i m p o r t e q u e l autre pays de
l'Europe. Cette idée p e u t avoir son utilité pour les soldats, d o n t elle stimule
la bravoure, mais m o i n s les ouvriers des manufactures en sont i m b u s ,
m i e u x cela vaut p o u r e u x - m ê m e s et p o u r l'État. Des ouvriers ne devraient
j a m a i s se tenir p o u r i n d é p e n d a n t s de leurs supérieurs. Il est e x t r ê m e m e n t 10
dangereux d'encourager d e pareils e n g o u e m e n t s dans u n État c o m m e r c i a l
c o m m e le nôtre, où peut-être les sept h u i t i è m e s de la p o p u l a t i o n n ' o n t q u e
133
peu ou pas du t o u t de p r o p r i é t é . La cure ne sera pas complète t a n t q u e
nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six j o u r s p o u r la
134
m ê m e s o m m e qu'ils gagnent m a i n t e n a n t e n q u a t r e . » D a n s c e b u t , ainsi 15
q u e p o u r extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté c h i m é r i -
que, et de plus, p o u r « d i m i n u e r la taxe des pauvres, activer l'esprit d ' i n d u s -
trie et faire baisser le prix du travail d a n s les m a n u f a c t u r e s » , n o t r e fidèle
c h a m p i o n du capital propose un excellent m o y e n , et q u e l est-il ? C'est d'in-
carcérer les travailleurs q u i sont à la charge de la bienfaisance p u b l i q u e , en 20
un m o t les pauvres, d a n s u n e m a i s o n idéale de travail ("an ideal Work-
house'). Cette m a i s o n doit être u n e m a i s o n de terreur (house of terror).
D a n s cet idéal de W o r k h o u s e , on fera travailler quatorze h e u r e s par jour,
de telle sorte que le t e m p s des repas soustrait, il reste d o u z e h e u r e s de travail
135
pleines et e n t i è r e s . 25
D o u z e heures de travail par jour, tel est l'idéal, le n e c plus ultra d a n s le
W o r k h o u s e m o d è l e , d a n s la M a i s o n de terreur de 1770 ! Soixante-trois ans
plus tard, en 1833, q u a n d le P a r l e m e n t anglais réduisit d a n s quatre i n d u s -
tries manufacturières la j o u r n é e de travail p o u r les enfants de treize ans à
dix-huit ans à d o u z e heures de travail pleines, il sembla q u e le glas de l'in- 30
dustrie anglaise sonnerait. En 1852, q u a n d Louis Bonaparte, p o u r s'assurer
la bourgeoisie, voulut t o u c h e r à la j o u r n é e de travail légale, la p o p u l a t i o n
ouvrière française cria tout d ' u n e voix: « L a loi qui réduit à d o u z e h e u r e s la
1 3 2
L e p r o t e s t a n t i s m e j o u e déjà p a r l a t r a n s f o r m a t i o n q u ' i l o p è r e d e p r e s q u e t o u s les j o u r s fé-
riés e n j o u r s ouvrables, u n rôle i m p o r t a n t d a n s l a g e n è s e d u capital. 35
1 3 3
An Essay, etc., p. 1 5 - 5 7 , p a s s i m .
1 3 4
L . c . p . 69. J a c o b V a n d e r l i n t d é c l a r a i t déjà e n 1734, q u e t o u t l e secret d e s p l a i n t e s d e s c a p i -
talistes à propos de la f a i n é a n t i s e de la p o p u l a t i o n o u v r i è r e n ' a v a i t q u ' u n motif, la r e v e n d i c a -
tion de 6 j o u r s de travail au lieu de 4 p o u r le m ê m e salaire.
1 3 5
L. c. p. 260 : "Such ideal workhouse m u s t be m a d e an House of Terror a n d n o t an a s y l u m for 40
t h e poor, etc. In this i d e a l W o r k h o u s e t h e p o o r shall work 14 h o u r s , in a day, allowing p r o p e r
t i m e for m e a l s , i n s u c h m a n n e r t h a t t h e r e shall r e m a i n 1 2 h o u r s o f n e a t l a b o u r . " L e s F r a n ç a i s ,
dit-il, r i e n t de nos idées e n t h o u s i a s t e s de liberté. (L. c. p. 78.)

232
Chapitre Χ • La journée de travail

j o u r n é e de travail est le seul b i e n qui n o u s soit resté de la législation de la


136
R é p u b l i q u e . » A Z u r i c h , le travail des enfants au-dessous de 10 a n s a été
réduit à d o u z e h e u r e s ; d a n s l'Argovie, le travail des enfants entre treize et
seize ans a été réduit, en 1862, de d o u z e h e u r e s et d e m i e à d o u z e ; il en a
5 été de m ê m e en A u t r i c h e , en 1860, p o u r les enfants entre q u i n z e et seize
137
a n s . « Q u e l progrès, depuis 1770! s'écrierait M a c a u l a y avec (exulta-
tion).»
La « m a i s o n de t e r r e u r » p o u r les pauvres q u e l ' â m e du capital rêvait en-
core en 1770, se réalisa q u e l q u e s a n n é e s plus tard dans la gigantesque
10 « m a i s o n de travail» b â t i e p o u r les ouvriers m a n u f a c t u r i e r s ; son n o m était
Fabrique, et l'idéal avait pâli devant la réalité.

VI
Lutte pour la journée de travail normale -
Limitation légale coercitive du temps de travail -
15 La législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864

Après des siècles d'efforts q u a n d le capital fut parvenu à prolonger la jour-


n é e de travail j u s q u ' à sa limite n o r m a l e m a x i m a et au delà, j u s q u ' a u x limites
138
du j o u r n a t u r e l de d o u z e h e u r e s , alors la n a i s s a n c e de ||120| la g r a n d e in-

136
Report of Insp. of Fact., 31 oct. 1 8 5 5 , p. 80. La loi française des d o u z e h e u r e s du 5 s e p t e m b r e
20 1850, é d i t i o n b o u r g e o i s e du décret du g o u v e r n e m e n t provisoire du 2 m a r s 1848, s ' é t e n d à t o u s
les ateliers s a n s d i s t i n c t i o n . A v a n t c e t t e loi, l a j o u r n é e d e travail e n F r a n c e n ' a v a i t p a s d e li-
m i t e s . Elle d u r a i t d a n s les f a b r i q u e s q u a t o r z e , q u i n z e h e u r e s et d a v a n t a g e . Voy. : Des classes
ouvrières en France, pendant l'année 1848, p a r M . B l a n q u i , l ' é c o n o m i s t e , n o n le r é v o l u t i o n n a i r e ,
q u i avait é t é chargé par l e g o u v e r n e m e n t d ' u n e e n q u ê t e s u r l a s i t u a t i o n d e s travailleurs.
1 3 7
25 E n c e q u i regarde l e r è g l e m e n t d e l a j o u r n é e d e travail, l a B e l g i q u e m a i n t i e n t son r a n g
d ' É t a t b o u r g e o i s m o d è l e . L o r d H o w a r d d e W a i d e n , p l é n i p o t e n t i a i r e anglais à l a c o u r d e
Bruxelles, écrit d a n s un r a p p o r t au Foreign Office du 12 m a i 1 8 6 2 : « L e m i n i s t r e R o g i e r m ' a
déclaré q u e l e travail des e n f a n t s n ' é t a i t l i m i t é n i par u n e loi g é n é r a l e , n i par d e s r è g l e m e n t s
l o c a u x ; q u e le g o u v e r n e m e n t , p e n d a n t les trois d e r n i è r e s armées, avait eu le d e s s e i n à c h a q u e
30 session, de p r é s e n t e r a u x C h a m b r e s u n e loi à ce sujet, m a i s q u e toujours il avait t r o u v é un
obstacle i n v i n c i b l e d a n s l ' i n q u i é t u d e j a l o u s e q u ' i n s p i r e t o u t e législation q u i n e r e p o s e p a s sur
l e p r i n c i p e d e liberté a b s o l u e d u travail.» L e s soi-disant « s o c i a l i s t e s b e l g e s » , n e font q u e r é p é -
ter sous u n e f o r m e a m p h i g o u r i q u e , c e m o t d ' o r d r e d o n n é p a r l e u r b o u r g e o i s i e !
1 3 8
« I l est c e r t a i n e m e n t très-regrettable q u ' u n e classe q u e l c o n q u e d e p e r s o n n e s d o i v e c h a q u e
35 j o u r s ' e x t é n u e r p e n d a n t 12 h e u r e s . A j o u t e - t - o n à cela les r e p a s et les aller et r e t o u r de l'atelier,
c'est 14 h e u r e s par j o u r sur 24 . . . . Q u e s t i o n de s a n t é à part, p e r s o n n e ne n i e r a , je l'espère,
q u ' a u p o i n t d e vue m o r a l , u n e a b s o r p t i o n s i c o m p l è t e d u t e m p s d e s classes travailleuses, sans
r e l â c h e , d e p u i s l'âge de 13 a n s , et d a n s les b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e <libres> d e p u i s un âge plus
t e n d r e e n c o r e , n e c o n s t i t u e u n m a l e x t r ê m e m e n t n u i s i b l e , u n m a l effroyable. D a n s l ' i n t é r ê t d e
40 la m o r a l e p u b l i q u e , d a n s le b u t d'élever u n e p o p u l a t i o n solide et h a b i l e , et p o u r p r o c u r e r à la
g r a n d e m a s s e d u p e u p l e u n e j o u i s s a n c e r a i s o n n a b l e d e l a vie, i l faut exiger q u e d a n s t o u t e s les
b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e , u n e p a r t i e d e c h a q u e j o u r n é e d e travail soit réservée a u x r e p a s e t a u dé-
l a s s e m e n t . » ( L e o n a r d H o r n e r d a n s : Insp. of fact. Reports 31 dec. 1841.)

233
Troisième section • La production de la plus-value absolue

dustrie a m e n a dans le dernier tiers du dix-huitième siècle u n e p e r t u r b a t i o n


violente qui e m p o r t a c o m m e u n e avalanche t o u t e barrière imposée par la
n a t u r e et les moeurs, l'âge et le sexe, le j o u r et la nuit. Les n o t i o n s m ê m e s
de j o u r et de nuit, d ' u n e simplicité rustique dans les a n c i e n s statuts, s'obs-
curcirent tellement q u ' e n l'an de grâce 1860, un juge anglais d u t faire 5
preuve d ' u n e sagacité t a l m u d i q u e pour pouvoir décider « en c o n n a i s s a n c e
de c a u s e » ce qu'était la n u i t et ce qu'était le jour. Le capital était en pleine
139
orgie .
Dès q u e la classe ouvrière abasourdie par le tapage de la p r o d u c t i o n fut
t a n t soit p e u revenue à elle-même, sa résistance c o m m e n ç a , et tout d'abord 10
dans le pays m ê m e où s'implantait la grande industrie, c'est-à-dire en A n -
gleterre. M a i s p e n d a n t trente ans les concessions qu'elle arracha restèrent
p u r e m e n t n o m i n a l e s . De 1802 à 1833 le P a r l e m e n t é m i t cinq lois sur le tra-
vail, mais il eut b i e n soin de ne pas voter un c e n t i m e p o u r les faire exécu-
140
t e r ; aussi restèrent-elles lettre m o r t e . « L e fait est q u ' a v a n t la loi de 1833, 15
les enfants et les adolescents étaient excédés de travail (were worked) t o u t e
141
la nuit, t o u t le jour, j o u r et n u i t ad libitum .»
C'est s e u l e m e n t à partir du Factory Act de 1833 s'appliquant a u x m a n u -
factures de coton, de laine, de lin et de soie q u e date p o u r l'industrie m o -
derne u n e j o u r n é e de travail n o r m a l e . R i e n ne caractérise m i e u x l'esprit du 20
capital q u e l'histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à
1864.
La loi de 1833 déclare « q u e la j o u r n é e de travail ordinaire d a n s les fabri-
h h
ques doit c o m m e n c e r à 5 d u m a t i n et finir à 8 % du soir. Entre ces li-
m i t e s qui embrassent u n e période de q u i n z e heures, il est légal d'employer 25
des adolescents (young persons, c'est-à-dire des p e r s o n n e s entre treize et
dix-huit ans), dans n ' i m p o r t e quelle partie du j o u r ; m a i s il est sous-en-
t e n d u q u ' i n d i v i d u e l l e m e n t p e r s o n n e de cette catégorie ne doit travailler
plus de d o u z e h e u r e s d a n s un jour, à l'exception de certains cas spéciaux et
prévus.» Le sixième article de cette loi arrête « q u e dans le cours de c h a q u e 30
1 3 9
V o y e z : Judgment of M.J. H. Otway. Belfast. Hilary Sessions, 1860.
1 4 0
U n fait q u i caractérise o n n e p e u t m i e u x l e g o u v e r n e m e n t d e L o u i s - P h i l i p p e , l e roi b o u r -
geois, c'est q u e l ' u n i q u e loi m a n u f a c t u r i è r e p r o m u l g u é e sous son r è g n e , la loi du 22 m a r s
1 8 4 1 , n e fut j a m a i s m i s e e n vigueur. E t cette loi n ' a trait q u ' a u travail des e n f a n t s . Elle établit
h u i t h e u r e s p o u r les enfants entre h u i t e t d o u z e ans, d o u z e h e u r e s p o u r les e n f a n t s entre 35
d o u z e e t seize ans, etc., avec u n g r a n d n o m b r e d ' e x e p t i o n s q u i a c c o r d e n t l e travail d e n u i t ,
m ê m e p o u r les enfants d e h u i t a n s . D a n s u n pays o ù l e m o i n d r e rat est a d m i n i s t r é policière-
m e n t , la surveillance et l ' e x é c u t i o n de cette loi furent confiées à la b o n n e v o l o n t é « d e s a m i s
d u c o m m e r c e » . C'est d e p u i s 1853 s e u l e m e n t q u e l e g o u v e r n e m e n t p a y e u n i n s p e c t e u r d a n s
u n seul d é p a r t e m e n t , c e l u i d u N o r d . U n a u t r e fait q u i caractérise é g a l e m e n t b i e n l e develop- 40
p e m e n t de la société française, c'est que la loi de L o u i s - P h i l i p p e restait s e u l e et u n i q u e
j u s q u ' à l a révolution d e 1848, d a n s cette i m m e n s e fabrique d e lois q u i , e n F r a n c e , e n s e r r e
t o u t e s choses.
1 4 1
Rep. oflnsp. of Fact. 30 avril 1860, p. 50.

234
Chapitre Χ · La journée de travail

j o u r n é e il doit être accordé à c h a q u e adolescent dont le t e m p s de travail est


limité, u n e h e u r e et d e m i e au m o i n s p o u r les r e p a s » . L ' e m p l o i des enfants
au-dessous d e n e u f ans, sauf u n e exception q u e n o u s m e n t i o n n e r o n s plus
tard, fut i n t e r d i t : le travail des enfants de n e u f à treize ans fut limité à
5 8 h e u r e s par jour. Le travail de n u i t , c'est-à-dire d'après cette loi, le travail
h h l
entre 8 ]/ du soir et 5 / du m a t i n , fut interdit p o u r toute p e r s o n n e entre
2 2

neuf et dix-huit ans.


Les législateurs étaient si éloignés de vouloir t o u c h e r à la liberté du capi-
tal dans son exploitation de la force de travail adulte, ou suivant leur m a -
io nière de parler, à la liberté du travail, qu'ils créèrent un système particulier
p o u r prévenir les c o n s é q u e n c e s effroyables q u ' a u r a i t pu avoir en ce sens le
Factory Act.
« L e plus grand vice du système des fabriques, tel q u ' i l est organisé à pré-
sent, est-il dit d a n s le p r e m i e r rapport du conseil central de la c o m m i s s i o n
15 du 28 j u i n 1833, c'est q u ' i l crée la nécessité de m e s u r e r la j o u r n é e des en-
fants à la l o n g u e u r de celle des adultes. P o u r corriger ce vice sans d i m i n u e r
le travail de ces derniers, ce q u i produirait un m a l plus g r a n d q u e celui
qu'il s'agit de prévenir, le m e i l l e u r p l a n à suivre s e m b l e être d'employer
u n e d o u b l e série d'enfants.» Sous le n o m de système des relais (system of
20 relays, ce m o t désigne en anglais c o m m e en français le c h a n g e m e n t des
chevaux de poste à différentes stations), ce p l a n fut d o n c e x é c u t é , de telle
h h l
sorte par exemple q u e d e 5 - % d u m a t i n j u s q u ' à 1 / d e l'après-midi 2

u n e série d'enfants entre n e u f et treize ans fut attelée au travail, et u n e


h l h l
autre série de l / d e l'après-midi j u s q u ' à 8 / £ du soir et ainsi de
2

25 suite.
Pour r é c o m p e n s e r messieurs les fabricants d'avoir ignoré de la façon la
plus insolente toutes les lois p r o m u l g u é e s sur le travail des enfants p e n d a n t
les vingt-deux dernières a n n é e s , on se crut obligé de leur dorer e n c o r e la
e r
pilule. L e P a r l e m e n t arrêta q u ' a p r è s l e 1 mars 1834 a u c u n enfant au-des-
e r
30 sous de o n z e ans, après le 1 mars 1835 a u c u n enfant au-dessous de d o u z e
e r
ans, et après le 1 m a r s 1836 a u c u n enfant au-dessous de treize a n s ne de-
vrait travailler plus de h u i t h e u r e s d a n s u n e fabrique. Ce « l i b é r a l i s m e » si
plein d'égards p o u r le capital m é r i t a i t d ' a u t a n t plus de r e c o n n a i s s a n c e q u e
le Dr Farre, Sir A. Carlisle, Sir C. Bell, M. G u t h r i e , etc., en un m o t les pre-
35 miers m é d e c i n s et chirurgiens de L o n d r e s avaient déclaré d a n s leurs d é p o -
sitions c o m m e t é m o i n s devant l a C h a m b r e des c o m m u n e s q u e t o u t retard
était un danger, periculum in mora ! Le docteur Farre s'exprima d ' u n e façon
encore plus brutale : « I l faut u n e législation, s'écria-t-il, p o u r e m p ê c h e r q u e
la m o r t puisse être infligée p r é m a t u r é m e n t sous n ' i m p o r t e quelle forme et
40 celle dont n o u s parlons (celle à la m o d e d a n s les fabriques), doit être assu-
r é m e n t regardée c o m m e u n e des m é t h o d e s les plus cruelles d e l'infli-

235
T r o i s i è m e s e c t i o n • La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e a b s o l u e

142
g e r . » Le ||121| P a r l e m e n t « r é f o r m é » qui, par tendresse p o u r messieurs
les fabricants, c o n d a m n a i t p o u r de longues a n n é e s encore des enfants au-
dessous de treize ans, à 72 heures de travail par s e m a i n e dans l'enfer de la
fabrique, ce m ê m e P a r l e m e n t , dans l'acte d ' é m a n c i p a t i o n où il versait
aussi la liberté goutte à goutte, défendait de p r i m e abord a u x p l a n t e u r s de 5
faire travailler a u c u n esclave nègre plus de 45 heures par s e m a i n e .
M a i s le capital parfaitement insensible à toutes ces concessions, c o m -
m e n ç a alors à s'agiter b r u y a m m e n t et ouvrit u n e nouvelle c a m p a g n e qui
d u r a plusieurs a n n é e s . De q u o i s'agissait-il? De d é t e r m i n e r l'âge des caté-
gories qui sous le n o m d'enfants ne devaient travailler q u e h u i t h e u r e s et 10
étaient de plus obligées à fréquenter l'école. L'anthropologie capitaliste dé-
créta q u e l'enfance ne devait durer que j u s q u ' à dix ans, t o u t au plus
j u s q u ' à o n z e . Plus s'approchait le terme fixé pour l'entière m i s e en vigueur
de l'acte de fabrique, la fatale a n n é e 1836, plus les fabricants faisaient rage.
Ils parvinrent en fait à i n t i m i d e r le g o u v e r n e m e n t à tel point q u e celui-ci 15
proposa en 1835 d'abaisser la limite d'âge des enfants de treize à d o u z e .
Sur ces entrefaites la pression du dehors (pressure from without) devenait de
plus en plus m e n a ç a n t e . La C h a m b r e des c o m m u n e s sentit le c œ u r lui
m a n q u e r . Elle refusa de jeter plus de h u i t heures par j o u r des enfants de
treize ans sous la roue du J a g e r n a u t capitaliste, et l'acte de 1833 fut appli- 20
que. Il ne subit a u c u n e modification j u s q u ' a u m o i s de j u i n 1844.
P e n d a n t les dix ans qu'il régla, d'abord en partie, puis c o m p l è t e m e n t le
travail des fabriques, les rapports officiels des inspecteurs fourmillent de
plaintes c o n c e r n a n t l'impossibilité de son exécution. C o m m e la loi de 1833
p e r m e t t a i t aux seigneurs du capital de disposer des q u i n z e h e u r e s com- 25
prises entre 5 h. % du m a t i n et 8 h. % du soir, de faire c o m m e n c e r , inter-
r o m p r e ou finir le travail de d o u z e ou de h u i t heures par t o u t enfant, et
tout adolescent à n ' i m p o r t e quel m o m e n t , et m ê m e d'assigner a u x diverses
p e r s o n n e s des heures diverses p o u r les repas, ces messieurs i n v e n t è r e n t
b i e n t ô t un « n o u v e a u système de relais» d'après lequel les chevaux de 30
p e i n e au lieu d'être r e m p l a c é s à des stations fixes étaient attelés toujours
de n o u v e a u à des stations nouvelles. N o u s ne n o u s arrêterons pas à
c o n t e m p l e r la perfection de ce système, parce q u e n o u s devons y revenir
plus tard. M a i s on p e u t voir du p r e m i e r c o u p d ' œ i l qu'il s u p p r i m a i t entiè-
r e m e n t la loi de fabrique, n ' e n respectant ni l'esprit ni la lettre. C o m m e n t 35
les inspecteurs auraient-ils pu faire exécuter les articles de la loi concer-
n a n t le temps de travail et les repas avec cette t e n u e de livres si complexe
p o u r c h a q u e enfant e t c h a q u e adolescent? D a n s u n grand n o m b r e d e fabri-
ques la m ê m e brutalité et le m ê m e scandale reprirent leur règne. D a n s u n e
1 4 2
"Legislation is equally n e c e s s a r y for t h e p r e v e n t i o n of d e a t h , in a n y form in w h i c h it c a n be 40
p r e m a t u r e l y inflicted, a n d certainly this m u s t be viewed as a most cruel mode, of inflicting it."

236
Chapitre Χ • La journée de travail

entrevue avec le m i n i s t r e de l'intérieur (1844) les inspecteurs de fabrique


d é m o n t r è r e n t l'impossibilité de t o u t contrôle avec le système de relais n o u -
143
vellement m i s en p r a t i q u e . C e p e n d a n t les circonstances s'étaient grande-
m e n t modifiées. Les ouvriers manufacturiers, s u r t o u t d e p u i s 1838, avaient
5 fait du bill des dix h e u r e s leur cri de ralliement é c o n o m i q u e , c o m m e ils
avaient fait de la C h a r t e leur cri de r a l l i e m e n t politique. M ê m e des fabri-
cants qui avaient réglé leurs fabriques d'après la loi de 1833, adressèrent au
P a r l e m e n t m é m o i r e sur m é m o i r e p o u r d é n o n c e r la « c o n c u r r e n c e » i m m o -
rale des « f a u x frères» a u x q u e l s plus d ' i m p u d e n c e et des circonstances Ιο­
ί 0 cales plus favorables p e r m e t t a i e n t de violer la loi. De plus, en dépit du
désir que t o u t fabricant avait de lâcher bride à sa cupidité native, leur
classe recevait c o m m e m o t d'ordre de ses directeurs politiques, de changer
de m a n i è r e s et de langage à l'égard des ouvriers. Elle avait b e s o i n en effet
de leur a p p u i p o u r t r i o m p h e r dans la c a m p a g n e qui venait de s'ouvrir p o u r
15 l'abolition de la loi sur les céréales. On promit d o n c n o n - s e u l e m e n t de
« d o u b l e r la ration de p a i n » , m a i s encore d'appuyer le bill des d i x h e u r e s ,
144
lequel ferait désormais partie du règne millénaire du libre é c h a n g e . D a n s
ces circonstances il aurait été par trop i m p r u d e n t de venir c o m b a t t r e u n e
m e s u r e s e u l e m e n t destinée à faire de la loi de 1833 u n e vérité. M e n a c é s
20 enfin dans leur intérêt le plus sacré, la rente foncière, les aristocrates fu-
rieux t o n n è r e n t p h i l a n t h r o p i q u e m e n t contre les « a b o m i n a b l e s prati-
1 4 5
q u e s » d e leurs e n n e m i s bourgeois.
Telle fut l'origine du Factory Act a d d i t i o n n e l du 6 j u i n 1844, q u i entra en
e r
vigueur le 1 octobre de la m ê m e a n n é e . Il place sous la protection de la
25 loi u n e nouvelle catégorie de travailleurs, savoir les f e m m e s au-dessus de
dix-huit ans. Elles furent mises à tous égards sur un pied d'égalité avec les
a d o l e s c e n t s ; leur t e m p s de travail fut limité à d o u z e heures, le travail de
n u i t leur fut interdit, etc. P o u r la p r e m i è r e fois la législation se vit
contrainte de contrôler d i r e c t e m e n t et officiellement le travail de per-
30 sonnes majeures. D a n s le rapport de fabrique de 1 8 4 4 - 4 5 il est dit ironi-
q u e m e n t : « J u s q u ' i c i n o u s n ' a v o n s p o i n t c o n n a i s s a n c e q u e des f e m m e s par-
v e n u e s à majorité se soient plaintes u n e seule fois de cette atteinte portée à
146
leurs d r o i t s . » Le travail des enfants au-dessous de treize ans fut r é d u i t à
147
6 heures et d e m i e par j o u r et, d a n s certains cas, à sept h e u r e s .
35 P o u r écarter les abus du « f a u x système de relais», la loi établit q u e l q u e s
1 4 3
Rep. of Insp. of Fact. 31 oct. 1849, p. 6.
1 4 4
Rep. of Insp. of Fact. 31 oct. 1848, p. 98.
1 4 5
Cette e x p r e s s i o n « nefarious practices », se trouve é g a l e m e n t d a n s le r a p p o r t officiel de L e o n -
ard H o r n e r (Rep. of Insp. of Fact. 31 oct. 1859, p. 7).
1 4 6
40 Rep. etc., for 30th sept. 1844, p. 15.
1 4 7
L ' a c t e p e r m e t d ' e m p l o y e r des e n f a n t s p e n d a n t 1 0 h e u r e s , q u a n d a u lieu d e travailler t o u s
les j o u r s ils travaillent s e u l e m e n t u n j o u r sur d e u x . E n g é n é r a l , cette clause r e s t a sans effet.

237
Troisième section • La production de la plus-value absolue

règlements de détail d ' u n e grande importance, entre autres les s u i v a n t s :


« L a j o u r n é e de travail p o u r enfants et adolescents doit être c o m p t é e à par-
tir du m o m e n t où, soit un enfant soit un adolescent, c o m m e n c e à travailler
le m a t i n dans la fabrique. » De sorte q u e si A par exemple c o m m e n c e son
h h
travail à 8 du m a t i n et B à 1 0 , la j o u r n é e de travail p o u r B doit finir à la 5
m ê m e h e u r e q u e p o u r A . « L e c o m m e n c e m e n t d e l a j o u r n é e d e travail doit
être i n d i q u é par u n e horloge p u b l i q u e , par l'horloge |jl22| au c h e m i n de fer
voisin par exemple, sur lequel la cloche de la fabrique doit se régler. Il faut
q u e le fabricant affiche d a n s la fabrique un avis i m p r i m é en grosses lettres
dans lequel se trouvent fixés le c o m m e n c e m e n t , la fin et les p a u s e s de la 10
j o u r n é e de travail. Les enfants qui c o m m e n c e n t leur travail avant m i d i ne
h
doivent plus être employés après l d e l'après-midi. L a série d'après-midi
sera d o n c composée d'autres enfants q u e celle du m a t i n . L ' h e u r e et d e m i e
p o u r les repas doit être octroyée à tous les travailleurs protégés par la loi
h
a u x m ê m e s périodes du jour, u n e h e u r e au m o i n s avant 3 - de l'après-midi. 15
h
A u c u n enfant, o u adolescent n e doit être employé avant l d e l'après-midi
plus d e cinq h e u r e s sans u n e p a u s e d ' u n e d e m i - h e u r e a u m o i n s p o u r leur
repas. A u c u n enfant, adolescent, ou femme, ne doit rester p e n d a n t un re-
pas q u e l c o n q u e d a n s l'atelier de la fabrique, t a n t qu'il s'y fait n ' i m p o r t e
quelle opération, etc.» 20
On le voit, ces édits m i n u t i e u x , q u i règlent m i l i t a i r e m e n t et au son de la
cloche la période, les limites et les pauses du travail, ne furent point le pro-
d u i t d ' u n e fantaisie parlementaire. Ils n a q u i r e n t des circonstances et se dé-
veloppèrent peu à peu c o m m e lois naturelles du m o d e de p r o d u c t i o n m o -
derne. Il fallut u n e longue lutte sociale entre les classes avant qu'ils fussent 25
formulés, r e c o n n u s officiellement et promulgués au n o m de l'État. U n e de
leurs conséquences les plus i m m é d i a t e s fut que, dans la pratique, la jour-
n é e de travail des ouvriers mâles adultes se trouva du m ê m e coup limitée,
parce que dans la plupart des travaux de la grande industrie la coopération
d'enfants, d'adolescents et de femmes est indispensable. La j o u r n é e de tra- 30
vail de d o u z e heures resta d o n c en vigueur g é n é r a l e m e n t et u n i f o r m é m e n t
p e n d a n t la période de 1 8 4 4 - 4 7 dans toutes les fabriques soumises à la lé-
gislation manufacturière.
Les fabricants ne p e r m i r e n t pas n é a n m o i n s ce «progrès», sans qu'il fût
c o m p e n s é par un « r e c u l » . Sur leurs instances la C h a m b r e des c o m m u n e s 35
réduisit de n e u f à h u i t ans l'âge m i n i m u m des exploitables, pour assurer au
capital « l ' a p p r o v i s i o n n e m e n t a d d i t i o n n e l d'enfants de fabrique», q u i lui
148
est dû de par D i e u et de p a r la L o i .
1 4 8
« C o m m e u n e r é d u c t i o n d e s h e u r e s d e travail des enfants serait c a u s e q u ' u n g r a n d n o m b r e
d ' e n t r e e u x serait e m p l o y é , on a p e n s é q u ' u n a p p r o v i s i o n n e m e n t a d d i t i o n n e l d ' e n f a n t s de 8 à 40
9 a n s couvrirait l ' a u g m e n t a t i o n de la d e m a n d e . » (L. c. p. 13.)

238
Chapitre Χ · La journée de travail

Les a n n é e s 1 8 4 6 - 4 7 font é p o q u e dans l'histoire é c o n o m i q u e de l'Angle-


terre. Abrogation de la loi des céréales, abolition des droits d ' e n t r é e sur le
coton et autres m a t i è r e s premières, p r o c l a m a t i o n du libre é c h a n g e c o m m e
g u i d e de la législation c o m m e r c i a l e ! En un m o t le règne m i l l é n a i r e c o m -
5 m e n ç a i t à poindre. D ' a u t r e part c'est dans les m ê m e s a n n é e s q u e le m o u v e -
m e n t chartiste et l'agitation des dix h e u r e s atteignirent leur p o i n t c u l m i -
n a n t . Ils trouvèrent des alliés d a n s les Tories qui ne respiraient q u e
vengeance. Malgré la résistance fanatique de l ' a r m é e libre-échangiste par-
j u r e , en tête de laquelle m a r c h a i e n t Bright et C o b d e n , le bill des dix
10 heures, objet de t a n t de luttes, fut a d o p t é par le P a r l e m e n t .
e r
La nouvelle loi sur les fabriques du 8 j u i n 1847 établit q u ' a u 1 juillet de
la m ê m e a n n é e la j o u r n é e de travail serait p r é a l a b l e m e n t r é d u i t e à o n z e
h e u r e s pour «les a d o l e s c e n t s » (de treize à dix-huit ans) et p o u r t o u t e s les
e r
ouvrières, m a i s q u ' a u 1 m a i 1848 aurait lieu la l i m i t a t i o n définitive à
15 10 heures. P o u r le reste ce n'était q u ' u n a m e n d e m e n t des lois de 1833 et
1844.
Le capital entreprit alors u n e c a m p a g n e préliminaire d o n t le b u t était
e r
d ' e m p ê c h e r la m i s e en p r a t i q u e de la loi au 1 m a i 1848. C ' é t a i e n t les tra-
vailleurs e u x - m ê m e s q u i censés instruits par l'expérience devaient, d'après
20 le plan des m a î t r e s , servir d'auxiliaires p o u r la destruction de leur propre
ouvrage. Le m o m e n t était h a b i l e m e n t choisi. « On doit se souvenir que par
suite de la terrible crise de 1 8 4 6 - 4 7 , il régnait u n e profonde m i s è r e , prove-
n a n t de ce q u ' u n grand n o m b r e de fabriques avaient raccourci le travail et
q u e d'autres l'avaient c o m p l è t e m e n t s u s p e n d u . B e a u c o u p d'ouvriers se
25 trouvaient d a n s la g ê n e et é t a i e n t e n d e t t é s . Il y avait d o n c t o u t e a p p a r e n c e
qu'ils accepteraient volontiers un surcroît de travail p o u r réparer leurs
pertes passées, payer leurs dettes, retirer leurs m e u b l e s engagés, r e m p l a c e r
leurs effets vendus, a c h e t e r de n o u v e a u x vêtements p o u r e u x - m ê m e s et
149
p o u r leurs familles, e t c . » Messieurs les fabricants c h e r c h è r e n t à a u g m e n -
30 ter l'effet n a t u r e l de ces circonstances en abaissant d ' u n e m a n i è r e générale
le salaire de 10%. C'était p o u r payer la b i e n v e n u e de l'ère libre-échangiste.
U n e seconde baisse de 8½% se fit lors de la r é d u c t i o n de la j o u r n é e à o n z e
heures et u n e troisième de 15% q u a n d la j o u r n é e descendit définitivement
à dix h e u r e s . Partout où les circonstances le permirent, les salaires furent
150
35 réduits d'au m o i n s 25 % . Avec des chances si h e u r e u s e s on c o m m e n ç a à
semer l'agitation p a r m i les ouvriers p o u r l'abrogation de la loi de 1847.

1 4 9
Rep. of Insp. of Fact. 31st oct. 1848, p. 16.
1 5 0
« J e vis q u ' o n prélevait 1 sh. sur les g e n s q u i a v a i e n t r e ç u 10 sh. p a r s e m a i n e , en r a i s o n de la
baisse générale du salaire de 10 p o u r 100, et 1 sh. 6 d. en p l u s , à c a u s e de la d i m i n u t i o n du
40 t e m p s de travail, soit en t o u t 2 sh. 6 d. ; m a i s cela n ' e m p ê c h a p o i n t le plus g r a n d n o m b r e de t e -
nir ferme p o u r le bill des 10 h e u r e s . » (L. c.)

239
Troisième section · La production de la plus-value absolue

A u c u n des m o y e n s q u e p e u v e n t fournir le m e n s o n g e , la s é d u c t i o n et la m e -
n a c e ne fut dédaigné ; m a i s t o u t fut inutile. On r é u n i t à g r a n d e p e i n e u n e
d e m i - d o u z a i n e de pétitions où des ouvriers d u r e n t se plaindre « d e l'op-
pression qu'ils subissaient en vertu de cette loi», m a i s les p é t i t i o n n a i r e s
e u x - m ê m e s déclarèrent d a n s leurs interrogatoires q u ' o n les avait contraints 5
à d o n n e r leurs signatures, « q u ' e n réalité ils étaient b i e n opprimés, m a i s
151
n o n point par la loi s u s d i t e » . Les fabricants ne réussissant p o i n t à faire
parler les ouvriers d a n s leur sens, se m i r e n t e u x - m ê m e s à crier d ' a u t a n t
plus h a u t dans la presse et d a n s le P a r l e m e n t au n o m des ouvriers. Ils dé-
n o n c è r e n t les inspecteurs c o m m e u n e espèce de commissaires révolution- 10
narres q u i sa||123|crifiaient i m p i t o y a b l e m e n t le m a l h e u r e u x travailleur à
leurs fantaisies h u m a n i t a i r e s . Cette m a n œ u v r e n ' e u t pas plus de succès q u e
la première. L'inspecteur de fabrique, Leonard Horner, en p e r s o n n e et ac-
c o m p a g n é de ses sous-inspecteurs, procéda dans le Lancashire à de n o m -
b r e u x interrogatoires. Environ 70% des ouvriers e n t e n d u s se déclarèrent 15
p o u r dix heures, un n o m b r e peu considérable p o u r o n z e h e u r e s , et enfin
152
u n e m i n o r i t é tout à fait insignifiante p o u r les d o u z e h e u r e s a n c i e n n e s .
U n e autre m a n œ u v r e à l'amiable consista à faire travailler de d o u z e à
q u i n z e heures les ouvriers mâles adultes et à proclamer ce fait c o m m e la
véritable expression des désirs du c œ u r des prolétaires. M a i s « l ' i m p i t o y a - 20
ble » L e o n a r d H o r n e r revint de n o u v e a u à la charge. La plupart de c e u x qui
travaillaient plus que le t e m p s légal déclarèrent « q u ' i l s préféreraient de
b e a u c o u p travailler dix heures pour u n m o i n d r e salaire, m a i s qu'ils
n'avaient pas le c h o i x ; un si grand n o m b r e d'entre eux se trouvaient sans
travail; t a n t de fileurs étaient forcés de travailler c o m m e simples ratta- 25
cheurs (piecers), q u e s'ils se refusaient à la prolongation du t e m p s de tra-
vail, d'autres p r e n d r a i e n t aussitôt leur place, de sorte q u e la question pour
eux se formulait a i n s i : Ou travailler plus longtemps, ou rester sur le
153
pavé .»
Le ballon d'essai du capital creva et la loi de dix heures entra en vigueur 30
e r
le 1 m a i 1848. Mais la défaite du parti chartiste d o n t les chefs furent e m -
prisonnés et l'organisation détruite, venait d'ébranler la confiance de la
classe ouvrière anglaise en sa force. Bientôt après, l'insurrection de J u i n à
1 5 1
«<En s i g n a n t l a pétition, j e d é c l a r a i q u e j e n'agissais pas b i e n . - A l o r s , p o u r q u o i avez-vous
s i g n é ? - P a r c e q u ' e n cas de refus on m ' a u r a i t j e t é s u r le pavé.> Le p é t i t i o n n a i r e se s e n t a i t en 35
réalité <opprimé> m a i s pas p r é c i s é m e n t par la loi sur les f a b r i q u e s . » (L. c. p. 102.)
1 5 2
P. 17, 1. c. D a n s le district de M. H o r n e r , 10 270 ouvriers a d u l t e s furent interrogés d a n s
181 fabriques. O n trouve leurs d é p o s i t i o n s d a n s l ' a p p e n d i c e d u r a p p o r t d e f a b r i q u e s e m e s t r i e l
d ' o c t o b r e 1848. Ces t é m o i g n a g e s offrent des m a t é r i a u x q u i o n t b e a u c o u p d ' i m p o r t a n c e s o u s
d ' a u t r e s rapports. 40
1 5 3
L . c . Voy. les d é p o s i t i o n s r a s s e m b l é e s p a r L e o n a r d H o m e r l u i - m ê m e , n ° 6 9 , 70, 7 1 , 72, 92,
93, et celles recueillies p a r le s o u s - i n s p e c t e u r A, n° 5 1 , 5 2 , 5 8 , 5 9 , 60, 62, 70 de l'Appendice. Un
fabricant dit m ê m e la vérité t o u t e n u e . Voy. n° 14 après n° 2 6 5 , 1 . c.

240
Chapitre Χ · La journée de travail

Paris, n o y é e d a n s le sang, r é u n i t sous le m ê m e d r a p e a u , en Angleterre


c o m m e sur le c o n t i n e n t , t o u t e s les fractions des classes r é g n a n t e s - pro-
priétaires fonciers et capitalistes, loups de bourse et rats de b o u t i q u e , pro-
tectionnistes et libre-échangistes, g o u v e r n e m e n t et opposition, calotins et
5 esprits-forts, j e u n e s catins et vieilles n o n n e s , - et leur cri de guerre fut:
sauvons la caisse, la propriété, la religion, la famille et la société. La classe
ouvrière, déclarée criminelle, fut frappée d'interdiction et placée sous « l a
loi des suspects». Messieurs les fabricants n ' e u r e n t plus dès lors b e s o i n de
se gêner. Ils se déclarèrent en révolte ouverte, n o n - s e u l e m e n t contre la loi
10 des dix h e u r e s , m a i s e n c o r e contre t o u t e la législation q u i d e p u i s 1833
cherchait à réfréner d a n s u n e certaine m e s u r e la « l i b r e » exploitation de la
force de travail. Ce fut u n e rébellion esclavagiste (Proslavery Rebellion) en
m i n i a t u r e , poursuivie p e n d a n t plus de d e u x ans avec l'effronterie la plus
cynique, la persévérance la plus féroce et le terrorisme le plus i m p l a c a b l e , à
15 d ' a u t a n t meilleur c o m p t e q u e le capitaliste révolté ne risquait q u e la p e a u
de ses ouvriers.
P o u r c o m p r e n d r e ce q u i suit, il faut se souvenir q u e les lois de 1833,
1844 et 1847 sur le travail d a n s les fabriques, étaient t o u t e s trois en vi-
gueur, en t a n t du m o i n s q u e l ' u n e n ' a m e n d a i t pas l'autre ; q u ' a u c u n e ne li-
20 m i t a i t la j o u r n é e de travail de l'ouvrier m â l e âgé de plus de d i x - h u i t a n s , et
q u e depuis 1833 la p é r i o d e de q u i n z e h e u r e s , entre 5 h. % du m a t i n et
8 h. /2 du soir, était restée le « j o u r » légal d a n s les limites d u q u e l le travail
des adolescents et des f e m m e s , d'abord de d o u z e h e u r e s , plus t a r d de dix,
devait s'exécuter d a n s les c o n d i t i o n s prescrites.
25 Les fabricants c o m m e n c è r e n t par congédier çà et là u n e partie et parfois
la m o i t i é des adolescents et des ouvrières employés par e u x ; p u i s ils réta-
blirent en r e v a n c h e p a r m i les ouvriers adultes le travail de n u i t p r e s q u e
t o m b é e n d é s u é t u d e . « L a loi des dix heures, s'écrièrent-ils, n e n o u s laisse
154
pas d'autre a l t e r n a t i v e . »
30 L e u r seconde agression eut p o u r objet les intervalles légaux prescrits
p o u r les repas. É c o u t o n s les i n s p e c t e u r s : « D e p u i s la l i m i t a t i o n des h e u r e s
de travail à dix, les fabricants s o u t i e n n e n t , b i e n q u e d a n s la p r a t i q u e ils ne
p o u s s e n t pas leur m a n i è r e de voir à ses dernières c o n s é q u e n c e s , q u e s'ils
font travailler, par e x e m p l e , de 9 h. du m a t i n à 7 h. du soir, ils satisfont a u x
35 prescriptions de la loi en d o n n a n t u n e h e u r e et d e m i e p o u r les repas de la
façon suivante : u n e h e u r e le m a t i n avant 9 h. et u n e d é m i - h e u r e le soir
après 7 h. D a n s certains cas ils accordent m a i n t e n a n t u n e d e m i - h e u r e p o u r
le dîner, m a i s ils p r é t e n d e n t en m ê m e t e m p s q u e rien ne les oblige à accor-
der u n e partie q u e l c o n q u e de l'heure et d e m i e légale d a n s le cours de la

1 5 4
40 Reports, etc., for 31s( October 1848, p. 133, 134.

241
Troisième section • La production de la plus-value absolue

155
j o u r n é e de travail de dix h e u r e s . » Messieurs les fabricants s o u t e n a i e n t
d o n c q u e les articles de la loi de 1844, qui règlent si m i n u t i e u s e m e n t les
heures de repas, d o n n a i e n t t o u t s i m p l e m e n t aux ouvriers la permission de
m a n g e r et de boire avant leur entrée dans la fabrique et après l e u r sortie,
c'est-à-dire de p r e n d r e leurs repas chez eux. P o u r q u o i , en effet, les ouvriers 5
ne dîneraient-ils pas avant 9 h. du m a t i n ? Les juristes de la c o u r o n n e déci-
dèrent p o u r t a n t q u e , le t e m p s prescrit pour les repas devait être accordé
p e n d a n t la j o u r n é e de travail réelle, par intervalles, et qu'il était illégal de
faire travailler sans interruption dix heures entières, de 9 h. du m a t i n à 7 h.
156
du s o i r . 10
Après ces aimables d é m o n s t r a t i o n s , le capital p r é l u d a à sa révolte par
u n e d é m a r c h e q u i était conforme à la loi de 1844 et par c o n s é q u e n t légale.
La loi de 1844 défendait b i e n , passé 1 h e u r e de l'après-midi, d'employer
de n o u v e a u les enfants de h u i t à treize ans qui avaient été occupés avant
m i d i ; m a i s elle ne réglait en a u c u n e m a n i è r e les six h e u r e s et d e m i e de tra- 15
vail des enfants qui se m e t t a i e n t à l'ouvrage à m i d i ou plus tard. Des en-
fants de h u i t ans pouvaient d o n c , à partir de m i d i , être employés j u s q u ' à
1 h., puis de 2 h. à 4 h. et enfin de 5 h. à 8 h. ||124| en t o u t six heures et
d e m i e , c o n f o r m é m e n t à la loi ! M i e u x encore. Pour faire coïncider leur tra-
vail avec celui des ouvriers adultes j u s q u ' à 8 h. % du soir, il suffisait a u x fa- 20
bricants de ne leur d o n n e r a u c u n ouvrage avant 2 h. de l'après-midi, et de
les retenir ensuite sans interruption dans la fabrique j u s q u ' à 8 h. %.
« A u j o u r d ' h u i , l'on avoue expressément, que par suite de la cupidité des fa-
bricants et de leur envie de tenir leurs m a c h i n e s en h a l e i n e p e n d a n t plus
de dix heures, la pratique s'est glissée en Angleterre de faire travailler 25
j u s q u ' à 8 h. % du soir des enfants des d e u x sexes, de h u i t à treize ans, seuls
157
avec les h o m m e s , après le départ des adolescents et des f e m m e s . »
Ouvriers et inspecteurs protestèrent au n o m de la m o r a l e et de l'hygiène.
M a i s le capital pense c o m m e Shylock: « Q u e le poids de m e s actes r e t o m b e
sur ma tête ! Je veux m o n droit, l'exécution de m o n bail et t o u t ce qu'il a 30
stipulé.»
En réalité, d'après les chiffres produits devant la C h a m b r e des com-
m u n e s le 26 juillet 1850, et malgré toutes les protestations, il y avait le
15 juillet 1850, 3742 enfants d a n s 257 fabriques s o u m i s à cette « p r a t i q u e »
158
n o u v e l l e . Ce n ' é t a i t pas encore assez ! L ' œ i l de lynx du capital découvrit 35
q u e la loi de 1844 défendait bien, il est vrai, de faire travailler plus de c i n q
heures avant m i d i sans u n e pause d'au m o i n s trente m i n u t e s p o u r se res-

1 5 5
Reports, etc., for ìOth aprii 1848, p. 47.
1 5 6
Reports, etc., for 3lst oct. 1848, p. 130.
157
Reports, etc., I.e. p. 142. 40
158
Reports, etc., for list oct. 1850, p. 5, 6.

242
Chapitre Χ • La journée de travail

taurer, m a i s aussi qu'elle ne prescrivait rien de pareil p o u r le travail posté-


rieur. Il d e m a n d a d o n c et o b t i n t la j o u i s s a n c e n o n - s e u l e m e n t de faire tri-
m e r de 2 à 9 h. du soir, sans relâche, des enfants de h u i t ans, m a i s encore
de les faire j e û n e r et de les affamer.
159
5 « C'est la chair qu'il me faut, disait Shy lock ; ainsi le porte le b i l l e t . »
Cette façon de s'accrocher à la lettre de la loi, en t a n t qu'elle règle le tra-
vail des enfants, n'avait p o u r b u t que de préparer la révolte ouverte contre
la m ê m e loi, en tant qu'elle règle le travail des adolescents et des f e m m e s .
On se souvient que l'objet principal de cette loi était l'abolition du faux
10 système de relais. Les fabricants c o m m e n c è r e n t leur révolte en déclarant
tout s i m p l e m e n t q u e les articles de la loi de 1844 qui défendent d'employer
ad libitum les adolescents et les f e m m e s en leur faisant s u s p e n d r e et re-
prendre leur travail à n ' i m p o r t e q u e l m o m e n t de la j o u r n é e , n ' é t a i e n t q u ' u n e
bagatelle c o m p a r a t i v e m e n t tant q u e le t e m p s de travail d e m e u r a i t fixé à
15 d o u z e heures, m a i s q u e depuis la loi des dix h e u r e s il ne fallait plus parler
160
de s'y s o u m e t t r e . Ils firent d o n c e n t e n d r e a u x inspecteurs avec le plus
grand sang-froid qu'ils sauraient se placer au-dessus de la lettre de la loi et
161
rétabliraient l ' a n c i e n système de leur propre a u t o r i t é . Ils agissaient ainsi,
du reste, d a n s l'intérêt m ê m e des ouvriers m a l conseillés, « p o u r pouvoir leur
20 payer des salaires plus élevés». « C ' é t a i t en outre le seul et u n i q u e m o y e n
de conserver, avec la loi des dix h e u r e s , la s u p r é m a t i e industrielle de la
162
G r a n d e - B r e t a g n e . » «Possible q u e la p r a t i q u e du système des relais r e n d e
q u e l q u e p e u difficile la découverte des infractions à la l o i ; m a i s q u o i ?
(what o f t h a t ? ) Le grand intérêt m a n u f a c t u r i e r du pays doit-il être traité par
25 dessous la j a m b e , p o u r épargner un peu de p e i n e (some little trouble) a u x
163
inspecteurs de fabrique et a u x s o u s - i n s p e c t e u r s ? »
Toutes ces balivernes ne produisirent n a t u r e l l e m e n t a u c u n effet. Les ins-
pecteurs des fabriques p r o c é d è r e n t j u r i d i q u e m e n t . M a i s b i e n t ô t le m i n i s t r e

1 5 9
L a n a t u r e d u c a p i t a l r e s t e toujours l a m ê m e , q u e ses formes s o i e n t à p e i n e é b a u c h é e s o u
30 développées c o m p l è t e m e n t . D a n s u n c o d e o c t r o y é a u territoire d u N o u v e a u M e x i q u e , par les
p r o p r i é t a i r e s d'esclaves, à la veille de la g u e r r e civile a m é r i c a i n e , on l i t : « L ' o u v r i e r , en tant
q u e le c a p i t a l i s t e a a c h e t é sa force de travail, est s o n argent (l'argent du c a p i t a l i s t e ) . » " T h e la-
b o u r e r is his (the capitalist's) money." La m ê m e m a n i è r e de voir r é g n a i t c h e z les p a t r i c i e n s de
R o m e . L'argent qu'ils avaient avancé au débiteur plébéien, se transsubstantiait par l'intermé-
35 d i a i r e des m o y e n s de s u b s i s t a n c e , d a n s la c h a i r et le sang du m a l h e u r e u x . C e t t e « c h a i r » et ce
sang é t a i e n t d o n c « l e u r a r g e n t » . De là la loi des 12 tables, t o u t e à la S h y l o c k ! N o u s p a s s o n s
n a t u r e l l e m e n t sur l ' h y p o t h è s e d e L i n g u e t , d ' a p r è s l a q u e l l e les c r é a n c i e r s p a t r i c i e n s s'invi-
t a i e n t de t e m p s à a u t r e , de l ' a u t r e côté du Tibre, à des festins c o m p o s é s de la c h a i r de débi-
t e u r s , cuite à point, a i n s i q u e sur l ' h y p o t h è s e de D a u m e r à p r o p o s de l ' e u c h a r i s t i e c h r é t i e n n e .
1 6 0
40 Reports, etc., for 3 I i i oct. 1848, p. 133.
1 6 1
C'est c e q u e fit, e n t r e a u t r e s , l e p h i l a n t h r o p e A s h w o r t h d a n s u n e lettre s u i n t a n t l e q u a k é -
risme, adressée à Leonard Horner.
1 6 2
L. c. p . 138.
1 6 3
L. c. p . 140.

243
Troisième section • La production de la plus-value absolue

de l'intérieur, Sir George Grey, fut tellement b o m b a r d é de pétitions des fa-


bricants, que d a n s u n e circulaire du 5 août 1848, il r e c o m m a n d a a u x ins-
pecteurs « de ne p o i n t intervenir p o u r violation de la lettre de la loi, t a n t
qu'il ne serait pas prouvé suffisamment q u ' o n avait abusé du système des
relais p o u r faire travailler des femmes et des adolescents plus de dix 5
h e u r e s » . Aussitôt l'inspecteur de fabrique, J. Stuart, autorisa le susdit sys-
t è m e dans t o u t e l'Ecosse, où il refleurit de plus belle. Les inspecteurs an-
glais, au contraire, déclarèrent q u e le ministre ne possédait a u c u n pouvoir
dictatorial q u i lui permit de suspendre les lois et c o n t i n u è r e n t à poursuivre
j u r i d i q u e m e n t les rebelles. 10
M a i s à q u o i b o n traîner les capitalistes à la barre de la justice, p u i s q u e
164
les county magistrates , p r o n o n c e n t l ' a c q u i t t e m e n t ? D a n s ces t r i b u n a u x ,
messieurs les fabricants siégeaient c o m m e juges de leur propre cause. Un
exemple : Un certain Eskrigge, filateur, de la raison sociale Kershaw, Leese
et Cie, avait s o u m i s à l'inspecteur de son district le p l a n d ' u n système de 15
relais destiné à sa fabrique. É c o n d u i t avec un refus, il se tint d'abord coi.
Q u e l q u e s m o i s plus tard u n individu n o m m é R o b i n s o n , filateur d e coton
également, et d o n t le susdit Eskrigge était le parent, s i n o n le V e n d r e d i ,
comparaissait devant le t r i b u n a l du bourg de Stockport, p o u r avoir m i s à
exécution un plan de relais ne différant en rien de celui qu'Eskrigge avait 20
inventé. Q u a t r e juges siégeaient, d o n t trois filateurs de coton, à la tête des-
quels l'inventif Eskrigge. Eskrigge acquitta R o b i n s o n , puis fut d'avis q u e ce
q u i était juste pour R o b i n s o n était équitable p o u r Eskrigge. S'appuyant
d o n c sur son propre arrêt, il ||125| établit i m m é d i a t e m e n t le système d a n s
165
sa propre f a b r i q u e . La c o m p o s i t i o n de ce t r i b u n a l était déjà a s s u r é m e n t 25
1 6 6
u n e violation flagrante de la l o i . « C e genre de farces j u r i d i q u e s » , s'écrie
l'inspecteur Howell, «exige q u ' o n y m e t t e b o n o r d r e . . . . Ou b i e n a c c o m m o -
dez la loi à ces sortes de j u g e m e n t s , ou b i e n confiez-la à un t r i b u n a l m o i n s
sujet à faillir et qui sache m e t t r e ses décisions en accord avec e l l e . . . . D a n s
1 6 7
tous les cas semblables, c o m b i e n ne désire-t-on pas un j u g e p a y é ! » 30
Les juristes de la c o u r o n n e déclarèrent absurde l'interprétation d o n n é e
par les fabricants à la loi de 1844, m a i s les sauveurs de la société ne s'ému-

1 6 4
Ces « c o u n t y m a g i s t r a t e s », les « g r a n d s n o n - p a y é s » (great unpaid), c o m m e les n o m m e
W . C o b b e t t , sont des j u g e s d e p a i x , pris p a r m i les n o t a b l e s des c o m t é s e t r e m p l i s s a n t l e u r s
f o n c t i o n s g r a t u i t e m e n t . Ils f o r m e n t e n réalité l a j u r i d i c t i o n p a t r i m o n i a l e d e s classes r é - 35
gnantes.
! 6 5
Reports, etc., for 30 aprii 1849, p. 2 1 , 2 2 . V. d e s e x e m p l e s s e m b l a b l e s , ibid., p. 4, 5.
166 p ι et 2 [William] IV, c h . 39, s. 10, c o n n u s sous le n o m de F a c t o r y A c t de Sir J o h n H o b -
a r

h o u s e , il est d é f e n d u à n ' i m p o r t e q u e l propriétaire de filature ou de t i s s e r a n d e r i e , et de m ê m e


a u x père, f i l s e t frère d ' u n tel p r o p r i é t a i r e , d e f o n c t i o n n e r c o m m e j u g e s d e p a i x d a n s les q u e s - 40
t i o n s q u i ressortissent d u F a c t o r y Act.
1 6 7
L. c.

244
Chapitre Χ · La journée de travail

r e n t pas p o u r si p e u . « A p r è s avoir essayé en vain, rapporte L e o n a r d Hor-


ner, de faire exécuter la loi, au m o y e n de dix poursuites d a n s sept circons-
criptions j u d i c i a i r e s différentes, et n'avoir été s o u t e n u q u ' e n un seul cas
par les magistrats, je regarde t o u t e p o u r s u i t e p o u r entorse d o n n é e à la loi
5 c o m m e désormais inutile. La partie de la loi q u i a été rédigée p o u r créer
l'uniformité d a n s les h e u r e s de travail, n'existe plus d a n s le L a n c a s h i r e .
D ' a u t r e part m e s sous-agents e t m o i , n o u s n e possédons a u c u n m o y e n d e
n o u s assurer q u e les fabriques, où règne le système des relais, n ' o c c u p e n t
pas les adolescents et les f e m m e s au delà de dix h e u r e s . D e p u i s la fin
10 d'avril 1849, il y a déjà d a n s m o n district 114 fabriques qui travaillent
d'après cette m é t h o d e et leur n o m b r e a u g m e n t e tous les j o u r s r a p i d e m e n t .
En général elles travaillent m a i n t e n a n t 13 h. de 6 h. du m a t i n à 7 h. % du
168
soir; d a n s q u e l q u e s cas 15 heures, de 5 h. % du m a t i n à 8 h. % du s o i r . »
En d é c e m b r e 1848, L e o n a r d H o r n e r possédait déjà u n e liste de 65 fabri-
15 cants et de 29 surveillants de fabrique q u i déclaraient t o u s d ' u n e voix,
qu'avec le système des relais en usage, a u c u n système d ' i n s p e c t i o n ne p o u -
169
vait e m p ê c h e r le travail extra d'avoir lieu sur la plus g r a n d e é c h e l l e . Les
m ê m e s enfants et les m ê m e s adolescents é t a i e n t transférés (shifted) t a n t ô t
de la salle à filer d a n s la salle à tisser, t a n t ô t d ' u n e fabrique d a n s u n e
170
20 a u t r e . C o m m e n t contrôler u n système « q u i abuse d u m o t relais p o u r m ê -
ler les <bras> c o m m e des cartes les u n e s avec les autres en mille c o m b i n a i -
sons diverses et p o u r varier c h a q u e j o u r les h e u r e s de travail et de répit à
tel point p o u r les différents individus, q u ' u n seul et m ê m e a s s o r t i m e n t de
<bras> complet ne travaille j a m a i s à la m ê m e place et d a n s le m ê m e
171
25 t e m p s » !
I n d é p e n d a m m e n t de l'excès de travail qu'il créait, ce susdit système de
relais était un p r o d u i t de la fantaisie capitaliste, tel q u e F o u r i e r n ' a pu le
dépasser d a n s ses esquisses les plus h u m o r i s t i q u e s « des courtes séances » ;
m a i s il faut dire q u e le système r e m p l a ç a i t l'attraction du travail par l'at-
30 traction du capital. Il suffit, p o u r s'en assurer, de jeter un c o u p d ' œ i l sur les
cadres fournis par les fabricants, sur cette organisation q u e la presse h o n -
n ê t e e t m o d é r é e exaltait c o m m e u n m o d è l e « d e c e q u ' u n degré r a i s o n n a b l e
de soin et de m é t h o d e p e u t a c c o m p l i r » (what a r e a s o n a b l e degree of care
and m e t h o d can accomplish). Le p e r s o n n e l des travailleurs était divisé par-
35 fois en 12 et 14 catégories, d o n t les parties constitutives subissaient de n o u -
veau des modifications continuelles. P e n d a n t la période de 15 h e u r e s for-
m a n t la j o u r n é e de fabrique, le capital appelait l'ouvrier, m a i n t e n a n t p o u r

1 6 8
Reports, etc., for 30 aprii 1849, p. 5.
1 6 9
Reports, etc., for 31 oct. 1849, p. 6.
1 7 0
40 Reports, etc., for 30 aprii 1849, p. 2 1 .
1 7 1 e r
Reports, etc., 1 dèe. 1848, p. 9 5 .

245
Troisième section • La production de la plus-value absolue

30 m i n u t e s , puis p o u r u n e heure, et le renvoyait ensuite p o u r le rappeler de


n o u v e a u et le renvoyer encore, le ballottant de côté et d'autre par l a m b e a u x
de t e m p s disséminés, sans j a m a i s le perdre de l'œil ni de la m a i n j u s q u ' à ce
q u e le travail de dix h e u r e s fut accompli. C o m m e sur un théâtre les m ê m e s
comparses avaient à paraître t o u r à t o u r dans les différentes scènes des dif- 5
férents actes. Mais de m ê m e q u ' u n acteur p e n d a n t t o u t e la durée du d r a m e
appartient à la scène, de m ê m e les ouvriers appartenaient à la fabrique pen-
d a n t q u i n z e heures, sans c o m p t e r le t e m p s d'aller et de retour. Les h e u r e s
de répit se transformaient ainsi en heures d'oisiveté forcée qui e n t r a î n a i e n t
le j e u n e ouvrier au cabaret et la j e u n e ouvrière au bordel. C h a q u e fois q u e 10
le capitaliste inventait q u e l q u e chose de n e u f - ce qui avait lieu tous les
jours - p o u r tenir ses m a c h i n e s en haleine p e n d a n t d o u z e ou q u i n z e
heures, sans a u g m e n t e r son personnel, le travailleur était obligé, tantôt de
perdre son temps, t a n t ô t d ' e n profiter à la h â t e pour avaler son repas. Lors
de l'agitation des dix heures, les fabricants criaient p a r t o u t q u e si la ca- 15
naille ouvrière faisait des pétitions, c'était dans l'espoir d'obtenir un salaire
de douze heures pour un travail de dix. Ils avaient m a i n t e n a n t r e t o u r n é la
m é d a i l l e ; ils payaient un salaire de dix heures pour u n e exploitation de
172
d o u z e et q u i n z e h e u r e s ! Voilà c o m m e n t la loi des dix h e u r e s était inter-
prétée par les fabricants! C'étaient c e p e n d a n t les m ê m e s h o m m e s , les 20
m ê m e s libre-échangistes confits d'onction, suant par tous les pores l ' a m o u r
de l ' h u m a n i t é , q u i p e n d a n t dix ans, t a n t que d u r a l'agitation contre la loi
des céréales, ne se lassaient pas de d é m o n t r e r aux ouvriers, par sous et
liards, que dix heures de leur travail q u o t i d i e n suffiraient a m p l e m e n t p o u r
enrichir les capitalistes, si un nouvel essor était d o n n é à l'industrie an- 25
173
glaise par la libre i m p o r t a t i o n des g r a i n s .
La révolte du capital, après avoir duré d e u x a n n é e s , fut enfin c o u r o n n é e
par l'arrêt d ' u n e des quatre h a u t e s cours d'Angleterre, la cour de l'Échiquier.
A propos d ' u n cas qui lui fut présenté le 8 février 1850, cette cour décida
que les fabricants agissaient, il est vrai, contre le sens de la loi de 1844, 30
m a i s q u e cette ||126| loi elle-même c o n t e n a i t certains m o t s q u i la r e n d a i e n t
a b s u r d e . . « P a r suite de cette décision la loi des dix heures fut en réalité
174
a b o l i e . » U n e foule de fabricants q u i jusqu'alors n ' a v a i e n t pas osé e m -
1 7 2
Voy. «Reports, etc., for 30th aprii 1849», p. 6, et l'explication détaillée du « Shifting s y s t e m »
d o n n é e par les i n s p e c t e u r s de f a b r i q u e H o w e l l et S a u n d e r s d a n s les Reports for 31 oct. 1848. 35
Voy. de m ê m e la p é t i t i o n du clergé d ' A s h t o n et des a l e n t o u r s , adressée à la r e i n e (avril 1849)
c o n t r e le « Shift s y s t e m » .
1 7 3
C o m p , p a r ex. « The Factory Question and the Ten Hours Bill. By R. H. Greg, 1 8 3 7 . »
1 7 4
F. Engels : Die Englische Zehnstundenbill ( d a n s la Neue Rh. Zeitung, revue politique et économi-
que, éditée par Karl M a r x , liv. d'avril 1850, p. 13). Cette m ê m e « h a u t e » c o u r d é c o u v r i t aussi 40
p e n d a n t l a guerre civile a m é r i c a i n e u n e a m b i g u ï t é d e m o t s q u i c h a n g e a i t c o m p l è t e m e n t l e
s e n s de la l o i dirigée c o n t r e l ' a r m e m e n t d e s navires de pirates, et la t r a n s f o r m a i t en s e n s
contraire.

246
C h a p i t r e Χ · La J o u r n é e de travail

ployer le système des relais pour les adolescents et les ouvrières, y allèrent
175
désormais des d e u x m a i n s à la f o i s .
Mais ce t r i o m p h e du capital en apparence définitif fut aussitôt suivi
d ' u n e réaction. Les travailleurs avaient opposé jusqu'alors u n e résistance
5 passive, q u o i q u e i n d o m p t a b l e et sans cesse renaissante. Ils se m i r e n t m a i n -
t e n a n t à protester d a n s le Lancashire et le Yorkshire, par des m e e t i n g s de
plus en plus m e n a ç a n t s . « L a p r é t e n d u e loi des dix heures, s'écriaient-ils,
n ' a u r a i t d o n c été q u ' u n e m a u v a i s e farce, u n e duperie p a r l e m e n t a i r e , et
n'aurait j a m a i s e x i s t é ? » Les inspecteurs de fabrique avertirent avec ins-
10 tances le g o u v e r n e m e n t q u e l'antagonisme des classes était m o n t é à un de-
gré incroyable. Des fabricants e u x - m ê m e s se m i r e n t à m u r m u r e r . Ils se
plaignirent de ce q u e «grâce aux décisions contradictoires des magistrats il
régnait u n e véritable a n a r c h i e . Telle loi était en vigueur d a n s le Yorkshire,
telle autre dans le Lancashire, telle autre d a n s u n e paroisse de ce dernier
15 comté, telle autre enfin d a n s le voisinage i m m é d i a t . Si les fabricants des
grandes villes p o u v a i e n t éluder la loi, il n ' e n était pas de m ê m e des autres
q u i ne trouvaient p o i n t le personnel nécessaire p o u r le système de relais et
encore m o i n s p o u r le ballottage des ouvriers d ' u n e fabrique dans u n e autre,
et ainsi de suite.» Or le p r e m i e r droit du capital n'est-il pas l'égalité dans
20 l'exploitation de la force du travail?
Ces diverses circonstances a m e n è r e n t un c o m p r o m i s entre fabricants et
ouvriers, lequel fut scellé p a r l e m e n t a i r e m e n t p a r la loi additionnelle sur les
fabriques, le 5 a o û t 1850. La j o u r n é e de travail fut élevée de 10 heures à
10 heures et d e m i e d a n s les cinq premiers j o u r s de la s e m a i n e et restreinte
25 à 7 heures et d e m i e le s a m e d i pour «les adolescents et les f e m m e s » . Le tra-
176
vail doit avoir lieu de 6 h. du m a t i n à 6 h. du s o i r , avec des p a u s e s d ' u n e
h e u r e et d e m i e pour les repas, lesquelles doivent être accordées en m ê m e
temps, c o n f o r m é m e n t aux prescriptions de 1844, etc. Le système des relais
177
fut ainsi aboli u n e fois p o u r t o u t e s . P o u r ce qui est du travail des enfants,
30 la loi de 1844 resta en vigueur.
U n e autre catégorie de fabricants s'assura cette fois c o m m e p r é c é d e m -
m e n t , des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent
les fabricants de soie. En 1833 ils avaient hurlé c o m m i n a t o i r e m e n t q u e «si
on leur ôtait la liberté d ' e x t é n u e r p e n d a n t dix h e u r e s par j o u r des enfants
35 de tout âge, c'était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children
of any age for 10 h o u r s a day was t a k e n away, it would stop their works);

1 7 5
Reports, etc., for 30th aprii 1850 [, p. 4 4 ] .
1 7 6
En hiver, de 7 h e u r e s du m a t i n à 7 h e u r e s du soir, si l ' o n veut.
1 7 7
« L a p r é s e n t e loi (de 1850) a été un c o m p r o m i s p a r l e q u e l les ouvriers e m p l o y é s livraient le
40 bénéfice d e l a loi d e s dix h e u r e s e n r e t o u r d ' u n e p é r i o d e u n i f o r m e , p o u r l e c o m m e n c e m e n t e t
la fin du travail de c e u x d o n t le travail est restreint. » (Reports, etc., for 30th aprii 1852, p. 14.)

247
T r o i s i è m e s e c t i o n • La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e a b s o l u e

qu'il leur était impossible d'acheter un n o m b r e suffisant d'enfants au-des-


sus de onze a n s » , et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. D e s re-
cherches ultérieures d é m o n t r è r e n t q u e ce prétexte était un p u r m e n -
178
s o n g e , ce qui ne les e m p ê c h a pas, dix années durant, de filer de la soie
c h a q u e j o u r p e n d a n t dix h e u r e s avec le sang d'enfants si petits q u ' o n était 5
obligé de les m e t t r e sur de h a u t e s chaises p e n d a n t t o u t e la durée de leur
179
t r a v a i l . La loi de 1844 les « d é p o u i l l a » bien, à vrai dire, de la « l i b e r t é »
de faire travailler plus de six heures et d e m i e des enfants au-dessous de
o n z e ans, m a i s leur assura en retour le privilège d'employer p e n d a n t dix
heures des enfants entre o n z e et treize ans, et de défendre à leurs victimes 10
de fréquenter l'école obligatoire pour les enfants des autres fabriques. Cette
fois le prétexte était q u e : « l a délicatesse du tissu exigeait u n e légèreté de
t o u c h e r qu'ils ne p o u v a i e n t acquérir q u ' e n e n t r a n t de b o n n e h e u r e d a n s la
180
f a b r i q u e . » Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent i m m o l é s
en masse, c o m m e les bêtes à cornes le sont d a n s le sud de la R u s s i e p o u r 15
leur p e a u et leur graissé. Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en
1850 aux ateliers de dévidage de s o i e ; m a i s ici, p o u r d é d o m m a g e r la cupi-
dité de sa « l i b e r t é » ravie, le t e m p s de travail des enfants de o n z e à treize
ans fut élevé de dix h e u r e s à dix heures et d e m i e . Sous quel n o u v e a u pré-
t e x t e ? « P a r c e que le travail est b e a u c o u p plus facile dans les m a n u f a c t u r e s 20
181
de soie q u e d a n s les autres et de b e a u c o u p m o i n s nuisible à la s a n t é . »
U n e e n q u ê t e m é d i c a l e officielle prouva ensuite que bien au contraire «le
chiffre m o y e n de mortalité, d a n s les districts où se fabrique la soie, est ex-
c e p t i o n n e l l e m e n t élevé et dépasse m ê m e , pour la partie f é m i n i n e de la p o -
182
pulation, celui des districts cotonniers du L a n c a s h i r e ». Malgré les pro- 25

1 7 8
Reports, etc., for 30ift sept. 1844, p. 13.
1 7 9
L.c.
1 8 0
" T h e delicate t e x t u r e of t h e fabric in w h i c h they were e m p l o y e d r e q u i r i n g a lightness of
t o u c h , only to be a c q u i r e d by t h e i r early i n t r o d u c t i o n to t h e s e factories." (Reports, etc., for 31 st
Oct. 1846, p . 20.) 30
1 8 1
Reports, etc., for 31 oct. 1 8 6 1 , p. 2 6 .
1 8 2
L . c . p . 2 7 . En g é n é r a l la p o p u l a t i o n ouvrière s o u m i s e à la loi des fabriques, s'est p h y s i q u e -
r
m e n t b e a u c o u p a m é l i o r é e . N é a n m o i n s o n trouve d a n s les rapports officiels d u D G r e e n h o w
le t a b l e a u s u i v a n t :

248
Chapitre Χ • La journée de travail

testations des ins||127|pecteurs renouvelées tous les six m o i s le m ê m e


183
privilège d u r e e n c o r e .
La loi de 1850 ne convertit q u e p o u r «les adolescents et les f e m m e s » la
l
période de q u i n z e h e u r e s , de 5 h. % du m a t i n à 8 h. / du soir, en u n e pé- 2

5 riode de d o u z e h e u r e s , de 6 h. du m a t i n à 6 h. du soir. Elle n ' a m é l i o r a en


rien la c o n d i t i o n des enfants q u i p o u v a i e n t toujours être employés u n e
d e m i - h e u r e avant le c o m m e n c e m e n t et d e u x h e u r e s et d e m i e après la fin
de cette période, b i e n q u e la d u r é e totale de leur travail ne d û t pas dépasser
6 h e u r e s et d e m i e . P e n d a n t la discussion de la loi les inspecteurs de fabri-
10 q u e p r é s e n t a i e n t au P a r l e m e n t u n e statistique des abus infâmes a u x q u e l s
d o n n a i t lieu cette a n o m a l i e . M a i s t o u t fut inutile. L ' i n t e n t i o n secrète ca-
chée au fond de ces m a n œ u v r e s était, en m e t t a n t en j e u les enfants, de
faire r e m o n t e r à q u i n z e h e u r e s p e n d a n t les a n n é e s de prospérité, la j o u r n é e
de travail des ouvriers adultes. L'expérience des trois a n n é e s suivantes fit
15 voir q u ' u n e semblable tentative é c h o u e r a i t contre la résistance de ces der-
184
n i e r s . La loi de 1850 fut d o n c c o m p l é t é e en 1853 par la défense « d ' e m -
ployer les enfants le m a t i n avant et le soir après les adolescents et les
f e m m e s » . A partir de ce m o m e n t , la loi de 1850 régla, à p e u d'exceptions
près, la j o u r n é e de travail de tous les ouvriers d a n s les b r a n c h e s d'industrie
•uroq 000 00T snoumod

•uraj 000 00T


sirep sadnaao sannpu sap

sajjnpB samurai sap


sap uoipajre jnod

sap uorjoajre mod

ss\ strep saadnoao


sampBjnuBvn sai
001 Jnod luox

001 moä luvj,


ms

Jns
suomnod

20
14,9 598 Wigan 644 18,0 Coton
42,6 708 Blackburn 734 34,9 -
Worsted
37,3 547 Halifax 564 20,4 (laine filée)
25 41,9 611 Bradford 603 30,0 -
31,0 691 Macclesfield 804 26,0 Soie
14,9 588 Leek 705 17,2 -
Stoke upon
36,6 721 Trent 665 19,3 Poterie
30 30,4 726 Woolstanton 727 13,9 -
Huit districts
305 agricoles 340

1 8 3
O n sait avec q u e l l e r é p u g n a n c e les « l i b r e s é c h a n g i s t e s » anglais r e n o n c è r e n t a u x d r o i t s pro-
t e c t e u r s des m a n u f a c t u r e s d e soie. L e service q u e l e u r r e n d a i t l a p r o t e c t i o n c o n t r e l ' i m p o r t a -
35 t i o n française, l e u r r e n d m a i n t e n a n t l e m a n q u e d e p r o t e c t i o n p o u r les e n f a n t s e m p l o y é s d a n s
leurs fabriques.
1 8 4
Reports, etc., for 30ίΛ aprii 1 8 5 3 , p. 30.

249
Troisième section • La production de la plus-value absolue

185
qui lui étaient s o u m i s e s . D e p u i s la publication du premier Factory act il
186
s'était écoulé u n d e m i - s i è c l e .
La législation m a n u f a c t u r i è r e sortit p o u r la première fois de sa sphère
primitive par le Printworks' act de 1845 (loi c o n c e r n a n t les fabriques de co-
tons imprimés). Le déplaisir avec lequel le capital accepta cette nouvelle 5
« e x t r a v a g a n c e » perce à c h a q u e ligne de la loi! Elle restreint la j o u r n é e de
travail p o u r enfants et pour femmes, à seize heures comprises entre 6 h.
du m a t i n et 10 h. du soir sans a u c u n e interruption légale p o u r les repas.
Elle p e r m e t de faire travailler les ouvriers mâles, au-dessus de treize ans,
187
t o u t le j o u r et toute la n u i t à v o l o n t é . C'est un a v o r t e m e n t p a r l e m e n - 10
188
taire .
N é a n m o i n s , par la victoire dans les grandes branches d'industrie, q u i
sont la création propre du m o d e de production m o d e r n e , le principe avait
définitivement t r i o m p h é . Leur développement merveilleux de 1853 à 1860
m a r c h a n t de pair avec la renaissance physique et m o r a l e des travailleurs, 15
frappa les y e u x des m o i n s clairvoyants. Les fabricants e u x - m ê m e s , aux-
quels la limitation légale et les règlements de la j o u r n é e de travail avaient
été arrachés l a m b e a u x par l a m b e a u x par u n e guerre civile d ' u n demi-siè-
cle, firent ressortir avec ostentation le contraste qui existait entre les
branches d'exploitation encore « l i b r e s » et les établissements s o u m i s à la 20
1 8 9
l o i . Les pharisiens de « l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e » se m i r e n t à p r o c l a m e r q u e
la découverte nouvelle et caractéristique de leur « s c i e n c e » était d'avoir re-

1 8 5
P e n d a n t les a n n é e s d e l a p l u s h a u t e prospérité p o u r l ' i n d u s t r i e c o t o n n i è r e anglaise, 1859 e t
1860, q u e l q u e s fabricants essayèrent, en offrant d e s salaires plus élevés p o u r le t e m p s de tra-
vail extra, de d é t e r m i n e r les fîleurs a d u l t e s , etc., à a c c e p t e r u n e p r o l o n g a t i o n de la j o u r n é e . 25
C e u x - c i m i r e n t f i n à t o u t e t e n t a t i v e d e c e g e n r e par u n m é m o i r e adressé a u x fabricants, d a n s
l e q u e l il est dit entre autres : « P o u r dire t o u t e la vérité, n o t r e vie n o u s est à charge, et t a n t q u e
n o u s serons e n c h a î n é s à la fabrique p r e s q u e d e u x j o u r s de plus (20 h e u r e s ) par s e m a i n e q u e
les autres ouvriers, n o u s n o u s s e n t i r o n s c o m m e des ilotes d a n s l e pays, e t n o u s n o u s r e p r o c h e -
r o n s d'éterniser u n s y s t è m e q u i est u n e c a u s e d e d é p é r i s s e m e n t m o r a l e t p h y s i q u e p o u r n o u s 30
e t n o t r e r a c e . . . . N o u s vous avertissons d o n c r e s p e c t u e u s e m e n t q u ' à p a r t i r d u p r e m i e r j o u r d e
l a n o u v e l l e a n n é e , n o u s n e travaillerons plus u n e s e u l e m i n u t e a u - d e l à d e 6 0 h e u r e s p a r se-
m a i n e , de 6 h e u r e s du m a t i n à 6 h e u r e s du soir, d é d u c t i o n faite des p a u s e s légales de 1 h e u r e
et d e m i e . » (Reports, etc., for 30th aprii 1860, p. 30.)
1 8 6
Sur les m o y e n s q u e fournit l a r é d a c t i o n d e cette loi p o u r s a p r o p r e violation, c o m p u l s e r l e 35
r a p p o r t p a r l e m e n t a i r e : «Factory Regulations Acts» (9 a o û t 1859) et d a n s ce r a p p o r t les observa-
t i o n s de L e o n a r d H o m e r «Suggestions for Amending the Factory Acts to enable the Inspectors to
prevent Illegal Working, now become very prévalent».
1 8 7
« D e s enfants d e 8 a n s e t d ' a u t r e s plus âgés o n t été r é e l l e m e n t e x t é n u é s d e travail d a n s m o n
district, de 6 h e u r e s du m a t i n à 9 h e u r e s du soir p e n d a n t le d e r n i e r s e m e s t r e de l ' a n n é e 40
1 8 5 7 . » (Reports, etc., for 31 oct. 1857, p. 39).
1 8 8
« I l est a d m i s q u e l e <Printworks' Act> est u n a v o r t e m e n t p o u r c e q u i regarde soit ses règle-
m e n t s p r o t e c t e u r s , soit ses r è g l e m e n t s sur l ' é d u c a t i o n . » (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p . 5 2 . )
1 8 9
A i n s i par ex. E . P o t t e r d a n s u n e lettre adressée au Times du 24 m a r s 1863. Le Times l u i ra-
fraîchit la m é m o i r e et l u i rappelle la révolte des fabricants c o n t r e la loi d e s d i x h e u r e s . 45

250
Chapitre Χ • La journée de travail

190
c o n n u la nécessité d ' u n e l i m i t a t i o n légale de la j o u r n é e de t r a v a i l . On
c o m p r e n d facilement q u e lorsque les m a g n a t s de l'industrie se furent sou-
m i s à ce qu'ils ne p o u v a i e n t e m p ê c h e r et se furent m ê m e réconciliés avec
les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit g r a d u e l l e m e n t ,
5 t a n d i s q u e la force d ' a t t a q u e de la classe ouvrière grandit avec le n o m b r e
de ses alliés d a n s les c o u c h e s de la société q u i n ' a v a i e n t dans la lutte
a u c u n intérêt i m m é d i a t . De là, c o m p a r a t i v e m e n t , des progrès rapides de-
puis 1860.
191
Les teintureries et les b l a n c h i s s e r i e s furent soumises en 1860, les fabri-
10 ques de dentelles et les bon||128|neteries en 1861, à la loi sur les fabriques
de 1850. A la suite du p r e m i e r rapport de la « C o m m i s s i o n des enfants», les
m a n u f a c t u r e s de t o u t e espèce d'articles d'argile (non pas s e u l e m e n t les p o -
teries) partagèrent le m ê m e sort, ainsi que les fabriques d ' a l l u m e t t e s c h i m i -
ques, de capsules, de cartouches, de tapis, et un grand n o m b r e de procédés
15 industriels compris sous le n o m de « finishing », (dernier apprêt). En 1863,
192
les blanchisseries en plein a i r et les boulangeries furent soumises égale-

1 9 0
E n t r e a u t r e s M. W. N e w m a r c h , c o l l a b o r a t e u r et é d i t e u r de «L'histoire des Prix» de T o o k e .
Est-ce d o n c un progrès scientifique q u e de faire de lâches c o n c e s s i o n s à l ' o p i n i o n p u b l i q u e ?
1 9 1
L a loi c o n c e r n a n t les b l a n c h i s s e r i e s e t les t e i n t u r e r i e s p u b l i é e e n 1860, arrête q u e l a j o u r -
e r
20 n é e de travail sera r é d u i t e p r o v i s o i r e m e n t à d o u z e h e u r e s le 1 a o û t 1 8 6 1 , et à dix h e u r e s défi-
e r
n i t i v e m e n t l e 1 a o û t 1862, c'est-à-dire d i x h e u r e s e t d e m i e p o u r les j o u r s o r d i n a i r e s , e t sept
h e u r e s et d e m i e p o u r les s a m e d i s . Or, lorsqu'arriva la fatale a n n é e 1862, la m ê m e vieille farce
se renouvela. M e s s i e u r s les fabricants a d r e s s è r e n t au P a r l e m e n t p é t i t i o n s sur p é t i t i o n s , p o u r
o b t e n i r q u ' i l leur fût p e r m i s , e n c o r e u n e petite a n n é e , pas d a v a n t a g e , d e faire travailler d o u z e
25 h e u r e s les a d o l e s c e n t s et les f e m m e s . . . . D a n s la s i t u a t i o n a c t u e l l e , disaient-ils ( p e n d a n t la
crise c o t o n n i è r e ) , c e serait u n g r a n d a v a n t a g e p o u r les ouvriers, s i o n leur p e r m e t t a i t d e tra-
vailler d o u z e h e u r e s p a r j o u r et d ' o b t e n i r a i n s i le p l u s fort salaire possible . . . . La C h a m b r e d e s
c o m m u n e s était déjà sur l e p o i n t d ' a d o p t e r u n bill d a n s c e s e n s ; m a i s l'agitation o u v r i è r e d a n s
les blanchisseries d e l'Ecosse l'arrêta. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p . 14, 15.) B a t t u p a r les
30 ouvriers au n o m d e s q u e l s il p r é t e n d a i t parler, le c a p i t a l e m p r u n t a n t les besicles d e s j u r i s t e s
découvrit q u e l a loi d e 1860, c o m m e t o u t e s les lois d u P a r l e m e n t « p o u r l a p r o t e c t i o n d u tra-
v a i l » était r é d i g é e e n t e r m e s é q u i v o q u e s q u i lui d o n n a i e n t u n p r é t e x t e d ' e x c l u r e d e l a p r o t e c -
t i o n de la loi les « c a l a n d r e u r s et les finisseurs» (finishers). La j u r i d i c t i o n a n g l a i s e , toujours au
service d u capital, s a n c t i o n n a l a c h i c a n e r i e par u n arrêt d e l a c o u r des plaids c o m m u n s ( c o m -
35 m o n pleas). « C e t arrêt souleva un g r a n d m é c o n t e n t e m e n t p a r m i les ouvriers, et il est très-re-
grettable q u e les i n t e n t i o n s m a n i f e s t e s d e l a législation s o i e n t é l u d é e s sous p r é t e x t e d ' u n e d é -
f i n i t i o n d e m o t s d é f e c t u e u s e . » ( L . c . p . 18.)
1 9 2
Les « b l a n c h i s s e u r s en p l e i n a i r » s'étaient d é r o b é s à la loi de 1860 sur les b l a n c h i s s e r i e s , en
d é c l a r a n t f a u s s e m e n t q u ' i l s n e faisaient p o i n t travailler d e f e m m e s l a n u i t . L e u r m e n s o n g e fut
40 découvert p a r les i n s p e c t e u r s de fabrique, et en m ê m e t e m p s , à la l e c t u r e d e s p é t i t i o n s
ouvrières, le P a r l e m e n t vit s ' é v a n o u i r t o u t e s les s e n s a t i o n s de fraîcheur q u ' i l é p r o u v a i t à l'idée
d ' u n e « b l a n c h i s s e r i e e n p l e i n a i r » . D a n s cette b l a n c h i s s e r i e a é r i e n n e o n e m p l o i e des c h a m -
bres à sécher de 90 à 100 degrés F a h r e n h e i t d a n s lesquelles travaillent p r i n c i p a l e m e n t des
j e u n e s filles. « C o o l i n g » (rafraîchissement), tel est le t e r m e t e c h n i q u e q u ' e l l e s e m p l o i e n t p o u r
45 l e u r sortie de t e m p s à a u t r e du séchoir. « Q u i n z e j e u n e s filles d a n s les séchoirs, c h a l e u r de 80
à 90° p o u r la toile, de 1 0 0 ° et p l u s p o u r la b a t i s t e ( c a m b r i c s ) . D o u z e j e u n e s filles r e p a s s e n t
d a n s u n e p e t i t e c h a m b r e d e d i x p i e d s carrés environ, chauffée p a r u n p o ê l e c o m p l è t e m e n t
fermé. Elles s e t i e n n e n t t o u t a u t o u r d e c e p o ê l e q u i r a y o n n e u n e c h a l e u r é n o r m e , e t s è c h e ra-

251
Troisième section · La production de la plus-value absolue

m e n t à d e u x lois particulières, d o n t la première défend le travail de n u i t


(de 8 h. du soir à 6 h. du m a t i n ) pour enfants, f e m m e s et adolescents, et la
seconde l'emploi de garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans, entre
9 h. du soir et 5 h. du m a t i n . N o u s reviendrons plus tard sur les proposi-
tions ultérieures de la m ê m e commission, qui, à l'exception de l'agricul- 5
ture, des m i n e s et des transports, m e n a c e n t de priver de leur « l i b e r t é »
193
toutes les b r a n c h e s i m p o r t a n t e s de l'industrie a n g l a i s e .

VII
La lutte pour la journée de travail normale -
Contre-coup de la législation anglaise sur les autres pays 10

Le lecteur se souvient q u e l'objet spécial, le but réel de la p r o d u c t i o n capi-


taliste, c'est la p r o d u c t i o n d ' u n e plus-value ou l'extorsion de travail extra,
abstraction faite de t o u t c h a n g e m e n t dans le m o d e de production, prove-
n a n t de la s u b o r d i n a t i o n du travail au capital. Il se souvient q u ' a u p o i n t de
vue développé j u s q u ' i c i , il n'y a q u e le travailleur i n d é p e n d a n t , l é g a l e m e n t 15

p i d e m e n t la b a t i s t e p o u r les r e p a s s e u s e s . Le n o m b r e des h e u r e s de travail de <ces bras> est illi-


m i t é . Q u a n d il y a de l'ouvrage, elles travaillent j u s q u ' à 9 h e u r e s du soir ou j u s q u ' à m i n u i t
p l u s i e u r s j o u r s de s u i t e . » (Reports, etc., for 31 ocr. 1862, p. 56.) Un m é d e c i n fait cette déclara-
t i o n : « I l n ' y a p o i n t d ' h e u r e s fixes p o u r le rafraîchissement, m a i s q u a n d la t e m p é r a t u r e est i n -
s o u t e n a b l e , ou q u e la s u e u r c o m m e n c e à salir les m a i n s des ouvrières, on leur p e r m e t de sortir 20
d e u x m i n u t e s . . . . M o n e x p é r i e n c e d a n s l e t r a i t e m e n t des m a l a d i e s d e ces ouvrières m e force à
c o n s t a t e r q u e leur état de s a n t é est fort a u - d e s s o u s de celui d e s ouvrières en coton, (et le c a p i -
tal, d a n s s a p é t i t i o n a u P a r l e m e n t , les avait d é p e i n t e s c o m m e plus roses e t p l u s joufflues q u e
les f l a m a n d e s de R u b e n s ) . L e u r s m a l a d i e s p r i n c i p a l e s s o n t : la p h t h i s i e , la b r o n c h i t e , les affec-
t i o n s de l ' u t é r u s , l'hystérie s o u s sa forme la plus h o r r i b l e et le r h u m a t i s m e . Elles p r o v i e n n e n t 25
t o u t e s , selon m o i , d e l ' a t m o s p h è r e surchauffée d e leurs c h a m b r e s d e travail e t d u m a n q u e d e
v ê t e m e n t s c o n v e n a b l e s q u i p u i s s e n t les protéger, q u a n d elles s o r t e n t d a n s les m o i s d'hiver,
c o n t r e l'air froid et h u m i d e . » ( L . c . p . 5 6 , 57). Les i n s p e c t e u r s de f a b r i q u e r e m a r q u e n t à p r o p o s
de la loi a r r a c h é e e n s u i t e en 1 8 6 3 , à ces j o v i a u x b l a n c h i s s e u r s en p l e i n a i r : « C e t t e loi n o n -
s e u l e m e n t n ' a c c o r d e pas a u x ouvriers la p r o t e c t i o n qu'elle s e m b l e accorder, m a i s elle est for- 30
m u l é e d e telle sorte, q u e s a p r o t e c t i o n n ' e s t exigible q u e l o r s q u ' o n s u r p r e n d e n flagrant délit
de travail, après 8 h e u r e s du soir, d e s f e m m e s et des enfants ; et m ê m e d a n s ce cas la m é t h o d e
prescrite p o u r faire la p r e u v e a des clauses telles, qu'il est à p e i n e possible de sévir. » (L. c.
p . 52.) « C o m m e loi s e p r o p o s a n t u n b u t h u m a i n e t é d u c a t e u r , elle est c o m p l è t e m e n t m a n -
q u é e . Car enfin, o n n e dira p a s q u ' i l est h u m a i n d ' a u t o r i s e r des f e m m e s e t des enfants, o u , c e 35
qui revient au m ê m e , de les forcer à travailler 14 h e u r e s p a r j o u r et p e u t - ê t r e e n c o r e p l u s long-
t e m p s , avec ou s a n s repas, c o m m e cela se r e n c o n t r e , sans c o n s i d é r a t i o n d'âge ni de sexe, et
s a n s égard p o u r les h a b i t u d e s sociales des familles voisines des b l a n c h i s s e r i e s . » (Reports, etc.,
for ÎOth aprii 1863, p. 40.)
1 9 3
D e p u i s 1866, é p o q u e à l a q u e l l e j ' é c r i v a i s ceci, il s'est opéré u n e n o u v e l l e r é a c t i o n . L e s ca- 40
pitalistes, d a n s les b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e m e n a c é e s d'être s o u m i s e s à la législation des fabri-
q u e s , ont e m p l o y é t o u t e l e u r i n f l u e n c e p a r l e m e n t a i r e p o u r s o u t e n i r leur « d r o i t de c i t o y e n » à
l'exploitation illimitée de la force de travail. Ils o n t trouvé n a t u r e l l e m e n t d a n s le m i n i s t è r e li-
b é r a l G l a d s t o n e d e s serviteurs d e b o n n e v o l o n t é .

252
Chapitre Χ · La journée de travail

é m a n c i p é , qui, en qualité de possesseur de m a r c h a n d i s e , puisse passer


contrat avec le capitaliste. Si d a n s notre esquisse historique n o u s avons
d o n n é un rôle i m p o r t a n t d ' u n e part à l'industrie m o d e r n e , d ' a u t r e part au
travail d'enfants et de p e r s o n n e s m i n e u r e s p h y s i q u e m e n t et j u r i d i q u e m e n t ,
5 cette industrie n ' é t a i t c e p e n d a n t p o u r n o u s q u ' u n e sphère particulière, et
ce travail q u ' u n e x e m p l e particulier de l'exploitation du travail. Cepen-
dant, sans e m p i é t e r sur les d é v e l o p p e m e n t s q u i viendront plus tard, voici
ce qui résulte du simple exposé des faits:
P r e m i è r e m e n t , le p e n c h a n t du capital à prolonger la j o u r n é e de travail
10 sans trêve ni m e r c i , trouve d'abord à se satisfaire dans les industries révolu-
tionnées par l'eau, la v a p e u r et la m é c a n i q u e , d a n s les p r e m i è r e s créations
du m o d e de p r o d u c t i o n m o d e r n e , telles q u e les filatures de coton, de laine,
de lin et de soie. Les c h a n g e m e n t s du m o d e m a t é r i e l de p r o d u c t i o n et les
194
c h a n g e m e n t s correspondants dans les rapports sociaux de p r o d u c t i o n
15 sont la p r e m i è r e cause de cette transgression d é m e s u r é e q u i r é c l a m e en-
suite, p o u r lui faire équilibre, l'intervention sociale, laquelle, à s o n tour, li-
m i t e et règle u n i f o r m é m e n t la j o u r n é e de travail avec ses t e m p s de repos lé-
gaux. Cette intervention ne se présente donc, p e n d a n t la p r e m i è r e m o i t i é
195
du d i x - n e u v i è m e siècle, q u e c o m m e législation e x c e p t i o n n e l l e . A p e i n e
20 avait-elle c o n q u i s ce terrain primitif du m o d e de p r o d u c t i o n n o u v e a u , il se
trouva, sur ces entrefaites, q u e n o n - s e u l e m e n t b e a u c o u p d'autres b r a n c h e s
de p r o d u c t i o n étaient entrées dans le régime de fabrique p r o p r e m e n t dit,
m a i s encore q u e des m a n u f a c t u r e s avec un genre d'exploitation plus ou
m o i n s s u r a n n é , telles q u e les verreries, les poteries, etc., des m é t i e r s de
25 vieille roche, tels q u e la boulangerie, et enfin m ê m e les travaux à l'établi
196
disséminés çà et là, tels q u e celui du c l o u t i e r , étaient t o m b é s d a n s le do-
m a i n e ||129| de l'exploitation capitaliste, tout aussi b i e n q u e la fabrique
elle-même. La législation fut d o n c forcée d'effacer peu à p e u son caractère
exceptionnel, ou de procéder, c o m m e en Angleterre, suivant la casuistique
30 r o m a i n e , déclarant, d'après sa c o n v e n a n c e , q u e n ' i m p o r t e quelle m a i s o n
197
où l'on travaille est u n e fabrique ( f a c t o r y ) .
S e c o n d e m e n t : L'histoire de la r é g l e m e n t a t i o n de la j o u r n é e de travail
1 9 4
« L a c o n d u i t e de c h a c u n e de ces classes (capitalistes et ouvriers) a é t é le r é s u l t a t de la si-
t u a t i o n relative d a n s l a q u e l l e elles o n t é t é p l a c é e s . » (Reports, etc. for 31st Oct. 1848, p. 113.)
1 9 5
35 « D e u x c o n d i t i o n s sont r e q u i s e s p o u r q u ' u n e i n d u s t r i e soit sujette à être i n s p e c t é e e t q u e l e
travail puisse y être r e s t r e i n t ; il faut q u ' o n y fasse u s a g e de la force d ' e a u ou de v a p e u r et
q u ' o n y fabrique c e r t a i n s t i s s u s s p é c i a u x . » (Reports, etc., for 31 October 1864, p. 8).
1 9 6
O n trouve sur l a s i t u a t i o n d e c e g e n r e d ' i n d u s t r i e d e t r è s - n o m b r e u x r e n s e i g n e m e n t s d a n s
les d e r n i e r s r a p p o r t s de la «Children's employment commission».
1 9 7
40 « L e s lois d e l a d e r n i è r e session (1864) e m b r a s s e n t u n e foule d ' i n d u s t r i e s d o n t les p r o c é d é s
sont très-différents, e t l'usage d e l a v a p e u r p o u r m e t t r e e n m o u v e m e n t les m a c h i n e s n ' e s t p l u s
c o m m e p r é c é d e m m e n t u n des é l é m e n t s n é c e s s a i r e s p o u r c o n s t i t u e r c e q u e l é g a l e m e n t o n
n o m m e u n e f a b r i q u e . » (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p. 8.)

253
T r o i s i è m e s e c t i o n · La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e a b s o l u e

dans quelques branches de la production, et, dans les autres branches, la


lutte qui dure encore au sujet de cette réglementation, d é m o n t r e n t j u s q u ' à
l'évidence que le travailleur isolé, le travailleur, en t a n t q u e v e n d e u r «li-
b r e » de sa force de travail, s u c c o m b e sans résistance possible, dès q u e la
production capitaliste a atteint un certain degré. La création d ' u n e j o u r n é e 5
de travail n o r m a l e est par c o n s é q u e n t le résultat d ' u n e guerre civile longue,
opiniâtre et plus ou m o i n s dissimulée entre la classe capitaliste et la classe
ouvrière. La lutte ayant c o m m e n c é dans le d o m a i n e de l'industrie m o -
derne, elle devait par c o n s é q u e n t être déclarée d'abord dans la patrie m ê m e
198
de cette industrie, l ' A n g l e t e r r e . Les ouvriers manufacturiers anglais fu- 10
rent les premiers c h a m p i o n s de la classe ouvrière m o d e r n e et leurs théori-
199
ciens furent les premiers qui a t t a q u è r e n t la théorie du c a p i t a l . Aussi le
philosophe manufacturier, le docteur Ure, déclare-t-il q u e c'est p o u r la
classe ouvrière anglaise u n e h o n t e ineffaçable d'avoir inscrit sur ses dra-
p e a u x «l'esclavage des lois de fabrique», tandis que le capital c o m b a t t a i t 15
200
virilement p o u r «la liberté pleine et entière du t r a v a i l » .
La F r a n c e m a r c h e à pas lents sur les traces de l'Angleterre. Il lui faut la
2 0 1
révolution de Février (1848) pour enfanter la loi des d o u z e h e u r e s , b i e n
1 9 8
L a Belgique, c e p a r a d i s d u l i b é r a l i s m e c o n t i n e n t a l , n e laisse voir a u c u n e trace d e c e m o u -
v e m e n t . M ê m e d a n s ses h o u i l l è r e s et ses m i n e s de m é t a l , des travailleurs des d e u x sexes et de 20
t o u t âge s o n t c o n s o m m é s avec u n e « L i b e r t é » c o m p l è t e , s a n s a u c u n e l i m i t e d e t e m p s . Sur
100 p e r s o n n e s e m p l o y é e s il y a 733 h o m m e s , 83 f e m m e s , 135 garçons et 49 j e u n e s filles a u -
d e s s o u s de 16 ans. D a n s les h a u t s f o u r n e a u x sur 1000 é g a l e m e n t , il y a 688 h o m m e s ,
149 f e m m e s , 98 garçons et 85 j e u n e s filles a u - d e s s o u s de 16 a n s . A j o u t o n s à cela q u e le salaire
est p e u élevé e n c o m p a r a i s o n d e l'exploitation é n o r m e des forces d e travail p a r v e n u e s o u n o n 25
à m a t u r i t é ; il est p a r j o u r en m o y e n n e de 2 sh. 8 d. p o u r h o m m e s , 1 sh. 8 d. p o u r f e m m e s et
2 y d. p o u r les garçons. A u s s i la B e l g i q u e a-t-elle en 1863, c o m p a r a t i v e m e n t avec 1850, à p e u
2

près d o u b l é la q u a n t i t é et la v a l e u r de son e x p o r t a t i o n de c h a r b o n , de fer, etc.


1 9 9
Q u a n d R o b e r t O w e n , i m m é d i a t e m e n t après les d i x p r e m i è r e s a n n é e s d e c e siècle, s o u t i n t
t h é o r i q u e m e n t n o n - s e u l e m e n t l a n é c e s s i t é d ' u n e l i m i t a t i o n d e l a j o u r n é e d e travail, m a i s e n - 30
core établit r é e l l e m e n t l a j o u r n é e d e 1 0 h e u r e s d a n s s a fabrique d e N e w - L a n a r k , o n s e m o q u a
d e cette i n n o v a t i o n c o m m e d ' u n e u t o p i e c o m m u n i s t e . O n persifla son « u n i o n d u travail pro-
d u c t i f avec l ' é d u c a t i o n des enfants », et les c o o p é r a t i o n s ouvrières q u ' i l a p p e l a le p r e m i e r à la
vie. A u j o u r d ' h u i l a p r e m i è r e d e ces u t o p i e s est u n e loi d e l'État, l a s e c o n d e figure c o m m e
p h r a s e officielle d a n s t o u s les Factory Acts, et la t r o i s i è m e va j u s q u ' à servir de m a n t e a u p o u r 35
couvrir des m a n œ u v r e s r é a c t i o n n a i r e s .
2 0 0
Ure, trad, franc., Philosophie des manufactures. Paris, 1836, t. I I , p. 39, 40, 76, 77, etc.
2 0 1
D a n s le c o m p t e r e n d u du congrès i n t e r n a t i o n a l de statistique t e n u à Paris en 1855, il est
dit e n t r e a u t r e s q u e la loi française, q u i restreint à 12 h e u r e s la d u r é e du travail q u o t i d i e n
d a n s les fabriques et les ateliers, n ' é t a b l i t pas d ' h e u r e s fixes entre lesquelles ce travail doit 40
s'accomplir. Ce n ' e s t q u e p o u r le travail des enfants q u e la p é r i o d e e n t r e 5 h e u r e s du m a t i n et
9 h e u r e s du soir est prescrite. A u s s i des fabricants u s e n t - i l s du droit q u e leur a c c o r d e ce fatal
silence p o u r faire travailler s a n s i n t e r r u p t i o n t o u s les j o u r s , excepté p e u t - ê t r e le d i m a n c h e . Ils
e m p l o i e n t p o u r cela d e u x séries différentes d e travailleurs, d o n t a u c u n e n e passe p l u s d e
12 h e u r e s à l'atelier; m a i s l'ouvrage, d a n s l ' é t a b l i s s e m e n t , d u r e j o u r et n u i t . « L a loi est satis- 45
faite, m a i s l ' h u m a n i t é l'est-elle é g a l e m e n t ? » O u t r e l'influence destructive d u travail d e n u i t
sur l ' o r g a n i s m e h u m a i n , on y fait ressortir e n c o r e la fatale influence de la c o n f u s i o n p e n d a n t
la n u i t des d e u x sexes d a n s les m ê m e s ateliers t r è s - m a l éclairés.

254
Chapitre Χ • La journée de travail

plus défectueuse q u e son original anglais. Toutefois la m é t h o d e révolution-


naire française a aussi ses avantages particuliers. Elle dicte du m ê m e coup
à t o u s les ateliers et à t o u t e s les fabriques, sans distinction, u n e m ê m e li-
m i t e de la j o u r n é e de travail, tandis que la législation anglaise, c é d a n t m a l -
5 gré elle à la pression des circonstances, t a n t ô t sur un point, t a n t ô t sur un
autre, prend toujours le m e i l l e u r c h e m i n p o u r faire éclore t o u t e u n e n i c h é e
202
de difficultés j u r i d i q u e s . D ' a u t r e part, la loi française p r o c l a m e , au n o m
des principes, ce qui n ' e s t c o n q u i s en Angleterre q u ' a u n o m des enfants,
des m i n e u r s et des f e m m e s , et n ' a été r é c l a m é que depuis peu de t e m p s à
203
10 titre de droit u n i v e r s e l .
D a n s les États-Unis du n o r d de l ' A m é r i q u e , t o u t e velléité d ' i n d é p e n -
d a n c e de la part des ouvriers est restée paralysée aussi l o n g t e m p s q u e l'es-
clavage souillait u n e partie du sol de la R é p u b l i q u e . Le travail sous p e a u
b l a n c h e ne p e u t s ' é m a n c i p e r là où le travail sous peau n o i r e est stigmatisé
15 et flétri. M a i s la m o r t de l'esclavage fit éclore i m m é d i a t e m e n t u n e vie n o u -
velle. Le p r e m i e r fruit de la guerre fut l'agitation des h u i t h e u r e s , qui cou-
rut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l'océan A t l a n t i q u e à
l'océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Angleterre j u s q u ' e n Californie. Le
congrès général des ouvriers à Baltimore (août 1866) fit la déclaration sui-
20 v a n t e : « L e p r e m i e r et le plus grand besoin du présent, p o u r délivrer le tra-
vail de ce pays de l'esclavage capitaliste, est la p r o m u l g a t i o n d ' u n e loi
d'après laquelle la j o u r n é e de travail doit se composer de 8 h e u r e s dans
t o u s les États de l ' U n i o n a m é r i c a i n e . N o u s s o m m e s décidés à m e t t r e en
ceu||130|vre toutes n o s forces j u s q u ' à ce que ce glorieux résultat soit at-
2 0 4
25 t e i n t . » En m ê m e t e m p s (au c o m m e n c e m e n t de septembre 1866) le

2 0 2
« D a n s m o n district, par e x e m p l e , u n m ê m e fabricant est, d a n s les m ê m e s é t a b l i s s e m e n t s ,
b l a n c h i s s e u r et teinturier, et c o m m e tel s o u m i s à l ' a c t e q u i règle les b l a n c h i s s e r i e s et les t e i n -
t u r e r i e s ; d e plus i m p r i m e u r , e t c o m m e tel s o u m i s a u <Print W o r k s act>; enfin finisseur (finish-
er), et c o m m e tel s o u m i s au <Factory A c t ....>» (Reports of M. Baker, d a n s Reports, etc., for
30 31 oct. 1 8 6 1 , p. 20.) A p r è s avoir é n u m é r é les divers articles de ces lois et fait ressortir la c o m -
p l i c a t i o n q u i en r é s u l t e , M. B a k e r ajoute : « On voit c o m b i e n il d o i t être difficile d ' a s s u r e r
l ' e x é c u t i o n de ces trois r è g l e m e n t s p a r l e m e n t a i r e s , s'il plaît au fabricant d ' é l u d e r la l o i . » M a i s
ce q u i est a s s u r é par là à M M . les j u r i s t e s , ce sont les procès.
2 0 3
Enfin les i n s p e c t e u r s d e f a b r i q u e s e s e n t e n t l e c o u r a g e d e d i r e : « C e s o b j e c t i o n s (du c a p i t a l
35 c o n t r e la l i m i t a t i o n légale du t e m p s de travail) d o i v e n t s u c c o m b e r d e v a n t le g r a n d p r i n c i p e
des droits du t r a v a i l . . . . II y a un t e m p s où le droit du p a t r o n s u r le travail de s o n o u v r i e r
cesse, et où celui-ci r e p r e n d p o s s e s s i o n de l u i - m ê m e . » (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p. 54.)
2 0 4
« N o u s , les travailleurs d e D u n k i r k , d é c l a r o n s q u e l a l o n g u e u r d u t e m p s d e travail r e q u i s e
sous le système a c t u e l est trop g r a n d e , et q u e , loin de laisser à l'ouvrier du t e m p s p o u r se r e p o -
40 ser e t s'instruire, elle l e p l o n g e d a n s u n état d e servitude q u i n e v a u t g u è r e m i e u x q u e l'escla-
vage ( a c o n d i t i o n o f s e r v i t u d e b u t little b e t t e r t h a n slavery). C'est p o u r q u o i n o u s d é c i d o n s q u e
8 h e u r e s suffisent p o u r u n e j o u r n é e d e travail e t d o i v e n t être r e c o n n u e s l é g a l e m e n t c o m m e
suffisantes ; q u e n o u s a p p e l o n s à n o t r e s e c o u r s la presse, ce p u i s s a n t levier . . . . et q u e n o u s
c o n s i d é r o n s t o u s c e u x q u i n o u s refuseront cet a p p u i c o m m e e n n e m i s d e l a r é f o r m e d u travail
45 et des droits du t r a v a i l l e u r . » (Décisions des travailleurs de Dunkirk, É t a t de N e w - Y o r k , 1866.)

255
Troisième section · La production de la plus-value absolue

congrès de l'Association I n t e r n a t i o n a l e des Travailleurs, à G e n è v e , sur la


proposition du Conseil général de Londres, prenait u n e décision sembla-
b l e : « N o u s déclarons q u e la limitation de la j o u r n é e de travail est la condi-
tion préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l ' é m a n c i p a t i o n doi-
vent échouer. N o u s proposons 8 heures p o u r limite légale de la j o u r n é e de 5
travail. »
C'est ainsi que le m o u v e m e n t de la classe ouvrière, né s p o n t a n é m e n t des
d e u x côtés de l'Atlantique, des rapports m ê m e s de la p r o d u c t i o n , sanc-
t i o n n e les paroles de l'inspecteur de fabrique anglais R . J . S a u n d e r s : « I l est
impossible de faire un pas vers la réforme de la société, avec q u e l q u e espoir 10
de réussite, si la j o u r n é e de travail n'est pas d'abord limitée, et si la limita-
205
tion prescrite n'est pas strictement et obligatoirement o b s e r v é e . »
N o t r e travailleur, il faut l'avouer, sort de la serre c h a u d e de la p r o d u c -
tion a u t r e m e n t qu'il n ' y est entré. Il s'était présenté sur le m a r c h é c o m m e
possesseur de la m a r c h a n d i s e «force de travail», vis-à-vis de possesseurs 15
d'autres m a r c h a n d i s e s , m a r c h a n d en face de m a r c h a n d . Le contrat par le-
quel il vendait sa force de travail semblait résulter d ' u n accord entre d e u x
volontés libres, celle du v e n d e u r et celle de l'acheteur. L'affaire u n e fois
conclue, il se découvre q u ' i l n'était point « u n agent l i b r e » ; q u e le t e m p s
p o u r lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps p o u r 20
206
lequel il est forcé de la v e n d r e , et q u ' e n réalité le vampire qui le suce ne
le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, u n e goutte de sang à
207 2 0 8
e x p l o i t e r . Pour se défendre contre «le serpent de leurs t o u r m e n t s » , il
faut q u e les ouvriers ne fassent plus q u ' u n e tête et q u ' u n c œ u r ; q u e par un
grand effort collectif, par u n e pression de classe, ils dressent u n e barrière 25
infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capi-
tal par « c o n t r a t libre», e u x et leur progéniture, j u s q u ' à l'esclavage et la
2 0 9
mort .
2 0 5
Reports, etc., for 31 oct. 1848, p. 112.
2 0 6
« C e s p r o c é d é s (les m a n œ u v r e s d u capital, par e x e m p l e , d e 1848 à 1850) o n t f o u r n i des 30
preuves i n c o n t e s t a b l e s de la fausseté de l'assertion si s o u v e n t m i s e en avant, d ' a p r è s laquelle
les ouvriers n ' o n t p a s b e s o i n d e p r o t e c t i o n , m a i s p e u v e n t être c o n s i d é r é s c o m m e des agents li-
bres d a n s la d i s p o s i t i o n de la s e u l e p r o p r i é t é qu'ils p o s s è d e n t , le travail de leurs m a i n s et la
s u e u r de leurs fronts.» (Reports, etc., for 30 aprii 1850, p . 4 5 . ) « L e travail libre, si on p e u t l'ap-
peler ainsi, m ê m e d a n s un pays libre, r e q u i e r t le b r a s p u i s s a n t de la loi p o u r le p r o t é g e r . » (Re- 35
ports, etc., for 31 oct. 1864, p. 34.) « P e r m e t t r e , est la m ê m e c h o s e q u e f o r c e r . . . . de travailler
14 h e u r e s par j o u r , avec ou s a n s r e p a s . » (Reports, etc., for 30 aprii 1 8 6 3 , p. 40.)
2 0 7
Friedrich Engels, 1. c. p. 5.
2 0 8
Paroles d e H e n r i H e i n e .
2 0 9
« D a n s les b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e q u i l u i sont s o u m i s e s , le bill d e s dix h e u r e s a s a u v é les 40
ouvriers d ' u n e d é g é n é r e s c e n c e c o m p l è t e et a protégé t o u t ce q u i regarde leur c o n d i t i o n p h y s i -
q u e . » (Reports, etc., for 31 oct. 1859, p. 4 7 - 5 2 ) . « L e c a p i t a l ( d a n s les fabriques) ne p e u t j a m a i s
e n t r e t e n i r les m a c h i n e s e n m o u v e m e n t a u delà d ' u n e p é r i o d e d e t e m p s d é t e r m i n é e s a n s p o r t e r
a t t e i n t e à la s a n t é et à la m o r a l i t é des ouvriers, et c e u x - c i ne s o n t p o i n t en p o s i t i o n de se p r o -
téger e u x - m ê m e s . » ( L . c . p. 8.) 45

256
Chapitre XI · Taux et masse de la plus-value

Le p o m p e u x catalogue des « d r o i t s de l ' h o m m e » est ainsi r e m p l a c é par


u n e m o d e s t e « g r a n d e c h a r t e » qui d é t e r m i n e légalement l a j o u r n é e d e tra-
vail et « i n d i q u e enfin clairement q u a n d finit le t e m p s que v e n d le travail-
210
leur, et q u a n d c o m m e n c e le t e m p s qui lui a p p a r t i e n t » . Quantum mutatus
5 ab ilio !\

|131| CHAPITRE XI

T a u x et masse de la plus-value

D a n s ce chapitre, c o m m e dans les précédents, la valeur j o u r n a l i è r e de la


force de travail, et p a r c o n s é q u e n t la partie de la j o u r n é e où l'ouvrier ne
10 fait q u e r e p r o d u i r e ou m a i n t e n i r cette force, sont censées être des gran-
deurs constantes.
Posons q u e la valeur j o u r n a l i è r e d ' u n e force de travail m o y e n n e soit de
3 sh. ou 1 écu, et q u ' i l faut six h e u r e s par j o u r p o u r la reproduire. P o u r
acheter u n e telle force, le capitaliste doit d o n c avancer un écu. C o m b i e n de
15 plus-value lui rapportera cet é c u ? Cela d é p e n d du taux de la plus-value.. S'il
est de 50 %, la plus-value sera un demi-écu, représentant trois h e u r e s de
surtravail; s'il est de 100 %, elle m o n t e r a à un écu r e p r é s e n t a n t six h e u r e s
de surtravail. Le taux de la plus-value d é t e r m i n e d o n c la somme de plus-va-
lue produite par un ouvrier individuel, la valeur de sa force é t a n t d o n n é e .
20 Le capital variable est l'expression m o n é t a i r e de la valeur de toutes les
forces de travail q u e le capitaliste emploie à la fois. Sa valeur égale la va-
leur m o y e n n e d ' u n e force de travail multipliée par le n o m b r e de ces forces
individuelles ; la g r a n d e u r du capital variable est d o n c proportionnelle au
n o m b r e des ouvriers employés. Il se m o n t e à 100 écus par jour, si le capita-
25 liste exploite q u o t i d i e n n e m e n t 100 forces, à η écus, s'il exploite η forces.
De m ê m e , si un écu, le prix d ' u n e force de travail, p r o d u i t u n e plus-va-
lue q u o t i d i e n n e d ' u n écu, u n capital variable d e 100 écus p r o d u i r a u n e

2 1 0
« U n b i e n f a i t e n c o r e plus g r a n d , c'est l a d i s t i n c t i o n enfin c l a i r e m e n t é t a b l i e e n t r e l e t e m p s
p r o p r e d e l'ouvrier e t c e l u i d e s o n m a î t r e . L ' o u v r i e r sait m a i n t e n a n t q u a n d l e t e m p s q u ' i l a
30 vendu finit, et q u a n d c o m m e n c e celui qui lui appartient; et cette connaissance le m e t à m ê m e
de disposer d ' a v a n c e de ses p r o p r e s m i n u t e s s u i v a n t ses v u e s et projets.» (L. c. p. 52.) « E n
c o n s t i t u a n t les ouvriers m a î t r e s de l e u r p r o p r e t e m p s , la législation m a n u f a c t u r i è r e l e u r a
d o n n é u n e é n e r g i e m o r a l e q u i les c o n d u i r a u n j o u r à l a possession d u p o u v o i r p o l i t i q u e . »
( L . c . p . 47). Avec u n e i r o n i e c o n t e n u e e t e n t e r m e s très-circonspects, les i n s p e c t e u r s d e fabri-
35 q u e d o n n e n t à e n t e n d r e q u e l a loi a c t u e l l e des d i x h e u r e s n ' a pas é t é s a n s a v a n t a g e s p o u r l e
capitaliste. Elle l'a délivré, j u s q u ' à u n c e r t a i n point, d e cette b r u t a l i t é n a t u r e l l e q u i l u i v e n a i t
d e c e q u ' i l n ' é t a i t q u ' u n e s i m p l e p e r s o n n i f i c a t i o n d u c a p i t a l e t l u i a o c t r o y é q u e l q u e loisir
p o u r s a p r o p r e é d u c a t i o n . A u p a r a v a n t « l e m a î t r e n ' a v a i t d e t e m p s q u e p o u r l ' a r g e n t ; l e servi-
teur que pour le travail». (L.c. p.48.)

257
Troisième section • La production de la plus-value absolue

plus-value de 100 écus, un capital de n écus u n e plus-value de 1 écu x n.


La s o m m e de plus-value produite par un capital variable est d o n c d é t e r m i -
née, par le n o m b r e des ouvriers q u ' i l paye, multipliée par la s o m m e de
plus-value q u e rapporte par j o u r l'ouvrier individuel ; et cette s o m m e , é t a n t
c o n n u e la valeur de la force individuelle, d é p e n d du t a u x de la plus-value, 5
en d'autres termes, du rapport du surtravail de l'ouvrier à son travail néces-
211
s a i r e . N o u s o b t e n o n s d o n c cette l o i : L a s o m m e d e l a plus-value p r o d u i t e
par un capital variable, est égale à la valeur de ce capital avancé, m u l t i p l i é e
par le t a u x de la plus-value, ou bien, elle est égale à la valeur d ' u n e force
de travail, multipliée par le degré de son exploitation, multipliée par le 10
n o m b r e des forces, employées conjointement.
Ainsi, si n o u s n o m m o n s la s o m m e de plus-value P, la plus-value quoti-
d i e n n e m e n t produite p a r l'ouvrier individuel p, le capital variable avancé
p o u r le p a y e m e n t d ' u n ouvrier v, la valeur totale du capital variable V, la
valeur d ' u n e force m o y e n n e de travail /, son degré d'exploitation 15
t' (surtravail)
et le n o m b r e des ouvriers employés n, n o u s
t (travail nécessaire)
aurons :

20

Or, un produit ne c h a n g e pas de g r a n d e u r n u m é r i q u e , q u a n d celle de ses


facteurs change s i m u l t a n é m e n t et en raison inverse.
D a n s la p r o d u c t i o n d ' u n e masse d é t e r m i n é e de plus-value, le décroisse-
m e n t de l'un de ses facteurs p e u t d o n c être c o m p e n s é par l'accroissement
de l'autre. 25
Ainsi, u n e d i m i n u t i o n du t a u x de la plus-value ||132| n ' e n affecte pas la
m a s s e produite, si le capital variable ou le n o m b r e des ouvriers employés
croissent proportionnellement.
Un capital variable de 100 écus, qui exploite 100 ouvriers au t a u x de
100 %, produit 100 écus de plus-value. D i m i n u e z de m o i t i é le t a u x de la 30
plus-value, et sa s o m m e reste la m ê m e , si vous doublez en m ê m e t e m p s le
capital variable.
Par contre : la s o m m e de plus-value reste la m ê m e q u a n d le capital varia-

2 1 1
D a n s l e texte, i l est toujours s u p p o s é , n o n - s e u l e m e n t q u e l a valeur d ' u n e force d e travail
m o y e n n e est c o n s t a n t e , m a i s e n c o r e q u e t o u s les ouvriers e m p l o y é s par u n capitaliste n e s o n t 35
q u e des forces m o y e n n e s . Il y a des cas e x c e p t i o n n e l s où la plus-value p r o d u i t e n ' a u g m e n t e
p a s p r o p o r t i o n n e l l e m e n t au n o m b r e des ouvriers exploités, m a i s alors la v a l e u r de la force de
travail n e reste p a s c o n s t a n t e .

258
Chapitre XI · Taux et masse de la plus-value

ble d i m i n u e , tandis q u e le taux de la plus-value a u g m e n t e en proportion


inverse. Supposez q u e le capitaliste paie q u o t i d i e n n e m e n t 100 écus à
100 ouvriers, d o n t le t e m p s de travail nécessaire s'élève à six h e u r e s et le
surtravail à trois h e u r e s . Le capital avancé de 100 écus se fait valoir au t a u x
5 de 50 %, et p r o d u i t u n e plus-value de 50 écus ou de 100 x 3 h e u r e s de tra-
vail = 300 h e u r e s . Si le capitaliste réduit m a i n t e n a n t ses avances de m o i -
tié, de 100 à 50 écus, ou n ' e m b a u c h e plus q u e 50 ouvriers; s'il réussit en
m ê m e t e m p s à doubler le t a u x de la plus-value, ou, ce qui revient au
m ê m e , à prolonger le surtravail de trois à six heures, il gagnera toujours la
1 0 5 0
10 m ê m e s o m m e , car 50 écus x % = 100 écus x / = 50 écus. Calculant
0 0 w o

par heures de travail, on o b t i e n t : 50 forces de travail x 6 h e u r e s = 100


forces de travail x 3 h e u r e s = 300 heures.
U n e d i m i n u t i o n d u capital variable p e u t d o n c être c o m p e n s é e par u n e
élévation proportionnelle du t a u x de la plus-value ou b i e n u n e d i m i n u t i o n
15 des ouvriers employés, par u n e prolongation proportionnelle de leur jour-
n é e de travail. J u s q u ' à un certain point, la q u a n t i t é de travail exploitable
212
par le capital devient ainsi i n d é p e n d a n t e du n o m b r e des o u v r i e r s .
C e p e n d a n t , cette sorte de c o m p e n s a t i o n r e n c o n t r e u n e limite infranchis-
sable. Le j o u r n a t u r e l de 24 heures est toujours plus grand q u e la j o u r n é e
20 m o y e n n e de travail; celle-ci ne p e u t d o n c j a m a i s r e n d r e u n e valeur quoti-
d i e n n e de 4 écus, si l'ouvrier m o y e n produit la valeur de % écu p a r h e u r e ;
car il lui faudrait vingt-quatre heures p o u r produire u n e valeur de 4 écus.
Q u a n t à la plus-value, sa limite est encore plus étroite. Si la partie de la
j o u r n é e nécessaire p o u r remplacer le salaire q u o t i d i e n s'élève à six heures,
25 il ne reste du j o u r n a t u r e l q u e dix-huit heures, dont les lois biologiques ré-
clament u n e partie p o u r le repos de la force ; posons six heures c o m m e li-
m i t e minima de ce repos, en prolongeant la j o u r n é e de travail à la limite
maxima de dix-huit heures, le surtravail ne sera q u e de d o u z e h e u r e s , et ne
produira par c o n s é q u e u t q u ' u n e valeur de 2 écus.
30 Un capital variable de 500 écus, qui emploie 500 ouvriers à un t a u x de
plus-value de 100 %, ou avec un travail de d o u z e heures, d o n t six appar-
t i e n n e n t au surtravail, produit c h a q u e j o u r u n e plus-value de 500 écus ou
6 x 500 h e u r e s de travail. Un capital de 100 écus qui emploie c h a q u e j o u r
100 ouvriers à un t a u x de plus-value de 200 % ou avec u n e j o u r n é e de tra-
35 vail de dix-huit heures, ne produit q u ' u n e plus-value de 200 écus ou
12 x 100 heures de travail. Son produit en valeur totale ne p e u t j a m a i s , par
j o u r n é e m o y e n n e , atteindre la s o m m e de 400 écus ou 24 x 100 h e u r e s de

2 1 2
C e t t e loi é l é m e n t a i r e s e m b l e i n c o n n u e à m e s s i e u r s les é c o n o m i s t e s vulgaires, q u i , n o u -
v e a u x A r c h i m e d e s m a i s à r e b o u r s , c r o i e n t avoir trouvé d a n s la d é t e r m i n a t i o n d e s prix du
40 m a r c h é du travail p a r l'offre et la d e m a n d e le p o i n t d ' a p p u i au m o y e n d u q u e l ils ne soulève-
r o n t p a s l e m o n d e , m a i s l e m a i n t i e n d r o n t e n repos.

259
Troisième section • La production de la plus-value absolue

travail. U n e d i m i n u t i o n du capital variable ne p e u t d o n c être c o m p e n s é e


par l'élévation du t a u x de la plus-value, ou, ce qui revient au m ê m e , u n e
r é d u c t i o n du n o m b r e des ouvriers employés, par u n e hausse du degré d'ex-
ploitation, q u e dans les limites physiologiques de la j o u r n é e de travail, et,
par conséquent, du surtravail qu'elle renferme. 5
Cette loi, d ' u n e évidence absolue, est i m p o r t a n t e pour l'intelligence de
p h é n o m è n e s compliqués. N o u s savons déjà q u e le capital s'efforce de pro-
d u i r e le m a x i m u m possible de plus-value, et n o u s verrons plus tard qu'il tâ-
che e n m ê m e t e m p s d e réduire a u m i n i m u m , c o m p a r a t i v e m e n t a u x d i m e n -
sions de l'entreprise, sa partie variable ou le n o m b r e d'ouviers qu'il 10
exploite. Ces t e n d a n c e s d e v i e n n e n t contradictoires dès q u e la d i m i n u t i o n
de l'un des facteurs qui d é t e r m i n e n t la s o m m e de la plus-value, ne p e u t
plus être c o m p e n s é e par l ' a u g m e n t a t i o n de l'autre.
C o m m e la valeur n'est q u e du travail réalisé, il est évident q u e la m a s s e
de valeur q u ' u n capitaliste fait produire d é p e n d exclusivement de la q u a n - 15
tité de travail qu'il m e t en m o u v e m e n t . Il en p e u t mettre en m o u v e m e n t
plus ou m o i n s , avec le m ê m e n o m b r e d'ouvriers, selon que leur j o u r n é e est
plus ou m o i n s prolongée. Mais, étant d o n n é s et la valeur de la force de tra-
vail et le t a u x de la plus-value, en d'autres termes, - les limites de la jour-
n é e et sa division en travail nécessaire et surtravail, - la m a s s e totale de va- 20
leur, y inclus la plus-value, q u ' u n capitaliste réalise, est exclusivement
d é t e r m i n é e par le n o m b r e des ouvriers qu'il exploite, et ce n o m b r e lui-
m ê m e dépend de la g r a n d e u r du capital variable qu'il avance.
Les masses de plus-value produites sont alors en raison directe de la
grandeur des capitaux variables avancés. Or, dans les diverses b r a n c h e s 25
d'industrie, la division proportionnelle du capital entier en capital variable
et en capital constant diffère g r a n d e m e n t . D a n s le m ê m e genre d'entreprise
cette division se modifie selon les conditions t e c h n i q u e s et les c o m b i n a i -
sons sociales du travail. M a i s on sait q u e la valeur du capital c o n s t a n t repa-
raît dans le produit, tandis que la valeur ajoutée aux m o y e n s de p r o d u c t i o n 30
ne provient q u e du capital variable, de cette partie du capital avancé q u i se
convertit en force de travail. De q u e l q u e m a n i è r e q u ' u n capital d o n n é se
décompose en partie constante et en partie variable, q u e celle-là soit à
celle-ci c o m m e 2 est à 1, c o m m e 10 est à 1, etc.; q u e la valeur des m o y e n s
de production, c o m p a r é e à la valeur des forces de travail employées, 35
croisse, d i m i n u e , reste constante, qu'elle soit grande ou petite, p e u i m -
porte ; elle reste sans la m o i n d r e influence sur la masse de valeur p r o d u i t e .
Si l'on applique la loi émise plus h a u t a u x différentes b r a n c h e s d ' i n d u s -
tries, quelle que puisse y être la division proportionnelle du capital avancé
en partie constante et en partie variable, on arrive à la loi suivante : La va- 40
leur de la force moyenne de travail et le degré moyen de son ||133| exploitation

260
Chapitre XI • Taux et masse de la plus-value

étant supposés égaux dans différentes industries, les masses de plus-value pro-
duites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux em-
ployés, c'est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail.
Cette loi est en contradiction évidente avec t o u t e expérience fondée sur
5 les apparences. C h a c u n sait q u ' u n filateur, qui emploie relativement b e a u -
coup de capital constant et peu de capital variable, n ' o b t i e n t pas, à cause
de cela, un bénéfice ou u n e plus-value m o i n d r e q u e le boulanger, qui e m -
ploie relativement b e a u c o u p de capital variable et p e u de capital constant.
La solution de cette c o n t r a d i c t i o n apparente exige b i e n des m o y e n s termes,
10 de m ê m e q u ' e n algèbre, il faut b i e n des m o y e n s termes p o u r c o m p r e n d r e

q u e — p e u t représenter u n e g r a n d e u r réelle. Bien q u e l ' é c o n o m i e classique


n'ait j a m a i s formulé cette loi, elle y tient instinctivement, parce qu'elle dé-
2 1 3
coule de la n a t u r e m ê m e de la valeur. On verra plus t a r d comment
l'école de R i c a r d o est v e n u e b u t t e r contre cette pierre d ' a c h o p p e m e n t .
15 Q u a n t à l ' é c o n o m i e vulgaire, elle se targue ici c o m m e p a r t o u t des appa-
rences p o u r n i e r la loi des p h é n o m è n e s . C o n t r a i r e m e n t à Spinoza, elle croit
q u e «l'ignorance est u n e raison suffisante».
Le travail qui est m i s en m o u v e m e n t , un j o u r p o r t a n t l'autre, par t o u t le
capital d ' u n e société, p e u t être considéré c o m m e u n e seule j o u r n é e de tra-
20 vail. Le n o m b r e des travailleurs est-il, par exemple, d ' u n million, et la jour-
n é e de travail m o y e n n e est-elle de dix heures, la j o u r n é e de travail sociale
consiste en dix millions d'heures. La longueur de cette j o u r n é e é t a n t don-
née, que ses limites soient fixées p h y s i q u e m e n t ou socialement, la m a s s e
de la plus-value ne p e u t être a u g m e n t é e q u e par l ' a u g m e n t a t i o n du n o m b r e
25 des travailleurs, c'est-à-dire de la population ouvrière. L'accroissement de
la population forme ici la limite m a t h é m a t i q u e de la p r o d u c t i o n de la plus-
value par le capital social. I n v e r s e m e n t : étant d o n n é e la g r a n d e u r de la po-
pulation, cette limite est formée par la prolongation possible de la j o u r n é e
214
de t r a v a i l . On verra d a n s le chapitre suivant q u e cette loi n'est valable
30 que pour la forme de la plus-value traitée j u s q u ' à présent.
Il résulte de l ' e x a m e n q u e n o u s venons de faire de la p r o d u c t i o n de la
plus-value, que t o u t e s o m m e d e valeur o u d e m o n n a i e n e p e u t pas être
transformée en capital. Cette transformation ne p e u t s'opérer sans q u ' u n
m i n i m u m d'argent ou de valeur d ' é c h a n g e se trouve entre les m a i n s du
35 postulant à la dignité capitaliste. Le m i n i m u m du capital variable est le
prix m o y e n d ' u n e force de travail individuelle employée l ' a n n é e entière à
2 1 3
D a n s l e livre q u a t r i è m e .
2 1 4
« L e travail, q u i est l e t e m p s é c o n o m i q u e d e l a société, est u n e q u a n t i t é d o n n é e , soit
10 h e u r e s p a r j o u r d ' u n m i l l i o n d ' h o m m e s , ou 10 millions d ' h e u r e s . . . . Le c a p i t a l a sa l i m i t e
40 d ' a c c r o i s s e m e n t . C e t t e l i m i t e p e u t , à t o u t e p é r i o d e de l ' a n n é e , être a t t e i n t e d a n s l ' e x t e n s i o n
a c t u e l l e du t e m p s é c o n o m i q u e e m p l o y é . » An Essay on the political Economy of nations. L o n d o n ,
1 8 2 1 , p . 47, 49.

261
Troisième section • La production de la plus-value absolue

la production de plus-value. Si le possesseur de cette force était n a n t i de


moyens de p r o d u c t i o n à lui, et se c o n t e n t a i t de vivre c o m m e ouvrier, il lui
suffirait de travailler le t e m p s nécessaire p o u r payer ses m o y e n s de subsis-
tance, m e t t o n s h u i t h e u r e s par jour. Il n ' a u r a i t également b e s o i n de
m o y e n s de p r o d u c t i o n q u e p o u r h u i t heures de travail ; tandis q u e le capita- 5
liste qui, outre ces h u i t heures, lui fait exécuter un surtravail de q u a t r e
heures, par exemple, a b e s o i n d ' u n e s o m m e d'argent s u p p l é m e n t a i r e p o u r
fournir le surplus des m o y e n s de production. D'après nos d o n n é e s , il d e -
vrait déjà employer d e u x ouvriers, pour pouvoir vivre c o m m e un seul
ouvrier, de la plus-value qu'il e m p o c h e c h a q u e jour, c'est-à-dire satisfaire 10
ses besoins de première nécessité. D a n s ce cas, le b u t de sa p r o d u c t i o n se-
rait t o u t s i m p l e m e n t l'entretien de sa vie, et n o n l'acquisition de richesse ;
or celle-ci est l'objet s o u s - e n t e n d u de la p r o d u c t i o n capitaliste. P o u r qu'il
vécût s e u l e m e n t d e u x fois aussi b i e n q u ' u n ouvrier ordinaire, et transfor-
m â t en capital la m o i t i é de la plus-value produite, il lui faudrait a u g m e n t e r 15
de 8 fois le capital avancé, en m ê m e temps q u e le n o m b r e des ouvriers. As-
s u r é m e n t , il p e u t l u i - m ê m e , c o m m e son ouvrier, m e t t r e la patte à l ' œ u v r e ;
m a i s alors il n'est plus q u ' u n être hybride, q u ' u n e chose i n t e r m é d i a i r e en-
tre capitaliste et travailleur, un «petit p a t r o n » . A un certain degré de déve-
l o p p e m e n t , il faut que le capitaliste puisse employer à l'appropriation et à 20
la surveillance du travail d ' a u t r u i et à la vente des produits de ce travail
215
tout le t e m p s p e n d a n t lequel il fonctionne c o m m e capital p e r s o n n i f i é .
L'industrie corporative du m o y e n âge cherchait à e m p ê c h e r le m a î t r e , le
chef de corps de métier, de se transformer en capitaliste, en l i m i t a n t à un
m a x i m u m très restreint le n o m b r e des ouvriers qu'il avait le droit d ' e m - 25
ployer. Le possesseur d'argent ou de m a r c h a n d i s e s ne devient en réalité ca-
pitaliste q u e lorsque la s o m m e minima qu'il avance p o u r la p r o d u c t i o n dé-
passe déjà de b e a u c o u p le m a x i m u m du m o y e n âge. Ici, c o m m e d a n s les
sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel d a n s sa Logique,
loi d'après laquelle de simples c h a n g e m e n t s d a n s la q u a n t i t é , p a r v e n u s à 30
216
u n certain degré, a m è n e n t des différences d a n s l a q u a l i t é .
2 1 5
« L e fermier ne p e u t pas c o m p t e r sur son p r o p r e travail; et s'il le fait, je m a i n t i e n s q u ' i l y
perdra. Sa f o n c t i o n est de t o u t surveiller. Il faut q u ' i l ait l ' œ i l sur s o n b a t t e u r en g r a n g e , ses
f a u c h e u r s , ses m o i s s o n n e u r s , etc. Il doit c o n s t a m m e n t faire le t o u r de ses c l ô t u r e s et voir si
rien n'est négligé, ce q u i a u r a i t lieu c e r t a i n e m e n t s'il se confinait en u n e p l a c e q u e l c o n q u e . » 35
{An Enquiry into the Connection between the Price of Provisions, and the Size of Farms, etc. by a Far-
mer. L o n d o n , 1 7 7 3 , p. 12). C e t écrit est très-intéressant. On p e u t y é t u d i e r la g e n è s e du «capita-
list former» ou « merchant former», c o m m e il est appelé en t o u t e s lettres et y lire sa glorification
vis-à-vis du « p e t i t f e r m i e r » q u i n ' a q u ' u n souci, celui de sa s u b s i s t a n c e . - « L a classe des ca-
pitalistes est d ' a b o r d en p a r t i e et finalement t o u t à fait délivrée de la n é c e s s i t é du travail m a - 40
n u e l . » Textbook of Lectures on the Polit. Economy of Nations, by the Rev. R i c h a r d J o n e s . H e r t -
ford 1852, lecture I I I .
2 1 6
L a t h é o r i e m o l é c u l a i r e d e l a c h i m i e m o d e r n e , d é v e l o p p é e p o u r l a p r e m i è r e fois scientifi-
q u e m e n t p a r L a u r e n t et G e r h a r d t , a p o u r b a s e cette loi.

262
Chapitre XI · Taux et masse de la plus-value

Le m i n i m u m de la s o m m e de valeur d o n t un possesseur d'argent ou de


m a r c h a n d i s e doit pouvoir disposer p o u r se m é t a m o r p h o s e r en capitaliste,
varie suivant les divers degrés de développement de la p r o d u c t i o n . Le degré
de d é v e l o p p e m e n t d o n n é , ||134| il varie également d a n s les différentes in-
5 dustries, suivant leurs c o n d i t i o n s t e c h n i q u e s particulières. A l'origine
m ê m e de la p r o d u c t i o n capitaliste, quelques-unes de ces industries exi-
geaient déjà un m i n i m u m de capital qui ne se trouvait pas encore d a n s les
m a i n s de particuliers. C'est ce qui rendit nécessaires les subsides d'État ac-
cordés à des chefs d'industrie privée, - c o m m e en F r a n c e du t e m p s de Col-
io bert, et c o m m e de n o s jours cela se pratique encore d a n s plusieurs princi-
pautés de l'Allemagne, - et la formation de sociétés avec m o n o p o l e légal
217
p o u r l'exploitation de certaines b r a n c h e s d'industrie et de c o m m e r c e ,
a u t a n t d'avant-coureurs des sociétés m o d e r n e s par actions.

15 Le capital, c o m m e n o u s l'avons vu, se r e n d maître du travail, c'est-à-dire


parvient à courber sous sa loi la force de travail en m o u v e m e n t ou le tra-
vailleur l u i - m ê m e . Le capitaliste veille à ce que l'ouvrier e x é c u t e son
ouvrage s o i g n e u s e m e n t et avec le degré d'intensité requis.
Le capital s'offre en outre c o m m e rapport coercitif obligeant la classe
20 ouvrière à exécuter plus de travail que ne l'exige le cercle resserré de ses
besoins. C o m m e p r o d u c t e u r et m e t t e u r en œ u v r e de l'activité d'autrui,
c o m m e exploiteur de la force de travail et soutireur de travail extra, le sys-
t è m e capitaliste dépasse en énergie, en efficacité et en p u i s s a n c e illimitée
tous les systèmes p r é c é d e n t s de p r o d u c t i o n fondés d i r e c t e m e n t sur les dif-
25 férents systèmes de travaux forcés.
Le capital s'empare d'abord du travail d a n s les conditions t e c h n i q u e s
données par le d é v e l o p p e m e n t historique. Il ne modifie pas i m m é d i a t e -
m e n t le m o d e de p r o d u c t i o n . La p r o d u c t i o n de plus-value, sous la forme
considérée p r é c é d e m m e n t , par simple prolongation de la j o u r n é e , s'est
30 d o n c présentée i n d é p e n d a n t e de t o u t c h a n g e m e n t dans le m o d e de pro-
duire. De nos j o u r s elle n'est pas m o i n s active d a n s les boulangeries où
s'appliquent encore des procédés primitifs, q u e d a n s les filatures a u t o m a t i -
ques. Q u a n d n o u s e x a m i n i o n s la p r o d u c t i o n au simple p o i n t de vue de la
valeur d'usage, les m o y e n s de p r o d u c t i o n ne j o u a i e n t p o i n t vis-à-vis de
35 l'ouvrier le rôle de capital, m a i s celui de simples m o y e n s et m a t é r i a u x de
son activité productive. D a n s u n e tannerie, par exemple, il t a n n e le cuir et
n o n le capital.
Il en a été a u t r e m e n t dès q u e n o u s avons considéré la p r o d u c t i o n au

2 1 7
«Compagnie monopolia. » T e l est le n o m q u e d o n n e M a r t i n L u t h e r à ce g e n r e d ' i n s t i t u t i o n s .

263
Troisième section • La production de la plus-value absolue

point de vue de la plus-value. Les m o y e n s de production se sont transfor-


m é s i m m é d i a t e m e n t en m o y e n s d'absorption du travail d'autrui. Ce n'est
plus le travailleur qui les emploie, m a i s ce sont au contraire e u x q u i e m -
ploient le travailleur. Au lieu d'être c o n s o m m é s par lui c o m m e éléments
matériels de son activité productive, ils le c o n s o m m e n t l u i - m ê m e c o m m e 5
ferment indispensable à leur propre vie ; et la vie du capital ne consiste q u e
dans son m o u v e m e n t c o m m e valeur perpétuellement en voie de multiplica-
tion. Les h a u t s - f o u r n e a u x et les b â t i m e n t s de fabrique q u i se reposent la
n u i t et n ' a b s o r b e n t a u c u n travail vivant, sont perte pure (a m e r e loss) p o u r
le capitaliste. Voilà p o u r q u o i les hauts-fourneaux et les b â t i m e n t s de fabri- 10
q u e constituent « u n titre, un droit au travail de n u i t » des ouvriers. Inutile
pour l e m o m e n t d'en dire davantage. M o n t r o n s s e u l e m e n t par u n e x e m p l e
c o m m e n t cette interversion des rôles q u i caractérise la p r o d u c t i o n capita-
liste, c o m m e n t ce r e n v e r s e m e n t étrange du rapport entre le travail m o r t et
le travail vivant, entre la valeur et la force créatrice de valeur, se reflète 15
dans la conscience des seigneurs du capital.
P e n d a n t la révolte des fabricants anglais de 1 8 4 8 - 1 8 5 0 , le chef de la fila-
ture de lin et de coton de Paisley, u n e des raisons sociales les plus an-
ciennes et les plus respectables de l'Ecosse occidentale, de la société Car-
lile et fils, qui existe depuis 1752, et, de génération en génération, est 20
toujours dirigée par la m ê m e famille, - ce g e n t l e m a n possesseur d ' u n e in-
telligence hors ligne, écrivit d a n s la «Glasgow Daily M a i l » du 25 avril 1849
218
u n e l e t t r e i n t i t u l é e : « L e système des relais», où se trouve, entre autres,
le passage suivant, d ' u n grotesque naïf: « Considérons les m a u x q u i décou-
lent d ' u n e réduction du temps de travail de 12 heures à 10, ... ils portent le 25
plus sérieux préjudice a u x prérogatives et à la propriété du fabricant. Si,
après avoir travaillé 12 h e u r e s (il veut dire : fait travailler ses bras), il ne tra-
vaillait plus que 10, alors c h a q u e 12 m a c h i n e s ou broches, par exemple, de
son établissement se rapetisseraient à 10 (then every 12 m a c h i n e s or spind-
les, in his establishment, shrink to 10), et s'il voulait vendre sa fabrique, on 30
ne les estimerait q u e 10 en réalité, de sorte q u e c h a q u e fabrique, d a n s t o u t
219
le pays, perdrait un sixième de sa v a l e u r . »
Pour cette forte tête d'Ecosse, la valeur des i n s t r u m e n t s de p r o d u c t i o n se
confond entièrement, c o m m e on le voit, avec la propriété qu'ils possèdent,
en tant que capital, de se faire valoir ou de s'assimiler c h a q u e j o u r un 35
q u a n t u m d é t e r m i n é de travail gratuit; et ce chef de la m a i s o n Carlile et
2 1 8
Reports of Insp, of Fact, for 30th, aprii 1849, p. 59.
2 1 9
L . c , p . 60. L ' i n s p e c t e u r d e f a b r i q u e Stuart, Écossais l u i - m ê m e , e t c o n t r a i r e m e n t a u x i n s -
p e c t e u r s anglais, t o u t à fait i m b u de la m a n i è r e de voir capitaliste, affirme e x p r e s s é m e n t q u e
cette lettre, q u ' i l a n n e x e à s o n r a p p o r t , est « l a c o m m u n i c a t i o n la plus u t i l e q u i l u i ait été faite 40
p a r les fabricants q u i e m p l o i e n t le s y s t è m e des relais, et q u ' e l l e a p r i n c i p a l e m e n t p o u r b u t
d'écarter les préjugés et de lever les s c r u p u l e s q u e soulève ce s y s t è m e » .

264
Chapitre XI • Taux et masse de la plus-value

Cie s'illusionne au point de croire que, d a n s la vente de sa fabrique, il lui


est payé n o n - s e u l e m e n t la valeur de ses m a c h i n e s , m a i s encore, par-dessus
le m a r c h é , leur m i s e en v a l e u r ; n o n - s e u l e m e n t le travail qu'elles recèlent,
et q u i est nécessaire à la p r o d u c t i o n de m a c h i n e s semblables, m a i s encore
5 le surtravail qu'elles servent à soutirer c h a q u e j o u r des braves Écossais de
Paisley: et voilà p o u r q u o i , selon lui, u n e r é d u c t i o n de d e u x h e u r e s de la
j o u r n é e de travail ferait réduire le prix de vente de ses m a c h i n e s . U n e dou-
z a i n e n ' e n vaudrait plus q u ' u n e dizaine ! |

265
Quatrième section • La production de la plus-value relative

|135| Q U A T R I È M E S E C T I O N

La production de la plus-value relative

CHAPITRE XII

La plus-value relative

J u s q u ' i c i , n o u s avons considéré la partie de la j o u r n é e de travail où 5


l'ouvrier ne fait q u e c o m p e n s e r la valeur q u e le capitaliste lui paie, c o m m e
u n e grandeur constante, ce qu'elle est en réalité d a n s des c o n d i t i o n s de
p r o d u c t i o n invariables. A u - d e l à de ce temps nécessaire, le travail pouvait
être prolongé de 2, 3, 4, 5, 6 etc. heures. D'après la g r a n d e u r de cette pro-
longation, le t a u x de la plus-value et la longueur de la j o u r n é e variaient. Si 10
le t e m p s de travail nécessaire était constant, la j o u r n é e entière était au
contraire variable.
Supposons m a i n t e n a n t u n e j o u r n é e de travail d o n t les limites et la divi-
sion en travail nécessaire et surtravail soient d o n n é e s . Q u e la ligne ac
a b c représente par exemple u n e j o u r n é e de d o u z e 15
heures, la partie ab dix h e u r e s de travail nécessaire, et la partie bc d e u x
heures de surtravail. C o m m e n t la p r o d u c t i o n de plus-value peut-elle être
a u g m e n t é e , sans prolonger acl
Bien que la g r a n d e u r ac soit fixe, bc semble pouvoir être prolongé, sinon
par son extension au-delà du point fixe c q u i est en m ê m e t e m p s le point 20
final de la j o u r n é e , du m o i n s en reculant son point initial b d a n s la direc-
tion de a. Supposons q u e dans la ligne a b' — b c
bb' soit égale à la m o i t i é de bc, c'est-à-dire à u n e h e u r e de travail. Si m a i n -
t e n a n t dans ac le point b est reculé vers b', le surtravail devient b'c, il aug-
m e n t e de moitié, de d e u x à trois heures, bien q u e la j o u r n é e entière ne 25

266
Chapitre XII • La plus-value relative

c o m p t e toujours q u e d o u z e heures. Cette extension du surtravail de bc à


b'c, de d e u x à trois heures, est c e p e n d a n t impossible sans u n e contraction
de ab à ab', du travail nécessaire de dix à n e u f heures. Le raccourcissement
du travail nécessaire correspondrait ainsi à la prolongation du surtravail,
5 ou b i e n u n e partie du t e m p s q u e j u s q u ' i c i l'ouvrier c o n s o m m e en réalité
p o u r l u i - m ê m e , se transformerait en temps de travail p o u r le capitaliste.
Les limites de la j o u r n é e ne seraient pas changées, m a i s sa division en tra-
vail nécessaire et surtravail.
D ' a u t r e part, la durée du surtravail est fixée dès q u e sont d o n n é e s les li-
10 mites de la j o u r n é e et la valeur journalière de la force de travail. Si celle-ci
s'élève à 5 schellings - s o m m e d'or où sont incorporées dix h e u r e s de tra-
vail - alors l'ouvrier doit travailler dix heures par j o u r p o u r c o m p e n s e r la
valeur de sa force payée q u o t i d i e n n e m e n t par le capitaliste, ou p o u r pro-
duire un équivalent des subsistances qu'il lui faut p o u r son entretien quoti-
lo dien. La valeur de ces subsistances d é t e r m i n e la valeur j o u r n a l i è r e de sa
1
force , et la valeur de celle-ci déter||136|mine la durée q u o t i d i e n n e de son
travail nécessaire. En soustrayant de la j o u r n é e entière le t e m p s de travail
nécessaire, on obtient la g r a n d e u r du surtravail. D i x heures soustraites de
douze, il en reste deux, et, d a n s les c o n d i t i o n s d o n n é e s , il est difficile de
20 voir c o m m e n t le surtravail pourrait être prolongé au delà de d e u x h e u r e s .
A u s s u r é m e n t , au lieu de 5 sh., le capitaliste p e u t ne payer à l'ouvrier q u e
4 sh. 6. d. ou m o i n s encore. N e u f heures de travail suffiraient p o u r repro-
duire cette valeur de 4 sh. 6 d. ; le surtravail s'élèverait alors de % à % de la
j o u r n é e , et la plus-value de 1 sh. à 1 sh. 6 d. Ce résultat ne serait c e p e n d a n t
25 o b t e n u q u ' e n abaissant le salaire de l'ouvrier au-dessous de la valeur de sa
force de travail. Avec les 4 sh. 6 d. qu'il produit en n e u f heures, il dispose-
rait de y de m o i n s q u ' a u p a r a v a n t p o u r ses m o y e n s de subsistance, et, par
w

c o n s é q u e n t , ne reproduirait sa propre force q u e d ' u n e m a n i è r e défec-


t u e u s e . Le surtravail serait prolongé, grâce à u n e transgression de sa limite
30 n o r m a l e bc, par un vol c o m m i s sur le t e m p s de travail nécessaire.
Or, q u o i q u e cette p r a t i q u e j o u e un rôle des plus importants d a n s le m o u -

1
La valeur m o y e n n e du salaire j o u r n a l i e r est d é t e r m i n é e p a r ce d o n t le travailleur a b e s o i n
« p o u r vivre, travailler et e n g e n d r e r » . ( W i l l i a m P e t t y : Political anatomy of Ireland. 1672, p. 64.)
« L e prix du travail se c o m p o s e toujours du p r i x des choses a b s o l u m e n t n é c e s s a i r e s à la vie . . . .
35 L e travailleur n ' o b t i e n t p a s u n salaire suffisant, t o u t e s les fois q u e c e salaire n e l u i p e r m e t pas
d'élever conformément à s o n h u m b l e r a n g u n e famille telle q u ' i l s e m b l e q u e ce soit le lot de la
p l u p a r t d ' e n t r e e u x d ' e n a v o i r . » (J. V a n d e r l i n t , I.e., p . 15.) « L e s i m p l e ouvrier, q u i n ' a q u e ses
bras et son i n d u s t r i e , n ' a r i e n q u ' a u t a n t q u ' i l parvient à v e n d r e à d ' a u t r e s sa p e i n e . . . . En t o u t
g e n r e de travail il doit arriver, et il arrive en effet q u e le salaire de l'ouvrier se b o r n e à ce q u i
40 l u i est n é c e s s a i r e p o u r l u i p r o c u r e r la s u b s i s t a n c e . » ( T u r g o t : Réflexions sur la formation et la
distribution des richesses (1766). Œuvres, édit. D a i r e , 1.1, p. 10.) « L e prix des c h o s e s n é c e s s a i r e s
à la vie est en réalité ce q u e c o û t e le travail productif. » ( M a l t h u s : Inquiry into, e t c . Rent. L o n -
d o n , 1815, p . 4 8 , note.)

267
Quatrième section · La production de la plus-value relative

v e m e n t réel du salaire, elle n ' a a u c u n e place ici où l'on suppose q u e toutes


les m a r c h a n d i s e s , et par c o n s é q u e n t aussi la force de travail, sont achetées
et v e n d u e s à leur j u s t e valeur. Ceci u n e fois admis, le t e m p s de travail n é -
cessaire à l'entretien de l'ouvrier ne p e u t pas être abrégé en abaissant son
salaire au-dessous de la valeur de sa force, m a i s s e u l e m e n t en r é d u i s a n t 5
cette valeur m ê m e . Les limites de la j o u r n é e étant d o n n é e s , la prolongation
du surtravail doit résulter de la contraction du temps de travail nécessaire
et n o n la contraction du travail nécessaire de l'expansion du surtravail.
D a n s notre exemple, p o u r q u e le travail nécessaire d i m i n u e de / , des- 1 0

c e n d e de dix à n e u f h e u r e s , et q u e par cela m ê m e le surtravail m o n t e de 10


d e u x à trois heures, il faut q u e la valeur de la force de travail t o m b e réelle-
m e n t de y . i0

U n e baisse de % suppose que la m ê m e m a s s e de subsistances p r o d u i t e


0

d'abord e n dix heures, n ' e n nécessite plus que n e u f - , chose impossible


sans que le travail ne gagne en force productive. - Un c o r d o n n i e r peut, par 15
exemple, avec des m o y e n s d o n n é s faire en d o u z e h e u r e s u n e paire de
bottes. Pour qu'il en fasse d a n s le m ê m e temps d e u x paires, il faut doubler
la force productive de son travail, ce q u i n'arrive pas sans un c h a n g e m e n t
dans ses i n s t r u m e n t s ou d a n s sa m é t h o d e de travail, ou d a n s les d e u x à la
fois. Il faut d o n c q u ' u n e révolution s'accomplisse d a n s les c o n d i t i o n s de 20
production.
Par a u g m e n t a t i o n de la force productive ou de la productivité du travail,
n o u s e n t e n d o n s en général un c h a n g e m e n t dans ses procédés, abrégeant le
temps socialement nécessaire à la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e , de telle
sorte q u ' u n e q u a n t i t é m o i n d r e de travail acquiert la force de produire plus 25
2
d e valeurs d ' u s a g e . L e m o d e d e p r o d u c t i o n était censé d o n n é q u a n d n o u s
e x a m i n i o n s la plus-value provenant de la durée prolongée du travail. M a i s
dès qu'il s'agit de gagner de la plus-value par la transformation du travail
nécessaire en surtravail, il ne suffit plus q u e le capital, t o u t en laissant in-
tacts les procédés traditionnels du travail, se c o n t e n t e d'en prolonger sim- 30
p l e m e n t la durée. Alors il lui faut au contraire transformer les c o n d i t i o n s
t e c h n i q u e s et sociales, c'est-à-dire le m o d e de la production. Alors seule-
m e n t il pourra a u g m e n t e r la productivité du travail, abaisser ainsi la valeur
de la force de travail et abréger par cela m ê m e le t e m p s exigé p o u r la repro-
duire. 35
Je n o m m e plus-value absolue la plus-value p r o d u i t e p a r la simple prolon-

2
«Le perfectionnement de l'industrie n'est pas autre chose que la découverte de moyens nou-
v e a u x , à l'aide d e s q u e l s on p u i s s e achever un ouvrage avec moins de gens ou (ce q u i est la
m ê m e chose) en moins de temps qu'auparavant.» ( G a l i a n i , I.e., p. [158,] 159.) « L ' é c o n o m i e s u r
les frais d e p r o d u c t i o n n e p e u t être a u t r e c h o s e q u e l ' é c o n o m i e s u r l a q u a n t i t é d e travail e m - 40
p l o y é p o u r p r o d u i r e . » ( S i s m o n d i : Études, etc., t . I , p . 2 2 . )

268
Chapitre XII • La plus-value relative

gation de la j o u r n é e de travail, et plus-value relative la plus-value q u i pro-


vient au contraire de l'abréviation du t e m p s de travail nécessaire et du
c h a n g e m e n t correspondant dans la g r a n d e u r relative des d e u x parties d o n t
se c o m p o s e la j o u r n é e .
5 Pour qu'il fasse baisser la valeur de la force de travail, l'accroissement de
productivité doit affecter des branches d'industrie d o n t les produits déter-
m i n e n t la valeur de cette force, c'est-à-dire des industries qui fournissent
ou les m a r c h a n d i s e s nécessaires à l'entretien de l'ouvrier, ou les m o y e n s de
p r o d u c t i o n de ces m a r c h a n d i s e s . En faisant d i m i n u e r leur prix, P a u g m e n -
10 tation de la productivité fait en m ê m e t e m p s t o m b e r la valeur de la force
de travail. Au contraire, d a n s les branches d'industrie qui ne fournissent ni
les m o y e n s de subsistance ni leurs éléments matériels, un accroissement de
productivité n'affecte p o i n t la valeur de la force de travail.
Le meilleur m a r c h é d ' u n article ne fait déprécier la force de travail q u e
15 dans la proportion suivant laquelle il entre dans sa reproduction. Des che-
mises, par exemple, sont un objet du première nécessité, m a i s il y en a b i e n
d'autres. La baisse de leur prix d i m i n u e s e u l e m e n t la dépense de l'ouvrier
pour cet objet particulier. La s o m m e totale des choses nécessaires à la vie
ne se compose c e p e n d a n t q u e de tels articles provenant d'industries dis-
20 tinctes. La valeur de c h a q u e article de ce genre entre c o m m e quote-part
dans la valeur de la force de travail d o n t la d i m i n u t i o n totale est m e s u r é e
par la s o m m e des raccourcissements du travail nécessaire dans toutes ces
branches de p r o d u c t i o n spéciales. Ce résultat final, n o u s le traitons ici
c o m m e s'il était résultat i m m é d i a t et but direct. Q u a n d un capital j 137 |liste,
25 en accroissant la force productive du travail, fait baisser le prix des che-
mises, par exemple, il n ' a pas n é c e s s a i r e m e n t l'intention de faire d i m i n u e r
par là la valeur de la force de travail et d'abréger ainsi la partie de la jour-
n é e où l'ouvrier travaille p o u r l u i - m ê m e ; m a i s au b o u t du compte, ce n'est
q u ' e n c o n t r i b u a n t à ce résultat qu'il contribue à l'élévation du t a u x général
3
30 de la p l u s - v a l u e . Les t e n d a n c e s générales et nécessaires du capital sont à
distinguer des formes sous lesquelles elles apparaissent.
N o u s n'avons pas à e x a m i n e r ici c o m m e n t les t e n d a n c e s i m m a n e n t e s de
la production capitaliste se réfléchissent dans le m o u v e m e n t des c a p i t a u x
individuels, se font valoir c o m m e lois coercitives de la c o n c u r r e n c e et par
35 cela m ê m e s'imposent a u x capitalistes c o m m e m o b i l e s de leurs opérations.
L'analyse scientifique de la c o n c u r r e n c e présuppose en effet l'analyse de
la n a t u r e i n t i m e du capital. C'est ainsi q u e le m o u v e m e n t a p p a r e n t des

3
« Q u a n d le fabricant, p a r s u i t e de l ' a m é l i o r a t i o n de ses m a c h i n e s , d o u b l e ses p r o d u i t s ... il
g a g n e tout s i m p l e m e n t (en définitive) p a r c e q u e cela le m e t à m ê m e de vêtir l'ouvrier à m e i l -
40 leur m a r c h é , etc., et q u ' a i n s i u n e p l u s faible partie du p r o d u i t total é c h o i t à c e l u i - c i . » ( R a m -
say, I.e., p. 168 [, 169].)

269
Quatrième section • La production de la plus-value relative

corps célestes n'est intelligible que p o u r celui q u i connaît leur m o u v e m e n t


réel. C e p e n d a n t , p o u r m i e u x faire c o m p r e n d r e la p r o d u c t i o n de la plus-va-
lue relative, n o u s ajouterons quelques considérations fondées sur les résul-
tats déjà acquis d a n s le cours de nos recherches.
M e t t o n s q u e d a n s les conditions ordinaires du travail on fabrique, en 5
u n e j o u r n é e de d o u z e heures, d o u z e pièces ( d ' u n article q u e l c o n q u e ) va-
lant 12 sh. M e t t o n s encore q u ' u n e m o i t i é de cette valeur de 12 sh. pro-
vienne du travail de d o u z e heures, l'autre m o i t i é des m o y e n s de p r o d u c t i o n
c o n s o m m é s par lui. C h a q u e pièce coûtera alors 1 sh. ou 12 d. (pence), soit
6 d. pour m a t i è r e première, et 6 d. pour la valeur ajoutée par le travail. 10
Q u ' u n capitaliste réussisse grâce à un n o u v e a u procédé à doubler la pro-
ductivité du travail et à faire ainsi fabriquer en d o u z e heures 24 pièces. La
valeur des moyens de p r o d u c t i o n restant la m ê m e , le prix de c h a q u e pièce
t o m b e r a à 9 d., soit 6 d. p o u r la m a t i è r e première, et 3 d. p o u r la façon ajou-
tée par le dernier travail. Bien que la force productive soit doublée, la jour- 15
n é e de travail ne crée toujours q u ' u n e valeur de 6 shellings, m a i s c'est sur
un n o m b r e de produits d o u b l e qu'elle se distribue m a i n t e n a n t . Il n ' e n
x
échoit d o n c plus à c h a q u e pièce q u e / au lieu de ]/ , 3 d. au lieu de 6 d.
u u

Au lieu d ' u n e h e u r e , il n ' e s t plus ajouté q u ' u n e d e m i - h e u r e de travail a u x


m o y e n s de production p e n d a n t leur m é t a m o r p h o s e en produit. La valeur 20
individuelle de c h a q u e pièce, p r o d u i t e dans ces c o n d i t i o n s exception-
nelles, va d o n c t o m b e r au-dessous de sa valeur sociale, ce q u i revient à dire
qu'elle coûte m o i n s de travail que la masse des m ê m e s articles produits
d a n s les conditions sociales m o y e n n e s . La pièce coûte en m o y e n n e 1 sh. ou
représente d e u x heures de travail social ; grâce au n o u v e a u procédé, elle ne 25
coûte q u e 9 d. ou ne contient q u ' u n e h e u r e et d e m i e de travail.
Or, valeur d ' u n article veut dire, n o n sa valeur individuelle, m a i s sa va-
leur sociale, et celle-ci est d é t e r m i n é e par le t e m p s de travail qu'il coûte,
n o n d a n s un cas particulier, m a i s en m o y e n n e . Si le capitaliste q u i e m p l o i e
la nouvelle m é t h o d e , v e n d la pièce à sa valeur sociale de 1 sh., il la vend 30
3 d. au-dessus de sa valeur individuelle, et réalise ainsi u n e plus-value ex-
tra de 3 d. D ' a u t r e part, la j o u r n é e de d o u z e heures lui r e n d d e u x fois plus
de produits q u ' a u p a r a v a n t . Pour les vendre, il a d o n c besoin d ' u n d o u b l e
débit ou d ' u n m a r c h é d e u x fois plus étendu. Toutes circonstances restant
les m ê m e s , ses m a r c h a n d i s e s ne peuvent conquérir u n e plus large place 35
dans le m a r c h é q u ' e n contractant leurs prix. Aussi les vendra-t-il au-dessus
de leur valeur individuelle, m a i s au-dessous de leur valeur sociale, soit à
10 d. la pièce. Il réalisera ainsi u n e plus-value extra de 1 d. par pièce. Il at-
trape ce bénéfice, q u e sa m a r c h a n d i s e appartienne ou n o n au cercle des
m o y e n s de subsistance nécessaires qui d é t e r m i n e n t la valeur de la force de 40
travail. On voit d o n c q u ' i n d é p e n d a m m e n t de cette circonstance c h a q u e ca-

270
Chapitre XII • La plus-value relative

pitaliste est poussé par son intérêt à a u g m e n t e r la productivité du travail


pour faire baisser le prix des m a r c h a n d i s e s .
Cependant, m ê m e d a n s ce cas, l'accroissement de la plus-value provient
de l'abréviation du t e m p s de travail nécessaire et de la prolongation corres-
4
5 p o n d a n t e du surtravail . Le t e m p s de travail nécessaire s'élevait à dix
heures ou la valeur journalière de la force de travail à 5 sh. ; le surtravail
était de d e u x heures, la plus-value produite c h a q u e j o u r de 1 sh. M a i s n o t r e
capitaliste produit m a i n t e n a n t vingt-quatre pièces qu'il vend c h a c u n e
10 d., ou e n s e m b l e 20 sh. C o m m e les m o y e n s de p r o d u c t i o n lui c o û t e n t
10 12 sh., 14% pièces ne font q u e c o m p e n s e r le capital constant avancé. Le tra-
vail de d o u z e heures s'incorpore d o n c d a n s les 9% pièces restantes, d o n t 6
représentent le travail nécessaire et 2>% le surtravail. Le rapport de travail
nécessaire au surtravail qui, d a n s les conditions sociales m o y e n n e s , était
c o m m e 5 est à 1, n'est ici q u e c o m m e 5 est à 3.
15 On arrive au m ê m e résultat de la m a n i è r e suivante : La valeur du produit
de la j o u r n é e de d o u z e h e u r e s est pour notre capitaliste de 20 sh. sur les-
quels d o u z e a p p a r t i e n n e n t a u x m o y e n s de p r o d u c t i o n d o n t la valeur ne fait
que reparaître. R e s t e n t d o n c 8 sh. c o m m e expression m o n é t a i r e de la va-
leur nouvelle p r o d u i t e d a n s d o u z e heures, tandis q u ' e n m o y e n n e cette
20 s o m m e de travail ne s'exprime q u e par 6 sh. Le travail d ' u n e productivité
exceptionnelle c o m p t e c o m m e travail complexe, o u crée d a n s u n t e m p s
d o n n é plus de valeur q u e le travail social m o y e n du m ê m e genre. M a i s n o -
tre capitaliste c o n t i n u e à payer 5 sh. pour la valeur journalière de la force
de travail d o n t la r e p r o d u c t i o n coûte ||138| m a i n t e n a n t à l'ouvrier sept
25 heures et d e m i e au lieu de dix, de sorte q u e le surtravail s'accroît de d e u x
heures et d e m i e , et q u e la plus-value m o n t e de 1 à 3 sh.
Le capitaliste q u i emploie le m o d e de p r o d u c t i o n perfectionné s'appro-
prie par c o n s é q u e n t sous forme de surtravail u n e plus grande partie de la
j o u r n é e de l'ouvrier q u e ses concurrents. Il fait pour son c o m p t e particulier
30 ce q u e le capital fait en grand et en général d a n s la p r o d u c t i o n de la plus-
value relative. M a i s d'autre part, cette plus-value extra disparaît dès q u e le
n o u v e a u m o d e de p r o d u c t i o n se généralise et q u ' e n m ê m e t e m p s s'éva-
n o u i t la différence entre la valeur individuelle et la valeur sociale des m a r -
chandises produites à m e i l l e u r m a r c h é .
35 La d é t e r m i n a t i o n de la valeur par le t e m p s de travail s'impose c o m m e loi
au capitaliste e m p l o y a n t des procédés perfectionnés, parce qu'elle le force
4
« L e profit d ' u n h o m m e ne p r o v i e n t p a s de ce q u ' i l dispose des produits du travail d ' a u t r e s
h o m m e s , m a i s de ce q u ' i l dispose du travail lui-même. S'il p e u t v e n d r e ses articles à un plus
h a u t prix, t a n d i s q u e l e salaire d e ses ouvriers reste l e m ê m e , i l a u n bénéfice clair e t n e t . . . .
40 U n e plus faible p r o p o r t i o n de ce q u ' i l p r o d u i t suffit p o u r m e t t r e ce travail en m o u v e m e n t , et
u n e plus g r a n d e p r o p o r t i o n l u i en revient par c o n s é q u e n t . » (Outlines of polit, econ. L o n d o n ,
1832, p . 4 9 , 50.)

271
Quatrième section · La production de la plus-value relative

à vendre ses m a r c h a n d i s e s au-dessous de leur valeur sociale ; elle s'impose


à ses rivaux, c o m m e loi coercitive de la concurrence, en les forçant à a d o p -
5
ter le n o u v e a u m o d e de p r o d u c t i o n . Le t a u x général de la plus-value n'est
d o n c affecté en définitive q u e lorsque l ' a u g m e n t a t i o n de la productivité du
travail fait baisser le prix des m a r c h a n d i s e s comprises d a n s le cercle des 5
m o y e n s de subsistance q u i forment des éléments de la valeur de la force de
travail.
La valeur des m a r c h a n d i s e s est en raison inverse de la productivité du
travail d'où elles proviennent. Il en est de m ê m e de la force de travail, puis-
q u e sa valeur est d é t e r m i n é e par la valeur des m a r c h a n d i s e s . Par contre, la 10
plus-value relative est en raison directe de la productivité du travail. Celle-
là m o n t e et descend avec celle-ci. U n e j o u r n é e de travail social m o y e n n e
d o n t les limites sont d o n n é e s , produit toujours la m ê m e valeur, et celle-ci,
si l'argent ne change pas de valeur, s'exprime toujours d a n s le m ê m e prix,
par exemple de 6 s h . , quelle q u e soit la proportion d a n s laquelle cette 15
s o m m e se divise en salaire et plus-value. M a i s les subsistances nécessaires
deviennent-elles à meilleur m a r c h é par suite d ' u n e a u g m e n t a t i o n de la pro-
ductivité du travail, alors la valeur journalière de la force de travail subit
u n e baisse, par exemple, de 5 à 3 sh. et la plus-value s'accroît de 2 sh. P o u r
reproduire la force de travail, il fallait d'abord dix heures par j o u r et m a i n - 20
t e n a n t six heures suffisent. Q u a t r e heures sont ainsi dégagées et p e u v e n t
être annexées au d o m a i n e du surtravail. Le capital a d o n c un p e n c h a n t in-
cessant et u n e t e n d a n c e c o n s t a n t e à a u g m e n t e r la force productive du tra-
vail pour baisser le prix des m a r c h a n d i s e s , et par suite - celui du travail-
6
leur . 25
Considérée en elle-même, la valeur absolue des m a r c h a n d i s e s est indif-
férente au capitaliste. Ce q u i l'intéresse, c'est s e u l e m e n t la plus-value
5
« S i m o n voisin, e n faisant b e a u c o u p avec p e u d e travail, p e u t v e n d r e b o n m a r c h é , i l m e faut
i m a g i n e r u n m o y e n d e v e n d r e a u s s i b o n m a r c h é q u e lui. C'est a i n s i q u e t o u t art, t o u t c o m -
m e r c e , t o u t e m a c h i n e faisant œ u v r e à l'aide d u travail d e m o i n s d e m a i n s , e t c o n s é q u e m m e n t 30
à m e i l l e u r m a r c h é , fait n a î t r e d a n s les autres u n e espèce de n é c e s s i t é et d ' é m u l a t i o n q u i les
p o r t e soit à e m p l o y e r les m ê m e s p r o c é d é s , le m ê m e g e m e de trafic, la m ê m e m a c h i n e , soit à
e n i n v e n t e r d e s e m b l a b l e s , afin q u e c h a c u n reste s u r u n pied d'égalité e t q u e p e r s o n n e n e
p u i s s e v e n d r e à p l u s b a s prix q u e ses voisins.» (The advantages of the East India Trade to Eng-
land. L o n d o n , 1720, p. 67.) 35
6
« D a n s q u e l q u e p r o p o r t i o n q u e les d é p e n s e s du travailleur s o i e n t d i m i n u é e s , s o n salaire sera
d i m i n u é d a n s l a m ê m e p r o p o r t i o n , s i l'on abolit e n m ê m e t e m p s t o u t e s les restrictions p o s é e s
à l ' i n d u s t r i e . » (Considerations concerning taking off the Bounty on Corn exported, etc. L o n d o n ,
1 7 5 3 , p.7.) « L ' i n t é r ê t du c o m m e r c e r e q u i e r t q u e le b l é et t o u t e s les s u b s i s t a n c e s s o i e n t à aussi
b o n m a r c h é q u e possible ; c a r t o u t c e q u i les e n c h é r i t doit e n c h é r i r é g a l e m e n t l e t r a v a i l . . . . 40
D a n s t o u s les pays où l ' i n d u s t r i e n ' e s t pas restreinte, le prix des s u b s i s t a n c e s doit affecter le
prix d u travail. C e d e r n i e r sera toujours d i m i n u é q u a n d les articles d e p r e m i è r e n é c e s s i t é d e -
v i e n d r o n t m o i n s chers.» ( L . c , p. 3.) « L e salaire diminue d a n s la m ê m e p r o p o r t i o n q u e la puis-
sance de la production augmente. Les m a c h i n e s , il est vrai, font b a i s s e r de prix les articles de
p r e m i è r e nécessité, m a i s elles font par cela même baisser de prix le travailleur également. » (A 45
Prize essay on the comparative merits of competition and cooperation. L o n d o n , 1834, p. 27.)

272
Seite 139
Chapitre XII • La plus-value relative

qu'elle renferme et qui est réalisable par la vente. Réalisation de plus-value


i m p l i q u e c o m p e n s a t i o n faite de la valeur avancée. Or, c o m m e la plus-value
relative croît en raison directe du développement de la force productive du
travail, tandis q u e la valeur des m a r c h a n d i s e s est en raison inverse du
5 m ê m e d é v e l o p p e m e n t ; p u i s q u e ainsi les m ê m e s procédés q u i abaissent le
prix des m a r c h a n d i s e s élèvent la plus-value qu'elles c o n t i e n n e n t , on a la
solution de la vieille é n i g m e ; on n ' a plus à se d e m a n d e r p o u r q u o i le capita-
liste qui n ' a à c œ u r q u e la valeur d'échange s'efforce sans cesse de la ra-
baisser.
10 C'est là u n e c o n t r a d i c t i o n q u ' u n des fondateurs de l ' é c o n o m i e politique,
le docteur Quesnay, jetait à la tête de ses adversaires, q u i ne trouvaient rien
à répondre :
« V o u s convenez, disait-il, q u e plus on peut, sans préjudice, épargner de
frais ou de travaux d i s p e n d i e u x d a n s la fabrication des ouvrages des arti-
15 sans, plus cette épargne est profitable par la d i m i n u t i o n des prix des
ouvrages. C e p e n d a n t , vous croyez q u e la p r o d u c t i o n de richesse q u i résulte
des travaux des artisans consiste dans l ' a u g m e n t a t i o n de la valeur vénale
7
de leurs o u v r a g e s . »
D a n s la p r o d u c t i o n capitaliste, l'économie de travail au m o y e n du déve-
8
20 l o p p e m e n t de la force p r o d u c t i v e ne vise n u l l e m e n t à abréger la j o u r n é e de
travail. Là, il ne s'agit q u e de la d i m i n u t i o n du travail qu'il faut pour pro-
duire u n e m a s s e d é t e r m i n é e de m a r c h a n d i s e s . Q u e l'ouvrier, grâce à la pro-
ductivité multipliée de son travail, produise d a n s u n e h e u r e , par exemple,
dix fois plus q u ' a u p a r a v a n t , en d'autres termes, qu'il d é p e n s e p o u r c h a q u e
25 pièce de m a r c h a n d i s e dix fois m o i n s de travail, cela n ' e m p ê c h e p o i n t q u ' o n
c o n t i n u e à le faire travailler d o u z e heures et à le faire produire d a n s ces
d o u z e h e u r e s ||139| 1200 pièces au lieu de 120, ou m ê m e q u ' o n prolonge sa
j o u r n é e à dix-huit h e u r e s , p o u r le faire produire 1800 pièces. Chez des éco-
nomistes de la profondeur d ' u n MacCulloch, d ' u n Senior et tutti quanti, on
30 p e u t d o n c lire à u n e page - q u e l'ouvrier doit des r e m e r c î m e n t s infinis au
capital, qui, par le d é v e l o p p e m e n t des forces productives, abrège le t e m p s
de travail nécessaire - et à la page suivante, qu'il faut prouver cette recon-
naissance en travaillant désormais q u i n z e h e u r e s au lieu de dix h e u r e s .
Le d é v e l o p p e m e n t de la force productive du travail, d a n s la p r o d u c t i o n

7
35 Q u e s n a y : Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans, p. 188, 189 (édit. D a i r e ) .
8
« C e s s p é c u l a t e u r s , si é c o n o m e s du travail des ouvriers q u ' i l f a u d r a i t qu'ils p a y a s s e n t ! »
( J . N . B i d a u t : Du monopole qui s'établit dans les arts industriels et le commerce. Paris, 1828, p. 13.)
« L ' e n t r e p r e n e u r m e t t o u j o u r s s o n esprit à la t o r t u r e p o u r trouver le m o y e n d ' é c o n o m i s e r le
t e m p s et le travail.» ( D u g a l d S t e w a r t : Works ed. by Sir W.Hamilton. E d i n b u r g h , v . V I I I , 1855.
40 lectures on polit, econ., p. 318.) « L ' i n t é r ê t des capitalistes est q u e la force p r o d u c t i v e d e s tra-
vailleurs soit la plus g r a n d e possible. L e u r a t t e n t i o n est fixée, p r e s q u e e x c l u s i v e m e n t fixée,
sur les m o y e n s d ' a c c r o î t r e c e t t e force. » (R. J o n e s , 1. c. L e c t u r e III.)

275
Quatrième section · La production de la plus-value relative

capitaliste, a pour b u t de d i m i n u e r la partie de la j o u r n é e où l'ouvrier doit


travailler p o u r l u i - m ê m e , afin de prolonger ainsi l'autre partie de la j o u r n é e
où il p e u t travailler gratis p o u r le capitaliste. D a n s certains cas, on arrive
a u m ê m e résultat sans a u c u n e d i m i n u t i o n d u prix des m a r c h a n d i s e s ,
c o m m e n o u s le m o n t r e r a l'examen q u e n o u s allons faire des m é t h o d e s par- 5
ticulières de produire la plus-value relative. |

11401 CHAPITRE XIII

Coopération

La production capitaliste ne c o m m e n c e en fait à s'établir q u e là où un seul


maître exploite b e a u c o u p de salariés à la fois, où le procès de travail, exé- 10
cuté sur u n e grande échelle, d e m a n d e pour l'écoulement de ses produits un
m a r c h é étendu. U n e m u l t i t u d e d'ouvriers fonctionnant e n m ê m e t e m p s
sous le c o m m a n d e m e n t du m ê m e capital, d a n s le m ê m e espace (ou si l'on
veut sur le m ê m e c h a m p de travail), en vue de produire le m ê m e genre de
m a r c h a n d i s e s , voilà le p o i n t de départ historique de la p r o d u c t i o n capita- 15
liste. C'est ainsi q u ' à son début, la m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite se distin-
g u e à peine des m é t i e r s du m o y e n âge si ce n'est par le plus grand n o m b r e
d'ouvriers exploités s i m u l t a n é m e n t . L'atelier du chef de corporation n ' a
fait qu'élargir ses d i m e n s i o n s . La différence c o m m e n c e par être p u r e m e n t
quantitative. 20
Le n o m b r e des ouvriers exploités ne change en rien le degré d'exploita-
tion, c'est-à-dire le t a u x de la plus-value q u e rapporte un capital d o n n é . Et
des c h a n g e m e n t s ultérieurs q u i affecteraient le m o d e de p r o d u c t i o n , ne
s e m b l e n t pas pouvoir affecter le travail en t a n t qu'il crée de la valeur. La
n a t u r e de la valeur le veut ainsi. Si u n e j o u r n é e de d o u z e h e u r e s se réalise 25
en 6 sh., cent j o u r n é e s se réaliseront en 6 sh. x 1 0 0 ; d o u z e h e u r e s de travail
étaient d'abord incorporées a u x produits, m a i n t e n a n t 1200 le seront. Cent
ouvriers travaillant isolément, produiront d o n c a u t a n t de valeur q u e s'ils
étaient réunis sous la direction du m ê m e capital.
N é a n m o i n s , en de certaines limites u n e modification a lieu. Le travail 30
réalisé en valeur est du travail de qualité sociale m o y e n n e , c'est-à-dire la
manifestation d ' u n e force m o y e n n e . U n e m o y e n n e n'existe q u ' e n t r e gran-
deurs d e m ê m e d é n o m i n a t i o n . D a n s c h a q u e b r a n c h e d'industrie l'ouvrier
isolé, Pierre ou Paul, s'écarte plus ou m o i n s de l'ouvrier m o y e n . Ces écarts
individuels ou ce q u e m a t h é m a t i q u e m e n t on n o m m e erreurs se c o m p e n - 35
sent et s'éliminent dès q u e l'on opère sur un grand n o m b r e d'ouvriers. Le
célèbre sophiste et sycophante Edmund Burke, se basant sur sa propre expé-

276
Chapitre XIII · Coopération

rience de fermier, assure q u e m ê m e « d a n s un peloton aussi r é d u i t » q u ' u n


groupe de cinq garçons de ferme, toute différence individuelle d a n s le tra-
vail disparaît, de telle sorte q u e cinq garçons de ferme anglais adultes pris
e n s e m b l e font, d a n s u n t e m p s d o n n é , a u t a n t d e besogne q u e n ' i m p o r t e
9
5 quel cinq a u t r e s . Q u e cette observation soit exacte ou n o n , la j o u r n é e d ' u n
assez grand n o m b r e d'ouvriers exploités s i m u l t a n é m e n t constitue u n e jour-
n é e de travail social, c'est-à-dire moyen. Supposons q u e le travail quoti-
dien dure d o u z e h e u r e s . D o u z e ouvriers travailleront alors 144 h e u r e s par
jour, et q u o i q u e c h a c u n d ' e u x s'écarte plus ou m o i n s de la m o y e n n e et
10 exige par c o n s é q u e n t plus ou m o i n s de temps p o u r la m ê m e opération, leur
j o u r n é e collective c o m p t a n t 144 heures possède la qualité sociale
m o y e n n e . P o u r le capital1141 |liste q u i exploite les d o u z e ouvriers la jour-
n é e de travail est de 144 heures et la j o u r n é e individuelle de c h a q u e
ouvrier ne c o m p t e plus q u e c o m m e quote-part de cette j o u r n é e collective ;
15 il importe p e u q u e les d o u z e coopèrent à un produit d'ensemble, ou fassent
s i m p l e m e n t la m ê m e besogne côte à côte. M a i s si au contraire les d o u z e
ouvriers étaient répartis entre six petits patrons, ce serait p u r h a s a r d si cha-
que patron tirait de sa paire la m ê m e valeur et réalisait par c o n s é q u e n t le
t a u x général de la plus-value. Il y aura des divergences. Si un ouvrier dé-
20 pense dans la fabrication d ' u n objet b e a u c o u p plus d'heures qu'il n ' e n faut
socialement et q u ' a i n s i le t e m p s de travail nécessaire p o u r lui individuelle-
m e n t s'écarte d ' u n e m a n i è r e sensible de la m o y e n n e , alors son travail ne
comptera plus c o m m e travail moyen, ni sa force c o m m e force m o y e n n e ;
elle se vendra au-dessous du prix courant ou pas du tout.
25 Un m i n i m u m d'habilité d a n s le travail est d o n c toujours s o u s - e n t e n d u et
n o u s verrons plus tard q u e la p r o d u c t i o n capitaliste sait le mesurer. Il n ' e n
est pas m o i n s vrai q u e ce m i n i m u m s'écarte de la m o y e n n e , et c e p e n d a n t
la valeur m o y e n n e de la force de travail doit être payée. Sur les six petits
patrons l'un retirera d o n c plus, l'autre m o i n s q u e le t a u x général de la plus-
30 value. Les différences se c o m p e n s e r o n t pour la société, m a i s n o n p o u r le
petit patron. Les lois de la p r o d u c t i o n de la valeur ne se réalisent d o n c
c o m p l è t e m e n t q u e pour le capitaliste q u i exploite collectivement b e a u c o u p
1 0
d'ouvriers et m e t ainsi en m o u v e m e n t du travail social m o y e n .
' « S a n s contredit, il y a b e a u c o u p de différences e n t r e la v a l e u r du travail d ' u n h o m m e et
35 celle d ' u n a u t r e , sous le r a p p o r t de la force, de la d e x t é r i t é et de l ' a p p l i c a t i o n c o n s c i e n c i e u s e .
M a i s j e suis p a r f a i t e m e n t c o n v a i n c u , e t d'après d e s e x p é r i e n c e s r i g o u r e u s e s , q u e n ' i m p o r t e
quels c i n q h o m m e s , é t a n t d o n n é e s les p é r i o d e s d e vie q u e j ' a i fixées, f o u r n i r o n t l a m ê m e
q u a n t i t é d e travail q u e n ' i m p o r t e quels a u t r e s c i n q h o m m e s ; c'est-à-dire q u e p a r m i ces c i n q
h o m m e s , u n p o s s é d e r a t o u t e s les q u a l i t é s d ' u n b o n ouvrier, u n a u t r e d ' u n m a u v a i s , e t les trois
40 autres n e s e r o n t n i b o n s n i m a u v a i s , m a i s e n t r e les d e u x . A i n s i d o n c d a n s u n s i p e t i t p e l o t o n
q u e c i n q h o m m e s , v o u s trouverez t o u t ce q u e p e u v e n t g a g n e r c i n q h o m m e s . » E. B u r k e , 1. c.
p. 16. C o n s u l t e r Quételet sur l'Homme moyen.
10
L e professeur R o s c h e r d é c o u v r e q u ' u n e c o u t u r i è r e q u e m a d a m e s o n é p o u s e o c c u p e p e n d a n t

277
Quatrième section • La production de la plus-value relative

M ê m e si les procédés d'exécution ne subissent pas de c h a n g e m e n t s ,


l'emploi d ' u n personnel n o m b r e u x a m è n e u n e révolution d a n s les c o n d i -
tions matérielles du travail. Les b â t i m e n t s , les entrepôts pour les matières
premières et m a r c h a n d i s e s en voie de préparation, les i n s t r u m e n t s , les ap-
pareils de toute sorte, en un m o t les m o y e n s de p r o d u c t i o n servent à plu- 5
sieurs ouvriers s i m u l t a n é m e n t : leur usage devient c o m m u n . Leur valeur
échangeable ne s'élève pas parce q u ' o n en tire plus de services utiles, m a i s
parce qu'ils d e v i e n n e n t plus considérables. U n e c h a m b r e où vingt tisse-
rands travaillent avec vingt métiers doit être plus spacieuse q u e celle d ' u n
tisserand qui n ' o c c u p e que d e u x c o m p a g n o n s . M a i s la construction de dix 10
ateliers p o u r vingt tisserands travaillant d e u x à d e u x coûte plus q u e celle
d ' u n seul où vingt travailleraient en c o m m u n . En général, la valeur de
m o y e n s de p r o d u c t i o n c o m m u n s et concentrés ne croît pas proportionnel-
l e m e n t à leurs d i m e n s i o n s et à leur effet utile. Elle est plus petite q u e la va-
leur de m o y e n s de p r o d u c t i o n disséminés qu'ils r e m p l a c e n t et de plus se 15
répartit sur u n e masse relativement plus forte de produits. C'est ainsi q u ' u n
é l é m e n t du capital constant d i m i n u e et par cela m ê m e la portion de valeur
qu'il transfère aux m a r c h a n d i s e s . L'effet est le m ê m e que si l'on avait fabri-
q u é par des procédés m o i n s c o û t e u x les m o y e n s de p r o d u c t i o n . L ' é c o n o -
m i e d a n s leur emploi ne provient q u e de leur c o n s o m m a t i o n en c o m m u n . 20
Ils acquièrent ce caractère de conditions sociales de travail, q u i les distin-
gue des m o y e n s de p r o d u c t i o n éparpillés et relativement plus chers, lors
m ê m e q u e les ouvriers rassemblés ne c o n c o u r e n t pas à un travail d ' e n s e m -
ble, m a i s opèrent tout s i m p l e m e n t l ' u n à côté de l'autre dans le m ê m e ate-
lier. D o n c , avant le travail l u i - m ê m e , ses moyens matériels p r e n n e n t un ca- 25
ractère social.
L ' é c o n o m i e des m o y e n s de production se présente sous un d o u b l e point
de vue. P r e m i è r e m e n t elle d i m i n u e le prix de m a r c h a n d i s e s et p a r cela
m ê m e la valeur de la force de travail. S e c o n d e m e n t , elle modifie le rapport
entre la plus-value et le capital avancé, c'est-à-dire la s o m m e de valeur de 30
ses parties constantes et variables. N o u s ne traiterons ce dernier point q u e
dans le troisième livre de cet ouvrage. La m a r c h e de l'analyse n o u s com-
m a n d e ce m o r c e l l e m e n t de n o t r e sujet; il est d'ailleurs conforme à l'esprit
de la production capitaliste. Là les conditions du travail apparaissent i n d é -
p e n d a n t e s du travailleur; leur é c o n o m i e se présente d o n c c o m m e q u e l q u e 35
chose qui lui est étranger et t o u t à fait distinct des m é t h o d e s q u i servent à
a u g m e n t e r sa productivité personnelle.

d e u x j o u r s fait plus d e b e s o g n e q u e d e u x c o u t u r i è r e s q u ' e l l e o c c u p e l e m ê m e j o u r . M o n s i e u r


l e professeur ferait b i e n d e n e p l u s é t u d i e r l e procès d e p r o d u c t i o n capitaliste d a n s l a c h a m b r e
de la n o u r r i c e , ni d a n s d e s c i r c o n s t a n c e s où le p e r s o n n a g e principal, le capitaliste, fait défaut. 40

278
Chapitre XIII · Coopération

Q u a n d plusieurs travailleurs fonctionnent e n s e m b l e en vue d ' u n but


c o m m u n dans le m ê m e procès de p r o d u c t i o n ou dans des procès différents
11
mais connexes, leur travail prend la forme c o o p é r a t i v e .
De m ê m e q u e la force d ' a t t a q u e d ' u n escadron de cavalerie ou la force
5 de résistance d ' u n r é g i m e n t d'infanterie diffère essentiellement de la
s o m m e des forces individuelles, déployées isolément par c h a c u n des cava-
liers ou fantassins, de m ê m e la s o m m e des forces m é c a n i q u e s d'ouvriers
isolés diffère de la force m é c a n i q u e q u i se développe dès qu'ils fonction-
n e n t c o n j o i n t e m e n t e t s i m u l t a n é m e n t d a n s u n e m ê m e o p é r a t i o n indivise,
10 qu'il s'agisse par e x e m p l e de soulever un fardeau, de t o u r n e r u n e manivelle
12
ou d'écarter un o b s t a c l e . D a n s de telles circonstances le résultat du tra-
vail c o m m u n ne pourrait être o b t e n u par le travail individuel, ou ne le se-
rait qu'après un long laps de t e m p s ou sur u n e échelle t o u t à fait r é d u i t e . Il
s'agit n o n - s e u l e m e n t d ' a u g m e n t e r les forces productives individuelles m a i s
15 de créer par le m o y e n de la coopération u n e force nouvelle ne f o n c t i o n n a n t
13
que c o m m e force c o l l e c t i v e .
A part la nouvelle p u i s s a n c e q u i résulte de la fu||142|sion de n o m b r e u s e s
forces en u n e force c o m m u n e , le seul contact social p r o d u i t u n e é m u l a t i o n
et u n e excitation des esprits a n i m a u x (animal spirits) q u i élèvent la capa-
20 cité individuelle d ' e x é c u t i o n assez p o u r q u ' u n e d o u z a i n e de p e r s o n n e s
fournissent dans leur j o u r n é e c o m b i n é e de 144 heures un produit b e a u -
c o u p plus grand q u e d o u z e ouvriers isolés d o n t c h a c u n travaillerait d o u z e
14
heures, ou q u ' u n seul ouvrier qui travaillerait d o u z e jours de s u i t e . Cela

11
« C o n c o u r s de forces.» {Destutt de Tracy, 1. c, p. 80.)
12
25 « I l y a u n e m u l t i t u d e d ' o p é r a t i o n s d ' u n g e n r e si s i m p l e q u ' e l l e s n ' a d m e t t e n t p a s la m o i n d r e
division parcellaire e t n e p e u v e n t être a c c o m p l i e s s a n s l a c o o p é r a t i o n d ' u n g r a n d n o m b r e d e
m a i n s : l e c h a r g e m e n t d ' u n gros arbre sur u n c h a r i o t p a r e x e m p l e . . . . e n u n m o t t o u t c e q u i n e
p e u t être fait s i des m a i n s n o m b r e u s e s n e s ' a i d e n t p a s e n t r e elles d a n s l e m ê m e a c t e indivis e t
d a n s le m ê m e t e m p s . » (E. G. W a k e f i e l d : A View of the Art of Colonization. L o n d o n , 1849,
30 p . 168.)
13
« Q u ' i l s'agisse d e soulever u n p o i d s d ' u n e t o n n e , u n s e u l h o m m e n e l e p o u r r a p o i n t ,
10 h o m m e s seront obligés de faire des efforts; m a i s 100 h o m m e s y p a r v i e n d r o n t aisé-
m e n t avec le petit d o i g t . » ( J o h n B é l i e r s : Proposals for raising a colledge of industry. L o n d . 1696,
p. 21.)
14
35 « I l y a d o n c » ( q u a n d u n m ê m e n o m b r e d e travailleurs est e m p l o y é p a r u n c u l t i v a t e u r s u r
300 arpents au lieu de l'être p a r 10 cultivateurs sur 30 arpents) « u n a v a n t a g e d a n s la propor-
t i o n des ouvriers, a v a n t a g e q u i n e p e u t être b i e n c o m p r i s q u e p a r des h o m m e s p r a t i q u e s ; o n
est en effet p o r t é à dire q u e c o m m e 1 est à 4 ainsi 3 est à 12, m a i s ceci ne se s o u t i e n t p a s d a n s
la réalité. Au t e m p s de la m o i s s o n et à d ' a u t r e s é p o q u e s s e m b l a b l e s , alors q u ' i l faut se hâter,
40 l'ouvrage se fait plus vite et m i e u x si l'on e m p l o i e b e a u c o u p de bras à la fois. D a n s la m o i s s o n
p a r e x e m p l e , 2 c o n d u c t e u r s , 2 c h a r g e u r s , 2 lieurs, 2 racleurs, et le reste au tas ou d a n s la
grange, feront d e u x fois p l u s d e b e s o g n e q u e n ' e n ferait l e m ê m e n o m b r e d e bras, s'il s e distri-
b u a i t entre différentes f e r m e s . » (AnEnquiry into the Connection between the present price of provi-
sions and the size of farms. By a Farmer. L o n d . 1 7 7 3 , p. 7, 8.)

279
Q u a t r i è m e s e c t i o n · La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relative

vient de ce que l ' h o m m e est par n a t u r e , sinon un a n i m a l politique, suivant


15
l'opinon d'Aristote, mais d a n s tous les cas un a n i m a l s o c i a l .
Q u a n d m ê m e des ouvriers opérant e n s e m b l e feraient en m ê m e t e m p s la
m ê m e besogne, le travail de c h a q u e individu en tant q u e partie du travail
collectif, p e u t représenter u n e phase différente d o n t l'évolution est accélé- 5
rée par suite de la coopération. Q u a n d d o u z e m a ç o n s font la c h a î n e p o u r
faire passer des pierres de construction du pied d ' u n échafaudage à son
s o m m e t , c h a c u n d ' e u x exécute l a m ê m e m a n œ u v r e , e t n é a n m o i n s toutes
les m a n œ u v r e s individuelles, parties c o n t i n u e s d ' u n e opération d ' e n s e m -
ble, forment diverses phases par lesquelles doit passer c h a q u e pierre et les 10
vingt-quatre m a i n s du travailleur collectif la font passer plus vite q u e ne le
feraient les d e u x m a i n s de c h a q u e ouvrier isolé m o n t a n t et d e s c e n d a n t
16
l ' é c h a f a u d a g e . Le t e m p s d a n s lequel l'objet de travail parcourt un espace
d o n n é , est d o n c raccourci.
U n e c o m b i n a i s o n de travaux s'opère encore, b i e n q u e les coopérants fas- 15
sent la m ê m e besogne ou des besognes identiques, q u a n d ils a t t a q u e n t
l'objet de leur travail de différents côtés à la fois. D o u z e m a ç o n s , d o n t la
j o u r n é e c o m b i n é e c o m p t e 144 heures de travail, s i m u l t a n é m e n t occupés
a u x différents côtés d ' u n e bâtisse, avancent l'œuvre b e a u c o u p plus rapide-
m e n t q u e ne le ferait un seul m a ç o n en d o u z e jours ou en 144 h e u r e s de 20
travail. La raison est q u e le travailleur collectif a des yeux et des m a i n s par
devant et par derrière et se trouve j u s q u ' à un certain point présent partout.
C'est ainsi q u e des parties différentes du produit séparées par l'espace,
v i e n n e n t à m a t u r i t é d a n s le m ê m e temps.
N o u s n ' a v o n s fait q u e m e n t i o n n e r les cas où les ouvriers se c o m p l é t a n t 25
m u t u e l l e m e n t , font la m ê m e besogne ou des besognes semblables. C'est la
plus simple forme de la coopération, m a i s elle se retrouve, c o m m e élément,
dans la forme la plus développée.
Si le procès de travail est compliqué, le seul n o m b r e des coopérateurs
p e r m e t de répartir les diverses opérations entre différentes m a i n s , de les 30
faire exécuter s i m u l t a n é m e n t et de raccourcir ainsi le t e m p s nécessaire à la
17
confection d u p r o d u i t .
D a n s b e a u c o u p d'industries il y a des époques déterminées, des moments
15
L a définition d ' A r i s t o t e est à p r o p r e m e n t p a r l e r celle-ci, q u e l ' h o m m e est p a r n a t u r e ci-
t o y e n , c'est-à-dire h a b i t a n t d e ville. Elle caractérise l ' a n t i q u i t é c l a s s i q u e t o u t a u s s i b i e n q u e l a 35
d é f i n i t i o n d e F r a n k l i n : « L ' h o m m e est n a t u r e l l e m e n t u n fabricant d ' o u t i l s » , caractérise l e
Yankee.
16 e
V. F. Skarbek: Théorie des richesses sociales. 2 édit. Paris, 1839, 1.1, p. 9 7 , 98.
17
« E s t - i l q u e s t i o n d ' e x é c u t e r u n travail c o m p l i q u é ? P l u s i e u r s c h o s e s d o i v e n t être faites si-
m u l t a n é m e n t . L ' u n e n fait u n e , p e n d a n t q u e l'autre e n fait u n e a u t r e , e t t o u s c o n t r i b u e n t à 40
l'effet q u ' u n seul [ h o m m e ] n ' a u r a i t p u p r o d u i r e . L ' u n r a m e p e n d a n t q u e l ' a u t r e t i e n t l e gou-
vernail, et q u ' u n troisième j e t t e le filet ou h a r p o n n e le poisson, et la p ê c h e a un s u c c è s i m p o s -
sible s a n s ce c o n c o u r s . » (Destutt de Tracy, 1. c. [p. 78.])

280
Chapitre XIII • Coopération

critiques qu'il faut saisir p o u r obtenir le résultat voulu. S'agit-il de t o n d r e


un troupeau de m o u t o n s ou d'engranger la récolte, la qualité et la q u a n t i t é
du produit d é p e n d e n t de ce q u e le travail c o m m e n c e et finit à des termes
fixes. Le laps de t e m p s p e n d a n t lequel le travail doit s'exécuter est déter-
5 m i n é ici par sa n a t u r e m ê m e c o m m e d a n s le cas de la p ê c h e a u x harengs.
D a n s le j o u r n a t u r e l l'ouvrier isolé ne p e u t tailler q u ' u n e j o u r n é e de travail,
soit u n e de d o u z e h e u r e s ; m a i s la coopération de cent ouvriers entassera
d a n s u n seul j o u r d o u z e cents h e u r e s d e travail. L a brièveté d u t e m p s dis-
ponible est ainsi c o m p e n s é e par la m a s s e du travail j e t é e au m o m e n t décisif
10 sur le c h a m p de p r o d u c t i o n . L'effet p r o d u i t à t e m p s d é p e n d ici de l'emploi
s i m u l t a n é d ' u n grand n o m b r e de j o u r n é e s c o m b i n é e s et l ' é t e n d u e de l'effet
18
utile du n o m b r e des ouvriers e m p l o y é s . C'est faute d ' u n e coopération de
ce genre q u e d a n s l'ouest des États-Unis des masses de blé, et d a n s cer-
taines parties de l'Inde où la d o m i n a t i o n anglaise a détruit les a n c i e n n e s
19
15 c o m m u n a u t é s , des m a s s e s de c o t o n sont presque tous les ans d i l a p i d é e s .
La coopération p e r m e t d'agrandir l'espace sur lequel le travail s ' é t e n d ;
certaines entreprises, c o m m e le dessèchement, l'irrigation du sol, la
construction de c a n a u x , de routes, de c h e m i n s de fer, etc., la r é c l a m e n t à
ce seul p o i n t de vue. D ' a u t r e part, tout en développant l'échelle de la pro-
20 duction, elle p e r m e t de rétrécir l'espace où le procès du travail s'exécute.
Ce double effet, levier si puissant d a n s l ' é c o n o m i e de faux frais, n'est dû
q u ' à l'agglomération des travailleurs, au r a p p r o c h e m e n t d'opérations di-
20
verses, m a i s connexes, et à la c o n c e n t r a t i o n des m o y e n s de p r o d u c t i o n . |
|143| C o m p a r é e à u n e s o m m e égale de j o u r n é e s de travail individuelles
25 et isolées, la j o u r n é e de travail c o m b i n é e rend plus de valeurs d'usage et di-
m i n u e ainsi le t e m p s nécessaire p o u r obtenir l'effet voulu. Q u e la j o u r n é e
de travail c o m b i n é e a c q u i è r e cette productivité supérieure en m u l t i p l i a n t

18
« L ' e x é c u t i o n d u travail (en agriculture) p r é c i s é m e n t a u x m o m e n t s c r i t i q u e s , est d ' u n e i m -
p o r t a n c e d e p r e m i e r o r d r e . » ( A n Inquiry i n t o t h e C o n n e c t i o n b e t w e e n t h e p r e s e n t price, etc.)
30 « E n agriculture, il n ' y a p a s de facteur p l u s i m p o r t a n t q u e le t e m p s . » (Liebig: Heber Theorie
und Praxis in der Landwirthschaft, 1856, p . 2 3 . )
19
« U n m a l q u e l ' o n n e s ' a t t e n d r a i t g u è r e à t r o u v e r d a n s u n pays q u i e x p o r t e p l u s d e travail-
leurs q u e t o u t a u t r e au m o n d e , à l ' e x c e p t i o n p e u t - ê t r e de la C h i n e et de l'Angleterre, c'est
l'impossibilité d e s e p r o c u r e r u n n o m b r e suffisant d e m a i n s p o u r n e t t o y e r l e c o t o n . I l e n ré-
35 suite q u ' u n e b o n n e p a r t de la m o i s s o n n ' e s t p a s recueillie et q u ' u n e a u t r e p a r t i e u n e fois ra-
m a s s é e se d é c o l o r e et pourrit. De sorte q u e faute de travailleurs à la saison v o u l u e , le cultiva-
t e u r est forcé de s u b i r la perte d ' u n e forte part de cette récolte q u e l'Angleterre a t t e n d avec
t a n t d ' a n x i é t é . » (Bengal Hurkaru. Bi-Monthly Overland Summary of News, 22 July 1861.)
20
« A v e c l e progrès d e l a c u l t u r e t o u t , e t p l u s p e u t - ê t r e q u e t o u t l e c a p i t a l e t l e travail autrefois
40 d i s s é m i n é s s u r 500 a r p e n t s , s o n t a u j o u r d ' h u i c o n c e n t r é s p o u r la c u l t u r e p e r f e c t i o n n é e de
100 a r p e n t s . » B i e n q u e « r e l a t i v e m e n t a u m o n t a n t d u c a p i t a l e t d u travail e m p l o y é s l'espace
soit c o n c e n t r é , n é a n m o i n s la s p h è r e de p r o d u c t i o n est élargie, si on la c o m p a r e à la s p h è r e de
p r o d u c t i o n o c c u p é e o u e x p l o i t é e a u p a r a v a n t par u n s i m p l e p r o d u c t e u r i n d é p e n d a n t » .
(R. J o n e s : On Rent. L o n d . 1 8 3 1 , p. 1 9 1 , 199.)

281
Quatrième section • La production de la plus-value relative

la puissance m é c a n i q u e du travail, en é t e n d a n t son action d a n s l'espace ou


en resserrant le c h a m p de p r o d u c t i o n par rapport à son échelle, en mobili-
sant a u x m o m e n t s critiques de grandes quantités de travail, en développant
l'émulation, en excitant les esprits a n i m a u x , en i m p r i m a n t aux efforts u n i -
formes de plusieurs ouvriers soit le cachet de la multiformité, soit celui de 5
la continuité, en e x é c u t a n t s i m u l t a n é m e n t des opérations diverses, en éco-
n o m i s a n t des i n s t r u m e n t s par leur c o n s o m m a t i o n en c o m m u n , ou en com-
m u n i q u a n t aux travaux individuels le caractère de travail m o y e n ; la force
productive spécifique de la j o u r n é e c o m b i n é e est u n e force sociale du tra-
vail ou u n e force du travail social. Elle naît de la coopération e l l e - m ê m e . 10
E n agissant conjointement avec d'autres dans u n b u t c o m m u n e t d'après
un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et dé-
21
veloppe sa puissance c o m m e e s p è c e .
En général, des h o m m e s ne peuvent pas travailler en c o m m u n sans être
réunis. Leur r a s s e m b l e m e n t est la condition m ê m e de leur coopération. 15
Pour que des salariés puissent coopérer, il faut q u e le m ê m e capital, le
m ê m e capitaliste les emploie s i m u l t a n é m e n t et achète par c o n s é q u e n t à la
fois leurs forces de travail. La valeur totale de ces forces ou u n e certaine
s o m m e de salaires p o u r le jour, la semaine, etc., doit être amassée d a n s la
poche du capitaliste avant q u e les ouvriers soient réunis d a n s le procès de 20
production. Le p a y e m e n t de trois cents ouvriers à la fois, ne fût-ce q u e
p o u r un seul jour, exige u n e plus forte avance de capital q u e le p a y e m e n t
d ' u n n o m b r e inférieur d'ouvriers, par semaine, p e n d a n t t o u t e u n e a n n é e .
Le n o m b r e des coopérants, ou l'échelle de la coopération, d é p e n d d o n c en
premier lieu de la g r a n d e u r du capital qui p e u t être avancé p o u r l'achat de 25
forces de travail, c'est-à-dire de la proportion d a n s laquelle un seul capita-
liste dispose des m o y e n s de subsistance de b e a u c o u p d'ouvriers.
Et il en est du capital constant c o m m e du capital variable. Les m a t i è r e s
premières, par exemple, coûtent trente fois plus au capitaliste qui o c c u p e
trois cents ouvriers q u ' à c h a c u n des trente capitalistes n ' e n e m p l o y a n t q u e 30
dix. Si la valeur et la q u a n t i t é des i n s t r u m e n t s de travail usés en c o m m u n

21
« L a force d e c h a q u e h o m m e est très-petite, m a i s l a r é u n i o n d e p e t i t e s forces e n g e n d r e u n e
force totale p l u s g r a n d e q u e l e u r s o m m e , e n sorte q u e par l e fait seul d e leur r é u n i o n elles
p e u v e n t d i m i n u e r le t e m p s et accroître l'espace de l e u r a c t i o n . » (G.R. Carli, I.e., t . X V , p. 196,
note.) « L e travail collectif d o n n e des r é s u l t a t s q u e le travail i n d i v i d u e l ne s a u r a i t j a m a i s four- 35
nir. A m e s u r e d o n c q u e l ' h u m a n i t é a u g m e n t e r a e n n o m b r e , les p r o d u i t s d e l ' i n d u s t r i e r é u n i e
e x c é d e r o n t d e b e a u c o u p l a s o m m e d ' u n e s i m p l e a d d i t i o n calculée sur c e t t e a u g m e n t a t i o n . . . .
D a n s les arts m é c a n i q u e s c o m m e d a n s les t r a v a u x d e l a science, u n h o m m e p e u t a c t u e l l e m e n t
faire plus d a n s u n j o u r q u ' u n i n d i v i d u isolé p e n d a n t t o u t e s a vie. L ' a x i o m e des m a t h é m a t i -
ciens, q u e le t o u t est égal a u x parties, n ' e s t p l u s vrai, a p p l i q u é à n o t r e sujet. Q u a n t au travail, 40
c e grand pilier d e l ' e x i s t e n c e h u m a i n e , o n p e u t dire q u e l e p r o d u i t d e s efforts a c c u m u l é s ex-
c è d e d e b e a u c o u p t o u t c e q u e d e s efforts i n d i v i d u e l s e t séparés p e u v e n t j a m a i s p r o d u i r e . »
(Th. S a d l e r : The Law of Population. L o n d o n , 1830.)

282
Chapitre XIII · Coopération

ne croissent pas p r o p o r t i o n n e l l e m e n t au n o m b r e des ouvriers exploités,


elles croissent aussi c e p e n d a n t considérablement. La c o n c e n t r a t i o n des
m o y e n s de p r o d u c t i o n entre les m a i n s de capitalistes individuels est d o n c
la condition matérielle de t o u t e coopération entre des salariés.
5 N o u s avons vu (ch. XI) q u ' u n e s o m m e de valeur ou d'argent, p o u r se
transformer en capital, devait atteindre u n e certaine g r a n d e u r m i n i m a , per-
m e t t a n t à son possesseur d'exploiter assez d'ouvriers p o u r pouvoir se dé-
charger sur eux du travail m a n u e l . Sans cette condition, le m a î t r e de corpo-
ration et le petit p a t r o n n ' e u s s e n t pu être remplacés par le capitaliste, et la
10 p r o d u c t i o n m ê m e n ' e û t pu revêtir le caractère formel de p r o d u c t i o n capita-
liste. U n e g r a n d e u r m i n i m a de capital entre les m a i n s de particuliers se
présente m a i n t e n a n t à n o u s sous un tout autre aspect ; elle est la concentra-
tion de richesses nécessitée pour la transformation des travaux individuels
et isolés en travail social et c o m b i n é ; elle devient la base matérielle des
15 c h a n g e m e n t s q u e le m o d e de p r o d u c t i o n va subir.
A u x débuts du capital, son c o m m a n d e m e n t sur le travail a un caractère
p u r e m e n t formel et presque accidentel. L'ouvrier ne travaille alors sous les
ordres du capital q u e parce qu'il lui a v e n d u sa force; il ne travaille p o u r
lui que parce qu'il n ' a pas les m o y e n s matériels pour travailler à son propre
20 compte. M a i s dès qu'il y a coopération entre des ouvriers salariés, le com-
m a n d e m e n t du capital se développe c o m m e u n e nécessité p o u r l'exécution
du travail, c o m m e u n e c o n d i t i o n réelle de production. Sur le c h a m p de la
production, les ordres du capital deviennent dès lors aussi indispensables
q u e le sont ceux du général sur le c h a m p de bataille.
25 Tout travail social ou c o m m u n , se déployant sur u n e assez grande
échelle, réclame u n e direction p o u r m e t t r e en h a r m o n i e les activités indivi-
duelles. Elle doit remplir les fonctions générales qui tirent leur origine de la
différence existante entre le m o u v e m e n t d ' e n s e m b l e du corps productif et
les m o u v e m e n t s individuels des m e m b r e s i n d é p e n d a n t s d o n t il se com-
30 pose. Un m u s i c i e n e x é c u t a n t un solo se dirige l u i - m ê m e , m a i s un orchestre
a besoin d ' u n chef.
Cette fonction de direction, de surveillance et de m é d i a t i o n devient la
fonction du capital dès q u e le travail q u i lui est s u b o r d o n n é devient coopé-
ratif, et c o m m e fonction capitaliste elle acquiert des caractères spéciaux.
35 L'aiguillon puissant, le grand ressort de la p r o d u c t i o n capitaliste, c'est la
nécessité de faire valoir le capital ; son b u t d é t e r m i n a n t , c'est la plus grande
22
extraction possible de p l u s - v a l u e , ou ce qui revient ||144| au m ê m e , la
plus grande exploitation possible de la force de travail. A m e s u r e q u e la
masse des ouvriers exploitée s i m u l t a n é m e n t grandit, leur résistance contre

22
40 « L e p r o f i t . . . . tel est l e b u t u n i q u e d u c o m m e r c e . » (J. V a n d e r l i n t , 1 . c , p . 11.)

283
Quatrième section • La production de la plus-value relative

le capitaliste grandit, et par c o n s é q u e n t la pression q u ' i l faut exercer pour


vaincre cette résistance. E n t r e les m a i n s du capitaliste la direction n ' e s t pas
s e u l e m e n t cette fonction spéciale q u i naît de la n a t u r e m ê m e du procès de
travail coopératif ou social, m a i s elle est encore, et é m i n e m m e n t , la fonc-
tion d'exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l'antago- 5
n i s m e inévitable entre l'exploiteur et la m a t i è r e qu'il exploite.
De plus, à m e s u r e q u e s'accroît l'importance des m o y e n s de p r o d u c t i o n
q u i font face au travailleur c o m m e propriété étrangère, s'accroît la néces-
sité d ' u n contrôle, d ' u n e vérification de leur emploi d ' u n e m a n i è r e conve-
23
nable . 10
Enfin, la coopération d'ouvriers salariés n'est q u ' u n simple effet du capi-
tal q u i les occupe s i m u l t a n é m e n t . Le lien entre leurs fonctions indivi-
duelles et leur u n i t é c o m m e corps productif se trouve en dehors d ' e u x d a n s
le capital qui les réunit et les retient. L ' e n c h a î n e m e n t de leurs travaux leur
apparaît i d é a l e m e n t c o m m e le plan du capitaliste et l'unité de leur corps 15
collectif leur apparaît p r a t i q u e m e n t c o m m e son autorité, la puissance
d ' u n e volonté étrangère qui s o u m e t leurs actes à son but.
Si d o n c la direction capitaliste, q u a n t à son c o n t e n u , a u n e d o u b l e face,
parce q u e l'objet m ê m e qu'il s'agit de diriger, est d ' u n côté, procès de pro-
d u c t i o n coopératif, et d'autre côté, procès d'extraction de plus-value, - la 20
forme de cette direction devient nécessairement despotique. - Les formes
particulières de ce despotisme se développent à m e s u r e q u e se développe la
coopération.
Le capitaliste c o m m e n c e par se dispenser du travail m a n u e l . Puis, q u a n d
son capital grandit et avec lui la force collective qu'il exploite, il se d é m e t 25
de sa fonction de surveillance i m m é d i a t e et assidue des ouvriers et des
groupes d'ouvriers et la transfère à u n e espèce particulière de salariés. Dès
qu'il se trouve à la tête d ' u n e a r m é e industrielle, il lui faut des officiers su-
périeurs (directeurs, gérants) et des officiers inférieurs (surveillants, inspec-
teurs, contre-maîtres), qui, p e n d a n t le procès de travail, c o m m a n d e n t au 30
n o m du capital. Le travail de la surveillance devient leur fonction exclu-
sive. Q u a n d l'économiste c o m p a r e le m o d e de p r o d u c t i o n des cultivateurs
ou des artisans i n d é p e n d a n t s avec l'exploitation fondée sur l'esclavage,
23
U n e feuille anglaise a r c h i - b o u r g e o i s e , l e Spectateur d u 2 6 m a i 1866, r a p p o r t e q u ' à l a s u i t e
de l ' é t a b l i s s e m e n t d ' u n e e s p è c e de société e n t r e capitalistes et ouvriers d a n s la « W i r e w o r k 35
c o m p a n y » d e M a n c h e s t e r , « l e p r e m i e r résultat a p p a r e n t fut u n e d i m i n u t i o n s o u d a i n e d u d é -
gât, les ouvriers ne voyant p a s p o u r q u o i ils d é t r u i r a i e n t l e u r p r o p r i é t é , et le d é g â t est p e u t - ê t r e
avec les m a u v a i s e s c r é a n c e s , la plus g r a n d e s o u r c e de pertes p o u r les m a n u f a c t u r e s » . C e t t e
m ê m e feuille d é c o u v r e d a n s les essais coopératifs d e R o c h d a l e u n d é f a u t f o n d a m e n t a l . « I l s
d é m o n t r e n t q u e des a s s o c i a t i o n s ouvrières p e u v e n t c o n d u i r e e t a d m i n i s t r e r avec s u c c è s des 40
b o u t i q u e s , des fabriques d a n s t o u t e s les b r a n c h e s d e l ' i n d u s t r i e , e t e n m ê m e t e m p s a m é l i o r e r
e x t r a o r d i n a i r e m e n t l a c o n d i t i o n d e s travailleurs, m a i s ! m a i s o n n e voit p a s b i e n q u e l l e p l a c e
elles laissent a u c a p i t a l i s t e . » Q u e l l e h o r r e u r !

284
Chapitre XIII • Coopération

telle que la p r a t i q u e n t les planteurs, il compte ce travail de surveillance


24
p a r m i les faux frais . M a i s s'il e x a m i n e le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste,
il identifie la fonction de direction et de surveillance, en t a n t qu'elle dérive
de la n a t u r e du procès de travail coopératif, avec cette fonction, en t a n t
5 qu'elle a pour f o n d e m e n t le caractère capitaliste et c o n s é q u e m m e n t anta-
25
gonique de ce m ê m e p r o c è s . Le capitaliste n'est p o i n t capitaliste parce
qu'il est directeur i n d u s t r i e l ; il devient au contraire chef d'industrie parce
qu'il est capitaliste. Le c o m m a n d e m e n t dans l'industrie devient l'attribut
du capital, de m ê m e q u ' a u x temps féodaux la direction de la guerre et l'ad-
26
10 ministration de la justice étaient les attributs de la propriété f o n c i è r e .
L'ouvrier est propriétaire de sa force de travail tant qu'il en débat le prix
de vente avec le capitaliste, et il ne p e u t vendre q u e ce qu'il possède, sa
force individuelle. Ce rapport ne se trouve en rien modifié, parce q u e le ca-
pitaliste achète cent forces de travail au lieu d ' u n e , ou passe contrat n o n
15 avec un, m a i s avec cent ouvriers i n d é p e n d a n t s les u n s des autres et qu'il
pourrait employer sans les faire coopérer. Le capitaliste paye d o n c à cha-
c u n des c e n t sa force de travail i n d é p e n d a n t e , m a i s il ne paye pas la force
c o m b i n é e de la c e n t a i n e . C o m m e p e r s o n n e s i n d é p e n d a n t e s , les ouvriers
sont des individus isolés q u i entrent en rapport avec le m ê m e capital m a i s
20 n o n entre eux. Leur coopération ne c o m m e n c e q u e d a n s le procès de tra-
vail; mais là ils o n t déjà cessé de s'appartenir. Dès qu'ils y entrent, ils sont
incorporés au capital. En t a n t qu'ils coopèrent, qu'ils forment les m e m b r e s
d ' u n organisme actif, ils ne sont m ê m e q u ' u n m o d e particulier d'existence
du capital. La force productive q u e des salariés déploient en f o n c t i o n n a n t
25 c o m m e travailleur collectif, est par c o n s é q u e n t force productive du capital.
Les forces sociales du travail se développent sans être payées dès q u e les
ouvriers sont placés d a n s certaines conditions et le capital les y place.
Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital, et que, d ' u n
autre côté, le salarié ne la développe q u e lorsque son travail appartient au
30 capital, elle semble être u n e force dont le capital est d o u é par nature, u n e
force productive q u i lui est i m m a n e n t e .
24
A p r è s avoir d é m o n t r é q u e l a surveillance d u travail est u n e des c o n d i t i o n s essentielles d e l a
p r o d u c t i o n esclavagiste d a n s les É t a t s d u Sud d e l ' U n i o n a m é r i c a i n e , l e professeur C a i r n e s
a j o u t e : « L e p a y s a n p r o p r i é t a i r e (du N o r d ) q u i s'approprie l e p r o d u i t total d e s a terre, n ' a p a s
35 b e s o i n d ' u n a u t r e s t i m u l a n t p o u r travailler. T o u t e surveillance est ici superflue.» ( C a i m e s ,
I.e., p . 4 8 , 49.)
25
Sir J a m e s Steuert, q u i e n g é n é r a l analyse avec u n e g r a n d e p e r s p i c a c i t é les différences so-
ciales caractéristiques des divers m o d e s d e p r o d u c t i o n , fait l a réflexion s u i v a n t e : « P o u r q u o i
l'industrie des particuliers est-elle m i n é e par de g r a n d e s entreprises en m a n u f a c t u r e s , si ce
40 n ' e s t p a r c e q u e celles-ci s e r a p p r o c h e n t d a v a n t a g e d e l a s i m p l i c i t é d u r é g i m e e s c l a v a g i s t e ? »
(Princ. of Econ., trad, franc. Paris, 1789, t . I , p. 308, 309.)
26
A u g u s t e C o m t e e t son école o n t c h e r c h é à d é m o n t r e r l'éternelle n é c e s s i t é des s e i g n e u r s d u
c a p i t a l ; ils a u r a i e n t pu t o u t aussi b i e n et avec les m ê m e s r a i s o n s , d é m o n t r e r celle des sei-
gneurs féodaux.

285
Quatrième section · La production de la plus-value relative

L'effet de la coopération simple éclate d ' u n e façon merveilleuse d a n s les


œ u v r e s gigantesques des an||145|ciens asiatiques, des Égyptiens, des Étrus-
ques, etc. «Il arrivait à des époques reculées q u e ces États de l'Asie, leurs
dépenses civiles et militaires u n e fois réglées, se trouvaient en possession
d ' u n excédant de subsistances qu'ils pouvaient consacrer à des œ u v r e s de 5
magnificence et d'utilité. Leur pouvoir de disposer du travail de presque
t o u t e la p o p u l a t i o n n o n agricole et le droit exclusif du m o n a r q u e et du sa-
cerdoce sur l'emploi de cet excédant, leur fournissaient les m o y e n s d'élever
ces i m m e n s e s m o n u m e n t s d o n t ils couvraient tout le pays .... P o u r m e t t r e
en m o u v e m e n t les statues colossales et les masses é n o r m e s d o n t le trans- 10
port excite l ' é t o n n e m e n t , on n'employait presque que du travail h u m a i n ,
m a i s avec la plus excessive prodigalité. Le nombre des travailleurs et la
concentration de leurs efforts suffisaient. Ainsi voyons-nous des b a n c s
é n o r m e s de corail surgir du fond de l'Océan, former des îles et de la terre
ferme, b i e n q u e c h a q u e individu qui contribue à les constituer soit faible, 15
imperceptible et méprisable. Les travailleurs n o n agricoles d ' u n e m o n a r -
chie asiatique avaient p e u de chose à fournir en dehors de leurs efforts cor-
porels ; m a i s leur n o m b r e était leur force, et la despotique p u i s s a n c e de di-
rection sur ces masses d o n n a naissance à leurs œuvres gigantesques. La
concentration e n u n e seule m a i n o u dans u n petit n o m b r e d e m a i n s des re- 20
venus dont vivaient les travailleurs, rendit seule possible l'exécution de pa-
27
reilles e n t r e p r i s e s . » Cette puissance des rois d'Asie et d'Egypte, des t h é o -
crates étrusques, etc., est, d a n s la société m o d e r n e , é c h u e au capitaliste
isolé ou associé par l'entremise des c o m m a n d i t e s , des sociétés par actions,
etc. 25

La coopération, telle q u e n o u s la trouvons à l'origine de la civilisation


28
h u m a i n e , chez les peuples c h a s s e u r s , dans l'agriculture des c o m m u n a u -
tés indiennes, etc., repose sur la propriété en c o m m u n des c o n d i t i o n s de
p r o d u c t i o n et sur ce fait, q u e c h a q u e individu adhère encore à sa tribu ou à
la c o m m u n a u t é aussi fortement q u ' u n e abeille à son essaim. Ces d e u x ca- 30
ractères la d i n s t i n g u e n t de la coopération capitaliste. L'emploi s p o r a d i q u e
de la coopération sur u n e grande échelle, dans l'antiquité, le m o y e n âge et
les colonies m o d e r n e s , se fonde sur des rapports i m m é d i a t s de d o m i n a t i o n
et de servitude, g é n é r a l e m e n t sur l'esclavage. Sa forme capitaliste présup-
pose au contraire le travailleur libre, v e n d e u r de sa force. D a n s l'histoire, 35
elle se développe en opposition avec la petite culture des paysans et l'exer-

27
R. J o n e s : Textbook of Lectures, etc., p. 77, 7 8 . Les collections assyriennes, é g y p t i e n n e s , etc.,
q u e p o s s è d e n t les m u s é e s e u r o p é e n s , n o u s m o n t r e n t les p r o c é d é s d e ces t r a v a u x coopératifs.
28
L i n g u e t , d a n s sa Théorie des lois civiles, n ' a p e u t - ê t r e pas tort de p r é t e n d r e q u e la c h a s s e est
la p r e m i è r e forme de c o o p é r a t i o n , et q u e la chasse à l ' h o m m e (la guerre) est u n e d e s pre- 40
m i è r e s formes de la chasse.

286
Chapitre XIII · Coopération

cice i n d é p e n d a n t des métiers, que ceux-ci possèdent ou n o n la forme cor-


29
p o r a t i v e . En face d ' e u x la coopération capitaliste n'apparaît p o i n t c o m m e
u n e forme particulière de la coopération ; m a i s au contraire la coopération
elle-même c o m m e la forme particulière de la p r o d u c t i o n capitaliste.
5 Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, appa-
raît c o m m e force productive du capital, la coopération apparaît c o m m e
m o d e spécifique de la p r o d u c t i o n capitaliste. C'est là la p r e m i è r e phase de
transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa s u b o r d i n a -
tion au capital. Cette transformation se développe s p o n t a n é m e n t . Sa base,
10 l'emploi s i m u l t a n é d ' u n certain n o m b r e de salariés d a n s le m ê m e atelier,
est d o n n é e avec l'existence m ê m e du capital, et se trouve là c o m m e résul-
tat historique des circonstances et des m o u v e m e n t s qui ont c o n c o u r u à dé-
composer l'organisme de la p r o d u c t i o n féodale.
Le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste se présente d o n c c o m m e nécessité
15 historique p o u r transformer le travail isolé en travail social; m a i s , entre les
m a i n s du capital, cette socialisation du travail n ' e n a u g m e n t e les forces
productives q u e p o u r l'exploiter avec plus de profit.
D a n s sa forme é l é m e n t a i r e , la seule considérée jusqu'ici, la coopération
coïncide avec la p r o d u c t i o n sur u n e grande échelle. Sous cet aspect elle ne
20 caractérise a u c u n e é p o q u e particulière de la p r o d u c t i o n capitaliste, si ce
30
n'est les c o m m e n c e m e n t s de la m a n u f a c t u r e encore p r o f e s s i o n n e l l e et ce
genre d'agriculture en grand q u i correspond à la période m a n u f a c t u r i è r e et
se dinstingue de la petite culture m o i n s par ses m é t h o d e s q u e par ses di-
m e n s i o n s . La coopération simple p r é d o m i n e a u j o u r d ' h u i encore d a n s les
25 entreprises où le capital opère sur u n e grande échelle, sans que la division
du travail ou l'emploi des m a c h i n e s y j o u e n t un rôle important.
Le mode fondamental de la p r o d u c t i o n capitaliste, c'est la coopération
dont la forme r u d i m e n t a i r e , tout en c o n t e n a n t le germe de formes plus
complexes, ne reparaît pas s e u l e m e n t d a n s celles-ci c o m m e un de leurs élé-
30 ments, m a i s se m a i n t i e n t aussi à côté d'elles c o m m e m o d e particulier. |

19
L a petite c u l t u r e e t l e m é t i e r i n d é p e n d a n t q u i t o u s d e u x f o r m e n t e n p a r t i e l a b a s e d u m o d e
de p r o d u c t i o n féodal, u n e fois celui-ci dissous, se m a i n t i e n n e n t en p a r t i e à côté de l'exploita-
t i o n capitaliste ; ils f o r m a i e n t é g a l e m e n t la b a s e é c o n o m i q u e des c o m m u n a u t é s a n c i e n n e s à
l e u r m e i l l e u r e é p o q u e , alors q u e la p r o p r i é t é o r i e n t a l e o r i g i n a i r e m e n t indivise se fut d i s s o u t e ,
35 et a v a n t q u e l'esclavage se fût e m p a r é s é r i e u s e m e n t de la p r o d u c t i o n .
30
« R é u n i r p o u r u n e m ê m e oeuvre l'habileté, l ' i n d u s t r i e e t l ' é m u l a t i o n d ' u n c e r t a i n n o m b r e
d ' h o m m e s , n ' e s t - c e p a s l e m o y e n d e l a faire r é u s s i r ? E t l'Angleterre aurait-elle p u d ' u n e a u t r e
m a n i è r e porter ses m a n u f a c t u r e s de d r a p à un aussi h a u t degré de p e r f e c t i o n ? » (Berkeley: The
Querist, Lond., 1750, p. 56, § 5 2 1 . )

287
Quatrième section · La production de la plus-value relative

|146| CHAPITRE XIV

Division du travail et manufacture

I
Double origine de la manufacture

Cette espèce de coopération q u i a p o u r base la division du travail revêt 5


dans la m a n u f a c t u r e sa forme classique et p r é d o m i n e p e n d a n t la période
manufacturière p r o p r e m e n t dite, q u i dure environ depuis la m o i t i é du sei-
z i è m e j u s q u ' a u dernier tiers du d i x - h u i t i è m e siècle.
La manufacture a u n e d o u b l e origine.
Un seul atelier p e u t r é u n i r sous les ordres du m ê m e capitaliste des arti- 10
sans de métiers différents, par les m a i n s desquels un p r o d u i t doit passer
pour parvenir à sa parfaite m a t u r i t é . Un carrosse fut le produit collectif des
travaux d ' u n grand n o m b r e d'artisans i n d é p e n d a n t s les u n s des autres tels
q u e charrons, selliers, tailleurs, serruriers, ceinturiers, t o u r n e u r s , passe-
mentiers, vitriers, peintres, vernisseurs, doreurs, etc. La m a n u f a c t u r e carros- 15
sière les a réunis tous dans un m ê m e local où ils travaillent en m ê m e
temps et de la m a i n à la m a i n . On ne p e u t pas, il est vrai, dorer un carrosse
avant qu'il soit fait ; m a i s si l'on fait b e a u c o u p de carrosses à la fois, les u n s
fournissent c o n s t a m m e n t du travail a u x doreurs tandis q u e les autres pas-
sent par d'autres procédés de fabrication. J u s q u ' i c i n o u s s o m m e s encore 20
sur le terrain de la coopération simple qui trouve tout préparé son m a t é r i e l
en h o m m e s et en choses. M a i s b i e n t ô t il s'y introduit u n e modification es-
sentielle. Le tailleur, le ceinturier, le serrurier, etc., qui ne sont occupés
q u ' à la fabrication de carrosses, perdent p e u à p e u l ' h a b i t u d e et avec elle la
capacité d'exercer leur m é t i e r d a n s t o u t e son é t e n d u e . D ' a u t r e part, leur sa- 25
voir-faire borné m a i n t e n a n t à u n e spécialité acquiert la forme la plus pro-
pre à cette sphère d'action rétrécie. A l'origine la m a n u f a c t u r e de carrosses
se présentait c o m m e u n e c o m b i n a i s o n de métiers i n d é p e n d a n t s . Elle de-
vient peu à p e u u n e division de la p r o d u c t i o n carrossière en ses divers pro-
cédés spéciaux d o n t c h a c u n se cristallise c o m m e besogne particulière d ' u n 30
travailleur et d o n t l'ensemble est exécuté par la r é u n i o n de ces travailleurs
parcellaires. C'est ainsi q u e les m a n u f a c t u r e s de drap et un grand n o m b r e
d'autres sont sorties de l'agglomération de métiers différents sous le com-
31
mandement d'un m ê m e capital . |
31
Un e x e m p l e p l u s r é c e n t : « L a filature de soie de L y o n et de N î m e s est t o u t e p a t r i a r c a l e ; elle 35
e m p l o i e b e a u c o u p d e f e m m e s e t d ' e n f a n t s , m a i s s a n s les é p u i s e r n i les c o r r o m p r e ; elle les
laisse d a n s leurs belles vallées de la D r ô m e , du Var, de l'Isère, de la V a u c l u s e , p o u r y élever

288
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

|147| M a i s la m a n u f a c t u r e p e u t se produire d ' u n e m a n i è r e t o u t opposée.


Un grand n o m b r e d'ouvriers d o n t c h a c u n fabrique le m ê m e objet, soit du
papier, des caractères d'imprimerie, des aiguilles, etc., peuvent être occu-
pés s i m u l t a n é m e n t par le m ê m e capital d a n s le m ê m e atelier. C'est la co-
5 opération dans sa forme la plus simple. C h a c u n de ces ouvriers (peut-être
avec un ou d e u x compagnons) fait la m a r c h a n d i s e entière en e x é c u t a n t
l'une après l'autre les diverses opérations nécessaires et en c o n t i n u a n t à
travailler suivant son a n c i e n m o d e . C e p e n d a n t des circonstances exté-
rieures d o n n e n t b i e n t ô t lieu d'employer d ' u n e autre façon la c o n c e n t r a t i o n
10 des ouvriers dans le m ê m e local et la simultanéité de leurs travaux. U n e
quantité supérieure de m a r c h a n d i s e s doit par e x e m p l e être livrée d a n s un
temps fixé. Le travail se divise alors. Au lieu de faire exécuter les diverses
opérations par le m ê m e ouvrier les u n e s après les autres, on les sépare, on
les isole, puis on confie c h a c u n e d'elles à un ouvrier spécial, et toutes en-
15 semble sont exécutées s i m u l t a n é m e n t et côte à côte par les coopérateurs.
Cette division faite u n e p r e m i è r e fois a c c i d e n t e l l e m e n t se renouvelle, m o n -
tre ses avantages particuliers et s'ossifie p e u à p e u en u n e division systéma-
t i q u e du travail. De p r o d u i t individuel d ' u n ouvrier i n d é p e n d a n t faisant
u n e foule de choses, la m a r c h a n d i s e devient le produit social d ' u n e réu-
20 n i o n d'ouvriers d o n t c h a c u n n ' e x é c u t e c o n s t a m m e n t q u e l a m ê m e opéra-
tion de détail. Les m ê m e s opérations qui, chez le papetier d ' u n corps de
métier allemand, s'engrenaient les u n e s dans les autres c o m m e travaux
successifs, se c h a n g e a i e n t d a n s la m a n u f a c t u r e hollandaise de p a p i e r en
opérations de détail exécutées parallèlement par les divers m e m b r e s d ' u n
25 groupe coopératif. Le faiseur d'épingles de N u r e m b e r g est l'élément fonda-
m e n t a l de la m a n u f a c t u r e d'épingles anglaise ; m a i s tandis q u e le p r e m i e r
parcourait u n e série de vingt opérations successive? peut-être, vingt
ouvriers d a n s celle-ci n ' e x é c u t è r e n t bientôt c h a c u n q u ' u n e seule de ces
opérations qui, par suite d'expériences ultérieures, o n t été subdivisées et
30 isolées encore davantage.
L'origine de la m a n u f a c t u r e , sa provenance du métier, présente d o n c
u n e double face. D ' u n côté elle a pour point de départ la c o m b i n a i s o n de
métiers divers et i n d é p e n d a n t s q u e l'on désagrège et simplifie j u s q u ' a u
point où ils ne sont plus q u e des opérations partielles et c o m p l é m e n t a i r e s
35 les u n e s des autres d a n s la p r o d u c t i o n d ' u n e seule et m ê m e m a r c h a n d i s e ;

des vers e t dévider leurs c o c o n s ; j a m a i s elle n ' e n t r e d a n s u n e véritable f a b r i q u e . P o u r être


aussi b i e n observé . . . . le p r i n c i p e de la division du travail s'y revêt d ' u n c a r a c t è r e spécial. Il y
a b i e n des d é v i d e u s e s , des m o u l i n e u r s , des teinturiers, des e n c o l l e u r s , p u i s des t i s s e r a n d s ;
m a i s ils n e s o n t pas r é u n i s d a n s u n m ê m e é t a b l i s s e m e n t , n e d é p e n d e n t p a s d ' u n m ê m e m a î -
40 t r e : t o u s s o n t i n d é p e n d a n t s . » ( A . B l a n q u i , Cours d'Économie industrielle, recueilli p a r A . B l a i s e .
Paris, 1 8 3 8 - 3 9 , p. 79.) D e p u i s q u e B l a n q u i a écrit cela, les divers ouvriers i n d é p e n d a n t s o n t
été p l u s o u m o i n s r é u n i s d a n s les fabriques.

289
Quatrième section • La production de la plus-value relative

d ' u n autre côté elle s'empare de la coopération d'artisans de m ê m e genre,


d é c o m p o s e le m ê m e m é t i e r en ses opérations diverses, les isole et les r e n d
i n d é p e n d a n t e s j u s q u ' a u p o i n t où c h a c u n e d'elles devient la fonction exclu-
sive d ' u n travailleur parcellaire. La m a n u f a c t u r e introduit d o n c t a n t ô t la
division du travail d a n s un m é t i e r ou bien la développe ; t a n t ô t elle com- 5
b i n e des métiers distincts et séparés. M a i s quel que soit son point de dé-
part, sa forme définitive est la m ê m e - un organisme de p r o d u c t i o n d o n t
les m e m b r e s sont des h o m m e s .
P o u r bien apprécier la division du travail dans la m a n u f a c t u r e , il est es-
sentiel de ne point perdre de vue les d e u x points suivants: p r e m i è r e m e n t , 10
l'analyse du procès de p r o d u c t i o n d a n s ses phases particulières se confond
ici tout à fait avec la d é c o m p o s i t i o n du m é t i e r de l'artisan d a n s ses diverses
opérations m a n u e l l e s . C o m p o s é e ou simple, l'exécution ne cesse de d é p e n -
dre de la force, de l'habileté, de la p r o m p t i t u d e et de la sûreté de m a i n de
l'ouvrier dans le m a n i e m e n t de son outil. Le m é t i e r reste toujours la base. 15
Cette base t e c h n i q u e n ' a d m e t l'analyse de la besogne à faire q u e d a n s des
limites très-étroites. Il faut q u e c h a q u e procédé partiel par lequel l'objet de
travail passe, soit exécutable c o m m e m a i n - d ' œ u v r e , qu'il forme, pour ainsi
dire, à lui seul un métier à part.
Précisément parce q u e l'habileté de m é t i e r reste le f o n d e m e n t de la m a - 20
nufacture, c h a q u e ouvrier y est approprié à u n e fonction parcellaire p o u r
t o u t e sa vie.
D e u x i è m e m e n t , la division manufacturière du travail est u n e coopéra-
tion d ' u n genre particulier, et ses avantages p r o v i e n n e n t en grande partie
n o n de cette forme particulière, m a i s de la n a t u r e générale de la coopéra- 25
tion.

II
Le travailleur parcellaire et son outil

E n t r o n s dans quelques détails. Il est d'abord évident q u e l'ouvrier parcel-


laire transforme son corps tout entier en organe exclusif et a u t o m a t i q u e de 30
la seule et m ê m e opération simple, exécutée par lui sa vie durant, en sorte
qu'il y emploie moins de temps q u e l'artisan q u i exécute t o u t e u n e série
d'opérations. Or le m é c a n i s m e vivant de la m a n u f a c t u r e , le travailleur col-
lectif, n'est composé q u e de pareils travailleurs parcellaires. C o m p a r é e au
m é t i e r i n d é p e n d a n t , la m a n u f a c t u r e fournit d o n c plus de produits en 35
m o i n s de temps, ou, ce q u i revient au m ê m e , elle multiplie la force p r o d u c -
32
tive du t r a v a i l . Ce n'est pas t o u t ; dès q u e le travail parcelle devient fonc-
32
« P l u s u n e m a n u f a c t u r e est divisée et p l u s t o u t e s ses parts s o n t a t t r i b u é e s à des a r t i s a n s dif-

290
Chapitre XIV • Division du travail et manufacture

tion exclusive, sa m é t h o d e se perfectionne. Q u a n d on répète c o n s t a m m e n t


un acte simple et c o n c e n t r e l'attention sur lui, on arrive p e u à p e u par l'ex-
périence à atteindre l'effet utile voulu avec la plus petite d é p e n s e de force.
Et c o m m e toujours diverses générations d'ouvriers vivent et travaillent en-
5 semble d a n s les m ê m e s ateliers, les procédés t e c h n i q u e s acquis, ce q u ' o n
33
appelle les ficelles du métier, s ' a c c u m u l e n t et ||148| se t r a n s m e t t e n t . La
m a n u f a c t u r e produit la virtuosité du travailleur de détail, en r e p r o d u i s a n t
et poussant j u s q u ' à l'extrême la séparation des métiers, telle qu'elle l'a
trouvée dans les villes du m o y e n âge. D ' a u t r e part, sa t e n d a n c e à transfor-
10 mer le travail parcelle en vocation exclusive d ' u n h o m m e sa vie d u r a n t , ré-
p o n d à la p r o p e n s i o n des sociétés a n c i e n n e s , à r e n d r e les métiers hérédi-
taires, à les pétrifier en castes, ou bien, lorsque des circonstances
historiques particulières o c c a s i o n n è r e n t u n e variabilité de l'individu, in-
compatible avec le régime des castes, à ossifier du m o i n s en corporations
15 les diverses b r a n c h e s d'industries. Ces castes et ces corporations se forment
d'après la m ê m e loi naturelle qui règle la division des plantes et des ani-
m a u x en espèces et en variétés, avec cette différence c e p e n d a n t , q u ' u n cer-
tain degré de d é v e l o p p e m e n t u n e fois atteint, l'hérédité des castes et l'ex-
34
clusivisme des corporations sont décrétés lois sociales .
20 «Les m o u s s e l i n e s de D a k k a , p o u r la finesse, les cotons et autres tissus de
C o r o m a n d e l p o u r la magnificence et la d u r é e de leurs couleurs, n ' o n t ja-
m a i s été dépassés. Et c e p e n d a n t ils sont produits sans capital, sans m a -
chines, sans division du travail, sans a u c u n de ces m o y e n s qui c o n s t i t u e n t
tant d'avantages en faveur de la fabrication e u r o p é e n n e . Le tisserand est un
25 individu isolé qui fait le tissu sur la c o m m a n d e d ' u n e p r a t i q u e , avec un
métier de la construction la plus simple, composé parfois u n i q u e m e n t de
perches de bois grossièrement ajustées. Il ne possède m ê m e a u c u n appareil
pour t e n d r e la chaîne, si b i e n q u e le m é t i e r doit rester c o n s t a m m e n t é t e n d u
dans toute sa longueur, ce qui le r e n d tellement ample et difforme q u ' i l ne
30 peut trouver place dans la h u t t e du producteur. Celui-ci est d o n c obligé de

férents, m i e u x l'ouvrage est e x é c u t é , avec u n e e x p é d i t i o n p l u s p r o m p t e , avec m o i n s d e p e r t e


en t e m p s et travail.» (The Advantages of the East India Trade. L o n d o n , 1720, p. 71.)
33
« T r a v a i l facile est t a l e n t t r a n s m i s . » ( T h . H o d g s k i n , l . c . p . 4 8 . )
3 4
« L e s arts a u s s i . . . . s o n t arrivés en Egypte à u n h a u t degré de perfection. C a r c'est le s e u l
35 pays où les artisans n ' i n t e r v i e n n e n t j a m a i s d a n s les affaires d ' u n e a u t r e classe de c i t o y e n s ,
forcés qu'ils s o n t par la loi de r e m p l i r l e u r u n i q u e v o c a t i o n h é r é d i t a i r e . Il arrive c h e z d ' a u t r e s
p e u p l e s q u e les g e n s d e m é t i e r d i s p e r s e n t leur a t t e n t i o n s u r u n t r o p g r a n d n o m b r e d'objets.
T a n t ô t ils e s s a y e n t d e l'agriculture, t a n t ô t d u c o m m e r c e , o u b i e n ils s ' a d o n n e n t à p l u s i e u r s
arts à la fois. D a n s les É t a t s libres, ils c o u r e n t a u x a s s e m b l é e s d u p e u p l e . E n Egypte, au
40 contraire, l'artisan e n c o u r t des p e i n e s sévères, s'il se m ê l e des affaires de l'État ou p r a t i q u e
p l u s i e u r s m é t i e r s . R i e n n e p e u t d o n c t r o u b l e r les travailleurs d a n s leur activité profession-
nelle. E n o u t r e , a y a n t h é r i t é d e leurs a n c ê t r e s u n e foule d e p r o c é d é s , ils s o n t j a l o u x d ' e n in-
v e n t e r de n o u v e a u x . » (Diodorus Siculus. B i b l i o t h è q u e h i s t o r i q u e , 1.1, c. L X X I V . )

291
Quatrième section • La production de la plus-value relative

faire son travail en plein air, où il est interrompu par c h a q u e c h a n g e m e n t


35
de t e m p é r a t u r e . » Ce n'est q u e l'aptitude spéciale, a c c u m u l é e de généra-
tion en génération et t r a n s m i s e par héritage de père en fils q u i prête à l'In-
dien c o m m e à l'araignée cette virtuosité. Le travail d ' u n tisserand i n d i e n ,
comparé à celui des ouvriers de m a n u f a c t u r e , est c e p e n d a n t très-compli- 5
que.
Un artisan qui exécute les u n s après les autres les différents procès par-
tiels qui c o n c o u r e n t à la p r o d u c t i o n d ' u n e œuvre, doit changer tantôt de
place, t a n t ô t d ' i n s t r u m e n t s . La transition d ' u n e opération à l'autre inter-
rompt le cours de son travail et forme p o u r ainsi dire des pores d a n s sa jour- 10
n é e . Ces pores se resserrent dès qu'il emploie la j o u r n é e entière à u n e seule
opération c o n t i n u e , ou b i e n ils disparaissent à m e s u r e q u e le n o m b r e de
ces c h a n g e m e n t s d'opération d i m i n u e . L'accroissement de productivité
provient ici soit d ' u n e d é p e n s e de plus de force d a n s un espace de t e m p s
d o n n é , c'est-à-dire de l'intensité accrue du travail, soit d ' u n e d i m i n u t i o n 15
d a n s la dépense improductive de la force. L ' e x c é d a n t de d é p e n s e en force
qu'exige c h a q u e transition du repos au m o u v e m e n t se trouve c o m p e n s é si
l'on prolonge la durée de la vitesse n o r m a l e u n e fois acquise. D ' a u t r e part,
un travail c o n t i n u et u n i f o r m e finit par affaiblir l'essor et la t e n s i o n des es-
prits a n i m a u x qui trouvent délassement et c h a r m e au c h a n g e m e n t d'acti- 20
vite.
La productivité du travail ne d é p e n d pas s e u l e m e n t de la virtuosité de
l'ouvrier, m a i s encore de la perfection de ses i n s t r u m e n t s . Les outils de
m ê m e espèce, tels q u e c e u x q u i servent à forer, trancher, percer, frapper,
etc., sont employés d a n s différents procès de travail, et de m ê m e un seul 25
outil p e u t servir d a n s le m ê m e procès à diverses opérations. M a i s dès q u e
les différentes opérations d ' u n procès de travail sont détachées les u n e s des
autres et q u e c h a q u e opération partielle acquiert dans la m a i n de l'ouvrier
parcellaire la forme la plus a d é q u a t e , et par cela m ê m e exclusive, il devient
nécessaire de transformer les i n s t r u m e n t s qui servaient auparavant à diffé- 30
rents buts. L'expérience des difficultés q u e leur a n c i e n n e forme oppose au
travail parcelle i n d i q u e la direction des c h a n g e m e n t s à faire. Les instru-
m e n t s de m ê m e espèce p e r d e n t alors leur forme c o m m u n e . Ils se subdivi-
sent de plus en plus en différentes espèces d o n t c h a c u n e possède u n e
forme fixe p o u r un seul usage et ne prête t o u t le service d o n t elle est capa- 35
ble que dans la m a i n d ' u n ouvrier spécial. Cette différenciation et spécialisa-
tion des i n s t r u m e n t s de travail caractérisent la m a n u f a c t u r e . A Birming-
h a m , on produit environ 300 variétés de m a r t e a u x , d o n t c h a c u n e ne sert
q u ' à un seul procès particulier de production, et grand n o m b r e de ces varié-

35
Historical and descriptive Account of Brit. India, etc., by Hugh Murray, James Wilson, e t c . E d i n - 40
b u r g h , 1832, v. I I , p. 449 [, 450]. La c h a î n e du m é t i e r à tisser i n d i e n est t e n d u e v e r t i c a l e m e n t .

292
Chapitre XIV • Division du travail et manufacture

tés ne servent q u ' à des opérations diverses du m ê m e procès. La période m a -


nufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les i n s t r u m e n t s de travail
en les a c c o m m o d a n t aux fonctions séparées et exclusives d'ouvriers parcel-
36
l a i r e s . Elle crée p a r cela m ê m e u n e des conditions matérielles de l'emploi
5 des m a c h i n e s , lesquelles consistent en u n e c o m b i n a i s o n d ' i n s t r u m e n t s
simples.
Le travailleur parcellaire et son outil, voilà les ||149| éléments simples de
la m a n u f a c t u r e d o n t n o u s e x a m i n e r o n s m a i n t e n a n t le m é c a n i s m e général.

III
10 Mécanisme général de la manufacture - Ses deux formes fondamentales:
Manufacture hétérogène et manufacture sérielle

La m a n u f a c t u r e présente d e u x formes f o n d a m e n t a l e s qui, malgré leur en-


t r e l a c e m e n t accidentel, constituent d e u x espèces essentiellement distinctes,
j o u a n t des rôles très-différents lors de la transformation ultérieure de la
15 m a n u f a c t u r e en g r a n d e industrie. Ce double caractère provient de la n a t u r e
du produit q u i doit sa forme définitive ou à un simple ajustement m é c a n i -
q u e de produits partiels i n d é p e n d a n t s , ou bien à u n e série de procédés et
de m a n i p u l a t i o n s c o n n e x e s .
U n e locomotive, par exemple, contient plus de cinq mille pièces complé-
20 t e m e n t distinctes. N é a n m o i n s elle ne p e u t pas servir de produit-échantillon
de la première espèce de m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite, parce qu'elle pro-
vient de la grande industrie. Il en est a u t r e m e n t de la m o n t r e q u e déjà Wil-
liam Petty a choisie p o u r décrire la division manufacturière du travail. Pri-
m i t i v e m e n t œ u v r e individuelle d ' u n artisan de N u r e m b e r g , la m o n t r e est
25 devenue le produit social d ' u n n o m b r e i m m e n s e de travailleurs tels q u e fai-
seurs de ressorts, de cadrans, de pitons de spirale, de trous et leviers à ru-
bis, d'aiguilles, de boîtes, de vis, doreurs, etc. Les sous-divisions foison-
nent. Il y a, par exemple, le fabricant de roues (roues de laiton et roues
d'acier séparément), les faiseurs de pignons, de m o u v e m e n t s , l'acheveur de
30 pignon (qui assujettit les roues et polit les facettes), le faiseur de pivots, le
planteur de finissage, le finisseur de barillet (qui d e n t e les roues, d o n n e

36
D a n s son ouvrage q u i a fait é p o q u e sur l'origine des espèces, D a r w i n fait c e t t e r e m a r q u e à
propos des o r g a n e s n a t u r e l s d e s p l a n t e s e t des a n i m a u x : « T a n t q u ' u n seul e t m ê m e o r g a n e
doit a c c o m p l i r différents t r a v a u x , il n ' e s t p a s rare q u ' i l se m o d i f i e . La r a i s o n en est p e u t - ê t r e
35 q u e l a n a t u r e est m o i n s s o i g n e u s e d a n s c e cas d e p r é v e n i r c h a q u e p e t i t écart d e s a f o r m e pri-
mitive, q u e s i cet o r g a n e avait u n e f o n c t i o n u n i q u e . C'est ainsi p a r e x e m p l e q u e d e s c o u t e a u x
d e s t i n é s à c o u p e r t o u t e s sortes de c h o s e s p e u v e n t , sans i n c o n v é n i e n t , avoir u n e f o r m e c o m -
m u n e , t a n d i s q u ' u n o u t i l d e s t i n é à u n seul u s a g e doit p o s s é d e r p o u r t o u t a u t r e u s a g e u n e t o u t
a u t r e forme. »

293
Quatrième section • La production de la plus-value relative

aux trous la g r a n d e u r voulue, affermit l'arrêt), les faiseurs d ' é c h a p p e m e n t ,


de roues de rencontre, de balancier, le planteur d ' é c h a p p e m e n t , le repas-
seur de barillet (qui achève l'étui du ressort), le polisseur d'acier, le polis-
seur de roues, le polisseur de vis, le peintre de chiffres, le fondeur d'émail
sur cuivre, le fabricant de p e n d a n t s , le finisseur de charnière, le faiseur de 5
secret, le graveur, le ciseleur, le polisseur de boîte, etc., etc., enfin le repas-
seur qui assemble la m o n t r e entière et la livre toute prête au m a r c h é . Un
petit n o m b r e seulement des parties de la m o n t r e passe par diverses m a i n s
et tous ces m e m b r e s disjoints, membra disjecta, se rassemblent pour la pre-
mière fois dans la m a i n qui en fera définitivement un t o u t m é c a n i q u e . Ce 10
rapport p u r e m e n t extérieur du produit achevé avec ses divers éléments
rend ici, c o m m e d a n s tout ouvrage semblable, la c o m b i n a i s o n des ouvriers
parcellaires dans un m ê m e atelier t o u t à fait accidentelle. Les travaux par-
tiels peuvent m ê m e être exécutés c o m m e métiers i n d é p e n d a n t s les u n s des
a u t r e s ; il en est ainsi d a n s les c a n t o n s de W a a d t et de Neufchâtel, tandis 15
q u ' à Genève, par exemple, il y a p o u r la fabrication des m o n t r e s de grandes
manufactures, c'est-à-dire coopération i m m é d i a t e d'ouvriers parcellaires
sous le c o m m a n d e m e n t d ' u n seul capital. M ê m e dans ce cas, le cadran, le
ressort et la boîte sont r a r e m e n t fabriqués dans la m a n u f a c t u r e . L'exploita-
tion manufacturière ne d o n n e ici de bénéfices que dans des circonstances 20
exceptionnelles, parce q u e les ouvriers en c h a m b r e se font la plus terrible
concurrence, parce q u e le d é m e m b r e m e n t de la p r o d u c t i o n en u n e foule de
procès hétérogènes n ' a d m e t guère de moyens de travail d ' u n e m p l o i com-
m u n , et parce que le capitaliste é c o n o m i s e les frais d'atelier, q u a n d la fa-
37
brication est d i s s é m i n é e . Il faut r e m a r q u e r q u e la c o n d i t i o n de ces 25
ouvriers de détail qui travaillent chez eux, m a i s p o u r un capitaliste (fabri-
cant, établisseur), diffère du t o u t au tout de celle de l'artisan i n d é p e n d a n t
38
q u i travaille p o u r ses propres p r a t i q u e s .
37
E n 1854, G e n è v e a p r o d u i t 8 0 0 0 0 m o n t r e s , à p e i n e u n c i n q u i è m e d e l a p r o d u c t i o n d u c a n -
t o n d e N e u f c h â t e l . C h a u x - d e - F o n d s , q u e l'on p e u t regarder c o m m e u n e seule m a n u f a c t u r e , li- 30
vre c h a q u e a n n é e d e u x fois a u t a n t q u e G e n è v e . De 1850 à 1861 cette d e r n i è r e ville a e x p é d i é
720 0 0 0 m o n t r e s . Voyez : Report from Geneva on the Watch Trade d a n s les Reports by H. M's. Sec-
retaries of Embassy and legation on the Manufactures, Commerce, etc., n ° 6 , 1863. Ce n ' e s t p a s
s e u l e m e n t l ' a b s e n c e d e r a p p o r t e n t r e les o p é r a t i o n s particulières d a n s lesquelles s e d é c o m p o s e
la p r o d u c t i o n d'ouvrages s i m p l e m e n t ajustés, q u i r e n d très-difficile la t r a n s f o r m a t i o n de s e m - 35
blables m a n u f a c t u r e s en g r a n d e i n d u s t r i e m é c a n i q u e ; d a n s le cas q u i n o u s o c c u p e , la fabrica-
t i o n de la m o n t r e , d e u x obstacles n o u v e a u x se p r é s e n t e n t , à savoir la petitesse et la d é l i c a t e s s e
des divers é l é m e n t s e t leur c a r a c t è r e d e l u x e , c o n s é q u e m m e n t leur variété, s i b i e n q u e d a n s
les m e i l l e u r e s m a i s o n s de L o n d r e s , p a r e x e m p l e , il se fait à p e i n e d a n s un an u n e d o u z a i n e de
m o n t r e s q u i s e r e s s e m b l e n t . L a fabrique d e m o n t r e s d e V a c h e r o n e t C o n s t a n t i n , d a n s laquelle 40
o n e m p l o i e l a m a c h i n e avec s u c c è s , fournit t o u t a u plus trois o u q u a t r e variétés p o u r l a g r a n -
d e u r et la forme.
38
L a fabrication des m o n t r e s est u n e x e m p l e classique d e l a m a n u f a c t u r e h é t é r o g è n e . O n p e u t
y é t u d i e r t r è s - e x a c t e m e n t c e t t e différenciation et cette spécialisation des i n s t r u m e n t s de tra-
vail d o n t il a été q u e s t i o n ci-dessus. 45

294
Chapitre XIV • Division du travail et manufacture

La seconde espèce de m a n u f a c t u r e , c'est-à-dire sa forme parfaite, fournit


des produits qui p a r c o u r e n t des phases de développement connexes, t o u t e
u n e série de procès gradués, c o m m e , p a r exemple, d a n s la m a n u f a c t u r e
d'épingles, le "fil de laiton passe par les m a i n s de soixante-douze et m ê m e
5 de quatre-vingt-douze ouvriers d o n t pas deux n ' e x é c u t e n t la m ê m e opéra-
tion.
U n e m a n u f a c t u r e de ce g e m e , en tant qu'elle c o m b i n e des métiers pri-
m i t i v e m e n t i n d é p e n d a n t s , d i m i n u e l'espace entre les phases diverses de la
production. Le t e m p s exigé p o u r la transition du produit d ' u n stade à
39
10 l'autre est ainsi raccourci, de m ê m e q u e le travail de t r a n s p o r t . C o m p a r a -
tivement au métier, il y a d o n c gain de force productive, et ce gain provient
du caractère coopératif de la m a n u f a c t u r e . D ' a u t r e part, la division du tra-
vail q u i lui est propre réclame l'isolement des différentes opérations, et
leur i n d é p e n d a n c e les u n e s vis-à-vis des autres. L'établissement et le m a i n -
15 tien du rapport d ' e n s e m b l e entre les fonctions isolées nécessite des trans-
ports incessants de l'objet de travail d ' u n ouvrier à l'autre, et d ' u n procès à
l'autre. Cette source de faux frais constitue un des côtés inférieurs de la
40
m a n u f a c t u r e c o m p a r é e à l'industrie m é c a n i q u e . |
|150| A v a n t de parvenir à sa forme définitive, l'objet de travail, des chif-
20 fons, par exemple, d a n s la m a n u f a c t u r e de papier, ou du laiton dans celle
d'épingles, parcourt t o u t e u n e série d'opérations successives. M a i s , c o m m e
m é c a n i s m e d ' e n s e m b l e , l'atelier offre à l'œil l'objet de travail d a n s toutes
ses phases d'évolution à la fois. Le travailleur collectif, Briarée, d o n t les
mille m a i n s sont a r m é e s d'outils divers, exécute en m ê m e t e m p s la c o u p e
25 des fils de laiton, la façon des têtes d'épingles, l'aiguisement de leurs
pointes, leur attache, etc. Les diverses opérations connexes, successives
dans le temps, d e v i e n n e n t simultanées d a n s l'espace, c o m b i n a i s o n q u i per-
m e t d ' a u g m e n t e r c o n s i d é r a b l e m e n t la m a s s e de m a r c h a n d i s e s fournies
41
dans u n temps d o n n é .
30 Cette s i m u l t a n é i t é provient de la forme coopérative du travail; m a i s la
m a n u f a c t u r e ne s'arrête pas aux conditions préexistantes de la coopéra-

39
« Q u a n d les gens s o n t a i n s i r a p p r o c h é s les u n s d e s a u t r e s , i l s e p e r d n é c e s s a i r e m e n t m o i n s
de t e m p s e n t r e les diverses o p é r a t i o n s . » (The Advantages of the East India Trade, p. 106.)
40
« L a s é p a r a t i o n des t r a v a u x différents d a n s l a m a n u f a c t u r e , c o n s é q u e n c e forcée d e l ' e m p l o i
35 d u travail m a n u e l , ajoute i m m e n s é m e n t a u x frais d e p r o d u c t i o n ; car l a p r i n c i p a l e perte p r o -
v i e n t du t e m p s e m p l o y é à passer d ' u n p r o c è s à un a u t r e . » (The Industry of Nations. L o n d o n ,
1855. P a r t i i , p . 2 0 0 . )
41
« E n s c i n d a n t l'ouvrage e n différentes parties q u i p e u v e n t t o u t e s être m i s e s à e x é c u t i o n d a n s
l e m ê m e m o m e n t , l a division d u travail p r o d u i t d o n c u n e é c o n o m i e d e t e m p s . . . . L e s diffé-
40 r e n t e s o p é r a t i o n s q u ' u n seul i n d i v i d u devrait e x é c u t e r s é p a r é m e n t é t a n t e n t r e p r i s e s à la fois, il
devient possible d e p r o d u i r e p a r e x e m p l e u n e m u l t i t u d e d'épingles t o u t a c h e v é e s d a n s l e
m ê m e t e m p s q u ' i l faudrait p o u r e n c o u p e r o u e n a p p o i n t e r u n e s e u l e . » ( D u g a l d Stewart, I.e.,
p. 319.)

295
Quatrième section · La production de la plus-value relative

t i o n : elle en crée de nouvelles par la d é c o m p o s i t i o n qu'elle opère d a n s les


métiers. Elle n ' a t t e i n t son b u t q u ' e n rivant pour toujours l'ouvrier à u n e
opération de détail.
C o m m e le produit partiel de c h a q u e travailleur parcellaire n'est en
m ê m e temps q u ' u n degré particulier de développement de l'ouvrage 5
achevé, c h a q u e ouvrier ou c h a q u e groupe d'ouvriers fournit à l'autre sa m a -
tière première. Le résultat du travail de l'un forme le point de départ du
travail de l'autre. Le t e m p s de travail nécessaire pour o b t e n i r d a n s c h a q u e
procès partiel l'effet utile voulu est établi e x p é r i m e n t a l e m e n t , et le m é c a -
n i s m e total de la m a n u f a c t u r e ne fonctionne q u ' à cette condition, q u e dans 10
u n t e m p s d o n n é u n résultat d o n n é est o b t e n u . C e n'est q u e d e cette m a -
nière q u e les travaux divers et c o m p l é m e n t a i r e s les u n s des autres p e u v e n t
m a r c h e r côte à côte, s i m u l t a n é m e n t et sans interruption. Il est clair q u e
cette d é p e n d a n c e i m m é d i a t e des travaux et des travailleurs force c h a c u n à
n ' e m p l o y e r que le t e m p s nécessaire à sa fonction, et q u e l'on o b t i e n t ainsi 15
u n e c o n t i n u i t é , u n e régularité, u n e uniformité e t surtout u n e intensité d u
travail q u i ne se r e n c o n t r e n t ni dans le m é t i e r i n d é p e n d a n t ni m ê m e d a n s
42
la coopération s i m p l e . Q u ' u n e m a r c h a n d i s e ne doive coûter q u e le t e m p s
du travail socialement nécessaire à sa fabrication, cela apparaît d a n s la pro-
d u c t i o n m a r c h a n d e en général l'effet de la concurrence, parce q u e , à parler 20
superficiellement, c h a q u e p r o d u c t e u r particulier est forcé de v e n d r e la
m a r c h a n d i s e à son prix de m a r c h é . D a n s la m a n u f a c t u r e , au contraire, la
livraison d ' u n q u a n t u m d e produit d o n n é d a n s u n t e m p s d e travail d o n n é
43
devient u n e loi t e c h n i q u e du procès de p r o d u c t i o n l u i - m ê m e .
Des opérations différentes exigent c e p e n d a n t des longueurs de t e m p s 25
inégales et fournissent, par c o n s é q u e n t , d a n s des espaces de t e m p s égaux,
des quantités inégales de produits partiels. Si d o n c le m ê m e ouvrier doit,
j o u r par jour, exécuter toujours u n e seule et m ê m e opération, il faut, p o u r
des opérations diverses, employer des ouvriers en proportion diverse : qua-
tre fondeurs, par exemple, p o u r d e u x casseurs et un frotteur d a n s u n e m a - 30
nufacture de caractères d'imprimerie ; le fondeur fond par h e u r e d e u x mille
caractères, tandis que le casseur en d é t a c h e quatre mille et q u e le frotteur
en polit h u i t mille. Le principe de la coopération d a n s sa forme la plus sim-
ple reparaît: o c c u p a t i o n s i m u l t a n é e d ' u n certain n o m b r e d'ouvriers à des
opérations de m ê m e espèce ; m a i s il est m a i n t e n a n t l'expression d ' u n rap- 35
port organique. La division manufacturière du travail simplifie d o n c et
42
« P l u s il y a de variété e n t r e les artisans d ' u n e m a n u f a c t u r e . . . . plus il y a d ' o r d r e et de régu-
larité d a n s c h a q u e o p é r a t i o n , m o i n s il faut de t e m p s et de travail.» (The Advantages, etc.,
p . 68.)
43
Dans beaucoup de branches cependant l'industrie manufacturière n'atteint ce résultat 40
q u ' i m p a r f a i t e m e n t , p a r c e q u ' e l l e n e sait p a s c o n t r ô l e r avec c e r t i t u d e les c o n d i t i o n s p h y s i q u e s
e t c h i m i q u e s générales d u p r o c è s d e p r o d u c t i o n .

296
Chapitre XIV • Division du travail et manufacture

multiplie en m ê m e t e m p s n o n - s e u l e m e n t les organes qualitativement diffé-


rents du travailleur collectif; elle crée, de plus, un rapport m a t h é m a t i q u e
fixe qui règle leur q u a n t i t é , c'est-à-dire le n o m b r e relatif d'ouvriers ou la
grandeur relative du groupe d'ouvriers d a n s c h a q u e fonction particulière.
5 Le n o m b r e p r o p o r t i o n n e l le plus convenable des différents groupes de
travailleurs parcellaires est-il u n e fois établi e x p é r i m e n t a l e m e n t pour u n e
échelle d o n n é e de la production, on ne p e u t é t e n d r e cette échelle q u ' e n
44
e m p l o y a n t un m u l t i p l e de c h a q u e groupe s p é c i a l . Ajoutons à cela q u e le
m ê m e individu accomplit certains travaux tout aussi b i e n en grand q u ' e n
10 petit, le travail de surveillance, par exemple, le transport des produits par-
tiels d ' u n e phase de la p r o d u c t i o n dans u n e autre, etc. Il ne devient d o n c
avantageux d'isoler ces fonctions ou de les confier à des ouvriers spéciaux,
qu'après avoir a u g m e n t é le personnel de l'atelier; m a i s alors cette a u g m e n -
tation affecte p r o p o r t i o n n e l l e m e n t tous les groupes.
15 Q u a n d le groupe isolé se c o m p o s e d'éléments h o m o g è n e s , d'ouvriers
employés à la m ê m e fonction parcellaire, il forme un organe particulier du
m é c a n i s m e total. D a n s diverses manufactures, c e p e n d a n t , le groupe est un
travailleur collectif parfaitement organisé, tandis q u e le m é c a n i s m e total
n'est formé q u e par la répétition ou la multiplication de ces organismes
20 producteurs élémentaires. P r e n o n s , par exemple, la m a n u f a c t u r e de bou-
teilles. Elle se d é c o m p o s e en trois phases essentiellement ||151| différentes:
p r e m i è r e m e n t , la phase préparatoire où se fait la composition du verre, le
m é l a n g e de chaux, de sable, etc., et la fusion de cette c o m p o s i t i o n en u n e
45
masse f l u i d e . D a n s cette première phase, des ouvriers parcellaires de di-
25 vers genres sont occupés ainsi q u e dans la phase définitive, q u i consiste
d a n s l'enlèvement des bouteilles hors des fours à sécher, d a n s leur triage,
leur m i s e en paquets, etc. Entre les d e u x phases a lieu la fabrication du
verre p r o p r e m e n t dite, ou la m a n i p u l a t i o n de la masse fluide. A l ' e m b o u -
chure d ' u n m ê m e fourneau travaille un groupe qui porte, en Angleterre, le
30 n o m de hole (trou), et q u i se c o m p o s e d ' u n bottle maker, faiseur de b o u -
teilles ou finisseur, d ' u n blower, souffleur, d ' u n gatherer, d ' u n putter up ou
whetter off et d ' u n taker in. Ces cinq ouvriers forment a u t a n t d'organes dif-
férents d ' u n e force collective de travail, q u i ne fonctionne q u e c o m m e
u n i t é , c'est-à-dire par coopération i m m é d i a t e des cinq. Cet organisme se

44
35 « Q u a n d l ' e x p é r i e n c e , s u i v a n t l a n a t u r e p a r t i c u l i è r e des p r o d u i t s d e c h a q u e m a n u f a c t u r e , a
u n e fois appris à c o n n a î t r e le m o d e le p l u s a v a n t a g e u x de s c i n d e r la f a b r i c a t i o n en o p é r a t i o n s
partielles, e t l e n o m b r e d e travailleurs q u e c h a c u n e d'elles exige, t o u s les é t a b l i s s e m e n t s q u i
n ' e m p l o i e n t pas u n m u l t i p l e e x a c t d e c e n o m b r e , f a b r i q u e n t avec m o i n s d ' é c o n o m i e . . . . C'est
là u n e des c a u s e s de l ' e x t e n s i o n colossale de certains é t a b l i s s e m e n t s i n d u s t r i e l s . » (Ch. B a b -
40 b a g e , On the Economy of Machinery. 2 edit. L o n d . , 1832, ch. XXII.)
e

45
En Angleterre le f o u r n e a u à f o n d r e est séparé du four de verrerie où se fait la p r é p a r a t i o n du
verre. E n Belgique, par e x e m p l e , l e m ê m e f o u r n e a u sert p o u r les d e u x o p é r a t i o n s .

297
Quatrième section · La production de la plus-value relative

trouve paralysé dès qu'il lui m a n q u e un seul de ses m e m b r e s . Le m ê m e


fourneau a diverses ouvertures, en Angleterre de quatre à six, d o n t c h a c u n e
d o n n e accès à un creuset d'argile rempli de verre fondu, et o c c u p e son
groupe propre de cinq ouvriers. L'organisme de c h a q u e groupe repose ici
sur la division du travail, tandis q u e le lien entre les divers groupes analo- 5
gues consiste en u n e simple coopération qui p e r m e t d ' é c o n o m i s e r un des
m o y e n s de production, le fourneau, en le faisant servir en c o m m u n . Un
fourneau de ce genre, avec ses quatre à six groupes, forme un petit atelier,
et u n e m a n u f a c t u r e de verre c o m p r e n d un certain n o m b r e de ces ateliers
avec les ouvriers et les m a t é r i a u x d o n t ils o n t besoin pour les phases de 10
p r o d u c t i o n préparatoires et définitives.
Enfin la m a n u f a c t u r e , de m ê m e qu'elle provient en partie d ' u n e c o m b i -
n a i s o n de différents métiers, p e u t à son t o u r se développer en c o m b i n a n t
e n s e m b l e des m a n u f a c t u r e s différentes. C'est ainsi q u e les verreries an-
glaises d ' u n e certaine i m p o r t a n c e fabriquent elles-mêmes leurs creusets 15
d'argile, parce q u e la réussite du produit d é p e n d en g r a n d e partie de leur
qualité. La m a n u f a c t u r e d ' u n m o y e n de p r o d u c t i o n est ici u n i e à la m a n u -
facture du produit. Inversement, la m a n u f a c t u r e du produit p e u t être u n i e
à des m a n u f a c t u r e s où il entre c o m m e m a t i è r e première, ou au p r o d u i t des-
quelles il se j o i n t plus tard. C'est ainsi q u ' o n trouve des m a n u f a c t u r e s de 20
flintglass c o m b i n é e s avec le polissage des glaces et la fonte du cuivre, cette
dernière opération ayant pour b u t l'enchâssure ou la m o n t u r e d'articles de
verre variés. Les diverses m a n u f a c t u r e s c o m b i n é e s forment alors des dépar-
t e m e n t s plus ou m o i n s séparés de la m a n u f a c t u r e totale, et en m ê m e t e m p s
des procès de production i n d é p e n d a n t s , c h a c u n avec sa division propre du 25
travail. Malgré les avantages q u e présente la m a n u f a c t u r e c o m b i n é e , elle
n ' a c q u i e r t n é a n m o i n s [pas] u n e véritable u n i t é t e c h n i q u e , tant qu'elle re-
pose sur sa propre base. Cette u n i t é ne surgit qu'après la transformation de
l'industrie manufacturière en industrie m é c a n i q u e .
D a n s la période m a n u f a c t u r i è r e on ne tarda guère à reconnaître q u e son 30
principe n ' é t a i t que la d i m i n u t i o n du temps de travail nécessaire à la pro-
46
d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s , et on s'exprima sur ce point t r è s - c l a i r e m e n t .
Avec la m a n u f a c t u r e se développa aussi çà et là l'usage des m a c h i n e s , sur-
t o u t pour certains travaux préliminaires simples qui ne p e u v e n t être exécu-
tés q u ' e n grand et avec u n e dépense de force considérable. Ainsi, par 35
exemple, dans la m a n u f a c t u r e de papier, la trituration des chiffons se fit
b i e n t ô t au m o y e n de m o u l i n s ad hoc, de m ê m e q u e dans les établissements
métallurgiques l'écrasement du m i n e r a i au m o y e n de m o u l i n s dits bro-

46
C'est c e q u e l'on p e u t voir e n t r e a u t r e s c h e z W . Petty, J o h n Béliers, A n d r e w Y a r r a n t o n , The
Advantages of the East India Trade, et J. V a n d e r l i n t . 40

298
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

41
cards . L'empire r o m a i n avait transmis avec le moulin à eau la forme élé-
48
m e n t a i r e de t o u t e espèce de m a c h i n e p r o d u c t i v e . La période des métiers
avait légué les grandes inventions de la boussole, de la p o u d r e à c a n o n , de
l'imprimerie et de l'horloge a u t o m a t i q u e . En général, c e p e n d a n t , les m a -
5 chines ne j o u è r e n t d a n s la période m a n u f a c t u r i è r e q u e ce rôle secondaire
49
q u ' A d a m Smith leur assigne à côté de la division du t r a v a i l . L e u r emploi
sporadique devint très-important au dix-septième siècle, parce q u ' i l fournit
a u x grands m a t h é m a t i c i e n s d e cette é p o q u e u n point d'appui e t u n stimu-
lant pour la création de la m é c a n i q u e m o d e r n e .
10 C'est le travailleur collectif formé par la c o m b i n a i s o n d ' u n grand n o m b r e
d'ouvriers parcellaires qui constitue le m é c a n i s m e spécifique de la période
manufacturière. Les diverses opérations que le p r o d u c t e u r d ' u n e m a r c h a n -
dise exécute tour à t o u r et qui se confondent d a n s l'ensemble de son tra-
vail, exigent, p o u r ainsi dire, qu'il ait plus d ' u n e corde à son arc. D a n s
15 l'une, il doit déployer plus d'habileté, dans l'autre plus de force, d a n s u n e
troisième plus d'attention, etc., et le m ê m e individu ne possède pas toutes
ces facultés à un degré ||152| égal. Q u a n d les différentes opérations sont
u n e fois séparées, isolées et r e n d u e s i n d é p e n d a n t e s , les ouvriers sont divi-
sés, classés et groupés d'après les facultés q u i p r é d o m i n e n t chez c h a c u n
20 d'eux. Si leurs particularités naturelles constituent le sol sur lequel croît la
division du travail, la m a n u f a c t u r e u n e fois introduite, développe des
forces de travail q u i ne sont aptes q u ' à des fonctions spéciales. Le travail-
leur collectif possède m a i n t e n a n t toutes les facultés productives au m ê m e
degré de virtuosité et les dépense le plus é c o n o m i q u e m e n t possible, en
25 n ' e m p l o y a n t ses organes, individualisés dans des travailleurs ou des
groupes de travailleurs spéciaux, q u ' à des fonctions appropriées à leur qua-
47
Vers l a fin d u s e i z i è m e siècle, o n s e servait e n c o r e e n F r a n c e d e m o r t i e r s e t d e cribles p o u r
écraser et laver le m i n e r a i .
48
L'histoire des m o u l i n s à g r a i n s p e r m e t de suivre p a s à p a s le d é v e l o p p e m e n t du m a c h i n i s m e
30 en général. En A n g l e t e r r e , la f a b r i q u e p o r t e e n c o r e le n o m de mill ( m o u l i n ) . En A l l e m a g n e ,
on trouve ce m ê m e n o m Mühle e m p l o y é d a n s les écrits t e c h n o l o g i q u e s des t r e n t e p r e m i è r e s
a n n é e s d e c e siècle p o u r d é s i g n e r n o n - s e u l e m e n t t o u t e m a c h i n e m u e p a r d e s forces n a t u r e l l e s ,
m a i s e n c o r e t o u t e m a n u f a c t u r e q u i e m p l o i e des appareils m é c a n i q u e s . E n français, l e m o t
moulin, a p p l i q u é p r i m i t i v e m e n t à la m o u t u r e des grains, fut p a r la s u i t e e m p l o y é p o u r t o u t e
35 m a c h i n e q u i , m u e p a r u n e force e x t é r i e u r e , d o n n e u n e violente i m p r e s s i o n sur u n corps, m o u -
lin à p o u d r e , à papier, à t a n , à foulon, à retordre le fil, à forge, à m o n n a i e , etc.
49
C o m m e o n p o u r r a l e voir d a n s l e q u a t r i è m e livre d e cet ouvrage, A d a m S m i t h n ' a p a s é t a b l i
u n e s e u l e p r o p o s i t i o n n o u v e l l e c o n c e r n a n t la division du travail. M a i s à c a u s e de l ' i m p o r t a n c e
q u ' i l lui d o n n a i l m é r i t e d ' ê t r e c o n s i d é r é c o m m e l ' é c o n o m i s t e q u i caractérise l e m i e u x l a p é -
40 r i o d e m a n u f a c t u r i è r e . L e rôle s u b o r d o n n é q u ' i l assigne a u x m a c h i n e s souleva d è s les c o m -
m e n c e m e n t s d e l a g r a n d e i n d u s t r i e l a p o l é m i q u e d e L a u d e r d a l e , e t p l u s tard celle d e U r e .
A d a m S m i t h c o n f o n d a u s s i l a différenciation d e s i n s t r u m e n t s , d u e e n g r a n d e partie a u x
ouvriers m a n u f a c t u r i e r s , avec l ' i n v e n t i o n d e s m a c h i n e s . C e u x q u i j o u e n t u n rôle ici, c e n e
s o n t pas les ouvriers d e m a n u f a c t u r e , m a i s des savants, des artisans, m ê m e des p a y s a n s
45 (Brindley), etc.

299
Quatrième section · La production de la plus-value relative

50
l i t é . En tant q u e m e m b r e du travailleur collectif, le travailleur parcellaire
51
devient m ê m e d ' a u t a n t plus parfait qu'il est plus b o r n é et plus i n c o m p l e t .
L ' h a b i t u d e d ' u n e fonction u n i q u e le transforme en organe infaillible et
s p o n t a n é de cette fonction, tandis que l'ensemble du m é c a n i s m e le
52
contraint d'agir avec la régularité d ' u n e pièce de m a c h i n e . Les fonctions 5
diverses du travailleur collectif étant plus ou m o i n s simples ou complexes,
inférieures ou élevées ; ses organes, c'est-à-dire les forces de travail indivi-
duelles, doivent aussi être plus ou m o i n s simples ou complexes ; elles pos-
sèdent par c o n s é q u e n t des valeurs différentes. La m a n u f a c t u r e crée ainsi
u n e hiérarchie des forces de travail à laquelle correspond u n e échelle gra- 10
d u é e des salaires. Si le travailleur individuel est approprié et a n n e x é sa vie
d u r a n t à u n e seule et u n i q u e fonction, les opérations diverses sont a c c o m -
m o d é e s à cette hiérarchie d'habiletés et de spécialités naturelles et ac-
53
q u i s e s . C h a q u e procès de p r o d u c t i o n exige certaines m a n i p u l a t i o n s d o n t
le premier v e n u est capable. Elles aussi sont détachées de leur rapport m o - 15
bile avec les m o m e n t s plus i m p o r t a n t s de l'activité générale et ossifiées en
fonctions exclusives. La m a n u f a c t u r e produit ainsi d a n s c h a q u e m é t i e r
d o n t elle s'empare u n e classe de simples manouvriers q u e le m é t i e r du
m o y e n âge écartait i m p i t o y a b l e m e n t . Si elle développe la spécialité isolée
au point d'en faire u n e virtuosité a u x dépens de la puissance de travail in- 20
tégrale, elle c o m m e n c e aussi à faire u n e spécialité du défaut de t o u t déve-
l o p p e m e n t . A côté de la gradation hiérarchique prend place u n e division
simple des travailleurs en habiles et inhabiles. P o u r ces derniers les frais
50
« Dès q u e l ' o n divise l a b e s o g n e e n p l u s i e u r s o p é r a t i o n s diverses, d o n t c h a c u n e exige des
degrés différents de force et d ' h a b i l e t é , le d i r e c t e u r de la m a n u f a c t u r e p e u t se p r o c u r e r le 25
q u a n t u m d ' h a b i l e t é e t d e force q u e r é c l a m e c h a q u e o p é r a t i o n . M a i s s i l'ouvrage devait être
fait p a r u n seul ouvrier, i l faudrait q u e l e m ê m e i n d i v i d u p o s s é d â t assez d ' h a b i l e t é p o u r les
o p é r a t i o n s les plus délicates et assez de force p o u r les plus p é n i b l e s . » (Ch. B a b b a g e , 1. c,
ch. XIX.)
51
L o r s q u e , par e x e m p l e , ses m u s c l e s s o n t p l u s développés d a n s u n sens q u e d a n s l ' a u t r e , ses 30
os déformés et c o n t o u r n é s d ' u n e c e r t a i n e façon, etc.
52
A cette q u e s t i o n d u c o m m i s s a i r e d ' e n q u ê t e : « C o m m e n t p o u v e z - v o u s m a i n t e n i r t o u j o u r s
actifs les j e u n e s g a r ç o n s q u e v o u s o c c u p e z ? » , l e d i r e c t e u r g é n é r a l d ' u n e verrerie, M . W . M a r -
shall, r é p o n d fort j u s t e m e n t : « I l l e u r est i m p o s s i b l e de négliger l e u r b e s o g n e ; u n e fois q u ' i l s
o n t c o m m e n c é , n u l m o y e n d e s'arrêter; ils n e sont r i e n a u t r e c h o s e q u e d e s parties d ' u n e m a - 35
c h i n e . » (Child. Empi. Comm. Fourth Report, 1865, p . 2 4 7 . )
53
L e Dr. U r e , d a n s son a p o t h é o s e d e l a g r a n d e i n d u s t r i e , fait b i e n m i e u x ressortir les c a r a c -
tères particuliers d e l a m a n u f a c t u r e q u e les é c o n o m i s t e s ses d e v a n c i e r s , m o i n s e n t r a î n é s q u e
l u i à la p o l é m i q u e , et m ê m e q u e ses c o n t e m p o r a i n s , par e x e m p l e , B a b b a g e , q u i l u i est de
beaucoup supérieur c o m m e mathématicien et mécanicien, mais ne comprend cependant la 40
g r a n d e i n d u s t r i e q u ' a u p o i n t d e v u e m a n u f a c t u r i e r . U r e dit fort b i e n : « L ' a p p r o p r i a t i o n des
travailleurs à c h a q u e o p é r a t i o n s é p a r é e forme l'essence de la d i s t r i b u t i o n d e s t r a v a u x . » Il défi-
n i t cette d i s t r i b u t i o n « u n e a c c o m m o d a t i o n des t r a v a u x a u x diverses facultés i n d i v i d u e l l e s » e t
caractérise enfin l e s y s t è m e e n t i e r d e l a m a n u f a c t u r e c o m m e u n s y s t è m e d e g r a d a t i o n s ,
c o m m e u n e division du travail d'après les divers degrés de l ' h a b i l e t é , etc. (Ure, 1. c, 1.1, 45
p . 2 8 - 3 5 , passim.)

300
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

d'apprentissage disparaissent; pour les premiers ils d i m i n u e n t c o m p a r a t i -


v e m e n t à ceux qu'exige le m é t i e r ; dans les d e u x cas la force de travail perd
54
de sa v a l e u r ; c e p e n d a n t la d é c o m p o s i t i o n du procès de travail d o n n e par-
fois naissance à des fonctions générales qui, d a n s l'exercice du métier, ne
5 j o u a i e n t a u c u n rôle ou un rôle inférieur. La perte de valeur relative de la
force de travail provenant de la d i m i n u t i o n ou de la disparition des frais
d'apprentissage entraîne i m m é d i a t e m e n t pour le capital accroissement de
plus-value, car t o u t ce q u i raccourcit le t e m p s nécessaire à la p r o d u c t i o n de
la force de travail agrandit ipso facto le d o m a i n e du surtravail.

10 IV
Division du travail dans la manufacture et dans la société

N o u s avons vu c o m m e n t la m a n u f a c t u r e est sortie de la c o o p é r a t i o n ; n o u s


avons étudié ensuite ses é l é m e n t s simples, l'ouvrier parcellaire et son outil,
et en dernier lieu son m é c a n i s m e d'ensemble. E x a m i n o n s m a i n t e n a n t le
15 rapport entre la division manufacturière du travail et sa division sociale, la-
quelle forme la base générale de t o u t e p r o d u c t i o n m a r c h a n d e .
Si l'on se b o r n e à considérer le travail l u i - m ê m e , on p e u t désigner la sé-
paration de la p r o d u c t i o n sociale en ses grandes branches, industrie, agri-
culture, etc., sous le n o m de division du travail en g é n é r a l ; la séparation de
20 ces genres de p r o d u c t i o n en espèces et variétés sous celui de division du
travail en particulier, et enfin la division dans l'atelier sous le n o m du tra-
55
vail en d é t a i l .
La division du travail d a n s la société et la l i m i t a t i o n correspondante des
individus à u n e sphère ou à u n e vocation particulière, se développent, |
25 j 1531 c o m m e la division du travail dans la m a n u f a c t u r e , en p a r t a n t de
points opposés. D a n s u n e famille, et d a n s la famille élargie, la tribu, u n e
division s p o n t a n é e de travail s'ente sur les différences d'âge et de sexe,

54
« U n ouvrier, e n s e p e r f e c t i o n n a n t p a r l a p r a t i q u e sur u n seul e t m ê m e p o i n t , d e v i e n t . . . .
m o i n s c o û t e u x . » (Ure, 1. c, p. 28.)
55
30 « L a division d u travail a p o u r p o i n t d e d é p a r t l a s é p a r a t i o n des professions les p l u s diverses,
e t m a r c h e p r o g r e s s i v e m e n t j u s q u ' à cette division d a n s l a q u e l l e p l u s i e u r s travailleurs s e p a r t a -
g e n t l a confection d ' u n seul e t m ê m e p r o d u i t , c o m m e d a n s l a m a n u f a c t u r e . » (Storch., L e , t . I ,
p. 173.) « N o u s r e n c o n t r o n s c h e z les p e u p l e s p a r v e n u s à un c e r t a i n degré de civilisation trois
g e n r e s d e division d ' i n d u s t r i e : l a p r e m i è r e q u e n o u s n o m m o n s générale, a m è n e l a d i s t i n c t i o n
35 d e s p r o d u c t e u r s en a g r i c u l t e u r s , m a n u f a c t u r i e r s et c o m m e r ç a n t s ; elle se r a p p o r t e a u x trois
p r i n c i p a l e s b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e n a t i o n a l e ; la s e c o n d e , q u ' o n p o u r r a i t appeler spéciale, est la
division d e c h a q u e g e n r e d ' i n d u s t r i e e n espèces . . . . l a t r o i s i è m e division d ' i n d u s t r i e , celle en-
fin q u ' o n devrait qualifier de division de la b e s o g n e ou de travail p r o p r e m e n t dit, est celle q u i
s'établit d a n s les arts et les m é t i e r s séparés q u i s'établit d a n s la p l u p a r t des m a n u f a c t u r e s
40 et des ateliers.» (Skarbek, 1. c, p . 8 4 , 85.)

301
Quatrième section • La production de la plus-value relative

c'est-à-dire sur u n e base p u r e m e n t physiologique. Elle gagne plus de ter-


rain avec l'extension de la c o m m u n a u t é , l'accroissement de la p o p u l a t i o n
et surtout le conflit entre les diverses tribus et la soumission de l ' u n e par
l'autre. D ' a u t r e part, ainsi q u e n o u s l'avons déjà r e m a r q u é , l'échange des
m a r c h a n d i s e s prend d'abord naissance sur les points où diverses familles, 5
tribus, c o m m u n a u t é s e n t r e n t en c o n t a c t ; car ce sont des collectivités et
n o n des individus qui, à l'origine de la civilisation, s'abordent et traitent
les u n s avec les autres en pleine i n d é p e n d a n c e . Diverses c o m m u n a u t é s
trouvent dans leur entourage naturel des m o y e n s de production et des
m o y e n s de subsistance différents. De là u n e différence d a n s leur m o d e de 10
production, leur genre de vie et leurs produits. Des relations entre des c o m -
m u n a u t é s diverses u n e fois établies, l'échange de leurs produits récipro-
ques se développe b i e n t ô t et les convertit p e u à peu en m a r c h a n d i s e s .
L'échange ne crée pas la différence des sphères de p r o d u c t i o n ; il ne fait
q u e les mettre en rapport entre elles et les transforme ainsi en b r a n c h e s 15
plus ou m o i n s d é p e n d a n t e s de l'ensemble de la p r o d u c t i o n sociale. Ici la
division sociale du travail provient de l'échange entre sphères de p r o d u c -
tion différentes et i n d é p e n d a n t e s les u n e s des autres. Là où la division phy-
siologique du travail forme le point de départ, ce sont au contraire les or-
ganes particuliers d ' u n tout c o m p a c t e qui se d é t a c h e n t les u n s des autres, 20
se décomposent, p r i n c i p a l e m e n t en vertu de l'impulsion d o n n é e par
l'échange avec des c o m m u n a u t é s étrangères, et s'isolent j u s q u ' a u p o i n t où
le lien entre les différents travaux n'est plus m a i n t e n u q u e par l'échange de
leurs produits.
T o u t e division du travail développée qui s'entretient par l'intermédiaire 25
de l'échange des m a r c h a n d i s e s a pour base f o n d a m e n t a l e la séparation de
56
la ville et de la c a m p a g n e . On p e u t dire que l'histoire é c o n o m i q u e de la
société roule sur le m o u v e m e n t de cette antithèse, à laquelle c e p e n d a n t
n o u s ne n o u s arrêterons pas ici.
De m ê m e que la division du travail dans la m a n u f a c t u r e suppose c o m m e 30
base matérielle u n certain n o m b r e d'ouvriers occupés e n m ê m e t e m p s , d e
m ê m e la division du travail d a n s la société suppose u n e certaine g r a n d e u r
de la population, a c c o m p a g n é e d ' u n e certaine densité, laquelle r e m p l a c e
57
l'agglomération dans l'atelier . Cette densité c e p e n d a n t est q u e l q u e chose

56
C'est Sir J a m e s S t e u a r t q u i a l e m i e u x traité cette q u e s t i o n . S o n ouvrage, q u i a p r é c é d é d e 35
d i x ans c e l u i d ' A d a m S m i t h , est a u j o u r d ' h u i e n c o r e à p e i n e c o n n u . L a p r e u v e e n est q u e les
a d m i r a t e u r s d e M a l t h u s n e savent m ê m e p a s q u e d a n s l a p r e m i è r e é d i t i o n d e s o n écrit s u r l a
p o p u l a t i o n , a b s t r a c t i o n faite d e l a p a r t i e p u r e m e n t d é c l a m a t o i r e , i l n e fait g u è r e q u e c o p i e r
J a m e s Steuart, a u q u e l il faut ajouter W a l l a c e et T o w n s e n d .
57
« I l faut u n e c e r t a i n e d e n s i t é d e p o p u l a t i o n soit p o u r les c o m m u n i c a t i o n s sociales, soit p o u r 40
la c o m b i n a i s o n des p u i s s a n c e s par le m o y e n d e s q u e l l e s le p r o d u i t du travail est a u g m e n t é . »
( J a m e s Mill, I.e., p . 5 0 . ) « A m e s u r e q u e l e n o m b r e des travailleurs a u g m e n t e , l e p o u v o i r p r o -

302
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

de relatif. Un pays d o n t la population est p r o p o r t i o n n e l l e m e n t clair-semée,


possède n é a n m o i n s , si ses voies de c o m m u n i c a t i o n sont développées, u n e
population plus d e n s e q u ' u n pays plus peuplé, d o n t les m o y e n s de c o m m u -
n i c a t i o n sont m o i n s faciles. D a n s ce sens, les États du nord de l ' U n i o n
58
5 américaine possèdent u n e p o p u l a t i o n b i e n plus dense q u e les I n d e s .
La division m a n u f a c t u r i è r e du travail ne p r e n d racine q u e là où sa divi-
sion sociale est déjà p a r v e n u e à un certain degré de développement, divi-
sion que par contre-coup elle développe et multiplie. A m e s u r e q u e se dif-
férencient les i n s t r u m e n t s de travail, leur fabrication va se divisant en
59
io différents m é t i e r s .
L'industrie m a n u f a c t u r i è r e prend-elle possession d ' u n m é t i e r q u i j u s -
que-là était c o n n e x e avec d'autres c o m m e o c c u p a t i o n principale ou acces-
soire, tous étant exercés par le m ê m e artisan, i m m é d i a t e m e n t ces métiers
se séparent et d e v i e n n e n t i n d é p e n d a n t s ; s'introduit-elle d a n s u n e phase
15 particulière de la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e , aussitôt les autres phases
constituent a u t a n t d'industries différentes. N o u s avons déjà r e m a r q u é que
là où le produit final n ' e s t q u ' u n e simple composition de produits partiels
et hétérogènes, les différents travaux parcelles d o n t ils p r o v i e n n e n t p e u v e n t
se désagréger et se transformer en métiers i n d é p e n d a n t s . P o u r perfection-
20 ner la division du travail d a n s u n e m a n u f a c t u r e on est b i e n t ô t a m e n é à
subdiviser u n e b r a n c h e de p r o d u c t i o n suivant la variété de ses matières
premières, ou suivant les diverses formes que la m ê m e m a t i è r e première
peut obtenir, en m a n u f a c t u r e s différentes et p o u r u n e b o n n e part entière-
m e n t nouvelles. C'est ainsi q u e déjà d a n s la première m o i t i é du dix-hui-
25 tième siècle on tissait en F r a n c e plus de cent espèces d'étoffes de soie, et
q u ' à Avignon par e x e m p l e u n e loi o r d o n n a q u e « c h a q u e apprenti n e devait
se consacrer q u ' à un seul genre de fabrication et n ' a p p r e n d r e j a m a i s à tisser
q u ' u n seul genre d'étoffes». La division territoriale du travail qui assigne
certaines b r a n c h e s de p r o d u c t i o n à certains districts d ' u n pays reçoit égale-
30 m e n t u n e nouvelle i m p u l s i o n de l'industrie manufacturière q u i exploite
60
partout les spécialités . Enfin l'expansion du m a r c h é universel et le sys-

d u c t i f d e l a société a u g m e n t e a u s s i e n r a i s o n c o m p o s é e d e cette a u g m e n t a t i o n m u l t i p l i é e par


les effets de la division du t r a v a i l . » ( T h . H o d g s k i n , I.e., p. 120.)
58
Par suite de la d e m a n d e considérable de coton depuis 1861, la production du coton dans
35 q u e l q u e s districts de l ' I n d e d'ailleurs très-peuplés, a été d é v e l o p p é e a u x d é p e n s de la p r o d u c -
t i o n d u riz. I l e n est résulté u n e f a m i n e d a n s u n e g r a n d e p a r t i e d u pays, les m o y e n s défec-
t u e u x d e c o m m u n i c a t i o n n e p e r m e t t a n t p a s d e c o m p e n s e r l e déficit d e riz d a n s u n district par
u n e i m p o r t a t i o n assez r a p i d e des a u t r e s districts.
59
C'est ainsi q u e l a f a b r i c a t i o n des n a v e t t e s d e tisserand formait e n H o l l a n d e déjà a u dix-sep-
40 t i è m e siècle u n e b r a n c h e d ' i n d u s t r i e spéciale.
60
« L e s m a n u f a c t u r e s d e l a i n e d ' A n g l e t e r r e n e sont-elles p a s divisées e n b r a n c h e s distinctes,
d o n t c h a c u n e a un siège spécial où se fait u n i q u e m e n t ou p r i n c i p a l e m e n t la f a b r i c a t i o n : les
draps fins d a n s le S o m e r s e t s h i r e , les draps c o m m u n s d a n s le Y o r k s h i r e , les crêpes à N o r w i c h ,

303
Q u a t r i è m e s e c t i o n · La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relative

t é m e colonial q u i font partie des conditions d'existence générales de la pé-|


|154|riode m a n u f a c t u r i è r e lui fournissent de riches m a t é r i a u x p o u r la divi-
sion du travail d a n s la société. Ce n ' e s t pas ici le lieu de m o n t r e r c o m m e n t
cette division infesta n o n - s e u l e m e n t la sphère é c o n o m i q u e m a i s encore
toutes les autres sphères sociales, i n t r o d u i s a n t partout ce d é v e l o p p e m e n t 5
des spécialités, ce m o r c e l l e m e n t de l ' h o m m e qui arracha au maître d ' A d a m
Smith, à A . F e r g u s o n , ce c r i : « N o u s s o m m e s des n a t i o n s entières d'ilotes et
61
n o u s n'avons plus de citoyens l i b r e s . »
Malgré les n o m b r e u s e s analogies et les rapports q u i existent entre la di-
vision du travail dans la société et la division du travail d a n s l'atelier, il y a 10
c e p e n d a n t entre elles u n e différence n o n pas de degré m a i s d'essence.
L'analogie apparaît i n c o n t e s t a b l e m e n t de la m a n i è r e la plus frappante là
où un lien i n t i m e entrelace diverses branches d'industrie. L'éleveur de bé-
tail par exemple produit des p e a u x ; le t a n n e u r les transforme en cuir; le
cordonnier du cuir fait des bottes. C h a c u n fournit ici un p r o d u i t g r a d u é et 15
la forme dernière et définitive est le produit collectif de leurs travaux spé-
ciaux. Joignons à cela les diverses b r a n c h e s de travail q u i fournissent des
instruments, etc., à l'éleveur de bétail, au t a n n e u r et au cordonnier. On
p e u t facilement se figurer avec A d a m S m i t h q u e cette division sociale du
travail ne se distingue de la division manufacturière q u e subjectivement, 20
c'est-à-dire que l'observateur voit ici d ' u n coup d ' œ i l les différents travaux
partiels à la fois, tandis q u e là leur dispersion sur un vaste espace et le
grand n o m b r e des ouvriers occupés à c h a q u e travail particulier ne lui per-
62
m e t t e n t pas de saisir leurs rapports d ' e n s e m b l e . M a i s qu'est-ce q u i consti-
t u e le rapport entre les travaux i n d é p e n d a n t s de l'éleveur de bétail, du tan- 25
n e u r et du c o r d o n n i e r ? C'est que leurs produits respectifs sont des
m a r c h a n d i s e s . Et qu'est-ce q u i caractérise au contraire la division m a n u -

les brocatelles à K e n d a l , les c o u v e r t u r e s à W h i t n e y , et ainsi de suite. » (Berkeley, The Querist,


1750, p. 56, § 5 2 0 . )
61
A. F e r g u s o n : History of Civil Society. Part IV, sect. II [, p. 285]. 30
62
D a n s les m a n u f a c t u r e s p r o p r e m e n t dites « l a totalité des ouvriers q u i y sont e m p l o y é s est
n é c e s s a i r e m e n t p e u n o m b r e u s e , e t c e u x q u i s o n t o c c u p é s à c h a q u e différente b r a n c h e d e
l'ouvrage, p e u v e n t s o u v e n t être r é u n i s d a n s le m ê m e atelier, et placés à la fois sous les y e u x de
l'observateur. Au c o n t r a i r e , d a n s ces g r a n d e s m a n u f a c t u r e s (!) d e s t i n é e s à fournir les objets de
c o n s o m m a t i o n d e l a m a s s e d u p e u p l e , c h a q u e b r a n c h e d e l'ouvrage e m p l o i e u n s i g r a n d n o m - 35
bre d'ouvriers, q u ' i l est i m p o s s i b l e de les r é u n i r t o u s d a n s le m ê m e atelier La division y
est m o i n s sensible, et, p a r c e t t e r a i s o n , a été m o i n s b i e n o b s e r v é e . » (A. S m i t h : Wealth of Na-
tions, 1.1, ch. I.) Le célèbre passage d a n s le m ê m e c h a p i t r e q u i c o m m e n c e p a r ces m o t s : « O b -
servez d a n s u n pays civilisé e t florissant, c e q u ' e s t l e m o b i l i e r d ' u n s i m p l e j o u r n a l i e r o u d u
d e r n i e r des m a n œ u v r e s » , etc., e t q u i d é r o u l e e n s u i t e l e t a b l e a u des i n n o m b r a b l e s t r a v a u x s a n s 40
l ' a i d e e t l e c o n c o u r s d e s q u e l s « l e p l u s p e t i t particulier, d a n s u n pays civilisé, n e p o u r r a i t être
vêtu et m e u b l é » : - ce passage est p r e s q u e l i t t é r a l e m e n t copié des R e m a r q u e s ajoutées p a r B.
r e
de M a n d e v i l l e à s o n ouvrage : The Fable of the Bees, or Private Vices, Publick Benefits. l é d i t i o n
s a n s r e m a r q u e s , 1 7 0 5 ; é d i t i o n avec d e s r e m a r q u e s , 1714.

304
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

facturière du travail? C'est q u e les travailleurs parcellaires ne p r o d u i s e n t


63
pas de m a r c h a n d i s e s . Ce n'est q u e leur produit collectif qui devient m a r -
64
c h a n d i s e . L ' i n t e r m é d i a i r e des travaux i n d é p e n d a n t s d a n s la société c'est
l'achat et la vente de leurs produits ; le rapport d ' e n s e m b l e des travaux par-
5 tiels de la m a n u f a c t u r e a p o u r c o n d i t i o n la vente de différentes forces de
travail à un m ê m e capitaliste qui les emploie c o m m e force de travail col-
lective. La division m a n u f a c t u r i è r e du travail suppose u n e c o n c e n t r a t i o n
de m o y e n s de p r o d u c t i o n d a n s la m a i n d ' u n capitaliste ; la division sociale
du travail suppose leur d i s s é m i n a t i o n entre un grand n o m b r e de p r o d u c -
10 teurs m a r c h a n d s i n d é p e n d a n t s les u n s des autres. T a n d i s q u e d a n s la m a -
nufacture la loi de fer de la proportionnalité s o u m e t des n o m b r e s d é t e r m i -
nés d'ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l'arbitraire j o u e n t
leur j e u déréglé d a n s la distribution des producteurs et de leurs m o y e n s de
p r o d u c t i o n entre les diverses branches du travail social.
15 Les différentes sphères de p r o d u c t i o n tendent, il est vrai, à se m e t t r e
c o n s t a m m e n t e n équilibre. D ' u n e part, c h a q u e p r o d u c t e u r m a r c h a n d doit
produire u n e valeur d'usage, c'est-à-dire satisfaire un besoin social déter-
m i n é ; or, l ' é t e n d u e de ces besoins diffère q u a n t i t a t i v e m e n t et un lien in-
t i m e les e n c h a î n e tous en un système q u i développe s p o n t a n é m e n t leurs
20 proportions réciproques ; d'autre part la loi de la valeur d é t e r m i n e c o m b i e n
de son temps disponible la société p e u t dépenser à la p r o d u c t i o n de c h a q u e
espèce de m a r c h a n d i s e . M a i s cette t e n d a n c e constante des diverses sphères
de la p r o d u c t i o n à s'équilibrer n'est q u ' u n e réaction contre la destruction
continuelle de cet équilibre. D a n s la division m a n u f a c t u r i è r e de l'atelier le
63
25 « I l n ' y a p l u s r i e n q u e l ' o n p u i s s e n o m m e r l a r é c o m p e n s e n a t u r e l l e d u travail i n d i v i d u e l .
C h a q u e travailleur n e p r o d u i t p l u s q u ' u n e p a r t i e d ' u n tout, e t c h a q u e p a r t i e n ' a y a n t n i v a l e u r
ni utilité p a r e l l e - m ê m e , il n ' y a r i e n q u e le travailleur p u i s s e s'attribuer, r i e n d o n t il p u i s s e
d i r e : ceci est m o n p r o d u i t , je v e u x le garder p o u r m o i - m ê m e . » (Labour defended against the
daims of Capital. L o n d . , 1825, p. 25.) L ' a u t e u r de cet écrit r e m a r q u a b l e est T h . H o d g s k i n , déjà
30 cité.
64
C'est c e q u i a été d é m o n t r é d ' u n e m a n i è r e singulière a u x Y a n k e e s . P a r m i les n o m b r e u x e t
n o u v e a u x i m p ô t s i m a g i n é s à W a s h i n g t o n p e n d a n t la guerre civile, figurait u n e accise de 6 %
s u r les p r o d u i t s i n d u s t r i e l s . Or, q u ' e s t - c e q u ' u n p r o d u i t i n d u s t r i e l ? A cette q u e s t i o n p o s é e par
les c i r c o n s t a n c e s l a sagesse législative r é p o n d i t : « U n e chose d e v i e n t p r o d u i t q u a n d elle est
35 faite (when it is m a d e ) , et elle est faite dès q u ' e l l e est b o n n e p o u r la v e n t e . » C i t o n s m a i n t e -
n a n t u n e x e m p l e e n t r e m i l l e . D a n s les m a n u f a c t u r e s d e p a r a p l u i e s e t d e parasols, à N e w - Y o r k
et à P h i l a d e l p h i e , ces articles é t a i e n t d ' a b o r d fabriqués en entier, b i e n q u ' e n réalité ils s o i e n t
des mixta composita de c h o s e s c o m p l è t e m e n t h é t é r o g è n e s . Plus tard les différentes parties q u i
les c o n s t i t u e n t d e v i n r e n t l'objet d ' a u t a n t d e fabrications spéciales d i s s é m i n é e s e n divers l i e u x ,
40 c'est-à-dire q u e l a division d u travail, d e m a n u f a c t u r i è r e q u ' e l l e était, d e v i n t sociale. L e s p r o -
duits des divers t r a v a u x partiels f o r m e n t d o n c m a i n t e n a n t a u t a n t d e m a r c h a n d i s e s q u i e n t r e n t
d a n s l a m a n u f a c t u r e d e p a r a p l u i e s e t d e parasols p o u r y être t o u t s i m p l e m e n t r é u n i s e n u n
tout. Les Y a n k e e s o n t b a p t i s é ces p r o d u i t s d u n o m d'articles a s s e m b l é s ( a s s e m b l e d articles),
n o m qu'ils m é r i t e n t d'ailleurs à c a u s e d e s i m p ô t s q u i s'y t r o u v e n t r é u n i s . L e p a r a p l u i e p a y e
45 ainsi 6 % d'accise sur le prix de c h a c u n de ses é l é m e n t s q u i e n t r e c o m m e u n e m a r c h a n d i s e
d a n s sa m a n u f a c t u r e , et de p l u s 6 % s u r s o n p r o p r e prix t o t a l .

305
Quatrième section • La production de la plus-value relative

n o m b r e proportionnel d o n n é d'abord par la pratique, puis par la réflexion,


gouverne à priori à titre de règle la masse d'ouvriers attachée à c h a q u e
fonction particulière ; d a n s la division sociale du travail, il n'agit q u ' à poste-
riori, c o m m e nécessité fatale, cachée, m u e t t e , saisissable s e u l e m e n t d a n s
les variations b a r o m é t r i q u e s des prix du m a r c h é , s'imposant et d o m i n a n t 5
par des ca||155|tastrophes l'arbitraire déréglé des producteurs m a r c h a n d s .
La division m a n u f a c t u r i è r e du travail suppose l'autorité absolue du capi-
taliste sur des h o m m e s transformés en simples m e m b r e s d ' u n m é c a n i s m e
q u i lui appartient. La division sociale du travail m e t en face les u n s des
autres des producteurs i n d é p e n d a n t s q u i ne reconnaissent en fait d'autorité 10
q u e celle de la c o n c u r r e n c e , d'autre force q u e la pression exercée sur eux
par leurs intérêts réciproques, de m ê m e q u e dans le règne a n i m a l la guerre
de tous contre tous, bellum omnium contra omnes, entretient plus ou m o i n s
les conditions d'existence de toutes les espèces. Et cette C o n s c i e n c e bour-
geoise q u i exalte la division m a n u f a c t u r i è r e du travail, la c o n d a m n a t i o n à 15
perpétuité du travailleur à u n e opération de détail et sa s u b o r d i n a t i o n pas-
sive au capitaliste, elle pousse des h a u t s cris et se p â m e q u a n d on parle de
contrôle, de r é g l e m e n t a t i o n sociale du procès de p r o d u c t i o n ! Elle d é n o n c e
t o u t e tentative de ce genre c o m m e u n e a t t a q u e contre les droits de la Pro-
priété, de la Liberté, du G é n i e du capitaliste. «Voulez-vous d o n c transfor- 20
m e r la société en u n e f a b r i q u e ? » glapissent alors ces enthousiastes apolo-
gistes du système de fabrique. Le régime des fabriques n'est b o n q u e p o u r
les prolétaires!
Si l'anarchie dans la division sociale et le despotisme d a n s la division
manufacturière du travail caractérisent la société bourgeoise, des sociétés 25
plus a n c i e n n e s où la séparation des métiers s'est développée s p o n t a n é -
m e n t , puis s'est cristallisée et enfin a été s a n c t i o n n é e légalement, n o u s of-
frent par contre l'image d ' u n e organisation sociale du travail régulière et
autoritaire tandis que la division manufacturière y est c o m p l è t e m e n t ex-
clue, ou ne se présente q u e sur u n e échelle m i n i m e , ou ne se développe 30
65
q u e s p o r a d i q u e m e n t et a c c i d e n t e l l e m e n t .
Ces petites c o m m u n a u t é s i n d i e n n e s , d o n t on p e u t suivre les traces
j u s q u ' a u x t e m p s les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fon-
dées sur la possession c o m m u n e du sol, sur l ' u n i o n i m m é d i a t e de l'agricul-
ture et du m é t i e r et sur u n e division du travail invariable, laquelle sert de 35
plan et de m o d è l e toutes les fois qu'il se forme des c o m m u n a u t é s n o u -

65
« O n p e u t . . . . établir e n règle g é n é r a l e q u e m o i n s l ' a u t o r i t é préside à l a division d u travail
d a n s l'intérieur de la société, plus la division du travail se développe d a n s l ' i n t é r i e u r de l'ate-
lier, et plus elle y est s o u m i s e à l ' a u t o r i t é d ' u n seul. A i n s i l ' a u t o r i t é d a n s l'atelier et celle d a n s
la société, par r a p p o r t à la division du travail, s o n t en r a i s o n inverse l ' u n e de l ' a u t r e . » (Karl 40
M a r x , Misère de la Philosophie, p. 130, 131.)

306
C h a p i t r e XIV · Division du travail et m a n u f a c t u r e

velles. Établies sur un terrain qui c o m p r e n d de cent à quelques m i l l e acres,


elles c o n s t i t u e n t des organismes de p r o d u c t i o n complets se suffisant à
elles-mêmes. La plus g r a n d e m a s s e du produit est destinée à la c o n s o m m a -
tion i m m é d i a t e de la c o m m u n a u t é ; elle ne devient point m a r c h a n d i s e , de
5 m a n i è r e q u e la p r o d u c t i o n est i n d é p e n d a n t e de la division du travail occa-
sionnée par l'échange d a n s l'ensemble de la société i n d i e n n e . L ' e x c é d a n t
seul des produits se transforme en m a r c h a n d i s e , et va t o u t d'abord entre les
m a i n s de l'État a u q u e l , depuis les t e m p s les plus reculés, en revient u n e
certaine partie à titre de rente en n a t u r e . Ces c o m m u n a u t é s revêtent di-
10 verses formes d a n s différentes parties de l'Inde. Sous sa forme la plus sim-
ple, la c o m m u n a u t é cultive le sol en c o m m u n et partage les produits entre
ses m e m b r e s , tandis q u e c h a q u e famille s'occupe chez elle de travaux do-
mestiques, tels q u e filage, tissage, etc. A côté de cette m a s s e o c c u p é e d ' u n e
m a n i è r e uniforme n o u s trouvons « l ' h a b i t a n t p r i n c i p a l » juge, chef de police
15 et receveur d'impôts, le t o u t en u n e seule p e r s o n n e ; le t e n e u r de livres qui
règle les comptes de l'agriculture et du cadastre et enregistre t o u t ce q u i s'y
rapporte; un troisième employé q u i poursuit les criminels et protège les
voyageurs étrangers qu'il a c c o m p a g n e d ' u n village à l ' a u t r e ; l'homme-fron-
tière qui e m p ê c h e les e m p i é t e m e n t s des c o m m u n a u t é s voisines; l'inspec-
20 teur des e a u x qui fait distribuer p o u r les besoins de l'agriculture l'eau déri-
vée des réservoirs c o m m u n s ; le b r a m i n e qui remplit les fonctions du culte ;
le maître d'école qui enseigne a u x enfants de la c o m m u n a u t é à lire et à
écrire sur le sable ; le b r a m i n e calendrier qui en qualité d'astrologue indi-
que les époques des semailles et de la m o i s s o n ainsi que les h e u r e s favora-
25 bles ou funestes aux divers travaux agricoles ; un forgeron et un charpentier
qui fabriquent et réparent tous les instruments d'agriculture ; le potier qui
fait t o u t e la vaisselle du village; le barbier, le blanchisseur, l'orfèvre et çà et
là le poëte qui dans q u e l q u e s c o m m u n a u t é s remplace l'orfèvre et dans
d'autres, le maître d'école. Cette d o u z a i n e de personnages est e n t r e t e n u e
30 aux frais de la c o m m u n a u t é entière. Q u a n d la population a u g m e n t e , u n e
c o m m u n a u t é nouvelle est fondée sur le m o d è l e des a n c i e n n e s et s'établit
dans un terrain n o n cultivé. L'ensemble de la c o m m u n a u t é repose d o n c sur
u n e division du travail régulière, m a i s la division dans le sens m a n u f a c t u -
rier est impossible p u i s q u e le m a r c h é reste i m m u a b l e p o u r le forgeron, le
35 charpentier, etc., et q u e t o u t au plus, selon l'importance des villages, il s'y
66
trouve d e u x forgerons ou d e u x potiers au lieu d ' u n . La loi qui règle la di-
vision du travail de la c o m m u n a u t é agit ici avec l'autorité inviolable d ' u n e
loi physique, tandis q u e c h a q u e artisan exécute chez lui, dans s o n atelier,
66
Lieut. Col. M a r k W i l k s : Historical Sketches of the South of India., L o n d . , 1 8 1 0 - 1 7 , v. I,
40 p . 1 1 8 - 1 2 0 . ) O n trouve u n e b o n n e e x p o s i t i o n des différentes formes d e l a c o m m u n a u t é in-
d i e n n e d a n s l'ouvrage de G e o r g e C a m p b e l l : Modem India. L o n d . , 1852.

307
Quatrième section • La production de la plus-value relative

d'après le m o d e traditionnel, m a i s avec i n d é p e n d a n c e et sans reconnaître


a u c u n e autorité, toutes les opérations qui sont de son ressort. La simplicité
de l'organisme productif de ces c o m m u n a u t é s q u i se suffisent à elles-
m ê m e s , se reproduisent c o n s t a m m e n t sous la m ê m e forme, et u n e fois dé-
truites accidentellement se reconstituent au m ê m e lieu et avec le m ê m e 5
6 7
n o m , n o u s fournit la clef de l'immutabilité des so||156|ciétés asiatiques,
i m m u t a b i l i t é qui contraste d ' u n e m a n i è r e si étrange avec la dissolution et
reconstruction incessantes des États asiatiques, les c h a n g e m e n t s violents
de leurs dynasties. La structure des éléments é c o n o m i q u e s f o n d a m e n t a u x
de la société, reste hors des atteintes de toutes les t o u r m e n t e s de la région 10
politique.
Les lois des corporations du m o y e n âge e m p ê c h a i e n t m é t h o d i q u e m e n t
la transformation du m a î t r e en capitaliste, en limitant par des édits rigou-
r e u x le n o m b r e m a x i m u m des c o m p a g n o n s qu'il avait le droit d'employer,
et encore on lui interdisait l'emploi de c o m p a g n o n s dans t o u t genre de m é - 15
tier autre q u e le sien. La corporation se gardait également avec un zèle ja-
loux contre tout e m p i é t e m e n t du capital m a r c h a n d , la seule forme libre du
capital q u i lui faisait vis-à-vis. Le m a r c h a n d pouvait acheter t o u t e sorte de
m a r c h a n d i s e s le travail excepté. Il n ' é t a i t souffert q u ' à titre de d é b i t a n t de
produits. Q u a n d des circonstances extérieures nécessitaient u n e division 20
du travail progressive, les corporations existantes se subdivisaient en sous-
genres, ou bien il se formait des corporations nouvelles à côté des an-
ciennes, sans q u e des métiers différents fussent réunis d a n s un m ê m e ate-
lier. L'organisation corporative excluait d o n c la division m a n u f a c t u r i è r e du
travail, b i e n qu'elle en développât les conditions d'existence en isolant et 25
perfectionnant les métiers. En général le travailleur et ses m o y e n s de pro-
d u c t i o n restaient soudés e n s e m b l e c o m m e l'escargot et sa coquille. A i n s i la
base première de la m a n u f a c t u r e , c'est-à-dire la forme capital des m o y e n s
de production, faisait défaut.
T a n d i s que la division sociale du travail, avec ou sans échange de mar- 30
chandises, appartient a u x formations é c o n o m i q u e s des sociétés les plus di-
verses, la division manufacturière est u n e création spéciale du m o d e de
p r o d u c t i o n capitaliste.

67
« S o u s c e t t e simple forme . . . . les h a b i t a n t s d u pays o n t v é c u d e p u i s u n t e m p s i m m é m o r i a l .
L e s limites d e s villages o n t été r a r e m e n t modifiées, e t q u o i q u e les villages e u x - m ê m e s a i e n t 35
eu souvent à souffrir de la g u e r r e , de la f a m i n e et d e s m a l a d i e s , ils n ' e n o n t p a s m o i n s g a r d é
d'âge e n âge les m ê m e s n o m s , les m ê m e s l i m i t e s , les m ê m e s intérêts e t j u s q u ' a u x m ê m e s fa-
m i l l e s . Les h a b i t a n t s n e s ' i n q u i è t e n t j a m a i s d e s r é v o l u t i o n s e t d e s divisions d e s r o y a u m e s .
P o u r v u q u e le village reste entier, p e u l e u r i m p o r t e à q u i passe le p o u v o i r ; l e u r é c o n o m i e i n t é -
r i e u r e n ' e n é p r o u v e l e m o i n d r e c h a n g e m e n t . » (Th. Stamford Raffles, late L i e u t . G o v . o f J a v a : 40
The History of Java. L o n d . 1817, v. I, p. 285.)

308
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

V
Caractère capitaliste de la manufacture

Un n o m b r e assez considérable d'ouvriers sous les ordres du m ê m e capital,


tel est le point de départ n a t u r e l de la m a n u f a c t u r e , ainsi q u e de la coopé-
5 ration simple. M a i s la division du travail, tel q u e l'exige la m a n u f a c t u r e ,
fait de l'accroissement incessant des ouvriers employés u n e nécessité tech-
n i q u e . L e n o m b r e m i n i m u m q u ' u n capitaliste doit employer, lui est m a i n -
t e n a n t prescrit par la division du travail établie.
P o u r obtenir les avantages d ' u n e division ultérieure, il faut n o n - s e u l e -
10 m e n t a u g m e n t e r le n o m b r e des ouvriers, m a i s l ' a u g m e n t e r par multiple,
c'est-à-dire d ' u n seul c o u p , selon des proportions fixes, d a n s tous les divers
groupes de l'atelier. De plus, l'agrandissement de la partie variable du capi-
tal nécessite celui de sa partie constante, des avances en outils, instru-
ments, b â t i m e n t s , etc., et surtout en matières premières d o n t la q u a n t i t é re-
15 quise croît b i e n plus vite q u e le n o m b r e des ouvriers employés. Plus se
développent les forces productives du travail par suite de sa division, plus il
c o n s o m m e d e matières premières d a n s u n t e m p s d o n n é . L'accroissement
progressif du c a p i t a l - m i n i m u m nécessaire au capitaliste, ou la transforma-
tion progressive des m o y e n s sociaux de subsistance et de p r o d u c t i o n en ca-
20 pital, est d o n c u n e loi imposée par le caractère t e c h n i q u e de la m a n u f a c -
68
ture .
Le corps de travail f o n c t i o n n a n t d a n s la m a n u f a c t u r e et d o n t les m e m -
bres sont des ouvriers de détail, appartient au capitaliste; il n'est q u ' u n e
forme d'existence du capital. La force productive, issue de la c o m b i n a i s o n
25 des travaux, semble d o n c naître du capital.
La m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite ne s o u m e t pas s e u l e m e n t le travailleur
a u x ordres et à la discipline du capital, m a i s établit encore u n e gradation
hiérarchique p a r m i les ouvriers e u x - m ê m e s . Si, en général, la coopération
simple n'affecte guère le m o d e de travail individuel, la m a n u f a c t u r e le ré-
30 volutionne de fond en c o m b l e et a t t a q u e à sa racine la force de travail. Elle
estropie le travailleur, elle fait de lui q u e l q u e chose de m o n s t r u e u x en acti-
vant le d é v e l o p p e m e n t factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant t o u t

68
« I l ne suffit pas q u e le c a p i t a l n é c e s s a i r e à la s u b d i v i s i o n des o p é r a t i o n s n o u v e l l e s se trouve
disponible d a n s l a s o c i é t é ; i l faut d e p l u s q u ' i l soit a c c u m u l é e n t r e les m a i n s des e n t r e p r e -
35 n e u r s e n m a s s e s suffisantes p o u r les m e t t r e e n état d e faire travailler s u r u n e g r a n d e
échelle . . . . A m e s u r e q u e l a division s ' a u g m e n t e , l ' o c c u p a t i o n c o n s t a n t e d ' u n m ê m e n o m b r e
d e travailleurs exige u n c a p i t a l d e plus e n plus c o n s i d é r a b l e e n m a t i è r e s p r e m i è r e s , o u t i l s ,
etc.» (Storch, I.e., p . 2 5 0 , 251.) « L a c o n c e n t r a t i o n des i n s t r u m e n t s de p r o d u c t i o n et la division
du travail s o n t aussi i n s é p a r a b l e s l ' u n e de l ' a u t r e q u e le sont, d a n s le r é g i m e p o l i t i q u e , la
40 c o n c e n t r a t i o n des pouvoirs p u b l i c s et la division d e s intérêts privés. » (Karl M a r x , I.e., p. 134.)

309
1

Quatrième section · La production de la plus-value relative

un m o n d e de dispositions et d'instincts producteurs, de m ê m e q u e d a n s les


États de la Plata, on i m m o l e un t a u r e a u pour sa p e a u et son suif.
Ce n'est pas s e u l e m e n t le travail q u i est divisé, subdivisé et réparti entre
divers individus, c'est l'individu l u i - m ê m e qui est morcelé et m é t a m o r -
69
phosé en ressort a u t o m a t i q u e d ' u n e opération exclusive , de sorte q u e l'on 5
trouve réalisée la fable absurde de M e n e n i u s Agrippa, représentant un
70
h o m m e c o m m e fragment d e son propre c o r p s .
Originairement l'ouvrier vend au capital sa force de travail, parce q u e les
m o y e n s matériels de la p r o d u c t i o n lui m a n q u e n t . M a i n t e n a n t sa force de
travail refuse t o u t service sérieux si elle n'est pas v e n d u e . P o u r pouvoir 10
fonctionner, il lui faut ce milieu social qui n'existe q u e d a n s l'atelier du ca-
71
pitaliste . De m ê m e q u e le peuple élu ||157| portait écrit sur son front qu'il
était la propriété de Jehovah, de m ê m e l'ouvrier de m a n u f a c t u r e est m a r -
qué c o m m e au fer rouge du sceau de la division du travail q u i le revendi-
q u e c o m m e propriété du capital. 15
Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan
i n d é p e n d a n t s déploient, sur u n e petite échelle, à peu près c o m m e le sau-
vage pratique tout l'art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont
désormais requises q u e p o u r l'ensemble de l'atelier. Les puissances intel-
lectuelles de la p r o d u c t i o n se développent d ' u n seul côté parce qu'elles dis- 20
paraissent sur tous les autres. Ce q u e les ouvriers parcellaires perdent, se
72
concentre en face d ' e u x d a n s le c a p i t a l . La division m a n u f a c t u r i è r e leur
oppose les puissances intellectuelles de la p r o d u c t i o n c o m m e la propriété
d'autrui et c o m m e pouvoir q u i les d o m i n e . Cette scission c o m m e n c e à
poindre dans la coopération simple où le capitaliste représente vis-à-vis du 25
travailleur isolé l'unité et la volonté du travailleur collectif; elle se déve-
loppe d a n s la m a n u f a c t u r e qui m u t i l e le travailleur au point de le réduire à
u n e parcelle de l u i - m ê m e ; elle s'achève enfin dans la grande industrie qui
fait de la science u n e force productive i n d é p e n d a n t e du travail et l'enrôle
73
au service du c a p i t a l . 30

69
D u g a l d Stewart appelle les ouvriers d e m a n u f a c t u r e « d e s a u t o m a t e s vivants e m p l o y é s d a n s
les détails d ' u n o u v r a g e » . ( L . c , p . 318.)
70
C h e z les c o r a u x , c h a q u e i n d i v i d u est l ' e s t o m a c d e s o n g r o u p e ; m a i s cet e s t o m a c p r o c u r e
d e s a l i m e n t s p o u r t o u t e l a c o m m u n a u t é , a u lieu d e lui e n d é r o b e r c o m m e l e faisait l e p a t r i c i a t
romain. 35
71
« L ' o u v r i e r q u i p o r t e d a n s ses m a i n s t o u t u n m é t i e r , p e u t aller p a r t o u t exercer son i n d u s t r i e
e t trouver des m o y e n s d e s u b s i s t e r ; l'autre (celui des m a n u f a c t u r e s ) , n ' e s t q u ' u n accessoire
q u i , séparé de ses confrères, n ' a plus ni c a p a c i t é ni i n d é p e n d a n c e , et q u i se t r o u v e forcé d'ac-
c e p t e r la loi q u ' o n j u g e à p r o p o s de l u i i m p o s e r . » (Storch, 1. c, édit. de Pétersb., 1 8 1 5 , 1.1,
p. 204.) 40
72
A . F e r g u s o n , I.e., trad, franc. 1 7 8 3 , t . I I , p . 135, 136. « L ' u n p e u t avoir g a g n é c e q u e l ' a u t r e a
perdu. »
73
«Le savant e t l e travailleur s o n t c o m p l è t e m e n t séparés l ' u n d e l'autre, e t l a s c i e n c e d a n s les

310
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

D a n s la m a n u f a c t u r e l'enrichissement du travailleur collectif, et par


suite du capital, en forces productives sociales a pour c o n d i t i o n l'appau-
vrissement du travailleur en forces productives individuelles.
« L ' i g n o r a n c e est la m è r e de l'industrie aussi bien q u e de la superstition.
5 La réflexion et l ' i m a g i n a t i o n sont sujettes à s'égarer; m a i s l ' h a b i t u d e de
m o u v o i r le pied ou la m a i n ne dépend ni de l'une, ni de l'autre. Aussi
pourrait-on dire, que la perfection, à l'égard des manufactures, consiste à
pouvoir se passer de l'esprit, de m a n i è r e que, sans effort de tête, l'atelier
puisse être considéré c o m m e u n e m a c h i n e d o n t les parties sont des
74
10 h o m m e s . » Aussi un certain n o m b r e de m a n u f a c t u r e s , vers le m i l i e u du
dix-huitième siècle, employaient de préférence p o u r certaines opérations
75
formant des secrets de fabrique, des ouvriers à m o i t i é i d i o t s .
«L'intelligence de la plupart des h o m m e s » , dit A . S m i t h , « s e forme n é -
cessairement par leurs occupations ordinaires. Un h o m m e dont t o u t e la vie
15 se passe à exécuter un petit n o m b r e d'opérations simples .... n ' a a u c u n e
occasion de développer son intelligence ni d'exercer son i m a g i n a t i o n . . . . Il
devient en général aussi ignorant et aussi stupide qu'il soit possible à u n e
créature h u m a i n e de le devenir. » Après avoir dépeint l'engourdissement de
l'ouvrier parcellaire, A . S m i t h c o n t i n u e a i n s i : « L ' u n i f o r m i t é de sa vie sta-
20 tionnaire corrompt n a t u r e l l e m e n t la vaillance de son e s p r i t . . . . elle dégrade
m ê m e l'activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec
q u e l q u e vigueur et q u e l q u e persévérance, d a n s tout autre emploi q u e celui
a u q u e l il a été élevé. A i n s i sa dextérité d a n s son m é t i e r est u n e qualité
qu'il semble avoir acquise a u x dépens de ses vertus intellectuelles, sociales
25 et guerrières. Or, d a n s t o u t e société industrielle et civilisée tel est l'état où
doit t o m b e r n é c e s s a i r e m e n t l'ouvrier pauvre (the labouring poor), c'est-à-
76
dire la grande m a s s e du p e u p l e . » Pour porter r e m è d e à cette détérioration
complète, q u i résulte de la division du travail, A. S m i t h r e c o m m a n d e l'ins-

m a i n s de ce dernier, au lieu de développer à son a v a n t a g e ses propres forces p r o d u c t i v e s , s'est


30 p r e s q u e p a r t o u t t o u r n é e c o n t r e l u i . . . . L a c o n n a i s s a n c e d e v i e n t u n i n s t r u m e n t susceptible
d'être séparé du travail et de l u i être o p p o s é . » (W. T h o m p s o n : An Inquiry into the Principles of
the Distribution of Wealth. L o n d . , 1824, p. 274.)
74
A . F e r g u s o n , I.e., p . 134, 135.
75
J. D . T u c k e t t : A History of the Past and Present State of the Labouring Population. L o n d . , 1846,
35 v . I , p . 148.
76
A. S m i t h : Wealth of Nations, 1. V, ch. I, art. 1 1 . En sa q u a l i t é d'élève de A . F e r g u s o n , A d a m
S m i t h savait à q u o i s'en t e n i r s u r les c o n s é q u e n c e s funestes de la division du travail fort b i e n
exposées p a r son m a î t r e . Au c o m m e n c e m e n t de s o n ouvrage, alors q u ' i l célèbre ex professo la
division du travail, il se c o n t e n t e de l ' i n d i q u e r en p a s s a n t c o m m e la s o u r c e des inégalités so-
40 ciales. D a n s le d e r n i e r livre de s o n ouvrage, il r e p r o d u i t les idées de F e r g u s o n . - D a n s m o n
écrit, Misère de la philosophie, etc., j ' a i déjà e x p l i q u é s u f f i s a m m e n t le r a p p o r t h i s t o r i q u e e n t r e
F e r g u s o n , A. S m i t h , L e m o n t e y et Say, p o u r ce q u i regarde leur c r i t i q u e de la division du tra-
vail, e t j ' a i d é m o n t r é e n m ê m e t e m p s p o u r l a p r e m i è r e fois, q u e l a division m a n u f a c t u r i è r e d u
travail est u n e forme spécifique d u m o d e d e p r o d u c t i o n capitaliste. (L. c , p . 122 e t suiv.)

311
Quatrième section • La production de la plus-value relative

t r a c t i o n populaire obligatoire, t o u t en conseillant de l'administrer avec


p r u d e n c e et à doses h o m œ o p a t h i q u e s . Son traducteur et c o m m e n t a t e u r
français, G. Garnier, ce s é n a t e u r prédestiné du premier empire, a fait
preuve de logique en c o m b a t t a n t cette idée. L'instruction du peuple, selon
lui, est en contradiction avec les lois de la division du travail, et l'adopter 5
«serait proscrire tout n o t r e système social . . . . C o m m e toutes les autres di-
visions du travail, celle qui existe entre le travail m é c a n i q u e et le travail in-
77
t e l l e c t u e l se p r o n o n c e d ' u n e m a n i è r e plus forte et plus t r a n c h a n t e à m e -
sure q u e la société avance vers un état plus opulent. (Garnier applique ce
m o t société d ' u n e m a n i è r e très-correcte au capital, à la propriété foncière et 10
à l'État qui est leur.) Cette division c o m m e toutes les autres, est un effet
des progrès passés et u n e cause des progrès à venir Le g o u v e r n e m e n t
doit-il d o n c travailler à contrarier cette division de travail, et à la retarder
d a n s sa m a r c h e naturelle ? Doit-il employer u n e portion du revenu public
p o u r tâcher de confondre et de mêler d e u x classes de travail q u i t e n d e n t 15
78
d'elles-mêmes à se d i v i s e r ? »
Un certain rabougrissement de corps et d'esprit est inséparable de la di-
vision du travail dans la société. M a i s c o m m e la période m a n u f a c t u r i è r e
pousse b e a u c o u p plus loin cette division sociale en m ê m e t e m p s q u e par la
division qui lui est propre elle a t t a q u e l'individu à la racine m ê m e de sa 20
vie, c'est elle q u i la première fournit l'idée et la m a t i è r e d ' u n e pathologie
79
industrielle . |
|158| «Subdiviser un h o m m e , c'est l'exécuter, s'il a m é r i t é u n e s e n t e n c e
de m o r t ; c'est l'assassiner s'il ne la m é r i t e pas. La subdivision du travail est
80
l'assassinat d ' u n p e u p l e . » 25
La coopération fondée sur la division du travail, c'est-à-dire la m a n u f a c -
ture, est à ses débuts u n e création s p o n t a n é e et inconsciente. D è s qu'elle a

77
F e r g u s o n dit déjà: « L ' a r t d e p e n s e r d a n s u n e p é r i o d e o ù t o u t est séparé, p e u t l u i - m ê m e for-
m e r un métier à part.»
78
G. G a r n i e r , t. V de sa t r a d u c t i o n , p. 2 - 5 . 30
79
R a m a z z i n i , professeur de m é d e c i n e p r a t i q u e à P a d o u e , p u b l i a en 1700 son o u v r a g e : De mar-
bis artificum, t r a d u i t en français en 1777, r é i m p r i m é en 1841 d a n s Y Encyclopédie des sciences
e
médicales. 7 Div. Auteurs classiques. Son c a t a l o g u e des m a l a d i e s d e s ouvriers a été n a t u r e l l e -
m e n t t r è s - a u g m e n t é p a r la p é r i o d e de la g r a n d e i n d u s t r i e . Voy. e n t r e a u t r e s : Hygiène physique
et morale de l'ouvrier dans les grandes villes en général, et dans la ville de Lyon en particulier, p a r le 35
r
D A. L. F o n t e r e t . Paris, 1 8 5 8 ; Die Krankheiten welche verschiedenen Ständen, Altern und Ge-
schlechtern eigenthümlich sind. 6 vol. U l m , 1840, et l'ouvrage de E d u a r d R e i c h , M . D . : lieber den
Ursprung der Entartung des Menschen. E r l a n g e n , 1868. La Society of Arts n o m m a en 1854 u n e
c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e sur l a p a t h o l o g i e i n d u s t r i e l l e . L a liste des d o c u m e n t s r a s s e m b l é s par
c e t t e c o m m i s s i o n se trouve d a n s le c a t a l o g u e du Twickenham Economie Museum. L e s rapports 40
officiels sur Public Health o n t c o m m e de j u s t e u n e g r a n d e i m p o r t a n c e .
80
D . U r q u h a r t : Familiar Words. L o n d o n , 1855, p. 119. H e g e l avait des o p i n i o n s t r è s - h é r é t i q u e s
sur l a division d u travail. « P a r h o m m e s cultivés, dit-il d a n s s a p h i l o s o p h i e d u droit, o n doit
d ' a b o r d e n t e n d r e c e u x q u i p e u v e n t faire t o u t ce q u e font les a u t r e s . »

312
Chapitre XIV • Division du travail et manufacture

acquis u n e certaine consistance et u n e base suffisamment large, elle de-


vient la forme r e c o n n u e et m é t h o d i q u e de la p r o d u c t i o n capitaliste. L'his-
toire de la m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite m o n t r e c o m m e n t la division du
travail qui lui est particulière acquiert e x p é r i m e n t a l e m e n t , p o u r ainsi dire
5 à l'insu des acteurs, ses formes les plus avantageuses, et c o m m e n t ensuite,
à la m a n i è r e des corps de métier, elle s'efforce de m a i n t e n i r ces formes tra-
ditionnellement, et réussit quelquefois à les m a i n t e n i r p e n d a n t plus d ' u n
siècle. Cette forme ne c h a n g e presque j a m a i s , excepté d a n s les accessoires,
que par suite d ' u n e révolution survenue dans les i n s t r u m e n t s de travail. La
10 m a n u f a c t u r e m o d e r n e (je ne parle pas de la grande industrie fondée sur
l'emploi des m a c h i n e s ) ou b i e n trouve, dans les grandes villes où elle s'éta-
blit, ses m a t é r i a u x t o u t prêts q u o i q u e disséminés et n ' a plus q u ' à les ras-
sembler, la m a n u f a c t u r e des vêtements par exemple ; ou b i e n le principe de
la division du travail est d ' u n e application si facile q u ' o n n ' a q u ' à appro-
15 prier c h a q u e ouvrier exclusivement à u n e des diverses opérations d ' u n m é -
tier, par exemple de la reliure des livres. L'expérience d ' u n e s e m a i n e suffît
a m p l e m e n t d a n s de tels cas p o u r trouver le n o m b r e p r o p o r t i o n n e l
81
d'ouvriers qu'exige c h a q u e f o n c t i o n .
Par l'analyse et la d é c o m p o s i t i o n du m é t i e r m a n u e l , la spécialisation des
20 i n s t r u m e n t s , la formation d'ouvriers parcellaires et leur g r o u p e m e n t d a n s
un m é c a n i s m e d ' e n s e m b l e , la division manufacturière crée la différencia-
tion qualitative et la proportionnalité quantitative des procès sociaux de
production. Cette organisation particulière du travail en a u g m e n t e les
forces productives.
25 La division du travail dans sa forme capitaliste - et sur les bases histori-
ques d o n n é e s , elle ne pouvait revêtir a u c u n e autre forme - n'est q u ' u n e
m é t h o d e particulière de produire de la plus-value relative, ou d'accroître
aux dépens du travailleur le r e n d e m e n t du capital, ce q u ' o n appelle Ri-
chesse nationale (Wealth of Nations). A u x dépens du travailleur elle déve-
30 loppe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circons-
tances nouvelles q u i assurent la d o m i n a t i o n du capital sur le travail. Elle se
présente d o n c e t c o m m e u n progrès historique, u n e phase nécessaire d a n s
la formation é c o n o m i q u e de la société, et c o m m e un m o y e n civilisé et raf-
finé d'exploitation.
35 L ' é c o n o m i e politique, qui ne date c o m m e science spéciale q u e de l'épo-
que des manufactures, considère la division sociale du travail en général

81
La foi naïve au g é n i e d é p l o y é a priori par le capitaliste d a n s la division du travail, ne se ren-
c o n t r e plus q u e c h e z des professeurs a l l e m a n d s , tels q u e R o s c h e r p a r e x e m p l e , q u i p o u r ré-
c o m p e n s e r le capitaliste de ce q u e la division du travail sort t o u t e faite de son c e r v e a u olym-
40 p i e n , lui a c c o r d e « p l u s i e u r s salaires différents». L ' e m p l o i p l u s ou m o i n s d é v e l o p p é de la
division du travail d é p e n d de la g r a n d e u r de la b o u r s e , et n o n de la g r a n d e u r du g é n i e .

313
Quatrième section · La production de la plus-value relative

82
du point de vue de la division m a n u f a c t u r i è r e ; elle n'y voit q u ' u n m o y e n
de produire plus avec m o i n s de travail, de faire baisser par c o n s é q u e n t le
prix des m a r c h a n d i s e s et d'activer l ' a c c u m u l a t i o n du capital. Les écrivains
de l'antiquité classique, au lieu de d o n n e r t a n t d ' i m p o r t a n c e à la q u a n t i t é
et la valeur d'échange, s'en t i e n n e n t exclusivement à la qualité et à la va- 5
83
leur d ' u s a g e . P o u r eux, la séparation des b r a n c h e s sociales de la p r o d u c -
t i o n n ' a q u ' u n r é s u l t a t : c'est que les produits sont m i e u x faits et q u e les
p e n c h a n t s et les talents divers des h o m m e s p e u v e n t se choisir les sphères
84
d'action q u i leur c o n v i e n n e n t le m i e u x , car si l'on ne sait pas se limiter, il
85
est impossible de rien produire d ' i m p o r t a n t . La division du travail perfec- 10
t i o n n e d o n c le produit et le p r o d u c t e u r . Si, à l'occasion, ils m e n t i o n n e n t
aussi l'accroissement de la m a s s e des produits, ils n ' o n t en vue q u e l'abon-
d a n c e de valeurs d'usage, d'objets utiles, et n o n la valeur d ' é c h a n g e ou la
86
baisse ||159| d a n s le prix des m a r c h a n d i s e s . P l a t o n , q u i fait de la division
82
Les p r é d é c e s s e u r s d ' A d a m S m i t h , tels q u e Petty, l ' a u t e u r a n o n y m e de « Advantages of the 15
East India Trade», o n t m i e u x q u e l u i p é n é t r é le c a r a c t è r e capitaliste de la division m a n u f a c t u -
rière du travail.
83
P a r m i les m o d e r n e s , q u e l q u e s é c r i v a i n s d u d i x - h u i t i è m e siècle, B e c c a r i a e t J a m e s H a r r i s ,
p a r e x e m p l e , sont les seuls q u i s ' e x p r i m e n t sur la division du travail à p e u près c o m m e les a n -
c i e n s . « L ' e x p é r i e n c e a p p r e n d à c h a c u n , dit Beccaria, q u ' e n a p p l i q u a n t l a m a i n e t l'intelli- 20
g e n c e toujours a u m ê m e g e n r e d ' o u v r a g e e t a u x m ê m e s p r o d u i t s , ces d e r n i e r s s o n t p l u s a i s é -
m e n t o b t e n u s , plus a b o n d a n t s e t m e i l l e u r s q u e s i c h a c u n faisait i s o l é m e n t e t p o u r l u i s e u l
t o u t e s les choses n é c e s s a i r e s à sa vie . . . . Les h o m m e s se divisent de cette m a n i è r e en classes
et c o n d i t i o n s diverses p o u r l'utilité c o m m u n e et privée. » (Cesare B e c c a r i a : Elementi di Econ.
Pubblica ed. Custodi, Parte Moderna, t . X I , p . 2 8 . ) J a m e s H a r r i s , plus t a r d c o m t e de M a l m e s b u r y , 25
dit l u i - m ê m e d a n s u n e n o t e de s o n Dialogue concerning Happiness. L o n d . , 1 7 7 2 : « L ' a r g u m e n t
d o n t j e m e sers p o u r p r o u v e r q u e l a société est n a t u r e l l e (en s e f o n d a n t s u r l a d i v i s i o n des tra-
v a u x et des e m p l o i s ) , est e m p r u n t é t o u t e n t i e r au s e c o n d livre de la République de P l a t o n . »
84
A i n s i d a n s l'Odyssée, X I V , 2 2 8 : « " Α λ λ ο ς γ ά ρ τ α λ λ ο ι σ ι ν ά ν ή ρ έ π ι τ έ ρ π ε τ α ι ε ρ γ ο ι ς » e t
A r c h i l o q u e cité p a r S e x t u s E m p i r i c u s : « " Α λ λ ο ς α λ λ ω έ π ' ε ρ γ ω κ α ρ δ ί η ν ΐ ά ι ν ε τ α ι . » A c h a c u n 30
s o n m é t i e r e t t o u t l e m o n d e est c o n t e n t .
85
« Π ο λ λ ' ή π ί σ τ α τ ο έ ρ γ α , κ α κ ώ ς δ ' ή π ί σ τ α τ ο π ά ν τ α . » Q u i trop e m b r a s s e m a l étreint. C o m m e
producteur marchand, l'Athénien se sentait supérieur au Spartiate, parce que ce dernier pour
faire la g u e r r e avait b i e n des h o m m e s à sa d i s p o s i t i o n , m a i s n o n de l ' a r g e n t ; c o m m e le fait
d i r e T h u c y d i d e à Périclès d a n s la h a r a n g u e où celui-ci excite les A t h é n i e n s à la g u e r r e du P é - 35
loponèse: «Σώμασί τε ετοιμότεροι ol αυτουργοί των α ν θ ρ ώ π ω ν η χρήμαστ πολεμείν» ( T h u c ,
L I , c . C X L I ) . N é a n m o i n s , m ê m e d a n s l a p r o d u c t i o n m a t é r i e l l e , Γ α ύ τ ά ρ κ ε ι α , l a faculté d e s e
suffire, était l'idéal d e l ' A t h é n i e n , « π α ρ ' ώ ν γ ά ρ τ ο ε δ , π α ρ ά τ ο ύ τ ω ν κ α ί τ ο α υ τ α ρ κ ε ς .
C e u x - c i o n t le b i e n , q u i p e u v e n t se suffire à e u x - m ê m e s . » Il faut dire q u e m ê m e à l ' é p o q u e de
l a c h u t e des t r e n t e tyrans i l n ' y avait p a s e n c o r e c i n q m i l l e A t h é n i e n s s a n s p r o p r i é t é foncière. 40
86
P l a t o n e x p l i q u e l a division d u travail a u sein d e l a c o m m u n a u t é p a r l a diversité des b e s o i n s
e t l a spécialité des facultés i n d i v i d u e l l e s . S o n p o i n t d e v u e p r i n c i p a l , c'est q u e l'ouvrier d o i t s e
c o n f o r m e r a u x e x i g e n c e s d e s o n œ u v r e , e t n o n l ' œ u v r e a u x e x i g e n c e s d e l'ouvrier. S i celui-ci
p r a t i q u e p l u s i e u r s arts à la fois, il négligera n é c e s s a i r e m e n t l ' u n p o u r l ' a u t r e . (V.Rép., 1. II.) Il
e n est d e m ê m e c h e z Thucydide I.e., c . C X L I I : « L a n a v i g a t i o n est u n art c o m m e t o u t a u t r e , e t 45
il n ' e s t p a s de cas où elle p u i s s e être traitée c o m m e un h o r s - d ' œ u v r e ; elle ne souffre p a s
m ê m e q u e l'on s ' o c c u p e à côté d'elle d ' a u t r e s m é t i e r s . » Si l ' œ u v r e d o i t a t t e n d r e l'ouvrier, dit
P l a t o n , l e m o m e n t c r i t i q u e d e l a p r o d u c t i o n sera s o u v e n t m a n q u é e t l a b e s o g n e g â c h é e ; « έ ρ ­
γ ο υ κ α ι ρ ό ν δ ι ό λ λ υ τ α ι » . O n r e t r o u v e c e t t e i d é e p l a t o n i q u e d a n s l a p r o t e s t a t i o n des b l a n c h i s -

314
Chapitre XIV · Division du travail et manufacture

du travail la base de la séparation sociale des classes, est là-dessus d'accord


87
avec X é n o p h o n , qui avec son instinct bourgeois caractéristique, t o u c h e
déjà de plus près la division du travail d a n s l'atelier. La r é p u b l i q u e de Pla-
ton, en t a n t du m o i n s q u e la division du travail y figure c o m m e principe
5 constitutif de l'État, n ' e s t q u ' u n e idéalisation a t h é n i e n n e du régime des
castes égyptiennes. L'Egypte, d'ailleurs, passait p o u r le pays industriel m o -
dèle aux y e u x d ' u n grand n o m b r e de ses c o n t e m p o r a i n s , d'Isocrate, par
88 89
e x e m p l e , et elle resta telle p o u r les Grecs de l'empire r o m a i n .
P e n d a n t la période m a n u f a c t u r i è r e p r o p r e m e n t dite, c'est-à-dire p e n d a n t
10 la période où la m a n u f a c t u r e resta la forme d o m i n a n t e du m o d e de p r o d u c -
tion capitaliste, des obstacles de plus d ' u n e sorte s'opposent à la réalisation
de ses t e n d a n c e s . Elle a b e a u créer, c o m m e n o u s l'avons déjà vu, à côté de
la division h i é r a r c h i q u e des travailleurs, u n e séparation simple entre
ouvriers habiles et inhabiles, le n o m b r e de ces derniers reste très-circons-
15 crit, grâce à l'influence p r é d o m i n a n t e des premiers. Elle a b e a u adapter les
seurs anglais c o n t r e l'article d e l a loi d e f a b r i q u e q u i établit u n e h e u r e fixe p o u r les r e p a s d e
t o u s leurs ouvriers. L e u r g e n r e d ' o p é r a t i o n s , s'écrient-ils, n e p e r m e t pas q u ' o n les règle d'après
c e q u i p e u t c o n v e n i r a u x o u v r i e r s ; « u n e fois e n t r a i n d e chauffer, d e b l a n c h i r , d e c a l a n d r e r o u
d e t e i n d r e , a u c u n d ' e u x n e p e u t être arrêté à u n m o m e n t d o n n é s a n s r i s q u e d e d o m m a g e . E x i -
20 ger q u e t o u t ce p e u p l e de travailleurs d î n e à la m ê m e h e u r e , ce serait d a n s c e r t a i n s cas e x p o -
ser de g r a n d e s valeurs à un r i s q u e certain, les o p é r a t i o n s r e s t a n t i n a c h e v é e s . » Où d i a b l e le
p l a t o n i s m e va-t-il se n i c h e r !
87
C e n ' e s t p a s s e u l e m e n t u n h o n n e u r , dit X é n o p h o n , d ' o b t e n i r des m e t s d e l a t a b l e d u r o i des
P e r s e s ; ces m e t s sont, en effet, b i e n plus s a v o u r e u x q u e d ' a u t r e s , « e t il n ' y a là r i e n d ' é t o n -
25 n a n t ; car de m ê m e q u e les arts en g é n é r a l s o n t s u r t o u t p e r f e c t i o n n é s d a n s les g r a n d e s villes,
de m ê m e les m e t s du g r a n d r o i s o n t p r é p a r é s d ' u n e façon t o u t à fait spéciale. En effet d a n s les
petites villes, c'est le m ê m e i n d i v i d u q u i fait portes, c h a r r u e s , lits, tables, etc. ; s o u v e n t m ê m e
il c o n s t r u i t d e s m a i s o n s et se t r o u v e satisfait s'il p e u t ainsi suffire à son e n t r e t i e n . Il est a b s o -
l u m e n t i m p o s s i b l e q u ' u n h o m m e q u i fait t a n t d e choses les fasse t o u t e s b i e n . D a n s les
30 g r a n d e s villes, a u c o n t r a i r e , o ù c h a c u n i s o l é m e n t trouve b e a u c o u p d ' a c h e t e u r s , i l suffit d ' u n
m é t i e r p o u r n o u r r i r son h o m m e I I n ' e s t p a s m ê m e b e s o i n d ' u n m é t i e r c o m p l e t , car l ' u n fait
des c h a u s s u r e s p o u r h o m m e s , e t l ' a u t r e p o u r f e m m e s . O n e n voit q u i , p o u r vivre, n ' o n t q u ' à
tailler des h a b i t s , d ' a u t r e s q u ' à ajuster les pièces, d ' a u t r e s q u ' à les c o u d r e . Il est de t o u t e n é -
cessité q u e c e l u i q u i fait l ' o p é r a t i o n la plus s i m p l e , soit a u s s i celui q u i s'en a c q u i t t e le m i e u x .
35 Et il en est de m ê m e p o u r l'art de la c u i s i n e . » ( X é n o p h o n , Cyrop., l . V I I I , c.II.) C'est la b o n n e
q u a l i t é de la v a l e u r d ' u s a g e et le m o y e n de l'obtenir, q u e X é n o p h o n a ici e x c l u s i v e m e n t en
v u e , b i e n q u ' i l s a c h e fort b i e n q u e l'échelle d e l a division d u travail d é p e n d d e l ' é t e n d u e e t d e
l'importance du marché.
88
« I l (Busiris) divisa t o u s les h a b i t a n t s e n castes p a r t i c u l i è r e s . . . . e t o r d o n n a q u e les m ê m e s
40 i n d i v i d u s fissent toujours l e m ê m e m é t i e r , p a r c e q u ' i l savait q u e c e u x q u i c h a n g e n t d ' o c c u p a -
tion n e d e v i e n n e n t parfaits d a n s a u c u n e , t a n d i s q u e c e u x q u i s'en t i e n n e n t c o n s t a m m e n t a u
m ê m e g e n r e de travail e x é c u t e n t à la perfection t o u t ce q u i s'y r a p p o r t e . N o u s verrons égale-
m e n t q u e p o u r c e q u i est d e l'art e t d e l ' i n d u s t r i e , les Égyptiens s o n t a u t a n t a u - d e s s u s d e leurs
r i v a u x q u e l e m a î t r e est a u - d e s s u s d u b o u s i l l e u r . D e m ê m e e n c o r e , les i n s t i t u t i o n s p a r les-
45 quelles ils m a i n t i e n n e n t la s o u v e r a i n e t é royale et le reste de la c o n s t i t u t i o n de l ' É t a t s o n t tel-
l e m e n t parfaites, q u e les p h i l o s o p h e s les p l u s célèbres q u i o n t entrepris de traiter ces m a t i è r e s ,
o n t toujours placé la c o n s t i t u t i o n é g y p t i e n n e a u - d e s s u s de t o u t e s les a u t r e s . » (Isocr. Busiris,
c. [VII,] VIII.)
89
V. Diodore de Sicile.

315
Quatrième section • La production de la plus-value relative

opérations parcellaires aux divers degrés de maturité, de force et de déve-


l o p p e m e n t de ses organes vivants de travail et pousser ainsi à l'exploitation
productive des enfants et des femmes, cette t e n d a n c e é c h o u e g é n é r a l e m e n t
contre les h a b i t u d e s et la résistance des travailleurs mâles. C'est en vain
q u ' e n d é c o m p o s a n t les métiers, elle d i m i n u e les frais d'éducation, et par 5
c o n s é q u e n t la valeur de l'ouvrier; les travaux de détail difficiles exigent
toujours un t e m p s assez considérable pour l'apprentissage; et lors m ê m e
que celui-ci devient superflu, les travailleurs savent le m a i n t e n i r avec un
zèle jaloux. L'habileté de métier restant la base de la m a n u f a c t u r e , tandis
q u e son m é c a n i s m e collectif ne possède point un squelette matériel i n d é - 10
p e n d a n t des ouvriers e u x - m ê m e s , le capital doit lutter sans cesse contre
leur i n s u b o r d i n a t i o n . « L a faiblesse de la n a t u r e h u m a i n e est telle, s'écrie
l'ami Ure, que plus un ouvrier est habile, plus il devient opiniâtre et intrai-
table, et par c o n s é q u e n t m o i n s il est propre à un m é c a n i s m e , à l'ensemble
90
d u q u e l ses b o u t a d e s capricieuses peuvent faire un tort c o n s i d é r a b l e . » 15
P e n d a n t toute la période manufacturière, on n ' e n t e n d q u e plaintes sur
91
plaintes à propos de l'indiscipline des travailleurs . Et n ' e u s s i o n s - n o u s pas
les témoignages des écrivains de cette époque, le simple fait que, depuis le
seizième siècle j u s q u ' a u m o m e n t de la grande industrie, le capital ne réus-
sit j a m a i s à s'emparer de t o u t le t e m p s disponible des ouvriers m a n u f a c t u - 20
riers, q u e les m a n u f a c t u r e s n ' o n t pas la vie dure, m a i s sont obligées de se
déplacer d ' u n pays à l'autre suivant les émigrations ouvrières, ces faits, dis-
je, n o u s tiendraient lieu de t o u t e u n e bibliothèque. « I l faut q u e l'ordre soit
établi d ' u n e m a n i è r e ou d ' u n e autre», s'écrie, en 1770, l'auteur souvent
cité de Y Essay on Trade and Commerce. L'ordre, répète soixante-six ans plus 25
tard le docteur Andrew Ure, «l'ordre faisait défaut d a n s la m a n u f a c t u r e ba-
sée sur le dogme scolastique de la division du travail, et Arkwright a créé
l'ordre ».
Il faut ajouter q u e la m a n u f a c t u r e ne pouvait ni s'emparer de la p r o d u c -
tion sociale dans toute son é t e n d u e , ni la bouleverser d a n s sa profondeur. 30
C o m m e œ u v r e d'art é c o n o m i q u e , elle s'élevait sur la large base des corps
de métiers des villes et de leur corollaire, l'industrie d o m e s t i q u e des cam-
pagnes. Mais dès qu'elle eut atteint un certain degré de développement, sa
base t e c h n i q u e étroite entra en conflit avec les besoins de p r o d u c t i o n
qu'elle avait elle-même créés. | 35
|160| U n e de ses œ u v r e s les plus parfaites, fut l'atelier de construction où
se fabriquaient les i n s t r u m e n t s de travail et les appareils m é c a n i q u e s plus
compliqués, déjà employés dans quelques m a n u f a c t u r e s . « D a n s l'enfance
9 0
Ure, 1. c , p. [30,] 3 1 .
91
Ceci est b e a u c o u p plus vrai p o u r l'Angleterre q u e p o u r l a F r a n c e e t p o u r l a F r a n c e q u e p o u r 40
la H o l l a n d e .

316
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

de la m é c a n i q u e » , dit Ure, « u n atelier de construction offrait à l'œil la di-


vision des travaux d a n s leurs n o m b r e u s e s g r a d a t i o n s : la lime, le foret, le
tour, avaient c h a c u n leurs ouvriers par ordre d'habileté. »
Cet atelier, ce produit de la division manufacturière du travail, enfanta à
5 son tour les machines. L e u r intervention supprima la m a i n - d ' œ u v r e c o m m e
principe régulateur de la p r o d u c t i o n sociale. D ' u n e part, il n'y e u t plus n é -
cessité t e c h n i q u e d'approprier le travailleur p e n d a n t t o u t e sa vie à u n e
fonction parcellaire; d'autre part, les barrières q u e ce m ê m e principe oppo-
sait encore à la d o m i n a t i o n du capital, tombèrent. |

10 |161| C H A P I T R E XV

Machinisme et grande industrie

ι
Développement des machines et de la production mécanique

« I l reste encore à savoir», dit J o h n Stuart Mill, dans ses Principes d'écono-
15 mie politique, «si les inventions m é c a n i q u e s faites j u s q u ' à ce j o u r ont allégé
92
le labeur q u o t i d i e n d ' u n être h u m a i n q u e l c o n q u e . » Ce n ' é t a i t pas là leur
but. C o m m e tout autre développement de la force productive du travail,
l'emploi capitaliste des m a c h i n e s ne t e n d q u ' à d i m i n u e r le prix des m a r -
chandises, à raccourcir la partie de la j o u r n é e où l'ouvrier travaille p o u r
20 l u i - m ê m e , afin d'allonger l'autre où il ne travaille que pour le capita-
liste. C'est u n e m é t h o d e particulière p o u r fabriquer de la plus-value rela-
tive.
La force de travail d a n s la m a n u f a c t u r e et le m o y e n de travail d a n s la
p r o d u c t i o n m é c a n i q u e sont les points de départ de la révolution i n d u s -
25 trielle. Il faut d o n c é t u d i e r c o m m e n t le m o y e n de travail s'est transformé
d'outil en m a c h i n e et par cela m ê m e définir la différence qui existe entre
la m a c h i n e et l ' i n s t r u m e n t m a n u e l . N o u s ne m e t t r o n s en relief que les
traits caractéristiques : p o u r les époques historiques, c o m m e p o u r les épo-
ques géologiques, il n'y a pas de ligne de d é m a r c a t i o n rigoureuse.
30 Des m a t h é m a t i c i e n s et des m é c a n i c i e n s , d o n t l'opinion est reproduite
par quelques économistes anglais, définissent l'outil u n e m a c h i n e simple,
et la m a c h i n e un outil c o m p o s é . Pour eux, il n ' y a pas de différence essen-
tielle et ils d o n n e n t m ê m e le n o m de m a c h i n e s aux puissances m é c a n i q u e s
92
M i l l aurait d û ajouter « q u i n e vit p a s d u travail d ' a u t r u i » , car i l est c e r t a i n q u e les m a -
35 c h i n e s ont g r a n d e m e n t a u g m e n t é l e n o m b r e des oisifs o u c e q u ' o n appelle les g e n s c o m m e i l
faut.

317
Quatrième section • La production de la plus-value relative

93
élémentaires telles que le levier, le plan incliné, la vis, le coin, e t c . . En
fait, toute m a c h i n e se compose de ces puissances simples, de q u e l q u e m a -
nière q u ' o n les déguise et c o m b i n e . M a i s cette définition ne vaut rien au
point de vue social, parce q u e l'élément historique y fait défaut.
Pour d'autres, la m a c h i n e diffère de l'outil en ce q u e la force motrice de 5
94
celui-ci est l ' h o m m e et celle de l'autre l'animal, l'eau, le vent, e t c . . A ce
c o m p t e , u n e charrue attelée de boeufs, i n s t r u m e n t c o m m u n a u x é p o q u e s
de p r o d u c t i o n les plus différentes, serait u n e m a c h i n e , tandis q u e le Circu-
lar Loom de Claussen, qui, sous la m a i n d ' u n seul ouvrier, exécute
9 6 0 0 0 mailles par m i n u t e , serait un simple outil. M i e u x encore, ce m ê m e 10
loom serait outil, si mû par la m a i n ; m a c h i n e , si mû par la vapeur. L ' e m -
ploi de la force a n i m a l e étant u n e des premières inventions de l ' h o m m e , la
p r o d u c t i o n m é c a n i q u e précéderait d o n c le métier. Q u a n d John Wyatt, en
1733, a n n o n ç a sa m a c h i n e à filer, et, avec elle, la révolution industrielle du
dix-huitième ||162| siècle, il ne dit m o t de ce q u e l ' h o m m e serait r e m p l a c é 15
c o m m e m o t e u r par l'âne, et c e p e n d a n t c'est à l'âne que ce rôle échut. U n e
95
m a c h i n e pour «filer sans doigts», tel fut son p r o s p e c t u s .
T o u t m é c a n i s m e développé se compose de trois parties essentiellement
différentes : m o t e u r , transmission et m a c h i n e d'opération. Le m o t e u r

93
V. p a r e x e m p l e H u t t o n ' s Course of mathematics. 20
94
« On p e u t à ce p o i n t de v u e tracer u n e ligne précise de d é m a r c a t i o n e n t r e o u t i l et m a c h i n e :
la pelle, le m a r t e a u , le ciseau, etc., les vis et les leviers, q u e l q u e soit le degré d'art q u i s'y
t r o u v e atteint, d u m o m e n t q u e l ' h o m m e est leur seule force m o t r i c e , t o u t cela est c o m p r i s
d a n s c e q u e l ' o n e n t e n d p a r o u t i l . L a c h a r m e a u c o n t r a i r e m i s e e n m o u v e m e n t p a r l a force d e
l ' a n i m a l , les m o u l i n s à vent, à e a u , etc., d o i v e n t être c o m p t é s p a r m i les m a c h i n e s . » ( W i l h e l m 25
S c h u l z : Die Bewegung der Production. Z ü r i c h , 1843, p.38.) Cet écrit m é r i t e des éloges s o u s p l u -
sieurs rapports.
95
On se servait déjà a v a n t lui de m a c h i n e s p o u r filer, très-imparfaites, il est vrai ; et c'est en
Italie p r o b a b l e m e n t q u ' o n t p a m les p r e m i è r e s . U n e histoire c r i t i q u e d e l a t e c h n o l o g i e ferait
voir c o m b i e n il s'en faut g é n é r a l e m e n t q u ' u n e i n v e n t i o n q u e l c o n q u e du d i x - h u i t i è m e siècle 30
a p p a r t i e n n e à un seul i n d i v i d u . Il n ' e x i s t e a u c u n ouvrage de ce g e n r e . D a r w i n a attiré l'atten-
tion s u r l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la f o r m a t i o n des o r g a n e s des
p l a n t e s e t des a n i m a u x c o n s i d é r é s c o m m e m o y e n s d e p r o d u c t i o n p o u r l e u r vie. L ' h i s t o i r e des
o r g a n e s productifs d e l ' h o m m e social, b a s e m a t é r i e l l e d e t o u t e o r g a n i s a t i o n sociale, n e serait-
elle p a s d i g n e d e s e m b l a b l e s r e c h e r c h e s ? E t n e serait-il p a s plus facile d e m e n e r cette e n t r e - 35
prise à b o n n e fin, p u i s q u e , c o m m e dit Vico, l'histoire de l ' h o m m e se d i s t i n g u e de l'histoire de
la n a t u r e en ce q u e n o u s avons fait celle-là et n o n celle-ci? La t e c h n o l o g i e m e t à nu le m o d e
d ' a c t i o n de l ' h o m m e vis-à-vis de la n a t u r e , le procès de p r o d u c t i o n de sa vie m a t é r i e l l e , et, p a r
c o n s é q u e n t , l'origine des rapports s o c i a u x e t des idées o u c o n c e p t i o n s intellectuelles q u i e n
d é c o u l e n t . L'histoire de la religion e l l e - m ê m e , si l'on fait a b s t r a c t i o n de cette b a s e m a t é r i e l l e , 40
m a n q u e de c r i t e r i u m . Il est en effet b i e n p l u s facile de trouver par l'analyse, le c o n t e n u , le
n o y a u terrestre des c o n c e p t i o n s n u a g e u s e s des religions, q u e d e faire voir p a r u n e voie inverse
c o m m e n t les c o n d i t i o n s réelles de la vie r e v ê t e n t p e u à p e u u n e forme é t h é r é e . C'est là la
s e u l e m é t h o d e m a t é r i a l i s t e , p a r c o n s é q u e n t scientifique. P o u r c e q u i est d u m a t é r i a l i s m e abs-
trait des sciences n a t u r e l l e s , q u i n e fait a u c u n cas d u d é v e l o p p e m e n t h i s t o r i q u e , ses défauts 45
é c l a t e n t d a n s la m a n i è r e de voir abstraite et i d é o l o g i q u e de ses porte-paroles, dès q u ' i l s se h a -
s a r d e n t à faire un p a s h o r s de l e u r spécialité.

318
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

d o n n e l'impulsion à t o u t le m é c a n i s m e . Il enfante sa propre force de m o u -


v e m e n t c o m m e la m a c h i n e à vapeur, la m a c h i n e électro-magnétique, la
m a c h i n e calorique, etc., ou b i e n reçoit l'impulsion d ' u n e force naturelle
externe, c o m m e l a r o u e h y d r a u l i q u e d ' u n e c h u t e d'eau, l'aile d ' u n m o u l i n
5 à vent des courants d'air.
La transmission, c o m p o s é e de balanciers, de roues circulaires, de roues
d'engrenage, de volants, d'arbres m o t e u r s , d ' u n e variété infinie de cordes,
de courroies, de poulies, de leviers, de plans inclinés, de vis, etc., règle le
m o u v e m e n t , le distribue, en change la forme, s'il le faut, de rectangulaire
10 en rotatoire et vice versa, et le transmet à la m a c h i n e - o u t i l .
Les d e u x premières parties du m é c a n i s m e n'existent, en effet, q u e p o u r
c o m m u n i q u e r à cette dernière le m o u v e m e n t q u i lui fait attaquer l'objet de
travail et en modifier la forme. C'est la m a c h i n e - o u t i l qui i n a u g u r e au dix-
h u i t i è m e siècle la révolution industrielle ; elle sert encore de point de dé-
15 part toutes les fois qu'il s'agit de transformer le m é t i e r ou la m a n u f a c t u r e
en exploitation m é c a n i q u e .
En e x a m i n a n t la m a c h i n e - o u t i l , n o u s retrouvons en grand, q u o i q u e sous
des formes modifiées, les appareils et les i n s t r u m e n t s q u ' e m p l o i e l'artisan
ou l'ouvrier manufacturier, m a i s d ' i n s t r u m e n t s m a n u e l s de l ' h o m m e ils
20 sont devenus i n s t r u m e n t s m é c a n i q u e s d ' u n e m a c h i n e . T a n t ô t la m a c h i n e
entière n'est q u ' u n e édition plus ou m o i n s revue et corrigée du vieil instru-
96
m e n t m a n u e l , - c'est le cas pour le m é t i e r à tisser m é c a n i q u e , - t a n t ô t
les organes d'opération, ajustés à la charpente de la m a c h i n e - o u t i l , sont
d ' a n c i e n n e s connaissances, c o m m e les fuseaux de la M u l e - J e n n y , les
25 aiguilles du m é t i e r à tricoter des bas, les feuilles de scie de la m a c h i n e à
scier, le c o u t e a u de la m a c h i n e à hacher, etc. La plupart de ces outils se
distinguent par leur origine m ê m e de la m a c h i n e d o n t ils forment les or-
ganes d'opération. En général on les produit a u j o u r d ' h u i encore par le m é -
tier ou la m a n u f a c t u r e , tandis q u e la m a c h i n e , à laquelle ils sont ensuite
97
30 incorporés, provient de la fabrique m é c a n i q u e .
La m a c h i n e - o u t i l est d o n c un m é c a n i s m e qui, ayant reçu le m o u v e m e n t
convenable, exécute avec ses i n s t r u m e n t s les m ê m e s opérations q u e le tra-
vailleur exécutait a u p a r a v a n t avec des i n s t r u m e n t s pareils. Dès q u e l'ins-
trument, sorti de la m a i n de l ' h o m m e , est m a n i é par un m é c a n i s m e , la m a -
35 chine-outil a pris la place du simple outil. U n e révolution s'est accomplie
96
D a n s l a p r e m i è r e f o r m e m é c a n i q u e d u m é t i e r à tisser, o n r e c o n n a î t a u p r e m i e r c o u p d ' œ i l
l ' a n c i e n m é t i e r . D a n s sa d e r n i è r e f o r m e m o d e r n e cette a n a l o g i e a d i s p a r u .
97
C e n ' e s t q u e d e p u i s 2 0 a n s e n v i r o n q u ' u n n o m b r e toujours croissant d e ces outils m é c a n i -
q u e s sont fabriqués m é c a n i q u e m e n t e n A n g l e t e r r e , m a i s d a n s d ' a u t r e s ateliers d e c o n s t r u c t i o n
40 q u e les c h a r p e n t e s d e s m a c h i n e s d ' o p é r a t i o n . P a r m i les m a c h i n e s q u i servent à la fabrication
d'outils m é c a n i q u e s , on p e u t citer l ' a u t o m a t i q u e bobbin-making engine, le card-setting engine,
les m a c h i n e s à forger les b r o c h e s des m u l e s et d e s m é t i e r s c o n t i n u s , etc.

319
Quatrième section · La production de la plus-value relative

alors m ê m e q u e l ' h o m m e reste le m o t e u r . Le n o m b r e d'outils avec lesquels


l ' h o m m e p e u t opérer en m ê m e temps est limité par le n o m b r e de ses pro-
pres organes. On essaya, au dix-septième siècle, en A l l e m a g n e de faire m a -
n œ u v r e r s i m u l t a n é m e n t d e u x rouets par un fileur. Mais cette besogne a été
trouvée trop pénible. Plus tard on inventa un rouet à pied avec d e u x fu- 5
seaux ; m a i s les virtuoses capables de filer d e u x fils à la fois étaient presque
aussi rares que des veaux à d e u x têtes. La Jenny, au contraire, m ê m e d a n s
sa première ébauche, file avec d o u z e et dix-huit fuseaux; le m é t i e r à bas
tricote avec plusieurs milliers d'aiguilles. Le n o m b r e d'outils q u ' u n e m ê m e
m a c h i n e d'opération m e t en j e u s i m u l t a n é m e n t est d o n c de p r i m e abord 10
é m a n c i p é de la limite o r g a n i q u e q u e ne pouvait dépasser l'outil m a n u e l .
Il y a b i e n des i n s t r u m e n t s d o n t la construction m ê m e m e t en relief le
double rôle de l'ouvrier c o m m e simple force motrice et c o m m e e x é c u t e u r
de la m a i n - d ' œ u v r e p r o p r e m e n t dite. P r e n o n s , par exemple, le rouet. Sur sa
m a r c h e t t e , le pied agit s i m p l e m e n t c o m m e moteur, tandis q u e les doigts fi- 15
lent en travaillant au fuseau. C'est p r é c i s é m e n t cette dernière partie de
l'instrument, l'organe de l'opération m a n u e l l e , que la révolution i n d u s -
trielle saisit tout d'abord, laissant à l ' h o m m e , à côté de la nouvelle besogne
de surveiller la m a c h i n e et d'en corriger les erreurs de sa m a i n , le rôle pure-
m e n t m é c a n i q u e de m o t e u r . 20
Il y a u n e autre classe d ' i n s t r u m e n t s sur lesquels l ' h o m m e agit toujours
c o m m e simple force m o t r i c e , en t o u r n a n t , par exemple, la manivelle d ' u n
98
m o u l i n , e n m a n œ u v r a n t u n e p o m p e , e n écar||163|tant e t r a p p r o c h a n t les
bras d ' u n soufflet, en broyant des substances dans un mortier, etc. Là aussi
l'ouvrier c o m m e n c e à être r e m p l a c é c o m m e force motrice par des ani- 25
99
m a u x , le vent, l ' e a u . B e a u c o u p de ces i n s t r u m e n t s se transforment en m a -
chines longtemps avant et p e n d a n t la période manufacturière sans cepen-
d a n t révolutionner le m o d e de production. D a n s l'époque de la g r a n d e
industrie, il devient évident qu'ils sont des m a c h i n e s en germe, m ê m e sous
leur forme primitive d'outils m a n u e l s . 30
Les p o m p e s , p a r exemple, avec lesquelles les Hollandais m i r e n t à sec le
lac de H a r l e m en 1 8 3 6 - 3 7 , étaient construites sur le principe des p o m p e s
98
« T u n e dois pas, dit M o ï s e d ' E g y p t e , lier les n a s e a u x d u b œ u f q u i b a t l e g r a i n . » L e s très-
pieux et très-chrétiens seigneurs germains, pour se conformer aux préceptes bibliques, met-
t a i e n t u n g r a n d c a r c a n c i r c u l a i r e e n bois a u t o u r d u c o u d u serf e m p l o y é à m o u d r e , p o u r l ' e m - 35
p ê c h e r de p o r t e r la farine à sa b o u c h e avec la m a i n .
99
L e m a n q u e d e c o u r s d ' e a u vive e t l a s u r a b o n d a n c e d ' e a u x s t a g n a n t e s forcèrent les H o l l a n -
d a i s à u s e r le v e n t c o m m e force m o t r i c e . Ils e m p r u n t è r e n t le m o u l i n à v e n t à l ' A l l e m a g n e , où
c e t t e i n v e n t i o n avait p r o v o q u é u n e belle b r o u i l l e e n t r e l a n o b l e s s e , l a prêtraille e t l ' e m p e r e u r ,
p o u r savoir à q u i d e s trois le vent a p p a r t e n a i t . L ' a i r asservit l ' h o m m e , d i s a i t - o n en A l l e m a g n e , 40
t a n d i s q u e l e vent c o n s t i t u a i t l a liberté d e l a H o l l a n d e e t r e n d a i t l e H o l l a n d a i s p r o p r i é t a i r e d e
s o n sol. En 1836, on fut e n c o r e obligé d'avoir r e c o u r s à 12 000 m o u l i n s à v e n t d ' u n e force de
60 000 c h e v a u x , p o u r e m p ê c h e r les d e u x tiers du pays de revenir à l'état m a r é c a g e u x .

320
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

ordinaires, sauf q u e leurs pistons étaient soulevés par d ' é n o r m e s m a c h i n e s


à vapeur au lieu de l'être à force de bras. En Angleterre, le soufflet ordi-
naire et très-imparfait du forgeron est assez souvent transformé en p o m p e à
air; il suffit p o u r cela de m e t t r e son bras en c o m m u n i c a t i o n avec u n e m a -
5 chine à vapeur. La m a c h i n e à vapeur elle-même, telle qu'elle exista, pen-
d a n t la période m a n u f a c t u r i è r e , à partir de son invention vers la fin du dix-
100
septième s i è c l e j u s q u ' a u c o m m e n c e m e n t d e 1780, n ' a m e n a a u c u n e
révolution dans l'industrie. Ce fut au contraire le création des m a c h i n e s -
outils qui rendit nécessaire la m a c h i n e à vapeur révolutionnée. Dès q u e
10 l ' h o m m e , au lieu d'agir avec l'outil sur l'objet de travail, n'agit plus q u e
c o m m e m o t e u r d ' u n e m a c h i n e - o u t i l ; l'eau, le vent, la vapeur p e u v e n t le
remplacer, et le d é g u i s e m e n t de la force motrice sous des muscles h u m a i n s
devient p u r e m e n t accidentel. Il va sans dire q u ' u n c h a n g e m e n t de ce genre
exige souvent de grandes modifications t e c h n i q u e s dans le m é c a n i s m e
15 construit p r i m i t i v e m e n t p o u r la force h u m a i n e . De n o s j o u r s toutes les m a -
chines qui doivent faire leur c h e m i n , telles q u e m a c h i n e s à coudre, m a -
chines à pétrir, etc., et d o n t le b u t n'exige pas de grandes d i m e n s i o n s , sont
construites de d o u b l e façon, selon que l ' h o m m e ou u n e force m é c a n i q u e
est destiné à les mouvoir.
20 La m a c h i n e , point de départ de la révolution industrielle, r e m p l a c e d o n c
le travailleur qui m a n i e un outil par un m é c a n i s m e qui opère à la fois avec
plusieurs outils semblables, et reçoit son i m p u l s i o n d ' u n e force u n i q u e ,
101
quelle q u ' e n soit la f o r m e . U n e telle m a c h i n e - o u t i l n'est c e p e n d a n t q u e
l'élément simple de la p r o d u c t i o n m é c a n i q u e .
25 P o u r développer les d i m e n s i o n s de la m a c h i n e d'opération et le n o m b r e
de ses outils, il faut un m o t e u r plus puissant, et p o u r vaincre la force
d'inertie du m o t e u r , il faut u n e force d'impulsion supérieure à celle de
l ' h o m m e , sans c o m p t e r q u e l ' h o m m e est un agent très-imparfait d a n s la
p r o d u c t i o n d ' u n m o u v e m e n t c o n t i n u et u n i f o r m e . Dès q u e l'outil est r e m -
30 placé par u n e m a c h i n e m u e par l ' h o m m e , il devient b i e n t ô t nécessaire de
remplacer l ' h o m m e d a n s le rôle de m o t e u r par d'autres forces naturelles.
De toutes les forces motrices qu'avait léguées la période m a n u f a c t u r i è r e ,
le cheval était la pire ; le cheval a, c o m m e on dit, sa tête, son usage est dis-
p e n d i e u x et ne p e u t trouver place dans les fabriques q u e d ' u n e m a n i è r e
102
35 r e s t r e i n t e . N é a n m o i n s , la force-cheval fut employée f r é q u e m m e n t d a n s
1 0 0
Elle fut, il est vrai, t r è s - a m é l i o r é e p a r W a t t , au m o y e n de la m a c h i n e à v a p e u r d i t e à s i m p l e
effet; m a i s sous cette d e r n i è r e f o r m e elle resta toujours s i m p l e m a c h i n e à soulever l'eau.
1 0 1
« L a r é u n i o n d e t o u s ces i n s t r u m e n t s simples, m i s e n m o u v e m e n t p a r u n m o t e u r u n i q u e ,
f o r m e u n e m a c h i n e . » (Babbage, 1. c.)
1 0 2
40 D a n s u n m é m o i r e « s u r les forces e m p l o y é e s e n a g r i c u l t u r e » l u e n d é c e m b r e 1859 d a n s l a
Society of Arts, M. J o h n C. M o r t o n dit : « T o u t e a m é l i o r a t i o n q u i a p o u r r é s u l t a t de n i v e l e r et de
r e n d r e u n i f o r m e le sol, facilite l ' e m p l o i de la m a c h i n e à v a p e u r p o u r la p r o d u c t i o n de s i m p l e

321
Quatrième section · La production de la plus-value relative

les débuts de la grande industrie, ainsi q u ' e n t é m o i g n e n t les l a m e n t a t i o n s


des agronomes de cette é p o q u e et l'expression «force de cheval» usitée en-
core aujourd'hui p o u r désigner la force m é c a n i q u e . Le vent était trop in-
constant et trop difficile à contrôler; d'ailleurs l'emploi de l'eau c o m m e
force motrice, m ê m e p e n d a n t la période manufacturière, p r é d o m i n a i t en 5
Angleterre, ce pays n a t a l de la grande industrie. On avait essayé au dix-sep-
tième siècle de m e t t r e en m o u v e m e n t , au m o y e n d ' u n e seule r o u e h y d r a u -
lique, d e u x m e u l e s et d e u x t o u r n a n t s . M a i s le m é c a n i s m e de t r a n s m i s s i o n
devenu trop pesant r e n d i t la force motrice de l'eau insuffisante, et ce fut là
u n e des circonstances qui conduisirent à l'étude plus approfondie des lois 10
du frottement. L'action inégale de la force motrice dans les m o u l i n s m u s
103
par percussion et traction conduisit d'autre part à la t h é o r i e et à l'emploi
du volant qui j o u e plus tard un rôle si i m p o r t a n t dans la grande industrie,
d o n t les premiers éléments ||164| scientifiques et t e c h n i q u e s furent ainsi
p e u à p e u développés p e n d a n t l'époque des manufactures. Les filatures par 15
métiers continus (throstle mills) d'Arkwright furent, dès leur origine, m u s
p a r l'eau. M a i s l'emploi presque exclusif de cette force offrit des difficultés
de plus en plus grandes. Il était impossible de l ' a u g m e n t e r à volonté ou de
suppléer à son insuffisance. Elle se refusait parfois et était de n a t u r e p u r e -
104
m e n t l o c a l e . Ce n'est qu'avec la m a c h i n e à vapeur à d o u b l e effet de W a t t 20
q u e fut découvert un premier m o t e u r capable 'd'enfanter l u i - m ê m e sa pro-
pre force motrice en c o n s o m m a n t de l'eau et du c h a r b o n et d o n t le degré
de puissance est e n t i è r e m e n t réglé par l ' h o m m e . M o b i l e et m o y e n de loco-
m o t i o n , citadin et n o n c a m p a g n a r d c o m m e la roue h y d r a u l i q u e , il p e r m e t
de concentrer la p r o d u c t i o n d a n s les villes au lieu de la disséminer d a n s les 25
105
c a m p a g n e s . Enfin, il est universel d a n s son application t e c h n i q u e , et son

force m é c a n i q u e . . . . O n n e p e u t s e passer d u cheval l à o ù des h a i e s t o r t u e u s e s e t d ' a u t r e s o b s -


tacles e m p ê c h e n t l'action u n i f o r m e . Ces obstacles d i s p a r a i s s e n t c h a q u e j o u r d e plus e n plus.
D a n s les o p é r a t i o n s q u i e x i g e n t plus d e volonté q u e d e force, l a s e u l e force q u i p u i s s e être e m -
ployée est celle q u e dirige d e m i n u t e e n m i n u t e l'esprit d e l ' h o m m e , c'est-à-dire l a force h u - 30
m a i n e . » M. M o r t o n r a m è n e e n s u i t e la force-vapeur, la force-cheval et la force h u m a i n e à
l ' u n i t é de m e s u r e e m p l o y é e o r d i n a i r e m e n t p o u r les m a c h i n e s à vapeur, a u t r e m e n t dit à la
force c a p a b l e d'élever 33 000 livres à la h a u t e u r d ' u n p i e d d a n s u n e m i n u t e ; et c a l c u l e q u e les
frais du c h e v a l - v a p e u r a p p l i q u é à la m a c h i n e , sont de 3 d. p a r h e u r e , c e u x du cheval de 5 % d.
En o u t r e , le cheval, si on v e u t l ' e n t r e t e n i r en b o n n e s a n t é , ne p e u t travailler q u e 8 h e u r e s p a r 35
j o u r . S u r u n t e r r a i n cultivé l a force-vapeur p e r m e t d ' é c o n o m i s e r p e n d a n t t o u t e l ' a n n é e a u
m o i n s trois c h e v a u x sur sept, et ses frais ne s'élèvent q u ' à ce q u e les c h e v a u x r e m p l a c é s c o û -
t e n t p e n d a n t les trois o u q u a t r e m o i s o ù ils font l e u r b e s o g n e . Enfin, d a n s les o p é r a t i o n s agri-
coles o ù elle p e u t être e m p l o y é e , l a v a p e u r f o n c t i o n n e b e a u c o u p m i e u x q u e l e cheval. P o u r
faire l'ouvrage de la m a c h i n e à vapeur, il faudrait 66 h o m m e s à 15 sh. p a r h e u r e , et p o u r faire 40
celui d e s c h e v a u x 32 h o m m e s à 8 sh. p a r h e u r e .
1 0 3
F a u l h a b e r 1625, D e C o u s 1688.
1 0 4
L ' i n v e n t i o n m o d e r n e des turbines fait d i s p a r a î t r e b i e n des obstacles, q u i s ' o p p o s a i e n t a u p a -
ravant à l ' e m p l o i de l'eau c o m m e force m o t r i c e .
1 0 5
« D a n s les p r e m i e r s j o u r s d e s m a n u f a c t u r e s textiles, l ' e m p l a c e m e n t d e l a f a b r i q u e d é p e n - 45

322
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

usage d é p e n d relativement peu des circonstances locales. Le grand génie


de Watt se m o n t r e d a n s les considérants du brevet qu'il prit en 1784. Il n'y
dépeint pas sa m a c h i n e c o m m e u n e invention destinée à des fins particu-
lières, m a i s c o m m e l'agent général de la grande industrie. Il en fait pres-
5 sentir des applications, d o n t q u e l q u e s - u n e s , le m a r t e a u à vapeur par e x e m -
ple, ne furent introduites q u ' u n demi-siècle plus tard. Il d o u t e c e p e n d a n t
q u e la m a c h i n e à vapeur puisse être appliquée à la navigation. Ses succes-
seurs, Boulton et Watt, exposèrent au palais de l'industrie de L o n d r e s , en
1851, u n e m a c h i n e à vapeur des plus colossales p o u r la navigation m a r i -
10 time.
U n e fois les outils transformés d'instruments m a n u e l s de l ' h o m m e en
i n s t r u m e n t s de l'appareil m é c a n i q u e , le m o t e u r acquiert de son côté u n e
forme i n d é p e n d a n t e , c o m p l è t e m e n t é m a n c i p é e des bornes de la force h u -
m a i n e . La m a c h i n e - o u t i l isolée, telle q u e n o u s l'avons é t u d i é e j u s q u ' i c i ,
15 t o m b e par cela m ê m e au rang d ' u n simple organe du m é c a n i s m e d'opéra-
tion. U n seul m o t e u r p e u t désormais mettre e n m o u v e m e n t plusieurs ma-
chine-outils. Avec le n o m b r e croissant des m a c h i n e - o u t i l s auxquelles il
doit s i m u l t a n é m e n t d o n n e r la propulsion, le m o t e u r grandit tandis q u e la
transmission se m é t a m o r p h o s e en un corps aussi vaste q u e c o m p l i q u é .
20 L'ensemble du m é c a n i s m e productif n o u s présente alors d e u x formes
distinctes : ou la coopération de plusieurs m a c h i n e s h o m o g è n e s ou un sys-
t è m e de m a c h i n e s . D a n s le p r e m i e r cas, la fabrication entière d ' u n produit
se fait par la m ê m e m a c h i n e - o u t i l q u i exécute toutes les opérations accom-
plies auparavant par u n artisan travaillant avec u n seul i n s t r u m e n t , c o m m e
25 le tisserand avec son métier, ou par plusieurs ouvriers, avec différents
106
outils, soit i n d é p e n d a n t s , soit réunis d a n s u n e m a n u f a c t u r e . D a n s la m a -
nufacture d'enveloppes, par exemple, un ouvrier doublait le papier avec le
plioir, un autre appliquait la g o m m e , un troisième renversait la lèvre q u i

dait d e l'existence d ' u n r u i s s e a u p o s s é d a n t u n e c h u t e suffisante p o u r m o u v o i r u n e r o u e hy-


30 d r a u l i q u e , et q u o i q u e l ' é t a b l i s s e m e n t des m o u l i n s à e a u p o r t â t le p r e m i e r c o u p au s y s t è m e de
l'industrie d o m e s t i q u e , c e p e n d a n t les m o u l i n s situés sur d e s c o u r a n t s et s o u v e n t à d e s dis-
t a n c e s c o n s i d é r a b l e s les u n s d e s a u t r e s , c o n s t i t u a i e n t un s y s t è m e p l u t ô t r u r a l q u e c i t a d i n . Il a
fallu q u e la p u i s s a n c e de la v a p e u r se s u b s t i t u â t à celle de l'eau, p o u r q u e les f a b r i q u e s fussent
r a s s e m b l é e s d a n s les villes et d a n s les localités où l ' e a u et le c h a r b o n r e q u i s p o u r la p r o d u c -
35 tion de la v a p e u r se t r o u v a i e n t en q u a n t i t é suffisante. L ' e n g i n à v a p e u r est le p è r e des villes
m a n u f a c t u r i è r e s . » ( A . R e d g r a v e , d a n s Reports of the Insp. of Fact. 30 April 1860, p. 36.)
1 0 6
A u p o i n t d e vue d e l a division m a n u f a c t u r i è r e , l e tissage n ' é t a i t p o i n t u n travail s i m p l e ,
m a i s un travail de m é t i e r t r è s - c o m p l i q u é , et c'est p o u r q u o i le m é t i e r à tisser m é c a n i q u e est
u n e m a c h i n e q u i e x é c u t e d e s o p é r a t i o n s très-variées. E n général, c'est u n e e r r e u r d e croire
40 q u e le m a c h i n i s m e m o d e r n e s ' e m p a r e à l'origine p r é c i s é m e n t des o p é r a t i o n s q u e la division
m a n u f a c t u r i è r e du travail avait simplifiées. Le tissage et le filage furent b i e n d é c o m p o s é s en
genres de travail n o u v e a u x , p e n d a n t la p é r i o d e des m a n u f a c t u r e s ; les outils q u ' o n y e m p l o y a i t
furent variés et p e r f e c t i o n n é s , m a i s le p r o c è s de travail l u i - m ê m e resta indivis et affaire de
métier. Ce n ' e s t pas le travail, m a i s le m o y e n de travail q u i sert de p o i n t de d é p a r t à la m a -
45 chine.

323
Quatrième section · La production de la plus-value relative

porte la devise, un q u a t r i è m e bosselait les devises, etc. ; à c h a q u e o p é r a t i o n


partielle, c h a q u e enveloppe devait changer de m a i n s . U n e seule m a c h i n e
exécute aujourd'hui, du m ê m e coup, toutes ces opérations, et fait en u n e
h e u r e 3000 enveloppes e t m ê m e davantage. U n e m a c h i n e a m é r i c a i n e pour
fabriquer des cornets, exposée à Londres en 1862, coupait le papier, collait, 5
pliait et finissait 1 8 0 0 0 cornets par heure. Le procès de travail qui, d a n s la
m a n u f a c t u r e , était divisé et exécuté successivement, est ici a c c o m p l i par
u n e seule m a c h i n e agissant au m o y e n de divers outils c o m b i n é s .
D a n s la fabrique (factory) - et c'est là la forme propre de l'atelier fondé
sur l'emploi des m a c h i n e s - n o u s voyons toujours reparaître la coopération 10
simple. Abstraction faite de l'ouvrier, elle se présente d'abord c o m m e ag-
glomération de m a c h i n e - o u t i l s de m ê m e espèce f o n c t i o n n a n t d a n s le
m ê m e local et s i m u l t a n é m e n t . C'est sa forme exclusive là où le produit sort
t o u t achevé de c h a q u e m a c h i n e - o u t i l , q u e celle-ci soit la simple r e p r o d u c -
tion d ' u n outil m a n u e l complexe ou la c o m b i n a i s o n de divers i n s t r u m e n t s 15
ayant c h a c u n sa fonction particulière.
Ainsi u n e fabrique de tissage est formée par la r é u n i o n d ' u n e foule de
métiers à tisser m é c a n i q u e s , etc. M a i s il existe ici u n e véritable u n i t é tech-
n i q u e , en ce sens que les n o m b r e u s e s m a c h i n e - o u t i l s reçoivent u n i f o r m é -
m e n t et s i m u l t a n é m e n t leur i m p u l s i o n du m o t e u r c o m m u n , i m p u l s i o n 20
t r a n s m i s e par u n m é c a n i s m e qui leur est également c o m m u n e n partie
p u i s q u ' i l n'est relié à c h a c u n e q u e par des e m b r a n c h e m e n t s particuliers.
D e m ê m e q u e d e n o m b r e u x outils forment les organes d ' u n e m a c h i n e -
outil, de m ê m e de n o m b r e u s e s m a c h i n e - o u t i l s forment a u t a n t d'organes
homogènes d'un m ê m e mécanisme moteur. 25
Le système de m a c h i n e s p r o p r e m e n t dit ne remplace la m a c h i n e i n d é -
p e n d a n t e que lorsque l'objet de travail parcourt successivement u n e série
de divers procès gradués exécutés par u n e chaîne de machi||165|ne-outils
différentes m a i s c o m b i n é e s les u n e s avec les autres. La coopération par di-
vision du travail q u i caractérise la m a n u f a c t u r e , reparaît ici c o m m e c o m b i - 30
n a i s o n de m a c h i n e s d'opération parcellaires. Les outils spéciaux des diffé-
rents ouvriers dans u n e m a n u f a c t u r e de laine par exemple, c e u x du
batteur, du cardeur, du tordeur, du fileur, etc., se transforment en a u t a n t de
m a c h i n e - o u t i l s speciales d o n t c h a c u n e forme un organe particulier d a n s le
système d u m é c a n i s m e c o m b i n é . L a m a n u f a c t u r e elle-même fournit a u 3 5
système m é c a n i q u e , d a n s les branches où il est d'abord introduit,
l'ébauche de la division et, par conséquent, de l'organisation du procès pro-
107
ductif . C e p e n d a n t u n e différence essentielle se manifeste i m m é d i a t e -
1 0 7
A v a n t l ' é p o q u e d e l a g r a n d e i n d u s t r i e , l a m a n u f a c t u r e d e l a i n e était p r é d o m i n a n t e e n A n -
gleterre. C'est elle q u i , p e n d a n t la p r e m i è r e m o i t i é du d i x - h u i t i è m e siècle, d o n n a lieu à la plu- 40
part des essais et des e x p é r i m e n t a t i o n s . Les e x p é r i e n c e s faites sur la l a i n e profitèrent au co-
ton, d o n t l e m a n i e m e n t m é c a n i q u e exige d e s p r é p a r a t i o n s m o i n s p é n i b l e s , d e m ê m e q u e p l u s

324
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

m e n t . D a n s la m a n u f a c t u r e , c h a q u e procès partiel doit pouvoir être exé-


c u t é c o m m e opération m a n u e l l e par des ouvriers travaillant i s o l é m e n t ou
en groupes avec leurs outils. Si l'ouvrier est ici approprié à u n e opération,
l'opération est déjà d'avance a c c o m m o d é e à l'ouvrier. Ce principe subjectif
5 de la division n'existe plus dans la p r o d u c t i o n m é c a n i q u e . Il devient objec-
tif, c'est-à-dire é m a n c i p é des facultés individuelles de l'ouvrier; le procès
total est considéré en l u i - m ê m e , analysé dans ses principes c o n s t i t u a n t s et
ses différentes phases, et le p r o b l è m e qui consiste à exécuter c h a q u e procès
partiel et à relier les divers procès partiels entre eux, est résolu au m o y e n
108
10 de la m é c a n i q u e , de la c h i m i e , e t c . , ce qui n ' e m p ê c h e pas n a t u r e l l e m e n t
que la conception t h é o r i q u e ne doive être perfectionnée par u n e expé-
rience pratique a c c u m u l é e sur u n e grande échelle. C h a q u e m a c h i n e par-
tielle fournit à celle q u i la suit sa m a t i è r e première, et, c o m m e toutes fonc-
t i o n n e n t en m ê m e t e m p s et de concert, le produit se trouve ainsi
15 c o n s t a m m e n t a u x divers degrés de sa fabrication et dans la transition d ' u n e
phase à l'autre. De m ê m e q u e d a n s la m a n u f a c t u r e , la coopération i m m é -
diate des ouvriers parcellaires crée certains n o m b r e s proportionnels déter-
m i n é s entre les différents groupes, de m ê m e dans le système de m a c h i n e s
l'occupation continuelle des m a c h i n e s partielles les u n e s par les autres crée
20 un rapport d é t e r m i n é entre leur n o m b r e , leur d i m e n s i o n et leur célérité. La
m a c h i n e d'opération c o m b i n é e , q u i forme m a i n t e n a n t u n système articulé
de différentes m a c h i n e - o u t i l s et de leurs groupes, est d ' a u t a n t plus parfaite
que son m o u v e m e n t d ' e n s e m b l e est plus continu, c'est-à-dire q u e la m a -
tière première passe avec m o i n s d'interruption de sa première phase à sa
25 dernière, d ' a u t a n t plus d o n c q u e le m é c a n i s m e et n o n la m a i n de l ' h o m m e
lui fait parcourir ce c h e m i n . D o n c si le principe de la m a n u f a c t u r e est l'iso-
l e m e n t des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique
est au contraire la c o n t i n u i t é n o n i n t e r r o m p u e de ces m ê m e s procès.
Qu'il se fonde sur la simple coopération de m a c h i n e - o u t i l s h o m o g è n e s ,

30 tard et i n v e r s e m e n t le tissage et le filage m é c a n i q u e s du c o t o n servirent de b a s e à l'industrie


m é c a n i q u e d e l a l a i n e . Q u e l q u e s o p é r a t i o n s isolées d e l a m a n u f a c t u r e d e l a i n e , p a r e x e m p l e
l e cardage, n ' o n t été i n c o r p o r é e s q u e d e p u i s p e u a u s y s t è m e d e fabrique. « L ' a p p l i c a t i o n d e l a
m é c a n i q u e a u c a r d a g e d e l a l a i n e . . . . p r a t i q u é e s u r u n e g r a n d e échelle d e p u i s l ' i n t r o d u c t i o n
de la m a c h i n e à carder, celle de Lister s p é c i a l e m e n t , a eu i n d u b i t a b l e m e n t p o u r effet de m e t -
35 tre h o r s de travail un g r a n d n o m b r e d'ouvriers. A u p a r a v a n t la l a i n e était c a r d é e à la m a i n , le
plus s o u v e n t d a n s l ' h a b i t a t i o n du c a r d e u r . Elle est m a i n t e n a n t c a r d é e d a n s la f a b r i q u e , et le
travail à la m a i n est s u p p r i m é , e x c e p t é d a n s q u e l q u e s genres d'ouvrages particuliers où la
laine c a r d é e à la m a i n est e n c o r e préférée. N o m b r e de c a r d e u r s à la m a i n t r o u v e n t de l ' e m p l o i
d a n s les fabriques ; m a i s leurs p r o d u i t s s o n t si p e u de chose c o m p a r a t i v e m e n t à c e u x q u e four-
40 n i t l a m a c h i n e , q u ' i l n e p e u t p l u s être q u e s t i o n d ' e m p l o y e r ces ouvriers e n g r a n d e propor-
t i o n . » (Rep. of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1856, p. 16.)
1 0 8
« L e p r i n c i p e d u s y s t è m e a u t o m a t i q u e est d o n c . . . d e r e m p l a c e r l a division d u travail
p a r m i les artisans, par l'analyse du p r o c é d é d a n s ses p r i n c i p e s c o n s t i t u a n t s . » (Ure, 1. c. 1.1,
p. 30.)

325
Quatrième section · La production de la plus-value relative

c o m m e dans le tissage, ou sur u n e c o m b i n a i s o n de m a c h i n e s différentes,


c o m m e dans la filature, un système de m a c h i n i s m e forme par l u i - m ê m e un
grand a u t o m a t e , dès qu'il est mis en m o u v e m e n t par un p r e m i e r m o t e u r
qui se m e u t l u i - m ê m e . Le système entier p e u t c e p e n d a n t recevoir son im-
pulsion d ' u n e m a c h i n e à vapeur, q u o i q u e certaines m a c h i n e - o u t i l s aient 5
encore besoin de l'ouvrier p o u r m a i n t e opération. C'est ce q u i avait lieu
d a n s la filature p o u r certains m o u v e m e n t s exécutés a u j o u r d ' h u i par la
m u l e a u t o m a t i q u e , et dans les ateliers de construction où certaines parties
des machine-outils avaient besoin d'être dirigées c o m m e de simples outils
par l'ouvrier, avant la transformation du slide rest en facteur-automate. Dès 10
q u e la m a c h i n e - o u t i l e x é c u t e tous les m o u v e m e n t s nécessaires au façonne-
m e n t de la matière première sans le secours de l ' h o m m e et ne le réclame
qu'après coup, dès lors il y a un véritable système a u t o m a t i q u e , susceptible
c e p e n d a n t de constantes améliorations de détail. C'est ainsi q u e l'appareil
qui fait arrêter le l a m i n o i r (drawing frame) de l u i - m ê m e , dès q u ' u n fil se 15
casse, et le self acting stop qui arrête le m é t i e r à tisser à vapeur dès q u e la
duite s'échappe de la b o b i n e de la navette, sont des inventions tout à fait
m o d e r n e s . La fabrique de papier m o d e r n e p e u t servir d'exemple aussi bien
pour la continuité de la p r o d u c t i o n q u e p o u r la m i s e en œ u v r e du principe
a u t o m a t i q u e . En général, la p r o d u c t i o n du papier p e r m e t d'étudier avanta- 20
g e u s e m e n t et en détail la différence des m o d e s productifs basée sur la dif-
férence des moyens de produire, de m ê m e que le rapport entre les c o n d i -
tions sociales de la p r o d u c t i o n et ses procédés t e c h n i q u e s . En effet, la
vieille fabrication a l l e m a n d e du papier n o u s fournit un m o d è l e de la pro-
d u c t i o n de métier, la H o l l a n d e , au dix-septième siècle, et la F r a n c e au dix- 25
h u i t i è m e , nous m e t t e n t sous les yeux la m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite, et
l'Angleterre d'aujourd'hui la fabrication a u t o m a t i q u e ; on trouve encore
dans l'Inde et d a n s la C h i n e différentes formes primitives de cette i n d u s -
trie.
Le système des m a c h i n e - o u t i l s a u t o m a t i q u e s recevant leur m o u v e m e n t 30
par transmission d ' u n a u t o m a t e central, est la forme la plus développée du
m a c h i n i s m e productif. La m a c h i n e isolée a été (/166( remplacée p a r un
m o n s t r e m é c a n i q u e qui, de sa gigantesque m e m b r u r e , emplit des bâti-
m e n t s entiers ; sa force d é m o n i a q u e , dissimulée d'abord par le m o u v e m e n t
c a d e n c é et presque solennel de ses é n o r m e s m e m b r e s , éclate d a n s la d a n s e 35
fiévreuse et vertigineuse de ses i n n o m b r a b l e s organes d'opération.
Il y avait des métiers m é c a n i q u e s , des m a c h i n e s à vapeur, etc., avant
qu'il y eût des ouvriers occupés exclusivement à leur fabrication. Les
grandes inventions de V a u c a n s o n , d'Arkwright, de Watt, etc. ne p o u v a i e n t
être appliquées q u e parce q u e la période m a n u f a c t u r i è r e avait légué un 40
n o m b r e considérable d'ouvriers m é c a n i c i e n s habiles. Ces ouvriers étaient

326
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

des artisans i n d é p e n d a n t s et de diverses professions, ou se trouvaient réu-


nis d a n s des m a n u f a c t u r e s r i g o u r e u s e m e n t organisées d'après le principe
de la division du travail. A m e s u r e q u e les inventions et la d e m a n d e de m a -
chines s'accrurent, leur construction se subdivisa de plus en plus en
5 branches variées et i n d é p e n d a n t e s , et la division du travail se développa
p r o p o r t i o n n e l l e m e n t d a n s c h a c u n e de ces b r a n c h e s . La m a n u f a c t u r e forme
d o n c h i s t o r i q u e m e n t la b a s e t e c h n i q u e de la grande industrie.
D a n s les sphères de p r o d u c t i o n où l'on introduit les m a c h i n e s fournies
par la m a n u f a c t u r e , celle-ci, à l'aide de ses propres m a c h i n e s , est supplan-
10 tée par la grande industrie. L'industrie m é c a n i q u e s'élève sur u n e base m a -
térielle i n a d é q u a t e qu'elle élabore d'abord sous sa forme traditionnelle,
m a i s qu'elle est forcée de révolutionner et de conformer à son propre prin-
cipe dès qu'elle a atteint un certain degré de m a t u r i t é .
D e m ê m e q u e l a m a c h i n e - o u t i l reste chétive t a n t q u e l ' h o m m e reste son
15 m o t e u r , et que le système m é c a n i q u e progresse l e n t e m e n t t a n t q u e les
forces motrices traditionnelles, l'animal, le vent, et m ê m e l'eau ne sont pas
remplacés par la vapeur, de m ê m e la grande industrie est retardée d a n s sa
m a r c h e t a n t q u e son m o y e n de p r o d u c t i o n caractéristique, la m a c h i n e elle-
m ê m e , doit son existence à la force et l'habileté h u m a i n e s , et d é p e n d ainsi
20 du développement m u s c u l a i r e , du coup d'ceil et de la dextérité m a n u e l l e
de l'artisan i n d é p e n d a n t du m é t i e r et de l'ouvrier parcellaire de la m a n u -
facture, m a n i a n t leurs i n s t r u m e n t s n a i n s .
A part la cherté des m a c h i n e s fabriquées de cette façon - et cela est af-
faire du capitaliste industriel - le progrès d'industries déjà fondées sur le
25 m o d e de p r o d u c t i o n m é c a n i q u e et son i n t r o d u c t i o n d a n s des b r a n c h e s
nouvelles, restèrent t o u t à fait s o u m i s à u n e seule condition, l'accroisse-
m e n t d'ouvriers spécialistes d o n t le n o m b r e , grâce à la n a t u r e presque artis-
t i q u e de leur travail, ne pouvait s'augmenter q u e l e n t e m e n t .
Ce n'est pas t o u t : à un certain degré de son développement, la g r a n d e in-
30 dustrie entra en conflit, m ê m e au point de vue technologique, avec sa base
d o n n é e par le m é t i e r et la m a n u f a c t u r e .
Les d i m e n s i o n s croissantes du m o t e u r et de la transmission, la variété
des m a c h i n e - o u t i l s , leur construction de plus en plus c o m p l i q u é e , la régu-
larité m a t h é m a t i q u e qu'exigeaient le n o m b r e , la multiformité et la délica-
35 tesse de leurs é l é m e n t s constituants à m e s u r e qu'elles s'écartèrent du m o -
dèle fourni par le m é t i e r et devenu incompatible avec les formes prescrites
109
par leurs fonctions p u r e m e n t m é c a n i q u e s , le progrès du système a u t o m a -

1 0 9
L e m é t i e r à tisser m é c a n i q u e d a n s s a p r e m i è r e forme s e c o m p o s e p r i n c i p a l e m e n t d e b o i s ;
le m é t i e r m o d e r n e p e r f e c t i o n n é est en fer. P o u r j u g e r c o m b i e n à l'origine la vieille f o r m e du
40 m o y e n de p r o d u c t i o n influe s u r la f o r m e n o u v e l l e , il suffit de c o m p a r e r s u p e r f i c i e l l e m e n t le
m é t i e r m o d e r n e avec l ' a n c i e n , les souffleries m o d e r n e s d a n s les fonderies de fer avec la pre-

327
Quatrième section · La production de la plus-value relative

t i q u e et l'emploi d ' u n m a t é r i e l difficile à m a n i e r , du fer, par exemple, à la


place du bois - la solution de tous ces problèmes, q u e les circonstances fai-
saient éclore successivement, se h e u r t a sans cesse contre les bornes person-
nelles dont m ê m e le travailleur collectif de la m a n u f a c t u r e ne sait se débar-
rasser. En effet, des m a c h i n e s , telles que la presse d'impression m o d e r n e , 5
le m é t i e r à vapeur et la m a c h i n e à carder, n ' a u r a i e n t pu être fournies par la
manufacture.
L e bouleversement d u m o d e d e p r o d u c t i o n dans u n e sphère industrielle
entraîne u n bouleversement analogue d a n s u n e autre. O n s'en aperçoit
d'abord d a n s les b r a n c h e s d'industrie, qui s'entrelacent c o m m e p h a s e s 10
d ' u n procès d'ensemble, q u o i q u e la division sociale du travail les ait sépa-
rées, et m é t a m o r p h o s é leurs produits en a u t a n t de m a r c h a n d i s e s i n d é p e n -
dantes. C'est ainsi q u e la filature m é c a n i q u e a r e n d u nécessaire le tissage
m é c a n i q u e , et q u e tous d e u x o n t a m e n é la révolution m é c a n i c o - c h i m i q u e
de la blanchisserie, de l'imprimerie et de la teinturerie. De m ê m e encore la 15
révolution dans le filage du coton a provoqué l'invention du gin p o u r sépa-
rer les fibres de cette plante de sa graine, invention q u i a r e n d u seule possi-
ble la production du coton sur l ' i m m e n s e échelle q u i est a u j o u r d ' h u i deve-,
110
n u e i n d i s p e n s a b l e . La révolution dans l'industrie et l'agriculture a
nécessité u n e révolution d a n s les conditions générales du procès de pro- 20
d u c t i o n social, c'est-à-dire d a n s les m o y e n s de c o m m u n i c a t i o n et de trans-
port. Les m o y e n s de c o m m u n i c a t i o n et de transport d ' u n e société q u i avait
p o u r pivot, suivant l'expression de Fourier, la petite agriculture, et c o m m e
corollaire, l ' é c o n o m i e d o m e s t i q u e et les métiers des villes, étaient c o m p l è -
t e m e n t insuffisants p o u r subvenir a u x besoins de la p r o d u c t i o n m a n u f a c t u - 25
rière, avec sa division élargie du travail social, sa c o n c e n t r a t i o n d'ouvriers
et de m o y e n s de travail, ses m a r c h é s coloniaux, si b i e n qu'il a fallu les
transformer. De m ê m e les m o y e n s de c o m m u n i c a t i o n et de transport lé-
gués par la période m a n u f a c t u r i è r e devinrent b i e n t ô t des obstacles insup-
portables pour la grande industrie avec la vitesse fiévreuse de sa p r o d u c t i o n 30
centuplée, son ||167| l a n c e m e n t c o n t i n u e l de capitaux et de travailleurs
d ' u n e sphère de p r o d u c t i o n dans u n e autre et les conditions nouvelles du
m a r c h é universel qu'elle avait créé. A part les c h a n g e m e n t s r a d i c a u x intro-

m i è r e r e p r o d u c t i o n m é c a n i q u e d e l o u r d e allure d u soufflet o r d i n a i r e , e t m i e u x e n c o r e , d e s e
rappeler q u ' u n e des p r e m i è r e s l o c o m o t i v e s essayées, avait d e u x p i e d s q u ' e l l e levait l ' u n après 35
l'autre, c o m m e u n cheval. I l faut u n e l o n g u e e x p é r i e n c e p r a t i q u e e t u n e s c i e n c e p l u s a v a n c é e ,
p o u r q u e la forme arrive à être d é t e r m i n é e c o m p l è t e m e n t p a r le p r i n c i p e m é c a n i q u e , et p a r
suite c o m p l è t e m e n t é m a n c i p é e d e l a f o r m e t r a d i t i o n n e l l e d e l'outil.
1 1 0
L e cottongin d u y a n k e e Eli W h i t n e y avait s u b i j u s q u ' à n o s j o u r s m o i n s d e m o d i f i c a t i o n s es-
sentielles q u e n ' i m p o r t e q u e l l e a u t r e m a c h i n e d u d i x - h u i t i è m e siècle. M a i s d e p u i s u n e ving- 40
t a i n e d ' a n n é e s u n a u t r e A m é r i c a i n , M . E m e r y d ' A l b a n y , New-York, a u m o y e n d ' u n perfec-
t i o n n e m e n t aussi s i m p l e qu'efficace, a fait m e t t r e la m a c h i n e de W h i t n e y au r e b u t .

328
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

duits dans la construction des navires à voiles, le service de c o m m u n i c a -


tion et de transport fut p e u à peu approprié aux exigences de la g r a n d e in-
dustrie, au m o y e n d ' u n système de b a t e a u x à vapeur, de c h e m i n s de fer et
de télégraphes. Les masses é n o r m e s de fer qu'il fallut dès lors forger, bra-
5 ser, trancher, forer et m o d e l e r exigèrent des m a c h i n e s m o n s t r e s d o n t la
création était interdite au travail manufacturier.
La grande industrie fut d o n c obligée de s'adapter son m o y e n caractéristi-
q u e de production, la m a c h i n e elle-même, p o u r produire d'autres m a -
chines. Elle se créa ainsi u n e base t e c h n i q u e a d é q u a t e et p u t alors m a r c h e r
10 sans lisières. A m e s u r e q u e dans le premier tiers du d i x - n e u v i è m e siècle
elle s'accrut, le m a c h i n i s m e s'empara p e u à peu de la fabrication des m a -
chine-outils, et d a n s le second tiers s e u l e m e n t l ' i m m e n s e construction des
voies ferrées et la navigation à vapeur o c é a n i q u e firent naître les m a c h i n e s
cyclopéennes consacrées à la construction des premiers m o t e u r s .
15 La condition sine qua non de la fabrication des m a c h i n e s par des m a -
chines, était un m o t e u r susceptible de tout degré de p u i s s a n c e et en m ê m e
temps facile à contrôler. Il existait déjà dans la m a c h i n e à vapeur. M a i s il
s'agissait en m ê m e temps de produire m é c a n i q u e m e n t ces formes stricte-
m e n t géométriques telles q u e la ligne, le plan, le cercle, le cône et la sphère
20 qu'exigeaient certaines parties des m a c h i n e s . Au c o m m e n c e m e n t de ce siè-
cle, H e n r y M a u d s l a y résolut ce p r o b l è m e par l'invention du slide rest, qui
fut bientôt r e n d u a u t o m a t i q u e ; du b a n c du t o u r n e u r p o u r lequel il était
d'abord destiné, il passa ensuite à d'autres m a c h i n e s de construction. Cet
engin ne r e m p l a c e pas s e u l e m e n t un outil particulier, m a i s encore la m a i n
25 de l ' h o m m e qui ne parvient à produire des formes d é t e r m i n é e s q u ' e n diri-
geant et en ajustant le t r a n c h a n t de son outil contre l'objet de travail. On
réussit ainsi «à p r o d u i r e les formes géométriques voulues avec un degré
d'exactitude, de facilité et de vitesse q u ' a u c u n e expérience a c c u m u l é e ne
111
pourrait prêter à la m a i n de l'ouvrier le plus h a b i l e ».
30 Si n o u s considérons m a i n t e n a n t d a n s le m é c a n i s m e employé à la
construction, la partie qui constitue ses organes d'opération p r o p r e m e n t
dits, n o u s retrouvons l ' i n s t r u m e n t m a n u e l , m a i s d a n s des proportions gi-
gantesques. L'opérateur de la m a c h i n e à forer, par exemple, est un foret de
d i m e n s i o n é n o r m e m i s en m o u v e m e n t par u n e m a c h i n e à vapeur, et sans
35 lequel les cylindres des grandes m a c h i n e s à vapeur et des presses hydrauli-
ques ne pourraient être percés. Le tour à support m é c a n i q u e n'est q u e la re-
1 1 1
The Industry of Nations. L o n d . , 1855, Part. I I , p . 2 3 9 . « S i s i m p l e et si p e u i m p o r t a n t , y est-il
dit, q u e p u i s s e s e m b l e r e x t é r i e u r e m e n t cet accessoire d u tour, o n n'affirme r i e n d e t r o p e n
s o u t e n a n t q u e s o n i n f l u e n c e sur le p e r f e c t i o n n e m e n t et l ' e x t e n s i o n d o n n é e au m a c h i n i s m e a
40 été aussi g r a n d e q u e l ' i n f l u e n c e des a m é l i o r a t i o n s a p p o r t é e s p a r W a t t à la m a c h i n e à v a p e u r .
Son i n t r o d u c t i o n a eu p o u r effet de p e r f e c t i o n n e r t o u t e s les m a c h i n e s , d ' e n faire baisser le
prix et de s t i m u l e r l'esprit d ' i n v e n t i o n . »

329
Quatrième section • La production de la plus-value relative

p r o d u c t i o n colossale du t o u r o r d i n a i r e ; la m a c h i n e à raboter représente,


pour ainsi dire, un charpentier de fer qui travaille d a n s le fer avec les
m ê m e s outils q u e le charpentier d a n s le bois ; l'outil qui, d a n s les chantiers
de Londres, tranche les p l a q u e s q u i b l i n d e n t la carcasse des navires est u n e
espèce de rasoir cyclopéen, et le m a r t e a u à vapeur opère avec u n e tête de 5
m a r t e a u ordinaire, m a i s d ' u n poids tel q u e le dieu Thor l u i - m ê m e ne pour-
112
rait le s o u l e v e r . Un de ces m a r t e a u x à vapeur, de l'invention de N a s -
m y t h , pèse au delà de six t o n n e s et t o m b e sur u n e e n c l u m e d ' u n poids de
trente-six t o n n e s avec u n e chute verticale de sept pieds. Il pulvérise d ' u n
seul c o u p un bloc de granit et enfonce un clou dans du bois t e n d r e au 10
113
m o y e n d ' u n e série de petits coups légèrement a p p l i q u é s .
Le m o y e n de travail acquiert d a n s le m a c h i n i s m e u n e existence m a t é -
rielle q u i exige le r e m p l a c e m e n t de la force de l ' h o m m e par des forces n a -
turelles et celui de la r o u t i n e par la science. D a n s la m a n u f a c t u r e , la divi-
sion du procès de travail est p u r e m e n t subjective ; c'est u n e c o m b i n a i s o n 15
d'ouvriers parcellaires. D a n s le système de m a c h i n e s , la grande industrie
crée un organisme de p r o d u c t i o n c o m p l è t e m e n t objectif ou i m p e r s o n n e l ,
q u e l'ouvrier trouve là, d a n s l'atelier, c o m m e la c o n d i t i o n matérielle t o u t e
prête de son travail. D a n s la coopération simple et m ê m e d a n s celle fondée
sur la division du travail, la suppression du travailleur isolé par le travail- 20
leur collectif semble encore plus ou m o i n s accidentelle. Le m a c h i n i s m e , à
q u e l q u e s exceptions près q u e n o u s m e n t i o n n e r o n s plus tard, n e f o n c t i o n n e
q u ' a u m o y e n d ' u n travail socialisé ou c o m m u n . Le caractère coopératif du
travail y devient u n e nécessité t e c h n i q u e dictée par la n a t u r e m ê m e de son
moyen. 25

II
Valeur transmise par la machine au produit

On a vu que les forces productives résultant de la coopération et de la divi-


sion du travail ne coûtent rien au capital. Ce sont les forces naturelles du
travail social. Les forces physiques appropriées à la p r o d u c t i o n , telles q u e 30
l'eau, la vapeur, etc., ne c o û t e n t rien n o n plus. M a i s de m ê m e q u e
l ' h o m m e a besoin d ' u n p o u m o n p o u r respirer, de m ê m e il a b e s o i n d'or-
ganes façonnés par son industrie pour c o n s o m m e r p r o d u c t i v e m e n t les

1 1 2
U n e de ces m a c h i n e s e m p l o y é e à L o n d r e s p o u r forger d e s paddle-wheel shafts p o r t e le n o m
d e « T h o r » . Elle forge u n shaft d ' u n p o i d s d e 1 6 % t o n n e s avec l a m ê m e facilité q u ' u n forgeron 35
un fer à cheval.
1 1 3
L e s m a c h i n e s q u i travaillent d a n s l e bois e t p e u v e n t aussi être e m p l o y é e s d a n s d e s t r a v a u x
d'artisan, sont la plupart d'invention américaine.

330
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

forces physiques. Il faut u n e r o u e h y d r a u l i q u e p o u r exploiter la force m o -


trice de l'eau, u n e m a c h i n e à vapeur p o u r exploiter l'élasticité de la vapeur.
Et il en est de la science c o m m e des forces naturelles. Les lois des dé-|
|168|viations de l'aiguille a i m a n t é e dans le cercle d'action d ' u n c o u r a n t
5 électrique, et de la p r o d u c t i o n du m a g n é t i s m e d a n s le fer a u t o u r d u q u e l un
114
courant électrique circule, u n e fois découvertes, n e c o û t e n t pas u n l i a r d .
Mais leur application à la télégraphie, etc., exige des appareils très-coûteux
et de d i m e n s i o n considérable. L'outil, c o m m e on l'a vu, n'est p o i n t sup-
p r i m é par la m a c h i n e ; i n s t r u m e n t n a i n d a n s les m a i n s de l ' h o m m e , il croît
10 et se multiplie en d e v e n a n t l ' i n s t r u m e n t d ' u n m é c a n i s m e créé par
l ' h o m m e . Dès lors le capital fait travailler l'ouvrier, n o n avec un outil à lui,
mais avec u n e m a c h i n e m a n i a n t ses propres outils.
Si d o n c il est évident au p r e m i e r c o u p d ' œ i l q u e l'industrie m é c a n i q u e ,
en s'incorporant la science et des forces naturelles puissantes, a u g m e n t e
15 d ' u n e m a n i è r e merveilleuse la productivité du travail, on p e u t c e p e n d a n t
d e m a n d e r si ce q u i est gagné d ' u n côté n'est pas p e r d u de l'autre, si l'em-
ploi de m a c h i n e s é c o n o m i s e plus de travail que n ' e n c o û t e n t leur construc-
tion et leur entretien. C o m m e tout autre é l é m e n t du capital constant, la
m a c h i n e ne produit pas de valeur, m a i s t r a n s m e t s i m p l e m e n t la sienne à
20 l'article qu'elle sert à fabriquer. C'est ainsi q u e sa propre valeur entre d a n s
celle du produit. Au lieu de le rendre meilleur m a r c h é , elle r e n c h é r i t en
proportion de ce qu'elle vaut. Et il est facile de voir q u e ce m o y e n de tra-
vail caractéristique de la g r a n d e industrie est très-coûteux, c o m p a r é a u x
m o y e n s de travail employés par ie m é t i e r et la m a n u f a c t u r e .
25 R e m a r q u o n s d'abord q u e la m a c h i n e entre toujours tout entière d a n s le
procès qui crée le produit, et par fractions s e u l e m e n t d a n s le procès qui en
crée la valeur. Elle ne transfère j a m a i s plus de valeur que son u s u r e ne lui
en fait perdre en m o y e n n e . Il y a d o n c u n e grande différence entre la va-
leur de la m a c h i n e et la portion de valeur qu'elle t r a n s m e t p é r i o d i q u e m e n t
30 à son produit, entre la m a c h i n e c o m m e é l é m e n t de valeur et la m a c h i n e
c o m m e é l é m e n t de p r o d u c t i o n . Plus grande est la période p e n d a n t laquelle
la m ê m e m a c h i n e fonctionne, plus grande est cette différence. T o u t cela, il
est vrai, s'applique é g a l e m e n t à n ' i m p o r t e q u e l autre m o y e n de travail.
M a i s la différence entre l'usage et l'usure est b i e n plus i m p o r t a n t e par rap-
35 port à la m a c h i n e que par rapport à l'outil. La raison en est q u e la m a c h i n e ,
1 1 4
L a s c i e n c e n e c o û t e e n g é n é r a l a b s o l u m e n t r i e n a u capitaliste, c e q u i n e l ' e m p ê c h e p a s d e
l'exploiter. L a s c i e n c e d ' a u t r u i est i n c o r p o r é e a u capital t o u t c o m m e l e travail d ' a u t r u i . Or, a p -
p r o p r i a t i o n « c a p i t a l i s t e » et a p p r o p r i a t i o n p e r s o n n e l l e , soit de la s c i e n c e , soit de la r i c h e s s e ,
r
s o n t choses c o m p l è t e m e n t é t r a n g è r e s l ' u n e à l ' a u t r e . L e D U r e l u i - m ê m e déplore l ' i g n o r a n c e
40 grossière de la m é c a n i q u e q u i caractérise ses chers fabricants exploiteurs de m a c h i n e s sa-
v a n t e s . Q u a n t à l ' i g n o r a n c e e n c h i m i e d e s fabricants d e p r o d u i t s c h i m i q u e s , Liebig e n cite d e s
e x e m p l e s à faire dresser les c h e v e u x .

331
Quatrième section • La production de la plus-value relative

construite avec des m a t é r i a u x plus durables, vit p a r cela m ê m e plus long-


temps, q u e son emploi est réglé par des lois scientifiques précises, et q u ' e n -
fin son c h a m p de p r o d u c t i o n est i n c o m p a r a b l e m e n t plus large q u e celui de
l'outil.
D é d u c t i o n faite des frais q u o t i d i e n s de la m a c h i n e et de l'outil, c'est-à- 5
dire de la valeur que leur u s u r e et leur dépense en matières auxiliaires
telles q u e charbon, huile, etc., t r a n s m e t t e n t en m o y e n n e au produit j o u r n a -
lier, leur aide ne coûte rien. M a i s ce service gratuit de l ' u n e et de l'autre est
proportionné à leur i m p o r t a n c e respective. Ce n'est q u e d a n s l'industrie
m é c a n i q u e q u e l ' h o m m e arrive à faire fonctionner sur u n e g r a n d e échelle 10
les produits de son travail passé c o m m e forces naturelles, c'est-à-dire gra-
115
tuitement .
L'étude de la coopération et de la m a n u f a c t u r e n o u s a m o n t r é q u e des
m o y e n s de p r o d u c t i o n tels q u e bâtisses, etc., d e v i e n n e n t m o i n s dispen-
d i e u x par leur usage en c o m m u n et font ainsi d i m i n u e r le prix du produit. 15
Or, d a n s l'industrie m é c a n i q u e , ce n'est pas s e u l e m e n t la charpente d ' u n e
m a c h i n e d'opération q u i est usée en c o m m u n par ses n o m b r e u x outils,
m a i s le m o t e u r et u n e partie de la transmission sont usés en c o m m u n par
d e n o m b r e u s e s m a c h i n e s d'opération.
É t a n t d o n n é e la différence entre la valeur d ' u n e m a c h i n e et la quote-part 20
de valeur que son u s u r e q u o t i d i e n n e lui fait perdre et transférer au produit,
celui-ci sera enchéri par ce transfert en raison inverse de sa propre q u a n -
tité. D a n s un compte r e n d u publié en 1857, M. Baynes de Blackburn es-
t i m e q u e c h a q u e force d e cheval m é c a n i q u e m e t e n m o u v e m e n t
450 broches de la m u l e a u t o m a t i q u e ou 200 broches du throstle, ou bien 25
encore 15 métiers pour 40 inch cloth avec l'appareil qui tend la chaîne, etc.
D a n s le premier cas, les frais journaliers d ' u n cheval-vapeur et l'usure de la
m a c h i n e qu'il m e t en m o u v e m e n t se distribuent sur le p r o d u i t de
450 broches de la m u l e ; d a n s le second, sur le produit de 200 broches du
throstle, et dans le troisième, sur celui de 15 métiers m é c a n i q u e s , de telle 30
sorte qu'il n'est transmis à u n e once de filés ou à un m è t r e de tissu q u ' u n e
portion de valeur imperceptible. Il en est de m ê m e p o u r le m a r t e a u à va-
p e u r cité plus h a u t . C o m m e son usure de c h a q u e jour, sa c o n s o m m a t i o n de
1 1 5
R i c a r d o p o r t e parfois s o n a t t e n t i o n s i e x c l u s i v e m e n t s u r cet effet des m a c h i n e s ( d o n t i l n e
se r e n d d'ailleurs p a s p l u s c o m p t e q u e de la différence g é n é r a l e e n t r e le procès de travail et le 35
p r o c è s de formation de la plus-value) qu'il o u b l i e la p o r t i o n de v a l e u r t r a n s m i s e p a r les m a -
c h i n e s au p r o d u i t , et les m e t s u r le m ê m e pied q u e les forces n a t u r e l l e s . « A d a m Smith, dit-il
p a r e x e m p l e , n e prise j a m a i s t r o p b a s les services q u e n o u s r e n d e n t les m a c h i n e s e t les forces
n a t u r e l l e s ; m a i s il d i s t i n g u e t r è s - e x a c t e m e n t la n a t u r e de la valeur qu'elles a j o u t e n t a u x utili-
tés . . . . c o m m e elles a c c o m p l i s s e n t l e u r œ u v r e g r a t u i t e m e n t , l'assistance q u ' e l l e s n o u s p r o c u - 40
r e n t n ' a j o u t e r i e n à la valeur d ' é c h a n g e . » (Ric., I.e. p . 3 3 6 , 337.) L ' o b s e r v a t i o n de R i c a r d o est
n a t u r e l l e m e n t très-juste si on l ' a p p l i q u e à J. B. Say, q u i se figure q u e les m a c h i n e s r e n d e n t le
« s e r v i c e » d e créer u n e v a l e u r q u i forme u n e part d u profit d u capitaliste.

332
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

charbon, etc., se distribuent sur d ' é n o r m e s masses de fer martelées, c h a q u e


q u i n t a l de fer n ' a b s o r b e q u ' u n e portion m i n i m e de valeur ; cette portion se-
rait é v i d e m m e n t considérable, si l'instrument-cyclope ne faisait qu'enfon-
cer de petits clous.
5 É t a n t d o n n é le n o m b r e d'outils, ou q u a n d il s'agit de force, la m a s s e
d ' u n e m a c h i n e , la g r a n d e u r de son produit d é p e n d r a de la vitesse de ses
opérations, de la vitesse par exemple avec laquelle t o u r n e la b r o c h e , ou du
n o m b r e de coups q u e le m a r t e a u frappe dans u n e m i n u t e . Q u e l q u e s - u n s de
ces m a r t e a u x ||169| colosses d o n n e n t 70 coups par m i n u t e ; la m a c h i n e de
10 Ryder, qui emploie des m a r t e a u x à vapeur de m o i n d r e d i m e n s i o n p o u r for-
ger des broches, assène j u s q u ' à 700 coups par m i n u t e .
É t a n t d o n n é e la proportion suivant laquelle la m a c h i n e t r a n s m e t de la
valeur au produit, la g r a n d e u r de cette quote-part d é p e n d r a de la valeur ori-
116
ginaire de la m a c h i n e . M o i n s elle contient de travail, m o i n s elle ajoute
15 de valeur au produit. M o i n s elle t r a n s m e t de valeur, plus elle est productive
et plus le service qu'elle r e n d se rapproche de celui des forces naturelles.
Or la p r o d u c t i o n de m a c h i n e s au m o y e n de m a c h i n e s d i m i n u e évidem-
m e n t leur valeur, p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à leur extension et à leur efficacité.
U n e analyse c o m p a r é e d u prix des m a r c h a n d i s e s produites m é c a n i q u e -
20 m e n t et de celles produites par le m é t i e r ou la m a n u f a c t u r e , d é m o n t r e
q u ' e n général cette portion de valeur que le produit dérive du m o y e n de
travail, croît dans l'industrie m é c a n i q u e relativement, t o u t en décroissant
absolument.
En d'autres termes, sa g r a n d e u r d i m i n u e absolument, m a i s elle aug-
25 m e n t e par rapport à la valeur du produit total, d ' u n e livre de filés, par
117
exemple .
1 1 6
L e l e c t e u r i m b u d e l a m a n i è r e d e voir capitaliste, doit s ' é t o n n e r n a t u r e l l e m e n t q u ' i l n e soit
pas ici q u e s t i o n d e « l ' i n t é r ê t » q u e l a m a c h i n e ajoute a u p r o d u i t a u p r o r a t a d e s a v a l e u r - c a p i -
tal. I l est facile d e c o m p r e n d r e c e p e n d a n t q u e l a m a c h i n e , a t t e n d u q u ' e l l e n e p r o d u i t p a s p l u s
30 d e valeur n o u v e l l e q u e n ' i m p o r t e q u e l l e a u t r e p a r t i e d u capital c o n s t a n t , n e p e u t e n ajouter
a u c u n e sous l e n o m « d ' i n t é r ê t » . N o u s e x p l i q u e r o n s d a n s l e t r o i s i è m e livre d e c e t o u v r a g e l e
m o d e d e c o m p t a b i l i t é capitaliste, l e q u e l s e m b l e a b s u r d e a u p r e m i e r a b o r d e t e n c o n t r a d i c t i o n
avec les lois de la f o r m a t i o n de la valeur.
1 1 7
C e t t e p o r t i o n d e v a l e u r ajoutée p a r l a m a c h i n e d i m i n u e a b s o l u m e n t e t r e l a t i v e m e n t , l à o ù
35 elle s u p p r i m e des c h e v a u x e t e n g é n é r a l des a n i m a u x d e travail, q u ' o n n ' e m p l o i e q u e c o m m e
forces m o t r i c e s . D e s c a r t e s , e n définissant les a n i m a u x d e s i m p l e s m a c h i n e s , p a r t a g e a i t l e
p o i n t d e vue d e l a p é r i o d e m a n u f a c t u r i è r e , b i e n différent d e celui d u m o y e n âge d é f e n d u d e -
puis p a r de H a l l e r d a n s sa Restauration des sciences politiques, et d'après l e q u e l l ' a n i m a l est
l'aide e t l e c o m p a g n o n d e l ' h o m m e . I l est h o r s d e d o u t e q u e D e s c a r t e s aussi b i e n q u e B a c o n
40 croyait q u ' u n c h a n g e m e n t d a n s l a m é t h o d e d e p e n s e r a m è n e r a i t u n c h a n g e m e n t d a n s l e m o d e
de p r o d u i r e , et la d o m i n a t i o n p r a t i q u e de l ' h o m m e sur la n a t u r e . On lit d a n s son Discours sur
la méthode: « I l est possible (au m o y e n de la m é t h o d e nouvelle) de p a r v e n i r à d e s c o n n a i s -
s a n c e s fort u t i l e s à la vie, et q u ' a u lieu de cette p h i l o s o p h i e spéculative q u ' o n e n s e i g n e d a n s
les écoles, o n e n p e u t trouver u n e p r a t i q u e , p a r l a q u e l l e , c o n n a i s s a n t l a force e t les a c t i o n s d u
45 feu, de l'eau, de l'air, des astres, et de t o u s les autres corps q u i n o u s e n v i r o n n e n t , aussi dis-

333
Quatrième section · La production de la plus-value relative

Il est clair q u ' u n simple d é p l a c e m e n t de travail a lieu, c'est-à-dire q u e la


s o m m e totale de travail qu'exige la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e n'est
pas d i m i n u é e , ou q u e la force productive du travail n'est pas a u g m e n t é e , si
la p r o d u c t i o n d ' u n e m a c h i n e coûte a u t a n t de travail q u e son e m p l o i en
économise. La différence c e p e n d a n t entre le travail qu'elle coûte et celui 5
qu'elle économise ne d é p e n d pas du rapport de sa propre valeur à celle de
l'outil qu'elle remplace. Cette différence se m a i n t i e n t t a n t q u e le travail
réalisé dans la m a c h i n e et la portion de valeur qu'elle ajoute par consé-
q u e n t au produit, restent inférieurs à la valeur que l'ouvrier avec son outil,
ajouterait à l'objet de travail. La productivité de la m a c h i n e a d o n c p o u r 10
m e s u r e la proportion suivant laquelle elle remplace l ' h o m m e . D'après
M. Baynes, il y a 2 % ouvriers par 450 broches, y compris l'attirail m é c a n i -
118
que, l e t o u t m û par u n cheval v a p e u r , e t c h a q u e broche d e l a m u l e a u t o -
m a t i q u e fournit d a n s u n e j o u r n é e de dix heures 13 onces de filés ( n u m é r o
l
m o y e n ) , de sorte q u e 2 / ouvriers fournissent par s e m a i n e 365 % livres de fi-
2 15
lés. D a n s leur transformation en filés, 366 livres de coton (pour plus de
simplicité, n o u s ne parlons pas du déchet) n ' a b s o r b e n t d o n c que
150 heures de travail ou 15 j o u r n é e s de 10 heures. Avec le rouet, au
contraire, si le fileur livre en 60 heures 13 onces de filés, la m ê m e q u a n t i t é
de coton absorberait 2700 j o u r n é e s de 10 h e u r e s ou 27 000 h e u r e s de tra- 20
119
v a i l . Là où la vieille m é t h o d e du blockprinting ou de l'impression à la
m a i n sur toiles de coton a été remplacée par l'impression m é c a n i q u e ,
u n e seule m a c h i n e i m p r i m e avec l'aide d ' u n h o m m e a u t a n t d e toiles d e
coton à quatre couleurs en u n e h e u r e q u ' e n i m p r i m a i e n t a u p a r a v a n t
1 2 0
200 h o m m e s . Avant q u ' E l i W h i t n e y inventât le cottongin en 1793, il fai- 25

t i n c t e m e n t q u e n o u s c o n n a i s s o n s les divers m é t i e r s d e n o s artisans, n o u s les p o u r r i o n s e m -


ployer e n m ê m e façon à t o u s les u s a g e s a u x q u e l s ils s o n t propres, e t a i n s i n o u s r e n d r e c o m m e
m a î t r e s e t possesseurs d e l a n a t u r e , etc., c o n t r i b u e r a u p e r f e c t i o n n e m e n t d e l a vie h u m a i n e . »
D a n s la préface des Discourses upon Trade, de sir D u d l e y N o r t h (1691), il est dit q u e la m é -
t h o d e de D e s c a r t e s a p p l i q u é e à l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , a c o m m e n c é de la délivrer des vieilles 30
s u p e r s t i t i o n s et des vieux c o n t e s d é b i t é s sur l'argent, le c o m m e r c e , etc. La p l u p a r t des é c o n o -
m i s t e s anglais de ce t e m p s se r a t t a c h a i e n t c e p e n d a n t à la p h i l o s o p h i e de B a c o n et de H o b b e s ,
t a n d i s q u e L o c k e est d e v e n u p l u s tard l e p h i l o s o p h e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e p a r e x c e l l e n c e
p o u r l'Angleterre, l a F r a n c e e t l'Italie.
1 1 8
D ' a p r è s u n c o m p t e r e n d u a n n u e l d e l a c h a m b r e d e c o m m e r c e d ' E s s e n (octobre 1863), l a fa- 35
b r i q u e d'acier f o n d u de K r u p p , e m p l o y a n t 161 f o u r n e a u x de forge, de fours à r o u g i r les m é -
t a u x et de fours à c i m e n t , 32 m a c h i n e s à vapeur, (c'était à p e u près le n o m b r e d e s m a c h i n e s
e m p l o y é e s à M a n c h e s t e r en 1800) et 14 m a r t e a u x à v a p e u r q u i r e p r é s e n t e n t e n s e m b l e
1236 chevaux, 49 chaufferies, 203 m a c h i n e s - o u t i l s , et e n v i r o n 2400 ouvriers, a p r o d u i t treize
m i l l i o n s de livres d'acier f o n d u . Cela ne fait pas e n c o r e 2 ouvriers p a r cheval. 40
1 1 9
B a b b a g e calcule q u ' à Java le filage à l u i seul ajoute e n v i r o n 117 % à la valeur du c o t o n , t a n -
dis q u ' e n A n g l e t e r r e , à la m ê m e é p o q u e (1832), la v a l e u r t o t a l e ajoutée au c o t o n p a r la m a -
c h i n e et le filage, se m o n t a i t e n v i r o n à 33 % de la v a l e u r de la m a t i è r e p r e m i è r e . (On the Eco-
nomy of Machinery, p. 165, 166.)
1 2 0
L'impression à la m a c h i n e permet en outre d'économiser la couleur. 45

334
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

lait, eri m o y e n n e , u n e j o u r n é e de travail pour détacher u n e livre de coton


de sa graine. G r â c e à cette découverte, u n e négresse p e u t en d é t a c h e r
100 livres par jour, et l'efficacité du gin a été depuis c o n s i d é r a b l e m e n t ac-
crue. O n emploie dans l'Inde, p o u r l a m ê m e opération, u n i n s t r u m e n t m o i -
5 tié m a c h i n e , la churka, avec lequel un h o m m e et u n e f e m m e n e t t o i e n t
r
28 livres de coton par jour. Le D Forbes a, depuis quelques a n n é e s , inventé
u n e c h u r k a qui p e r m e t à d e u x h o m m e s et à u n e f e m m e d'en nettoyer
250 livres par jour. Si l'on emploie des bœufs, l'eau ou la vapeur c o m m e
force motrice, il suffit de q u e l q u e s j e u n e s garçons ou j e u n e s filles p o u r ali-
lo m e n t e r la m a c h i n e . Seize m a c h i n e s de ce genre, m u e s par des b œ u f s , exé-
cutent c h a q u e j o u r u n ouvrage q u i exigeait auparavant u n e j o u r n é e
1 2 1
m o y e n n e de 750 h o m m e s . |
|170| N o u s avons vu q u ' u n e charrue à vapeur, d o n t les dépenses s'élèvent
à 3 d. ou % de sch. par h e u r e , fait a u t a n t de besogne q u e 66 l a b o u r e u r s coû-
15 tant 15 sch. par h e u r e . Il est i m p o r t a n t ici de faire disparaître un m a l e n -
t e n d u assez c o m m u n . Ces 15 sch. ne sont pas l'expression m o n é t a i r e de
tout le travail dépensé d a n s u n e h e u r e par les 66 h o m m e s . Si le rapport de
leur surtravail à leur travail nécessaire est de 100%, les 66 laboureurs ajou-
tent au produit par leur h e u r e collective 66 h e u r e s de travail ou u n e valeur
20 de 30 sch. dont leur salaire ne forme que la m o i t i é . Or, ce n ' e s t pas leur sa-
laire que la m a c h i n e r e m p l a c e , m a i s leur travail.
En supposant d o n c q u e 3000 /. st. soient le prix ou de 150 ouvriers ou de
la m a c h i n e q u i les déplace, cette s o m m e d'argent, par rapport à la m a -
chine, exprime t o u t le travail - travail nécessaire et surtravail - réalisé en
25 elle, tandis q u e par rapport a u x ouvriers elle n ' e x p r i m e q u e la partie payée
de leur travail. U n e m a c h i n e aussi chère q u e la force du travail qu'elle rem-
122
place, coûte d o n c toujours m o i n s de travail qu'elle n ' e n r e m p l a c e .
Considéré exclusivement c o m m e m o y e n de r e n d r e le produit meilleur
m a r c h é , l'emploi des m a c h i n e s r e n c o n t r e u n e limite. Le travail dépensé
30 dans leur p r o d u c t i o n doit être m o i n d r e q u e le travail supplanté par leur
usage. Pour le capitaliste c e p e n d a n t cette limite est plus étroite. C o m m e il
ne paye pas le travail m a i s la force de travail qu'il emploie, il est dirigé
d a n s ses calculs par la différence de valeur entre les m a c h i n e s et les forces
de travail qu'elles p e u v e n t déplacer. La division de la j o u r n é e en travail n é -
35 cessaire et surtravail diffère, n o n - s e u l e m e n t en divers pays, m a i s aussi d a n s
le m ê m e pays à diverses périodes, et d a n s la m ê m e période en diverses

1 2 1 r
C o m p . Paper read by D Watson, Reporter on Products to the Government of India, before the So-
ciety of Arts, 19 aprii 1 8 6 1 .
1 2 2
«Cesjiagents m u e t s (les m a c h i n e s ) sont toujours l e p r o d u i t d ' u n travail b e a u c o u p m o i n d r e
40 q u e celui qu'ils d é p l a c e n t , lors m ê m e qu'ils s o n t de la m ê m e v a l e u r m o n é t a i r e . » ( R i c a r d o I.e.
p . 40.)

335
Q u a t r i è m e s e c t i o n • La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relative

b r a n c h e s d'industrie. En outre, le salaire réel du travailleur m o n t e t a n t ô t


au-dessus, et descend tantôt au-dessous de la valeur de sa force. De toutes
ces circonstances, il résulte q u e la différence entre le prix d ' u n e m a c h i n e et
celui de la force de travail p e u t varier b e a u c o u p , lors m ê m e q u e la diffé-
rence entre le travail nécessaire à la p r o d u c t i o n de la m a c h i n e , et la s o m m e 5
de travail qu'elle r e m p l a c e reste constante. M a i s c'est la première diffé-
r e n c e seule qui d é t e r m i n e le prix de revient p o u r le capitaliste, et d o n t la
c o n c u r r e n c e le force à tenir compte. Aussi voit-on a u j o u r d ' h u i des m a -
chines inventées en Angleterre q u i ne trouvent leur emploi q u e d a n s
l ' A m é r i q u e du N o r d . P o u r la m ê m e raison, l'Allemagne au seizième et dix- 10
septième siècle, inventait des m a c h i n e s d o n t la H o l l a n d e seule se servait;
et m a i n t e invention française du dix-huitième siècle n'était exploitée q u e
par l'Angleterre.
En tout pays d ' a n c i e n n e civilisation, l'emploi des m a c h i n e s d a n s quel-
ques branches d'industrie produit dans d'autres u n e telle s u r a b o n d a n c e de 15
travail (redundancy of labour, dit Ricardo), q u e la baisse du salaire au-des-
sous de la valeur de la force de travail, m e t ici obstacle à leur usage et le
r e n d superflu, souvent m ê m e impossible au point de vue du capital, d o n t le
gain provient en effet de la d i m i n u t i o n , n o n du travail qu'il emploie, m a i s
du travail qu'il paye. 20
P e n d a n t les dernières années, le travail des enfants a été considérable-
m e n t d i m i n u é , et m ê m e çà et là presque supprimé, dans quelques b r a n c h e s
de la m a n u f a c t u r e de laine anglaise. P o u r q u o i ?
L'acte de fabrique forçait d'employer u n e double série d'enfants d o n t
l'une travaillait 6 heures, l'autre 4, ou c h a c u n e 5 heures s e u l e m e n t . Or, les 25
parents ne voulurent p o i n t vendre les demi-temps (half times) m e i l l e u r
m a r c h é que les temps-entiers (full times). Dès lors les d e m i - t e m p s furent
123
remplacés par u n e m a c h i n e . Avant l'interdiction du travail des f e m m e s
et des enfants (au-dessous de 10 ans) d a n s les m i n e s , le capital trouvait la
m é t h o d e de descendre d a n s les puits des femmes, des j e u n e s filles et des 30
h o m m e s n u s liés ensemble, tellement d'accord avec son code de m o r a l e et
surtout avec son grand-livre, q u e ce n'est qu'après l'interdiction qu'il e u t
recours à la m a c h i n e et s u p p r i m a ces mariages capitalistes. Les Y a n k e e s o n t
1 2 3
« C e n'est q u e p a r n é c e s s i t é q u e les m a î t r e s r e t i e n n e n t d e u x séries d ' e n f a n t s a u - d e s s o u s d e
13 a n s . . . . En fait, u n e classe de m a n u f a c t u r i e r s , les filateurs de laine, e m p l o i e n t r a r e m e n t d e s 35
enfants a u - d e s s o u s d e 1 3 ans, c'est-à-dire des d e m i - t e m p s . Ils o n t i n t r o d u i t d e s m a c h i n e s n o u -
velles e t perfectionnées d e diverses espèces, q u i l e u r p e r m e t t e n t d e s'en passer. P o u r d o n n e r
u n e x e m p l e d e cette d i m i n u t i o n d a n s l e n o m b r e des enfants, j e m e n t i o n n e r a i u n p r o c è s d e
travail d a n s lequel, grâce à l ' a d d i t i o n a u x m a c h i n e s e x i s t a n t e s d ' u n a p p a r e i l appelé piecing ma-
chine, le travail de six ou de q u a t r e d e m i - t e m p s , s u i v a n t la p a r t i c u l a r i t é de c h a q u e m a c h i n e , 40
p e u t être e x é c u t é par u n e j e u n e p e r s o n n e (au-dessus d e 1 3 a n s ) . . . . C'est l e s y s t è m e des d e m i -
t e m p s q u i a suggéré l ' i n v e n t i o n de la p i e c i n g m a c h i n e . » (Reports of Insp. of Fact, for 31 Oct.
1858.)

336
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

inventé des m a c h i n e s pour casser et broyer les pierres. Les Anglais ne les
emploient pas parce q u e le « m i s é r a b l e » («wretch», tel est le n o m q u e
d o n n e l ' é c o n o m i e politique anglaise à l'ouvrier agricole) q u i e x é c u t e ce
travail reçoit u n e si faible partie de ce q u i lui est dû, que l'emploi de la m a -
124
5 chine enchérirait le p r o d u i t p o u r le c a p i t a l i s t e . En Angleterre, on se sert
125
encore, le long des c a n a u x , de femmes au lieu de chevaux p o u r le h a l a g e ,
parce q u e les frais des c h e v a u x et des m a c h i n e s sont des quantités d o n n é e s
m a t h é m a t i q u e m e n t , tandis q u e ceux des f e m m e s rejetées d a n s la lie de la
population, é c h a p p e n t à t o u t calcul. Aussi c'est en Angleterre, le pays des
10 m a c h i n e s , q u e la force h u m a i n e est prodiguée pour des bagatelles avec le
plus de cynisme.

III
Réaction immédiate de l'industrie mécanique sur le travailleur

Il a été d é m o n t r é q u e le p o i n t de départ de la grande industrie est le m o y e n


15 de travail qui u n e fois révolutionné revêt sa forme la plus développée |
|171| dans le système m é c a n i q u e de la fabrique. Avant d ' e x a m i n e r de
quelle façon le m a t é r i e l h u m a i n y est incorporé, il convient d'étudier les ef-
fets rétroactifs les plus i m m é d i a t s de cette révolution sur l'ouvrier.

a) Appropriation des forces de travail supplémentaires -


20 Travail des femmes et des enfants

En r e n d a n t superflue la force m u s c u l a i r e , la m a c h i n e p e r m e t d'employer


des ouvriers sans grande force m u s c u l a i r e , m a i s d o n t les m e m b r e s sont
d ' a u t a n t plus souples qu'ils sont m o i n s développés. Q u a n d le capital s'em-
para de la m a c h i n e , son cri fut : du travail de femmes, du travail d'enfants !
25 Ce m o y e n puissant de d i m i n u e r les labeurs de l ' h o m m e , se changea aussi-
tôt en m o y e n d ' a u g m e n t e r le n o m b r e des salariés ; il courba tous les m e m -
bres de la famille, sans distinction d'âge et de sexe, sous le b â t o n du capi-
tal. Le travail forcé p o u r le capital usurpa la place des j e u x de l'enfance et
du travail libre p o u r l'entretien de la famille ; et le support é c o n o m i q u e des
126
30 m œ u r s de famille était ce travail d o m e s t i q u e .

1 2 4
« I l arrive s o u v e n t q u e l a m a c h i n e n e p e u t être e m p l o y é e à m o i n s q u e l e travail (il v e u t dire
le salaire) ne s'élève. » ( R i c a r d o 1. c. p. 479.)
1 2 5
Voy. : Report of the Social Science Congress at Edinburgh. October 1863.
1 2 6
L e d o c t e u r Edward S m i t h , p e n d a n t l a crise c o t o n n i è r e q u i a c c o m p a g n a l a g u e r r e civile
35 a m é r i c a i n e , fut envoyé p a r le g o u v e r n e m e n t anglais d a n s le L a n c a s h i r e , le C h e s h i r e etc., p o u r

337
Quatrième section · La production de la plus-value relative

La valeur de la force de travail était d é t e r m i n é e par les frais d'entretien


de l'ouvrier et de sa famille. En j e t a n t la famille sur le m a r c h é , en distri-
b u a n t ainsi sur plusieurs forces la valeur d ' u n e seule, la m a c h i n e la dépré-
cie. Il se p e u t q u e les quatre forces, par exemple, q u ' u n e famille ouvrière
vend m a i n t e n a n t , lui rapportent plus q u e jadis la seule force de son chef; 5
m a i s aussi quatre j o u r n é e s de travail en ont remplacé u n e seule, et leur
prix a baissé en proportion de l'excès du surtravail de quatre sur le surtra-
vail d ' u n seul. Il faut m a i n t e n a n t que quatre personnes fournissent n o n -
s e u l e m e n t du travail, m a i s encore du travail extra au capital, afin q u ' u n e
seule famille vive. C'est ainsi q u e la m a c h i n e , en a u g m e n t a n t la m a t i è r e 10
127
h u m a i n e exploitable, élève en m ê m e temps le degré d ' e x p l o i t a t i o n .
L'emploi capitaliste du m a c h i n i s m e altère foncièrement le contrat, d o n t
la première condition était q u e capitaliste et ouvrier devaient se présenter
en face l'un de l'autre c o m m e personnes libres, m a r c h a n d s tous deux, l'un
possesseur d'argent ou de m o y e n s de production, l'autre possesseur de 15
force de travail. Tout cela est renversé dès q u e le capital achète des m i -
n e u r s . Jadis, l'ouvrier vendait sa propre force de travail d o n t il pouvait li-
b r e m e n t disposer, m a i n t e n a n t il vend f e m m e et enfants; il devient m a r -
128
c h a n d d'esclaves . Et en fait, la d e m a n d e du travail des enfants ressemble

faire u n r a p p o r t sur l'état d e s a n t é des travailleurs. O n lit d a n s c e r a p p o r t : « A u p o i n t d e v u e 20


h y g i é n i q u e , et a b s t r a c t i o n faite de la délivrance de l'ouvrier de l ' a t m o s p h è r e de la f a b r i q u e , la
crise p r é s e n t e divers avantages. L e s f e m m e s des ouvriers o n t m a i n t e n a n t assez d e loisir p o u r
p o u v o i r offrir le sein à leurs n o u r r i s s o n s au lieu de les e m p o i s o n n e r avec le c o r d i a l de G o d -
frey. Elles o n t aussi trouvé le t e m p s d ' a p p r e n d r e à faire la c u i s i n e . » M a l h e u r e u s e m e n t elles
a c q u i r e n t c e t a l e n t c u l i n a i r e a u m o m e n t o ù elles n ' a v a i e n t r i e n à m a n g e r , m a i s o n voit c o m - 25
m e n t l e c a p i t a l e n v u e d e s o n p r o p r e a c c r o i s s e m e n t avait u s u r p é l e travail q u e n é c e s s i t e l a
c o n s o m m a t i o n de la famille. La crise a été aussi utilisée d a n s q u e l q u e s écoles p o u r e n s e i g n e r
la c o u t u r e a u x ouvrières. Il a d o n c fallu u n e r é v o l u t i o n a m é r i c a i n e et u n e crise u n i v e r s e l l e
p o u r q u e des ouvrières q u i filent p o u r le m o n d e entier apprissent à c o u d r e .
1 2 7
« L ' a c c r o i s s e m e n t n u m é r i q u e des travailleurs a été c o n s i d é r a b l e p a r s u i t e d e l a s u b s t i t u t i o n 30
croissante des f e m m e s a u x h o m m e s e t s u r t o u t des enfants a u x a d u l t e s . U n h o m m e d'âge m û r
d o n t le salaire variait de 18 à 45 sh. p a r s e m a i n e , est m a i n t e n a n t r e m p l a c é p a r 3 p e t i t e s filles
de 13 a n s payées de 6 à 8 sh. » (Th. de Q u i n c e y : The Logic of Politic. Econ. Lond. 1844. N o t e de
la p. 147). C o m m e certaines f o n c t i o n s de la famille, telles q u e le s o i n et l ' a l l a i t e m e n t des e n -
fants, ne p e u v e n t être t o u t à fait s u p p r i m é e s , les m è r e s de familles confisquées p a r le c a p i t a l 35
s o n t plus o u m o i n s forcées d e l o u e r des r e m p l a ç a n t e s . Les t r a v a u x d o m e s t i q u e s , tels q u e l a
c o u t u r e , le r a c c o m m o d a g e , etc., d o i v e n t être r e m p l a c é s par des m a r c h a n d i s e s t o u t e s faites. A
l a d é p e n s e a m o i n d r i e e n travail d o m e s t i q u e c o r r e s p o n d u n e a u g m e n t a t i o n d e d é p e n s e e n ar-
gent. L e s frais de la famille du travailleur croissent par c o n s é q u e n t et b a l a n c e n t le surplus de
la recette. A j o u t o n s à cela q u ' i l y d e v i e n t i m p o s s i b l e de p r é p a r e r et de c o n s o m m e r les subsis- 40
t a n c e s avec é c o n o m i e et d i s c e r n e m e n t . - Sur t o u t ces faits passés sous silence p a r l ' é c o n o m i e
p o l i t i q u e officielle on trouve de r i c h e s r e n s e i g n e m e n t s d a n s les r a p p o r t s d e s i n s p e c t e u r s de fa-
b r i q u e , de la ((Children's Employment Commission» de m ê m e q u e d a n s les «Reports on Public
Health».
1 2 8
En c o n t r a s t e avec ce g r a n d fait q u e ce s o n t les ouvriers m â l e s q u i o n t forcé le c a p i t a l à d i - 45
m i n u e r le travail d e s f e m m e s et des e n f a n t s d a n s les fabriques anglaises, les r a p p o r t s les p l u s
r é c e n t s de la ((Children's Employment Commission» c o n t i e n n e n t d e s traits r é e l l e m e n t révoltants

338
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

souvent, m ê m e p o u r la forme, à la d e m a n d e d'esclaves nègres telle q u ' o n la


rencontra d a n s les j o u r n a u x américains. « M o n attention, dit u n inspecteur
de fabrique anglais, fut attirée par u n e a n n o n c e de la feuille locale d ' u n e
des plus i m p o r t a n t e s villes manufacturières de m o n district, a n n o n c e d o n t
5 voici le t e x t e : <On demande de 12 à 20 jeunes garçons, pas plus jeunes que ce
129
qui peut passer pour 13 ans. Salaire, 4 s h . par s e m a i n e . S'adresser, e t o » .
Le passage souligné se rapporte à un article du Factory Act, déclarant q u e
les enfants au-dessous de 13 ans ne doivent travailler que 6 h e u r e s . Un m é -
decin ad hoc (certifying surgeon) est chargé de vérifier l'âge. Le fabricant
10 d e m a n d e d o n c des j e u n e s garçons qui aient l'air d'avoir déjà 13 a n s . La sta-
tistique anglaise des vingt dernières a n n é e s a t é m o i g n é parfois d ' u n e d i m i -
n u t i o n subite d a n s le n o m b r e des enfants au-dessous de cet âge employés
dans les fabriques. D'après les dépositions des inspecteurs, cette d i m i n u -
tion était en grande partie l'œuvre du trafic sordide des pa||172|rents proté-
15 gés par les m é d e c i n s vérificateurs (certifying surgeons) qui exagéraient l'âge
des enfants pour satisfaire l'avidité d'exploitation des capitalistes. D a n s le
district de B e t h n a l G r e e n , le plus m a l famé de Londres, se tient tous les
lundis et m a r d i s m a t i n un m a r c h é public où des enfants des d e u x sexes, à
partir de 9 ans, se v e n d e n t e u x - m ê m e s a u x fabricants de soie. « L e s c o n d i -
20 tions ordinaires sont de 1 sh. 8 d. par s e m a i n e (qui a p p a r t i e n n e n t a u x pa-
rents), plus 2 d. pour m o i , avec le t h é » , dit un enfant d a n s sa déposition.
Les contrats ne sont valables que p o u r la s e m a i n e . P e n d a n t t o u t e la durée
130
du m a r c h é , on assiste à des scènes et on e n t e n d un langage q u i r é v o l t e n t .
Il arrive encore en Angleterre q u e des grippe-sous femelles p r e n n e n t des
25 enfants d a n s les workhouses et les l o u e n t à n ' i m p o r t e q u e l a c h e t e u r p o u r
131
2 sh. 6 d. p a r s e m a i n e . Malgré la législation, le n o m b r e des petits garçons
vendus par leurs propres parents pour servir de m a c h i n e s à r a m o n e r les

sur les p r o c é d é s esclavagistes de certains p a r e n t s d a n s le trafic s o r d i d e de leurs e n f a n t s . M a i s


c o m m e o n p e u t l e voir p a r ces r a p p o r t s , l e p h a r i s i e n capitaliste d é n o n c e l u i - m ê m e l a bestialité
30 q u ' i l a créée, q u ' i l é t e r n i s e et e x p l o i t e et q u ' i l a b a p t i s é e du n o m de L i b e r t é du travail. « L e
travail des enfants a été a p p e l é en a i d e . . . . m ê m e p o u r p a y e r leur p a i n q u o t i d i e n ; s a n s force
p o u r s u p p o r t e r u n l a b e u r s i d i s p r o p o r t i o n n é , s a n s i n s t r u c t i o n p o u r diriger l e u r vie d a n s l'ave-
nir, ils ont été jetés d a n s u n e s i t u a t i o n p h y s i q u e m e n t et m o r a l e m e n t souillée. L ' h i s t o r i e n juif,
à propos de la d e s t r u c t i o n de J é r u s a l e m p a r T i t u s a d o n n é à e n t e n d r e q u ' i l n ' é t a i t p a s é t o n -
35 n a n t qu'elle e û t s u b i u n e d e s t r u c t i o n s i terrible, p u i s q u ' u n e m è r e i n h u m a i n e avait sacrifié son
p r o p r e fils p o u r a p a i s e r les t o u r m e n t s d ' u n e faim irrésistible. » Public Economy concentrated.
Carlisle, 1833, p. 66. D a n s le «Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse» (31 m a i 1837), le
d o c t e u r Perrot d i t : « L a m i s è r e e n g e n d r e q u e l q u e f o i s c h e z les pères d e famille u n o d i e u x es-
prit de s p é c u l a t i o n s u r leurs e n f a n t s , et des chefs d ' é t a b l i s s e m e n t s o n t s o u v e n t sollicités p o u r
40 recevoir d a n s leurs ateliers d e s enfants a u - d e s s o u s d e l'âge m ê m e o ù o n les a d m e t o r d i n a i r e -
ment. »
1 2 9
A. R e d g r a v e d a n s «Reports of Insp. ofFact, for 31 oct. 1858, p. 4 1 » .
1 3 0
«Children's Employment Commission.» V.Report. Lond. 1866, p . 8 1 , n . 3 1 .
1 3 1
« Child. Employm. Comm. III. Report. Lond. 1864, p. 5 3 , n. 15.»

339
Quatrième section • La production de la plus-value relative

c h e m i n é e s (bien qu'il existe des m a c h i n e s pour les remplacer) atteint le


1 3 2
chiffre d'au m o i n s 2 0 0 0 .
Le m a c h i n i s m e bouleversa tellement le rapport j u r i d i q u e entre l'ache-
t e u r et le v e n d e u r de la force de travail, q u e la transaction entière perdit
m ê m e l'apparence d ' u n contrat entre personnes libres. C'est ce qui fournit 5
plus tard au P a r l e m e n t anglais le prétexte j u r i d i q u e p o u r l'intervention de
l'État dans le régime des fabriques. Toutes les fois q u e la loi impose la li-
m i t e de six heures p o u r le travail des enfants dans les branches d'industrie
n o n réglementées, on e n t e n d retentir de n o u v e a u les plaintes des fabri-
cants. N o m b r e de parents, disent-ils, retirent leurs enfants des industries 10
dès qu'elles sont soumises à la loi, pour les vendre à celles où règne encore
« l a Liberté du travail», c'est-à-dire où les enfants au-dessous de 13 ans
sont forcés de travailler c o m m e des adultes et se v e n d e n t plus cher. M a i s
c o m m e le capital est de sa n a t u r e niveleur, il exige, au n o m de son Droit
i n n é , q u e dans toutes les sphères de p r o d u c t i o n les conditions de l'exploi- 15
tation du travail soient égales pour tous. La limitation légale du travail des
enfants dans u n e b r a n c h e d'industrie entraîne d o n c s a limitation d a n s u n e
autre.
N o u s avons déjà signalé la détérioration physique des enfants et des
j e u n e s personnes, ainsi q u e des femmes d'ouvriers q u e la m a c h i n e s o u m e t 20
d'abord d i r e c t e m e n t à l'exploitation du capital dans les fabriques d o n t elle
est la base, et ensuite i n d i r e c t e m e n t d a n s toutes les autres b r a n c h e s d'in-
dustrie. N o u s n o u s c o n t e n t e r o n s ici d'insister sur un seul point, l ' é n o r m e
mortalité des enfants des travailleurs dans les premières a n n é e s de leur vie.
Il y a en Angleterre 16 districts d'enregistrement où sur 100 000 enfants vi- 25
vants, il n'y a en m o y e n n e q u e 9085 cas de m o r t par a n n é e (dans un district
7047 s e u l e m e n t ) ; d a n s 24 districts on constate 10 à 1 1 0 0 0 cas de m o r t ,
dans 39 districts 11 à 12 000, dans 48 districts 12 à 13 000, dans 22 districts
plus de 2 0 0 0 0 , dans 25 districts plus de 2 1 0 0 0 , d a n s 17 plus de 2 2 0 0 0 ,
dans 11 plus de 23 000, d a n s ceux de H o o , Wolverhampton, A s h t o n - u n d e r - 30
Lyne et Preston plus de 2 4 0 0 0 , d a n s ceux de N o t t i n g h a m , Stockport et
Bradford plus de 25 000, dans celui de W i s b e a c h 2 6 0 0 1 , et à M a n c h e s t e r
1 3 3
2 6 1 2 5 . U n e e n q u ê t e m é d i c a l e officielle de 1861 a d é m o n t r é qu'abstrac-
1 3 2
L. c. V. Report, p. X X I I , n. 137.
1 3 3
« Sixth Report on Public Health. Lond. 1864, p. 34. » 35
D a n s les villes ouvrières e n F r a n c e l a m o r t a l i t é des enfants d'ouvriers a u - d e s s o u s d ' u n a n
est de 20 à 22 % (chiffre de R o u b a i x ) . A M u l h o u s e elle a a t t e i n t 33 % en 1863. Elle y d é p a s s e
toujours 3 0 % .
D a n s u n travail p r é s e n t é à l ' A c a d é m i e d e M é d e c i n e , M . Devilliers établit q u e l a m o r t a l i t é
des enfants des familles aisées é t a n t de 10 %, celle d e s enfants d'ouvriers tisseurs est au m i n i - 40
m u m d e 3 5 % . (Discours d e M . B o u d e t à l ' A c a d é m i e d e M é d e c i n e , s é a n c e d u 2 7 n o v e m b r e
e
1866). - D a n s son 2 8 Bulletin, la Société i n d u s t r i e l l e de M u l h o u s e c o n s t a t e le « d é p é r i s s e -
m e n t effrayant de la g é n é r a t i o n q u i se d é v e l o p p e » .

340
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

tion faite de circonstances locales, les chiffres les plus élevés de mortalité
sont dues p r i n c i p a l e m e n t à l'occupation des mères hors de chez elles. Il en
résulte, en effet, que les enfants sont négligés, maltraités, m a l nourris ou
insuffisamment, parfois alimentés avec des opiats, délaissés par leurs
5 mères qui en arrivent à éprouver pour eux u n e aversion contre n a t u r e . Trop
134
souvent ils sont les victimes de la faim ou du p o i s o n . D a n s les districts
agricoles, « où le n o m b r e des f e m m e s ainsi occupées est à son m i n i m u m , le
135
chiffre de la mortalité est aussi le plus b a s » . La c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e
de 1861 fournit c e p e n d a n t ce résultat i n a t t e n d u que dans quelques districts
10 p u r e m e n t agricoles des bords de la m e r du N o r d le chiffre de mortalité des
enfants au-dessous d ' u n an, atteint presque celui des districts de fabrique
les plus m a l famés. Le docteur J u l i a n H u n t e r fut chargé d'étudier ce p h é -
e
n o m è n e sur les lieux. Ses conclusions sont enregistrées d a n s le V I Rapport
136
sur la Santé publique . On avait supposé jusqu'alors q u e la m a l a r i a et
15 d'autres fièvres particulières à ces contrées basses et m a r é c a g e u s e s déci-
m a i e n t les enfants. L ' e n q u ê t e d é m o n t r a le contraire, à savoir « q u e la
m ê m e cause qui avait chassé la malaria, c'est-à-dire la transformation de
ce sol, marais en hiver et lande stérile en été, en féconde terre à froment,
137
était p r é c i s é m e n t la cause de cette mortalité e x t r a o r d i n a i r e » . Les
20 soixante-dix m é d e c i n s de ces districts, d o n t le docteur H u n t e r recueillit les
dépositions, furent « m e r v e i l l e u s e m e n t d'accord sur ce p o i n t » . La révolu-
tion dans la culture du sol y avait en effet introduit le système industriel.
« D e s femmes mariées travaillant par b a n d e s avec des j e u n e s filles et des
j e u n e s garçons sont mises à la disposition d ' u n fermier p o u r ||173| u n e cer-
25 taine s o m m e par u n h o m m e q u i porte l e n o m d e chef d e b a n d e (gangmas-
ter) et q u i ne vend les b a n d e s qu'entières. Le c h a m p de travail de ces
b a n d e s a m b u l a n t e s est souvent situé à plusieurs lieues de leurs villages. On
les trouve m a t i n et soir sur les routes publiques, les f e m m e s vêtues de cotil-
lons courts et de j u p e s à l'avenant, avec des bottes et parfois des p a n t a l o n s ,
30 fortes et saines, m a i s c o r r o m p u e s par l e u r libertinage habituel, et n ' a y a n t
n u l souci des suites funestes que leur goût pour ce genre de vie actif et n o -
m a d e entraîne pour leur progéniture q u i reste seule à la m a i s o n et y dépé-
138
r i t . » T o u s les p h é n o m è n e s observés dans les districts de fabrique, entre
1 3 4
« E l l e ( l ' e n q u ê t e d e 1861) ... a d é m o n t r é q u e d ' u n e part, d a n s les c i r c o n s t a n c e s q u e n o u s
35 v e n o n s de décrire, les e n f a n t s p é r i s s e n t p a r s u i t e de la n é g l i g e n c e et du d é r è g l e m e n t q u i résul-
t e n t des o c c u p a t i o n s d e leurs m è r e s , e t d ' a u t r e part q u e les m è r e s e l l e s - m ê m e s d e v i e n n e n t d e
plus en p l u s d é n a t u r é e s ; à tel p o i n t q u ' e l l e s ne se t r o u b l e n t p l u s de la m o r t de leurs enfants, et
quelquefois m ê m e p r e n n e n t d e s m e s u r e s directes p o u r a s s u r e r cette m o r t » . (I.e.).
1 3 5
L. c. p . 454.
1 3 6
40 L . c . p. 4 5 4 - 4 6 2 . «Report by Dr. Henry Julian Hunteron the excessive mortality of infants in some
rural districts of England. »
1 3 7
L . c . p . 3 5 e t p . 4 5 5 , 456.
1 3 8
L.c. p.456.

341
Quatrième section • La production de la plus-value relative

autres l'infanticide dissimulé et le t r a i t e m e n t des enfants avec des opiats,


139
se reproduisent ici à un degré b i e n s u p é r i e u r . « Ce q u e je sais là-dessus,
dit le docteur Simon, fonctionnaire du Privy Council et r é d a c t e u r en chef
des rapports sur la Santé publique, doit excuser l'horreur profonde q u e
j ' é p r o u v e toutes les fois qu'il est question d'occupation industrielle, d a n s le 5
140
sens e m p h a t i q u e du m o t , des femmes a d u l t e s . » - « C e sera, s'écrie l'ins-
pecteur R. Baker d a n s un rapport officiel, ce sera un grand b o n h e u r p o u r
les districts manufacturiers de l'Angleterre, q u a n d il sera interdit à t o u t e
femme mariée et chargée de famille de travailler dans n ' i m p o r t e quelle fa-
141
brique .» 10
Fr. Engels, dans son ouvrage sur la Situation des classes ouvrières en Angle-
terre, et d'autres écrivains ont dépeint si c o m p l è t e m e n t la détérioration m o -
rale q u ' a m è n e l'exploitation capitaliste du travail des f e m m e s et des en-
fants, qu'il me suffit ici d ' e n faire m e n t i o n . M a i s le vide intellectuel
produit artificiellement p a r la m é t a m o r p h o s e d'adolescents en voie de for- 15
m a t i o n en simples m a c h i n e s à fabriquer de la plus-value, et qu'il faut b i e n
distinguer de cette ignorance naïve qui laisse l'esprit en friche sans atta-
quer sa faculté de développement, sa fertilité naturelle, ce vide fatal, le Par-
l e m e n t anglais se crut enfin forcé d'y r e m é d i e r en faisant de l'instruction
élémentaire la condition légale de la c o n s o m m a t i o n productive des enfants 20
au-dessous de quatorze ans dans toutes les industries soumises a u x lois de
fabrique. L'esprit de la p r o d u c t i o n capitaliste éclate d a n s la r é d a c t i o n fri-
vole des articles de ces lois c o n c e r n a n t cette soi-disant instruction, d a n s le
défaut de toute inspection administrative qui r e n d illusoire en g r a n d e par-
tie l'enseignement forcé, dans l'opposition des fabricants à cette loi, et 25
dans leurs subterfuges et faux-fuyants p o u r l'éluder dans la p r a t i q u e . « L a
législation seule est à blâmer, parce qu'elle a p r o m u l g u é u n e loi m e n t e u s e
qui, sous l'apparence de prendre soin de l ' é d u c a t i o n des enfants, ne
contient en réalité a u c u n article de n a t u r e à assurer la réalisation de ce pré-
t e n d u but. Elle ne d é t e r m i n e rien, sinon que les enfants devront être ren- 30
fermés un certain n o m b r e d'heures (3 heures) par j o u r entre les quatre
m u r s d ' u n local appelé école, et q u e ceux qui les e m p l o i e n t a u r o n t à en o b -
tenir le certificat c h a q u e s e m a i n e d ' u n e personne q u i le signera à titre de
142
maître ou de maîtresse d ' é c o l e . » Avant la p r o m u l g a t i o n de la loi de fa-
1 3 9
L a c o n s o m m a t i o n d e l ' o p i u m s e p r o p a g e c h a q u e j o u r p a r m i les travailleurs a d u l t e s e t les 35
ouvrières d a n s les districts agricoles c o m m e d a n s les districts m a n u f a c t u r i e r s . « P o u s s e r l a v e n t e
des opiats, tel est l'objet des efforts de plus d ' u n m a r c h a n d en gros. P o u r les droguistes c'est
l'article principal» (L.c. p. 459). « L e s n o u r r i s s o n s q u i a b s o r b a i e n t des opiats d e v e n a i e n t r a b o u -
gris c o m m e de vieux petits h o m m e s ou se r a t a t i n a i e n t à l'état de p e t i t s singes.» ( L . c . p . 4 6 0 ) .
Voilà la terrible v e n g e a n c e q u e l ' I n d e et la C h i n e t i r e n t de l'Angleterre. 40
1 4 0
L.c. p.37.
1 4 1
« Reports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1862, p. 59. » Cet i n s p e c t e u r de f a b r i q u e é t a i t m é d e c i n .
1 4 2
L e o n a r d H o r n e r d a n s «Reports of Insp. of Fact, for 30th April 1857, p. 1 7 » .

342
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

brique revisée de 1844, u n e foule de ces certificats d'école signés d ' u n e


croix prouvaient q u e les instituteurs ou institutrices ne savaient pas écrire.
« D a n s u n e visite q u e je fis à u n e école semblable, je fus t e l l e m e n t c h o q u é
de l'ignorance du maître q u e je lui d i s : <Pardon, M o n s i e u r , m a i s savez-
5 vous lire? - Ih jeh summat>, telle fut sa r é p o n s e ; m a i s p o u r se justifier, il
ajouta: <Dans tous les cas, je surveille les écoliers.)» P e n d a n t la prépara-
tion de la loi de 1844, les inspecteurs de fabrique d é n o n c è r e n t l'état p i t e u x
des prétendues écoles d o n t ils devaient déclarer les certificats irréprocha-
bles au point de vue légal. T o u t ce qu'ils obtinrent, c'est q u ' à partir de
10 1844, les chiffres inscrits sur les certificats, ainsi q u e les n o m s et p r é n o m s
143
des instituteurs, devaient être écrits de la propre m a i n de ces d e r n i e r s .
Sir J o h n Kincaid, inspecteur de fabrique de l'Ecosse, cite m a i n t s faits du
m ê m e genre. « L a première école q u e n o u s visitâmes était t e n u e par u n e
certaine Mrs. A n n Killin. Invitée par m o i à épeler son n o m , elle c o m m i t
15 t o u t d'abord u n e bévue en c o m m e n ç a n t par la lettre C; m a i s elle se corri-
gea aussitôt, et dit q u e son n o m c o m m e n ç a i t p a r un K. En e x a m i n a n t sa si-
g n a t u r e dans les livres de certificats, je r e m a r q u a i c e p e n d a n t qu'elle l'épe-
lait de diverses m a n i è r e s et q u e son écriture ne laissait a u c u n d o u t e sur son
incapacité. Elle avoua elle-même qu'elle ne savait pas tenir son registre ...
20 D a n s u n e seconde école je trouvai u n e salle longue de 15 pieds et large de
144
10, où je c o m p t a i 75 écoliers q u i piaillaient un b a r a g o u i n i n i n t e l l i g i b l e . »
Et ce n'est pas s e u l e m e n t d a n s ces taudis p i t e u x que les enfants o b t i e n n e n t
des certificats m a i s n o n de l'instruction; il y a b e a u c o u p d'écoles où le
maître est c o m p é t e n t ; m a i s ses efforts é c h o u e n t presque c o m p l è t e m e n t
25 contre le fouillis inextricable d'enfants de t o u t âge au-dessus de trois ans.
« Ses a p p o i n t e m e n t s , dans le meilleur cas, misérables, d é p e n d e n t du n o m -
bre de p e n c e qu'il reçoit, de la q u a n t i t é d'enfants qu'il lui est possible de
fourrer dans u n e c h a m b r e . E t pour comble, u n misérable a m e u b l e m e n t , u n
m a n q u e de livres et de tout autre matériel d ' e n s e i g n e m e n t , et l'influence
30 pernicieuse d ' u n air h u m i d e et vicié sur les pauvres enfants. Je me suis
trouvé d a n s b e a u c o u p d'écoles semblables où je voyais des rangées |
|174| d'enfants q u i ne faisaient a b s o l u m e n t r i e n ; et c'est là ce q u ' o n appelle
fréquenter l'école, et ce sont de tels enfants q u i figurent c o m m e é d u q u é s
145
(educated) dans la statistique officielle . » En Ecosse, les fabricants cher-
35 chent à se passer le plus possible des enfants q u i sont obligés de fréquenter
l'école. «Cela suffit p o u r d é m o n t r e r la grande aversion q u e leur inspirent
146
les articles de la loi à ce s u j e t . » T o u t cela devient d ' u n grotesque effroya-

1 4 3
Id. d a n s «Rep. of Fact, for 31st Oct. 1855, p. 18, 1 9 » .
1 4 4
Sir J o h n K i n c a i d d a n s «Rep. of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1858, p. 3 1 , 3 2 » .
1 4 5
40 L e o n a r d H o r n e r d a n s «Reports etc. for 30th April 1857, p. 17 [,18]».
1 4 6
Reports etc. for 31st Oct. 1856, p. 66.

343
Quatrième section • La production de la plus-value relative

ble dans les imprimeries sur coton, laine, etc., q u i sont réglées par u n e loi
spéciale. D'après les arrêtés de la loi, c h a q u e enfant avant d'entrer d a n s
u n e fabrique de ce genre doit avoir fréquenté l'école au m o i n s 30 jours
et pas m o i n s de 150 heures p e n d a n t les 6 mois qui p r é c è d e n t le premier
j o u r de son emploi. U n e fois au travail, il doit é g a l e m e n t fréquenter 5
l'école 30 jours et 150 heures dans le courant d ' u n des d e u x semestres de
l'année.
Son séjour à l'école doit avoir lieu entre 8 heures du m a t i n et 6 h e u r e s
du soir. A u c u n e leçon de m o i n s de 2 heures % ou de plus de 5 h e u r e s d a n s
le m ê m e j o u r ne doit être c o m p t é e c o m m e faisant partie des 150 heures. 10
« D a n s les circonstances ordinaires les enfants vont à l'école avant et après
m i d i p e n d a n t 30 jours, 5 heures par jour, et après ces 30 jours q u a n d la
s o m m e des 150 heures est atteinte, q u a n d , pour parler leur propre langue,
ils ont fini leur livre, ils r e t o u r n e n t à la fabrique où ils restent 6 m o i s
j u s q u ' à l'échéance d ' u n n o u v e a u t e r m e , et alors ils r e t o u r n e n t à l'école 15
j u s q u ' à ce que leur livre soit de n o u v e a u fini, et ainsi de s u i t e . . . . Beau-
coup de garçons q u i o n t fréquenté l'école p e n d a n t les 150 h e u r e s prescrites
ne sont pas plus avancés au b o u t des 6 m o i s de leur séjour dans la fabrique
q u ' a u p a r a v a n t ; ils ont n a t u r e l l e m e n t oublié tout ce qu'ils avaient appris.
D a n s d'autres imprimeries sur coton, la fréquentation de l'école d é p e n d ab- 20
s o l u m e n t des exigences du travail d a n s la fabrique. Le n o m b r e d'heures de
rigueur y est acquitté d a n s c h a q u e période de 6 m o i s par des à-compte de 3
à 4 heures à la fois disséminées sur tout le semestre. L'enfant par e x e m p l e
se rend à l'école un j o u r de 8 à 11 heures du m a t i n , un autre j o u r de 1 à
4 heures de l'après-midi, puis il s'en absente p e n d a n t t o u t e u n e série de 25
jours p o u r y revenir ensuite de 3 à 6 heures de l'après-midi p e n d a n t 3 ou
4 jours de suite ou p e n d a n t u n e s e m a i n e . Il disparaît de n o u v e a u trois
semaines ou un mois, puis revient p o u r que lque s heures, d a n s certains
j o u r s de chômage, q u a n d par hasard ceux qui l'emploient n ' o n t pas b e -
soin de lui. L'enfant est ainsi ballotté (buffeted) de l'école à la fabrique et 30
de la fabrique à l'école, j u s q u ' à ce q u e la s o m m e des 150 h e u r e s soit
147
acquittée . »
Par l'annexion au p e r s o n n e l de travail c o m b i n é d ' u n e m a s s e p r é p o n d é -

1 4 7
A . R e d g r a v e d a n s «Reports of Insp. of Fact, for list Oct. 1857, p. 4 1 - 4 3 » . D a n s les b r a n c h e s
de l ' i n d u s t r i e anglaise où r è g n e d e p u i s assez l o n g t e m p s la loi des fabriques p r o p r e m e n t d i t e 35
(qu'il ne faut p a s c o n f o n d r e avec le Print Works' Act), les o b t a c l e s q u e r e n c o n t r a i e n t les arti-
cles s u r l ' i n s t r u c t i o n o n t été s u r m o n t é s d a n s u n e c e r t a m e m e s u r e . Q u a n t a u x i n d u s t r i e s n o n
s o u m i s e s à la loi, la m a n i è r e de voir q u i y p r é d o m i n e est celle e x p r i m é e par le f a b r i c a n t ver-
rier J . G e d d e s d e v a n t l e c o m m i s s a i r e d ' e n q u ê t e M . W h i t e : « A u t a n t q u e j e p u i s e n juger, l e
s u p p l é m e n t d ' i n s t r u c t i o n a c c o r d é à u n e partie de la classe ouvrière d a n s ces d e r n i è r e s a n n é e s 40
est un m a l . Il est s u r t o u t d a n g e r e u x , en ce q u ' i l la r e n d t r o p i n d é p e n d a n t e . » Children's Empi.
Commission. IV. Report. London 1865, p. 2 5 3 .

344
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

rante d'enfants et de f e m m e s , la m a c h i n e réussit enfin à briser la résistance


que le travailleur m â l e opposait encore dans la m a n u f a c t u r e au despotisme
148
du capital .

b) Prolongation de la j o u r n é e de travail

5 Si la m a c h i n e est le m o y e n le plus puissant d'accroître la productivité du


travail, c'est-à-dire de raccourcir le t e m p s nécessaire à la p r o d u c t i o n des
m a r c h a n d i s e s , elle devient c o m m e support du capital, d a n s les b r a n c h e s
d'industrie d o n t elle s'empare d'abord, le m o y e n le plus puissant de prolon-
ger la j o u r n é e de travail au delà de toute limite naturelle. Elle crée et des
10 conditions nouvelles q u i p e r m e t t e n t au capital de lâcher bride à cette ten-
d a n c e constante q u i le caractérise, et des motifs n o u v e a u x qui intensifient
sa soif du travail d'autrui.
Et t o u t d'abord le m o u v e m e n t et l'activité du m o y e n de travail d e v e n u
m a c h i n e se dressent i n d é p e n d a n t s devant le travailleur. Le m o y e n de tra-
15 vail est dès lors un perpetuimi mobile industriel q u i produirait indéfiniment,
s'il ne rencontrait u n e barrière naturelle dans ses auxiliaires h u m a i n s , d a n s
la faiblesse de leur corps et la force de leur volonté. L ' a u t o m a t e , en sa qua-
lité de capital, est fait h o m m e dans la personne du capitaliste. U n e passion
l ' a n i m e : il veut t e n d r e l'élasticité h u m a i n e et broyer toutes ses résis-
149
20 t a n c e s .
La facilité apparente du travail à la m a c h i n e et l ' é l é m e n t plus m a n i a b l e
et plus docile des f e m m e s et des enfants l'aident dans cette œ u v r e d'asser-
150
vissement . |
1 4 8
« M . E . . . . fabricant m ' a fait savoir q u ' i l e m p l o i e e x c l u s i v e m e n t des f e m m e s à ses m é t i e r s
25 m é c a n i q u e s ; il d o n n e la préférence a u x f e m m e s m a r i é e s ; s u r t o u t à celles q u i o n t u n e famille
n o m b r e u s e ; elles sont p l u s a t t e n t i v e s et plus disciplinables q u e les f e m m e s n o n m a r i é e s , et de
p l u s s o n t forcées d e travailler j u s q u ' à e x t i n c t i o n p o u r s e p r o c u r e r les m o y e n s d e s u b s i s t a n c e
n é c e s s a i r e s . C'est a i n s i q u e les v e r t u s q u i c a r a c t é r i s e n t le m i e u x la f e m m e t o u r n e n t à s o n pré-
j u d i c e . Ce q u ' i l y a de t e n d r e s s e et de m o r a l i t é d a n s sa n a t u r e d e v i e n t l ' i n s t r u m e n t de s o n es-
30 clavage et de sa m i s è r e . » Ten Hours' Factory Bill. The speech of Lord Ashley. Lond. 1 8 4 4 ; p . 2 0 .
1 4 9
« D e p u i s l ' i n t r o d u c t i o n en g r a n d de m a c h i n e s c o û t e u s e s , on a v o u l u a r r a c h e r p a r force à la
n a t u r e h u m a i n e b e a u c o u p plus q u ' e l l e ne p o u v a i t d o n n e r . » ( R o b e r t O w e n : Observations on the
m e
effects of the manufacturing system. 2 éd. Lond. 1817.)
1 5 0
L e s A n g l a i s q u i a i m e n t à c o n f o n d r e la r a i s o n d'être d ' u n fait social avec les c i r c o n s t a n c e s
35 h i s t o r i q u e s d a n s lesquelles il s'est p r é s e n t é o r i g i n a i r e m e n t , se figurent s o u v e n t q u ' i l ne faut
p a s c h e r c h e r l a c a u s e d e s l o n g u e s h e u r e s d e travail des fabriques ailleurs q u e d a n s l ' é n o r m e
vol d'enfants, c o m m i s d è s l'origine du s y s t è m e m é c a n i q u e p a r le capital à la f a ç o n d ' H é r o d e
s u r les m a i s o n s d e pauvres e t d ' o r p h e l i n s , vol par l e q u e l i l s'est i n c o r p o r é u n m a t é r i e l h u m a i n
d é p o u r v u d e t o u t e v o l o n t é . É v i d e m m e n t , dit p a r e x e m p l e F i e l d e n , u n fabricant anglais, « l e s
40 l o n g u e s h e u r e s d e travail o n t p o u r origine c e t t e c i r c o n s t a n c e q u e l e n o m b r e d ' e n f a n t s fournis
par les différentes parties du pays a été si c o n s i d é r a b l e , q u e les m a î t r e s se s e n t a n t i n d é p e n -
d a n t s , o n t u n e b o n n e fois é t a b l i l a c o u t u m e a u m o y e n d u m i s é r a b l e m a t é r i e l q u ' i l s s'étaient

345
Quatrième section · La production de la plus-value relative

|175| La productivité de la m a c h i n e est, c o m m e n o u s l'avons vu, en rai-


son inverse de la part de valeur qu'elle t r a n s m e t au produit. Plus est longue
la période p e n d a n t laquelle elle fonctionne, plus grande est la m a s s e de
produits sur laquelle se distribue la valeur qu'elle ajoute et m o i n d r e est la
part qui en revient à c h a q u e m a r c h a n d i s e . Or la période de vie active de la 5
m a c h i n e est é v i d e m m e n t d é t e r m i n é e par la l o n g u e u r de la j o u r n é e de tra-
vail ou par la durée du procès de travail journalier multipliée par le n o m b r e
de jours p e n d a n t lesquels ce procès se répète.
L'usure des m a c h i n e s n e correspond pas avec u n e exactitude m a t h é m a t i -
q u e au temps p e n d a n t lequel elles servent. Et cela m ê m e supposé, u n e m a - 10
chine qui sert seize heures par j o u r p e n d a n t sept ans et d e m i embrasse u n e
période de p r o d u c t i o n aussi grande et n'ajoute pas plus de valeur au pro-
duit total q u e l a m ê m e m a c h i n e q u i p e n d a n t q u i n z e ans n e sert q u e h u i t
heures par jour. M a i s d a n s le premier cas la valeur de la m a c h i n e se serait
reproduite d e u x fois plus vite que dans le dernier, et le capitaliste aurait 15
absorbé par son entremise a u t a n t de surtravail en sept ans et d e m i
qu'autrement en quinze.
L'usure matérielle des m a c h i n e s se présente sous un double aspect. Elles
s'usent d ' u n e part en raison de leur emploi, c o m m e les pièces de m o n n a i e
par la circulation, d'autre part par leur inaction, c o m m e u n e épée se rouille 20
dans le fourreau. D a n s ce dernier cas elles d e v i e n n e n t la proie des élé-
m e n t s . Le premier genre d'usure est plus ou m o i n s en raison directe, le der-
151
n i e r est j u s q u ' à un certain p o i n t en raison inverse de leur u s a g e .
La m a c h i n e est en outre sujette à ce q u ' o n pourrait appeler son usure
m o r a l e . Elle perd de sa valeur d'échange à m e s u r e que des m a c h i n e s de la 25
m ê m e construction sont reproduites à meilleur m a r c h é , ou à m e s u r e q u e
152
des m a c h i n e s perfectionnées v i e n n e n t lui faire c o n c u r r e n c e . D a n s les
d e u x cas, si j e u n e et si vivace qu'elle puisse être, sa valeur n ' e s t plus déter-
m i n é e par le t e m p s de travail réalisé en elle, m a i s par celui qu'exige sa re-
p r o d u c t i o n ou la r e p r o d u c t i o n des m a c h i n e s perfectionnées. Elle se trouve 30

p r o c u r é p a r cette voie, et o n t pu e n s u i t e l ' i m p o s e r à leurs voisins avec la plus g r a n d e f a c i l i t é » .


( J . F i e l d e n : The Curse of the Factory system. Lond. 1836). P o u r ce q u i est du travail d e s f e m m e s ,
l ' i n s p e c t e u r des fabriques Saunders dit d a n s son r a p p o r t de 1 8 4 3 : « P a r m i les ouvrières il y a
des f e m m e s q u i s o n t o c c u p é e s de 6 h e u r e s du m a t i n à m i n u i t p e n d a n t p l u s i e u r s s e m a i n e s de
suite, à p e u de j o u r s près, avec 2 h e u r e s p o u r les repas, de sorte q u e p o u r 5 j o u r s de la se- 35
m a i n e , sur les 24 h e u r e s de la j o u r n é e , il ne leur en reste q u e 6 p o u r aller c h e z elles, s'y r e p o -
ser et en revenir. »
1 5 1
« O n c o n n a î t l e d o m m a g e q u e c a u s e l ' i n a c t i o n des m a c h i n e s à des pièces d e m é t a l m o b i l e s
et d é l i c a t e s . » (Ure, I.e. t.II, p . 8 ) .
1 5 2
Le Manchester Spinner, déjà cité (Times 26 nov. 1862) d i t : « C e l a (c'est-à-dire, l ' a l l o c a t i o n 40
p o u r la d é t é r i o r a t i o n des m a c h i n e s ) a p o u r b u t de couvrir la perte q u i résulte c o n s t a m m e n t du
r e m p l a c e m e n t des m a c h i n e s , a v a n t qu'elles n e soient u s é e s , p a r d ' a u t r e s d e c o n s t r u c t i o n n o u -
velle et m e i l l e u r e . »

346
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

en c o n s é q u e n c e plus ou m o i n s dépréciée. Le danger de son u s u r e m o r a l e


est d ' a u t a n t m o i n d r e q u e la période où sa valeur totale se reproduit est plus
courte, et cette période est d ' a u t a n t plus courte q u e la j o u r n é e de travail est
plus longue. Dès la p r e m i è r e i n t r o d u c t i o n d ' u n e m a c h i n e d a n s u n e
5 branche de p r o d u c t i o n q u e l c o n q u e , on voit se succéder c o u p sur coup des
1 5 3
m é t h o d e s nouvelles p o u r la reproduire à meilleur m a r c h é ; puis v i e n n e n t
des améliorations qui n ' a t t e i g n e n t pas s e u l e m e n t des parties ou des appa-
reils isolés, m a i s sa construction entière. A u s s i b i e n est-ce là le motif q u i
fait de sa première période de vie, la période aiguë de la prolongation du
154
10 t r a v a i l .
La j o u r n é e de travail é t a n t d o n n é e et toutes circonstances restant les
m ê m e s , l'exploitation d ' u n n o m b r e double d'ouvriers exige u n e avance
double de capital constant en b â t i m e n t s , m a c h i n e s , matières premières,
matières auxiliaires, etc. M a i s la prolongation de la j o u r n é e p e r m e t
15 d'agrandir l'échelle de la p r o d u c t i o n sans a u g m e n t e r la portion de capital
155
fixée en b â t i m e n t s et en m a c h i n e s . N o n - s e u l e m e n t d o n c la plus-value
augmente, m a i s les dépenses nécessaires pour l'obtenir d i m i n u e n t . Il est
vrai que cela a lieu plus ou m o i n s toutes les fois qu'il y a prolongation de la
j o u r n é e ; m a i s c'est ici d ' u n e tout autre importance, parce q u e la partie du
156
20 capital avancé en m o y e n s de travail pèse davantage d a n s la b a l a n c e . Le
développement de la p r o d u c t i o n m é c a n i q u e fixe en effet u n e partie tou-
jours croissante du capital sous u n e forme où il p e u t d ' u n e part être
c o n s t a m m e n t m i s en valeur, et perd d'autre part valeur d'usage et valeur
d'échange dès q u e son c o n t a c t avec le travail vivant est i n t e r r o m p u . « S i un
25 l a b o u r e u r » , dit M . A s h w o r t h , un des cotton lords d'Angleterre, faisant la le-
çon au professeur N a s s a u W. Senior, «si un laboureur dépose sa p i o c h e , il
1 5 3
« O n e s t i m e e n gros q u ' i l faut c i n q fois a u t a n t d e d é p e n s e p o u r c o n s t r u i r e u n e s e u l e m a -
c h i n e d'après u n n o u v e a u m o d è l e , q u e p o u r r e c o n s t r u i r e l a m ê m e m a c h i n e sur l e m ê m e m o -
d è l e . » (Babbage l.c. p . 349).
1 5 4
30 « D e p u i s q u e l q u e s a n n é e s il a été a p p o r t é à la f a b r i c a t i o n des tulles des a m é l i o r a t i o n s si
i m p o r t a n t e s et si n o m b r e u s e s , q u ' u n e m a c h i n e b i e n conservée, du prix de 1200 liv. st., a été
v e n d u e q u e l q u e s a n n é e s p l u s tard, 601iv.st Les a m é l i o r a t i o n s s e sont s u c c é d é avec t a n t d e
r a p i d i t é q u e des m a c h i n e s s o n t restées i n a c h e v é e s d a n s les m a i n s d e leurs c o n s t r u c t e u r s ,
m i s e s a u r e b u t par s u i t e d e l ' i n v e n t i o n d e m a c h i n e s m e i l l e u r e s . D a n s c e t t e p é r i o d e d'activité
35 dévorante, les fabricants de t u l l e p r o l o n g è r e n t n a t u r e l l e m e n t le t e m p s de travail de 8 h e u r e s à
2 4 h e u r e s e n e m p l o y a n t l e d o u b l e d'ouvriers.» ( L . c . p . 3 7 7 , 378 e t 279).
1 5 5
« I l e s t ' é v i d e n t q u e d a n s l e flux e t reflux d u m a r c h é e t p a r m i les e x p a n s i o n s e t c o n t r a c t i o n s
alternatives d e l a d e m a n d e , i l s e p r é s e n t e c o n s t a m m e n t d e s o c c a s i o n s d a n s lesquelles l e m a -
n u f a c t u r i e r p e u t e m p l o y e r u n c a p i t a l flottant a d d i t i o n n e l s a n s e m p l o y e r u n c a p i t a l fixe a d d i -
40 tionnel si des q u a n t i t é s s u p p l é m e n t a i r e s de m a t i è r e s p r e m i è r e s p e u v e n t être travaillées
s a n s avoir r e c o u r s à u n e d é p e n s e s u p p l é m e n t a i r e p o u r b â t i m e n t s et m a c h i n e s . » (R. T o r r e n s :
On wages and combination. L o n d . , 1834, p. 64.)
1 5 6
Cette c i r c o n s t a n c e n ' e s t ici m e n t i o n n é e q u e p o u r r e n d r e l'exposé p l u s c o m p l e t , car c e n ' e s t
q u e d a n s le t r o i s i è m e livre de cet ouvrage q u e je traiterai la q u e s t i o n du taux du profit, c'est-à-
45 dire le rapport de la p l u s - v a l u e au total du c a p i t a l a v a n c é .

347
Quatrième section · La production de la plus-value relative

r e n d inutile p o u r t o u t ce t e m p s un capital de 12 p e n c e (1 fr. 25 c ) . Q u a n d


un de nos h o m m e s a b a n d o n n e la fabrique, il r e n d inutile un capital qui a
157
coûté 1 0 0 0 0 0 liv.st. (2 5 0 0 0 0 0 f r a n c s ) . » Il suffit d'y p e n s e r ! r e n d r e inu-
tile, ne fût-ce q u e pour u n e seconde, un capital de 1 0 0 0 0 0 liv. st. ! C'est à
d e m a n d e r vengeance au ciel q u a n d un de nos h o m m e s se p e r m e t de quitter 5
la fabrique ! Et le susdit Senior renseigné par Ashworth finit par r e c o n n a î -
tre ||176| q u e la proportion toujours croissante du capital fixé en m a c h i n e s
r e n d u n e prolongation croissante de la j o u r n é e de travail tout-à-fait « dési-
158
rable ».
La m a c h i n e produit u n e plus-value relative, n o n - s e u l e m e n t en dépré- 10
ciant d i r e c t e m e n t la force de travail et en la r e n d a n t i n d i r e c t e m e n t meil-
leur m a r c h é par la baisse de prix qu'elle occasionne d a n s les m a r c h a n d i s e s
d'usage c o m m u n , m a i s en ce sens q u e p e n d a n t la période de sa p r e m i è r e
i n t r o d u c t i o n sporadique, elle transforme le travail employé par le posses-
seur de m a c h i n e s en travail puissancié d o n t le produit, d o u é d ' u n e valeur 15
sociale supérieure à sa valeur individuelle, p e r m e t au capitaliste de rempla-
cer la valeur journalière de la force de travail par u n e m o i n d r e p o r t i o n du
r e n d e m e n t journalier. P e n d a n t cette période de transition où l'industrie
m é c a n i q u e reste u n e espèce de m o n o p o l e , les bénéfices sont par consé-
q u e n t extraordinaires et le capitaliste cherche à exploiter à fond cette l u n e 20
de m i e l au m o y e n de la plus grande prolongation possible de la j o u r n é e . La
g r a n d e u r du gain aiguise l'appétit.
A m e s u r e q u e les m a c h i n e s se généralisent dans u n e m ê m e b r a n c h e de
production, la valeur sociale du produit m é c a n i q u e descend à sa valeur in-
dividuelle. Ainsi se vérifie la loi d'après laquelle la plus-value provient n o n 25
des forces de travail q u e le capitaliste r e m p l a c e par la m a c h i n e , m a i s au
contraire de celles qu'il y occupe. La plus-value ne provient q u e de la par-
tie variable du capital, et la s o m m e de la plus-value est d é t e r m i n é e par
d e u x facteurs : son t a u x et le n o m b r e des ouvriers occupés s i m u l t a n é m e n t .
Si la longueur de la j o u r n é e est d o n n é e , sa division proportionnelle en sur- 30
travail et travail nécessaire d é t e r m i n e le t a u x de la plus-value, m a i s le n o m -
bre des ouvriers occupés d é p e n d du rapport du capital variable au capital
1 5 7
S e n i o r : Letters on the Factory act. L o n d . , 1837, p. 14.
1 5 8
« L a g r a n d e p r o p o r t i o n d u c a p i t a l f i x e a u capital c i r c u l a n t r e n d désirables les l o n g u e s
h e u r e s de travail. A m e s u r e q u e le m a c h i n i s m e se développe etc les motifs de p r o l o n g e r 35
les h e u r e s de travail d e v i e n n e n t de plus en plus g r a n d s , car c'est le seul m o y e n de r e n d r e profi-
t a b l e u n e g r a n d e p r o p o r t i o n du c a p i t a l fixe.» (Senior l.c. p. 1 1 , 14). « I l y a d a n s u n e f a b r i q u e
différentes d é p e n s e s q u i r e s t e n t c o n s t a n t e s , q u e l a f a b r i q u e travaille p l u s o u m o i n s d e t e m p s ,
par e x e m p l e la r e n t e p o u r les b â t i m e n t s , les c o n t r i b u t i o n s locales et générales, l ' a s s u r a n c e
c o n t r e l ' i n c e n d i e , le salaire d e s ouvriers q u i r e s t e n t là en p e r m a n e n c e , les frais de d é t é r i o r a - 40
t i o n des m a c h i n e s , e t u n e m u l t i t u d e d ' a u t r e s charges d o n t l a p r o p o r t i o n vis-à-vis d u profit
croît d a n s le m ê m e r a p p o r t q u e l ' é t e n d u e de la p r o d u c t i o n d i m i n u e . » (Reports of the Insp. of
Fact, for 31st oct. 1862, p. 19.)

348
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

constant. Quelle que soit la proportion suivant laquelle, par l'accroisse-


m e n t des forces productives, l'industrie m é c a n i q u e a u g m e n t e le surtravail
aux dépens du travail nécessaire, il est clair qu'elle n ' o b t i e n t c e p e n d a n t ce
résultat q u ' e n d i m i n u a n t le n o m b r e des ouvriers occupés par un capital
5 d o n n é . Elle transforme en m a c h i n e s , en é l é m e n t c o n s t a n t qui ne r e n d
point de plus-value, u n e partie du capital q u i était variable auparavant,
c'est-à-dire se convertissait en force de travail vivante. Il est impossible par
exemple d'obtenir de d e u x ouvriers a u t a n t de plus-value q u e de vingt-qua-
tre. Si c h a c u n des vingt-quatre ouvriers ne fournit sur d o u z e heures q u ' u n e
10 h e u r e de surtravail, ils fourniront tous e n s e m b l e vingt-quatre h e u r e s de
surtravail, tandis q u e le travail total des d e u x ouvriers n'est j a m a i s plus q u e
de vingt-quatre heures, les limites de la j o u r n é e étant fixées à d o u z e
heures. L'emploi des m a c h i n e s dans le b u t d'accroître la plus-value recèle
d o n c u n e contradiction, p u i s q u e des d e u x facteurs de la plus-value pro-
15 duite par un capital de g r a n d e u r d o n n é e , il n ' a u g m e n t e l'un, le t a u x de la
plus-value, q u ' e n d i m i n u a n t l'autre, le n o m b r e des ouvriers. Cette contra-
diction i n t i m e éclate, dès qu'avec la généralisation des m a c h i n e s d a n s u n e
b r a n c h e d'industrie la valeur du produit m é c a n i q u e règle la valeur sociale
de toutes les m a r c h a n d i s e s de m ê m e espèce, et c'est cette contradiction q u i
159
20 entraîne i n s t i n c t i v e m e n t le capitaliste à prolonger la j o u r n é e de travail
avec la plus extrême violence, pour c o m p e n s e r le décroissement du n o m -
bre proportionnel des ouvriers exploités par l'accroissement n o n - s e u l e m e n t
du surtravail relatif, m a i s encore du surtravail absolu.
La m a c h i n e entre les m a i n s du capital crée d o n c des motifs n o u v e a u x et
25 puissants pour prolonger sans m e s u r e la j o u r n é e de travail; elle transforme
le m o d e de travail et le caractère social du travailleur collectif, de m a n i è r e
à briser tout obstacle q u i s'oppose à cette t e n d a n c e ; enfin, en enrôlant sous
le capital des couches de la classe ouvrière jusqu'alors inaccessibles, et en
m e t t a n t en disponibilité les ouvriers déplacés par la m a c h i n e , elle produit
160
30 u n e population ouvrière s u r a b o n d a n t e qui est forcée de se laisser dicter
la loi. De là ce p h é n o m è n e merveilleux dans l'histoire de l'industrie m o -
derne, que la m a c h i n e renverse toutes les limites morales et naturelles de
la j o u r n é e de travail. De là ce p a r a d o x e é c o n o m i q u e , q u e le m o y e n le plus
puissant de raccourcir le t e m p s de travail devient par un revirement
35 étrange le m o y e n le plus infaillible de transformer la vie entière du travail-
leur et de sa famille en temps disponible p o u r la m i s e en valeur du capital.

1 5 9
O n verra d a n s les p r e m i e r s c h a p i t r e s d u livre I I I , p o u r q u o i n i l e capitaliste, n i l ' é c o n o m i e
p o l i t i q u e q u i partage s a m a n i è r e d e voir, n ' o n t c o n s c i e n c e d e cette c o n t r a d i c t i o n .
1 6 0
S i s m o n d i e t R i c a r d o o n t l e m é r i t e d'avoir c o m p r i s q u e l a m a c h i n e est u n m o y e n d e p r o -
40 d u i r e n o n - s e u l e m e n t des m a r c h a n d i s e s , m a i s e n c o r e l a s u r p o p u l a t i o n ( « r e d u n d a n t p o p u l a -
tion»).

349
Quatrième section • La production de la plus-value relative

« S i c h a q u e outil», tel était le rêve d'Aristote, le plus grand p e n s e u r de


l'antiquité, «si c h a q u e outil pouvait exécuter sur s o m m a t i o n , ou b i e n de
l u i - m ê m e , sa fonction propre, c o m m e les chefs-d'œuvre de D é d a l e se m o u -
vaient d ' e u x - m ê m e s , ou c o m m e les trépieds de Vulcain se m e t t a i e n t spon-
t a n é m e n t à leur travail s a c r é ; si, par exemple, les navettes des tisserands 5
tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n ' a u r a i t plus besoin d'aides, ni le
161
m a î t r e d ' e s c l a v e s . » Et Antipatros, un poëte grec du t e m p s de Cicéron, sa-
luait l'invention du m o u l i n à eau pour la m o u t u r e des grains, cette forme
élémentaire de t o u t m a c h i n i s m e productif, c o m m e l'aurore de l ' é m a n c i p a -
162
tion des femmes esclaves et le retour de l'âge d ' o r ! Ah ces p a ï e n s ! Maî- 10
tre ||177| Bastiat, après son m a î t r e M a c Culloch, a découvert qu'ils
n ' a v a i e n t a u c u n e idée de l ' é c o n o m i e politique ni du christianisme. Ils ne
c o m p r e n a i e n t point, par exemple, qu'il n ' y a rien c o m m e la m a c h i n e p o u r
faire prolonger la j o u r n é e de travail. Ils excusaient l'esclavage des u n s
parce qu'elle était la c o n d i t i o n du développement intégral des a u t r e s ; m a i s 15
p o u r prêcher l'esclavage des masses afin d'élever au rang d ' « é m i n e n t s fila-
t e u r s » , de « g r a n d s b a n q u i e r s » et d'«influents m a r c h a n d s de cirage perfec-
t i o n n é » , quelques parvenus grossiers ou à d e m i décrottés, la bosse de la
charité c h r é t i e n n e leur m a n q u a i t .

163
c) Intensification du t r a v a i l 20

La prolongation d é m e s u r é e du travail q u o t i d i e n produite par la m a c h i n e


entre des m a i n s capitalistes finit par a m e n e r u n e réaction de la société qui,
se s e n t a n t m e n a c é e j u s q u e d a n s la racine de sa vie, décrète des limites lé-
gales à la j o u r n é e : dès lors l'intensification du travail, p h é n o m è n e q u e n o u s
avons déjà rencontré, devient p r é p o n d é r a n t e . 25
L'analyse de la plus-value absolue avait trait à la durée du travail, tandis
q u ' u n degré m o y e n de son intensité était sous-entendu. N o u s allons m a i n -
t e n a n t e x a m i n e r la conversion d ' u n genre de g r a n d e u r d a n s l'autre, de l'ex-
tension en intensité.
Il est évident qu'avec le progrès m é c a n i q u e et l'expérience a c c u m u l é e 30
d ' u n e classe spéciale d'ouvriers consacrée à la m a c h i n e , la rapidité et par
cela m ê m e l'intensité du travail s ' a u g m e n t e n t n a t u r e l l e m e n t . C'est ainsi
1 6 1
F. B i e s e : Die Philosophie des Aristoteles. Z w e i t e r B a n d , Berlin, 1842, p. 4 0 8 .
1 6 2
« É p a r g n e z l e bras q u i fait t o u r n e r l a m e u l e , ô m e u n i è r e s , e t d o r m e z p a i s i b l e m e n t ! Q u e l e
c o q v o u s avertisse en v a i n q u ' i l fait j o u r ! D é o a i m p o s é a u x n y m p h e s le travail d e s filles et les 35
voilà q u i sautillent a l l è g r e m e n t sur la r o u e et voilà q u e l'essieu é b r a n l é r o u l e avec ses rais, fai-
s a n t t o u r n e r le p o i d s de la p i e r r e r o u l a n t e . V i v o n s de la vie de n o s pères et oisifs, réjouissons-
n o u s des d o n s q u e l a d é e s s e a c c o r d e . » (Antipatros).
163 p a r j e m ointensification n o u s d é s i g n o n s les p r o c é d é s q u i r e n d e n t l e travail p l u s i n t e n s e .
t

350
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

que dans les fabriques anglaises la prolongation de la j o u r n é e et l'accroisse-


m e n t dans l'intensité d u travail m a r c h e n t d e front p e n d a n t u n demi-siècle.
On c o m p r e n d c e p e n d a n t q u e là où il ne s'agit pas d ' u n e activité s p a s m o d i -
que, m a i s uniforme, régulière et q u o t i d i e n n e , on arrive fatalement à un
5 point où l'extension et l'intensité du travail s'excluent l'une l'autre, si b i e n
q u ' u n e prolongation d e l a j o u r n é e n'est plus compatible qu'avec u n degré
d'intensité m o i n d r e , et inversement un degré d'intensité supérieure
qu'avec u n e j o u r n é e raccourcie.
Dès que la révolte grandissante de la classe ouvrière força l'État à î m p o -
10 ser u n e j o u r n é e n o r m a l e , en p r e m i e r lieu à la fabrique p r o p r e m e n t dite,
c'est-à-dire à partir du m o m e n t où il interdit la m é t h o d e d'accroître la pro-
d u c t i o n de plus-value p a r la multiplication progressive des h e u r e s de tra-
vail, le capital se jeta avec t o u t e son énergie et en pleine conscience sur la
production de la plus-value relative au m o y e n du d é v e l o p p e m e n t accéléré du
15 système m é c a n i q u e .
En m ê m e temps ce genre de plus-value subit un c h a n g e m e n t de carac-
tère. En général la plus-value relative est gagnée par u n e a u g m e n t a t i o n de
la fertilité du travail q u i p e r m e t à l'ouvrier de produire davantage dans le
m ê m e temps avec la m ê m e dépense de force. Le m ê m e t e m p s de travail
20 c o n t i n u e alors à r e n d r e la m ê m e valeur d'échange, b i e n q u e celle-ci se réa-
lise en plus de produits d o n t c h a c u n , pris séparément, est par c o n s é q u e n t
d ' u n prix m o i n d r e .
Mais cela change avec le raccourcissement légal de la j o u r n é e . L ' é n o r m e
impulsion qu'il d o n n e au développement du système m é c a n i q u e et à l'éco-
25 n o m i e des frais contraint l'ouvrier aussi à dépenser, au m o y e n d ' u n e t e n -
sion supérieure, plus d'activité dans le m ê m e temps, à resserrer les pores de
sa j o u r n é e , et à c o n d e n s e r ainsi le travail à un degré qu'il ne saurait attein-
dre sans ce raccourcissement.
Dès lors on c o m m e n c e à évaluer la g r a n d e u r du travail d o u b l e m e n t ,
30 d'après sa durée ou son extension, et d'après son degré d'intensité, c'est-à-
dire la m a s s e qui en est c o m p r i m é e dans un espace de temps d o n n é , u n e
164
h e u r e par e x e m p l e . L ' h e u r e plus dense de la j o u r n é e de dix h e u r e s
contient a u t a n t ou plus de travail, plus de dépense en force vitale, q u e
l'heure plus poreuse de la j o u r n é e de d o u z e heures. U n e h e u r e de celle-là
35 produit par c o n s é q u e n t a u t a n t ou plus de valeur q u ' u n e h e u r e et un cin-
q u i è m e de celle-ci. Trois h e u r e s et un tiers de surtravail sur six h e u r e s et

164 Différents g e n r e s de travail r é c l a m e n t s o u v e n t p a r leur n a t u r e m ê m e différents degrés d'in-


t e n s i t é et il se p e u t , a i n s i q u e l'a déjà d é m o n t r é A d a m S m i t h , q u e ces différences se c o m p e n -
s e n t p a r d ' a u t r e s q p a l i t é s p a r t i c u l i è r e s à c h a q u e b e s o g n e . M a i s c o m m e m e s u r e de la valeur, le
40 t e m p s de travail n ' e s t affecté q u e d a n s les cas où la g r a n d e u r extensive du travail et son degré
d ' i n t e n s i t é c o n s t i t u e n t deux expressions de la même quantité q u i s ' e x c l u e n t m u t u e l l e m e n t .

351
Quatrième section • La production de la plus-value relative

d e u x tiers de travail nécessaire fournissent d o n c au capitaliste au m o i n s la


m ê m e masse de plus-value relative q u ' a u p a r a v a n t quatre h e u r e s de surtra-
vail sur h u i t heures de travail nécessaire.
C o m m e n t le travail est-il r e n d u plus i n t e n s e ?
Le p r e m i e r effet du raccourcissement de la j o u r n é e procède de cette loi 5
évidente que la capacité d'action de t o u t e force a n i m a l e est en r a i s o n in-
verse du t e m p s p e n d a n t lequel elle agit. D a n s certaines limites, on gagne
en efficacité ce q u ' o n perd en durée.
D a n s les m a n u f a c t u r e s , telles que la poterie par exemple, où le m a c h i -
n i s m e ne j o u e a u c u n rôle ou un rôle insignifiant, l ' i n t r o d u c t i o n des lois de 10
fabrique a d é m o n t r é d ' u n e m a n i è r e frappante qu'il suffit de raccourcir la
j o u r n é e p o u r a u g m e n t e r m e r v e i l l e u s e m e n t la régularité, l'uniformité, l'or-
165
dre, la c o n t i n u i t é et l'énergie du t r a v a i l . Ce résultat paraissait c e p e n d a n t
d o u t e u x dans la fabrique p r o p r e m e n t dite, parce q u e la s u b o r d i n a t i o n de
l'ouvrier au m o u v e m e n t c o n t i n u et u n i f o r m e de la m a c h i n e y avait créé d e - 15
puis longtemps la discipline la plus sévère. Lors d o n c qu'il fut q u e s t i o n en
1844 de réduire la j o u r n é e au-dessous de d o u z e h e u r e s , les fabricants dé-
clarèrent presque u n a n i m e m e n t « q u e leurs contre-maîtres veillaient d a n s
les diverses salles à ce q u e leurs bras ne perdissent pas de t e m p s » , « q u e le
degré de vigilance et d'assiduité déjà o b t e n u était à p e i n e susceptible d'élé- 20
v a t i o n » , et q u e toutes les autres circonstances, telles q u e m a r c h e des m a -
chines, etc., restant les m ê m e s , « c ' é t a i t u n e absurdité d ' a t t e n d r e d a n s des
fabriques b i e n ||178| dirigées le m o i n d r e résultat d ' u n e a u g m e n t a t i o n de la
166
vigilance, etc. des o u v r i e r s » . Cette assertion fut réfutée par les faits.
M. R. Gardner fit travailler d a n s ses d e u x grandes fabriques à Preston, à par- 25
tir du 20 avril 1844, o n z e h e u r e s au lieu de d o u z e par jour. L'expérience
d ' u n an environ, d é m o n t r a q u e « l e m ê m e quantum de p r o d u i t était o b t e n u
a u x m ê m e s frais et q u ' e n o n z e heures les ouvriers ne g a g n a i e n t pas un sa-
167
laire m o i n d r e q u ' a u p a r a v a n t en d o u z e h e u r e s ». Je ne m e n t i o n n e pas les
expériences faites dans les salles de filage et de cardage, a t t e n d u q u e la vi- 30
tesse des m a c h i n e s y avait été a u g m e n t é e de deux p o u r cent. D a n s le dé-
p a r t e m e n t du tissage au contraire, où l'on fabriquait diverses sortes d'arti-
cles de fantaisie et à ramage, les conditions matérielles de la p r o d u c t i o n
n ' a v a i e n t subi a u c u n c h a n g e m e n t . Le résultat fut celui-ci: « d u 6 janvier au
20 avril 1844, la j o u r n é e de travail étant de d o u z e heures, c h a q u e ouvrier 35
reçut par s e m a i n e un salaire m o y e n de 10 sh. 1%ά., et du 20 avril au
29 j u i n , la j o u r n é e de travail étant de onze h e u r e s , un salaire m o y e n de

1 6 5
Voy. : «Reports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1865.»
166
«Reports of Insp. of Fact, for 1844 and the quarter ending ÌOth aprii 1 8 4 5 » p. 20, 2 1 .
1 6 7
L . c . p . 19. C o m m e c h a q u e m è t r e f o u r n i était payé a u x ouvriers a u m ê m e t a u x q u ' a u p a r a - 40
v a n t , l e m o n t a n t d e l e u r salaire h e b d o m a d a i r e d é p e n d a i t d u n o m b r e d e m è t r e s tissés.

352
C h a p i t r e XV · M a c h i n i s m e et g r a n d e i n d u s t r i e

168
10 sh. par s e m a i n e . » En o n z e h e u r e s il fut d o n c produit plus
q u ' a u p a r a v a n t en d o u z e , et cela était dû exclusivement à l'activité plus
s o u t e n u e et plus u n i f o r m e des ouvriers ainsi q u ' à l ' é c o n o m i e de leur
temps. T a n d i s qu'ils o b t e n a i e n t le m ê m e salaire et gagnaient u n e h e u r e de
5 liberté, le capitaliste de son côté obtenait la m ê m e m a s s e de produits et
u n e é c o n o m i e d ' u n e h e u r e sur sa c o n s o m m a t i o n de gaz, de c h a r b o n etc.
Des expériences semblables furent faites avec le m ê m e succès d a n s les fa-
169
briques de M M . Horrocks et J a c s o n .
Dès que la loi abrège la j o u r n é e de travail, la m a c h i n e se transforme aus-
10 sitôt entre les m a i n s du capitaliste en m o y e n systématique d'extorquer à
c h a q u e m o m e n t plus de labeur. M a i s p o u r que le m a c h i n i s m e exerce cette
pression supérieure sur ses servants h u m a i n s , il faut le perfectionner, sans
compter q u e le raccourcissement de la j o u r n é e force le capitaliste à t e n d r e
tous les ressorts de la p r o d u c t i o n et à en économiser les frais.
15 En perfectionnant l'engin à vapeur on réussit à a u g m e n t e r le n o m b r e de
ses coups de piston par m i n u t e et, grâce à u n e savante é c o n o m i e de force, à
chasser par u n m o t e u r d u m ê m e volume u n m é c a n i s m e plus considérable
sans a u g m e n t e r c e p e n d a n t la c o n s o m m a t i o n du charbon. En d i m i n u a n t le
frottement des organes de transmission, en r é d u i s a n t le d i a m è t r e et le
20 poids des grands et petits arbres m o t e u r s , des roues, des t a m b o u r s , etc. à un
m i n i m u m toujours décroissant, on arrive à faire transmettre avec plus de
rapidité la force d ' i m p u l s i o n accrue du m o t e u r à toutes les b r a n c h e s du
m é c a n i s m e d'opération. Ce m é c a n i s m e l u i - m ê m e est amélioré. Les d i m e n -
sions des machines-outils sont réduites tandis q u e leur mobilité et leur ef-
25 ficacité sont a u g m e n t é e s , c o m m e dans le m é t i e r à tisser m o d e r n e ; ou b i e n
leurs charpentes sont agrandies avec la d i m e n s i o n et le n o m b r e des outils
qu'elles m è n e n t , c o m m e dans la m a c h i n e à filer. Enfin ces outils subissent
d'incessantes modifications de détail c o m m e celles qui, il y a environ
q u i n z e ans, accrurent d ' u n c i n q u i è m e la vélocité des broches de la m u l e
30 automatique.
La réduction de la j o u r n é e de travail à d o u z e h e u r e s date en Angleterre
de 1832. Or, un fabricant anglais déclarait déjà en 1836: « C o m p a r é à celui
d'autrefois le travail à exécuter dans les fabriques est a u j o u r d ' h u i considé-
r a b l e m e n t accru, par suite de l'attention et de l'activité supérieures que la
170
35 vitesse très-augmentée des m a c h i n e s exige du t r a v a i l l e u r . » En 1844 Lord
1 6 8
L . c . p . 20.
1 6 9
[L. c . p . 21.] L ' é l é m e n t m o r a l j o u a u n g r a n d rôle d a n s ces e x p é r i e n c e s . « N o u s travaillons
avec p l u s d ' e n t r a i n » , d i r e n t les ouvriers à l ' i n s p e c t e u r de la fabrique, « n o u s a v o n s devant
n o u s l a perspective d e partir d e m e i l l e u r e h e u r e e t u n e j o y e u s e a r d e u r a u travail a n i m e l a fa-
40 b r i q u é d e p u i s l e plus j e u n e j u s q u ' a u p l u s vieux, d e sorte q u e n o u s p o u v o n s n o u s a i d e r c o n s i -
d é r a b l e m e n t les u n s les a u t r e s . » L. c.
1 7 0
J o h n F i e l d e n , 1 . c , p . 32.

353
Quatrième section • La production de la plus-value relative

Ashley, aujourd'hui c o m t e Shaftesbury, d a n s son discours sur le bill de dix


heures, c o m m u n i q u a à la C h a m b r e des c o m m u n e s les faits suivants :
« L e travail des ouvriers employés dans les opérations de fabrique est
a u j o u r d ' h u i trois fois aussi grand qu'il l'était au m o m e n t où ce genre d'opé-
rations a été établi. Le système m é c a n i q u e a sans a u c u n d o u t e a c c o m p l i 5
u n e oeuvre q u i d e m a n d e r a i t les t e n d o n s et les muscles de plusieurs mil-
lions d ' h o m m e s ; m a i s il a aussi prodigieusement (prodigiously) a u g m e n t é
le travail de ceux q u i sont s o u m i s à son m o u v e m e n t terrible. Le travail q u i
consiste à suivre u n e paire de mules, aller et retour, p e n d a n t d o u z e h e u r e s ,
p o u r filer des filés n° 40, exigeait en 1815 un parcours de 8 m i l l e s ; en 1832 10
171
la distance à parcourir était de 20 milles et souvent plus c o n s i d é r a b l e . En
1825 le fileur avait à faire d a n s l'espace de d o u z e heures 820 stretches p o u r
c h a q u e m u l e ce q u i p o u r la paire d o n n a i t u n e s o m m e de 1640. En 1832 il
en faisait 2200 p o u r c h a q u e m u l e ou 4400 par j o u r ; en 1844, 2400 p o u r
c h a q u e m u l e , e n s e m b l e 4 8 0 0 ; et d a n s quelques cas la s o m m e de travail 15
( a m o u n t of labour) exigé est encore plus considérable. En e s t i m a n t les fati-
gues d ' u n e j o u r n é e de travail il faut encore p r e n d r e en considération la né-
cessité de retourner quatre ou cinq mille fois le corps dans u n e direction
172
opposée aussi b i e n q u e les efforts continuels d'inclinaison et d'érec-
tion ... J'ai ici d a n s les m a i n s un autre d o c u m e n t daté de 1842, q u i prouve 20
q u e le travail a u g m e n t e progressivement, n o n - s e u l e m e n t parce q u e la dis-
t a n c e à parcourir est plus grande, m a i s parce q u e la q u a n t i t é des m a r c h a n -
dises produites s'accroît t a n d i s q u ' o n d i m i n u e en proportion le n o m b r e des
bras, et que le coton filé est de qualité inférieure, ce qui ||179| r e n d le tra-
vail plus pénible ... D a n s le cardage le travail a subi également un grand 25
surcroît. U n e p e r s o n n e fait a u j o u r d ' h u i la besogne q u e d e u x se parta-
geaient. D a n s le tissage où un grand n o m b r e de personnes, p o u r la plupart
du sexe féminin, sont occupées, le travail s'est accru de 10% p e n d a n t les
dernières a n n é e s par suite de la vitesse accélérée des m a c h i n e s . En 1838 le
n o m b r e des écheveaux filés par semaine était de 18 0 0 0 ; en 1843 il attei- 30
gnit le chiffre de 2 1 0 0 0 . Le n o m b r e des picks au m é t i e r à tisser était en
1819 de 60 par m i n u t e ; il s'élevait à 140 en 1842, ce q u i i n d i q u e un grand
173
surcroît de t r a v a i l . »
Cette intensité r e m a r q u a b l e q u e le travail avait déjà atteinte en 1844

1 7 1
L e s m u l e s q u e l'ouvrier doit suivre a v a n c e n t e t r e c u l e n t a l t e r n a t i v e m e n t ; q u a n d elles avan- 35
cent, les é c h e v e a u x sont étirés en fils allongés. Le r a t t a c h e u r doit saisir le m o m e n t où le c h a -
r i o t est p r o c h e d u p o r t e - s y s t è m e p o u r r a t t a c h e r des filés cassés o u casser des filés m a l v e n u s .
L e s calculs cités par L o r d A s h l e y é t a i e n t faits par un m a t h é m a t i c i e n q u ' i l avait envoyé à M a n -
chester dans ce but.
1 7 2
II s'agit d ' u n fileur q u i travaille à la fois à d e u x m u l e s se faisant vis-à-vis. 40
1 7 3
L o r d Ashley, 1. c. passim.

354
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

sous le régime de la loi de d o u z e h e u r e s , parut justifier les fabricants an-


glais déclarant q u e toute d i m i n u t i o n ultérieure de la j o u r n é e entraînerait
nécessairement u n e d i m i n u t i o n proportionnelle dans la p r o d u c t i o n . La j u s -
tesse apparente de leur p o i n t de vue est prouvée par le t é m o i g n a g e de leur
5 impitoyable censeur, l'inspecteur Leonard Horner q u i à la m ê m e é p o q u e
s'exprima ainsi sur ce sujet:
« L a q u a n t i t é des produits étant réglée par la vitesse de la m a c h i n e , l'inté-
rêt des fabricants doit être d'activer cette vitesse j u s q u ' a u degré extrême
qui p e u t s'allier avec les conditions suivantes: préservation des m a c h i n e s
10 d ' u n e détérioration trop rapide, m a i n t i e n de la qualité des articles fabri-
qués et possibilité p o u r l'ouvrier de suivre le m o u v e m e n t sans plus de fati-
gue qu'il n ' e n p e u t supporter d ' u n e m a n i è r e c o n t i n u e . Il arrive souvent que
le fabricant exagère le m o u v e m e n t . La vitesse est alors plus q u e balancée
par les pertes que c a u s e n t la casse et la m a u v a i s e besogne et il est b i e n vite
15 forcé de m o d é r e r la m a r c h e des m a c h i n e s . Or, c o m m e un fabricant actif et
intelligent sait trouver le m a x i m u m n o r m a l , j ' e n ai conclu qu'il est i m p o s -
sible d e produire a u t a n t e n o n z e heures q u ' e n d o u z e . D e plus, j ' a i r e c o n n u
que l'ouvrier payé à la pièce s'astreint a u x plus pénibles efforts p o u r e n d u -
174
rer d ' u n e m a n i è r e c o n t i n u e le m ê m e degré de t r a v a i l . » H o r n e r conclut
20 d o n c malgré les expériences de G a r d n e r , etc., q u ' u n e r é d u c t i o n de la jour-
née de travail au-dessous de 12 heures d i m i n u e r a i t n é c e s s a i r e m e n t la
175
quantité du p r o d u i t . D i x ans après il cite l u i - m ê m e ses scrupules de
1845 p o u r d é m o n t r e r c o m b i e n il s o u p ç o n n a i t p e u encore à cette é p o q u e
l'élasticité du système m é c a n i q u e et de la force h u m a i n e susceptibles
25 d'être tous d e u x t e n d u s à l'extrême par la r é d u c t i o n forcée de la j o u r n é e de
travail.
Arrivons m a i n t e n a n t à la période qui suit 1847, depuis l'établissement
de la loi des 10 heures dans les fabriques anglaises de laine, de lin, de soie
et de coton.
30 « L e s broches des métiers c o n t i n u s (Throstles) font 500, celles des m u l e s
1000 révolutions de plus par m i n u t e , c'est-à-dire que la vélocité des pre-
mières étant de 4500 révolutions par m i n u t e en 1839 est m a i n t e n a n t (1862)
de 5000, et celle des secondes qui était de 5000 révolutions est m a i n t e n a n t
de 6000; d a n s le p r e m i e r cas c'est un surcroît de vitesse de Y et dans le se-
w

176
35 cond de % . » J. N a s m y t h , le célèbre ingénieur civil de Patricroft près de
M a n c h e s t e r détailla d a n s u n e lettre adressée en 1852 à Leonard H o r n e r les
perfectionnements apportés à la m a c h i n e à vapeur. Après avoir fait remar-
quer que d a n s la statistique officielle des fabriques la force de cheval va-
1 7 4
«Reports of Insp. of Fact, for 1 8 4 5 » p. 2 0 .
1 7 5
40 L. c. p . 2 2 .
176
Rep. of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1862 p. 62.

355
Quatrième section · La production de la plus-value relative

177
p e u r est toujours estimée d'après son a n c i e n effet de l'an 1 8 2 8 , qu'elle
n'est plus q u e n o m i n a l e et sert tout s i m p l e m e n t d'indice de la force réelle,
il ajoute entre a u t r e s : « I l est hors de doute q u ' u n e m a c h i n e à vapeur du
m ê m e poids qu'autrefois et souvent m ê m e des engins i d e n t i q u e s auxquels
on s'est contenté d'adapter les améliorations m o d e r n e s , e x é c u t e n t en 5
m o y e n n e 50 % plus d'ouvrage q u ' a u p a r a v a n t et que, dans b e a u c o u p de cas,
les m ê m e s engins à vapeur qui, lorsque leur vitesse se bornait à 220 pieds
par m i n u t e , fournissaient 50 chevaux vapeur, en fournissent a u j o u r d ' h u i
plus de 100 avec u n e m o i n d r e c o n s o m m a t i o n de charbon ... L'engin à va-
peur m o d e r n e de m ê m e force n o m i n a l e qu'autrefois reçoit u n e i m p u l s i o n 10
b i e n supérieure grâce aux perfectionnements apportés à sa construction,
a u x d i m e n s i o n s a m o i n d r i e s et à la construction améliorée de sa c h a u d i è r e ,
etc. ... C'est p o u r q u o i , bien q u e l'on occupe le m ê m e n o m b r e de bras
qu'autrefois p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à la force n o m i n a l e , il y a c e p e n d a n t
178
m o i n s de bras employés p r o p o r t i o n n e l l e m e n t a u x m a c h i n e s - o u t i l s . » En 15
1850 les fabriques du R o y a u m e - U n i employèrent u n e force n o m i n a l e de
134217 chevaux p o u r m e t t r e en m o u v e m e n t 25 638 716 broches et 3 0 1 4 4 5
métiers à tisser. En 1856 le n o m b r e des broches atteignait 33 503 580 et ce-
lui des métiers 3 6 9 2 0 5 . Il aurait d o n c fallu u n e force de 175 000 c h e v a u x
en calculant d'après la base de 1850; m a i s les d o c u m e n t s officiels n ' e n ac- 20
179
cusent que 1 6 1 4 3 5 , c'est-à-dire plus de 1 0 0 0 0 de m o i n s . «Il résulte des
faits établis par le dernier return (statistique officielle) de 1856, q u e le sys-
t è m e de fabrique s'étendit rapidement, q u e le n o m b r e des bras a d i m i n u é
proportionnellement a u x m a c h i n e s , que l'engin à vapeur par suite d ' é c o n o -
m i e de force et d'autres m o y e n s m e u t un poids m é c a n i q u e supérieur et q u e 25
l'on obtient un quantum de produit plus considérable grâce au perfection-
n e m e n t des machines-outils, au c h a n g e m e n t de m é t h o d e s de fabrication, à
180
l ' a u g m e n t a t i o n de vitesse et à bien d'autres c a u s e s . » « L e s grandes a m é -
liorations introduites d a n s les m a c h i n e s de t o u t e espèce o n t ||180| aug-
m e n t é de b e a u c o u p leur force productive. Il est hors de d o u t e q u e c'est le 30
raccourcissement de la j o u r n é e de travail qui a stimulé ces améliorations.
Unies aux efforts plus intenses de l'ouvrier, elles ont a m e n é ce résultat, q u e

1 7 7
II n ' e n est plus de m ê m e à partir du « P a r l i a m e n t a r y R e t u r n » de 1862. I c i la force-cheval
réelle des m a c h i n e s e t des r o u e s h y d r a u l i q u e s m o d e r n e s r e m p l a c e l a force n o m i n a l e . L e s
b r o c h e s p o u r l e tordage n e s o n t p l u s c o n f o n d u e s avec les b r o c h e s p r o p r e m e n t d i t e s ( c o m m e 35
d a n s les R e t u r n s d e 1839, 1850 e t 1 8 5 6 ) ; e n outre, o n d o n n e p o u r les fabriques d e l a i n e l e
n o m b r e des «gigs»; u n e s é p a r a t i o n est i n t r o d u i t e e n t r e les fabriques de jute et de c h a n v r e
d ' u n e part et celles de l i n de l'autre, enfin la b o n n e t e r i e est p o u r la p r e m i è r e fois m e n t i o n n é e
d a n s le rapport.
1 7 8
«Reports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1 8 5 6 » p. 14, 20. 40
1 7 9
L. c. p . 14, 15.
1 8 0
L. c. p . 20.

356
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

dans u n e j o u r n é e r é d u i t e de d e u x heures ou d ' u n sixième, il se fait p o u r le


181
m o i n s a u t a n t d e besogne q u ' a u t r e f o i s » .
Un seul fait suffit p o u r d é m o n t r e r c o m b i e n les fabricants se sont enri-
chis à m e s u r e que l'exploitation de la force de travail est devenue plus in-
5 tense : c'est q u e le n o m b r e des fabriques anglaises de coton s'est accru en
m o y e n n e de 32 de 1838 à 1850, et de 86 de 1850 à 1856.
Si grand qu'ait été le progrès de l'industrie anglaise dans les h u i t a n n é e s
comprises entre 1848 et 1856, sous le règne des 10 h e u r e s , il a été de b e a u -
coup dépassé dans la période des six a n n é e s suivantes de 1856 à 1862. D a n s
10 la fabrique de soie par exemple on comptait en 1856, 1 0 9 3 799
broches et 9260 métiers ; en 1 8 6 2 , 1 3 8 8 544 broches et 10 709 métiers. M a i s
en 1862 on n'y c o m p t a i t q u e 52 429 ouvriers au lieu de 5 6 1 3 7 occupés en
1856. Le n o m b r e des broches s'est d o n c accru de 26,9% et celui des métiers
de 15,6%; tandis que le n o m b r e des travailleurs a décru de 7% d a n s le
15 m ê m e temps. En 1850 il fut employé dans les fabriques de worsted (longue
laine) 875 830 broches, en 1856, 1 3 2 4 5 4 9 ( a u g m e n t a t i o n de 51,2%) et en
1862, 1 2 8 9 1 7 2 ( d i m i n u t i o n de 2,7%.) Mais si l'on c o m p t e les b r o c h e s à
tordre qui d a n s le dernier chiffre ne figurent pas c o m m e dans le premier, le
n o m b r e des broches est resté à peu près stationnaire depuis 1856. Par
20 contre leur vitesse ainsi q u e celle des métiers a en b e a u c o u p de cas d o u b l é
depuis 1850. Le n o m b r e des métiers à vapeur dans la fabrique de worsted
était en 1850 de : 32 617, en 1856 de : 38 956 et en 1862 de : 43 048. Ils occu-
p a i e n t en 1850, 7 9 7 3 7 p e r s o n n e s ; en 1856, 87 794 et en 1862, 8 6 0 6 3 , sur
lesquelles il y avait en 1850, 9956, en 1856, 1 1 2 2 8 et en 1862, 13 178 en-
25 fants au-dessous de 14 ans. Malgré la grande a u g m e n t a t i o n du n o m b r e des
métiers, on voit en c o m p a r a n t 1862 à 1856, que le n o m b r e total des
ouvriers a d i m i n u é c o n s i d é r a b l e m e n t q u o i q u e celui des enfants exploités
182
se soit a c c r u .
Le 27 avril 1863 un m e m b r e du Parlement, M . F e r r a n d , fit la déclaration
30 suivante dans la C h a m b r e des C o m m u n e s : « U n e délégation d'ouvriers de
seize districts de L a n c a s h i r e et Cheshire, au n o m de laquelle je parle, m ' a
certifié q u e le travail a u g m e n t e c o n s t a m m e n t dans les fabriques, par suite
du perfectionnement des m a c h i n e s . Tandis qu'autrefois u n e seule per-
s o n n e avec d e u x aides faisait m a r c h e r d e u x métiers, elle en fait m a r c h e r
35 trois m a i n t e n a n t sans a u c u n aide, et il n'est pas rare q u ' u n e seule p e r s o n n e
suffise p o u r quatre, etc. Il résulte des faits qui me sont c o m m u n i q u é s q u e
12 heures de travail sont m a i n t e n a n t condensées en m o i n s de 10 h e u r e s . Il
est d o n c facile de c o m p r e n d r e d a n s quelle é n o r m e proportion le labeur des

1 8 1
Reports etc. for list Oct. 1858, p. 10. Comp. Reports etc. for 30fft April 1860, p. 30 et suiv.
1 8 2
40 Reports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1862, p. 100 [, 103, 129] et 130.

357
Quatrième section · La production de la plus-value relative

ouvriers de fabrique s'est accru d e p u i s les dernières a n n é e s . » B i e n q u e 183

les inspecteurs de fabrique ne se lassent pas, et avec g r a n d e raison, de faire


ressortir les résultats favorables de la législation de 1844 et de 1850, ils sont
n é a n m o i n s forcés d'avouer q u e le r a c c o u r c i s s e m e n t de la j o u r n é e a déjà
provoqué u n e c o n d e n s a t i o n de travail qui a t t a q u e la santé de l'ouvrier et 5
p a r c o n s é q u e n t sa force productive elle-même. « D a n s la plupart des fabri-
ques de coton, de soie, etc., l'état de surexcitation qu'exige le travail a u x
m a c h i n e s , d o n t le m o u v e m e n t a été e x t r a o r d i n a i r e m e n t accéléré d a n s les
dernières années, paraît être u n e des causes de la mortalité excessive par
suite d'affections p u l m o n a i r e s q u e le docteur G r e e n h o w a signalée d a n s 10
184
s o n dernier et a d m i r a b l e r a p p o r t . » Il n'y a pas le m o i n d r e d o u t e q u e la
t e n d a n c e du capital à se rattraper sur l'intensification s y s t é m a t i q u e du tra-
vail (dès q u e la prolongation de la j o u r n é e lui est définitivement interdite
par la loi), et à transformer c h a q u e p e r f e c t i o n n e m e n t du s y s t è m e m é c a n i -
q u e en un n o u v e a u m o y e n d'exploitation, doit c o n d u i r e à un p o i n t où u n e 15
185
nouvelle d i m i n u t i o n des h e u r e s de travail deviendra i n é v i t a b l e . D ' u n
autre côté, la période de 10 h e u r e s de travail qui date de 1848, dépasse, par
le m o u v e m e n t a s c e n d a n t de l'industrie anglaise, b i e n plus la période de
12 heures, qui c o m m e n c e en 1833 et finit en 1847, que celle-ci ne dépasse
le demi-siècle écoulé depuis l'établissement du système de fabrique, c'est- 20
186
à-dire la période de la j o u r n é e i l l i m i t é e .
1 8 3
Avec l e m é t i e r à v a p e u r m o d e r n e u n t i s s e r a n d fabrique a u j o u r d ' h u i , e n t r a v a i l l a n t s u r d e u x
m é t i e r s 6 0 h e u r e s par s e m a i n e , 2 6 pièces d ' u n e espèce p a r t i c u l i è r e d e l o n g u e u r e t l a r g e u r d o n -
n é e s , t a n d i s q u e sur l ' a n c i e n m é t i e r à v a p e u r i l n ' e n p o u v a i t f a b r i q u e r q u e 4 . L e s frais d ' u n e
p i è c e s e m b l a b l e é t a i e n t déjà t o m b é s au c o m m e n c e m e n t de 1850 de 3 fr. 40 à 52 c e n t . 25
« I l y a 30 a n s (1841) on faisait surveiller p a r un fileur et d e u x a i d e s d a n s les f a b r i q u e s de
c o t o n u n e p a i r e de mules avec 300 à 324 b r o c h e s . A u j o u r d ' h u i le fileur avec 5 a i d e s d o i t sur-
veiller des mules d o n t le n o m b r e de b r o c h e s est de 2 2 0 0 et q u i p r o d u i s e n t p o u r le m o i n s sept
fois a u t a n t de filés q u ' e n 1 8 4 1 . » (Alexander Redgrave, i n s p e c t e u r de fabrique, d a n s le «Journal
of the Society of Arts», J a n u a r y 5, 1872.) 30
1 8 4
Rep. etc. 31sr Oct. 1 8 6 1 , p . 2 5 , 2 6 .
1 8 5
L ' a g i t a t i o n des h u i t h e u r e s c o m m e n ç a e n 1867 d a n s l e L a n c a s h i r e p a r m i les ouvriers d e fa-
brique.
1 8 6
Les q u e l q u e s chiffres s u i v a n t s m e t t e n t sous les y e u x l e progrès des F a b r i q u e s p r o p r e m e n t
dites d a n s l e R o y a u m e - U n i d e p u i s 1 8 4 8 : 35
Désignation Quantité Quantité Quantité Quantité
exportée exportée exportée exportée
1848 1851 1860 1865
Fabrique de coton
Coton filé liv. 135 831162 liv. 143 966106 1. 197 343 655 1. 103 751455 40
Fil à coudre yard (= 0,914 met.) 1. 4392 176 1. 6 297 554 1. 4648611
Tissus de coton y. 1091373 930 γ­ 1543161789 y. 2 776 218 427 y. 2015 237851

Fabrique de lin
et de chanvre
Filé 1. 11722182 ι 18 841326 1 31210612 1. 36 777 334 45
Tissus y. 88 901519 y- 129106 753 y. 143 996 773 y. 247 012 329

358
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

IV
La Fabrique

Au c o m m e n c e m e n t de ce chapitre n o u s avons é t u d i é le corps de la fabri-


que, le m a c h i n i s m e ; n o u s avons m o n t r é e n s u i t e c o m m e n t entre les m a i n s
5 capitalistes il a u g m e n t e et le m a t é r i e l h u m a i n exploitable et le degré de
son exploitation en s ' e m p a r a n t des f e m m e s et des enfants, en confisquant

[Désignation] [Quantité [Quantité [Quantité [Quantité


exportée exportée exportée exportée
1848] 1851] 1860] 1865]
Fabrique de soie
Filé de différentes sortes 1. 194 815 1. 462 513 1 897402 1. 812 589
Tissus y. 1. 1181455 1. 1307293 y. 2 869837

10 Fabrique de laine
Laine filée 1. 1. 14670 880 1. 27 533 968 1. 31669267
Tissus y- y. 151231153 y. 190 371537 y. 278 837418

Désignation Valeur Valeur Valeur Valeur


exportée exportée exportée exportée
15 1848 1851 1860 1865
liv. st. liv. st. liv. st. liv. st.
Fabrique de coton
Coton filé 5 927 831 6 634026 9 870 875 10 351049
Tissus 16753 369 23 454 810 42141505 46 903 796

20 Fabrique de lin et de
chanvre
Filé 493 449 951426 1801272 2 505 497
Tissus 2 802 789 4107396 4804803 9155 358

Fabrique de soie
25 Filés divers 77 789 196 380 826107 768 064
Tissus 1 130 398 1587 303 1409221

Fabrique de laine
Laine filée 776 975 1484544 3 843 450 5 424047
Tissus 5 733 828 8 377 183 12156998 20102 259
30 (Voy. les livres b l e u s : «Statistical Abstract for the U.Kingd.» η. 8 et η. 13. Lond. 1 8 6 1 et 1866.)
D a n s l e L a n c a s h i r e l e n o m b r e d e s fabriques s'est a c c r u e n t r e 1839 e t 1850 s e u l e m e n t d e
4 %, e n t r e 1850 et 1856 de 19 %, e n t r e 1856 et 1862 de 33 %, t a n d i s q u e d a n s les d e u x p é r i o d e s
d e o n z e a n s l e n o m b r e d e s p e r s o n n e s e m p l o y é e s a g r a n d i a b s o l u m e n t e t d i m i n u é relative-
m e n t , c'est-à-dire c o m p a r é à la p r o d u c t i o n et au n o m b r e des m a c h i n e s . Comp. Rep. of Insp. of
35 Fact, for list Oct. 1862, p. 6 3 . D a n s le L a n c a s h i r e c'est la f a b r i q u e de c o t o n q u i p r é d o m i n e .
P o u r s e r e n d r e c o m p t e d e l a p l a c e p r o p o r t i o n n e l l e q u ' e l l e o c c u p e d a n s l a f a b r i c a t i o n d e s filés
et des tissus en g é n é r a l , il suffit de savoir q u ' e l l e c o m p r e n d 45,2 % de t o u t e s les f a b r i q u e s de
ce g e n r e e n A n g l e t e r r e , e n Ecosse et e n I r l a n d e , 83,3 % d e t o u t e s le b r o c h e s d u R o y a u m e - U n i ,
81,4 % de t o u s les m é t i e r s à vapeur, 72,6 % de t o u t e la force m o t r i c e et 58,2 % du n o m b r e total
40 des p e r s o n n e s e m p l o y é e s (1. c. p. 62, 63).

359
Quatrième section • La production de la plus-value relative

la vie entière de l'ouvrier par la prolongation outre m e s u r e de sa j o u r n é e et


en r e n d a n t son travail de plus en plus intense, afin de produire en un
t e m p s toujours décroissant u n e quantité toujours croissante de valeurs.
N o u s jetterons m a i n t e n a n t un coup d ' œ i l sur l'ensemble de la fabrique
d a n s sa forme la plus élaborée. | 5
r
|181| Le D Ure, le P i n d a r e de la fabrique en d o n n e d e u x définitions. Il la
dépeint d ' u n e part « c o m m e u n e coopération d e plusieurs classes
d'ouvriers, adultes et n o n adultes, surveillant avec adresse et assiduité un
système de m é c a n i q u e s productives mises c o n t i n u e l l e m e n t en action par
u n e force centrale, le p r e m i e r m o t e u r » . Il la dépeint d'autre part c o m m e 10
« u n vaste a u t o m a t e c o m p o s é de n o m b r e u x organes m é c a n i q u e s et intellec-
tuels, qui opèrent de concert et sans interruption, pour produire un m ê m e
objet, tous ces organes étant s u b o r d o n n é s à u n e puissance m o t r i c e q u i se
m e u t d ' e l l e - m ê m e » . Ces d e u x définitions ne sont pas le m o i n s du m o n d e
identiques. D a n s l ' u n e le travailleur collectif ou le corps de travail social 15
apparaît c o m m e le sujet d o m i n a n t et l ' a u t o m a t e m é c a n i q u e c o m m e son ob-
jet. D a n s l'autre, c'est l ' a u t o m a t e m ê m e q u i est le sujet et les travailleurs
sont tout s i m p l e m e n t adjoints c o m m e organes conscients à ses organes in-
conscients et avec eux s u b o r d o n n é s à la force motrice centrale. La pre-
m i è r e définition s'applique à tout emploi possible d ' u n système de m é c a n i - 20
q u e s ; l'autre caractérise son emploi capitaliste et par c o n s é q u e n t la
fabrique m o d e r n e . Aussi m a î t r e Ure se plaît-il à représenter le m o t e u r cen-
tral, n o n - s e u l e m e n t c o m m e automate, m a i s encore c o m m e autocrate. « D a n s
ces vastes ateliers, dit-il, le pouvoir bienfaisant de la vapeur appelle a u t o u r
187
de lui ses myriades de sujets, et assigne à c h a c u n sa tâche o b l i g é e . » 25
Avec l'outil, la virtuosité dans son m a n i e m e n t passe de l'ouvrier à la m a -
c h i n e . Le f o n c t i o n n e m e n t des outils étant désormais é m a n c i p é des b o r n e s
personnelles de la force h u m a i n e , la base t e c h n i q u e sur laquelle repose la
division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hié-
r a r c h i q u e d'ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée d a n s la fa- 30
b r i q u e a u t o m a t i q u e par la t e n d a n c e à égaliser ou à niveler les travaux in-
188
c o m b a n t aux aides du m a c h i n i s m e . A la place des différences
artificiellement produites entre les ou||182|vriers parcellaires, les diffé-
rences naturelles de l'âge et du sexe deviennent p r é d o m i n a n t e s .
D a n s la fabrique a u t o m a t i q u e la division du travail reparaît t o u t d'abord 35
c o m m e distribution d'ouvriers entre les m a c h i n e s spécialisées, et de
masses d'ouvriers, ne formant pas c e p e n d a n t des groupes organisés, entre
les divers d é p a r t e m e n t s de la fabrique, où ils travaillent à des m a c h i n e s -

1 8 7
U r e , l . c . [t. I,] p . 19, 20, 26.
1 8 8
L. c. p. 31 [, 32]. - Karl M a r x , 1. c. p. 140, 1 4 1 . 40

360
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

outils h o m o g è n e s et rangées les u n e s à côté des autres. Il n'existe d o n c en-


tre eux q u ' u n e coopération simple. Le groupe organisé de la m a n u f a c t u r e
est r e m p l a c é par le lien entre l'ouvrier principal et ses aides, par e x e m p l e le
fileur et les rattacheurs.
5 La classification f o n d a m e n t a l e devient celle de travailleurs a u x m a -
chines-outils (y compris quelques ouvriers chargés de chauffer la c h a u d i è r e
à vapeur) et de m a n œ u v r e s , presque tous enfants, s u b o r d o n n é s a u x pre-
miers. P a r m i ces m a n œ u v r e s se rangent plus ou m o i n s tous les « feeders »
(alimenteurs) qui fournissent aux m a c h i n e s leur m a t i è r e p r e m i è r e . A côté
10 de ces classes principales p r e n d place un personnel n u m é r i q u e m e n t insi-
gnifiant d'ingénieurs, de m é c a n i c i e n s , de m e n u i s i e r s , etc., qui surveillent
le m é c a n i s m e général et pourvoient aux réparations nécessaires. C'est u n e
classe supérieure de travailleurs, les u n s formés scientifiquement, les
autres ayant un m é t i e r placé en dehors du cercle des ouvriers de fabrique
189
15 auxquels ils ne sont q u ' a g r é g é s . Cette division du travail est p u r e m e n t
te'chnologique.
Tout enfant a p p r e n d très-facilement à adapter ses m o u v e m e n t s au m o u -
vement c o n t i n u et uniforme de l'automate. Là, où le m é c a n i s m e constitue
un système gradué de m a c h i n e s parcellaires, c o m b i n é e s entre elles et fonc-
20 t i o n n a n t de concert, la coopération, fondée sur ce système, exige u n e dis-
tribution des ouvriers entre les m a c h i n e s ou groupes de m a c h i n e s parcel-
laires. M a i s il n'y a plus nécessité de consolider cette distribution en
e n c h a î n a n t , c o m m e d a n s les manufactures, p o u r toujours le m ê m e ouvrier
190
à la m ê m e b e s o g n e . P u i s q u e le m o u v e m e n t d ' e n s e m b l e de la fabrique
25 procède de la m a c h i n e et n o n de l'ouvrier, un c h a n g e m e n t c o n t i n u e l du
personnel n ' a m è n e r a i t a u c u n e interruption d a n s le procès de travail. La
preuve incontestable en a été d o n n é e par le système de relais d o n t se servi-
rent les fabricants anglais p e n d a n t leur révolte de 1 8 4 8 - 5 0 . Enfin la rapi-
dité avec laquelle les enfants a p p r e n n e n t le travail à la m a c h i n e , s u p p r i m e
30 r a d i c a l e m e n t la nécessité de le convertir en vocation exclusive d ' u n e classe

1 8 9
L a législation d e f a b r i q u e anglaise exclut e x p r e s s é m e n t d e son cercle d ' a c t i o n les travail-
leurs m e n t i o n n é s les d e r n i e r s d a n s l e t e x t e c o m m e n ' é t a n t p a s d e s ouvriers d e f a b r i q u e , m a i s
les « R e t u r n s » p u b l i é s p a r le P a r l e m e n t c o m p r e n n e n t e x p r e s s é m e n t aussi d a n s la catégorie des
ouvriers de f a b r i q u e n o n - s e u l e m e n t les i n g é n i e u r s , les m é c a n i c i e n s , etc. m a i s e n c o r e les direc-
35 t e u r s , les c o m m i s , les i n s p e c t e u r s de d é p ô t s , les g a r ç o n s q u i font les c o u r s e s , les e m b a l l e u r s ,
etc. ; en un m o t t o u s les gens à l ' e x c e p t i o n du fabricant - t o u t cela p o u r grossir le n o m b r e a p -
p a r e n t des ouvriers o c c u p é s p a r les m a c h i n e s .
1 9 0
U r e e n c o n v i e n t l u i - m ê m e . A p r è s avoir dit q u e les ouvriers, e n cas d ' u r g e n c e p e u v e n t p a s -
ser d ' u n e m a c h i n e à l ' a u t r e à la v o l o n t é du directeur, il s'écrie d ' u n t o n de t r i o m p h e : « D e
40 telles m u t a t i o n s sont en c o n t r a d i c t i o n flagrante avec l ' a n c i e n n e r o u t i n e q u i divise le travail et
assigne à tel ouvrier la t â c h e de f a ç o n n e r la tête d ' u n e é p i n g l e et à tel a u t r e celle d ' e n aiguiser
l a p o i n t e . » I l a u r a i t d û b i e n p l u t ô t s e d e m a n d e r p o u r q u o i d a n s l a fabrique a u t o m a t i q u e c e t t e
«ancienne routine» n'est a b a n d o n n é e qu'en «cas d'urgence».

361
Quatrième section • La production de la plus-value relative

191
particulière de t r a v a i l l e u r s . Q u a n t aux services r e n d u s dans la fabrique
par les simples manoeuvres, la m a c h i n e p e u t les suppléer en g r a n d e partie,
et en raison de leur simplicité, ces services p e r m e t t e n t le c h a n g e m e n t pé-
192
riodique et rapide des personnes chargées de leur e x é c u t i o n .
Bien q u ' a u point de vue t e c h n i q u e le système m é c a n i q u e m e t t e fin à 5
l'ancien système de la division du travail, celui-ci se m a i n t i e n t n é a n m o i n s
d a n s la fabrique, et t o u t d'abord c o m m e tradition léguée par la m a n u f a c -
t u r e ; puis le capital s'en e m p a r e p o u r le consolider et le reproduire sous
u n e forme encore plus repoussante, c o m m e m o y e n systématique d'exploi-
tation. La spécialité q u i consistait à m a n i e r p e n d a n t t o u t e sa vie un outil 10
parcellaire devient la spécialité de servir sa vie d u r a n t u n e m a c h i n e parcel-
laire. On abuse du m é c a n i s m e p o u r transformer l'ouvrier dès sa plus t e n d r e
193
enfance en parcelle d ' u n e m a c h i n e q u i fait elle-même partie d ' u n e a u t r e .
N o n - s e u l e m e n t les frais qu'exige sa r e p r o d u c t i o n se trouvent ainsi considé-
r a b l e m e n t d i m i n u é s , m a i s sa d é p e n d a n c e absolue de la fabrique et par cela 15
m ê m e du capital est c o n s o m m é e . Ici c o m m e partout il faut distinguer en-
tre le surcroît de productivité dû au développement du procès de travail so-
cial et celui q u i provient de son exploitation capitaliste.
D a n s la m a n u f a c t u r e et le métier, l'ouvrier se sert de son outil ; d a n s la
fabrique il sert la m a c h i n e . Là le m o u v e m e n t de l ' i n s t r u m e n t de travail part 20
de lui ; ici il ne fait que le suivre. D a n s la m a n u f a c t u r e les ouvriers forment
a u t a n t de m e m b r e s d ' u n m é c a n i s m e vivant. D a n s la fabrique ils sont incor-

1 9 1
E n cas d ' u r g e n c e c o m m e p a r e x e m p l e p e n d a n t l a guerre civile a m é r i c a i n e , l'ouvrier d e fa-
b r i q u e est e m p l o y é p a r le b o u r g e o i s a u x t r a v a u x les plus grossiers, tels q u e c o n s t r u c t i o n de
r o u t e s , etc. L e s ateliers n a t i o n a u x anglais de 1862 et d e s a n n é e s suivantes p o u r les ouvriers de 25
f a b r i q u e en c h ô m a g e se d i s t i n g u e n t des ateliers nationaux français de 1848 en ce q u e d a n s
ceux-ci les ouvriers avaient à e x é c u t e r des t r a v a u x i m p r o d u c t i f s a u x frais de l'État, t a n d i s q u e
d a n s ceux-là ils e x é c u t a i e n t d e s t r a v a u x productifs au bénéfice des m u n i c i p a l i t é s et de plus à
m e i l l e u r m a r c h é q u e les ouvriers réguliers avec lesquels o n les m e t t a i t ainsi e n c o n c u r r e n c e .
« L ' a p p a r e n c e p h y s i q u e des ouvriers des fabriques d e c o t o n s'est a m é l i o r é e . J ' a t t r i b u e cela . . . . 30
p o u r ce q u i est d e s h o m m e s , à ce qu'ils sont e m p l o y é s à l'air libre à d e s t r a v a u x p u b l i c s . » (Il
s'agit ici des ouvriers de P r e s t o n q u e l'on faisait travailler à l ' a s s a i n i s s e m e n t des m a r a i s de
cette ville.) (Rep. of Insp. of Fact., oct. 1863, p. 59.)
1 9 2
E x e m p l e : Les n o m b r e u x a p p a r e i l s m é c a n i q u e s q u i o n t été i n t r o d u i t s d a n s l a f a b r i q u e d e
l a i n e d e p u i s la loi de 1844 p o u r r e m p l a c e r le travail des enfants. D è s q u e les e n f a n t s des fabri- 35
c a n t s e u x - m ê m e s a u r o n t à faire leur école c o m m e manoeuvres, cette partie à p e i n e e n c o r e ex-
plorée d e l a m é c a n i q u e p r e n d r a a u s s i t ô t u n m e r v e i l l e u x essor.
« L e s m u l e s a u t o m a t i q u e s s o n t d e s m a c h i n e s des plus d a n g e r e u s e s . L a p l u p a r t d e s a c c i d e n t s
frappent les petits e n f a n t s r a m p a n t à terre a u - d e s s o u s des m u l e s e n m o u v e m e n t p o u r b a l a y e r
l e p l a n c h e r ... L ' i n v e n t i o n d ' u n b a l a y e u r a u t o m a t i q u e quelle h e u r e u s e c o n t r i b u t i o n n e serait- 40
elle à n o s m e s u r e s p r o t e c t r i c e s ! » (Rep. of Insp. of Fact, for 31st oct. 1866, p. 63.)
1 9 3
A p r è s cela o n p o u r r a a p p r é c i e r l'idée i n g é n i e u s e d e P r o u d h o n q u i voit d a n s l a m a c h i n e
u n e synthèse n o n des i n s t r u m e n t s d e travail, m a i s « u n e m a n i è r e d e r é u n i r diverses p a r t i c u l e s
du travail, q u e la division avait s é p a r é s » . Il fait en o u t r e cette d é c o u v e r t e a u s s i h i s t o r i q u e q u e
p r o d i g i e u s e q u e « l a p é r i o d e d e s m a c h i n e s se d i s t i n g u e p a r un c a r a c t è r e particulier, c'est le sa- 45
lariat».

362
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

pores II 1831 à un m é c a n i s m e m o r t q u i existe i n d é p e n d a m m e n t d'eux. « L a


fastidieuse uniformité d ' u n labeur sans fin occasionnée par un travail m é -
canique, toujours le m ê m e , ressemble au supplice de Sisyphe; c o m m e le
rocher le poids du travail r e t o m b e toujours et sans pitié sur le travailleur
194
5 é p u i s é . » En m ê m e t e m p s que le travail m é c a n i q u e surexcite au dernier
point le système nerveux, il e m p ê c h e le j e u varié des muscles et c o m p r i m e
195
t o u t e activité libre du corps et de l ' e s p r i t . La facilité m ê m e du travail de-
vient u n e torture en ce sens q u e la m a c h i n e ne délivre pas l'ouvrier du tra-
vail m a i s dépouille le travail de son intérêt. D a n s t o u t e p r o d u c t i o n capita-
io liste en tant qu'elle ne crée pas s e u l e m e n t des choses utiles mais encore de
la plus-value, les c o n d i t i o n s du travail m a î t r i s e n t l'ouvrier, b i e n loin de lui
être soumises, m a i s c'est le m a c h i n i s m e qui le premier d o n n e à ce renver-
s e m e n t u n e réalité t e c h n i q u e . Le m o y e n de travail converti en a u t o m a t e se
dresse devant l'ouvrier p e n d a n t le procès de travail m ê m e sous forme de ca-
15 pital, de travail m o r t qui d o m i n e et p o m p e sa force vivante.
La grande industrie m é c a n i q u e achève enfin, c o m m e n o u s l'avons déjà
i n d i q u é , la séparation entre le travail m a n u e l et les puissances intellec-
tuelles de la p r o d u c t i o n qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le tra-
vail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse,
20 les é n o r m e s forces, naturelles, la g r a n d e u r du travail social incorporées au
système m é c a n i q u e , q u i c o n s t i t u e n t la p u i s s a n c e du Maître. D a n s le cer-
veau de ce maître, son m o n o p o l e sur les m a c h i n e s se confond avec l'exis-
t e n c e des m a c h i n e s . En cas de conflit avec ses bras il leur j e t t e à la face ces
paroles dédaigneuses :
25 « L e s ouvriers de fabrique feraient très-bien de se souvenir q u e leur tra-
vail est des plus inférieurs ; qu'il n ' e n est pas de plus facile à a p p r e n d r e et
de m i e u x payé, vu sa qualité, car il suffit du m o i n d r e t e m p s et du m o i n d r e
apprentissage p o u r y acquérir toute l'adresse voulue. Les m a c h i n e s du m a î -
tre j o u e n t en fait un rôle b i e n plus important d a n s la p r o d u c t i o n q u e le tra-
30 vail et l'habileté de l'ouvrier q u i ne r é c l a m e n t q u ' u n e é d u c a t i o n de six
196
mois, et q u ' u n simple l a b o u r e u r p e u t a p p r e n d r e . »
La s u b o r d i n a t i o n t e c h n i q u e de l'ouvrier à la m a r c h e uniforme du m o y e n
de travail et la c o m p o s i t i o n particulière du travailleur collectif d'individus
1 9 4
F . Engels 1 . c . p . 2 1 7 . M ê m e u n l i b r e - é c h a n g i s t e d e s plus o r d i n a i r e s e t o p t i m i s t e par voca-
35 t i o n , M . M o l i n a r i , fait cette r e m a r q u e : « U n h o m m e s'use plus vite e n surveillant q u i n z e
h e u r e s par j o u r l'évolution d ' u n m é c a n i s m e , q u ' e n e x e r ç a n t d a n s l e m ê m e e s p a c e d e t e m p s s a
force p h y s i q u e . Ce travail de surveillance, q u i servirait p e u t - ê t r e d'utile g y m n a s t i q u e à l'intel-
ligence, s'il n ' é t a i t p a s t r o p p r o l o n g é , d é t r u i t à la l o n g u e , p a r son excès, et l'intelligence et le
corps m ê m e . » (G. de M o l i n a r i : Études économiques. Paris, 1846 [, p. 49].)
1 9 5
40 F . E n g e l s , l.c. p . 2 1 6 .
196
« The Master Spinners' and Manufacturers' Defence Fund. Report of the Committee. Manchester,
1 8 5 4 » (p. 17 [, 19.]) On verra plus tard q u e le « M a î t r e » c h a n t e sur un a u t r e t o n , d è s q u ' i l est
m e n a c é d e p e r d r e ses a u t o m a t e s « v i v a n t s » .

363
Quatrième section • La production de la plus-value relative

des d e u x sexes et de t o u t âge créent u n e discipline de caserne, parfaite-


m e n t élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de sur-
veillance et la division des ouvriers en simples soldats et sous-officiers in-
dustriels, sont poussés à leur dernier degré de développement. « L a
principale difficulté ne consistait pas a u t a n t d a n s l'invention d ' u n m é c a - 5
n i s m e a u t o m a t i q u e ... la difficulté consistait surtout dans la discipline n é -
cessaire, pour faire r e n o n c e r les h o m m e s à leurs h a b i t u d e s irrégulières
d a n s le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand auto-
m a t e . Mais inventer et m e t t r e en vigueur avec succès un code de discipline
manufacturière convenable a u x besoins et à la célérité du système a u t o m a - 10
t i q u e , voilà u n e entreprise digne d'Hercule, voilà le n o b l e ouvrage d'Ark-
wright! M ê m e a u j o u r d ' h u i que ce système est organisé dans t o u t e sa per-
fection, il est presque impossible, p a r m i les ouvriers qui o n t passé l'âge de
197
puberté, de lui trouver d'utiles a u x i l i a i r e s . »
J e t a n t aux orties la division des pouvoirs d'ailleurs si p r ô n é e par la bour- 15
geoisie et le système représentatif d o n t elle raffole, le capitaliste formule en
législateur privé et d'après son b o n plaisir son pouvoir autocratique sur ses
bras dans son code de fabrique. Ce code n'est du reste q u ' u n e caricature de
la régulation sociale, telle que l'exigent la coopération en grand, et l'emploi
de m o y e n s de travail c o m m u n s , surtout des m a c h i n e s . Ici le fouet du 20
c o n d u c t e u r d'esclaves est remplacé par le livre de p u n i t i o n s du contre-maî-
tre. Toutes ces p u n i t i o n s se résolvent n a t u r e l l e m e n t en a m e n d e s et en rete-
n u e s sur le salaire, et l'esprit retors des Lycurgues de fabrique fait en sorte
qu'ils profitent encore plus de la violation que de l'observation de leurs
198
lois .1 25
|184| N o u s ne n o u s arrêterons pas ici aux conditions matérielles d a n s
1 9 7
Ure, 1. c. p. 22, 2 3 . Celui q u i c o n n a î t la vie d'Arkwright ne s'avisera j a m a i s de l a n c e r l'épi-
e
t h è t e de « n o b l e » à la tête de cet i n g é n i e u x barbier. De tous les g r a n d s i n v e n t e u r s du 1 8 siè-
cle, il est sans c o n t r e d i t le plus g r a n d voleur des i n v e n t i o n s d ' a u t r u i .
1 9 8
« L ' e s c l a v a g e a u q u e l la b o u r g e o i s i e a s o u m i s le prolétariat, se p r é s e n t e sous s o n vrai j o u r 30
d a n s le s y s t è m e de la f a b r i q u e . I c i t o u t e liberté cesse de fait et de droit. L ' o u v r i e r doit être le
m a t i n d a n s la f a b r i q u e à 5 h e u r e s et d e m i e ; s'il vient d e u x m i n u t e s trop tard, il e n c o u r t u n e
a m e n d e ; s'il est en r e t a r d de dix m i n u t e s , on ne le laisse e n t r e r q u ' a p r è s le déjeuner, et il perd
le q u a r t de son salaire j o u r n a l i e r . Il l u i faut m a n g e r , b o i r e et d o r m i r sur c o m m a n d e . . . . La
c l o c h e d e s p o t i q u e lui fait i n t e r r o m p r e son s o m m e i l et ses repas. Et c o m m e n t se p a s s e n t les 35
c h o s e s à l'intérieur de la f a b r i q u e ? Ici le fabricant est législateur absolu. Il fait des r è g l e m e n t s ,
c o m m e l'idée l u i en vient, m o d i f i e et amplifie son c o d e s u i v a n t son b o n plaisir, et s'il y i n t r o -
d u i t l'arbitraire le plus extravagant, les t r i b u n a u x d i s e n t a u x travailleurs : P u i s q u e v o u s avez
a c c e p t é v o l o n t a i r e m e n t ce c o n t r a t , il faut vous y s o u m e t t r e ... Ces travailleurs s o n t c o n d a m -
n é s à être ainsi t o u r m e n t é s p h y s i q u e m e n t e t m o r a l e m e n t d e p u i s l e u r n e u v i è m e a n n é e j u s q u ' à 40
l e u r m o r t . » (Fr. Engels, l. c. p. 217 et suiv.) P r e n o n s d e u x cas p o u r e x e m p l e s de ce q u e « d i s e n t
les t r i b u n a u x » . Le p r e m i e r se passe à Sheffield, fin de 1866. Là un ouvrier s'était l o u é p o u r
d e u x a n s d a n s u n e fabrique m é t a l l u r g i q u e . A la s u i t e d ' u n e querelle avec le fabricant, il q u i t t a
la f a b r i q u e et déclara q u ' i l ne v o u l a i t plus y r e n t r e r à a u c u n e c o n d i t i o n . A c c u s é de r u p t u r e de
contrat, il est c o n d a m n é à d e u x m o i s de prison. (Si le fabricant l u i - m ê m e viole le c o n t r a t , il 45

364
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

lesquelles le travail de fabrique s'accomplit. T o u s les sens sont affectés à la


fois par l'élévation artificielle de la t e m p é r a t u r e , par u n e a t m o s p h è r e im-
prégnée de particules de matières premières, par le bruit assourdissant des
m a c h i n e s , sans parler des dangers e n c o u r u s au m i l i e u d ' u n m é c a n i s m e ter-
5 rible vous enveloppant de tous côtés et fournissant, avec la régularité des
199
saisons, son bulletin de m u t i l a t i o n s et d ' h o m i c i d e s i n d u s t r i e l s . L ' é c o n o -
m i e des m o y e n s collectifs de travail, activée et m û r i e c o m m e en serre

n e p e u t être t r a d u i t q u e d e v a n t les t r i b u n a u x civils e t n e r i s q u e q u ' u n e a m e n d e . ) Les d e u x


m o i s f i n i s , l e m ê m e fabricant lui i n t i m e l'ordre d e r e n t r e r d a n s l a f a b r i q u e d'après l ' a n c i e n
10 contrat. L'ouvrier s'y refuse a l l é g u a n t q u ' i l a p u r g é sa p e i n e . T r a d u i t de n o u v e a u en j u s t i c e , il
est de n o u v e a u c o n d a m n é par le t r i b u n a l , q u o i q u e l ' u n d e s j u g e s , M. Shee, d é c l a r e p u b l i q u e -
m e n t q u e c'est u n e é n o r m i t é j u r i d i q u e , q u ' u n h o m m e p u i s s e être c o n d a m n é p é r i o d i q u e m e n t
p e n d a n t t o u t e s a vie p o u r l e m ê m e c r i m e o u délit. C e j u g e m e n t fut p r o n o n c é n o n p a r les
« G r e a t U n p a i d », les R u r a u x p r o v i n c i a u x , m a i s p a r u n e des plus h a u t e s cours de j u s t i c e de
15 L o n d r e s . - Le s e c o n d cas se passe d a n s le Wiltshire, fin n o v e m b r e 1863. E n v i r o n 30 tisseuses
au m é t i e r à v a p e u r o c c u p é e s p a r un c e r t a i n H a r r u p p , fabricant de d r a p s de Bower's Mill,
W e s t b u r y Leigh, se m e t t a i e n t en grève p a r c e q u e le susdit H a r r u p p avait l'agréable h a b i t u d e
de faire u n e r e t e n u e sur leur salaire p o u r c h a q u e r e t a r d le m a t i n . Il r e t e n a i t 6 d. p o u r 2 m i -
n u t e s , 1 sh. p o u r 3 m i n u t e s et 1 sh. 6 d . p o u r 10 m i n u t e s . Cela fait, à 12 fr. %c. p a r h e u r e ,
20 112 fr. 50 c. p a r j o u r , t a n d i s q u e leur salaire en m o y e n n e a n n u e l l e ne d é p a s s a i t j a m a i s 12 à
1 4 francs p a r s e m a i n e . H a r r u p p avait aposté u n j e u n e g a r ç o n p o u r s o n n e r l ' h e u r e d e l a fabri-
q u e . C'est ce d o n t celui-ci s ' a c q u i t t a i t parfois avant 6 h e u r e s du m a t i n , et dès q u ' i l avait cessé,
les portes é t a i e n t f e r m é e s e t t o u t e s les ouvrières q u i é t a i e n t dehors s u b i s s a i e n t u n e a m e n d e .
C o m m e il n ' y avait p a s d ' h o r l o g e d a n s cet é t a b l i s s e m e n t , les m a l h e u r e u s e s é t a i e n t à la m e r c i
25 du petit drôle inspiré p a r le m a î t r e . Les m è r e s de famille et les j e u n e s filles c o m p r i s e s d a n s la
grève d é c l a r è r e n t q u ' e l l e s se r e m e t t r a i e n t à l'ouvrage dès q u e le s o n n e u r serait r e m p l a c é par
u n e horloge e t q u e l e tarif des a m e n d e s serait plus r a t i o n n e l . H a r r u p p cita d i x - n e u f f e m m e s e t
filles d e v a n t les m a g i s t r a t s , p o u r r u p t u r e de c o n t r a t . Elles furent c o n d a m n é e s c h a c u n e à 6 d.
d ' a m e n d e et à 2 sh. p o u r les frais, à la g r a n d e stupéfaction de l ' a u d i t o i r e . H a r r u p p , au sortir du
30 t r i b u n a l , fut salué des sifflets de la foule. - U n e o p é r a t i o n favorite des fabricants c o n s i s t e à
p u n i r leurs ouvriers des défauts du m a t é r i e l qu'ils leur livrent en faisant des r e t e n u e s s u r leur
salaire. Cette m é t h o d e p r o v o q u a e n 1866 u n e grève g é n é r a l e d a n s les poteries anglaises. Les
rapports de la «Child. Employm. Commiss.» ( 1 8 6 3 - 1 8 6 6 ) c i t e n t d e s cas où l'ouvrier, au lieu de
recevoir un salaire, d e v i e n t par s o n travail et en vertu des p u n i t i o n s r é g l e m e n t a i r e s , le d é b i -
35 t e u r de son b i e n f a i s a n t m a î t r e . La d e r n i è r e disette de c o t o n a fourni n o m b r e de traits édifiants
d e l'ingéniosité des p h i l a n t h r o p e s d e fabrique e n m a t i è r e d e r e t e n u e s sur l e salaire. « J ' a i e u
m o i - m ê m e t o u t r é c e m m e n t , dit l ' i n s p e c t e u r de f a b r i q u e R. Baker, à faire p o u r s u i v r e j u r i d i q u e -
m e n t un fabricant de c o t o n , p a r c e q u e d a n s ces t e m p s difficiles et m a l h e u r e u x , il r e t e n a i t à
q u e l q u e s j e u n e s g a r ç o n s ( a u - d e s s u s de 13 ans) dix p e n c e s p o u r le certificat d'âge du m é d e c i n ,
40 l e q u e l ne l u i c o û t e q u e 6 d. et suc l e q u e l la loi ne p e r m e t de r e t e n i r q u e 3 d., l'usage é t a n t
m ê m e d e n e faire a u c u n e r e t e n u e . ... U n a u t r e fabricant, p o u r a t t e i n d r e l e m ê m e b u t , s a n s en-
trer en conflit avec la loi, fait p a y e r 1 Schelling à c h a c u n des pauvres enfants q u i travaillent
p o u r lui, à titre de frais d ' a p p r e n t i s s a g e du m y s t é r i e u x art de filer, dès q u e le t é m o i g n a g e du
m é d e c i n les d é c l a r e m û r s p o u r c e t t e o c c u p a t i o n . I l est, c o m m e o n l e voit, b i e n des détails
45 c a c h é s q u ' i l faut c o n n a î t r e p o u r s e r e n d r e c o m p t e d e p h é n o m è n e s aussi e x t r a o r d i n a i r e s q u e
les grèves p a r le t e m p s q u i c o u r t (il s'agit d ' u n e grève d a n s la f a b r i q u e de D a r w e n , J u i n 1863,
p a r m i les tisseurs à la m é c a n i q u e . ) » Reports of Insp. of Fact, for 30th April 1863. (Les rapports
de fabrique s ' é t e n d e n t toujours a u - d e l à de leur d a t e officielle.)
1 9 9
« L e s lois p o u r protéger les ouvriers c o n t r e des m a c h i n e s d a n g e r e u s e s n ' o n t p a s été s a n s ré-
50 sultats utiles.
M a i s il existe m a i n t e n a n t de n o u v e l l e s sources d ' a c c i d e n t s i n c o n n u s il y a vingt ans, sur-

365
Quatrième section • La production de la plus-value relative

c h a u d e par le système de fabrique, devient entre les m a i n s du capital un


système de vols c o m m i s sur les conditions vitales de l'ouvrier p e n d a n t son
travail, sur l'espace, l'air, la l u m i è r e et les m e s u r e s de protection person-
nelle contre les circonstances dangereuses et insalubres du procès de pro-
duction, p o u r ne pas m e n t i o n n e r les arrangements q u e le comfort et la 5
200
c o m m o d i t é de l'ouvrier r é c l a m e r a i e n t . Fourier a-t-il d o n c tort de n o m -
201
m e r les fabriques des bagnes modérés ?

t o u t la vélocité a u g m e n t é e d e s m a c h i n e s . R o u e s , cylindres, b r o c h e s et m é t i e r s à tisser s o n t


chassés p a r u n e force d ' i m p u l s i o n toujours croissante ; les doigts d o i v e n t saisir les filés cassés
avec p l u s de r a p i d i t é et d ' a s s u r a n c e ; s'il y a h é s i t a t i o n ou i m p r é v o y a n c e , ils s o n t sacrifiés . . . . 10
U n g r a n d n o m b r e d ' a c c i d e n t s est o c c a s i o n n é par l ' e m p r e s s e m e n t des ouvriers à e x é c u t e r l e u r
b e s o g n e aussi vite q u e possible. Il faut se r a p p e l e r q u ' i l est de la p l u s h a u t e i m p o r t a n c e p o u r
les fabricants de faire f o n c t i o n n e r leurs m a c h i n e s sans i n t e r r u p t i o n , c'est-à-dire de p r o d u i r e
d e s filés e t des tissus. L ' a r r ê t d ' u n e m i n u t e n ' e s t pas s e u l e m e n t u n e p e r t e e n force m o t r i c e ,
m a i s aussi e n p r o d u c t i o n . L e s surveillants, a y a n t u n intérêt m o n é t a i r e d a n s l a q u a n t i t é d u p r o - 15
d u i t , e x c i t e n t les ouvriers à faire vite et ceux-ci, payés d'après le p o i d s livré ou à la p i è c e , n'y
s o n t p a s m o i n s intéressés. Q u o i q u e f o r m e l l e m e n t i n t e r d i t e d a n s l a p l u p a r t d e s f a b r i q u e s , l a
p r a t i q u e de n e t t o y e r des m a c h i n e s en m o u v e m e n t est g é n é r a l e . C e t t e s e u l e c a u s e a p r o d u i t
p e n d a n t les d e r n i e r s six m o i s , 906 a c c i d e n t s funestes. II est vrai q u ' o n n e t t o y é t o u s les j o u r s ,
m a i s l e v e n d r e d i e t s u r t o u t l e s a m e d i s o n t plus p a r t i c u l i è r e m e n t f i x é s p o u r c e t t e o p é r a t i o n q u i 20
s ' e x é c u t e p r e s q u e toujours d u r a n t l e f o n c t i o n n e m e n t des m a c h i n e s ... C o m m e c'est u n e o p é -
r a t i o n q u i n'est pas payée, les ouvriers s o n t e m p r e s s é s d ' e n finir. Aussi, c o m p a r é s a u x a c c i d e n t s
d e s j o u r s p r é c é d e n t s , c e u x d u v e n d r e d i d o n n e n t u n surcroît m o y e n d e 1 2 p . 100, c e u x d u sa-
m e d i u n surcroît d e 2 5 e t m ê m e d e p l u s d e 5 0 p . 100, s i o n m e t e n ligne d e c o m p t e q u e l e tra-
vail n e d u r e l e s a m e d i q u e s e p t h e u r e s e t d e m i e . » 25
(Repts of Insp. of Fact, for etc. 31st Oct. 1866. London 1867, p. 9, 15, 16, 17.)
2 0 0
D a n s l e p r e m i e r c h a p i t r e d u livre I I I j e r e n d r a i c o m p t e d ' u n e c a m p a g n e d ' e n t r e p r e n e u r s
anglais c o n t r e les articles de la loi de f a b r i q u e relatifs à la p r o t e c t i o n des ouvriers c o n t r e les
m a c h i n e s . C o n t e n t o n s - n o u s d ' e m p r u n t e r ici u n e c i t a t i o n d ' u n r a p p o r t officiel d e l ' i n s p e c t e u r
L e o n a r d H o r n e r : « J ' a i e n t e n d u des fabricants parler avec u n e frivolité i n e x c u s a b l e d e q u e l - 30
q u e s - u n s des a c c i d e n t s , dire p a r e x e m p l e q u e l a perte d ' u n doigt est u n e bagatelle. L a vie e t
les c h a n c e s de l'ouvrier d é p e n d e n t t e l l e m e n t de ses doigts q u ' u n e telle p e r t e a p o u r l u i les
c o n s é q u e n c e s les plus fatales. Q u a n d j ' e n t e n d s d e pareilles a b s u r d i t é s , j e p o s e i m m é d i a t e m e n t
c e t t e q u e s t i o n : S u p p o s o n s q u e v o u s ayez b e s o i n d ' u n ouvrier s u p p l é m e n t a i r e e t q u ' i l s'en pré-
s e n t e d e u x é g a l e m e n t h a b i l e s s o u s t o u s les rapports, l e q u e l choisiriez-vous ? Ils n ' h é s i t a i e n t 35
p a s un i n s t a n t à se d é c i d e r p o u r c e l u i d o n t la m a i n est i n t a c t e . . . . Ces m e s s i e u r s les fabricants
o n t des faux préjugés c o n t r e ce q u ' i l s a p p e l l e n t u n e législation p s e u d o - p h i l a n t h r o p i q u e . » (Re-
ports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1855.) Ces fabricants sont de m a d r é s c o m p è r e s et ce n ' e s t p a s
p o u r des p r u n e s qu'ils a c c l a m è r e n t avec e x a l t a t i o n la révolte des esclavagistes a m é r i c a i n s .
2 0 1
C e p e n d a n t d a n s les é t a b l i s s e m e n t s s o u m i s l e plus l o n g t e m p s à l a loi d e fabrique, b i e n des 40
a b u s a n c i e n s ont disparu. Arrivé à un c e r t a i n p o i n t le p e r f e c t i o n n e m e n t u l t é r i e u r du s y s t è m e
m é c a n i q u e exige l u i - m ê m e u n e c o n s t r u c t i o n p e r f e c t i o n n é e des b â t i m e n t s d e f a b r i q u e l a q u e l l e
profite a u x ouvriers. (V. Report, etc. for 3lst Oct. 1863, p. 109.)

366
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

V
Lutte entre travailleur et machine

La lutte entre le capitaliste et le salarié date des origines m ê m e s du capital


202
industriel et se d é c h a î n e p e n d a n t la période m a n u f a c t u r i è r e , m a i s le tra-
5 vail||185|leur n ' a t t a q u e le moyen de travail q u e lors de l ' i n t r o d u c t i o n de la
m a c h i n e . Il se révolte contre cette forme particulière de l ' i n s t r u m e n t où il
voit l'incarnation t e c h n i q u e du capital.
Au dix-septième siècle, d a n s presque toute l'Europe des soulèvements
ouvriers éclatèrent contre u n e m a c h i n e à tisser des r u b a n s et des galons ap-
io pelée Bandmühle ou Mühlenstuhl. Elle fut inventée en A l l e m a g n e . L'abbé
italien Lancellotti r a c o n t e dans un livre, écrit en 1629 et p u b l i é à V e n i s e
en 1636 q u e : « A n t o n Müller de D a n t z i g a vu dans cette ville, il y a à p e u
près c i n q u a n t e ans, u n e m a c h i n e très-ingénieuse qui exécutait quatre à six
tissus à la fois. M a i s le magistrat craignant que cette invention ne convertît
15 n o m b r e d'ouvriers en m e n d i a n t s , la s u p p r i m a et fit étouffer ou noyer l'in-
venteur. »
En 1621, cette m ê m e m a c h i n e fut pour la première fois employée à
Leyde où les é m e u t e s des passementiers forcèrent les magistrats de la pros-
crire. « D a n s cette ville», dit à ce propos Boxhorn, « q u e l q u e s individus in-
20 ventèrent il y a u n e vingtaine d ' a n n é e s un m é t i e r à tisser, au m o y e n d u q u e l
un seul ouvrier p e u t exécuter plus de tissus et plus facilement q u e n o m b r e
d'autres d a n s le m ê m e t e m p s . De là des troubles et des querelles de la part
des tisserands qui firent proscrire par les magistrats l'usage de cet instru-
2 0 3
m e n t . » Après avoir lancé contre ce m é t i e r à tisser des o r d o n n a n c e s plus
25 ou m o i n s prohibitives en 1623, 1639, etc., les États g é n é r a u x de la Hol-
lande en p e r m i r e n t enfin l'emploi, sous certaines conditions, p a r l'ordon-
n a n c e du 5 d é c e m b r e 1661.
Le Bandstuhl fut proscrit à Cologne en 1676 tandis que son i n t r o d u c t i o n
en Angleterre vers la m ê m e é p o q u e y provoqua des troubles p a r m i les tisse-

2 0 2
30 Voy. e n t r e a u t r e s : John Houghton: Husbandry and Trade improved. L o n d . 1727, The advan-
tages of the East-India Trade 1720, John Béliers l.c. « L e s m a î t r e s et les ouvriers s o n t m a l h e u r e u -
s e m e n t e n g u e r r e p e r p é t u e l l e les u n s c o n t r e les a u t r e s . L e b u t invariable des p r e m i e r s est d e
faire e x é c u t e r l'ouvrage le m e i l l e u r m a r c h é possible et ils ne se font p a s faute d ' e m p l o y e r
t o u t e espèce d'artifices p o u r y arriver t a n d i s q u e les s e c o n d s sont à l'affût de t o u t e o c c a s i o n
35 q u i l e u r p e r m e t t e de r é c l a m e r des salaires p l u s élevés.» An Inquiry into the causes of the Present
High Prices of Provisions, L o n d o n 1767. Le Rev. N a t h a n i e l F o r s t e r est l ' a u t e u r de ce livre a n o -
n y m e s y m p a t h i q u e a u x ouvriers.
2 0 3
« I n h a c u r b e a n t e h o s viginti circiter a n n o s i n s t r u m e n t u m q u i d a m i n v e n e r u n t t e x t o r i u m ,
q u o solus quis p l u s p a n n i e t facilius conficere p o t e r a i , q u a m p l u r e s asquali t e m p o r e . H i n c
40 turbae ortse et querulas t e x t o r u m , t a n d e m q u e u s u s h u j u s i n s t r u m e n t i a m a g i s t r a t u p r o h i b i t u s
est.» Boxhorn: Inst. Pol. 1 6 6 3 .

367
w

Quatrième section • La production de la plus-value relative

rands. Un édit impérial du 19 février 1685 interdit son usage d a n s t o u t e


l'Allemagne. A H a m b o u r g il fut brûlé p u b l i q u e m e n t par ordre du magis-
trat. L ' e m p e r e u r Charles VI renouvela en février 1719 Γ édit de 1685 et ce
n'est q u ' e n 1765 que l'usage public en fut permis dans la Saxe électorale.
Cette m a c h i n e qui ébranla l'Europe fut le précurseur des m a c h i n e s à fi- 5
1er et à tisser et préluda à la révolution industrielle du d i x - h u i t i è m e siècle.
Elle permettait au garçon le plus i n e x p é r i m e n t é de faire travailler tout un
m é t i e r avec ses navettes en avançant et en retirant u n e perche et fournis-
sait, dans sa forme perfectionnée, de q u a r a n t e à c i n q u a n t e pièces à la fois.
Vers la fin du premier tiers du dix-septième siècle u n e scierie à vent, éta- 10
blie par un Hollandais dans le voisinage de Londres, fut détruite par le
peuple. Au c o m m e n c e m e n t du dix-huitième siècle les scieries à eau ne
t r i o m p h è r e n t que difficilement de la résistance populaire s o u t e n u e par le
Parlement. Lorsque Everet en 1758 construisit la première m a c h i n e à eau
pour t o n d r e la laine, cent mille h o m m e s mis par elle hors de travail la ré- 15
duisirent en cendres. C i n q u a n t e mille ouvriers gagnant leur vie par le car-
dage de la laine accablèrent le P a r l e m e n t de pétitions contre les m a c h i n e s
à carder et les scribbling mills, inventés par Arkwright. La destruction de
n o m b r e u s e s m a c h i n e s dans les districts manufacturiers anglais p e n d a n t les
q u i n z e premières a n n é e s du dix-neuvième siècle, c o n n u e sous le n o m du 20
m o u v e m e n t des Luddites, fournit au g o u v e r n e m e n t anti-jacobin d ' u n Sid-
m o u t h , d ' u n Castlereagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultra-
réactionnaires.
Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers, ayant appris à
distinguer entre la m a c h i n e et son emploi capitaliste, dirigent leurs atta- 25
ques n o n contre le m o y e n matériel de production, m a i s contre son m o d e
204
social d ' e x p l o i t a t i o n .
Les ouvriers manufacturiers luttèrent p o u r hausser leurs salaires et n o n
p o u r détruire les manufactures ; ce furent les chefs des corporations et les
villes privilégiées (corporate towns) et n o n les salariés qui m i r e n t des en- 30
traves à leur établissement.
D a n s la division du travail les écrivains de la période m a n u f a c t u r i è r e
voient un m o y e n virtuel de suppléer au m a n q u e d'ouvriers, m a i s n o n de
déplacer des ouvriers occupés. Cette distinction saute aux yeux. Si l'on dit
qu'avec l'ancien rouet il faudrait en Angleterre d e u x cents millions 35
d ' h o m m e s pour filer le coton que filent a u j o u r d ' h u i c i n q u a n t e mille, cela
ne signifie point que les m a c h i n e s à filer ont déplacé ces millions d'Anglais
qui n ' o n t j a m a i s existé, m a i s tout s i m p l e m e n t qu'il faudrait u n i m m e n s e
2 0 4
L a révolte b r u t a l e des ouvriers c o n t r e les m a c h i n e s s'est r e n o u v e l é e d e t e m p s e n t e m p s e n -
core d a n s des m a n u f a c t u r e s de v i e u x style, p . e x . en 1865 p a r m i les polisseurs de l i m e s à Shef- 40
field.

368
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

surcroît de p o p u l a t i o n ouvrière p o u r remplacer ces m a c h i n e s . Si l'on dit au


contraire q u ' e n Angleterre le m é t i e r à vapeur a jeté h u i t cent mille tisse-
rands sur le pavé, alors on ne parle pas de m a c h i n e s existantes d o n t le r e m -
p l a c e m e n t par le travail m a n u e l réclamerait t a n t d'ouvriers, m a i s d ' u n e
5 m u l t i t u d e d'ouvriers, autrefois occupés, q u i o n t été r é e l l e m e n t déplacés ou
supprimés par les m a c h i n e s .
Le métier, c o m m e n o u s l'avons vu, reste p e n d a n t la période m a n u f a c t u -
rière la base de l'industrie.
Les ouvriers des villes, légués par le m o y e n âge, n ' é t a i e n t pas assez n o m -
10 b r e u x pour suppléer la d e m a n d e des n o u v e a u x m a r c h é s coloniaux, et les
manufactures naissantes se peuplèrent en grande partie de cultivateurs ex-
propriés et expulsés du sol d u r a n t la d é c a d e n c e du régime féodal. D a n s ces
temps-là ce qui frappa surtout les yeux, c'était d o n c le côté positif de la co-
opération et de la di||186|vision du travail dans les ateliers, leur propriété
205
15 de rendre plus productifs les labeurs des ouvriers o c c u p é s .
Sans doute, longtemps avant la période de la grande industrie, la coopé-
ration et la c o n c e n t r a t i o n des m o y e n s de travail, appliquées à l'agriculture,
occasionnèrent des c h a n g e m e n t s grands, soudains et violents d a n s le m o d e
de produire et, p a r c o n s é q u e n t , dans les conditions de vie et les m o y e n s
20 d'occupation de la p o p u l a t i o n rurale. M a i s la lutte q u e ces c h a n g e m e n t s
provoquèrent, se passe entre les grands et les petits propriétaires du sol plu-
tôt q u ' e n t r e le capitaliste et le salarié. D ' a u t r e part, q u a n d des l a b o u r e u r s
furent jetés hors d ' e m p l o i par des m o y e n s de p r o d u c t i o n agricoles, par des
chevaux, des m o u t o n s , etc., c'étaient des actes de violence i m m é d i a t e qui
25 dans ces cas-là r e n d i r e n t possible la révolution é c o n o m i q u e . On chassa les
laboureurs des c h a m p s p o u r leur substituer des m o u t o n s . C'est l'usurpation
violente du sol, telle q u ' e n Angleterre elle se pratiquait sur u n e large
échelle, q u i prépara en p r e m i e r lieu le terrain de la g r a n d e agriculture.
D a n s ses débuts ce bouleversement agricole a d o n c l'apparence d'une, révo-
30 lution politique plutôt q u ' é c o n o m i q u e .

2 0 5
Sir J a m e s S t e u a r t c o m p r e n d d e cette m a n i è r e l'effet d e s m a c h i n e s . « J e c o n s i d è r e d o n c les
m a c h i n e s c o m m e des m o y e n s d ' a u g m e n t e r (virtuellement) l e n o m b r e des gens i n d u s t r i e u x
q u ' o n n ' e s t p a s obligé d e n o u r r i r . . . . E n q u o i l'effet d ' u n e m a c h i n e diffère-t-il d e c e l u i d e
n o u v e a u x h a b i t a n t s ? » (traduci, franc. 1.1. 1.1. ch. XIX.) B i e n plus naïf est Petty q u i p r é t e n d
35 q u ' e l l e r e m p l a c e la « P o l y g a m i e » . Ce p o i n t de vue p e u t , t o u t au p l u s être a d m i s p o u r q u e l q u e s
parties des É t a t s - U n i s . D ' u n a u t r e c ô t é : « L e s m a c h i n e s n e p e u v e n t q u e r a r e m e n t être e m -
ployées avec s u c c è s p o u r abréger le travail d ' u n i n d i v i d u : il serait p e r d u p l u s de t e m p s à les
c o n s t m i r e q u ' i l n ' e n serait é c o n o m i s é par leur e m p l o i . Elles n e s o n t r é e l l e m e n t u t i l e s q u e
lorsqu'elles agissent s u r d e g r a n d e s m a s s e s , q u a n d u n e s e u l e m a c h i n e p e u t assister l e travail
40 de milliers d ' h o m m e s . C'est c o n s é q u e m m e n t d a n s les pays les p l u s p o p u l e u x , là où il y a le
plus d ' h o m m e s oisifs, q u ' e l l e s a b o n d e n t le plus. Ce q u i en r é c l a m e et en utilise l'usage, ce
n ' e s t p a s la rareté d ' h o m m e s , m a i s la facilité avec l a q u e l l e on p e u t en faire travailler d e s
m a s s e s . » Pierçy Ravenstone: Thoughts on the Funding System and its Effects. L o n d . 1824, p. 4 5 .

369
Q u a t r i è m e s e c t i o n • La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relative

Sous sa f o r m e - m a c h i n e au contraire le m o y e n de travail devient i m m é -


206
d i a t e m e n t le c o n c u r r e n t du travailleur . Le r e n d e m e n t du capital est dès
lors en raison directe du n o m b r e d'ouvriers d o n t la m a c h i n e a n é a n t i t les
conditions d'existence. Le système de la p r o d u c t i o n capitaliste repose en
général sur ce que le travailleur vend sa force c o m m e m a r c h a n d i s e . La divi- 5
sion du travail réduit cette force à l'aptitude de détail à m a n i e r un outil
fragmentaire. D o n c , dès q u e le m a n i e m e n t de l'outil échoit à la m a c h i n e ,
la valeur d'échange de la force de travail s'évanouit en m ê m e t e m p s q u e sa
valeur d'usage. L'ouvrier c o m m e u n assignat d é m o n é t i s é n ' a plus d e cours.
Cette partie de la classe ouvrière q u e la m a c h i n e convertit ainsi en popula- 10
tion superflue, c'est-à-dire inutile pour les besoins m o m e n t a n é s de l'exploi-
t a t i o n capitaliste, s u c c o m b e dans la lutte inégale de l'industrie m é c a n i q u e
contre le vieux m é t i e r et la m a n u f a c t u r e , ou e n c o m b r e toutes les profes-
sions plus facilement accessibles où elle déprécie la force de travail.
P o u r consoler les ouvriers t o m b é s dans la misère, on leur assure q u e 15
leurs souffrances ne sont q u e des « i n c o n v é n i e n t s t e m p o r a i r e s » (a temporary
inconvenience) et que la m a c h i n e en n'envahissant q u e par degrés un c h a m p
de production, d i m i n u e l ' é t e n d u e et l'intensité de ses effets destructeurs.
M a i s ces d e u x fiches de consolation se neutralisent. Là où la m a r c h e
c o n q u é r a n t e de la m a c h i n e progresse l e n t e m e n t , elle afflige de la m i s è r e 20
c h r o n i q u e les rangs ouvriers forcés de lui faire c o n c u r r e n c e ; là où elle est
rapide, la misère devient aiguë et fait des ravages terribles.
L'histoire ne présente pas de spectacle plus attristant q u e celui de la dé-
c a d e n c e des tisserands anglais qui, après s'être traînée en l o n g u e u r p e n d a n t
q u a r a n t e ans, s'est enfin c o n s o m m é e en 1838. B e a u c o u p de ces m a l h e u - 25
reux m o u r u r e n t de faim; b e a u c o u p végétèrent longtemps avec leur famille
207
n ' a y a n t q u e 25 centimes par j o u r . D a n s l'Inde au contraire l'importation
2 0 6
« L a m a c h i n e et le travail sont en c o n c u r r e n c e c o n s t a n t e . » (Ricardo, l. c. p. 479.)
2 0 7
C e q u i a v a n t l ' é t a b l i s s e m e n t d e l a loi des pauvres (en 1834) fit e n A n g l e t e r r e p r o l o n g e r l a
c o n c u r r e n c e e n t r e le tissu à la m a i n et le tissu à la m é c a n i q u e , c'est q u e l'on faisait l ' a p p o i n t 30
des salaires t o m b é s par t r o p a u - d e s s o u s d u m i n i m u m a u m o y e n d e l'assistance d e s paroisses.
« L e Rev. T u r n e r était e n 1827, d a n s l e C h e s h i r e , r e c t e u r d e W i l m s t o w e , district m a n u f a c t u -
rier. L e s q u e s t i o n s d u c o m i t é d ' é m i g r a t i o n e t les r é p o n s e s d e M . T u r n e r m o n t r e n t c o m m e n t o n
m a i n t e n a i t l a l u t t e d u travail h u m a i n c o n t r e les m a c h i n e s . Question: L ' u s a g e d u m é t i e r m é c a -
n i q u e n'a-t-il p a s r e m p l a c é c e l u i du m é t i e r à la m a i n ? Réponse: S a n s a u c u n d o u t e ; et il 35
l ' a u r a i t r e m p l a c é b i e n d a v a n t a g e e n c o r e , si les tisseurs à la m a i n n ' a v a i e n t p a s été m i s en état
de p o u v o i r se s o u m e t t r e à u n e r é d u c t i o n de salaire. Question: M a i s en se S o u m e t t a n t a i n s i , ils
a c c e p t e n t des salaires insuffisants, et ce q u i leur m a n q u e p o u r s'entretenir, ils l ' a t t e n d e n t de
l'assistance p a r o i s s i a l e ? Réponse: A s s u r é m e n t , et la lutte e n t r e le m é t i e r à la m a i n et le m é t i e r
à la m é c a n i q u e est en réalité m a i n t e n u e par la t a x e des pauvres. P a u v r e t é d é g r a d a n t e ou expa- 40
triation, tel est d o n c le b é n é f i c e q u e r e c u e i l l e n t les travailleurs de l ' i n t r o d u c t i o n des m a -
c h i n e s . D ' a r t i s a n s r e s p e c t a b l e s e t d a n s u n e c e r t a i n e m e s u r e i n d é p e n d a n t s ils d e v i e n n e n t d e
m i s é r a b l e s esclaves q u i vivent du p a i n avilissant de la charité. C'est ce q u ' o n appelle un incon-
vénient temporaire.» A Prize Essay on the comparative merits of Competition and Cooperation.
L o n d . 1834, p . 2 9 . 45

370
C h a p i t r e XV • M a c h i n i s m e et g r a n d e i n d u s t r i e

des calicots anglais fabriqués m é c a n i q u e m e n t a m e n a u n e crise des plus


spasmodiques. « Il n ' y a pas d'exemple d ' u n e misère pareille dans l'histoire
du c o m m e r c e » dit, d a n s son rapport de 1 8 3 4 - 3 5 , le gouverneur g é n é r a l ;
«les os des tisserands blanchissent les plaines de l'Inde.» En l a n ç a n t ces tisse-
208
5 rands dans l ' é t e r n i t é , la m a c h i n e à tisser ne leur avait é v i d e m m e n t causé
que des « i n c o n v é n i e n t s t e m p o r a i r e s » . D'ailleurs les effets passagers des
m a c h i n e s sont p e r m a n e n t s en ce qu'elles envahissent sans cesse de n o u -
veaux c h a m p s de p r o d u c t i o n .
Le caractère d ' i n d é p e n d a n c e q u e la p r o d u c t i o n capitaliste i m p r i m e en
10 général a u x c o n d i t i o n s et au produit du travail vis-à-vis de l'ouvrier, se dé-
209
veloppe d o n c avec la m a c h i n e j u s q u ' à l ' a n t a g o n i s m e le plus p r o n o n c é .
C'est p o u r cela q u e , la pre||187|mière, elle d o n n e lieu à la révolte brutale
de l'ouvrier contre le m o y e n de travail.
Le m o y e n de travail accable le travailleur. Cet a n t a g o n i s m e direct éclate
15 surtout lorsque des m a c h i n e s n o u v e l l e m e n t introduites v i e n n e n t faire la
guerre aux procédés traditionnels du m é t i e r et de la m a n u f a c t u r e . M a i s
d a n s la grande industrie elle-même, le p e r f e c t i o n n e m e n t du m a c h i n i s m e et
le développement du système a u t o m a t i q u e ont des effets analogues.
« L e b u t constant du m a c h i n i s m e perfectionné est de d i m i n u e r le travail
20 m a n u e l , ou d'ajouter un a n n e a u de plus à l ' e n c h a î n u r e productive de la fa-
2 1 0
brique en substituant des appareils de fer à des appareils h u m a i n s . »
«L'application de la vapeur ou de la force de l'eau à des m a c h i n e s qui
j u s q u ' i c i n ' é t a i e n t m u e s qu'avec la m a i n , est l ' é v é n e m e n t de c h a q u e
j o u r . . . . Les améliorations de détail ayant p o u r b u t l ' é c o n o m i e de la force
25 motrice, le p e r f e c t i o n n e m e n t de l'ouvrage, l'accroissement du produit d a n s
le m ê m e temps, ou la suppression d ' u n enfant, d ' u n e f e m m e ou d ' u n
h o m m e sont constantes, et bien q u e p e u apparentes, elles o n t n é a n m o i n s
211
des résultats i m p o r t a n t s . » « P a r t o u t où un procédé exige b e a u c o u p de
dextérité et u n e m a i n sûre, on le retire au plus tôt des m a i n s de l'ouvrier
30 trop adroit, et souvent enclin à des irrégularités de plusieurs genres p o u r en
charger un m é c a n i s m e particulier, d o n t l'opération a u t o m a t i q u e est si b i e n

2 0 8
L a n c e r q u e l q u ' u n d a n s l ' é t e r n i t é - to launch somebody into eternity - est l'expression e u p h é -
m i q u e q u e les j o u r n a u x anglais e m p l o i e n t p o u r a n n o n c e r les h a u t s faits d u b o u r r e a u .
2 0 9
« L a m ê m e c a u s e q u i p e u t accroître le revenu du pays, (c'est-à-dire, c o m m e R i c a r d o l'expli-
35 q u e au m ê m e endroit, les revenus des Landlords et des capitalistes, d o n t la richesse, au p o i n t de
vue des é c o n o m i s t e s , forme l a richesse n a t i o n a l e ) cette m ê m e c a u s e p e u t e n m ê m e t e m p s ren-
dre la p o p u l a t i o n s u r a b o n d a n t e et détériorer la c o n d i t i o n du travailleur.» Ricardo, l. c. p. 469.
« Le b u t c o n s t a n t et la t e n d a n c e de t o u t p e r f e c t i o n n e m e n t des m a c h i n e s est de se passer du
travail de l ' h o m m e ou de diminuer son prix en s u b s t i t u a n t le travail des f e m m e s et d e s enfants
40 à celui des a d u l t e s , ou le travail d'ouvriers grossiers et i n h a b i l e s à celui d'ouvriers h a b i l e s . »
(Ure, le. t . I , p . [34,] 35.)
no
«Reports of Insp. of Fact. 31 Oct. 1858», p. 4 3 .
2 1 1
«Reports etc. 31 Oct. 1 8 5 6 » , p. 15.

371
Quatrième section · La production de la plus-value relative

212
réglée q u ' u n enfant p e u t la s u r v e i l l e r . » « D ' a p r è s le système a u t o m a t i q u e
le talent de l'artisan se trouve progressivement remplacé par de simples sur-
213
veillants de m é c a n i q u e s . » « N o n - s e u l e m e n t les m a c h i n e s perfectionnées
n'exigent pas l'emploi d ' u n aussi grand n o m b r e d'adultes, p o u r arriver à un
résultat d o n n é , m a i s elles substituent u n e classe d'individus à u n e autre, le 5
m o i n s adroit au plus habile, les enfants a u x adultes, les f e m m e s a u x
h o m m e s . T o u s ces c h a n g e m e n t s o c c a s i o n n e n t des fluctuations constantes
214 215
d a n s le t a u x du s a l a i r e . » « L a m a c h i n e rejette sans cesse des a d u l t e s . »
La m a r c h e rapide i m p r i m é e au m a c h i n i s m e par la r é d u c t i o n de la jour-
n é e de travail n o u s a m o n t r é l'élasticité extraordinaire dont il est suscepti- 10
ble, grâce à u n e expérience pratique a c c u m u l é e , à l'étendue des m o y e n s
m é c a n i q u e s déjà acquis et aux progrès de la technologie. En 1860, alors
que l'industrie cotonnière anglaise était à son zénith, qui aurait s o u p ç o n n é
les perfectionnements m é c a n i q u e s et le d é p l a c e m e n t correspondant du tra-
vail m a n u e l qui, sous l'aiguillon de la guerre civile américaine, révolution- 15
n è r e n t cette industrie? C o n t e n t o n s - n o u s d'en citer u n o u d e u x exemples
e m p r u n t é s aux rapports officiels des inspecteurs de fabrique. « A u lieu de
75 m a c h i n e s à carder, dit un fabricant de Manchester, n o u s n ' e n e m -
ployons plus q u e 12, et n o u s o b t e n o n s la m ê m e quantité de produit en qua-
lité égale sinon meilleure ..... L ' é c o n o m i e en salaires se m o n t e à 10 liv. st. 20
par s e m a i n e et le déchet du coton a d i m i n u é de 10%.» D a n s u n e filature
de la m ê m e ville le m o u v e m e n t accéléré des m a c h i n e s et l ' i n t r o d u c t i o n de
divers procédés a u t o m a t i q u e s ont permis de réduire d a n s un d é p a r t e m e n t
le n o m b r e des ouvriers employés d ' u n quart et dans un autre de plus de la
moitié. Un autre filateur estime qu'il a réduit de 10% le n o m b r e de ses 25
«bras».
Les M M . G i l m o r e , filateurs à Manchester, déclarent de leur c ô t é : « N o u s
estimons q u e d a n s le nettoyage du coton l'économie de bras et de salaires
résultant des m a c h i n e s nouvelles se m o n t e à un b o n t i e r s . . . . D a n s d e u x
2 1 2
Ure, l.c. 1.1. p . 2 9 . « L e g r a n d a v a n t a g e des m a c h i n e s p o u r la c u i t e des b r i q u e s , c'est 30
q u ' e l l e s r e n d e n t les p a t r o n s t o u t à fait i n d é p e n d a n t s des ouvriers h a b i l e s . » (Child. Employm.
Comm. V. Report. London, 1866, p. 130, n. 46.) - M . A . S t u r r o c k , surveillant du d é p a r t e m e n t d e s
m a c h i n e s du Great Northern Railway, dit au sujet de la c o n s t r u c t i o n des m a c h i n e s ( l o c o m o -
tives, etc.) d e v a n t l a c o m m i s s i o n royale d ' e n q u ê t e : « L e s ouvriers d i s p e n d i e u x s o n t d e j o u r e n
j o u r m o i n s e m p l o y é s . E n A n g l e t e r r e l a p r o d u c t i v i t é des ateliers est a u g m e n t é e p a r l ' e m p l o i 35
d ' i n s t r u m e n t s perfectionnés et ces i n s t r u m e n t s sont à leur t o u r fabriqués p a r u n e classe infé-
r i e u r e d'ouvriers.» A u p a r a v a n t « i l fallait des ouvriers h a b i l e s p o u r p r o d u i r e t o u t e s les p a r t i e s
d e s m a c h i n e s ; m a i n t e n a n t ces parties d e m a c h i n e s s o n t p r o d u i t e s par u n travail d e q u a l i t é i n -
férieure, m a i s avec d e b o n s i n s t r u m e n t s . . . . Par i n s t r u m e n t s , j ' e n t e n d s les m a c h i n e s e m -
ployées à la c o n s t r u c t i o n de m a c h i n e s . » (Royal Commission on Railways, Minutes of Evidence. 40
N°n, [862 et 17,] 863. London, 1867.)
2 1 3
U r e , I.e. p . 30.
2 1 4
L. c. t. II, p . 67.
2 1 5
L.c.

372

JÊÊ
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

autres procédés préliminaires la dépense a d i m i n u é d ' u n tiers environ en


salaires et autres frais, d a n s la salle à filer d ' u n tiers. M a i s ce n'est pas t o u t ;
q u a n d nos filés passent m a i n t e n a n t aux tisserands, ils sont t e l l e m e n t a m é -
liorés qu'ils fournissent plus de tissus de meilleure qualité q u e les anciens
216
5 filés m é c a n i q u e s . »
L'inspecteur A.Redgrave, r e m a r q u e à ce p r o p o s : « L a d i m i n u t i o n d a n s le
n o m b r e d'ouvriers, e n m ê m e t e m p s q u e l a p r o d u c t i o n s ' a u g m e n t e , pro-
gresse r a p i d e m e n t . D a n s les fabriques de laine on a depuis p e u c o m m e n c é
à réduire le n o m b r e des bras et cette réduction c o n t i n u e . Un m a î t r e d'école
10 qui habite R o c h d a l e me disait, il y a quelques jours, q u e la g r a n d e d i m i n u -
tion dans les écoles de filles n ' é t a i t pas d u e s e u l e m e n t à la pression de la
crise m a i s aux c h a n g e m e n t s introduits dans les m é c a n i q u e s des fabriques
de laine, par suite desquels u n e r é d u c t i o n m o y e n n e de 70 d e m i - t e m p s
2 1 7
avait e u l i e u . » |
15 118 81 Le résultat général des perfectionnements m é c a n i q u e s a m e n é s
dans les fabriques anglaises de coton par la guerre civile américaine, est ré-
s u m é dans la table s u i v a n t e :

Statistique des fabriques de coton du Royaume-Uni en 1856, 1861 et 1868

Nombre des fabriques


20 1856 1861 1868
Angleterre et pays de G a l l e s 2 046 2715 2405
Ecosse 152 163 131
Irlande 12 9 13
Royaume-Uni 2 210 2 887 2 549

25 N o m b r e des métiers à tisser à vapeur

A n g l e t e r r e et pays de G a l l e s 275 590 368125 344719


Ecosse 21624 30110 31864
Irlande 1633 1757 2 746
Royaume-Uni 298 847 399 992 379 329

2 1 6
30 Rep. of Insp. of Fact. 3 1 s t Oct. 1 8 6 3 , p. 108 et suiv.
2 1 7
L. c. p. 109. Le p e r f e c t i o n n e m e n t r a p i d e d e s m a c h i n e s p e n d a n t la crise c o t o n n i è r e p e r m i t
a u x fabricants anglais, u n e fois l a g u e r r e civile a m é r i c a i n e t e r m i n é e , d e p o u v o i r e n c o m b r e r d e
n o u v e a u t o u s les m a r c h é s d u m o n d e . D a n s les d e m i e r s six m o i s d e 1866 les tissus é t a i e n t déjà
d e v e n u s p r e s q u e i n v e n d a b l e s q u a n d les m a r c h a n d i s e s envoyées e n c o m m i s s i o n a u x I n d e s e t à
35 l a C h i n e v i n r e n t r e n d r e l ' e n c o m b r e m e n t e n c o r e p l u s i n t e n s e . A u c o m m e n c e m e n t d e 1867 les
fabricants e u r e n t r e c o u r s à l e u r e x p é d i e n t o r d i n a i r e , l ' a b a i s s e m e n t du salaire. Les ouvriers
s'y o p p o s è r e n t et d é c l a r è r e n t , avec r a i s o n au p o i n t de vue t h é o r i q u e , q u e le s e u l r e m è d e était de
travailler p e u d e t e m p s , q u a t r e j o u r s par s e m a i n e . Après plus o u m o i n s d ' h é s i t a t i o n les capi-
t a i n e s d ' i n d u s t r i e d u r e n t a c c e p t e r ces c o n d i t i o n s , ici avec, là s a n s r é d u c t i o n d e s salaires de
40 5 %.

373
Quatrième section • La production de la plus-value relative

Nombre des broches à filer


A n g l e t e r r e et pays de Galles 25 818 576 28 352125 30478228
Ecosse 2041129 1 9 1 5 398 1 3 9 7 546
Irlande 150 512 119944 124240
Royaume-Uni 28 010217 30 387 467 32 0 0 0 0 1 4 5
Nombre des personnes employées
A n g l e t e r r e et pays de G a l l e s 341170 407 598 357 052
Ecosse 34698 41237 39 809
Irlande 3 345 2 734 4203
Royaume-Uni 379213 451569 401064 10

En 1 8 6 1 - 1 8 6 8 disparurent d o n c 338 fabriques de coton, c'est-à-dire q u ' u n


m a c h i n i s m e plus productif et plus large se c o n c e n t r a dans les m a i n s d ' u n
n o m b r e réduit de capitalistes ; les métiers à tisser m é c a n i q u e s d é c r û r e n t de
20 663, et c o m m e en m ê m e t e m p s leur produit alla a u g m e n t a n t , il est clair
q u ' u n m é t i e r amélioré suffit p o u r faire la besogne de plus d ' u n vieux m é - 15
tier à vapeur; enfin, les broches a u g m e n t è r e n t de 1 6 1 2 547, tandis q u e le
n o m b r e d'ouvriers employés d i m i n u a de 50 505. Les misères « t e m p o -
raires» d o n t la crise cotonnière accabla les ouvriers, furent ainsi r e n d u e s
plus intenses et consolidées par le progrès rapide et c o n t i n u du système
mécanique. 20
Et la m a c h i n e n'agit pas s e u l e m e n t c o m m e un c o n c u r r e n t d o n t la force
supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu.
C'est c o m m e puissance e n n e m i e de l'ouvrier que le capital l'emploie, et
il le proclame h a u t e m e n t . Elle devient l'arme de guerre la plus irrésistible
pour réprimer les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre l'auto- 25
218
cratie du c a p i t a l . D'après Gaskell, la m a c h i n e à vapeur fut dès le d é b u t
un antagoniste de la «force de l ' h o m m e » et p e r m i t au capitaliste d'écraser
les prétentions croissantes des ouvriers q u i m e n a ç a i e n t d ' u n e crise le sys-
219
t è m e de fabrique à peine n a i s s a n t . On pourrait écrire t o u t e u n e histoire
au sujet des inventions faites depuis 1830 p o u r défendre le capital contre 30
les é m e u t e s ouvrières.
D a n s son interrogatoire devant la c o m m i s s i o n chargée de l ' e n q u ê t e sur
les Trades Unions, M. N a s m y t h , l'inventeur du m a r t e a u à vapeur, é n u m è r e
les perfectionnements du m a c h i n i s m e auxquels il a eu recours par suite de
la longue grève des m é c a n i c i e n s en 1851. 35
2 1 8
« L e s rapports e n t r e m a î t r e s e t ouvriers d a n s les o p é r a t i o n s d u soufflage d u flintglass e t d u
verre de bouteille, s o n t caractérisés p a r u n e grève c h r o n i q u e . » De là l'essor de la m a n u f a c t u r e
d e verre pressé d a n s laquelle les o p é r a t i o n s principales s o n t e x é c u t é e s m é c a n i q u e m e n t . U n e
r a i s o n sociale de N e w c a s t l e q u i p r o d u i s a i t a n n u e l l e m e n t 3 5 0 0 0 0 livres de flintglass soufflé,
p r o d u i t m a i n t e n a n t à leur p l a c e 3 000 500 livres de verre pressé. Ch. Empi. Comm. IV. Report. 40
1865, p . 2 6 2 , 2 6 3 .
2 1 9
Gaskell: The Manufacturing population of England. Lond. 1833, p. 34, 3 5 .

374
C h a p i t r e XV · M a c h i n i s m e et g r a n d e i n d u s t r i e

« L e trait caractéristique, dit-il, de n o s perfectionnements m é c a n i q u e s


m o d e r n e s , c'est l'introduction d'outils a u t o m a t i q u e s . T o u t ce q u ' u n ouvrier
m é c a n i c i e n d o i t faire, et q u e c h a q u e garçon p e u t faire, ce n'est pas travail-
ler, mais surveiller le b e a u f o n c t i o n n e m e n t de la m a c h i n e . T o u t e cette
5 classe d ' h o m m e s d é p e n d a n t exclusivement de leur dextérité a été écartée.
J'employais quatre garçons sur un m é c a n i c i e n . G r â c e à ces nouvelles com-
binaisons m é c a n i q u e s , j ' a i r é d u i t le n o m b r e des h o m m e s adultes de 1500 à
220
750. Le résultat fut un grand accroissement d a n s m o n p r o f i t . »
Enfin, s'écrie Ure, à propos d ' u n e m a c h i n e pour l'impression des in-
10 diennes, «enfin les capitalistes cherchèrent à s'affranchir de cet esclavage
insupportable (c'est-à-dire des c o n d i t i o n s gênantes du contrat de travail),
en s'aidant des ressources de la science, et ils furent réintégrés dans leurs
droits légitimes, ceux de la tête sur les autres parties du corps. D a n s tous
les grands établissements, aujourd'hui, il y a des m a c h i n e s à quatre et à
15 cinq couleurs, q u i r e n d e n t l'impression en calicot un procédé expeditif et
infaillible. »
Il dit d ' u n e m a c h i n e p o u r parer la chaîne des tissus, q u ' u n e grève avait
fait inventer:
« L a h o r d e des m é c o n t e n t s , qui se croyaient retranchés d ' u n e m a n i è r e in-
20 vincible derrière les a n c i e n n e s lignes de la division du travail, s'est vue
prise en flanc, et ses m o y e n s de défense ayant été a n n u l é s par la t a c t i q u e
m o d e r n e des m a c h i n i s t e s , elle a été forcée de se rendre à discrétion. »
Il dit encore à propos de la m u l e a u t o m a t i q u e qui m a r q u e u n e nouvelle
é p o q u e dans le système m é c a n i q u e : Cette «création, l'homme de fer,
25 c o m m e l'appellent avec raison les ouvriers, était destinée à rétablir l'ordre
p a r m i les classes industrielles. La nouvelle de la naissance de cet H e r c u l e -
fileur répandit la consternation p a r m i les sociétés de r é s i s t a n c e ; et long-
temps avant d'être sorti de son berceau, il avait déjà étouffé l'hydre de la
sédition .... Cette invention vient à l'appui de la doctrine déjà développée
30 par n o u s ; c'est q u e lorsque le capital enrôle la science, la m a i n rebelle du
221
travail apprend toujours à être d o c i l e . »
Bien q u e le livre de U r e date de trente-sept ans, c'est-à-dire d ' u n e épo-
que où le système de fabrique n ' é t a i t encore q u e faiblement développé, il
n ' e n ||189| reste pas m o i n s l'expression classique de l'esprit de ce système,
35 grâce à son franc cynisme et à la naïveté avec laquelle il divulgue les ab-
surdes contradictions q u i h a n t e n t les caboches des M M . du capital. Après
avoir développé par e x e m p l e la doctrine citée plus haut, q u e le capital,
avec l'aide de la science prise à sa solde parvient toujours à e n c h a î n e r la
2 2 0
P a r suite de grèves d a n s s o n atelier de c o n s t r u c t i o n M. F a i r b a i r n a été a m e n é à faire d ' i m -
40 portantes applications m é c a n i q u e s pour la construction des machines.
2 2 1
Ure, 1. c. t. II, p . 1 4 1 , 142, 140.

375
Quatrième section · La production de la plus-value relative

m a i n rebelle du travail, il s'étonne de ce q u e quelques raisonneurs « o n t ac-


cusé la science p h y s i c o - m é c a n i q u e de se prêter à l'ambition de riches capi-
222
talistes et de servir d ' i n s t r u m e n t pour opprimer la classe i n d i g e n t e » .
Après avoir prêché et d é m o n t r é à q u i veut l'entendre q u e le d é v e l o p p e m e n t
rapide du m a c h i n i s m e est on ne p e u t plus avantageux aux ouvriers, il aver- 5
tit ceux-ci c o m m i n a t o i r e m e n t , que par leur résistance, leurs grèves, etc., ils
ne font qu'activer ce développement. « D e semblables révoltes, dit-il, m o n -
trent l'aveuglement h u m a i n sous son aspect le plus méprisable, celui d ' u n
h o m m e qui se fait son propre b o u r r e a u . » Q u e l q u e s pages a u p a r a v a n t il a
dit au contraire: « S a n s les collisions et les interruptions violentes causées 10
par les vues erronées des ouvriers, le système de fabrique se serait déve-
loppé encore plus r a p i d e m e n t et plus a v a n t a g e u s e m e n t qu'il ne l'a fait
j u s q u ' à ce j o u r pour toutes les parties intéressées.» D i x lignes après il
s'écrie de n o u v e a u : « H e u r e u s e m e n t p o u r la population des villes de la
Grande-Bretagne, les perfectionnements en m é c a n i q u e sont gradués, ou du 15
m o i n s ce n'est q u e successivement q u ' o n arrive à en r e n d r e l'usage géné-
ral.» C'est à tort, dit-il encore, que l'on accuse les m a c h i n e s de réduire le
salaire des adultes parce qu'elles les déplacent et créent par c o n s é q u e n t
u n e d e m a n d e de travail qui surpasse l'offre. « C e r t a i n e m e n t il y a a u g m e n -
tation d'emploi pour les enfants, et le gain des adultes n ' e n est q u e plus 20
considérable.» De l'autre côté ce consolateur universel défend le t a u x in-
fime du salaire des enfants, sous prétexte q u e «les parents sont ainsi e m -
pêchés de les envoyer trop tôt d a n s les fabriques». T o u t son livre n'est
q u ' u n e apologie de la j o u r n é e de travail illimitée et son â m e libérale se sen-
tit refoulée dans «les ténèbres des siècles passés» lorsqu'il vit la législation 25
défendre le travail forcé des enfants de treize ans, p e n d a n t plus de d o u z e
heures par jour. Cela ne l'empêche point d'inviter les ouvriers de fabrique à
adresser des actions de grâce à la providence, et p o u r q u o i ? parce q u ' a u
m o y e n des m a c h i n e s elle leur a procuré des «loisirs pour m é d i t e r sur leurs
223
intérêts é t e r n e l s » . 30

VI
Théorie de la compensation

U n e phalange d'économistes bourgeois, J a m e s Mill, M a c Culloch, Torrens,


Senior, J.-St.Mill, etc. s o u t i e n n e n t q u ' e n déplaçant des ouvriers engagés, la
m a c h i n e dégage par ce fait m ê m e un capital destiné à les employer de n o u - 35
224
veau à u n e autre o c c u p a t i o n q u e l c o n q u e .
2 2 2
L. c. 1.1, p . 10.
2 2 3
L . c . t. II, p . 143, 5, 6, 6 8 , 67, 1 4 3 .
2 2 4
R i c a r d o p a r t a g e a d ' a b o r d c e t t e m a n i è r e d e voir; m a i s i l l a r é t r a c t a plus t a r d e x p r e s s é m e n t

376
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

2 2 5
Mettons q u e d a n s u n e fabrique d e tapis o n emploie u n capital d e
6000 /. st. d o n t u n e m o i t i é est avancée en matières premières (il est fait abs-
traction des b â t i m e n t s , etc.) et l'autre m o i t i é consacrée au p a y e m e n t de
cent ouvriers, c h a c u n recevant un salaire a n n u e l de 30 st. A un m o m e n t
5 d o n n é le capitaliste congédie c i n q u a n t e ouvriers et les r e m p l a c e par u n e
m a c h i n e de la valeur de 1500 /. st.
Dégage-t-on un capital par cette o p é r a t i o n ? Originairement la s o m m e
totale de 6000 /. st. se divisait en un capital constant de 3000 1. st. et un ca-
pital variable de 3000 /. st. M a i n t e n a n t elle consiste en un capital constant
10 de 4500 /. st. - 3000 l. st. p o u r matières premières et 1500 /. st. p o u r la ma-
c h i n e - et un capital variable de 1500 /. st. pour la paye de c i n q u a n t e
ouvriers. L ' é l é m e n t variable est t o m b é de la m o i t i é à un quart du capital
total. Au lieu d'être dégagé, un capital de 1500 /. st. se trouve engagé sous
u n e forme où il cesse d'être échangeable contre la force de travail, c'est-à-
15 dire que de variable il est d e v e n u constant. A l'avenir le capital total de
6000 /. st. n ' o c c u p e r a j a m a i s plus de c i n q u a n t e ouvriers et il en occupera
m o i n s à c h a q u e p e r f e c t i o n n e m e n t de la m a c h i n e .
Pour faire plaisir a u x théoriciens de la c o m p e n s a t i o n , n o u s a d m e t t r o n s
que le prix de la m a c h i n e est m o i n d r e que la s o m m e des salaires suppri-
20 m e s , qu'elle ne coûte q u e 1000 /. st. au lieu de 1500 l. st.
D a n s nos nouvelles d o n n é e s le capital de 1500 /. st., autrefois avancé en
salaires, se divise m a i n t e n a n t c o m m e suit : 1000 /. st. engagées sous forme
de m a c h i n e s et 500 /. st. dégagées de leur emploi d a n s la fabrique de tapis
et p o u v a n t fonctionner c o m m e n o u v e a u capital. Si le salaire reste le m ê m e ,
25 voilà un fonds q u i suffirait p o u r occuper environ seize ouvriers, t a n d i s qu'il
y en a c i n q u a n t e de congédiés, m a i s il en occupera b e a u c o u p m o i n s de
seize, car, pour se transformer en capital, les 500 /. st. doivent en partie être
dépensées e n i n s t r u m e n t s , matières, etc., e n u n m o t renfermer u n é l é m e n t
constant, inconvertible en salaires.
30 Si la construction de la m a c h i n e d o n n e du travail à un n o m b r e addition-
nel d'ouvriers m é c a n i c i e n s , serait-ce là la compensation des tapissiers jetés
sur le pavé ? D a n s tous les cas sa construction o c c u p e m o i n s d'ouvriers que
son emploi n ' e n déplace. La s o m m e de 1500 /. st. qui, par rapport a u x tapis-
siers renvoyés, ne représentait q u e leur salaire, représente, par rapport à la
35 m a c h i n e , et la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n nécessaires p o u r sa
construction, et le salaire des m é c a n i c i e n s , et la plus-value dévolue à leur
maître. Encore, u n e fois faite, la m a c h i n e n'est à refaire qu'après sa mort,

avec cette i m p a r t i a l i t é scientifique et cet a m o u r de la vérité q u i le caractérisent. V. ses Princ.


of Pol. Ec, ch. X X X I . On Machinery.
2 2 5
40 Nota bene. - Cet e x e m p l e est d a n s le g e n r e de c e u x des é c o n o m i s t e s q u e je viens de n o m -
mer.

377
Quatrième section • La production de la plus-value relative

et pour occuper d ' u n e m a n i è r e p e r m a n e n t e le n o m b r e a d d i t i o n n e l de m é -


caniciens, il faut q u e les manu||190|factures de tapis l ' u n e après l'autre dé-
placent des ouvriers par des m a c h i n e s .
Aussi ce n'est pas ce d a d a q u ' e n f o u r c h e n t les doctrinaires de la c o m p e n -
sation. Pour eux, la g r a n d e affaire, c'est les subsistances des ouvriers 5
congédiés. En dégageant n o s c i n q u a n t e ouvriers de leur salaire de
1500 st., la m a c h i n e dégage de leur c o n s o m m a t i o n 1500 /. st. de subsis-
tances. Voilà le fait dans sa triste réalité ! Couper les vivres à l'ouvrier, m e s -
sieurs les ventrus appellent cela rendre des vivres disponibles p o u r l'ouvrier
c o m m e n o u v e a u fonds d ' e m p l o i dans u n e autre industrie. On le voit, t o u t 10
226
d é p e n d de la m a n i è r e de s'exprimer. Nominibus mollire licet mala .
D'après cette doctrine, les 1 5 0 0 / . st. de subsistances étaient un capital
m i s en valeur par le travail des c i n q u a n t e ouvriers tapissiers congédiés, et
q u i perd par c o n s é q u e n t son emploi dès que ceux-ci c h ô m e n t , et n ' a ni
trêve ni repos t a n t qu'il n ' a pas rattrapé « u n n o u v e a u p l a c e m e n t » où les 15
m ê m e s travailleurs p o u r r o n t de n o u v e a u le c o n s o m m e r p r o d u c t i v e m e n t .
Un p e u plus tôt, un p e u plus tard ils doivent d o n c se retrouver ; et alors il y
aura compensation. Les souffrances des ouvriers m i s hors d ' e m p l o i par la
m a c h i n e sont d o n c passagères c o m m e les b i e n s de cette terre.
Les 1500 /. st. qui f o n c t i o n n a i e n t c o m m e capital, vis-à-vis des tapissiers 20
déplacés, ne représentaient pas en réalité le prix des subsistances qu'ils
avaient c o u t u m e de c o n s o m m e r , m a i s le salaire qu'ils recevaient avant la
conversion de ces 1500 /. st. en m a c h i n e . Cette s o m m e e l l e - m ê m e ne repré-
sentait q u e la quote-part des tapis fabriqués a n n u e l l e m e n t par eux q u i leur
était é c h u e à titre de salaires, n o n en n a t u r e , m a i s en argent. Avec cet ar- 25
gent - f o r m e - m o n n a i e d ' u n e portion de leur propre produit - ils ache-
taient des subsistances. Celles-ci existaient p o u r eux n o n c o m m e capital,
m a i s c o m m e m a r c h a n d i s e s , et e u x - m ê m e s existaient pour ces m a r c h a n -
dises n o n c o m m e salariés, m a i s c o m m e acheteurs. En les dégageant de
leurs m o y e n s d'achat, la m a c h i n e les a convertis d'acheteurs en n o n - a c h e - 30
teurs. Et par ce fait leur d e m a n d e c o m m e c o n s o m m a t e u r s cesse.
Si cette baisse dans la d e m a n d e des subsistances nécessaires n'est pas
c o m p e n s é e par u n e hausse d ' u n autre côté, leur prix va d i m i n u e r . Est-ce là
par hasard u n e raison pour i n d u i r e le capital employé dans la p r o d u c t i o n
de ces subsistances, à engager c o m m e ouvriers additionnels n o s tapissiers 35
désœuvrés? Bien au contraire, on c o m m e n c e r a à réduire le salaire des
ouvriers de cette partie, si la baisse des prix se m a i n t i e n t q u e l q u e t e m p s . Si
le déficit dans le débit des subsistances nécessaires se consolide, u n e partie
du capital consacré à leur p r o d u c t i o n s'en retirera et cherchera à se placer

2 2 6
On a b i e n le droit de pallier des m a u x avec des m o t s . 40

378
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

ailleurs. D u r a n t ce d é p l a c e m e n t et la baisse des prix qu'il a p r o d u i t e les pro-


ducteurs des vivres passeront à leur t o u r par des « i n c o n v é n i e n t s t e m p o -
raires». D o n c , au lieu de prouver q u ' e n privant des ouvriers de leurs subsis-
tances, la m a c h i n e convertit en m ê m e t e m p s celles-ci en n o u v e a u fonds
5 d'emploi p o u r ceux-là, l'apologiste prouve au contraire, d'après sa loi de
l'offre et de la d e m a n d e , qu'elle frappe n o n - s e u l e m e n t les ouvriers qu'elle
remplace, m a i s aussi c e u x d o n t ils c o n s o m m a i e n t les produits.
Les faits réels, travestis par l ' o p t i m i s m e économiste, les voici :
Les ouvriers q u e la m a c h i n e r e m p l a c e sont rejetés de l'atelier sur le
10 m a r c h é de travail où ils v i e n n e n t a u g m e n t e r les forces déjà disponibles
pour l'exploitation capitaliste. N o u s verrons plus tard, dans la section VII,
q u e cet effet des m a c h i n e s , présenté c o m m e u n e c o m p e n s a t i o n p o u r la
classe ouvrière en est au contraire le plus horrible fléau. M a i s p o u r le m o -
m e n t passons outre.
15 Les ouvriers rejetés d ' u n genre d'industrie peuvent c e r t a i n e m e n t cher-
cher de l'emploi dans un autre, m a i s s'ils le trouvent, si le lien entre e u x et
les vivres r e n d u s disponibles avec eux est ainsi r e n o u é , c'est grâce à un
n o u v e a u capital qui s'est présenté sur le m a r c h é de travail, et n o n grâce au
capital déjà f o n c t i o n n a n t q u i s'est converti en m a c h i n e . E n c o r e leurs
20 chances sont des plus précaires.
En dehors de leur a n c i e n n e occupation, ces h o m m e s , rabougris par la di-
vision du travail, ne sont b o n s q u ' à peu de chose et ne trouvent accès q u e
dans des emplois inférieurs, m a l payés, et à cause de leur simplicité m ê m e
227
toujours surchargés de c a n d i d a t s .
25 De plus, c h a q u e industrie, la tapisserie par exemple, attire a n n u e l l e m e n t
un n o u v e a u courant d ' h o m m e s q u i lui apporte le contingent nécessaire à
suppléer les forces usées et à fournir l'excédant de forces q u e son dévelop-
p e m e n t régulier réclame. Du m o m e n t où la m a c h i n e rejette du m é t i e r ou
de la m a n u f a c t u r e u n e partie des ouvriers j u s q u e là occupés, ce n o u v e a u
30 flot de conscrits industriels est d é t o u r n é de sa destination et va p e u à p e u
se décharger dans d'autres industries, m a i s les premières victimes pâtissent
et périssent p e n d a n t la période de transition.
La m a c h i n e est i n n o c e n t e des misères qu'elle e n t r a î n e ; ce n ' e s t pas sa
faute si, d a n s notre m i l i e u social, elle sépare l'ouvrier de ses vivres. Là où

2 2 7
35 U n R i c a r d i e n relève à c e p r o p o s les fadaises d e J . - B . S a y : « Q u a n d l a division d u travail est
très-développée, l ' a p t i t u d e d e s ouvriers n e trouve s o n e m p l o i q u e d a n s l a b r a n c h e spéciale d e
travail p o u r l a q u e l l e ils o n t été f o r m é s ; ils n e s o n t e u x - m ê m e s q u ' u n e espèce d e m a c h i n e .
R i e n d e plus a b s u r d e q u e d e r é p é t e r s a n s cesse c o m m e des p e r r o q u e t s q u e les c h o s e s o n t u n e
t e n d a n c e à trouver l e u r n i v e a u . Il suffît de r e g a r d e r a u t o u r de soi p o u r voir q u ' e l l e s ne p e u v e n t
40 de l o n g t e m p s trouver ce n i v e a u , et q u e si elles le t r o u v e n t , il est b e a u c o u p m o i n s élevé q u ' a u
p o i n t de départ. » (An Inquiry into those principles respecting the Nature of Demand, e t c . L o n d o n ,
1 8 2 1 , p . 72.)

379
Quatrième section • La production de la plus-value relative

elle est introduite elle r e n d le produit meilleur m a r c h é et plus a b o n d a n t .


Après c o m m e avant son introduction, la société possède d o n c toujours au
m o i n s la m ê m e s o m m e de vivres p o u r les travailleurs déplacés, abstraction
faite de l'énorme portion de son produit a n n u e l gaspillé par les oisifs.
C'est surtout dans l'interprétation de ce fait q u e brille l'esprit courtisa- 5
n e s q u e des économistes.
D'après ces messieurs-là, les contradictions et les antagonismes insépa-
rables de l'emploi des machi||191|nes dans le milieu bourgeois, n'existent
pas parce qu'ils proviennent n o n de la m a c h i n e , m a i s de son exploitation
capitaliste! 10
D o n c , parce q u e la m a c h i n e , t r i o m p h e de l ' h o m m e sur les forces n a t u -
relles, devient entre les m a i n s capitalistes l ' i n s t r u m e n t de l'asservissement
de l ' h o m m e à ces m ê m e s forces ; parce que, m o y e n infaillible pour raccour-
cir le travail quotidien, elle le prolonge entre les m a i n s capitalistes ; parce
que, baguette m a g i q u e p o u r a u g m e n t e r la richesse du producteur, elle l'ap- 15
pauvrit entre les m a i n s capitalistes, parce q u e ... l'économiste bourgeois
déclare i m p e r t u r b a b l e m e n t q u e toutes ces contradictions criantes ne sont
q u e fausses apparences et vaines chimères et q u e d a n s la réalité, et p o u r
cette raison dans la théorie, elles n'existent pas.
Certes, ils ne n i e n t pas les inconvénients temporaires, m a i s quelle m é - 20
daille n ' a pas son revers ! Et pour eux l'emploi capitaliste des m a c h i n e s en
est le seul emploi possible. L'exploitation du travailleur par la m a c h i n e
c'est la m ê m e chose q u e l'exploitation des m a c h i n e s par le travailleur. Q u i
expose les réalités de l'emploi capitaliste des m a c h i n e s , s'oppose d o n c à
228
leur emploi et au progrès s o c i a l . Ce r a i s o n n e m e n t ne rappelle-t-il pas le 25
plaidoyer de Bill Sykes, l'illustre coupe-jarret? « M e s s i e u r s les jurés, dit-il,
la gorge d ' u n commis-voyageur a sans d o u t e été coupée. Le fait existe,
m a i s ce n'est pas ma faute, c'est celle du couteau. Et voulez-vous suppri-
m e r le c o u t e a u à cause de ces inconvénients temporaires ? Réfléchissez-y.
Le c o u t e a u est un des i n s t r u m e n t s les plus utiles dans les métiers et l'agri- 30
culture, aussi salutaire en chirurgie que savant en a n a t o m i e et j o y e u x com-
p a g n o n dans les soupers. En c o n d a m n a n t le couteau vous allez n o u s re-
229
plonger en pleine s a u v a g e r i e !»
Q u o i q u ' e l l e s u p p r i m e plus ou m o i n s d'ouvriers d a n s les métiers et les
2 2 8
« S'il est a v a n t a g e u x de développer de p l u s en p l u s l'habileté de l'ouvrier de m a n i è r e à le 35
r e n d r e c a p a b l e d e p r o d u i r e u n q u a n t u m d e m a r c h a n d i s e s toujours croissant avec u n q u a n t u m
de travail égal ou inférieur, il doit être é g a l e m e n t a v a n t a g e u x q u e l'ouvrier se serve des
m o y e n s m é c a n i q u e s q u i l ' a i d e n t avec le p l u s d'efficacité à a t t e i n d r e ce r é s u l t a t . » ( M a c C u l -
l o c h , Princ. of Pol. Econ., L o n d . 1830, p. 166).
2 2 9
« L ' a u t e u r de la m a c h i n e à filer le c o t o n a r u i n é l ' I n d e , ce qui nous touche peu. » A. Thiers: De 40
la Propriété. L ' é m i n e n t h o m m e d ' É t a t c o n f o n d la m a c h i n e à filer avec la m a c h i n e à tisser, ce
q u i d'ailleurs nous touche peu.

380
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

manufactures où elle vient d'être introduite, la m a c h i n e peut n é a n m o i n s


occasionner un surcroît d'emploi dans d'autres b r a n c h e s de p r o d u c t i o n ,
m a i s cet effet n ' a rien de c o m m u n avec la soi-disant théorie de c o m p e n s a -
tion.
5 Tout produit m é c a n i q u e , un m è t r e de tissu exécuté au m é t i e r à vapeur,
par exemple, é t a n t meilleur m a r c h é q u e le produit m a n u e l a u q u e l il fait
concurrence, n o u s o b t e n o n s é v i d e m m e n t cette l o i :
Si la q u a n t i t é totale d ' u n article, produit m é c a n i q u e m e n t , reste égale à
celle de l'article m a n u e l qu'il remplace, alors la s o m m e totale du travail
10 employé d i m i n u e . Si n o n , l'ouvrage m é c a n i q u e coûterait autant, si ce n'est
davantage, que l'ouvrage m a n u e l .
Mais, en fait, la s o m m e des articles fabriqués, au m o y e n des m a c h i n e s ,
par un n o m b r e d'ouvriers réduit, dépasse de b e a u c o u p la s o m m e des arti-
cles du m ê m e genre fournis auparavant par le m é t i e r ou la m a n u f a c t u r e .
15 M e t t o n s q u e 1 0 0 0 0 0 0 m è t r e s de tissu à la m a i n soient remplacés par
4 000 000 mètres de tissu à la m é c a n i q u e . Ceux-ci c o n t i e n n e n t q u a t r e fois
plus de m a t i è r e première, de laine par exemple, que ceux-là. Il faut d o n c
quadrupler la p r o d u c t i o n de la laine. Q u a n t a u x m o y e n s de travail propre-
m e n t dits q u e le tissage m é c a n i q u e c o n s o m m e , tels q u e m a c h i n e s , bâtisses,
20 charbon, etc., le travail employé d a n s leur p r o d u c t i o n va s'accroître suivant
q u e s'accroît la différence entre la m a s s e du tissu m é c a n i q u e et celle du
tissu m a n u e l q u ' u n ouvrier p e u t livrer en m o y e n n e d a n s le m ê m e t e m p s .
N é a n m o i n s , quel que soit ce surcroît de travail, il doit toujours rester m o i n -
dre q u e le décroissement de travail effectué par l'usage de la m a c h i n e .
25 A m e s u r e d o n c q u e l'emploi de m a c h i n e s s'étend d a n s u n e industrie, il
faut que d'autres industries d'où elle tire ses matières premières, etc., aug-
m e n t e n t leurs produits. D a n s quelle proportion vont-elles alors a u g m e n t e r
le n o m b r e de leurs ouvriers? Au lieu de l'augmenter, elles n ' a u g m e n t e n t
peut-être q u e l'intensité et la durée du travail. M a i s celles-ci é t a n t don-
30 nées, tout d é p e n d r a de la composition du capital employé, c'est-à-dire de
la proportion de sa partie variable avec sa partie constante. Sa partie varia-
ble sera relativement d ' a u t a n t plus petite, que le m a c h i n i s m e s'est e m p a r é
davantage des industries q u i produisent les matières premières, etc.
Avec le progrès de la p r o d u c t i o n m é c a n i q u e en Angleterre, le n o m b r e de
35 gens c o n d a m n é s aux m i n e s de houille et de m é t a l s'élève é n o r m é m e n t .
D'après le r e c e n s e m e n t de 1861, il y avait 246 613 m i n e u r s , dont 73 546 au-
dessous et 173 067 au-dessus de vingt ans. P a r m i les premiers étaient 835
de cinq à dix, 30 701 de dix à q u i n z e , 42 010 de q u i n z e à dix-neuf ans. Le
n o m b r e des ouvriers employés dans les m i n e s de fer, de cuivre, de p l o m b ,
2 3 0
40 de zinc et autres m é t a u x s'élevait à 3 1 9 2 2 2 .
2 3 0
Census of 1 8 6 1 , vol. II, L o n d . 1 8 6 3 .

381
Quatrième section · La production de la plus-value relative

Les m a c h i n e s font éclore u n e nouvelle espèce d'ouvriers exclusivement


vouée à leur construction. En Angleterre elle comptait en 1861 à p e u près
231
7 0 0 0 0 p e r s o n n e s . N o u s savons déjà q u e le m a c h i n i s m e s'empare de
cette b r a n c h e d'industrie sur u n e échelle de phis en plus é t e n d u e . Q u a n t
232
a u x matières p r e m i è r e s , il n'y a pas le m o i n d r e d o u t e q u e la m a r c h e 5
t r i o m p h a n t e des filatures de coton a d o n n é u n e i m p u l s i o n i m m e n s e à la
culture du coton dans les États-Unis, s t i m u l a n t à la fois la traite des nègres
233
en Afrique et leur élève d a n s les Border Slaves States . En 1790, lorsque
l'on fit aux États-Unis le p r e m i e r r e c e n s e m e n t des esclaves, leur n o m b r e
atteignit le chiffre de 697 0 0 0 ; ||192| en 1861 il s'était élevé à 4 millions. 10
D ' u n autre côté il n'est pas m o i n s certain q u e la prospérité croissante de la
filature m é c a n i q u e de la laine provoqua en Angleterre la conversion pro-
gressive des terres de l a b o u r en pacage q u i a m e n a l'expulsion en m a s s e des
laboureurs agricoles r e n d u s s u r n u m é r a i r e s . L'Irlande subit encore d a n s ce
m o m e n t cette opération douloureurse q u i déprime sa p o p u l a t i o n déjà ré- 15
d u i t e de moitié depuis vingt ans au bas niveau correspondant a u x besoins
de ses propriétaires fonciers et de messieurs les Anglais fabricants de laine.
Si le m a c h i n i s m e s'empare de procédés préliminaires ou intermédiaires
par lesquels doit passer un objet de travail avant d'arriver à sa forme finale,
les métiers ou les m a n u f a c t u r e s où le produit m é c a n i q u e entre c o m m e élé- 20
m e n t , vont être plus a b o n d a m m e n t pourvus de matériel et absorberont plus
de travail. Avant l'invention des m a c h i n e s à filer, les tisserands anglais
c h ô m a i e n t souvent à cause de l'insuffisance de leur m a t i è r e première, m a i s
le filage m é c a n i q u e du coton leur fournit les filés en telle a b o n d a n c e et à si
b o n m a r c h é , que vers la fin du dernier siècle et au c o m m e n c e m e n t du n ô - 25
tre u n e famille de quatre adultes avec d e u x enfants p o u r dévider, en tra-
vaillant dix heures par jour, gagnait 4 liv. st. en u n e s e m a i n e . Q u a n d le tra-
234
vail pressait, elle pouvait gagner d a v a n t a g e .
Les ouvriers affluaient alors dans le tissage du coton à la m a i n j u s q u ' a u
m o m e n t où les 800 000 tisserands créés par la Jenny, la Mule et le Throstle 30
furent écrasés par le m é t i e r à vapeur. De m ê m e le n o m b r e des tailleurs, des
modistes, des couturières, etc., alla en a u g m e n t a n t avec l ' a b o n d a n c e des
étoffes fournies par les m a c h i n e s , j u s q u ' à ce q u e la m a c h i n e à c o u d r e fit
son apparition.
A m e s u r e q u e les m a c h i n e s , avec un n o m b r e d'ouvriers relativement fai- 35
2 3 1
II y avait 3329 i n g é n i e u r s civils.
2 3 2
C o m m e l e fer est u n e des m a t i è r e s p r e m i è r e s les plus i m p o r t a n t e s , r e m a r q u o n s q u e l'An-
gleterre (y c o m p r i s le pays de Galles) o c c u p a i t en 1 8 6 1 : 125 7 7 1 f o n d e u r s , d o n t 123 430
h o m m e s e t 2 3 4 1 f e m m e s . P a r m i les p r e m i e r s 3 0 810 a v a i e n t m o i n s e t 9 2 620 p l u s d e v i n g t a n s .
2 3 3
On appella Border slaves states les États esclavagistes i n t e r m é d i a i r e s e n t r e les É t a t s du N o r d 40
e t c e u x d u S u d a u x q u e l s ils v e n d a i e n t des nègres élevés p o u r l ' e x p o r t a t i o n c o m m e d u b é t a i l .
2 3 4
Gaskell, 1. c. p. 24, 2 6 .

382
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

ble, font grossir la m a s s e de matières premières, de produits à d e m i façon-


nés, d'instruments de travail, etc., les industries q u i u s e n t ces matières pre-
mières, etc., se subdivisent de plus en plus en différentes et n o m b r e u s e s
branches. La division sociale du travail reçoit ainsi u n e i m p u l s i o n plus
5 puissante q u e par la m a n u f a c t u r e p r o p r e m e n t dite.
Le système m é c a n i q u e a u g m e n t e en premier lieu la plus-value et la
masse des produits d a n s lesquels elle se réalise. A m e s u r e q u e croît la sub-
stance matérielle d o n t la classe capitaliste et ses parasites s'engraissent, ces
espèces sociales croissent et multiplient. L ' a u g m e n t a t i o n de leur richesse,
10 a c c o m p a g n é e c o m m e elle l'est d ' u n e d i m i n u t i o n relative des travailleurs
engagés d a n s la p r o d u c t i o n des m a r c h a n d i s e s de première nécessité, fait
naître avec les n o u v e a u x besoins de luxe de n o u v e a u x m o y e n s de les satis-
faire. U n e partie plus considérable du produit social se transforme en pro-
duit n e t et u n e plus grande part de celui-ci est livrée à la c o n s o m m a t i o n
15 sous des formes plus variées et plus raffinées. En d'autres termes, la pro-
235
d u c t i o n de luxe s ' a c c r o î t .
Le raffinement et la multiplicité variée des produits p r o v i e n n e n t égale-
m e n t des n o u v e a u x rapports du m a r c h é des d e u x m o n d e s créés par la
grande industrie. On n ' é c h a n g e pas s e u l e m e n t plus de produits de luxe
20 étrangers contre les produits indigènes, m a i s plus de matières premières,
d'ingrédients, de produits à d e m i fabriqués provenant de toutes les parties
d u m o n d e , etc., e n t r e n t c o m m e m o y e n s d e p r o d u c t i o n dans l'industrie n a -
tionale. La d e m a n d e de travail a u g m e n t e ainsi d a n s l'industrie des trans-
236
ports qui se subdivise en b r a n c h e s nouvelles et n o m b r e u s e s .
25 L ' a u g m e n t a t i o n des m o y e n s de travail et de subsistance et la d i m i n u t i o n
progressive dans le n o m b r e relatif des ouvriers q u e leur p r o d u c t i o n réclame
poussent au d é v e l o p p e m e n t d'entreprises de longue h a l e i n e et d o n t les pro-
duits tels q u e canaux, docks, t u n n e l s , ponts, etc., ne portent de fruits q u e
dans u n avenir plus o u m o i n s lointain.
30 Soit d i r e c t e m e n t sur la base du système m é c a n i q u e , soit par suite des
c h a n g e m e n t s g é n é r a u x qu'il entraîne d a n s la vie é c o n o m i q u e , des i n d u s -
tries tout à fait nouvelles surgissent, a u t a n t de n o u v e a u x c h a m p s de travail.
La place qu'ils p r e n n e n t dans la p r o d u c t i o n totale n'est pas c e p e n d a n t très-
large, m ê m e d a n s les pays les plus développés, et le n o m b r e d'ouvriers
35 qu'ils o c c u p e n t est en raison directe du travail m a n u e l le plus grossier d o n t
ils font renaître le besoin.

2 3 5
F . E n g e l s , d a n s s o n o u v r a g e déjà cité sur l a s i t u a t i o n des classes ouvrières, d é m o n t r e l'état
d é p l o r a b l e d ' u n e g r a n d e p a r t i e d e ces ouvriers d e luxe. O n trouve d e n o u v e a u x e t n o m b r e u x
d o c u m e n t s s u r ce sujet d a n s les r a p p o r t s de la « Child. Employm. Commission».
2 3 6
40 En A n g l e t e r r e , y c o m p r i s le pays de G a l l e s , il y avait en 1 8 6 1 , d a n s la m a r i n e de c o m m e r c e
94 665 m a r i n s .

383
Quatrième section • La production de la plus-value relative

Les principales industries de ce genre sont aujourd'hui les fabriques de


gaz, la télégraphie, la photographie, la navigation à vapeur et les c h e m i n s
de fer. Le r e c e n s e m e n t de 1861 (pour l'Angleterre et la p r i n c i p a u t é de
Galles) accuse dans l'industrie du gaz (usines, p r o d u c t i o n d'appareils m é -
caniques, agents des compagnies) 1 5 2 1 1 p e r s o n n e s ; dans la télégraphie 5
2 3 9 9 ; dans la photographie 2366, d a n s le service des b a t e a u x à vapeur 3570
et dans les c h e m i n s de fer 7 0 5 9 9 . Ce dernier n o m b r e renferme environ
2 8 0 0 0 terrassiers employés d ' u n e m a n i è r e plus ou m o i n s p e r m a n e n t e et
tout le personnel c o m m e r c i a l et administratif. Le chiffre total des individus
occupés dans ces cinq industries nouvelles était d o n c de 9 4 1 4 5 . 10
Enfin l'accroissement extraordinaire de la productivité d a n s les sphères
de la grande industrie, a c c o m p a g n é c o m m e il l'est d ' u n e exploitation plus
intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères
de la production, p e r m e t d'employer progressivement u n e partie plus consi-
dérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire 15
n o t a m m e n t en proportion toujours plus grande sous le n o m de classe d o -
m e s t i q u e , composée de laquais, cochers, cuisinières, b o n n e s , etc., les an-
ciens esclaves d o m e s t i q u e s . D'après le r e c e n s e m e n t de 1861, la p o p u l a t i o n
de l'Angleterre et du pays de Galles c o m p r e n a i t 20 066 224 p e r s o n n e s d o n t
9 770 259 du sexe m a s c u l i n et 10 289 965 du sexe féminin. Si l'on en d é d u i t 20
ce qui est trop vieux ||193| ou trop j e u n e p o u r travailler, les f e m m e s , les
adolescents et enfants improductifs, puis les professions « i d é o l o g i q u e s »
telles q u e gouvernement, police, clergé, magistrature, a r m é e , savants, ar-
tistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à m a n g e r le travail
d ' a u t r u i sous forme de r e n t e foncière, d'intérêt, de dividendes, etc., et enfin 25
les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en gros h u i t millions
d'individus des d e u x sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonc-
t i o n n a n t dans la production, le c o m m e r c e , la finance, etc. Sur ces h u i t mil-
lions on c o m p t e :

Travailleurs agricoles (y compris 30


les bergers, les valets et les filles de
ferme, h a b i t a n t chez les fermiers) 1098261
Ouvriers des fabriques de coton, de
laine, de worsted, de lin, de chanvre,
de soie, de dentelle, et ceux des m é - 35
tiers à bas 642 6 0 7 2 3 7

Ouvriers des m i n e s de c h a r b o n et de
métal 565 835

2 3 7
D o n t 177 596 s e u l e m e n t d u s e x e m a s c u l i n a u - d e s s u s d e 1 3 a n s .

384
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

Ouvriers employés dans les usines


métalliques (hauts-fourneaux, lami-
noirs, etc.) et dans les m a n u f a c t u r e s
de m é t a l de t o u t e espèce 396 9 9 8 2 3 8

5 Classe servante 1208 6 4 8 2 3 9

Si n o u s a d d i t i o n n o n s les travailleurs employés dans les fabriques textiles


et le personnel des m i n e s de c h a r b o n et de métal, n o u s o b t e n o n s le chiffre
de 1208 442 ; si n o u s a d d i t i o n n o n s les premiers et le personnel de toutes
les usines et de toutes les m a n u f a c t u r e s de métal, n o u s avons un total de
10 1 0 3 9 605 personnes, c'est-à-dire c h a q u e fois un n o m b r e plus petit q u e ce-
lui des esclaves d o m e s t i q u e s m o d e r n e s . Voilà le magnifique résultat de
2 0
l'exploitation capitaliste des m a c h i n e s ' ' .

VII
Répulsion et attraction des ouvriers par la fabrique -
15 Crises de l'industrie cotonnière

Tous les représentants sérieux de l'économie politique c o n v i e n n e n t q u e


l'introduction des m a c h i n e s est u n e calamité p o u r les ouvriers m a n u f a c t u -
riers et les artisans avec lesquels elles entrent en c o n c u r r e n c e ; presque tous
déplorent l'esclavage des ouvriers de fabrique.
20 Et pourtant, q u e l est leur grand a r g u m e n t ? C'est q u e les désastres qui ac-
c o m p a g n e n t la période d ' i n a u g u r a t i o n et de développement u n e fois
c o n s o m m é s , les m a c h i n e s a u g m e n t e n t en dernier lieu le n o m b r e des es-
claves du travail, au lieu de le d i m i n u e r ! Oui, le nectar dont l ' é c o n o m i e p o -
litique s'enivre est ce t h é o r è m e p h i l a n t h r o p i q u e :
25 Qu'après u n e période de transition et d'accroissement plus ou m o i n s ra-
pide, le régime de fabrique courbe sous son joug de fer plus de travailleurs
q u ' à son d é b u t il n ' e n avait affamés par le c h ô m a g e forcé.
M. G a n i l h fait exception. D'après lui, les m a c h i n e s ont p o u r résultat dé-
finitif de réduire le n o m b r e des salariés, a u x frais desquels va dès lors aug-

2 3 8
30 D o n t 3 0 501 d u sexe f é m i n i n .
2 3 9
D o n t 1 3 7 4 4 7 d u sexe m a s c u l i n . - D e c e n o m b r e d e 1 2 0 8 648 est exclu t o u t l e p e r s o n n e l
q u i sert dans les hôtels et a u t r e s l i e u x p u b l i c s . De 1861 à 1870 le n o m b r e d e s g e n s de service
m â l e s avait p r e s q u e d o u b l é . Il a t t e i g n a i t le chiffre de 267 6 7 1 . Il y avait en 1847 (pour les
parcs et g a r e n n e s aristocratiques) 2694 garde-chasses, m a i s en 1869 il y en avait 4 9 2 1 . L e s
35 j e u n e s filles de service engagées d a n s la p e t i t e classe m o y e n n e s'appellent à L o n d r e s du n o m
caractéristique de «[little] slaveys» (petites esclaves.).
2 4 0
« L a p r o p o r t i o n s u i v a n t l a q u e l l e l a p o p u l a t i o n d ' u n pays est e m p l o y é e c o m m e d o m e s t i q u e s ,
au service des classes aisées, i n d i q u e son progrès en r i c h e s s e n a t i o n a l e et c i v i l i s a t i o n . »
e
R . - M . M a r t i n : « I r e l a n d before a n d after t h e U n i o n . » 3 édit. L o n d . 1848, p . 179.

385
Quatrième section · La production de la plus-value relative

m e n t e r le n o m b r e des « g e n s h o n n ê t e s » , développant à leur aise cette « p e r -


fectibilité perfectible » raillée avec tant de verve par Fourier. Si p e u initié
qu'il soit dans les mystères de la production capitaliste, M. G a n i l h sent
n é a n m o i n s q u e le m a c h i n i s m e serait u n e chose des plus fatales si, tout en
écrasant par son i n t r o d u c t i o n des ouvriers occupés, il multipliait les es- 5
claves du travail par son développement. Du reste, le crétinisme de son
point de vue ne p e u t être exprimé que par ses propres paroles :
« L e s classes condamnées à produire et à consommer d i m i n u e n t , et les
classes qui dirigent le travail, qui soulagent, consolent et éclairent t o u t e la
population, se multiplient ... et s'approprient tous les bienfaits qui résultent 10
de la d i m i n u t i o n des frais du travail, de l ' a b o n d a n c e des p r o d u c t i o n s et du
b o n m a r c h é des c o n s o m m a t i o n s . D a n s cette direction, l'espèce h u m a i n e
s'élève a u x plus h a u t e s conceptions du génie, pénètre dans les profondeurs
mystérieuses de la religion, établit les principes salutaires de la morale (qui
consiste à s'approprier tous les bienfaits, etc.), les lois salutaires de la liberté 15
(sans doute pour les classes condamnées à produire) et du pouvoir, de l'obéis-
241
sance et de la justice, du devoir et de l ' h u m a n i t é . »
N o u s avons déjà d é m o n t r é , par l'exemple des fabriques anglaises de
worsted, de soie, etc., q u ' à un certain degré de développement un progrès
extraordinaire dans la p r o d u c t i o n p e u t être a c c o m p a g n é d ' u n e d i m i n u t i o n 20
n o n - s e u l e m e n t relative m a i s absolue du n o m b r e des ouvriers employés.
D'après un r e c e n s e m e n t spécial de toutes les fabriques du R o y a u m e -
U n i , fait en 1860 sur l'ordre du Parlement, la circonscription é c h u e à l'ins-
pecteur R. Baker, celle des districts de Lancashire, Cheshire et Yorkshire,
comptait 652 fabriques. Sur ce n o m b r e , 570 fabriques c o n t e n a i e n t 85 622 25
métiers à vapeur et 6 8 1 9 1 4 6 broches (non compris les broches à t o r d r e ) ;
les engins à vapeur représentaient u n e force de 27 439 chevaux, les roues
hydrauliques u n e force de 1390, et le personnel c o m p r e n a i t 9 4 1 1 9
ouvriers. En 1865, au contraire, ces m ê m e s fabriques c o n t e n a n t 9 5 1 6 3 m é -
tiers, 7 0 2 5 031 ||194| broches et 3 0 3 7 0 forces-cheval, d o n t 28 925 p o u r les 30
engins à vapeur et 1445 p o u r les roues hydrauliques, n ' o c c u p a i e n t q u e
88 913 ouvriers.
De 1860 à 1865, il y avait d o n c u n e a u g m e n t a t i o n de 11 % en métiers à
vapeur, de 3 % en broches, de 5 % en force de vapeur, en m ê m e t e m p s q u e
2 4 2
le nombre des ouvriers avait diminué de 5,5 % . 35
De 1856 à 1862, l'industrie lainière s'accrut c o n s i d é r a b l e m e n t en Angle-

2 4 1
Cet affreux c h a r a b i a se t r o u v e d a n s l ' o u v r a g e : «Des systèmes d'économie politique, etc., par
e
M . C h . G a n i l h . » 2 éd., Paris, 1 8 2 1 , t . I , pag. 224. C o m p . , ibid., p . 212.
2 4 2
Reports of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p. 58 et suiv. En m ê m e t e m p s , il est vrai, 110 n o u -
velles fabriques, c o m p t a n t 1 1 6 2 5 m é t i e r s à tisser, 628 576 b r o c h e s , 2695 forces-cheval en en- 40
gins et r o u e s h y d r a u l i q u e s , é t a i e n t prêtes à se m e t t r e en train.

386
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

terre, tandis q u e le n o m b r e des ouvriers qu'elle occupait resta p r e s q u e sta-


tionnaire.
«Ceci fait voir dans quelle large m e s u r e les m a c h i n e s n o u v e l l e m e n t in-
243
troduites avaient déplacé le travail des périodes p r é c é d e n t e s . » D a n s cer-
5 tains cas, le surcroît des ouvriers employés n'est q u ' a p p a r e n t , c'est-à-dire
qu'il provient, n o n pas de l'extension des fabriques déjà établies, m a i s de
l'annexion graduelle de b r a n c h e s n o n encore soumises au régime m é c a n i -
que. « P e n d a n t la période de 1 8 3 8 - 5 8 , l ' a u g m e n t a t i o n des métiers à tisser
m é c a n i q u e s et du n o m b r e des ouvriers occupés par eux n ' é t a i t d u e q u ' a u
10 progrès des fabriques anglaises de c o t o n ; dans d'autres fabriques, au
contraire, elle provenait de l'application récente de la vapeur aux m é t i e r s à
tisser la toile, les r u b a n s , les tapis, etc., m u s auparavant par la force m u s c u -
2 4 4
laire de l ' h o m m e . » D a n s ces derniers cas, l ' a u g m e n t a t i o n des ouvriers
d e fabrique n ' e x p r i m a d o n c q u ' u n e d i m i n u t i o n d u n o m b r e total des
15 ouvriers occupés. Enfin, il n'est ici n u l l e m e n t fait m e n t i o n q u e partout,
sauf dans l'industrie métallurgique, le personnel de fabrique est composé,
pour la plus grande partie, d'adolescents, d'enfants et de f e m m e s .
Quelle que soit d'ailleurs la m a s s e des travailleurs que les m a c h i n e s dé-
placent v i o l e m m e n t o u r e m p l a c e n t virtuellement, o n c o m p r e n d c e p e n d a n t
20 qu'avec l'établissement progressif de nouvelles fabriques et l'agrandisse-
m e n t c o n t i n u des a n c i e n n e s , le n o m b r e des ouvriers de fabrique puisse fi-
n a l e m e n t dans telle ou telle b r a n c h e d'industrie, dépasser celui des
ouvriers manufacturiers ou des artisans qu'ils o n t supplantés.
M e t t o n s qu'avec l ' a n c i e n m o d e d e p r o d u c t i o n o n emploie h e b d o m a d a i -
25 r e m e n t un capital de 500 /. st., d o n t d e u x c i n q u i è m e s ou 200 /. st. forment
la partie constante, avancée en matières premières, i n s t r u m e n t s , etc., et
trois c i n q u i è m e s ou 300 /. st., la partie variable, avancée en salaires, soit
1 /. st. par ouvrier. Dès q u e le système m é c a n i q u e est introduit, la composi-
tion de ce capital change : sur quatre c i n q u i è m e s ou 400 /. st. de capital
30 constant, par exemple, il ne contient plus que 100 /. st. de capital variable,
convertible en force de travail. D e u x tiers des ouvriers j u s q u e - l à occupés
sont d o n c congédiés. Si la nouvelle fabrique fait de b o n n e s affaires, s'étend
et parvient à élever son capital de 500 à 1500 /. st., et que les autres condi-

2 4 3
«Reports, etc., for 3lst oct. 1862», p. 79. L ' i n s p e c t e u r de f a b r i q u e A.Redgrave dit, d a n s un
35 d i s c o u r s p r o n o n c é en d é c e m b r e 1871 d a n s la New Mechanic's Institution, à B r a d f o r d : « C e q u i
m ' a frappé d e p u i s q u e l q u e t e m p s , c e s o n t les c h a n g e m e n t s s u r v e n u s d a n s les fabriques d e
laine. Autrefois elles é t a i e n t r e m p l i e s d e f e m m e s e t d ' e n f a n t s ; a u j o u r d ' h u i les m a c h i n e s s e m -
b l e n t e x é c u t e r t o u t e la b e s o g n e . Un fabricant, q u e j ' i n t e r r o g e a i s à ce sujet, m ' a fourni l'éclair-
c i s s e m e n t s u i v a n t : A v e c l ' a n c i e n s y s t è m e j ' o c c u p a i s 6 3 p e r s o n n e s ; d e p u i s j ' a i installé les m a -
40 c h i n e s p e r f e c t i o n n é e s et j ' a i pu r é d u i r e le n o m b r e de m e s bras à 3 3 . D e r n i è r e m e n t enfin, par
s u i t e de c h a n g e m e n t s c o n s i d é r a b l e s , j ' a i été m i s à m ê m e de le r é d u i r e de 33 à 1 3 . »
2 4 4
«Reports, etc., for 31st oct. 1 8 5 6 » , p. 16.

387
Quatrième section • La production de la plus-value relative

tions de la p r o d u c t i o n restent les m ê m e s , elle occupera alors a u t a n t


d'ouvriers q u ' a v a n t la révolution industrielle, c'est-à-dire 300. Le capital
employé s'élève-t-il encore j u s q u ' à 2000 /. st., c'est 400 ouvriers q u i se
trouvent dès lors occupés, un tiers de plus qu'avec l'ancien m o d e d'exploi-
tation. Le n o m b r e des ouvriers s'est ainsi accru de 100; mais relativement, 5
c'est-à-dire p r o p o r t i o n n e l l e m e n t au capital avancé, il s'est abaissé de 800,
car, avec l'ancien m o d e de production, le capital de 2000 /. st. aurait enrôlé
1200 ouvriers au lieu de 400. U n e d i m i n u t i o n relative des ouvriers e m -
ployés est d o n c compatible avec leur a u g m e n t a t i o n absolue, et dans le sys-
t è m e m é c a n i q u e , leur n o m b r e ne croît j a m a i s a b s o l u m e n t sans d i m i n u e r 10
relativement à la g r a n d e u r du capital employé et à la masse des m a r c h a n -
dises produites.
N o u s venons de supposer q u e l'accroissement du capital total n ' a m è n e
pas de c h a n g e m e n t d a n s sa composition, parce qu'il ne modifie pas les
conditions de la p r o d u c t i o n . M a i s on sait déjà qu'avec c h a q u e progrès du 15
m a c h i n i s m e , la partie c o n s t a n t e du capital, avancée en m a c h i n e s , m a t i è r e s
premières, etc., s'accroît, tandis q u e la partie variable dépensée en force de
travail d i m i n u e ; et l'on sait en m ê m e t e m p s que dans a u c u n autre m o d e de
production les perfectionnements ne sont si continuels, et par c o n s é q u e n t ,
la composition du capital si sujette à changer. Ces c h a n g e m e n t s sont ce- 20
p e n d a n t toujours plus ou m o i n s i n t e r r o m p u s par des points d'arrêt et par
u n e extension p u r e m e n t quantitative sur la base t e c h n i q u e d o n n é e , et c'est
ce qui fait a u g m e n t e r le n o m b r e des ouvriers occupés. C'est ainsi que, d a n s
les fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin et de soie du R o y a u m e -
U n i , le n o m b r e total des ouvriers employés n'atteignait en 1835 q u e le chif- 25
fre de 354 684, tandis q u ' e n 1861, le n o m b r e seul des tisseurs à la m é c a n i -
que (des d e u x sexes et de t o u t âge à partir de h u i t ans) s'élevait à 230 564.
Cet accroissement, il est vrai, était acheté en Angleterre par la suppression
de huit cent mille tisserands à la m a i n , p o u r ne pas parler des déplacés de
245
l'Asie et du c o n t i n e n t e u r o p é e n . 30
T a n t que l'exploitation m é c a n i q u e s'étend dans ||195| u n e b r a n c h e d'in-
dustrie aux dépens du m é t i e r ou de la m a n u f a c t u r e , ses succès sont aussi
certains que le seraient ceux d ' u n e a r m é e pourvue de fusils à aiguille
contre u n e armée d'arbalétriers. Cette première période p e n d a n t laquelle la
m a c h i n e doit conquérir son c h a m p d'action est d ' u n e i m p o r t a n c e décisive, 35
à cause des profits extraordinaires qu'elle aide à produire. Ils ne consti-
2 4 5
« L e s souffrances des tisseurs à la m a i n (soit de c o t o n soit de m a t i è r e s m ê l é e s avec le co-
ton) o n t été l'objet d ' u n e e n q u ê t e d e l a part d ' u n e c o m m i s s i o n r o y a l e ; m a i s q u o i q u e l'on ait
r e c o n n u et p l a i n t p r o f o n d é m e n t l e u r m i s è r e , on a a b a n d o n n é au h a s a r d et a u x vicissitudes du
t e m p s l ' a m é l i o r a t i o n de leur sort. Il faut espérer q u ' a u j o u r d ' h u i (vingt a n s plus tard !) ces souf- 40
frances sont à peu près (nearly) effacées, résultat a u q u e l , selon t o u t e v r a i s e m b l a n c e , la g r a n d e
e x t e n s i o n des m é t i e r s à v a p e u r a b e a u c o u p c o n t r i b u é . » ( L . c , p. 15.)

388
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

t u e n t pas s e u l e m e n t par e u x - m ê m e s un fonds d ' a c c u m u l a t i o n accélérée ; ils


attirent, en outre, u n e grande partie du capital social a d d i t i o n n e l , partout
en voie de formation, et à la recherche de n o u v e a u x p l a c e m e n t s dans les
sphères de p r o d u c t i o n privilégiées. Les avantages particuliers de la pre-
5 m i è r e période d'activité fiévreuse se renouvellent p a r t o u t où les m a c h i n e s
v i e n n e n t d'être introduites. M a i s dès que la fabrique a acquis u n e certaine
assiette et un certain degré de m a t u r i t é ; dès q u e sa base t e c h n i q u e , c'est-à-
dire la m a c h i n e , est reproduite au m o y e n de m a c h i n e s ; dès q u e le m o d e
d'extraction du c h a r b o n et du fer, ainsi q u e la m a n i p u l a t i o n des m é t a u x et
10 les voies de transport, o n t été révolutionnés; en un mot, dès que les condi-
tions générales de p r o d u c t i o n sont adaptées a u x exigences de la g r a n d e in-
dustrie, dès lors ce genre d'exploitation acquiert u n e élasticité et u n e fa-
culté de s'étendre s o u d a i n e m e n t et par b o n d s qui ne r e n c o n t r e n t d'autres
limites q u e celles de la m a t i è r e première et du d é b o u c h é .
15 D ' u n e part, les m a c h i n e s effectuent d i r e c t e m e n t l ' a u g m e n t a t i o n de m a -
tières premières, c o m m e , par exemple, le cotton-gin a a u g m e n t é la p r o d u c -
2 4 6
tion du c o t o n ; d'autre part, le bas prix des produits de fabrique et le per-
fectionnement des voies de c o m m u n i c a t i o n et de transport fournissent des
armes pour la c o n q u ê t e des m a r c h é s étrangers. En r u i n a n t par la concur-
20 rence leur m a i n - d ' œ u v r e indigène, l'industrie m é c a n i q u e les transforme
forcément en c h a m p s de p r o d u c t i o n des matières premières dont elle a be-
soin. C'est ainsi q u e l'Inde a été contrainte de produire du coton, de la
247
laine, du chanvre, de l'indigo, etc., pour la G r a n d e - B r e t a g n e .
En r e n d a n t s u r n u m é r a i r e là où elle réside u n e partie de la classe produc-
25 tive, la grande industrie nécessite l'émigration, et par c o n s é q u e n t , la colo-
nisation de contrées étrangères qui se transforment en greniers de matières
premières pour la m è r e - p a t r i e ; c'est ainsi q u e l'Australie est d e v e n u e un
248
i m m e n s e m a g a s i n de laine pour l ' A n g l e t e r r e .
2 4 6
O n d o n n e r a d ' a u t r e s e x e m p l e s d a n s l e livre III.
2 4 7
30 Coton exporté de l'Inde en Grande-Bretagne
1846 (livres) 34 5 4 0 1 4 3
1860 » 204141168
1865 » 445 9 4 7 6 0 0
Laine exportée de l'Inde en Grande-Bretagne
35 1846 (livres) 4 570 581
1860 » 20214173
1863 » 20670111
248 Laine exportée du cap de Bonne-Espérance en Grande-Bretagne
1846 (livres) 2 958 457
40 1860 » 16 5 7 4 3 4 5
1865 » 2 9 2 2 0 623
Laine exportée d'Australie en Grande-Bretagne
1846 (livres) 2 1 7 8 9 346
1860 » 59166616
45 1865 » 109 7 3 4 2 6 1

389
Quatrième section · La production de la plus-value relative

U n e nouvelle division internationale du travail, imposée par les sièges


principaux de la grande industrie, convertit de cette façon u n e partie du
globe en c h a m p de p r o d u c t i o n agricole p o u r l'autre partie, qui devient par
249
excellence le c h a m p de p r o d u c t i o n i n d u s t r i e l .
Cette révolution va de pair avec des bouleversements d a n s l'agriculture, 5
2 5 0
sur lesquels n o u s ne n o u s arrêterons pas en ce m o m e n t .
2 4 9
A u m o i s d e février 1867, l a C h a m b r e des c o m m u n e s o r d o n n a , sur l a d e m a n d e d e M . G l a d -
s t o n e , u n e p u b l i c a t i o n d e l a s t a t i s t i q u e des grains d e t o u t e sorte i m p o r t é s d a n s l e R o y a u m e -
U n i de 1831 à 1866. En voici le r é s u m é où la farine est r é d u i t e à des quarters de g r a i n (1 q u a r -
ter = p o i d s de kilos 12 699). 10
Périodes quinquennales de l'année 1831 à l'année 1866
Désignation 1831-35 1836-40 1841-45 1846-50
Moyenne annuelle

Importation qrs 1 0 9 6 373 2 389729 2 843 865 8 776 552


Exportation qrs 225 263 251770 139056 155 461 15
E x c è s de l ' i m p o r t a t i o n sur l'ex-
portation qrs 871110 2 1 3 7 959 2 704 809 8 621091

Population
Moyenne annuelle dans chaque
période qrs 24621107 25 929 507 27 262 559 27 797 598 20
Q u a n t i t é m o y e n n e d e grains, e t c .
En quarters annuellement
c o n s o m m é s par l'individu m o y e n ,
en excès sur la p r o d u c t i o n i n d i -
gène qrs 0,036 0,082 0,099 0,310 25

Désignation 1851-55 1856-60 1861-65 1866

Moyenne annuelle
Importation qrs 8 345 237 10 913 612 15 009 871 16 457 340
Exportation qrs 307491 341150 302 754 216218
E x c è s de l ' i m p o r t a t i o n sur l'ex- 30
portation qrs 8 037 746 10 572 462 14707117 16241122

Population
Moyenne annuelle dans chaque
période 1rs 27 572 923 28 3 9 1 5 4 4 29 381760 29 935 404

Q u a n t i t é m o y e n n e d e grains, etc. 35
En quarters annuellement
c o n s o m m é s par l ' i n d u v i d u m o y e n ,
en excès sur la p r o d u c t i o n i n d i -
gène qrs 0,291 0,372 0,501 0,543
2 5 0
L e d é v e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e des É t a t s - U n i s est l u i - m ê m e u n p r o d u i t d e l a g r a n d e i n d u s - 40
trie e u r o p é e n n e , e t plus p a r t i c u l i è r e m e n t d e l ' i n d u s t r i e anglaise. D a n s l e u r forme a c t u e l l e o n
doit les considérer e n c o r e c o m m e u n e c o l o n i e d e l ' E u r o p e .

390
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

L'expansibilité i m m e n s e et i n t e r m i t t e n t e du système de fabrique j o i n t e à


sa d é p e n d a n c e du m a r c h é ||196| universel, enfante n é c e s s a i r e m e n t u n e pro-
d u c t i o n fiévreuse suivie d ' u n e n c o m b r e m e n t des m a r c h é s d o n t la contrac-
tion a m è n e la paralysie. La vie de l'industrie se transforme ainsi en série de
5 périodes d'activité m o y e n n e , de prospérité, de surproduction, de crise et de
stagnation. L'incertitude et l'instabilité auxquelles l'exploitation m é c a n i -
que s o u m e t le travail finissent par se consolider et par devenir l'état n o r m a l
de l'ouvrier, grâce à ces variations périodiques du cycle industriel. A part
les époques de prospérité, la lutte la plus acharnée s'engage entre les capi-
lo talistes pour leur place au m a r c h é et leurs profits personnels, qui sont en
raison directe du bas prix de leurs produits. C'est d o n c à q u i emploiera les
m a c h i n e s les plus perfectionnées pour supplanter l'ouvrier, et les m é t h o d e s
de production les plus savantes. M a i s cela m ê m e ne suffit pas, et il arrive
toujours un m o m e n t où ils s'efforcent d'abaisser le prix des m a r c h a n d i s e s
251
15 en d é p r i m a n t le salaire au-dessous de la valeur de la force de t r a v a i l .

Coton exporté des États-Unis en Grande-Bretagne

1846 (livres) 4 0 1 9 4 9 393


1852 » 765 6 3 0 5 4 4
1859 » 961707264
20 1860 » 1115 890608

E x p o r t a t i o n de g r a i n s des É t a t s - U n i s en G r a n d e - B r e t a g n e (1850 et 1862, en q u i n t a u x )

1850 1 6 2 0 2 312
Froment
1862 4 1 0 3 3 503
25 1850 3 669653
Orge
1862 6 624 800
1850 3 1 7 4 801
Avoine
30 1862 4 4 2 6 994
1850 388 749
Seigle
1862 7108
1850 3 819440
35 Farine de froment
1862 7207113
1850 1054
Blé n o i r
1862 19571
40 1850 5 473161
Maïs
1862 11694818
1850 2 039
Bere ou Bigg (Orge q u a l i t é sup.)
45 1862 7 675
1850 811620
Pois
1862 1024722
1850 1 8 2 2 972
50 Haricots
1862 2037137
1850 35 365 801
Total
1862 74083 441
55 2 5 1
D a n s un a p p e l fait en j u i l l e t 1866, « a u x sociétés de résistance anglaises», p a r des ouvriers q u e
les fabricants de c h a u s s u r e s de Leicester a v a i e n t j e t é s sur le pavé (locked o u t ) , il est d i t : « D e -

391
Quatrième section · La production de la plus-value relative

L'accroissement dans le n o m b r e des ouvriers de la fabrique a pour


c o n d i t i o n u n accroissement p r o p o r t i o n n e l l e m e n t b e a u c o u p plus rapide d u
capital qui s'y trouve engagé. M a i s ce m o u v e m e n t ne s'accomplit q u e d a n s
les périodes de flux et de reflux du cycle industriel. Il est, en outre, tou-
jours interrompu par le progrès t e c h n i q u e q u i tantôt remplace des ouvriers 5
virtuellement, et tantôt les s u p p r i m e actuellement. Ce c h a n g e m e n t qualita-
tif dans l'industrie m é c a n i q u e , éloigne sans cesse des ouvriers de la fabri-
q u e ou en ferme la porte a u x nouvelles recrues qui se présentent, tandis
que l'extension quantitative des fabriques engloutit, avec les ouvriers jetés
dehors, les n o u v e a u x contingents. Les ouvriers sont ainsi alternativement 10
attirés et repoussés, ballottés de côté et d'autre, et ce m o u v e m e n t de répul-
sion et d'attraction est a c c o m p a g n é de c h a n g e m e n t s continuels dans l'âge,
le sexe et l'habileté des enrôlés.
P o u r apprécier les vicissitudes de l'ouvrier de fabrique, rien ne vaut
c o m m e un coup d'ceil rapide jeté sur les vicissitudes de l'industrie coton- 15
nière anglaise.
De 1770 à 1815 l'industrie cotonnière subit cinq a n n é e s de malaise ou
de stagnation. P e n d a n t cette première période de q u a r a n t e - c i n q ans, les fa-
bricants anglais possédaient le m o n o p o l e des m a c h i n e s et du m a r c h é u n i -
versel. De 1815 à 1821, m a l a i s e ; 1822 à 1823, prospérité; 1824, les lois de 20
coalition sont abolies ; les fabriques p r e n n e n t de tous côtés u n e grande ex-
t e n s i o n ; 1825, crise; 1826, grande misère et révoltes p a r m i les ouvriers;
1827, légère a m é l i o r a t i o n ; 1828, grand accroissement d a n s le n o m b r e des
métiers à vapeur et d a n s l'exportation; 1829, l'exportation, p o u r l'Inde par-
p u i s e n v i r o n vingt a n s la c o r d o n n e r i e a été b o u l e v e r s é e en A n g l e t e r r e , p a r s u i t e du r e m p l a c e - 25
m e n t d e l a c o u t u r e par l a rivure. O n p o u v a i t alors gagner d e b o n s salaires. B i e n t ô t cette n o u -
velle i n d u s t r i e prit u n e g r a n d e e x t e n s i o n . U n e vive c o n c u r r e n c e s'établit e n t r e les divers
é t a b l i s s e m e n t s , c'était à q u i fournirait l'article du m e i l l e u r goût. M a i s il s'établit p e u après
u n e c o n c u r r e n c e d ' u n g e n r e d é t e s t a b l e ; c'était m a i n t e n a n t à qui v e n d r a i t a u p l u s b a s prix. O n
en vit b i e n t ô t les funestes c o n s é q u e n c e s d a n s la r é d u c t i o n du salaire, et la b a i s s e de prix du 30
travail fut s i r a p i d e q u e b e a u c o u p d ' é t a b l i s s e m e n t s n e p a i e n t e n c o r e a u j o u r d ' h u i q u e l a m o i t i é
d u salaire primitif. E t c e p e n d a n t , b i e n q u e les salaires t o m b e n t d e p l u s e n p l u s , les profits
s e m b l e n t croître avec c h a q u e c h a n g e m e n t d e tarif d u travail.» Les fabricants tirent m ê m e
parti des p é r i o d e s défavorables d e l ' i n d u s t r i e p o u r faire des profits é n o r m e s a u m o y e n d ' u n e
r é d u c t i o n exagérée des salaires, c'est-à-dire a u m o y e n d ' u n vol direct c o m m i s s u r les m o y e n s 35
d ' e x i s t e n c e les plus i n d i s p e n s a b l e s au travailleur. Un e x e m p l e : il s'agit d ' u n e crise d a n s la fa-
b r i q u e d e tissus d e soie d e C o v e n t r y : « I l résulte d e r e n s e i g n e m e n t s q u e j ' a i o b t e n u s aussi b i e n
d e fabricants q u e d'ouvriers, q u e les salaires o n t été réduits d a n s u n e p r o p o r t i o n b i e n p l u s
g r a n d e q u e l a c o n c u r r e n c e avec des p r o d u c t e u r s étrangers o u d ' a u t r e s c i r c o n s t a n c e s n e l e r e n -
d a i e n t n é c e s s a i r e . La majorité des tisseurs travaille p o u r un salaire r é d u i t de 30 à 4 0 % . U n e 40
p i è c e de r u b a n s p o u r laquelle le tisseur o b t e n a i t , c i n q ans a u p a r a v a n t , 6 ou 7 sh., ne l u i r a p -
p o r t e plus q u e 3 sh. 3 d. ou 3 sh. 6 d. D ' a u t r e s t r a v a u x payés d ' a b o r d 4 sh. et 4 sh. 3 d., ne le
s o n t p l u s q u e 2 sh. ou 2 sh. 3 d. La r é d u c t i o n du salaire est b i e n p l u s forte q u ' i l n'est n é c e s -
saire p o u r s t i m u l e r l a d e m a n d e . C'est u n fait q u e p o u r b e a u c o u p d ' e s p è c e s d e r u b a n s l a r é d u c -
t i o n du salaire n ' a pas e n t r a î n é la m o i n d r e r é d u c t i o n d a n s le prix de l'article.» (Rapport du 45
commissaire F. [D.] Longe dans «Child. Empi. Comm. V. Report 1 8 6 6 » , p. 114, n° 1.)

392
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

ticulièrement, dépasse celle de toutes les a n n é e s p r é c é d e n t e s ; 1830, en-


c o m b r e m e n t des m a r c h é s , grande détresse; de 1831 à 1833, malaise persis-
t a n t ; le c o m m e r c e de l'Asie orientale (Inde et Chine) est arraché au
m o n o p o l e de la C o m p a g n i e des I n d e s ; 1834, grand accroissement des fa-
5 briques et des m a c h i n e s , m a n q u e de b r a s ; la nouvelle loi des pauvres ac-
tive la migration des ouvriers agricoles dans les districts m a n u f a c t u r i e r s ;
rafle d'enfants dans les comtés ruraux, c o m m e r c e d'esclaves b l a n c s ; 1835,
grande prospérité, m a i s en m ê m e temps les tisseurs à la m a i n m e u r e n t de
f a i m ; 1836, p o i n t c u l m i n a n t ; 1837 et 1838, décadence, malaise, crise;
10 1839, reprise; 1840, g r a n d e dépression, révoltes, intervention de la force ar-
m é e ; 1841 et 1842, souffrances terribles des ouvriers de fabrique; 1842, les
fabricants de M a n c h e s t e r chassent les ouvriers des fabriques ||197| pour o b -
tenir le rappel des lois sur les céréales. Les ouvriers refoulés par les soldats
se jettent par milliers d a n s le Yorkshire, et leurs chefs comparaissent de-
15 vant le tribunal de L a n c a s t e r ; 1843, grande m i s è r e ; 1844, a m é l i o r a t i o n ;
1845, grande prospérité; 1846, le m o u v e m e n t a s c e n d a n t c o n t i n u e d'abord,
symptômes de réaction à la fin; abrogation des lois sur les céréales; 1847,
crise ; réduction générale des salaires de dix p o u r cent et davantage pour fê-
ter le «big loaf». (Le pain d ' u n e grosseur i m m e n s e que messieurs les li-
20 bres-échangistes avaient promis p e n d a n t leur agitation contre les lois cé-
réales.) 1848, gêne p e r s i s t a n t e ; M a n c h e s t e r protégé par les soldats; 1849,
reprise; 1850, prospérité; 1851, baisse de prix des m a r c h a n d i s e s , salaires
réduits, grèves fréquentes; 1852, c o m m e n c e m e n t d'amélioration, les grèves
c o n t i n u e n t , les fabricants m e n a c e n t de faire venir des ouvriers étrangers;
25 1853, exportation croissante; grève de h u i t m o i s et grande misère à Pres-
t o n ; 1854, prospérité; 1855, e n c o m b r e m e n t des m a r c h é s ; des b a n q u e r o u t e s
n o m b r e u s e s sont a n n o n c é e s des États-Unis, du C a n a d a et de l'Asie orien-
t a l e ; 1856, grande prospérité; 1857, crise; 1858, a m é l i o r a t i o n ; 1859,
grande prospérité, a u g m e n t a t i o n du n o m b r e des fabriques; 1860, z é n i t h de
30 l'industrie cotonnière a n g l a i s e : les m a r c h é s de l'Inde, de l'Australie et
d'autres contrées sont t e l l e m e n t e n c o m b r é s q u e c'est à p e i n e si, en 1863, ils
ont absorbé toute cette pacotille; traité de c o m m e r c e anglo-français,
é n o r m e développement des fabriques et du m a c h i n i s m e ; 1861, prospérité
m o m e n t a n é e ; r é a c t i o n ; guerre civile américaine, crise c o t o n n i è r e ; de 1862
35 à 1863, é c r o u l e m e n t complet.
L'histoire de la disette de coton (coton famine) est trop caractéristique
pour que n o u s ne n o u s y arrêtions pas un instant. La statistique des mar-
chés de 1860 à 1861 m o n t r e que la crise cotonnière arriva fort à propos
pour les fabricants et leur fut très-avantageuse. Le fait a été r e c o n n u d a n s
40 les rapports de la c h a m b r e de c o m m e r c e de Manchester, p r o c l a m é d a n s le
P a r l e m e n t par lord P a l m e r s t o n et lord Derby, confirmé enfin par les événe-

393
Quatrième section • La production de la plus-value relative

2 5 2
m e n t s . En 1861, p a r m i les 2887 fabriques de coton du R o y a u m e - U n i , il
y en avait a s s u r é m e n t b e a u c o u p de petites. D'après le rapport de l'inspec-
teur A. Redgrave, d o n t la circonscription administrative c o m p r e n a i t 2109 fa-
briques, 392 ou 19 % de celles-ci employaient u n e force de m o i n s de dix
chevaux vapeur, 345 ou 16 % u n e force entre dix et vingt chevaux, et 1372 5
253
au contraire u n e force de vingt chevaux et d a v a n t a g e . La plus g r a n d e
partie des petites fabriques avait été établie p e n d a n t la période de prospé-
rité depuis 1858, en général par des spéculateurs d o n t l'un fournissait les fi-
lés, l'autre les m a c h i n e s , un troisième les b â t i m e n t s , et elles étaient diri-
gées par d'anciens contre-maîtres ou par d'autres gens sans m o y e n s . 10
Presque tous ces petits patrons furent ruinés. Bien qu'ils formassent un
tiers du n o m b r e des fabricants, leurs ateliers n ' a b s o r b a i e n t q u ' u n e part
comparativement très-faible du capital engagé d a n s l'industrie cotonnière.
En ce qui regarde l ' é t e n d u e de la crise, il est établi, par des évaluations
a u t h e n t i q u e s , q u ' e n octobre 1862, 60,3 % des broches, et 58 % des métiers 15
ne m a r c h a i e n t plus. Ceci n ' a trait q u ' à l'ensemble de cette b r a n c h e d'in-
dustrie, et se trouvait n a t u r e l l e m e n t modifié dans les districts pris isolé-
m e n t . Un petit n o m b r e de fabriques s e u l e m e n t travaillaient le t e m p s en-
tier, 60 heures par s e m a i n e ; le reste ne fonctionnait q u e de t e m p s à autre.
M ê m e les quelques ouvriers qui travaillaient tout le t e m p s et p o u r le sa- 20
laire aux pièces ordinaire, voyaient leur revenu h e b d o m a d a i r e se réduire
infailliblement par suite du r e m p l a c e m e n t d ' u n e qualité supérieure de co-
ton par u n e qualité inférieure, du Sea Island par celui d'Egypte, de ce der-
nier et de celui d ' A m é r i q u e par le Surate, et du coton p u r par un m é l a n g e
de Surate et de déchet. La fibre plus courte du Surate, sa n a t u r e crasseuse, 25
la plus grande fragilité de ses filés, l'emploi de t o u t e espèce d'ingrédients
excessivements lourds à la place de la farine pour l'encollage du fil de la
chaîne, etc., d i m i n u a i e n t la rapidité de la m a c h i n e ou le n o m b r e des m é -
tiers q u ' u n tisseur pouvait surveiller, a u g m e n t a i e n t le travail en raison des
difficultés m é c a n i q u e s et réduisaient le salaire en m ê m e t e m p s q u e la 30
masse des produits. La perte des ouvriers causée par l'emploi du Surate, se
m o n t a i t à vingt ou trente pour cent et m ê m e davantage, b i e n qu'ils fussent
occupés tout leur t e m p s . Or la plupart des fabricants abaissaient alors aussi
le taux du salaire de 5, 7½ et 10 p o u r 100.
On pourra d o n c se représenter la situation des ouvriers q u i n ' é t a i e n t oc- 35
cupés q u e trois, trois et demi, quatre jours par s e m a i n e ou six heures par
jour. En 1863, alors q u e l'état des choses s'était déjà relativement amélioré,
les salaires h e b d o m a d a i r e s des tisseurs, fileurs, etc., étaient de 3 sh. 4 d.,

252
Voy. «Reports of insp. of Fact, for 31st oct. 1862», pag. 30.
253
L.c, p. [18,] 19. 40

394
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

254
3 sh. 10 d., 4 sh. 6 d., 5 sh. 1 d., e t c . Au m i l i e u de ces circonstances m a l -
heureuses, le génie i n v e n t e u r des fabricants a b o n d a i t en prétextes p o u r
imaginer des r e t e n u e s sur ces maigres salaires. C'étaient parfois des
a m e n d e s q u e l'ouvrier avait à payer pour les défauts de la m a r c h a n d i s e d u s
5 à la m a u v a i s e qualité du coton, à l'imperfection des m a c h i n e s , etc. M a i s
lorsque le fabricant était propriétaire des cottages des ouvriers, il c o m m e n -
çait par se payer le prix du loyer sur le salaire n o m i n a l . L'inspecteur Red-
grave parle de self-acting minders (ouvriers q u i surveillent u n e paire de
m u l e s a u t o m a t i q u e s ) , lesquels gagnaient 8 sh. 11 d. après q u i n z e j o u r s
10 pleins de travail. Sur cette s o m m e était d'abord déduit le loyer, d o n t le fa-
bricant r e n d a i t c e p e n d a n t la m o i t i é à titre de don gratuit, de sorte que les
ouvriers rentraient chez eux avec 6 sh. 11 d. p o u r t o u t potage. Le salaire
h e b d o m a d a i r e des tisseurs n ' é t a i t souvent que de 2 sh. 6 d. p e n d a n t les der-
255
niers mois de 1 8 6 2 . Alors m ê m e que les bras ne travaillaient q u e peu de
256
15 temps, le loyer n ' e n était pas m o i n s fort souvent retenu sur le s a l a i r e .
R i e n d ' é t o n n a n t si, dans q u e l q u e s parties du Lancashire, u n e sorte de peste
de famine venait à se dé||198|clarer. M a i s q u e l q u e chose d'encore plus af-
freux, c'est la m a n i è r e d o n t les c h a n g e m e n t s d a n s les procédés de p r o d u c -
tion s'effectuaient aux d é p e n s de l'ouvrier. C'étaient de véritables expé-
20 riences in corpore vili, c o m m e celles des vivisecteurs sur les grenouilles et
autres a n i m a u x à expériences. « B i e n q u e j ' a i e fait connaître les recettes
réelles des ouvriers d a n s b e a u c o u p de fabriques, dit l'inspecteur Redgrave,
il ne faut pas croire qu'ils perçoivent la m ê m e s o m m e par s e m a i n e . Ils su-
bissent les fluctuations les plus considérables par suite des e x p é r i m e n t a -
25 tions (experimentalizing) continuelles des •fabricants .... leurs salaires
s'élèvent et s'abaissent suivant la qualité des m é l a n g e s faits avec le c o t o n ;
tantôt ils ne s'écartent q u e de 15 % de leur t a u x n o r m a l , et u n e ou d e u x se-
257
m a i n e s après, l'écart est de 50 à 60 % . » Et ces essais ne c o û t a i e n t pas
s e u l e m e n t à l'ouvrier u n e b o n n e partie de ses vivres, il les lui fallait payer
30 encore avec les souffrances de ses cinq sens à la fois. « C e u x qui sont char-
gés de nettoyer le coton m ' a s s u r e n t que l'odeur insupportable q u i s'en dé-
gage les r e n d m a l a d e s . . . . D a n s la salle où l'on carde et où l'on fait les m é -
langes, la poussière et la saleté causent des irritations dans toutes les
ouvertures de la tête, excitent la toux et r e n d e n t la respiration difficile . . . .
35 P o u r l'encollage des filés d o n t les fibres sont courtes, on emploie au lieu de
la farine d'abord usitée u n e m u l t i t u d e de matières différentes. C'est là u n e
cause de n a u s é e et de dyspepsie chez les tisseurs. La poussière o c c a s i o n n e
des bronchites, des i n f l a m m a t i o n s de la gorge, et les saletés c o n t e n u e s d a n s
2 5 4
«Reports of insp. of fact, for 31 oct. 1 8 6 3 » , p. 4 1 [ - 4 5 , ] 51 [, 52].
2 5 5
40 «Rep., etc., for 31 oct. 1 8 6 3 » , p. 4 1 , 42.
2 5 6
L. c , p. 57.
2 5 7
L . c , p. 50, 5 1 .

395
Quatrième section · La production de la plus-value relative

le Surate engendrent des m a l a d i e s cutanées par suite de l'irritation de la


peau.»
D'autre part les matières substituées à la farine étaient pour les fabri-
cants, grâce au poids qu'elles ajoutaient a u x filés, un vrai sac de F o r t u n a -
tus. « G r â c e à elles, 15 livres de matières premières u n e fois tissées pesaient 5
258
20 l i v r e s . » On lit d a n s les rapports des inspecteurs de fabrique du
30 avril 1864: « L ' i n d u s t r i e exploite a u j o u r d ' h u i cette source de profits
d ' u n e m a n i è r e v r a i m e n t i n d é c e n t e . Je sais de b o n n e source q u ' u n tissu de
h u i t livres est fait avec cinq livres [un quart] de coton et d e u x livres trois
quarts de colle. Il entrait d e u x livres de colle dans un autre tissu de cinq li- 10
vres un quart. C'étaient des chemises ordinaires pour l'exportation. D a n s
d'autres espèces de tissus la colle constituait parfois 50 % du tout, de sorte
q u e les fabricants pouvaient se vanter et se vantaient, en effet, de devenir
riches en v e n d a n t des tissus p o u r m o i n s d'argent q u e n ' e n c o û t a i e n t n o m i -
259
n a l e m e n t les filés qu'ils c o n t e n a i e n t . » M a i s les ouvriers n ' a v a i e n t pas 15
s e u l e m e n t à souffrir des expériences des fabricants et des m u n i c i p a l i t é s ,
du m a n q u e de travail et de la r é d u c t i o n des salaires, de la p é n u r i e et de
l ' a u m ô n e , des éloges des lords et des m e m b r e s de la C h a m b r e des c o m m u -
nes. « D e m a l h e u r e u s e s filles, sans o c c u p a t i o n par suite de la crise coton-
nière, devinrent le rebut de la société et restèrent telles . . . . Le n o m b r e 20
des j e u n e s prostituées s'est plus accru q u e depuis les vingt-cinq dernières
2 6 0
années .»
On ne trouve d o n c dans les quarante-cinq premières a n n é e s de l'indus-
trie cotonnière anglaise, de 1770 à 1815, q u e cinq années de crise et de
s t a g n a t i o n ; mais c'était alors l'époque de son m o n o p o l e sur le m o n d e en- 25
tier. La seconde période de q u a r a n t e - h u i t ans, de 1815 à 1863, ne c o m p t e
q u e vingt a n n é e s de reprise et de prospérité contre vingt-huit de malaise et
de stagnation. De 1815 à 1830, c o m m e n c e la concurrence avec l'Europe
c o n t i n e n t a l e et les États-Unis. A partir de 1833 les m a r c h é s de l'Asie sont
c o n q u i s et développés au prix « d e la destruction de la race h u m a i n e » . D e - 30
puis l'abrogation de la loi des céréales, de 1846 à 1863, pour h u i t a n n é e s
d'activité et de prospérité on en compte n e u f de crise et de stagnation.
Q u a n t à ce q u i est de la situation des ouvriers adultes de l'industrie coton-
nière, m ê m e p e n d a n t les t e m p s de prospérité, on p e u t en juger par la n o t e
261
ci-dessous . 35
2 5 8
L . c , p . 6 2 , 63.
2 5 9
«Reports, etc., 30th aprii 1 8 6 4 » , p. 27.
2 6 0
Extrait d ' u n e lettre du c h e f c o n s t a b l e H a r r i s de B o l t o n d a n s «Reports of insp. of Fact. 31st
oct. 1865», p. 6 1 .
2 6 1
On lit d a n s un appel des ouvriers cotonniers, du p r i n t e m p s de 1863, p o u r la f o r m a t i o n d ' u n e 40
société d ' é m i g r a t i o n : « I l n e s e t r o u v e r a q u e b i e n p e u d e gens p o u r n i e r q u ' u n e g r a n d e é m i g r a -
t i o n d'ouvriers de fabrique soit a u j o u r d ' h u i a b s o l u m e n t n é c e s s a i r e , et les faits s u i v a n t s d é -

396
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

VIII
Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail
à domicile par la grande industrie

a) Suppression de la coopération fondée sur le m é t i e r


5 et la division du travail

N o u s avons vu c o m m e n t l'exploitation m é c a n i q u e s u p p r i m e la coopération


fondée sur le m é t i e r et ||199| la m a n u f a c t u r e basée sur la division du travail
m a n u e l . La m a c h i n e à faucher n o u s fournit un exemple du premier m o d e
de suppression. Elle r e m p l a c e la coopération d ' u n certain n o m b r e de fau-
10 cheurs. La m a c h i n e à fabriquer les épingles n o u s fournit un exemple frap-
p a n t du second. D'après A d a m Smith, dix h o m m e s fabriquaient de son
temps, au m o y e n de la division du travail, plus de 48 000 épingles par jour.
U n e seule m a c h i n e en fournit a u j o u r d ' h u i 145 000 d a n s u n e j o u r n é e de tra-
vail de o n z e heures. Il suffit d ' u n e f e m m e ou d ' u n e j e u n e fille p o u r surveil-
15 1er quatre m a c h i n e s semblables et pour produire environ 6 0 0 0 0 0 épingles
262
par j o u r et plus de 3 0 0 0 0 0 0 par s e m a i n e .
Q u a n d u n e m a c h i n e - o u t i l isolée prend la place de la coopération ou de
la m a n u f a c t u r e , elle p e u t elle-même devenir la base d ' u n n o u v e a u métier.
C e p e n d a n t cette r e p r o d u c t i o n du métier d ' u n artisan sur la base de m a -
20 chines ne sert q u e de transition au régime de fabrique, q u i apparaît d'ordi-
naire dès q u e l'eau ou la vapeur r e m p l a c e n t les muscles h u m a i n s c o m m e
m o n t r e r o n t q u ' e n t o u t t e m p s , s a n s u n c o u r a n t d ' é m i g r a t i o n c o n t i n u , i l n o u s est i m p o s s i b l e d e
m a i n t e n i r n o t r e p o s i t i o n d a n s les c i r c o n s t a n c e s o r d i n a i r e s . En 1814, la v a l e u r officielle d e s co-
tons exportés (laquelle n ' e s t q u ' u n i n d i c e de la q u a n t i t é ) , se m o n t a i t à 17 665 378 liv. st. ; leur
25 valeur de m a r c h é réelle, au c o n t r a i r e , était de 20 070 824 liv. st. En 1858, la v a l e u r officielle
des c o t o n s exportés é t a n t d e 1 8 2 2 2 1 6 8 1 liv. st., leur valeur d e m a r c h é n e s'éleva p a s a u - d e s s u s
d e 4 3 0 0 1 3 2 2 liv. st., e n sorte q u e p o u r u n e q u a n t i t é d é c u p l e , l ' é q u i v a l e n t o b t e n u n e fut g u è r e
plus q u e d o u b l e . Diverses c a u s e s c o n c o u r u r e n t à p r o d u i r e ce résultat si r u i n e u x p o u r le pays
en général et p o u r les ouvriers de fabrique en p a r t i c u l i e r . . . . U n e des p r i n c i p a l e s , c'est q u ' i l
30 est i n d i s p e n s a b l e p o u r cette b r a n c h e d ' i n d u s t r i e , d'avoir c o n s t a m m e n t à sa d i s p o s i t i o n plus
d'ouvriers q u ' i l n ' e n est exigé e n m o y e n n e , car i l l u i faut, sous p e i n e d ' a n é a n t i s s e m e n t , u n
m a r c h é s ' é t e n d a n t t o u s les j o u r s d a v a n t a g e . N o s fabriques d e c o t o n p e u v e n t être arrêtées d ' u n
m o m e n t à l'autre par cette s t a g n a t i o n p é r i o d i q u e d u c o m m e r c e q u i , d a n s l ' o r g a n i s a t i o n ac-
tuelle, est a u s s i i n é v i t a b l e q u e l a m o r t . M a i s l'esprit d ' i n v e n t i o n d e l ' h o m m e n e s'arrête pas
35 p o u r cela. On p e u t évaluer au m o i n s à six m i l l i o n s le n o m b r e des émigrés d a n s les vingt-cinq
dernières a n n é e s ; n é a n m o i n s , p a r s u i t e d ' u n d é p l a c e m e n t c o n s t a n t d e travailleurs e n v u e d e
r e n d r e l e p r o d u i t m e i l l e u r m a r c h é , i l s e trouve m ê m e d a n s les t e m p s les plus p r o s p è r e s , u n
n o m b r e p r o p o r t i o n n e l l e m e n t c o n s i d é r a b l e d ' h o m m e s a d u l t e s h o r s d'état d e s e p r o c u r e r , d a n s
les fabriques, du travail de n ' i m p o r t e q u e l l e espèce et à n ' i m p o r t e quelles c o n d i t i o n s . » (Re-
40 ports of insp. of fact. 30th aprii 1 8 6 3 , p. 5 1 , 52.) On verra d a n s un d e s c h a p i t r e s s u i v a n t s , c o m -
m e n t m e s s i e u r s les fabricants, p e n d a n t la terrible crise c o t o n n i è r e , o n t c h e r c h é à e m p ê c h e r
l ' é m i g r a t i o n d e leurs ouvriers p a r t o u s les m o y e n s , m ê m e p a r l a force p u b l i q u e .
«Ch. Empi. Comm. III. Report, 1 8 6 4 » , p. 108, η. 447.
2 6 2

397
Quatrième section · La production de la plus-value relative

force motrice. Çà et là la petite industrie p e u t fonctionner t r a n s i t o i r e m e n t


avec u n m o t e u r m é c a n i q u e , e n l o u a n t l a vapeur, c o m m e d a n s q u e l q u e s
m a n u f a c t u r e s de B i r m i n g h a m , ou en se servant de petites m a c h i n e s calori-
263
ques, c o m m e dans certaines b r a n c h e s du tissage, e t c . .
A Coventry, l'essai des Cottage-Factories (fabriques d a n s des cottages) se 5
développa d ' u n e m a n i è r e s p o n t a n é e pour le tissage de la soie. Au milieu de
rangées de cottages bâtis en carré, on construisit un local dit Engine-House
(maison-machine) p o u r l'engin à vapeur, mis en c o m m u n i c a t i o n p a r des
arbres avec les métiers à tisser des cottages. D a n s tous les cas, la vapeur
était louée, par exemple, à 2 ]/ sh. par métier. Ce loyer était payable par se- 10
2

m a i n e , q u e les métiers fonctionnassent ou n o n . C h a q u e cottage c o n t e n a i t


de d e u x à six métiers, a p p a r t e n a n t aux travailleurs, achetés à crédit ou
loués. La lutte entre la fabrique de ce genre et la fabrique p r o p r e m e n t dite
d u r a plus de d o u z e a n s ; elle se t e r m i n a par la r u i n e complète des trois
264
cents Cottage-Factories . 15
Q u a n d le procès de travail n'exigeait pas par sa n a t u r e m ê m e la p r o d u c -
tion sur u n e grande échelle, les industries écloses dans les trente dernières
années, telles que, par exemple, celles des enveloppes, des p l u m e s d'acier,
etc., passaient régulièrement, d'abord par l'état de métier, puis par la m a -
nufacture, c o m m e phases de transition rapide, pour arriver finalement au 20
régime de fabrique. Cette m é t a m o r p h o s e rencontre les plus grandes diffi-
cultés, lorsque le produit manufacturier, au lieu de parcourir u n e série
d'opérations graduées, résulte d ' u n e m u l t i t u d e d'opérations disparates. Tel
est l'obstacle q u ' e u t à vaincre la fabrication des p l u m e s d'acier. On a in-
venté n é a n m o i n s , il y a environ u n e vingtaine d'années, un a u t o m a t e exé- 25
cutant d ' u n seul coup six de ces opérations.
En 1820, les premières d o u z a i n e s de p l u m e s d'acier furent fournies par
le métier au prix de 7 l i v . s t . 4 s h . ; en 1830, la m a n u f a c t u r e les livra pour
8 sh., et la fabrique les livre a u j o u r d ' h u i au c o m m e r c e en gros au prix de 2
265
à 6 d. . 30

2 6 3
A u x É t a t s - U n i s i l arrive f r é q u e m m e n t q u e l e m é t i e r s e r e p r o d u i t ainsi e n p r e n a n t p o u r
b a s e l ' e m p l o i des m a c h i n e s . S a c o n v e r s i o n u l t é r i e u r e e n f a b r i q u e é t a n t inévitable, l a c o n c e n -
t r a t i o n s'y effectuera avec u n e r a p i d i t é é n o r m e , c o m p a r a t i v e m e n t à l ' E u r o p e et m ê m e à l'An-
gleterre.
2 6 4
C o m p . «Reports of Insp. of Fact. 31 oct. 1865», p. 64. 35
2 6 5
L a p r e m i è r e m a n u f a c t u r e d e p l u m e s d'acier sur u n e g r a n d e échelle a été f o n d é e à B i r m i n g -
h a m , par M . Gillott. Elle fournissait déjà, e n 1 8 5 1 , plus d e 180 m i l l i o n s d e p l u m e s e t c o n s o m -
m a i t , p a r an, 120 t o n n e s d ' a c i e r e n l a m e s . B i r m i n g h a m m o n o p o l i s a cette i n d u s t r i e d a n s l e
R o y a u m e - U n i e t p r o d u i t m a i n t e n a n t , c h a q u e a n n é e , des milliards d e p l u m e s d'acier. D ' a p r è s
le r e c e n s e m e n t de 1 8 6 1 , le n o m b r e des p e r s o n n e s o c c u p é e s était de 1 4 2 8 ; sur ce n o m b r e il y 40
avait 1268 ouvrières enrôlées à partir de l'âge de c i n q a n s .

398
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

b) R é a c t i o n de la fabrique sur la m a n u f a c t u r e
et le travail à domicile

A m e s u r e q u e la g r a n d e industrie se développe et a m è n e d a n s l'agriculture


u n e révolution correspondante, on voit n o n s e u l e m e n t l'échelle de la pro-
5 duction s'étendre d a n s toutes les autres branches d'industrie, m a i s encore
leur caractère se transformer. Le principe du système m é c a n i q u e q u i
consiste à analyser le procès de p r o d u c t i o n dans ses phases c o n s t i t u a n t e s et
à résoudre les problèmes ainsi éclos au m o y e n de la m é c a n i q u e , de la chi-
mie, etc., en un m o t , des sciences naturelles, finit par s'imposer partout. Le
10 m a c h i n i s m e s'empare d o n c t a n t ô t de tel procédé, tantôt de tel autre d a n s
les a n c i e n n e s m a n u f a c t u r e s où son intrusion entraîne des c h a n g e m e n t s
continuels et agit c o m m e un dissolvant de leur organisation d u e à u n e divi-
sion de travail presque cristallisée. La composition du travailleur collectif
ou du personnel de travail c o m b i n é est aussi bouleversée de fond en c o m -
15 ble. En contraste avec la période manufacturière, le plan de la division de
travail se base dès lors sur l'emploi du travail des femmes, des enfants de
tout âge, des ouvriers inhabiles, bref, du cheap labour ou du travail à b o n
m a r c h é , c o m m e disent les Anglais. Et ceci ne s'applique pas s e u l e m e n t à la
production c o m b i n é e sur u n e grande échelle, qu'elle emploie o u n o n des
20 m a c h i n e s , m a i s encore à la soi-disant industrie à domicile, qu'elle se prati-
q u e dans la d e m e u r e privée des ouvriers ou dans de petits ateliers. Cette
p r é t e n d u e industrie d o m e s t i q u e n ' a rien d e c o m m u n q u e l e n o m avec l'an-
cienne industrie d o m e s t i q u e qui suppose le m é t i e r i n d é p e n d a n t d a n s les
villes, la petite agriculture i n d é p e n d a n t e dans les campagnes, et, par-dessus
25 tout, un foyer a p p a r t e n a n t à la famille ouvrière. Elle s'est convertie m a i n t e -
n a n t en d é p a r t e m e n t externe de la fabrique, de la m a n u f a c t u r e ou du m a -
gasin de m a r c h a n d i s e s . Outre les ouvriers de fabrique, les ouvriers m a n u -
facturiers et les artisans qu'il concentre par grandes masses dans de vastes
ateliers, où il les c o m m a n d e directement, le capital possède u n e autre ar-
30 m é e industrielle, d i s s é m i n é e dans les grandes villes et dans les c a m p a g n e s ,
qu'il dirige au m o y e n de fils invisibles ; exemple : la fabrique de chemises
de M M . Tillie, à Londonderry, en Irlande, laquelle o c c u p e mille ouvriers
de fabrique p r o p r e m e n t dits et n e u f mille ouvriers à domicile disséminés
266
dans la c a m p a g n e . |
35 |200| L'exploitation de travailleurs n o n parvenus à m a t u r i t é , ou simple-
m e n t à b o n m a r c h é , se pratique avec plus de cynisme dans la m a n u f a c t u r e
m o d e r n e que dans la fabrique p r o p r e m e n t dite, parce q u e la base t e c h n i -

2 6 6
«Child. Empi. Comm. II. Rep. 1 8 6 4 » , p. L X V I I I , n. 145.

399
Quatrième section • La production de la plus-value relative

q u e de celle-ci, le r e m p l a c e m e n t de la force m u s c u l a i r e par des m a c h i n e s ,


fait en grande partie défaut dans celle-là. Ajoutons q u e les organes de la
f e m m e ou de l'enfant y sont exposés sans le m o i n d r e scrupule à l'action
pernicieuse de substances délétères, etc. D a n s l'industrie à domicile, cette
exploitation devient plus scandaleuse encore que d a n s la m a n u f a c t u r e , 5
parce que la faculté de résistance des travailleurs d i m i n u e en raison de leur
dispersion, et q u e t o u t e u n e b a n d e de voraces parasites se faufile entre l'en-
trepreneur et l'ouvrier. Ce n'est pas t o u t : le travail à domicile lutte p a r t o u t
d a n s sa propre b r a n c h e d'industrie avec les m a c h i n e s ou du m o i n s avec la
m a n u f a c t u r e ; l'ouvrier trop pauvre ne p e u t s'y procurer les c o n d i t i o n s les 10
plus nécessaires de son travail, telles que l'espace, l'air, la l u m i è r e , etc., et,
enfin, c'est là, dans ce dernier refuge des victimes de la grande industrie et
de la grande agriculture q u e la concurrence entre travailleurs atteint néces-
sairement son m a x i m u m .
On a vu que l'industrie m é c a n i q u e développe et organise p o u r la pre- 15
m i è r e fois d ' u n e m a n i è r e systématique l'économie des m o y e n s de p r o d u c -
tion, mais dans le régime capitaliste cette é c o n o m i e revêt un caractère dou-
ble et a n t a g o n i q u e . Pour atteindre un effet utile avec le m i n i m u m de
dépense, on a recours au m a c h i n i s m e et a u x c o m b i n a i s o n s sociales de tra-
vail qu'il fait éclore. De l'autre côté, dès l'origine des fabriques, l ' é c o n o m i e 20
des frais se fait s i m u l t a n é m e n t par la dilapidation la plus effrénée de la
force de travail, et la lesinerie la plus é h o n t é e sur les conditions n o r m a l e s
de son f o n c t i o n n e m e n t . A u j o u r d ' h u i , m o i n s est développée la base t e c h n i -
q u e de la grande industrie d a n s u n e sphère d'exploitation capitaliste, plus y
est développé ce côté négatif et h o m i c i d e de l'économie des frais. 25

c) La m a n u f a c t u r e m o d e r n e

N o u s allons m a i n t e n a n t éclaircir par quelques exemples les propositions


qui précèdent, d o n t le lecteur a, du reste, déjà trouvé de n o m b r e u s e s
preuves dans le chapitre sur la j o u r n é e de travail.
Les m a n u f a c t u r e s de m é t a l à B i r m i n g h a m et aux environs emploient, 30
p o u r un travail presque toujours très-rude, 30 000 enfants et adolescents,
avec environ 10 000 femmes. Ce personnel se trouve d a n s des fonderies en
cuivre, des m a n u f a c t u r e s de b o u t o n s , des ateliers de vernissage, d ' é m a i l -
267
lure et autres tout aussi i n s a l u b r e s . L'excès de travail des adultes et des
adolescents d a n s quelques imprimeries de Londres p o u r livres et j o u r n a u x 35
162,
a valu à ces établissements le n o m glorieux à'abattoirs . D a n s les ateliers
2 6 7
On trouve m ê m e , à Sheffield, des enfants p o u r le polissage des l i m e s !
2 6 8
« Child. Empi. Comm. V. Rep. 1 8 6 6 » , p. 3, n. 24, p. 6, n. 5 5 , 56, p. 7, n. 59, 60.

400
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

de reliure, on rencontre les m ê m e s excès et les m ê m e s victimes, surtout


p a r m i les j e u n e s filles et les enfants. Le travail est également d u r p o u r les
adolescents dans les corderies; les salines, les m a n u f a c t u r e s de bougies et
d'autres produits c h i m i q u e s font travailler la n u i t , et le tissage de la soie
5 sans l'aide des m a c h i n e s est u n e besogne m e u r t r i è r e p o u r les j e u n e s gar-
269
çons employés à t o u r n e r les m é t i e r s . Un des travaux les plus sales, les
plus infâmes et les m o i n s payés, d o n t on charge de préférence des f e m m e s
et des j e u n e s filles, c'est le délissage des chiffons. On sait q u e la G r a n d e -
Bretagne, i n d é p e n d a m m e n t de la m a s s e i n n o m b r a b l e de ses propres gue-
10 nilles, est l'entrepôt du c o m m e r c e des haillons pour le m o n d e entier. Ils y
arrivent du J a p o n , des États les plus éloignés de l ' A m é r i q u e du Sud et des
Canaries. Mais les sources principales d ' a p p r o v i s i o n n e m e n t sont l'Alle-
m a g n e , la F r a n c e , la Russie, l'Italie, l'Egypte, la Turquie, la Belgique et la
H o l l a n d e . Ils servent a u x engrais, à la fabrication de bourre pour les m a t e -
15 las, et c o m m e m a t i è r e première du papier. Les délisseuses de chiffons ser-
vent de mediums p o u r colporter la petite vérole et d'autres pestes conta-
270
gieuses d o n t elles sont les premières v i c t i m e s .
A côté de l'exploitation des m i n e s et des houilles, l'Angleterre fournit un
autre exemple classique d ' u n travail excessif, pénible et toujours accom-
20 pagné de traitements b r u t a u x à l'égard des ouvriers qui y sont enrôlés dès
leur plus t e n d r e enfance, la fabrication des tuiles ou des briques, où l'on
n ' e m p l o i e guère les m a c h i n e s n o u v e l l e m e n t inventées. De m a i à septem-
bre, le travail d u r e de cinq heures du m a t i n à h u i t heures du soir, et q u a n d
le séchage a lieu en plein air, de quatre heures du m a t i n à n e u f h e u r e s du
25 soir. La j o u r n é e de travail de cinq heures du m a t i n à sept h e u r e s du soir
passe p o u r u n e j o u r n é e « r é d u i t e » , « m o d é r é e » . Des enfants des d e u x sexes
sont e m b a u c h é s à partir de l'âge de six et m ê m e de quatre ans. Ils travail-
lent le m ê m e n o m b r e d'heures q u e les adultes, et souvent davantage. La
besogne est pénible et la chaleur du soleil a u g m e n t e encore leur épuise-
30 m e n t . A Moxley, par exemple, dans u n e tuilerie, u n e fille de vingt-quatre
ans faisait d e u x mille tuiles par jour, n ' a y a n t pour l'aider q u e d e u x autres
filles, à peine sorties de l'enfance, q u i portaient la terre glaise et e m p i l a i e n t
les carreaux. Ces j e u n e s filles traînaient par j o u r dix t o n n e s sur les parois
glissantes de la fosse, d ' u n e profondeur de c i n q u a n t e pieds à u n e distance
35 de deux cent dix. « I l est impossible, pour des enfants, de passer par ce pur-
gatoire sans t o m b e r d a n s u n e grande dégradation m o r a l e . . . . L e langage
ignoble qu'ils e n t e n d e n t dès l'âge le plus tendre, les h a b i t u d e s dégoûtantes,

2 6 9
L . c , p . 114, 115, n . 6 - 7 . L e c o m m i s s a i r e fait cette r e m a r q u e fort j u s t e , q u e s i ailleurs l a
m a c h i n e r e m p l a c e l ' h o m m e , ici l ' a d o l e s c e n t r e m p l a c e l a m a c h i n e .
2 7 0
40 V. le r a p p o r t sur le c o m m e r c e des chiffons et de n o m b r e u x d o c u m e n t s à ce sujet: «Public
Health VIII. Report, London 1 8 6 6 . » Appendix, p. 1 9 6 - 2 0 8 .

401
Quatrième section · La production de la plus-value relative

obscènes et dévergondées au milieu desquelles ils grandissent et s'abrutis-


sent sans le savoir, les r e n d e n t pour le reste de leur vie dissolus, abjects, li-
bertins . . . . U n e source terrible de démoralisation, c'est surtout le m o d e
d'habitation. C h a q u e moulder (c'est-à-dire l'ouvrier e x p é r i m e n t é et chef
d ' u n groupe de brique112011tiers) fournit à sa troupe de sept p e r s o n n e s le lo- 5
g e m e n t et la table d a n s sa c a b a n e . Qu'ils a p p a r t i e n n e n t ou n o n à sa fa-
mille, h o m m e s , garçons, filles d o r m e n t dans ce taudis, composé ordinaire-
m e n t de d e u x c h a m b r e s , de trois au plus, le t o u t au rez-de-chaussée et avec
p e u d'ouvertures. Les corps sont si épuisés par leur grande transpiration
p e n d a n t le jour, q u e toute p r é c a u t i o n pour la santé y est c o m p l è t e m e n t negli- io
gée, aussi bien que la propreté et la décence. Un grand n o m b r e de ces bico-
ques sont de vrais modèles de désordre et de saleté . . . . Le pire côté de ce
système, c'est q u e les j e u n e s filles qu'il emploie à ce genre de travail sont
dès leur enfance et pour toute leur vie associées à la canaille la plus ab-
jecte. Elles deviennent de vrais g a m i n s grossiers et m a l - e m b o u c h é s (rough, 15
f o u l m o u t h e d boys), avant q u e la n a t u r e leur ait appris qu'elles sont
femmes. Vêtues de quelques sales haillons, les j a m b e s n u e s j u s q u ' a u - d e s -
sus du genou, le visage et les cheveux couverts de b o u e , elles en arrivent à
rejeter avec d é d a i n tout s e n t i m e n t de m o d e s t i e et de p u d e u r . P e n d a n t les
repas, elles restent é t e n d u e s de leur long sur le sol ou regardent les garçons 20
qui se baignent dans un canal voisin. Leur r u d e labeur de la j o u r n é e u n e
fois terminé, elles s'habillent plus p r o p r e m e n t et a c c o m p a g n e n t les
h o m m e s dans les cabarets. Q u o i d ' é t o n n a n t que l'ivrognerie règne au plus
h a u t degré d a n s ce m i l i e u ? Le pis, c'est q u e les briquetiers désespèrent
d ' e u x - m ê m e s . Vous feriez tout aussi bien, disait un des meilleurs d'entre 25
eux au chapelain de Southallfields, de tenter de relever et d'améliorer le
diable q u ' u n briquetier. (You m i g h t as well try to raise a n d improve the
271
devil as a brickie, s i r . ) » .
e
On trouve dans le «IV Rapport sur la santé publique» (1861) et d a n s le
e
V I (1864) les r e n s e i g n e m e n t s officiels les plus détaillés, sur la m a n i è r e 30
d o n t le capital économise les conditions du travail d a n s la m a n u f a c t u r e
m o d e r n e , laquelle comprend, excepté les fabriques p r o p r e m e n t dites, tous
les ateliers établis sur u n e grande échelle. La description des ateliers, sur-
tout de ceux des i m p r i m e u r s et des tailleurs de Londres dépasse de b e a u -
coup tout ce que les romanciers ont pu imaginer de plus révoltant. Leur in- 35
fluence sur la santé des ouvriers se c o m p r e n d d'elle-même. Le docteur
Simon, l'employé m é d i c a l supérieur du Privy Council, et l'éditeur officiel
des «Rapports sur la santé publique», dit: « J ' a i m o n t r é dans m o n q u a t r i è m e
rapport (1861) c o m m e n t il est p r a t i q u e m e n t impossible a u x travailleurs de
2 7 1
« Child. Empi. Comm. V. Report. 1 8 6 6 » , p . X V I [—XVIII], n . 8 6 - 9 7 et p . 130 [ - 1 3 3 ] , n . 3 9 - 7 1 . 40
V. aussi ibid. III. Rep. 1864. p. 48, 56.

402
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

faire valoir ce q u ' o n p e u t appeler leur droit à la santé, c'est-à-dire d'obtenir


que, quel que soit l'ouvrage p o u r lequel on les rassemble, l'entrepreneur
débarrasse leur travail, a u t a n t q u e cela est en lui, de t o u t e s les conditions
insalubres q u i peuvent être évitées. J'ai d é m o n t r é q u e les travailleurs, prati-
5 q u e m e n t incapables de se procurer par e u x - m ê m e s cette justice sanitaire,
n ' o n t a u c u n e aide efficace à a t t e n d r e des administrateurs de la police sani-
taire .... La vie de m y r i a d e s d'ouvriers et d'ouvrières est a u j o u r d ' h u i i n u t i -
l e m e n t torturée et abrégée par les souffrances physiques i n t e r m i n a b l e s
272
q u ' e n g e n d r e seul leur m o d e d ' o c c u p a t i o n . » Pour d é m o n t r e r ad oculos
10 l'influence qu'exerce l'atelier sur la santé des ouvriers, le docteur S i m o n
présente la liste de mortalité qui suit :
N o m b r e d e per­ Industries comparées Chiffre de m o r t a l i t é sur
sonnes de tout s o u s le r a p p o r t de la 100 000 h o m m e s d a n s
âge e m p l o y é e s santé ces i n d u s t r i e s
15 d a n s les i n d u s -
tries ci-contre

958 2 6 5 Agriculture en Angle- de 25 d e 35 de 45


terre et le c o m t é de à 35 a n s à 45 a n s à 55 a n s
Galles 743 805 1145

20 2 2 301 h o m m e s T a i l l e u r s de
12 377 f e m m e s Londres 958 1262 2093
13 803 Imprimeurs de
Londres 894 1747 2367 2 7 3

d) Le travail m o d e r n e à domicile

25 E x a m i n o n s m a i n t e n a n t le p r é t e n d u travail à domicile. Pour se faire u n e


idée de cette sphère d'exploitation capitaliste qui forme l'arrière-train de la
grande industrie, il suffit de jeter un coup d'ceil sur un genre de travail
presque idyllique en apparence, celui de la clouterie, tel qu'il se p r a t i q u e
274
en Angleterre, d a n s q u e l q u e s villages r e c u l é s . Les exemples que n o u s al-
2 7 2
30 «Public Health», VI. Report. Lond., 1864, p. [29,] 3 1 .
2 7 3 r
L . c , p . 30. L e . D S i m o n fait r e m a r q u e r q u e l a m o r t a l i t é des tailleurs e t i m p r i m e u r s d e L o n -
dres de 25 à 35 ans est en réalité b e a u c o u p plus g r a n d e , p a r c e q u e c e u x q u i les e m p l o i e n t font
v e n i r d e l a c a m p a g n e u n g r a n d n o m b r e d e j e u n e s gens j u s q u ' à l'âge d ' e n v i r o n 3 0 a n s , à titre
d ' a p p r e n t i s et «d'improvers» (les g e n s q u i v e u l e n t se p e r f e c t i o n n e r d a n s l e u r m é t i e r ) . Ces der-
35 niers f i g u r e n t d a n s l e r e c e n s e m e n t c o m m e é t a n t d e L o n d r e s e t grossissent l e n o m b r e d e têtes
sur l e q u e l se calcule le t a u x de la m o r t a l i t é d a n s c e t t e ville, s a n s c o n t r i b u e r p r o p o r t i o n n e l l e -
m e n t au n o m b r e des cas de m o r t q u ' o n y c o n s t a t e . La p l u p a r t d ' e n t r e e u x r e t o u r n e n t à la c a m -
p a g n e , p r i n c i p a l e m e n t q u a n d ils s o n t a t t e i n t s d e m a l a d i e s graves.
2 7 4
II s'agit de clous faits au m a r t e a u et n o n de c e u x q u i sont fabriqués à la m a c h i n e . V.
40 « Child. Empi. [Comm.] III. Report», p. X I , p. X I X , η. 1 2 5 - 1 3 0 , p. 52, η. 1 1 , p. [113,] 114.
η . 487, p . 137, η . 674.

403
Quatrième section • La production de la plus-value relative

Ions citer sont e m p r u n t é s à ces branches de la fabrication de la dentelle et


de la paille tressée où l'on n ' e m p l o i e pas encore les m a c h i n e s , ou b i e n qui
sont en c o n c u r r e n c e avec des fabriques m é c a n i q u e s et des m a n u f a c t u r e s .
Des 150000 p e r s o n n e s q u ' o c c u p e en Angleterre la production des den-
telles, 1 0 0 0 0 environ sont soumises à l'acte de fabrique de 1861. L'im- 5
m e n s e majorité des 1 4 0 0 0 0 qui restent se compose de femmes, d'adoles-
cents et d'enfants des deux sexes, b i e n q u e le sexe m a s c u l i n n'y soit q u e
faiblement représenté. L'état de santé de ce matériel d'exploitation à b o n
m a r c h é est dépeint dans le t a b l e a u suivant du docteur T r u m a n , m é d e c i n
du dispensaire général de N o t t i n g h a m . Sur 686 dentellières, âgées p o u r la 10
plupart de dix-sept à vingt-quatre ans, le n o m b r e des phthisiques était :

1852 1 s u r 45 1855 1 sur 18 1858 1 sur 15


1853 1 sur 28 1856 1 sur 15 1859 1 sur 9
1854 1 s u r 17 1857 1 sur 13 1860 1 sur 8
1861 lsur 8275 15

Ce progrès dans la m a r c h e de la phthisie doit ||2021 satisfaire le progressiste


le plus optimiste et le plus effronté commis-voyageur du libre-échange.
La loi de fabrique de 1861 règle la fabrication des dentelles, en t a n t
qu'elle s'effectue au m o y e n des m a c h i n e s . Les branches de cette industrie
q u e n o u s allons e x a m i n e r brièvement, et s e u l e m e n t par rapport aux soi-di- 20
sant ouvriers à domicile, se réduisent à d e u x sections. L ' u n e c o m p r e n d ce
q u ' o n n o m m e le lace finishing (c'est-à-dire la dernière m a n i p u l a t i o n des
dentelles fabriquées à la m é c a n i q u e , et cette catégorie contient e l l e - m ê m e
des sous-divisions n o m b r e u s e s ) ; l'autre le tricotage des dentelles.
Le lace finishing est exécuté c o m m e travail à domicile, soit d a n s ce q u ' o n 25
n o m m e des «mistresses houses» (maisons de patronnes), soit par des
femmes, seules ou aidées de leurs enfants, dans leurs c h a m b r e s . Les
femmes qui t i e n n e n t les «mistresses h o u s e s » sont pauvres. Le local de tra-
vail constitue u n e partie de leur habitation. Elles reçoivent des c o m m a n d e s
des fabricants, des propriétaires de magasins, etc., et e m p l o i e n t des 30
femmes, des enfants, des j e u n e s filles, suivant la d i m e n s i o n de leurs loge-
m e n t s et les fluctuations de la d e m a n d e d a n s leur partie. Le n o m b r e des
ouvrières occupées varie de vingt à q u a r a n t e d a n s q u e l q u e s - u n s de ces ate-
liers, de dix à vingt dans les autres. Les enfants c o m m e n c e n t en m o y e n n e
vers six ans, q u e l q u e s - u n s m ê m e au-dessous de cinq. Le t e m p s de travail or- 35
dinaire dure de huit heures du m a t i n à h u i t h e u r e s du soir, avec u n e h e u r e
et d e m i e pour les repas qui sont pris irrégulièrement et souvent m ê m e d a n s
le taudis infect de l'atelier. Q u a n d les affaires vont bien le travail d u r e sou-

2 7 5
« Child. Empi. Comm. II. Report», p. X X I I , η. 166.

404
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

vent de h u i t heures, quelquefois de six heures du m a t i n j u s q u ' à dix, o n z e


heures du soir et m i n u i t .
D a n s les casernes anglaises, l'espace prescrit pour c h a q u e soldat c o m -
porte de 500 à 600 pieds cubes, dans les lazarets militaires 1200. D a n s ces
5 affreux taudis il revient à c h a q u e p e r s o n n e de 67 à 100 pieds cubes. L'oxy-
gène de l'air y est en outre dévoré par le gaz. P o u r tenir les dentelles pro-
pres, les enfants doivent souvent ôter leurs souliers, m ê m e en hiver, q u o i -
q u e le plancher soit carrelé de dalles ou de briques. « I l n'est pas rare de
voir à N o t t i n g h a m q u i n z e ou vingt enfants empilés c o m m e des harengs
10 dans u n e petite c h a m b r e qui n ' a pas plus de 12 pieds carrés, occupés
q u i n z e heures sur vingt-quatre à un travail d ' u n e m o n o t o n i e écrasante et
au milieu de toutes les conditions funestes à la s a n t é . . . . M ê m e les plus
j e u n e s d'entre e u x travaillent avec u n e a t t e n t i o n s o u t e n u e et u n e célérité
q u i étonnent, ne p e r m e t t a n t j a m a i s à leurs doigts d'aller m o i n s vite ou de
15 se reposer. Si on leur adresse des questions, ils ne lèvent pas les y e u x de
leur travail, de crainte de perdre un seul instant. » Les patronnes ne d é d a i -
g n e n t pas d'employer « u n grand b â t o n » pour entretenir l'activité, suivant
que le temps de travail est plus ou m o i n s prolongé. «Les enfants se fati-
g u e n t peu à p e u et d e v i e n n e n t d ' u n e agitation fébrile et perpétuelle vers la
20 fin de leur long assujettissement à u n e occupation toujours la m ê m e q u i fa-
tigue la vue et épuise le corps par l'uniformité de position qu'elle exige.
216
C'est en fait un travail d'esclave. (Their work like slavery) » Là où les
femmes travaillent chez elles avec leurs enfants, c'est-à-dire d a n s u n e
c h a m b r e louée, f r é q u e m m e n t dans u n e m a n s a r d e , la situation est encore
25 pire, si c'est possible. Ce genre de travail se pratique d a n s un cercle de qua-
tre-vingts milles a u x environs de N o t t i n g h a m . Q u a n d l'enfant o c c u p é d a n s
un magasin le quitte vers n e u f ou dix heures du soir, on lui d o n n e souvent
un trousseau à t e r m i n e r chez lui. « C ' e s t pour la m a m a n » , dit en se servant
de la phrase consacrée, le valet salarié q u i représente le pharisien capita-
30 liste ; m a i s il sait fort bien q u e le pauvre enfant devra veiller et faire sa part
277
de l'ouvrage .
Le tricotage des dentelles se pratique p r i n c i p a l e m e n t d a n s d e u x districts
agricoles anglais, le district de H o n i t o n , sur vingt à trente milles le long de
la côte sud du Devonshire, y compris quelques localités du N o r d Devon, et
35 dans un autre district q u i embrasse u n e grande partie des c o m t é s de
Buckingham, Bedford, N o r t h a m p t o n et les parties voisines de Oxfordshire
et H u n t i n g d o n s h i r e . Le travail se fait g é n é r a l e m e n t dans les cottages de
journaliers agricoles. Q u e l q u e s manufacturiers emploient plus de trois

2 7 6
« Child. Empi. Comm. II. Rep. 1864», p. [XVIII,] XIX, XX, XXI.
277
40 L. c, p. XXI, XXII.

405
Quatrième section • La production de la plus-value relative

mille de ces ouvriers à domicile, presque tous enfants ou adolescents, du


sexe féminin sans exception. L'état de choses décrit à propos du lace finish-
ing se reproduit ici, avec cette seule différence que les m a i s o n s des pa-
tronnes sont remplacées par de soi-disant écoles de tricot (lace schools), te-
n u e s par de pauvres f e m m e s dans leurs c h a u m i è r e s . A partir de leur 5
c i n q u i è m e a n n é e , quelquefois plus tôt, j u s q u ' à d o u z e ou q u i n z e ans, les
enfants travaillent d a n s ces écoles; les plus j e u n e s d a n s la p r e m i è r e a n n é e
t r i m e n t de quatre à h u i t heures, et plus tard de six heures du m a t i n j u s q u ' à
h u i t et dix heures du soir. Les c h a m b r e s sont en général telles q u ' o n les
trouve o r d i n a i r e m e n t d a n s les petits cottages; la c h e m i n é e est b o u c h é e 10
p o u r e m p ê c h e r tout courant d'air et ceux qui les o c c u p e n t n ' o n t souvent
pour se réchauffer, m ê m e en hiver, q u e leur propre chaleur a n i m a l e . D a n s
d'autres cas ces p r é t e n d u e s écoles ressemblent à des offices, sans foyer ni
poêle. L ' e n c o m b r e m e n t de ces espèces de trous en empeste l'air. Ajoutons
à cela l'influence délétère de rigoles, de cloaques, de matières en putréfac- 15
tion et d'autres i m m o n d i c e s qui se trouvent o r d i n a i r e m e n t aux abords des
petits cottages. « P o u r ce qui est de l'espace, j ' a i vu, dit un inspecteur, d a n s
u n e de ces écoles, dix-huit j e u n e s filles avec la maîtresse; 33 pieds cubes
p o u r c h a q u e p e r s o n n e ; dans u n e autre où la p u a n t e u r était insupportable,
dix-huit personnes étaient rassemblées; 2 4 ½ pieds cubes par tête. On 20
trouve dans cette industrie des enfants employés à partir de d e u x ans et
2 7 8
d e u x ans et d e m i . »
D a n s les comtés de B u c k i n g h a m et de Bedford j[203[ là où cesse le trico-
tage des dentelles, c o m m e n c e le tressage de la paille. Cette industrie
s'étend sur u n e grande partie de Hertfordshire et sur les parties ouest et 25
nord de Essex. En 1861, avec la confection des c h a p e a u x de paille, elle oc-
cupait 48 043 personnes. Sur ce n o m b r e il y en avait 3815 du sexe m a s c u l i n
à tout degré d'âge, et le reste, tout du sexe féminin, c o m p r e n a i t 14 913
j e u n e s filles au-dessous de vingt ans, d o n t 6000 enfants environ. Au lieu
d'écoles de tricot, n o u s avons affaire ici à des «straw plait schools» ou écoles 30
de tressage de la paille. Les enfants c o m m e n c e n t leur apprentissage à partir
de leur q u a t r i è m e a n n é e et quelquefois plus tôt. Ils ne reçoivent naturelle-
m e n t a u c u n e instruction. Ils appellent e u x - m ê m e s les écoles élémentaires
«natural schools» (écoles naturelles), pour les distinguer de ces institutions
vampires où ils sont r e t e n u s au travail pour exécuter t o u t s i m p l e m e n t 35
l'ouvrage, o r d i n a i r e m e n t de 2782 mètres par jour, qui leur est prescrit par
leurs mères presque exténuées de faim. E n s u i t e ces mères les font souvent
encore travailler chez elles j u s q u ' à dix et o n z e heures du soir et m ê m e
j u s q u ' à m i n u i t . La paille leur coupe les doigts et les lèvres avec lesquelles
ils l ' h u m e c t e n t c o n s t a m m e n t . D'après l'opinion générale des m é d e c i n s de 40
2 7 8
L. c, p. XXIX, XXX.

406
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

Londres consultés à cet effet, r é s u m é e par le docteur Ballard, il faut au


m o i n s 300 pieds cubes p o u r c h a q u e p e r s o n n e dans u n e c h a m b r e à c o u c h e r
ou dans u n e c h a m b r e de travail. D a n s ces écoles de tressage l'espace est
m e s u r é plus p a r c i m o n i e u s e m e n t encore que d a n s les écoles de tricot ; il y
5 revient par tête 12%, 17, 18½ et r a r e m e n t 22 pieds cubes. « L e s plus petits
de ces n o m b r e s , dit le commissaire White, représentent m o i n s d'espace q u e
la moitié de celui q u ' o c c u p e r a i t un enfant e m p a q u e t é d a n s u n e boîte de
trois pieds sur toutes les d i m e n s i o n s . » Telle est la vie d o n t j o u i s s e n t les en-
fants j u s q u ' à leur d o u z i è m e ou q u a t o r z i è m e a n n é e . Leurs parents affamés
10 et abrutis par la misère ne songent q u ' à les pressurer. Aussi u n e fois grands
les enfants se m o q u e n t d ' e u x et les a b a n d o n n e n t . « R i e n d ' é t o n n a n t q u e
l'ignorance et le vice s u r a b o n d e n t dans u n e p o p u l a t i o n élevée sous u n e
telle discipline . . . . La moralité y est au plus b a s . . . . Un grand n o m b r e de
femmes ont des enfants illégitimes et quelquefois si p r é m a t u r é m e n t q u e
279
15 m ê m e les familiers de la statistique criminelle s'en é p o u v a n t e n t . » Et la
patrie de ces familles m o d è l e s , est l'Angleterre, le pays chrétien m o d è l e de
l'Europe, c o m m e dit le c o m t e Montalembert, grande autorité en pareille m a -
tière. Le salaire, g é n é r a l e m e n t pitoyable dans ces branches d'industrie (car
les enfants qui tressent la paille o b t i e n n e n t au plus et e x c e p t i o n n e l l e m e n t
20 trois sh. par s e m a i n e ) , est encore abaissé de b e a u c o u p au-dessous de
son m o n t a n t n o m i n a l au m o y e n d ' u n système r é p a n d u surtout d a n s les dis-
280
tricts dentelliers, le système du troc ou du p a y e m e n t en m a r c h a n d i s e s .

e) Passage de la m a n u f a c t u r e m o d e r n e et du travail à d o m i c i l e
à la grande industrie

25 La dépréciation de la force de travail par le seul emploi abusif de f e m m e s


et d'enfants, par la brutale spoliation des conditions normales de vie et
d'activité, par le simple effet de l'excès de travail et du travail n o c t u r n e , se
heurte à la fin contre des obstacles physiologiques infranchissables. Là s'ar-
rêtent aussi par c o n s é q u e n t la r é d u c t i o n du prix des m a r c h a n d i s e s o b t e n u e
30 par ces procédés et l'exploitation capitaliste fondée sur eux. Pour atteindre
ce point il faut de longues a n n é e s ; alors sonne l'heure des m a c h i n e s et de
la transformation désormais rapide du travail d o m e s t i q u e et de la m a n u f a c -
ture en fabrique.
La production des articles d ' h a b i l l e m e n t (Wearing Apparel), n o u s fournit
35 l'exemple le plus é t o n n a n t de cette transformation. D'après la classifica-

2 7 9
L. c , p . X L , X L I .
2 8 0
« Child. Empi. Comm. I. Rep. 1 8 6 3 » , p. 185.

407
Quatrième section • La production de la plus-value relative

t i o n de la C o m m i s s i o n royale, chargée de l'enquête sur l'emploi des


f e m m e s et des enfants, cette industrie c o m p r e n d des faiseurs de c h a p e a u x
de paille, de c h a p e a u x de d a m e s , de c a p u c h o n s , de chemises, des tailleurs,
des modistes, des couturières, des gantiers, des corsetières, des cordonniers
et u n e foule de petites b r a n c h e s accessoires c o m m e la fabrication des era- 5
vates, des faux-cols, etc. Le n o m b r e de femmes employées dans cette in-
dustrie en Angleterre et dans le comté de Galles, s'élevait en 1861 à
586 298, dont 115 242 au m o i n s au-dessous de vingt ans et 16 560 au-des-
sous de q u i n z e . D a n s la m ê m e a n n é e , ce genre d'ouvrières formait d a n s le
R o y a u m e - U n i un total de 750 334 personnes. Le n o m b r e des ouvriers m â - 10
les occupés en m ê m e t e m p s en Galles et en Angleterre à la fabrication des
chapeaux, des gants, des chaussures et à la confection des v ê t e m e n t s était
de 437 969, d o n t 1 4 9 6 4 au-dessous de q u i n z e ans, 8 9 2 8 5 âgés de q u i n z e à
vingt ans et 333 117 au-dessus de vingt. B e a u c o u p de petites industries du
m ê m e genre ne sont pas comprises dans ces d o n n é e s . M a i s en p r e n a n t les 15
chiffres tels quels, on obtient, d'après le r e c e n s e m e n t de 1861, p o u r l'An-
gleterre et le pays de Galles seuls u n e s o m m e de 1 0 2 4 2 6 7 personnes, c'est-
à-dire environ a u t a n t q u ' e n absorbent l'agriculture et l'élève du bétail. On
c o m m e n c e à c o m p r e n d r e à q u o i servent les é n o r m e s masses de produits
fournis par la m a g i e des m a c h i n e s , et les é n o r m e s masses de travailleurs 20
qu'elles r e n d e n t disponibles.
La production des articles d ' h a b i l l e m e n t est exploitée par des m a n u f a c -
tures, qui dans leur intérieur ne font que reproduire la division du travail
d o n t elles ont trouvé t o u t prêts les m e m b r e s épars, par des artisans petits
patrons qui travaillent n o n plus c o m m e auparavant pour des c o n s o m m a - 25
teurs individuels, m a i s p o u r des m a n u f a c t u r e s et des magasins, si b i e n q u e
des villes entières et des arrondissements entiers exercent c o m m e spécia-
lité certaines branches, telles que la cordonnerie, etc., et enfin sur la plus
grande échelle par des travailleurs dits à domicile, qui forment c o m m e le
d é p a r t e m e n t externe des m a n u f a c t u r e s , des magasins et m ê m e des petits 30
281
ateliers . |
|204| La masse des é l é m e n t s de travail, des matières premières, des pro-
duits à demi-façonnés est fournie par la fabrique m é c a n i q u e , et ce sont les
ouvriers déplacés par elle et par la grande agriculture qui fournissent le m a -
tériel h u m a i n à b o n m a r c h é , taillable à merci et miséricorde. Les m a n u f a c - 35
tures de ce genre d u r e n t leur origine principalement au besoin des capita-
listes, d'avoir sous la m a i n u n e a r m é e proportionnée à c h a q u e fluctuation

2 8 1
E n A n g l e t e r r e t o u t c e q u i regarde les m o d e s est e x é c u t é e n g r a n d e partie d a n s les ateliers
d e l ' e n t r e p r e n e u r p a r des ouvrières q u i logent chez lui, e t p a r d ' a u t r e s salariées q u i h a b i t e n t
au d e h o r s . 40

408
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

282
de la d e m a n d e et toujours m o b i l i s é e . A côté d'elles se m a i n t i e n t cepen-
dant c o m m e base le m é t i e r et le travail à domicile.
La grande p r o d u c t i o n de plus-value dans ces b r a n c h e s d'industrie et le
b o n m a r c h é de leurs articles provenaient et proviennent presque exclusive-
5 m e n t du m i n i m u m de salaire qu'elles accordent, suffisant à p e i n e p o u r
faire végéter, j o i n t au m a x i m u m de temps de travail q u e l ' h o m m e puisse
endurer. C'est en effet p r é c i s é m e n t le b o n m a r c h é de la sueur h u m a i n e et
du sang h u m a i n transformés en m a r c h a n d i s e s q u i élargissait le d é b o u c h é
et l'élargit c h a q u e j o u r encore. C'est ce m ê m e avilissement de prix qui,
10 pour l'Angleterre surtout, étendit le m a r c h é colonial, où d'ailleurs les h a b i -
tudes et le goût anglais p r é d o m i n e n t . Vint le m o m e n t fatal où la base fon-
d a m e n t a l e de l ' a n c i e n n e m é t h o d e , l'exploitation simpliste du matériel h u -
m a i n a c c o m p a g n é e d ' u n e division du travail plus ou m o i n s développée, ne
put suffire plus l o n g t e m p s à l ' é t e n d u e du m a r c h é et à la c o n c u r r e n c e des
15 capitalistes grandissant plus r a p i d e m e n t encore. L'heure des m a c h i n e s
sonna, et la m a c h i n e révolutionnaire qui a t t a q u e à la fois les b r a n c h e s in-
n o m b r a b l e s de cette sphère de production, chapellerie, cordonnerie, cou-
ture, etc., c'est la m a c h i n e à coudre.
Son effet i m m é d i a t sur les ouvriers est à peu de chose près celui de t o u t
20 m a c h i n i s m e qui d a n s la période de la grande industrie s'empare de n o u -
velles branches. Les enfants du plus bas âge sont mis de côté. Le salaire des
travailleurs à la m a c h i n e s'élève p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à celui des ouvriers à
domicile, d o n t b e a u c o u p a p p a r t i e n n e n t a u x « p l u s pauvres d'entre les p a u -
vres» («the poorest of t h e p o o r » ) . Le salaire des artisans placés d a n s de
25 meilleures conditions et au xqu e ls la m a c h i n e fait concurrence, baisse. Les
travailleurs a u x m a c h i n e s sont exclusivement des j e u n e s filles et des j e u n e s
femmes. A l'aide de la puissance m é c a n i q u e elles anéantissent le m o n o -
pole des ouvriers m â l e s dans les ouvrages difficiles, et chassent des plus fa-
ciles u n e m a s s e de vieilles f e m m e s et d é j e u n e s enfants. Q u a n t a u x m a n o u -
30 vriers les plus faibles, la c o n c u r r e n c e les écrase. Le n o m b r e des victimes de
la m o r t de faim (death from starvation) s'accroît à Londres p e n d a n t les seize
dernières a n n é e s en raison du développement de la couture à la m é c a n i -
2 8 3
q u e . Obligées, suivant le poids, les d i m e n s i o n s et la spécialité de la m a -
chine à coudre, de la m o u v o i r avec la m a i n et le pied ou avec la m a i n
35 seule, assises ou debout, les nouvelles recrues font u n e é n o r m e d é p e n s e de
2 8 2
L e c o m m i s s a i r e W h i t e visita e n t r e a u t r e s u n e m a n u f a c t u r e d ' h a b i t s m i l i t a i r e s q u i o c c u p a i t
d e 1000 à 1200 p e r s o n n e s , p r e s q u e t o u t e s d u sexe f é m i n i n , e t u n e f a b r i q u e d e c h a u s s u r e s a v e c
1300 p e r s o n n e s , d o n t p r e s q u e la m o i t i é se c o m p o s a i t de j e u n e s filles et d ' e n f a n t s . (Child.
Empi. Comm. II. Rep. p. X L V I I , η. 319.)
283
40 P o u r la s e m a i n e finissant le 26 février 1864, le r a p p o r t h e b d o m a d a i r e officiel de la m o r t a -
lité é n u m è r e c i n q cas d e m o r t p a r i n a n i t i o n à L o n d r e s . L e m ê m e j o u r l e Times c o n s t a t e u n cas
additionnel.

409
Q u a t r i è m e s e c t i o n • La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e relative

force. En raison de la durée de leur besogne elle devient nuisible à la santé,


bien qu'elle soit o r d i n a i r e m e n t m o i n s prolongée q u e dans l'ancien sys-
tème. Q u a n d la m a c h i n e à c o u d r e est introduite dans des ateliers étroits et
gorgés de m o n d e , c o m m e cela a lieu pour la confection des c h a p e a u x , des
corsets, des chaussures, etc., les conditions d'insalubrité sont naturelle- 5
m e n t a u g m e n t é e s . « L ' i m p r e s s i o n q u e l'on ressent, dit le commissaire Lord,
en entrant dans un pareil local, où trente ou q u a r a n t e ouvrières travaillent
ensemble, est réellement insupportable ... La chaleur q u i provient des
fourneaux où l'on chauffe les fers à repasser est à faire frémir ... M ê m e
dans les ateliers où règne un travail dit m o d é r é , c'est-à-dire de h u i t h e u r e s 10
du m a t i n à six heures du soir, trois ou quatre personnes s'évanouissent cha-
284
que jour régulièrement .»
La m a c h i n e à coudre s'adapte indifféremment à tous les m o d e s sociaux
d'exploitation.
D a n s l'atelier de m o d e s , par exemple, où le travail était déjà en g r a n d e 15
partie organisé, surtout sous forme de coopération simple, elle ne fit
d'abord qu'apporter un facteur n o u v e a u à l'exploitation m a n u f a c t u r i è r e .
Chez les cordonniers, les tailleurs, les chemisiers et u n e foule d'autres in-
dustriels c o n c o u r a n t à la confection des articles d'habillement, t a n t ô t n o u s
la rencontrons c o m m e base t e c h n i q u e de la fabrique p r o p r e m e n t dite ; tan- 20
tôt des m a r c h a n d e u r s auxquels le capitaliste entrepreneur fournit les m a -
tières premières, entassent a u t o u r d'elle d a n s des c h a m b r e s , des m a n -
sardes, dix à c i n q u a n t e salariés et m ê m e d a v a n t a g e ; tantôt, c o m m e cela
arrive en général q u a n d le m a c h i n i s m e ne forme pas un système g r a d u é et
p e u t fonctionner sous un petit format, des artisans ou des ouvriers à d o m i - 25
eile l'exploitent pour leur propre compte avec l'aide de leur famille ou de
285
q u e l q u e s c o m p a g n o n s . En Angleterre le système le plus en vogue
a u j o u r d ' h u i est celui-ci : le capitaliste fait exécuter le travail à la m a c h i n e
d a n s son atelier et en distribue les produits, p o u r leur élaboration ulté-
286
rieure, parmi l'armée des travailleurs à domicile . 30
Or, si n o u s voyons la m a c h i n e à coudre fonctionner au m i l i e u des c o m -
binaisons sociales les plus diverses, ce pêle-mêle de m o d e s d'exploitation
n ' a p p a r t i e n t é v i d e m m e n t q u ' à u n e période de transition qui laisse de plus

2 8 4
«Child. Empi. Comm.» IL Rep. [1864], p. L X V I I , n. 4 0 6 - 4 0 9 , p. 84, n. 124, p. L X X I I I , n. 4 4 1 ,
p. 68, n. 6, p. 84, n. 126, p. 7 8 , n. 8 5 , p. 76, n. 69, p. L X X I I , n. 4 3 8 . 35
2 8 5
C e c i n ' a pas lieu d a n s la g a n t e r i e , où les ouvriers se d i s t i n g u e n t à p e i n e des paupers et
n ' o n t p a s les m o y e n s d ' a c q u é r i r des m a c h i n e s à c o u d r e . - P a r pauper, les A n g l a i s d é s i g n e n t le
p a u v r e s e c o u r u par la b i e n f a i s a n c e p u b l i q u e .
2 8 6
L. c. p. [83, n.] 122. Le t a u x des loyers j o u e un rôle i m p o r t a n t . C o m m e il est très-élevé à
L o n d r e s , « c ' e s t aussi d a n s la m é t r o p o l e q u e le vieux s y s t è m e de m a r c h a n d a g e ou le travail à 40
d o m i c i l e s'est m a i n t e n u le plus l o n g t e m p s , et c'est là aussi q u ' o n y est r e v e n u le plus t ô t » .
( L . c . p. 83.) La d e r n i è r e partie de cette c i t a t i o n se r a p p o r t e e x c l u s i v e m e n t à la c o r d o n n e r i e .

410
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

en plus entrevoir sa t e n d a n c e fa||205|tale à transformer en fabrique propre-


m e n t dite les m a n u f a c t u r e s , les métiers et le travail à domicile où s'est
glissé le nouvel agent m é c a n i q u e .
Ce d é n o u e m e n t est accéléré en premier lieu par le caractère t e c h n i q u e
5 de la m a c h i n e à c o u d r e d o n t l'applicabilité variée pousse à r é u n i r d a n s le
m ê m e atelier et sous les ordres du m ê m e capital des b r a n c h e s d'industrie
jusque-là séparées ; de m ê m e quelques opérations préliminaires, telles q u e
des travaux d'aiguille, s'exécutent le plus c o n v e n a b l e m e n t au siège de la
machine.
10 U n e autre circonstance décisive est l'expropriation inévitable des arti-
sans et des travailleurs à domicile employant des m a c h i n e s à eux. C'est
l'événement de c h a q u e jour. La masse toujours croissante de c a p i t a u x pla-
cés dans les m a c h i n e s à coudre, - en 1864, à Leicester, la c o r d o n n e r i e
seule en employait déjà h u i t cents, - a m è n e des excès de p r o d u c t i o n ; de là
15 e n c o m b r e m e n t des m a r c h é s , oscillations violentes dans les prix des arti-
cles, c h ô m a g e - a u t a n t de causes qui forcent les travailleurs à d o m i c i l e à
vendre leurs m a c h i n e s . Les m a c h i n e s m ê m e s sont construites en telle
a b o n d a n c e q u e leurs fabricants, empressés à trouver un d é b o u c h é , les
louent à la s e m a i n e et créent ainsi u n e c o n c u r r e n c e terrible a u x ouvriers
287
20 possesseurs de m a c h i n e s . Ce n'est pas t o u t ; les perfectionnements conti-
nuels et la r é d u c t i o n progressive de prix déprécient sans cesse les m a c h i n e s
existantes et n ' e n p e r m e t t e n t l'exploitation profitable q u ' e n t r e les m a i n s de
capitalistes q u i les a c h è t e n t en masse et à des prix dérisoires.
Enfin, c o m m e dans t o u t e révolution industrielle de ce genre, le rempla-
25 cernent de l ' h o m m e par l'engin à vapeur d o n n e le dernier coup. Les obsta-
cles q u e l'application de la vapeur r e n c o n t r e à son début, tels que l'ébranle-
m e n t des m a c h i n e s , leur détérioration trop rapide, la difficulté de régler
leur vitesse, etc., sont p u r e m e n t t e c h n i q u e s et l'expérience les a b i e n t ô t
écartés, c o m m e l'on p e u t s'en convaincre dans le dépôt d'habillements m i -
30 litaires à Pimlico, Londres, dans la fabrique de chemises de M M . Tillie et
H e n d e r s o n à Londonderry, d a n s la fabrique de vêtements de la m a i s o n
Tait, à Limerick, où environ d o u z e cents personnes sont employées.
Si la concentration de n o m b r e u s e s machines-outils dans de grandes m a -
nufactures pousse à l'emploi de la vapeur, la c o n c u r r e n c e de celle-ci avec
35 la force m u s c u l a i r e de l ' h o m m e accélère de son côté le m o u v e m e n t de
concentration des ouvriers et des machines-outils dans de grandes fabri-
ques.
C'est ainsi que l'Angleterre subit à présent, dans la vaste sphère des arti-
cles d ' h a b i l l e m e n t et d a n s la plupart des autres industries, la transforma-
40 tion de la m a n u f a c t u r e , du m é t i e r et du travail à domicile en régime de fa-
287
L.c. p. 84, n. 124.

411
Quatrième section • La production de la plus-value relative

brique, après que ces vieux m o d e s de production, altérés, d é c o m p o s é s et


défigurés sous l'influence de la grande industrie, ont depuis longtemps re-
produit et m ê m e exagéré ses énormités sans s'approprier ses éléments posi-
288
tifs de d é v e l o p p e m e n t .
La m a r c h e de cette révolution industrielle est forcée par l'application des 5
lois de fabrique à toutes les industries employant des femmes, des adoles-
cents et des enfants. La régularisation légale de la j o u r n é e de travail, le sys-
t è m e des relais p o u r les enfants, leur exclusion au-dessous d ' u n certain
289
âge, etc., obligent l'entrepreneur à multiplier le n o m b r e de ses m a c h i n e s
290
et à substituer c o m m e force motrice la vapeur a u x m u s c l e s . D ' a u t r e part, 10
afin de gagner dans l'espace ce q u ' o n perd d a n s le temps, on est forcé de
grossir les m o y e n s de p r o d u c t i o n collectifs tels q u e fourneaux, b â t i m e n t s ,
etc., de m a n i è r e q u e leur plus grande concentration devient le corollaire
obligé d ' u n e agglomération croissante de salariés. En fait, toutes les fois
q u ' u n e m a n u f a c t u r e est m e n a c é e de la loi de fabrique, on s'égosille à dé- 15
m o n t r e r que, p o u r c o n t i n u e r l'entreprise sur le m ê m e pied, il faudrait avoir
recours à des avances plus considérables de capital. Q u a n t au travail à d o -
micile et a u x ateliers intermédiaires entre lui et la manufacture, leur seule
a r m e , offensive et défensive, d a n s la guerre de la concurrence, c'est l'ex-
ploitation sans bornes des forces de travail à b o n m a r c h é . Dès q u e la jour- 20
n é e est limitée et le travail des enfants restreint, ils sont d o n c c o n d a m n é s à
mort.
Le régime de fabrique, surtout après qu'il est soumis à la régularisation
légale du travail, réclame c o m m e première condition q u e le résultat à obte-
nir se prête à un calcul rigoureux, de telle sorte q u ' o n puisse c o m p t e r sur la 25
p r o d u c t i o n d ' u n q u a n t u m d o n n é d e m a r c h a n d i s e s dans u n t e m p s d o n n é .
Les intervalles de loisir prescrits par la loi supposent en outre q u e l'inter-
m i t t e n c e périodique du travail ne porte pas préjudice à l'ouvrage c o m -
2 8 8
«Tendency to factory system» ( L . c . p. L X V I I ) . « C e t t e i n d u s t r i e t o u t e n t i è r e est a u j o u r d ' h u i
en état de t r a n s i t i o n et subit les m ê m e s c h a n g e m e n t s q u i se sont effectués d a n s celles des d e n - 30
telles, des t i s s u s » , etc. ( L . c . n . 405.) « C ' e s t u n e révolution c o m p l è t e . » ( L . c . p . X L V I , n . 318.)
La b o n n e t e r i e était e n c o r e , en 1840, un m é t i e r m a n u e l . D e p u i s 1846, il y a été i n t r o d u i t des
m a c h i n e s diverses, m u e s a u j o u r d ' h u i p a r l a vapeur. L a b o n n e t e r i e anglaise o c c u p a i t , e n 1862,
e n v i r o n 120 000 p e r s o n n e s des d e u x sexes et de t o u t âge, à partir de trois a n s . D a n s ce n o m -
bre, d'après le Parliamentary Return du 11 février 1862, il n ' y en avait q u e 4 0 6 3 s o u s la surveil- 35
l a n c e de la loi.
2 8 9
Ainsi, par exemple, dans la poterie: «pour maintenir notre quantité de produits, dit la mai-
s o n C o c h r a n de la B r i t a i n Pottery, Glasgow, n o u s avons eu r e c o u r s à l ' e m p l o i en g r a n d de m a -
c h i n e s q u i r e n d e n t superflus les ouvriers h a b i l e s , e t c h a q u e j o u r n o u s d é m o n t r e q u e n o u s p o u -
v o n s p r o d u i r e b e a u c o u p plus q u ' a v e c l ' a n c i e n n e m é t h o d e . » (Reports of Insp. of Fact. 31 oct. 40
1865, p. 13.) « L a loi de fabrique a p o u r effet de p o u s s e r à l ' i n t r o d u c t i o n de m a c h i n e s . » ( L . c .
p . 13, 14.)
2 9 0
A i n s i , après l ' é t a b l i s s e m e n t de la loi de fabrique d a n s les poteries, les t o u r s à m a i n o n t été
e n g r a n d e partie r e m p l a c é s par des tours m é c a n i q u e s .

412
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

m e n c é . Cette certitude du résultat et cette faculté d'interruption sont n a t u -


rellement b i e n plus faciles à obtenir du travail d a n s des opérations
p u r e m e n t m é c a n i q u e s q u e là où des procès c h i m i q u e s et physiques inter-
viennent, c o m m e dans les poteries, les blanchisseries, les boulangeries,
5 etc., et la plupart des m a n u f a c t u r e s métalliques.
La r o u t i n e du travail illimité, du travail de n u i t et de la dilapidation sans
limites et sans gène de la vie h u m a i n e , a fait considérer le p r e m i e r obsta-
cle ||206| v e n u c o m m e u n e barrière éternelle imposée par la n a t u r e des
choses. Mais il n ' y a pas d'insecticide aussi efficace contre la v e r m i n e q u e
10 l'est la législation de fabrique contre ces prétendues «barrières n a t u r e l l e s » .
Personne q u i exagérât plus ces «impossibilités» que les patrons p o t i e r s ; or
la loi de fabrique leur ayant été appliquée en 1864, seize m o i s après, toutes
les «impossibilités» avaient déjà disparu. Les améliorations provoquées
par cette loi «telles q u e la m é t h o d e perfectionnée de substituer la pression
15 à l'évaporation, la c o n s t r u c t i o n de fourneaux n o u v e a u x pour sécher la m a r -
chandise h u m i d e , etc., sont a u t a n t d ' é v é n e m e n t s d ' u n e i m p o r t a n c e excep-
tionnelle d a n s l'art de la poterie et y signalent un progrès supérieur à tous
ceux du siècle p r é c é d e n t . . . . La t e m p é r a t u r e des fours est considérable-
m e n t d i m i n u é e et la c o n s o m m a t i o n de charbon est m o i n d r e , en m ê m e
291
20 temps que l'action sur la pâte est plus r a p i d e . » En dépit de toutes les pré-
dictions de m a u v a i s augure, ce ne fut pas le prix, m a i s la q u a n t i t é des arti-
cles qui a u g m e n t a , si b i e n q u e l'exportation de l ' a n n é e c o m m e n ç a n t en dé-
cembre 1864, fournit un e x c é d a n t de valeur de 138 628 liv. st. sur la
m o y e n n e des trois a n n é e s précédentes.
25 D a n s la fabrication des allumettes c h i m i q u e s , il fut t e n u p o u r loi de la
n a t u r e que les j e u n e s garçons, au m o m e n t m ê m e où ils avalaient leur dî-
ner, plongeassent des baguettes de bois dans u n e composition de phos-
phore réchauffée d o n t les vapeurs e m p o i s o n n é e s leur m o n t a i e n t à la tête.
En obligeant à é c o n o m i s e r le temps, la loi de fabrique de 1864 a m e n a
30 l'invention d ' u n e m a c h i n e à i m m e r s i o n (dipping machine) d o n t les vapeurs
292
ne peuvent plus atteindre l ' o u v r i e r .
De m ê m e on e n t e n d encore affirmer dans ces b r a n c h e s de la m a n u f a c -
ture des dentelles, qui j u s q u ' i c i n ' o n t pas encore p e r d u leur liberté, « que les
repas ne pourraient être réguliers à cause des longueurs de t e m p s diffé-
35 rentes qu'exigent p o u r sécher les diverses matières, différences q u i varient
de trois m i n u t e s à u n e h e u r e et m ê m e d a v a n t a g e » . Mais, r é p o n d e n t les

2 9 1
L . c . p . 96 et 127.
2 9 2
L ' i n t r o d u c t i o n d e cette m a c h i n e avec d ' a u t r e s d a n s les fabriques d ' a l l u m e t t e s c h i m i q u e s a ,
d a n s un seul d é p a r t e m e n t , fait r e m p l a c e r 230 a d o l e s c e n t s p a r 32 garçons et filles de q u a t o r z e
40 à dix-sept a n s . Cette é c o n o m i e d'ouvriers a été p o u s s é e e n c o r e p l u s loin en 1865 p a r s u i t e de
l ' e m p l o i de la vapeur.

413
Quatrième section • La production de la plus-value relative

commissaires de l ' e n q u ê t e sur l'emploi des enfants et des f e m m e s d a n s


l'industrie, « les circonstances sont e x a c t e m e n t les m ê m e s q u e d a n s les fa-
briques de tapis où les p r i n c i p a u x fabricants faisaient vivement valoir
q u ' e n raison de la n a t u r e des m a t é r i a u x employés et de la variété des opé-
rations, il était impossible, sans un préjudice considérable, d'interrompre le 5
travail p o u r les repas . . . . En vertu de la sixième clause de la sixième sec-
tion du Factory Acts extension Act de 1864, on leur accorda, à partir de la
promulgation de cette loi, un sursis de dix-huit mois, passé lequel ils de-
vaient se soumettre a u x interruptions de travail qui s'y trouvaient spéci-
293
f i é e s . » Qu'arriva-t-il ? La loi avait à peine o b t e n u la sanction p a r l e m e n - 10
taire que messieurs les fabricants reconnaissaient s'être t r o m p é s : « L e s
inconvénients que l'introduction de la loi de fabrique n o u s faisait craindre
ne se sont pas réalisés. N o u s ne trouvons pas q u e la p r o d u c t i o n soit le
m o i n s du m o n d e paralysée; en réalité n o u s produisons davantage d a n s le
294
même temps .» 15
On le voit, le p a r l e m e n t anglais, que personne n'osera taxer d'esprit
aventureux, ni de génie transcendant, est arrivé par l'expérience seule à
cette conviction, q u ' u n e simple loi coercitive suffit p o u r faire disparaître
tous les obstacles p r é t e n d u s naturels qui s'opposent à la régularisation et à
la limitation de la j o u r n é e de travail. Lorsqu'il s o u m e t à la loi de fabrique 20
u n e nouvelle b r a n c h e d'industrie, il se borne d o n c à accorder un sursis de
six à dix-huit mois p e n d a n t lequel c'est l'affaire des fabricants de se débar-
rasser des difficultés t e c h n i q u e s . Or, la technologie m o d e r n e p e u t s'écrier
avec M i r a b e a u : « I m p o s s i b l e ! n e m e dites j a m a i s cet imbécile d e m o t ! »
M a i s en activant ainsi le d é v e l o p p e m e n t des éléments matériels néces- 25
saires à la transformation du régime m a n u f a c t u r i e r en régime de fabrique,
la loi, d o n t l'exécution entraîne des avances considérables, accélère simul-
t a n é m e n t la ruine des petits chefs d'industrie et la c o n c e n t r a t i o n des capi-
295
taux .
Outre les difficultés p u r e m e n t t e c h n i q u e s q u ' o n p e u t écarter par des 30
m o y e n s t e c h n i q u e s , la r é g l e m e n t a t i o n de la j o u r n é e de travail en r e n c o n t r e
d'autres dans les h a b i t u d e s d'irrégularité des ouvriers e u x - m ê m e s , s u r t o u t
là où p r é d o m i n e le salaire aux pièces et où le t e m p s p e r d u u n e partie du
j o u r ou de la s e m a i n e p e u t être rattrappé plus tard par un travail extra ou

2 9 3
«Child. Empi. Comm. II. Rep., 1 8 6 4 » , p. I X , n. 50. 35
2 9 4
«Rep. of Insp. of Fact. 31 oct. 1 8 6 5 » , p. 22.
2 9 5
« D a n s u n grand n o m b r e d ' a n c i e n n e s m a n u f a c t u r e s , les a m é l i o r a t i o n s n é c e s s a i r e s n e p e u -
v e n t être p r a t i q u é e s sans u n d é b o u r s é d e capital q u i d é p a s s e d e b e a u c o u p les m o y e n s d e leurs
p r o p r i é t a i r e s actuels . . . . L ' i n t r o d u c t i o n des actes d e f a b r i q u e est n é c e s s a i r e m e n t a c c o m p a -
g n é e d ' u n e d é s o r g a n i s a t i o n passagère q u i est en r a i s o n directe de la g r a n d e u r des i n c o n v é - 40
n i e n t s a u x q u e l s il faut r e m é d i e r . » ( L . c . p. 96, 97.)

414
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

un travail de nuit. Cette m é t h o d e qui abrutit l'ouvrier adulte, r u i n e ses


296
c o m p a g n o n s d ' u n âge plus t e n d r e et d ' u n sexe plus d é l i c a t .
Bien que cette irrégularité dans la dépense de la force vitale soit u n e
sorte de réaction naturelle et brutale contre l ' e n n u i d ' u n labeur fatigant p a r
5 sa m o n o t o n i e , elle provient à un b i e n plus h a u t degré de l'anarchie de la
production qui, de son côté, présuppose l'exploitation effrénée du travail-
leur.
A côté des variations périodiques, générales, du cycle industriel, et des
fluctuations du m a r c h é ρ arti112071culières à c h a q u e b r a n c h e d'industrie, il
10 y a encore ce q u ' o n n o m m e la saison, qu'elle repose sur la m o d e , sur la p é -
riodicité de la navigation ou sur la c o u t u m e des c o m m a n d e s soudaines et
imprévues qu'il faut exécuter dans le plus bref délai, c o u t u m e q u ' o n t sur-
tout développée les c h e m i n s de fer et la télégraphie.
« L ' e x t e n s i o n d a n s tout le pays du système des voies ferrées, dit à ce sujet
15 un fabricant de Londres, a mis en vogue les ordres à courte é c h é a n c e . Ve-
n a n t tous les q u i n z e jours de Glasgow, de M a n c h e s t e r et d ' E d i m b o u r g , les
acheteurs en gros s'adressent aux grands magasins de la Cité, a u x q u e l s
n o u s fournissons des m a r c h a n d i s e s . Au lieu d'acheter au dépôt, c o m m e
cela se faisait jadis, ils d o n n e n t des ordres qui doivent être i m m é d i a t e m e n t
20 exécutés. D a n s les a n n é e s précédentes n o u s étions toujours à m ê m e de tra-
vailler d'avance p e n d a n t les m o m e n t s de calme pour la saison la plus
p r o c h e ; m a i s a u j o u r d ' h u i p e r s o n n e ne p e u t prévoir quel article sera re-
297
cherché p e n d a n t la s a i s o n . »
D a n s les fabriques et les m a n u f a c t u r e s n o n soumises à la loi, il règne p é -
25 r i o d i q u e m e n t p e n d a n t la saison, et irrégulièrement à l'arrivée de c o m -
m a n d e s soudaines, un surcroît de travail réellement effroyable.
D a n s la sphère du travail à domicile, où d'ailleurs l'irrégularité forme la
règle, l'ouvrier d é p e n d e n t i è r e m e n t p o u r ses matières premières et son oc-
cupation des caprices du capitaliste, q u i là n ' a à faire valoir a u c u n capital
30 avancé en constructions, m a c h i n e s , etc., et ne risque, par l'intermittence
du travail, a b s o l u m e n t rien q u e la p e a u de ses ouvriers. Là, il p e u t d o n c re-
cruter d ' u n e m a n i è r e systématique u n e armée industrielle de réserve, tou-
jours disponible, q u e d é c i m e l'exagération du travail forcé p e n d a n t u n e
partie de l'année et que, p e n d a n t l'autre, le c h ô m a g e forcé réduit à la m i -
35 sère.
2 9 6
D a n s les h a u t s f o r n e a u x , p a r e x e m p l e , « l e travail est g é n é r a l e m e n t très-prolongé vers l a f i n
d e l a s e m a i n e , e n r a i s o n d e l ' h a b i t u d e q u ' o n t les h o m m e s d e faire l e l u n d i e t d e p e r d r e aussi
t o u t ou partie du m a r d i » . (Child. Empi. Comm. III. Rep., p. VI.) « L e s petits p a t r o n s o n t en gé-
n é r a l des h e u r e s très-irrégulières. Ils p e r d e n t d e u x ou trois j o u r s et travaillent e n s u i t e t o u t e la
40 n u i t p o u r réparer le t e m p s p e r d u . . . . Ils e m p l o i e n t leurs p r o p r e s enfants q u a n d ils en o n t . »
(L. c. p. VIL) « L e m a n q u e de r é g u l a r i t é à se r e n d r e au travail est e n c o u r a g é par la possibilité
e t par l'usage d e t o u t r é p a r e r e n s u i t e e n travaillant p l u s l o n g t e m p s . » (L.c. p . XVIII.) « É n o r m e
perte de t e m p s à B i r m i n g h a m . . . . tel j o u r oisiveté c o m p l è t e , tel a u t r e travail d'esclave. » (L. c.
p . XL)
2 9 7
45 Child. Empi. Comm. IV. Rep., p. X X X I I .

415
Q u a t r i è m e s e c t i o n · La p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e r e l a t i v e

« L e s entrepreneurs, dit la Child, employm. Commission, exploitent l'irré-


gularité habituelle du travail à domicile, p o u r le prolonger, a u x m o m e n t s
de presse extraordinaire, j u s q u ' à onze, d o u z e , d e u x heures de la nuit, en un
m o t à toute heure, c o m m e disent les h o m m e s d'affaires », et cela d a n s des
locaux « d ' u n e p u a n t e u r à vous renverser (the stench is enough to knock you 5
down). Vous allez peut-être j u s q u ' à la porte, vous l'ouvrez et vous reculez
298
e n f r i s s o n n a n t . » « C e sont d e drôles d'originaux q u e nos p a t r o n s » , dit u n
des t é m o i n s e n t e n d u s , un c o r d o n n i e r ; «ils se figurent q u e cela ne fait
a u c u n tort à un pauvre garçon de trimer à m o r t p e n d a n t u n e m o i t i é de l'an-
299
n é e et d'être presque forcé de vagabonder p e n d a n t l ' a u t r e . » 10
De m ê m e q u e les obstacles t e c h n i q u e s que n o u s avons m e n t i o n n é s plus
h a u t , ces pratiques q u e la r o u t i n e des affaires a implantées (usages which
have grown with the growth of trade) ont été et sont encore présentées par les
capitalistes intéressés c o m m e des barrières naturelles de la p r o d u c t i o n .
C'était là le refrain des doléances des lords du coton dès qu'ils se voyaient 15
m e n a c é s de la loi de fabrique; q u o i q u e leur industrie d é p e n d e plus q u e
t o u t e autre du m a r c h é universel et, par conséquent, de la navigation, l'ex-
périence leur a d o n n é un d é m e n t i . D e p u i s ce temps-là les inspecteurs des
fabriques anglaises traitent de fariboles toutes ces difficultés éternelles de la
300
routine . 20
Les enquêtes consciencieuses de la Child, empi. Comm., ont d é m o n t r é par
le fait q u e dans q u elq u es industries la réglementation de la j o u r n é e de tra-
vail a distribué plus régulièrement sur l ' a n n é e entière la m a s s e de travail
301
déjà e m p l o y é e , qu'elle est le premier frein rationnel imposé a u x caprices
frivoles et h o m i c i d e s de la m o d e , incompatibles avec le système de la 25
302
grande i n d u s t r i e , q u e le d é v e l o p p e m e n t de la navigation m a r i t i m e et des
2 9 8
Child. Empi. Comm. IV. Rep., p. X X X V , n. 235 et 2 3 7 .
2 9 9
L . c . [p.] 127, n. 56.
3 0 0
« Q u a n t a u x pertes q u e leur c o m m e r c e é p r o u v e r a i t à c a u s e d e l ' e x é c u t i o n r e t a r d é e d e leurs
c o m m a n d e s , je rappelle q u e c'était là l ' a r g u m e n t favori des m a î t r e s de f a b r i q u e en 1832 et 30
1 8 3 3 . S u r c e sujet o n n e p e u t r i e n a v a n c e r a u j o u r d ' h u i q u i a u r a i t l a m ê m e force q u e d a n s c e
temps-là, l o r s q u e la v a p e u r n ' a v a i t p a s e n c o r e d i m i n u é de m o i t i é t o u t e s les d i s t a n c e s et fait
établir de n o u v e a u x r è g l e m e n t s p o u r le transit. Si à cette é p o q u e cet a r g u m e n t ne résistait p a s
à l'épreuve, il n'y résisterait c e r t a i n e m e n t p a s a u j o u r d ' h u i . » (Reports of Insp. of Fact. îlst oct.
1862, p . 54, 55.) 35
3 0 1
« Child. Empi. Comm. III. Rep.», p. X V I I I , η. 118.
302
« L ' i n c e r t i t u d e des m o d e s , disait J o h n Béliers déjà e n 1699, accroît l e n o m b r e des p a u v r e s
n é c e s s i t e u x . Elle p r o d u i t en effet d e u x grands m a u x ; 1° les j o u r n a l i e r s s o n t m i s é r a b l e s en h i -
ver par suite d e m a n q u e d e travail, les m e r c i e r s e t les m a î t r e s tisseurs n ' o s a n t p a s d é p e n s e r
leurs fonds p o u r t e n i r leurs g e n s e m p l o y é s avant q u e l e p r i n t e m p s n ' a r r i v e e t qu'ils n e s a c h e n t 40
q u e l l e sera la m o d e ; 2° d a n s le p r i n t e m p s , les j o u r n a l i e r s ne suffisent p a s et les m a î t r e s tis-
seurs d o i v e n t r e c o u r i r à m a i n t e p r a t i q u e p o u r p o u v o i r fournir l e c o m m e r c e d u r o y a u m e d a n s
u n t r i m e s t r e o u u n e d e m i - a n n é e . I l r é s u l t e d e t o u t cela q u e les c h a r r u e s s o n t privées d e b r a s ,
les c a m p a g n e s d e c u l t i v a t e u r s , l a Cité e n g r a n d e partie e n c o m b r é e d e m e n d i a n t s , e t q u e b e a u -
c o u p m e u r e n t de faim p a r c e q u ' i l s o n t h o n t e de m e n d i e r . » (Essays about the Poor, Manufac- 45
tures, etc., p. 9.)

416
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

m o y e n s de c o m m u n i c a t i o n en général ont s u p p r i m é à p r o p r e m e n t parler la


303
raison t e c h n i q u e du travail de s a i s o n , et qu'enfin toutes les autres cir-
constances q u ' o n prétend ne pouvoir maîtriser, peuvent être éliminées au
m o y e n de bâtisses plus vastes, de m a c h i n e s supplémentaires, d ' u n e aug-
304
5 m e n t a t i o n du n o m b r e des ouvriers employés s i m u l t a n é m e n t , et du
contre-coup de tous ces c h a n g e m e n t s d a n s l'industrie sur le système de
305
c o m m e r c e en g r o s . ||208| N é a n m o i n s , c o m m e il l'avoue l u i - m ê m e par la
b o u c h e de ses représentants, le capital ne se prêtera j a m a i s à ces m e s u r e s si
306
ce n ' e s t «sous la pression d ' u n e loi générale du p a r l e m e n t » , i m p o s a n t
10 u n e j o u r n é e de travail n o r m a l e à toutes les b r a n c h e s de la p r o d u c t i o n à la
fois.

IX
Législation de fabrique

La législation de fabrique, cette première réaction consciente et m é t h o d i -


15 que de la société contre son propre organisme tel que l'a fait le m o u v e m e n t
s p o n t a n é de la p r o d u c t i o n capitaliste, est, c o m m e n o u s l'avons vu, un fruit
aussi n a t u r e l de la g r a n d e industrie q u e les c h e m i n s de fer, les m a c h i n e s
a u t o m a t e s et la télégraphie électrique. Avant d ' e x a m i n e r c o m m e n t elle va
se généraliser en Angleterre, il convient de jeter un coup d ' œ i l sur celles de
20 ses clauses qui n ' o n t pas trait à la durée du travail.
La r é g l e m e n t a t i o n sanitaire, rédigée d'ailleurs de telle sorte q u e le capi-
taliste peut a i s é m e n t l'éluder, se b o r n e en fait à des prescriptions p o u r le
b l a n c h i m e n t des m u r s , et à quelques autres m e s u r e s de propreté, de venti-
lation et de p r é c a u t i o n contre les m a c h i n e s dangereuses.
3 0 3
25 Child. Empi. Comm. V. Rep., p. 1 7 1 , n. 34.
3 0 4
O n lit par e x e m p l e d a n s les d é p o s i t i o n s d e q u e l q u e s agents d ' e x p o r t a t i o n d e Bradford cités
c o m m e t é m o i n s : « I l est clair q u e d a n s ces c i r c o n s t a n c e s i l est i n u t i l e d e faire travailler d a n s
les m a g a s i n s les j e u n e s g a r ç o n s plus l o n g t e m p s q u e d e p u i s h u i t h e u r e s d u m a t i n j u s q u ' à sept
h e u r e s d u soir. C e n ' e s t q u ' u n e q u e s t i o n d e d é p e n s e extra e t d e n o m b r e d e b r a s extra. L e s gar-
30 çons n ' a u r a i e n t pas b e s o i n de travailler si t a r d d a n s la n u i t si q u e l q u e s p a t r o n s n ' é t a i e n t p a s
aussi affamés de profit. U n e m a c h i n e extra ne coûte q u e 16 ou 18 liv. st. - T o u t e s les difficul-
tés p r o v i e n n e n t de l'insuffisance d ' a p p a r e i l s et du m a n q u e d ' e s p a c e . » (L. c. p. 1 7 1 , n. 35 [, 36]
et 38.)
3 0 5
L . c . U n fabricant d e L o n d r e s , q u i c o n s i d è r e d'ailleurs l a r é g l e m e n t a t i o n d e l a j o u r n é e d e
35 travail c o m m e u n m o y e n d e p r o t é g e r n o n - s e u l e m e n t les ouvriers c o n t r e les fabricants, m a i s
encore les fabricants c o n t r e l e g r a n d c o m m e r c e , s ' e x p r i m e a i n s i : « L a g ê n e d a n s n o s t r a n s a c -
tions est o c c a s i o n n é e p a r les m a r c h a n d s e x p o r t a t e u r s q u i veulent, p a r e x e m p l e , e n v o y e r des
m a r c h a n d i s e s p a r u n n a v i r e à voiles, p o u r s e trouver e n lieu e t place d a n s u n e s a i s o n d é t e r m i -
n é e , et, de p l u s , p o u r e m p ê c h e r la différence du prix de t r a n s p o r t e n t r e le n a v i r e à voiles et le
40 navire à vapeur, ou b i e n q u i de d e u x navires à vapeur c h o i s i s s e n t c e l u i q u i part le p r e m i e r
p o u r arriver a v a n t leurs c o n c u r r e n t s sur le m a r c h é é t r a n g e r . » (L. c. p. 8 1 , n. 32.)
3 0 6
« On p o u r r a i t obvier à cela, dit un fabricant, au p r i x d ' u n a g r a n d i s s e m e n t des l o c a u x de tra-
vail sous la pression d'une loi générale du Parlement.» (L. c. p. X, n. 38.)

417
Quatrième section · La production de la plus-value relative

N o u s reviendrons d a n s le troisième livre sur la résistance fanatique des


fabricants contre les articles qui leur imposent quelques déboursés p o u r la
protection des m e m b r e s de leurs ouvriers. Nouvelle preuve incontestable
du dogme libre-échangiste d'après lequel dans u n e société fondée sur l'an-
tagonisme des intérêts de classes, c h a c u n travaille fatalement p o u r l'intérêt 5
général en ne c h e r c h a n t que son intérêt personnel !
Pour le m o m e n t , un exemple n o u s suffira. D a n s la première période des
trente dernières années l'industrie linière et avec elle les scutching mills (fa-
briques où le lin est b a t t u et brisé) ont pris un grand essor en Irlande. Il y
en avait déjà en 1864 plus de dix-huit cents. C h a q u e p r i n t e m p s et c h a q u e 10
hiver on attire de la c a m p a g n e des femmes et des adolescents, fils, filles et
femmes des petits fermiers du voisinage, gens d ' u n e ignorance grossière en
t o u t ce qui regarde le m a c h i n i s m e , pour les employer à fournir le lin a u x
laminoirs des scutching mills. D a n s l'histoire des fabriques il n ' y a pas
d'exemple d'accidents si n o m b r e u x et si affreux. Un seul scutching mill à 15
K i l d i n a n (près de Cork) enregistra pour son compte de 1852 à 1856 six cas
de mort et soixante m u t i l a t i o n s graves q u ' o n aurait pu facilement éviter au
m o y e n de quelques appareils très-peu coûteux. Le docteur M. W h i t e , chi-
rurgien des fabriques de Downpatrick, déclare dans un rapport officiel du
16 d é c e m b r e 1865: « L e s accidents d a n s les scutching müh sont du genre le 20
plus terrible. D a n s b e a u c o u p de cas c'est un quart du corps entier q u i est
séparé du tronc. Les blessures ont p o u r c o n s é q u e n c e ordinaire soit la mort,
soit un avenir d'infirmité et de misère. L'accroissement du n o m b r e des fa-
briques dans ce pays ne fera n a t u r e l l e m e n t q u ' é t e n d r e davantage d'aussi
affreux résultats. Je suis convaincu qu'avec u n e surveillance conve- 25
n a b l e de la part de l'État, ces sacrifices h u m a i n s seraient en grande partie
307
évités . »
Qu'est-ce qui pourrait m i e u x caractériser le m o d e de p r o d u c t i o n capita-
liste que cette nécessité de lui imposer par des lois coërcitives et au n o m de
l'État les mesures sanitaires les plus simples? « L a loi de fabrique de 1864 a 30
déjà fait blanchir et assainir plus de d e u x cents poteries où p e n d a n t vingt
ans on s'était c o n s c i e n c i e u s e m e n t abstenu de toute opération de ce genre !
(Voilà l'abstinence du capital.) Ces établissements entassaient 27 878 ou-
vriers, exténués de travail la n u i t et le jour, et c o n d a m n é s à respirer u n e at-
m o s p h è r e m é p h i t i q u e i m p r é g n a n t de germes de m a l a d i e et de m o r t u n e be- 35
sogne d'ailleurs relativement inoffensive. Cette loi a multiplié également
308
les m o y e n s de v e n t i l a t i o n . »
Cependant, elle a aussi prouvé q u ' a u delà d ' u n certain p o i n t le système
capitaliste est incompatible avec t o u t e amélioration rationnelle. Par e x e m -
3 0 7
L. c. p. X V , n. 71 et suiv. 40
3 0 8
Rep. of Insp. of Fact, 31 oct. 1865, p. 127.

418
C h a p i t r e XV • M a c h i n i s m e et g r a n d e i n d u s t r i e

pie, les m é d e c i n s anglais déclarent d ' u n c o m m u n accord que, d a n s le cas


d ' u n travail continu, il faut au m o i n s cinq cents pieds cubes d'air p o u r cha-
q u e personne, et q u e m ê m e cela suffit à peine. Eh bien, si par toutes ses
mesures coërcitives, la législation pousse d'une m a n i è r e indirecte au r e m -
5 p l a c e m e n t des petits ateliers par des fabriques, e m p i é t a n t par là sur le droit
de propriété des petits capitalistes et constituant aux grands un m o n o p o l e
assuré, il suffirait d'imposer à t o u t atelier l'obligation légale de laisser à
c h a q u e travailleur u n e q u a n t i t é d'air suffisante, pour exproprier d ' u n e m a -
nière directe et d ' u n seul c o u p des milliers de petits capitalistes ! Cela se-
10 rait attaquer la racine m ê m e de la p r o d u c t i o n capitaliste, c'est-à-dire la
m i s e en valeur du capital, grand ou petit, au m o y e n du libre achat et de la
libre c o n s o m m a t i o n de la force de travail. Aussi ces cinq cents pieds d'air
suffoquent la législation de fabrique. La police de l'hygiène p u b l i q u e , les
commissions d ' e n q u ê t e s industrielles et les inspecteurs de fabrique en re-
15 v i e n n e n t toujours à la nécessité de ces cinq cents pieds cubes et à l'impos-
sibilité de les imposer au capital. Ils déclarent ainsi en fait q u e la p h t h i s i e
et les autres affections p u l m o n a i r e s du travailleur sont des conditions de
309
vie p o u r le c a p i t a l i s t e . |
|209| Si m i n c e s q u e paraissent dans leur e n s e m b l e les articles de la loi de
20 fabrique sur l'éducation, ils p r o c l a m e n t n é a n m o i n s l'instruction p r i m a i r e
310
c o m m e condition obligatoire du travail des e n f a n t s . Leur succès était la
première d é m o n s t r a t i o n pratique de la possibilité d ' u n i r l ' e n s e i g n e m e n t et
la gymnastique avec le travail m a n u e l et vice versa le travail m a n u e l avec
311
l'enseignement et la g y m n a s t i q u e . En consultant les maîtres d'école, les
25 inspecteurs de fabrique r e c o n n u r e n t b i e n t ô t q u e les enfants de fabrique q u i
fréquentent l'école s e u l e m e n t p e n d a n t u n e m o i t i é d u jour, a p p r e n n e n t t o u t
3 0 9
O n a t r o u v é par e x p é r i e n c e q u ' u n i n d i v i d u m o y e n e t b i e n p o r t a n t c o n s o m m e e n v i r o n
vingt-cinq p o u c e s c u b e s d'air à c h a q u e respiration d ' i n t e n s i t é m o y e n n e et respire à p e u près
vingt fois par m i n u t e . L a m a s s e d'air c o n s o m m é e e n v i n g t - q u a t r e h e u r e s p a r u n i n d i v i d u se-
30 rait, d'après cela, d ' e n v i r o n 7 2 0 0 0 0 p o u c e s c u b e s ou de 416 pieds c u b e s . Or, on sait q u e l'air
u n e fois expiré ne p e u t plus servir au m ê m e procès a v a n t d'avoir été purifié d a n s le grand a t e -
lier d e l a n a t u r e . D ' a p r è s les e x p é r i e n c e s d e V a l e n t i n e t d e B r u n n e r , u n h o m m e b i e n p o r t a n t
paraît expirer e n v i r o n t r e i z e c e n t s p o u c e s c u b e s d ' a c i d e c a r b o n i q u e p a r h e u r e . I l s'ensuivrait
q u e les p o u m o n s rejettent en v i n g t - q u a t r e h e u r e s e n v i r o n h u i t o n c e s de c a r b o n e solide. -
35 C h a q u e h o m m e , dit H u x l e y , devrait avoir au m o i n s h u i t c e n t s pieds c u b e s d'air.
3 1 0
D ' a p r è s l a loi d e fabrique, les p a r e n t s n e p e u v e n t envoyer leurs enfants a u - d e s s o u s d e q u a -
torze ans d a n s les fabriques « c o n t r ô l é e s » s a n s leur faire d o n n e r e n m ê m e t e m p s l ' i n s t r u c t i o n
é l é m e n t a i r e . L e fabricant est r e s p o n s a b l e d e l ' e x é c u t i o n d e l a loi. « L ' é d u c a t i o n d e f a b r i q u e
est obligatoire, elle est u n e c o n d i t i o n du travail. » (Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1 8 6 5 , p . 1 1 1 . )
3 1 1
40 P o u r ce q u i est d e s résultats a v a n t a g e u x de l ' u n i o n de la g y m n a s t i q u e (et des exercices m i -
litaires p o u r les garçons) avec l ' i n s t r u c t i o n obligatoire des enfants de fabrique et d a n s les
écoles des p a u v r e s , voir le d i s c o u r s de W. N. S e n i o r au s e p t i è m e congrès a n n u e l de la «Natio-
nal Association for the Promotion of social science», d a n s le «Report of Proceedings », etc. ( L o n d o n ,
1863, p. 63, 64), de m ê m e le r a p p o r t des i n s p e c t e u r s de f a b r i q u e p o u r le 31 oct. 1865, p. 118,
45 119, 120, 126 et suiv.

419
Quatrième section · La production de la plus-value relative

a u t a n t que les élèves réguliers et souvent m ê m e davantage. « E t la raison en


est simple. Ceux q u i ne sont retenus q u ' u n e demi-journée à l'école sont
toujours frais, dispos et o n t plus d'aptitude et meilleure volonté p o u r profi-
ter des leçons. D a n s le système mi-travail et mi-école, c h a c u n e des d e u x
occupations repose et délasse de l'autre, et l'enfant se trouve m i e u x q u e s'il 5
était cloué c o n s t a m m e n t à l'une d'elles. Un garçon qui est assis sur les
b a n c s depuis le m a t i n de b o n n e h e u r e , et surtout par un t e m p s c h a u d , est
incapable de rivaliser avec celui qui arrive t o u t dispos et allègre de son tra-
312
v a i l . » On trouve de plus amples r e n s e i g n e m e n t s sur ce sujet dans le dis-
cours de Senior au congrès sociologique d ' E d i m b o u r g en 1863. Il y d é m o n - 10
tre c o m b i e n la j o u r n é e d'école longue, m o n o t o n e et stérile des enfants des
classes supérieures a u g m e n t e i n u t i l e m e n t le travail des maîtres « t o u t en
faisant perdre aux enfants leur t e m p s , leur santé et leur énergie, n o n - s e u l e -
313
m e n t sans fruit m a i s à leur absolu p r é j u d i c e » . Il suffît de consulter les li-
vres de Robert Owen, p o u r être convaincu q u e le système dé fabrique a le 15
premier fait germer l ' é d u c a t i o n de l'avenir, é d u c a t i o n q u i u n i r a p o u r tous
les enfants au-dessus d ' u n certain âge le travail productif avec l'instruction
et la gymnastique, et cela n o n - s e u l e m e n t c o m m e m é t h o d e d'accroître la
p r o d u c t i o n sociale, m a i s c o m m e la seule et u n i q u e m é t h o d e de produire
des h o m m e s complets. 20
On a vu que t o u t en s u p p r i m a n t au p o i n t de vue t e c h n i q u e la division
m a n u f a c t u r i è r e du travail où un h o m m e t o u t entier est sa vie d u r a n t en-
chaîné à u n e opération de détail, la grande industrie, d a n s sa forme capita-
liste, reproduit n é a n m o i n s cette division plus m o n s t r u e u s e m e n t encore, et
transforme l'ouvrier de fabrique en accessoire conscient d ' u n e m a c h i n e 25
partielle. En dehors de la fabrique, elle a m è n e le m ê m e résultat en intro-
d u i s a n t dans presque tous les ateliers l'emploi sporadique de m a c h i n e s et
de travailleurs à la m a c h i n e , et en d o n n a n t partout p o u r base nouvelle à la

3 1 2
Rep. of Insp. of Fact. (L. c. p . 118 [, 119].) U n fabricant d e soie d é c l a r e n a ï v e m e n t a u x c o m -
m i s s a i r e s d ' e n q u ê t e de la Child. Empi. Comm.: « J e suis c o n v a i n c u q u e le vrai secret de la p r o - 30
d u c t i o n d'ouvriers h a b i l e s consiste à faire m a r c h e r e n s e m b l e dès l ' e n f a n c e le travail et l'ins-
truction. N a t u r e l l e m e n t l e travail n e doit n i exiger trop d'efforts, n i être r é p u g n a n t o u
m a l s a i n . J e désirerais q u e m e s propres enfants p u s s e n t partager l e u r t e m p s e n t r e l'école d ' u n
côté et le travail de l ' a u t r e . » (Child. Empi. Comm. V. Rep., p. 82, η. 36.)
313
P o u r j u g e r c o m b i e n la g r a n d e i n d u s t r i e , arrivée à un c e r t a i n d é v e l o p p e m e n t , est s u s c e p t i - 35
b l e , par le b o u l e v e r s e m e n t q u ' e l l e p r o d u i t d a n s le m a t é r i e l de la p r o d u c t i o n et d a n s les r a p -
ports s o c i a u x q u i en d é c o u l e n t , de b o u l e v e r s e r é g a l e m e n t les têtes, il suffit de c o m p a r e r le dis-
c o u r s de N. W. Senior en 1863 avec sa p h i l i p p i q u e c o n t r e l'acte de f a b r i q u e de 1833, ou de
m e t t r e e n face des o p i n i o n s d u congrès q u e n o u s v e n o n s d e citer c e fait q u e , d a n s c e r t a i n e s
parties de l'Angleterre, il est e n c o r e d é f e n d u à des p a r e n t s p a u v r e s de faire i n s t r u i r e leurs e n - 40
fants sous p e i n e d'être exposés à m o u r i r de faim. Il est d'usage, par e x e m p l e , d a n s le S o m e r -
setshire, ainsi q u e l e r a p p o r t e M . Snell, q u e t o u t e p e r s o n n e q u i r é c l a m e d e s s e c o u r s d e l a p a -
roisse doive retirer ses enfants de l'école. M . W o l l a s t o n , p a s t e u r à F e l t h a m , cite des cas où t o u t
s e c o u r s a été refusé à c e r t a i n e s familles p a r c e qu'elles faisaient i n s t r u i r e leurs e n f a n t s !

420
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

division du travail l'exploitation des femmes, des enfants et des ouvriers à


314
bon marché .
La contradiction entre la division manufacturière du travail et la n a t u r e
de la grande industrie se manifeste par des p h é n o m è n e s subversifs, entre
5 autres par le fait q u ' u n e g r a n d e partie des enfants employés dans les fabri-
ques et les m a n u f a c t u r e s m o d e r n e s reste attachée indissolublement, dès
l'âge le plus t e n d r e et p e n d a n t des a n n é e s entières, aux m a n i p u l a t i o n s les
plus simples, sans apprendre le m o i n d r e travail qui p e r m e t t e de les e m -
ployer plus tard n ' i m p o r t e où, fût-ce dans ces m ê m e s fabriques et m a n u f a c -
10 tures. D a n s les i m p r i m e r i e s anglaises, par exemple, les apprentis s'éle-
vaient peu à peu, c o n f o r m é m e n t au système de l ' a n c i e n n e m a n u f a c t u r e et
du métier, des travaux les plus simples a u x travaux les plus complexes. Ils
parcouraient plusieurs stages avant d'être des typographes achevés. On exi-
geait de tous qu'ils sussent lire et écrire. La m a c h i n e à i m p r i m e r a b o u l e -
15 versé tout cela. Elle emploie d e u x sortes d'ouvriers: un adulte q u i la sur-
veille et d e u x j e u n e s garçons âgés, pour la plupart, de o n z e à dix-sept ans,
d o n t la besogne se b o r n e à étendre sous la m a c h i n e u n e feuille de papier et
à l'enlever dès qu'elle est i m p r i m é e . Ils s'acquittent de cette opération fas-
tidieuse, à Lon||210|dres n o t a m m e n t , quatorze, q u i n z e et seize h e u r e s de
20 suite, p e n d a n t q u e l q u e s j o u r s de la s e m a i n e , et souvent trente-six h e u r e s
consécutives avec d e u x h e u r e s s e u l e m e n t de répit p o u r le repas et le som-
3 1 5
m e i l . La plupart ne savent pas lire. Ce sont, en général, des créatures in-
formes et tout à fait abruties. « I l n'est besoin d ' a u c u n e espèce de culture
intellectuelle p o u r les rendre aptes à leur ouvrage ; ils ont p e u d'occasion
25 d'exercer leur habileté et encore m o i n s leur j u g e m e n t ; leur salaire, quoi-
q u e assez élevé pour des garçons de leur âge, ne croît pas proportionnelle-
m e n t à m e s u r e qu'ils grandissent, et p e u d'entre eux ont la perspective
d'obtenir le poste m i e u x rétribué et plus digne de surveillant, parce q u e la
316
m a c h i n e n e réclame pour quatre aides q u ' u n s u r v e i l l a n t . » Dès qu'ils
30 sont trop âgés p o u r leur besogne enfantine, c'est-à-dire vers leur dix-sep-
3 1 4
L à o ù des m a c h i n e s c o n s t r u i t e s p o u r des artisans e t m u e s par l a force d e l ' h o m m e s o n t e n
c o n c u r r e n c e directe ou i n d i r e c t e avec des m a c h i n e s plus développées et s u p p o s a n t par cela
m ê m e u n e force m o t r i c e m é c a n i q u e , u n g r a n d c h a n g e m e n t a lieu p a r rapport a u travailleur
q u i m e u t la m a c h i n e . A l'origine, la m a c h i n e à v a p e u r r e m p l a ç a i t l'ouvrier; m a i s d a n s les cas
35 m e n t i o n n é s , c'est lui q u i r e m p l a c e la m a c h i n e . La t e n s i o n et la d é p e n s e de sa force d e v i e n -
n e n t c o n s é q u e m m e n t m o n s t r u e u s e s , e t c o m b i e n doivent-elles l'être p o u r les a d o l e s c e n t s
c o n d a m n é s à c e t t e t o r t u r e ! Le c o m m i s s a i r e L o n g e a trouvé à Coventry et d a n s les e n v i r o n s
des garçons de dix à q u i n z e a n s e m p l o y é s à t o u r n e r des m é t i e r s à r u b a n s , s a n s parler d ' e n f a n t s
plus j e u n e s q u i a v a i e n t à t o u r n e r des m é t i e r s d e m o i n d r e d i m e n s i o n . « C ' e s t u n travail extraor-
40 d i n a i r e m e n t p é n i b l e ; le g a r ç o n est un s i m p l e r e m p l a ç a n t de la force de la v a p e u r . » {Child.
Empi. Comm. V. Rep., 1866, p. 114, n. 6.) Sur les c o n s é q u e n c e s m e u r t r i è r e s «de ce système d'es-
clavage», a i n s i q u e le n o m m e le r a p p o r t officiel, v. 1. c. pages suiv.
3 1 5
L. c. p . 3, n . 24.
3 1 6
L . c . p . 7, n . 59, 60.

421
Quatrième section • La production de la plus-value relative

t i è m e a n n é e , on les congédie et ils deviennent a u t a n t de recrues du crime.


L e u r ignorance, leur grossièreté et leur détérioration physique et intellec-
tuelle ont fait échouer les quelques essais tentés pour les occuper ailleurs.
Ce qui est vrai de la division manufacturière du travail à l'intérieur de
l'atelier l'est également de la division du travail au sein de la société. T a n t 5
q u e le métier et la m a n u f a c t u r e forment la base générale de la p r o d u c t i o n
sociale, la s u b o r d i n a t i o n du travailleur à u n e profession exclusive, et la
317
destruction de la variété originelle de ses aptitudes et de ses o c c u p a t i o n s
peuvent être considérées c o m m e des nécessités du développement histori-
q u e . Sur cette base c h a q u e industrie s'établit e m p i r i q u e m e n t , se perfec- 10
t i o n n e l e n t e m e n t et devient vite stationnaire, après avoir atteint un certain
degré de m a t u r i t é . Ce q u i de temps en temps p r o v o q u e des c h a n g e m e n t s ,
c'est l'importation de m a r c h a n d i s e s étrangères par le c o m m e r c e et la trans-
formation successive de l ' i n s t r u m e n t de travail. Celui-ci aussi, dès qu'il a
acquis u n e forme plus ou m o i n s convenable, se cristallise et se t r a n s m e t 15
souvent p e n d a n t des siècles d ' u n e génération à l'autre.
Un fait des plus caractéristiques, c'est q u e j u s q u ' a u d i x - h u i t i è m e siècle
les métiers portèrent le n o m de mystères. D a n s le célèbre Livre des métiers
d ' E t i e n n e Boileau, on trouve entre autres prescriptions celle-ci: « T o u t
c o m p a g n o n lorsqu'il est reçu d a n s l'ordre des maîtres, doit prêter s e r m e n t 20
d ' a i m e r fraternellement ses frères, de les soutenir, c h a c u n d a n s l'ordre de
son métier, c'est-à-dire de ne point divulguer volontairement les secrets du mé-
31
tier *. »
En fait, les différentes b r a n c h e s d'industrie, issues s p o n t a n é m e n t de la
division du travail social, formaient les u n e s vis-à-vis des autres a u t a n t 25
d'enclos qu'il était défendu au profane de franchir. Elles gardaient avec
u n e jalousie i n q u i è t e les secrets de leur r o u t i n e professionnelle d o n t la
théorie restait u n e énigme m ê m e pour les initiés.
Ce voile, q u i dérobait aux regards des h o m m e s le f o n d e m e n t matériel de
leur vie, la production sociale, c o m m e n ç a à être soulevé d u r a n t l'époque 30
manufacturière et fut e n t i è r e m e n t déchiré à l'avènement de la g r a n d e in-
dustrie. Son principe q u i est de considérer c h a q u e procédé en l u i - m ê m e et
de l'analyser dans ses m o u v e m e n t s constituants, i n d é p e n d a m m e n t de leur
3 1 7
D ' a p r è s le Statistical Account, on vit j a d i s , d a n s q u e l q u e s parties de la h a u t e Ecosse, arriver
avec f e m m e s e t enfants u n g r a n d n o m b r e d e bergers e t d e petits p a y s a n s c h a u s s é s d e souliers 35
q u ' i l s a v a i e n t faits e u x - m ê m e s après e n avoir t a n n é l e e u h , vêtus d ' h a b i t s q u ' a u c u n e a u t r e
m a i n q u e l a leur n ' a v a i t t o u c h é s , d o n t l a m a t i è r e était e m p r u n t é e à l a l a i n e t o n d u e p a r e u x sur
les m o u t o n s ou au lin qu'ils a v a i e n t e u x - m ê m e s cultivé. D a n s la confection des v ê t e m e n t s , il
était à peine entré un article a c h e t é , à l'exception des a l ê n e s , des aiguilles, d e s dés et de q u e l -
q u e s parties de l'outillage en fer e m p l o y é p o u r le tissage. Les f e m m e s a v a i e n t extrait elles- 40
m ê m e s les c o u l e u r s d ' a r b u s t e s et de plantes i n d i g è n e s , etc. (Dugald Stewart, l.c. p. 327 [, 328].)
3 1 8
II doit aussi j u r e r q u ' i l ne fera p o i n t c o n n a î t r e à l ' a c h e t e u r , p o u r faire valoir ses m a r c h a n -
dises, les défauts d e celles m a l c o n f e c t i o n n é e s , d a n s l'intérêt c o m m u n d e l a c o r p o r a t i o n .

422
ι
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

exécution par la force m u s c u l a i r e ou l'aptitude m a n u e l l e de l ' h o m m e , créa


la science toute m o d e r n e de la technologie. Elle réduisit les configurations
de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans lien apparent, à des ap-
plications variées de la science naturelle, classifiées d'après leurs différents
5 buts d'utilité.
La technologie découvrit aussi le petit n o m b r e de formes f o n d a m e n t a l e s
dans lesquelles, malgré la diversité des i n s t r u m e n t s employés, t o u t m o u v e -
m e n t productif d u corps h u m a i n doit s'accomplir, d e m ê m e q u e l e m a c h i -
n i s m e le plus c o m p l i q u é ne cache q u e le j e u des puissances m é c a n i q u e s
10 simples.
L'industrie m o d e r n e ne considère et ne traite j a m a i s c o m m e définitif le
m o d e actuel d ' u n procédé. Sa base est d o n c révolutionnaire, tandis que
celle de tous les m o d e s de p r o d u c t i o n antérieurs était essentiellement
319
conservatrice . Au m o y e n de m a c h i n e s , de procédés c h i m i q u e s et d'autres
15 m é t h o d e s , elle bouleverse avec la base t e c h n i q u e de la p r o d u c t i o n les fonc-
tions des travailleurs et les c o m b i n a i s o n s sociales du travail, d o n t elle ne
cesse de révolutionner la division établie en l a n ç a n t sans interruption des
masses de capitaux et d'ouvriers d ' u n e b r a n c h e de production d a n s u n e
autre.
20 Si la n a t u r e m ê m e de la grande industrie nécessite le c h a n g e m e n t d a n s
le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur,
elle reproduit d'autre part, sous sa forme capitaliste, l ' a n c i e n n e division du
travail avec ses particularités ossifiées. N o u s avons vu q u e cette contradic-
tion absolue entre les nécessités t e c h n i q u e s de la grande industrie et les ca-
25 ractères sociaux qu'elle | | 2 1 1 | revêt sous le régime capitaliste, finit p a r dé-
truire toutes les garanties de vie du travailleur, toujours m e n a c é de se voir
320
retirer avec le m o y e n de travail les m o y e n s d ' e x i s t e n c e et d'être r e n d u
l u i - m ê m e superflu par la suppression de sa fonction parcellaire ; n o u s sa-
vons aussi que cet a n t a g o n i s m e fait naître la m o n s t r u o s i t é d ' u n e a r m é e in-
30 dustrielle de réserve, t e n u e dans la misère afin d'être toujours disponible

3 1 9
« L a bourgeoisie n e p e u t exister sans r é v o l u t i o n n e r c o n s t a m m e n t les i n s t r u m e n t s d e travail
et p a r cela m ê m e les rapports de la p r o d u c t i o n et t o u t l ' e n s e m b l e des rapports s o c i a u x . Le
m a i n t i e n d e l e u r m o d e t r a d i t i o n n e l d e p r o d u c t i o n était a u c o n t r a i r e l a p r e m i è r e c o n d i t i o n
d ' e x i s t e n c e d e t o u t e s les classes i n d u s t r i e l l e s a n t é r i e u r e s . C e q u i d i s t i n g u e d o n c l ' é p o q u e
35 bourgeoisie de t o u t e s les p r é c é d e n t e s , c'est la t r a n s f o r m a t i o n i n c e s s a n t e de la p r o d u c t i o n ,
l ' é b r a n l e m e n t c o n t i n u e l d e s s i t u a t i o n s sociales, l ' a g i t a t i o n e t l ' i n c e r t i t u d e éternelles. T o u t e s
les i n s t i t u t i o n s fixes, rouillées, p o u r ainsi dire, se dissolvent avec leur cortège d ' i d é e s et de tra-
ditions q u e l e u r a n t i q u i t é r e n d a i t respectables, t o u t e s les n o u v e l l e s s ' u s e n t a v a n t d ' a v o i r p u s e
consolider. T o u t ce q u i paraissait solide et fixe s'évapore, t o u t ce q u i passait p o u r s a i n t est
40 profané, et les h o m m e s s o n t enfin forcés d'envisager d ' u n œ i l froid leurs diverses p o s i t i o n s
d a n s la vie et leurs r a p p o r t s r é c i p r o q u e s . » (F. Engels und Karl Marx: Manifest der Kommunisti-
schen Partei. L o n d o n , 1848, p. 5.)
3 2 0
« T u p r e n d s m a vie s i t u m e ravis les m o y e n s p a r lesquels j e vis.» (Shakespeare.)

423
Quatrième section · La production de la plus-value relative

p o u r la d e m a n d e capitaliste ; qu'il a b o u t i t aux h é c a t o m b e s périodiques de


la classe ouvrière, à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et
a u x ravages de l'anarchie sociale, qui fait de c h a q u e progrès é c o n o m i q u e
u n e calamité publique. C'est là le côté négatif.
M a i s si la variation d a n s le travail ne s'impose encore q u ' à la façon 5
321
d ' u n e loi physique, d o n t l'action, en se h e u r t a n t p a r t o u t à des o b s t a c l e s ,
les brise aveuglément, les catastrophes m ê m e s que fait naître la grande in-
dustrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par consé-
quent, le plus grand d é v e l o p p e m e n t possible des diverses aptitudes du tra-
vailleur, c o m m e u n e loi de la p r o d u c t i o n m o d e r n e , et il faut à tout prix q u e 10
les circonstances s'adaptent au f o n c t i o n n e m e n t n o r m a l de cette loi. C'est
u n e question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société
sous p e i n e de m o r t à r e m p l a c e r l'individu morcelé, porte-douleur d ' u n e
fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête
a u x exigences les plus diversifiées du travail et ne d o n n e , dans des fonc- 15
tions alternées, q u ' u n libre essor à la diversité de ses capacités naturelles
o u acquises.
La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques,
a g r o n o m i q u e s , etc., ne faisait p o u r t a n t q u ' o b é i r aux t e n d a n c e s i n t i m e s de
la p r o d u c t i o n m o d e r n e , n ' a d o n n é a u x prolétaires q u e l'ombre de l'Ensei- 20
gnement professionnel M a i s si la législation de fabrique, première conces-
sion arrachée de h a u t e lutte au capital, s'est vue contrainte de c o m b i n e r
l'instruction élémentaire, si misérable qu'elle soit, avec le travail industriel,
la c o n q u ê t e inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va intro-
duire l'enseignement de la technologie, pratique et théorique, d a n s les 25
322
écoles du p e u p l e . Il est hors de doute q u e de tels ferments de transforma-
tion, d o n t le terme final est la suppression de l ' a n c i e n n e division du tra-
vail, se trouvent en contradiction flagrante avec le m o d e capitaliste de l'in-
3 2 1
U n ouvrier français écrit à s o n r e t o u r d e S a n F r a n c i s c o : « J e n ' a u r a i s j a m a i s c m q u e j e se-
rais c a p a b l e d'exercer t o u s les m é t i e r s q u e j ' a i p r a t i q u é s e n Californie. J ' é t a i s c o n v a i n c u q u ' e n 30
d e h o r s d e l a t y p o g r a p h i e j e n ' é t a i s b o n à r i e n . . . . U n e fois a u m i l i e u d e c e m o n d e d ' a v e n t u -
riers q u i c h a n g e n t d e m é t i e r p l u s f a c i l e m e n t q u e d e c h e m i s e , j e fis, m a foi, c o m m e les autres.
C o m m e le travail d a n s les m i n e s ne r a p p o r t a i t pas assez, je le p l a n t a i là et me r e n d i s à la ville
où je fus t o u r à t o u r t y p o g r a p h e , couvreur, f o n d e u r en p l o m b , etc. A p r è s avoir a i n s i fait l'expé-
r i e n c e q u e j e suis p r o p r e à t o u t e espèce d e travail, j e m e sens m o i n s m o l l u s q u e e t plus 35
e
h o m m e . » [(A. C o r b o n : D e l ' e n s e i g n e m e n t p r o f e s s i o n n e l . 2 é d . , p . 50.)]
3 2 2
Vers la fin du d i x - s e p t i è m e siècle, John Béliers, l ' é c o n o m i s t e le p l u s e m i n e n t de son t e m p s ,
d i s a i t d e l ' é d u c a t i o n q u i n e r e n f e r m e p a s l e travail productif:
« L a s c i e n c e oisive ne vaut g u è r e m i e u x q u e la science de l'oisiveté .... Le travail du corps est
u n e i n s t i t u t i o n divine, p r i m i t i v e . . . . L e travail est aussi n é c e s s a i r e a u corps p o u r l e m a i n t e n i r 40
e n s a n t é q u e l e m a n g e r p o u r l e m a i n t e n u e n vie ; l a p e i n e q u ' u n h o m m e s'épargne e n p r e n a n t
ses aises, il la retrouvera en malaises .... Le travail r e m e t de l'huile d a n s la l a m p e de la v i e ; la
p e n s é e y m e t la f l a m m e . U n e b e s o g n e e n f a n t i n e et n i a i s e laisse à l'esprit des enfants sa n i a i s e -
rie. » (John Béliers: Proposals for raising a Colledge of Industry of all useful Trades and Husbandry.
L o n d o n , 1696, p. 12, 14, [16,] 18.) 45

424
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

dustrie et le m i l i e u é c o n o m i q u e où il place l'ouvrier. M a i s la seule voie


réelle, par laquelle un m o d e de p r o d u c t i o n et l'organisation sociale q u i lui
correspond, m a r c h e n t à leur dissolution et à leur m é t a m o r p h o s e , est le dé-
v e l o p p e m e n t historique de leurs antagonismes i m m a n e n t s . C'est là le se-
5 cret du m o u v e m e n t historique que les doctrinaires, optimistes ou socia-
listes, ne veulent pas c o m p r e n d r e .
Ne sutor ultra crepidam! Savetier, reste à la savate! Ce necplus ultra de la
sagesse du m é t i e r et de la m a n u f a c t u r e , devient d é m e n c e et m a l é d i c t i o n le
j o u r où l'horloger W a t t découvre la m a c h i n e à vapeur, le barbier Arkwright
10 le m é t i e r continu, et l'orfèvre F u l t o n le b a t e a u à vapeur.
Par les règlements qu'elle impose aux fabriques, a u x m a n u f a c t u r e s , etc.,
la législation ne s e m b l e s'ingérer q u e d a n s les droits seigneuriaux du capi-
tal, m a i s dès qu'elle t o u c h e au travail à domicile il y a e m p i é t e m e n t direct,
avoué, sur la patria potestas, en phrase m o d e r n e , sur l'autorité des parents,
15 et les pères conscrits du p a r l e m e n t anglais ont longtemps affecté de reculer
avec horreur devant cet attentat contre la sainte institution de la famille.
N é a n m o i n s , on ne se débarrasse pas des faits par des d é c l a m a t i o n s . Il fal-
lait enfin reconnaître q u ' e n sapant les f o n d e m e n t s é c o n o m i q u e s de la fa-
mille ouvrière, la grande industrie en a bouleversé toutes les autres rela-
20 tions. Le droit des enfants d u t être proclamé.
« C ' e s t un m a l h e u r » , est-il dit à ce sujet dans le rapport final de la Child.
Empi. Commission, publié en 1866, « c ' e s t un m a l h e u r , m a i s il résulte de
l'ensemble des dispositions des t é m o i n s , q u e les enfants des d e u x sexes
n ' o n t contre p e r s o n n e a u t a n t besoin de protection q u e contre leurs pa-
25 rents. » Le système de l'exploitation du travail des enfants en général et du
travail à domicile en particulier, se perpétue, « p a r l'autorité arbitraire et fu-
neste, sans frein et sans contrôle, q u e les parents exercent sur leurs j e u n e s
et tendres rejetons Il ne doit pas être permis aux parents de pouvoir,
d ' u n e m a n i è r e absolue, faire de leurs enfants de pures m a c h i n e s , à seule
30 fin d'en tirer par s e m a i n e t a n t et tant de salaire ... Les enfants et les a d o -
lescents o n t le droit d'être protégés par la législation contre l'abus de
l'autorité paternelle qui r u i n e p r é m a t u r é m e n t leur force physique et les fait
323
descendre b i e n bas sur l'échelle des êtres m o r a u x et i n t e l l e c t u e l s » .
Ce n'est pas c e p e n d a n t l'abus de l'autorité paternelle q u i a créé l'exploi-
35 tation de l'enfance, c'est t o u t au contraire l'exploitation capitaliste q u i a
fait dégénérer cette autorité en abus. Du reste, la législation de fabrique,
n'est-elle pas l'aveu officiel q u e la grande industrie a fait de l'exploitation
des femmes et des enfants par le capital, de ce dissolvant radical de la fa-
mille ouvrière d'autrefois, u n e ||212| nécessité é c o n o m i q u e , l'aveu qu'elle a
3 2 3
40 «Child. Empi. Comm. V. Rep. », p. X X V , n. 162, et II. Rep., p. X X X V I I I , n. 2 8 5 , 2 8 9 , p. X X V
t, XXVI], n. 1 9 1 .

425
Quatrième section • La production de la plus-value relative

converti l'autorité paternelle en un appareil du m é c a n i s m e social, destiné à


fournir, d i r e c t e m e n t ou i n d i r e c t e m e n t , au capitaliste les enfants du prolé-
taire lequel, sous peine de mort, doit j o u e r son rôle d ' e n t r e m e t t e u r et de
m a r c h a n d d'esclaves? A u s s i tous les efforts de cette législation ne préten-
dent-ils q u ' à réprimer les excès de ce système d'esclavage. 5
Si terrible et si dégoûtante q u e paraisse d a n s le m i l i e u actuel la dissolu-
324
tion des anciens liens de f a m i l l e , la grande industrie, grâce au rôle déci-
sif qu'elle assigne a u x f e m m e s et a u x enfants, en dehors du cercle d o m e s t i -
q u e , dans des procès de p r o d u c t i o n socialement organisés, n ' e n crée pas
m o i n s la nouvelle base é c o n o m i q u e sur laquelle s'élèvera u n e forme supé- 10
rieure de la famille et des relations entre les sexes. II est aussi absurde de
considérer c o m m e absolu et définitif le m o d e g e r m a n o - c h r é t i e n de la fa-
mille que ses m o d e s oriental, grec et r o m a i n , lesquels forment d'ailleurs
entre eux u n e série progressive. M ê m e la composition du travailleur collec-
tif par individus de d e u x sexes et de tout âge, cette source de corruption et 15
d'esclavage sous le règne capitaliste, porte en soi les germes d ' u n e nouvelle
325
évolution s o c i a l e . D a n s l'histoire, c o m m e dans la n a t u r e , la pourriture
est le laboratoire de la vie.
La nécessité de généraliser la loi de fabrique, de la transformer d ' u n e loi
d'exception pour les filatures et les tisseranderies m é c a n i q u e s , en loi de la 20
p r o d u c t i o n sociale, s'imposait à l'Angleterre, c o m m e on l'a vu, par la réac-
tion q u e la grande industrie exerçait sur la m a n u f a c t u r e , le métier et le tra-
vail à domicile c o n t e m p o r a i n s .
Les barrières m ê m e s q u e l'exploitation des f e m m e s et des enfants ren-
contra dans les industries réglementées, poussèrent à l'exagérer d ' a u t a n t 25
326
plus d a n s les industries soi-disant libres .
Enfin, les « r é g l e m e n t é s » réclament h a u t e m e n t l'égalité légale d a n s la
327
concurrence, c'est-à-dire d a n s le droit d'exploiter le t r a v a i l .
É c o u t o n s à ce sujet d e u x cris partis du c œ u r . M M . W. Cooksley, fabri-
cants de clous, de chaînes, etc., à Bristol, avaient adopté v o l o n t a i r e m e n t les 30
prescriptions de la loi de fabrique. « M a i s c o m m e l'ancien système irrégu-
lier se m a i n t i e n t dans les établissements voisins, ils sont exposés au dé-
sagrément de voir les j e u n e s garçons qu'ils emploient attirés (enticed) ail-
leurs à u n e nouvelle besogne après six h e u r e s du soir. C'est là, s'écrient-ils
n a t u r e l l e m e n t , u n e injustice à notre égard et de plus u n e perte p o u r n o u s , 35
car cela épuise u n e partie des forces de notre j e u n e s s e d o n t le profit entier

3 2 4
V. F. Engels 1. c. p. 162, 1 7 8 - 1 8 3 .
3 2 5
« L e travail d e f a b r i q u e p e u t être p u r e t b i e n f a i s a n t c o m m e l'était j a d i s l e travail d o m e s t i -
q u e , et m ê m e à un p l u s h a u t degré.» (Reports of Imp,, of Fact. 31s/ oct. 1865, p. 129.)
3 2 6
L . c . p . 27, 32. 40
3 2 7
On t r o u v e là-dessus de n o m b r e u x d o c u m e n t s d a n s les «Reports of Insp. of Faci»

426
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

328
n o u s a p p a r t i e n t . » M . J . S i m p s o n (fabricant de boîtes et de sacs de papier,
à Londres) déclare aux commissaires de la Child. Empi. Comm., « qu'il veut
bien signer toute pétition p o u r l'introduction des lois de fabrique. D a n s
l'état actuel, après la fermeture de son atelier, il sent du malaise et son
5 s o m m e i l est troublé par la p e n s é e que d'autres font travailler plus long-
329
t e m p s et lui enlèvent les c o m m a n d e s à sa b a r b e . » « C e serait u n e injus-
tice à l'égard des grands e n t r e p r e n e u r s » , dit, en se r é s u m a n t , la C o m m i s -
sion d ' e n q u ê t e « q u e de s o u m e t t r e leurs fabriques au règlement, tandis q u e
dans leur propre partie la petite industrie n ' a u r a i t à subir a u c u n e l i m i t a t i o n
10 légale du t e m p s de travail. Les grands fabricants n ' a u r a i e n t pas s e u l e m e n t à
souffrir de cette inégalité d a n s les conditions de la c o n c u r r e n c e au sujet
des heures de travail, leur p e r s o n n e l de femmes et d'enfants serait en outre
détourné à leur préjudice vers les ateliers épargnés par la loi. Enfin cela
pousserait à la m u l t i p l i c a t i o n des petits ateliers qui, presque sans excep-
15 tion, sont les m o i n s favorables à la santé, au confort, à l'éducation et à
330
l'amélioration générale du p e u p l e . »
La C o m m i s s i o n propose, d a n s son rapport final de 1866, de s o u m e t t r e à
la loi de fabrique plus de 1 4 0 0 000 enfants, adolescents et f e m m e s d o n t la
moitié environ est exploitée par la petite industrie et le travail à domicile.
20 « Si le parlement, dit-elle, acceptait n o t r e proposition d a n s t o u t e son éten-
due, il est hors de d o u t e q u ' u n e telle législation exercerait l'influence la
plus salutaire, n o n - s e u l e m e n t sur les j e u n e s et les faibles d o n t elle s'occupe
en premier lieu, m a i s encore sur la masse b i e n plus considérable des
ouvriers adultes q u i t o m b e n t d i r e c t e m e n t (les femmes) et i n d i r e c t e m e n t
25 (les h o m m e s ) dans son cercle d'action. Elle leur imposerait des h e u r e s de
travail régulières et m o d é r é e s , les a m e n a n t ainsi à é c o n o m i s e r et a c c u m u -
ler cette réserve de force physique d o n t d é p e n d leur prospérité aussi b i e n
que celle du pays ; elle préserverait la génération nouvelle des efforts exces-
sifs dans un âge encore tendre, q u i m i n e n t leur constitution et e n t r a î n e n t
30 u n e d é c a d e n c e p r é m a t u r é e ; elle offrirait enfin aux enfants, du m o i n s
j u s q u ' à leur treizième a n n é e , u n e instruction élémentaire qui mettrait fin à
cette ignorance incroyable d o n t les rapports de la C o m m i s s i o n présentent
u n e si fidèle peinture et q u ' o n ne p e u t envisager sans u n e véritable d o u l e u r
331
et un profond s e n t i m e n t d ' h u m i l i a t i o n n a t i o n a l e . »
35 Vingt-quatre a n n é e s auparavant u n e autre C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e sur le
travail des enfants avait déjà, c o m m e le r e m a r q u e Senior, « d é r o u l é d a n s

3 2 8
« Child. Empi. Comm. V. Rep.», p. X, n. 3 5 .
3 2 9
L . c . [p. IX,] n . 2 8 .
3 3 0
L . c . [p. XXV,] n. 1 6 5 - 1 6 7 . - Voy. Sur les a v a n t a g e s de la g r a n d e i n d u s t r i e c o m p a r é e à la pe-
40 tite, « Child. Empi. Comm. III. Rep. », p. 13, η. 144 ; p. 25, η. 121 ; p. 26, η. 125 ; p. 27, η. 140, etc.
331
Child. Empi. Comm. V. Rep., 1866, p. XXV, n. 169.

427
Quatrième section • La production de la plus-value relative

son rapport de 1842, le t a b l e a u le plus affreux de la cupidité, de l'égoïsme


et de la c r u a u t é des parents et des capitalistes, de la misère, de la dégrada-
tion et de la destruction des enfants et des adolescents ... On croirait q u e
le rapport décrit les horreurs d ' u n e é p o q u e reculée ... Ces horreurs d u r e n t
toujours, plus intenses q u e j a m a i s ... Les a b u s d é n o n c é s en 1842 sont 5
a u j o u r d ' h u i (octobre 1863) en pleine floraison ... Le rapport de 1842 fut
empilé avec d'autres d o c u m e n t s , sans q u ' o n en prît autre||213|ment note, et
il resta là vingt années entières p e n d a n t lesquelles ces enfants écrasés phy-
s i q u e m e n t , intellectuellement et m o r a l e m e n t p u r e n t devenir les pères de la
332
génération a c t u e l l e . » 10
Les conditions sociales ayant changé, on n'osait plus d é b o u t e r par u n e
simple fin de non-recevoir les d e m a n d e s de la C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e de
1862 c o m m e on l'avait fait avec celles de la C o m m i s s i o n de 1840. Dès
1864, alors que la nouvelle C o m m i s s i o n n'avait encore publié q u e ses pre-
miers rapports, les m a n u f a c t u r e s d'articles de terre (y inclus les poteries), 15
de tentures, d'allumettes c h i m i q u e s , de cartouches, de capsules et la cou-
pure de la futaine (fustian cutting) furent soumises à la législation en vi-
gueur pour les fabriques textiles. D a n s le discours de la c o u r o n n e de 5 fé-
vrier 1867, le ministère Tory d'alors a n n o n ç a des bills puisés d a n s les
propositions ultérieures de la C o m m i s s i o n qui avait fini ses travaux en 20
1866.
Le 15 août 1867, fut p r o m u l g u é le Factory Acts extension Act, loi pour
l'extension des lois de fabrique, et le 21 août, le Workshop Regulation Act,
loi pour la régularisation des ateliers, l'une ayant trait à la g r a n d e industrie,
l'autre à la petite. 25
La première réglemente les h a u t s fourneaux, les usines à fer et à cuivre,
les ateliers de construction de m a c h i n e s à l'aide de m a c h i n e s , les fabriques
de métal, de gutta percha et de papier, les verreries, les m a n u f a c t u r e s de ta-
bac, les imprimeries (y inclus celles des j o u r n a u x ) , les ateliers de relieurs,
et enfin tous les établissements industriels sans exception, où c i n q u a n t e i n d i - 30
vidus ou davantage sont s i m u l t a n é m e n t occupés, au m o i n s p o u r u n e pé-
riode de cent jours dans le cours de l'année.
P o u r d o n n e r u n e idée de l ' é t e n d u e de la sphère q u e la «Loi sur la régula-
risation des ateliers» embrassait d a n s son action, n o u s en citerons les arti-
cles s u i v a n t s : 35
Art A. « P a r métier on e n t e n d : T o u t travail m a n u e l exercé c o m m e profes-
sion ou dans un b u t de gain et qui concourt à faire un article q u e l c o n q u e
ou u n e partie d'un article, à le modifier, le réparer, l'orner, lui d o n n e r le
fini (finish), ou à l'adapter de toute autre m a n i è r e pour la vente.»
« P a r atelier (workshop), on e n t e n d toute espèce de place, soit couverte, 40
soit en plein air, où un métier q u e l c o n q u e est exercé par un enfant, un ado-
3 3 2
Senior, l . c . p. 55 et suiv.

428
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

lescent ou u n e f e m m e , et où la p e r s o n n e par laquelle l'enfant, l'adolescent


ou la f e m m e est employé, a le droit d'accès et de direction (the right of access
and control.)»
« P a r être employé, on e n t e n d être occupé d a n s un m é t i e r q u e l c o n q u e ,
5 m o y e n n a n t salaire ou n o n , sous un p a t r o n ou sous un parent.»
« Par parent, on e n t e n d t o u t parent, t u t e u r ou autre p e r s o n n e ayant sous
sa garde ou sous sa direction un enfant ou adolescent. »
L'ari.7, c o n t e n a n t les clauses pénales p o u r contravention à cette loi, sou-
m e t à des a m e n d e s n o n - s e u l e m e n t le patron, parent ou n o n , m a i s encore
10 « le parent ou la p e r s o n n e qui tire un bénéfice direct du travail de l'enfant,
de l'adolescent ou de la f e m m e , ou qui l'a sous son contrôle».
La loi affectant les grands établissements, le Factory Acts extension Act,
déroge à la loi de fabrique par u n e foule d'exceptions vicieuses et de lâches
c o m p r o m i s avec les entrepreneurs.
15 La «loi pour la régularisation des ateliers», misérable dans tous ses détails,
resta lettre m o r t e entre les m a i n s des autorités m u n i c i p a l e s et locales, char-
gées de son exécution. Q u a n d , en 1871, le p a r l e m e n t leur retira ce pouvoir
p o u r le conférer aux inspecteurs de fabrique, au ressort desquels il joignit
ainsi d ' u n seul c o u p plus de cent mille ateliers et trois cents briqueteries,
20 on prit en m ê m e t e m p s soin de n'ajouter que huit subalternes à leur corps
333
administratif déjà b e a u c o u p trop f a i b l e .
Ce qui n o u s frappe d o n c d a n s la législation anglaise de 1867, c'est d ' u n
côté la nécessité i m p o s é e au p a r l e m e n t des classes dirigeantes d'adopter en
principe des m e s u r e s si extraordinaires et sur u n e si large échelle contre les
25 excès de l'exploitation capitaliste, et de l'autre côté l'hésitation, la répu-
g n a n c e et la m a u v a i s e foi avec lesquelles il s'y prêta d a n s la pratique.
La C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e de 1862 proposa aussi u n e nouvelle réglemen-
tation de l'industrie m i n i è r e , laquelle se distingue des autres industries par
ce caractère exceptionnel q u e les intérêts du propriétaire foncier (landlord)
30 et de l'entrepreneur capitaliste s'y d o n n e n t la m a i n . L ' a n t a g o n i s m e de ces
deux intérêts avait été favorable à la législation de fabrique et, par contre,
son absence suffit p o u r expliquer les lenteurs et les faux-fuyants de la légis-
lation sur les m i n e s .
La C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e de 1840 avait fait des révélations si terribles,
35 si shocking, et provoquant un tel scandale en E u r o p e que, par a c q u i t de
conscience, le p a r l e m e n t passa le Mining Act (loi sur les mines) de 1842, où

3 3 3
C e p e r s o n n e l s e c o m p o s a i t d e d e u x i n s p e c t e u r s , d e u x i n s p e c t e u r s adjoints e t q u a r a n t e e t
u n s o u s - i n s p e c t e u r s . H u i t s o u s - i n s p e c t e u r s a d d i t i o n n e l s furent n o m m é s e n 1 8 7 1 . T o u t l e b u d -
get d e cette a d m i n i s t r a t i o n q u i e m b r a s s e l'Angleterre, l'Ecosse e t l ' I r l a n d e , n e s'élevait e n
40 1 8 7 1 - 7 2 q u ' à 25 347 /.st., y i n c l u s les frais légaux c a u s é s par d e s p o u r s u i t e s j u d i c i a i r e s des pa-
trons e n c o n t r a v e n t i o n .

429

II
Quatrième section · La production de la plus-value relative

il se b o r n a à interdire le travail sous terre, à l'intérieur des m i n e s , a u x


femmes et aux enfants au-dessous de dix ans.
U n e nouvelle loi, «The Mines Inspecting Act» (loi sur l'inspection des
mines) de 1860, prescrit q u e les m i n e s seront inspectées par des fonction-
naires publics, spécialement n o m m é s à cet effet, et que de dix à d o u z e ans, 5
les j e u n e s garçons ne p o u r r o n t être employés q u ' à la c o n d i t i o n d'être m u -
nis d ' u n certificat d'instruction ou de fréquenter l'école p e n d a n t un certain
n o m b r e d'heures. Cette loi resta sans effet à cause de l'insuffisance déri-
soire du personnel des inspecteurs, des limites étroites de leurs pouvoirs et
d'autres circonstances q u ' o n verra dans la suite. 10
Un des derniers livres bleus sur les m i n e s : «Report from the select commit-
tee on Mines, etc., together with évidence», 23 juillet 1866, est l'œuvre d ' u n
c o m i t é parlementaire choisi d a n s le sein de la ||214| c h a m b r e des C o m -
m u n e s et autorisé à citer et à interroger des t é m o i n s . C'est un fort in-folio
où le rapport du Comité ne remplit q u e cinq lignes, rien q u e cinq lignes à 15
cet effet q u ' o n n ' a rien à dire et qu'il faut de plus amples r e n s e i g n e m e n t s !
Le reste consiste en interrogatoires des t é m o i n s .
La m a n i è r e d'interroger rappelle les cross examinations (interrogatoires
contradictoires) des t é m o i n s devant les t r i b u n a u x anglais où l'avocat, par
des questions i m p u d e n t e s , imprévues, équivoques, embrouillées, faites à 20
tort et à travers, cherche à intimider, à surprendre, à confondre le t é m o i n et
à d o n n e r u n e entorse a u x m o t s qu'il lui a arrachés. D a n s l'espèce les avo-
cats, ce sont messieurs du parlement, chargés de l'enquête, et c o m p t a n t
p a r m i eux des propriétaires et des exploiteurs de m i n e s ; les t é m o i n s , ce
sont les ouvriers des houillères. La farce est trop caractéristique p o u r q u e 25
n o u s ne d o n n i o n s pas quelques extraits de ce rapport. Pour abréger, n o u s
les avons rangés par catégorie. Bien e n t e n d u , la question et la réponse cor-
r e s p o n d a n t e sont n u m é r o t é e s dans les livres bleus anglais.
I. Occupation des garçons à partir de dix ans dans les mines. - D a n s les
m i n e s , le travail, y compris l'aller et le retour, dure o r d i n a i r e m e n t de qua- 30
torze à q u i n z e heures, quelquefois m ê m e de trois, quatre, cinq h e u r e s du
os
m a t i n j u s q u ' à quatre et cinq h e u r e s du soir ( n 6, 452, 83). Les adultes tra-
vaillent en deux tournées, c h a c u n e de h u i t heures, m a i s il n ' y a pas d'alter-
os
n a n c e p o u r les enfants, affaire d ' é c o n o m i e ( n 8 0 , 2 0 3 , 2 0 4 ) . Les plus j e u n e s
sont p r i n c i p a l e m e n t occupés à ouvrir et fermer les portes d a n s les divers 35
c o m p a r t i m e n t s de la m i n e ; les plus âgés sont chargés d ' u n e besogne plus
os
r u d e , du transport du charbon, etc. ( n 122, 739, 740, 1717). Les longues
h e u r e s de travail sous terre d u r e n t j u s q u ' à la dix-huitième ou vingt-
d e u x i è m e a n n é e ; alors c o m m e n c e le travail des m i n e s p r o p r e m e n t dit
(n° 161). Les enfants et les adolescents sont a u j o u r d ' h u i plus r u d e m e n t trai- 40
os
tés et plus exploités q u ' à a u c u n e autre période antérieure ( n 1 6 6 3 - 6 7 ) .

430
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

Les ouvriers des m i n e s sont presque tous d'accord p o u r d e m a n d e r du parle-


m e n t u n e loi qui interdise leur g e m e de travail j u s q u ' à l'âge de q u a t o r z e
ans. Et voici Mr.Bruce qui interroge: « C e désir n'est-il pas s u b o r d o n n é à la
plus ou m o i n s grande pauvreté des parents ? Ne serait-ce pas u n e c r u a u t é ,
5 là où le père est mort, estropié, etc., d'enlever cette ressource à la famille?
Il doit p o u r t a n t y avoir u n e règle générale. Voulez-vous- interdire le travail
des enfants sous terre j u s q u ' à quatorze ans d a n s tous les c a s ? » Réponse:
os
«Dans tous les cas» ( n 1 0 7 - 1 1 0 ) . Vivian Hussey (un exploiteur de m i n e s ) :
« S i le travail avant quatorze ans était interdit dans les m i n e s , les parents
10 n'enverraient-ils pas leurs enfants d a n s les fabriques? - D a n s la règle,
n o n . » (n° 174). Un ouvrier: « L ' o u v e r t u r e et la fermeture des portes semble
chose facile. C'est en réalité u n e besogne des plus fatigantes. Sans parler
du courant d'air c o n t i n u e l , les garçons sont réellement c o m m e des prison-
niers qui seraient c o n d a m n é s à u n e prison cellulaire sans j o u r . » Bourgeois
15 Hussey: « L e garçon ne peut-il pas lire en gardant la porte, s'il a u n e lu-
mière ?» - « D'abord il lui faudrait acheter des bougies et on ne le lui per-
mettrait pas. Il est là p o u r veiller à sa besogne, il a un devoir à remplir; je
os
n ' e n ai j a m a i s vu lire un seul d a n s la m i n e » ( n 1 3 9 - 1 6 0 ) .
II. Éducation. - Les ouvriers des m i n e s désirent des lois p o u r l'instruc-
20 tion obligatoire des enfants, c o m m e dans les fabriques. Ils déclarent q u e
les clauses de la loi de 1860, q u i exigent un certificat d'instruction pour
l'emploi de garçons de dix à d o u z e ans, sont parfaitement illusoires. M a i s
voilà où l'interrogatoire des juges d'instruction capitalistes devient réelle-
m e n t drôle. [(n° 115)] « C o n t r e qui la loi est-elle le plus nécessaire? contre
25 les entrepreneurs ou contre les p a r e n t s ? - Contre les d e u x . » (n° 116) « P l u s
contre ceux-ci q u e contre ceux-là? - C o m m e n t répondre à c e l a ? » (n° 137)
« Les entrepreneurs montrent-ils le désir d'organiser les heures de travail de
m a n i è r e à favoriser la fréquentation de l'école? - J a m a i s . » (n° 211) « L e s
ouvriers des m i n e s améliorent-ils après coup leur instruction? - Ils se dé-
30 gradent g é n é r a l e m e n t et p r e n n e n t de mauvaises h a b i t u d e s ; ils s ' a d o n n e n t
au j e u et à la boisson et se p e r d e n t c o m p l è t e m e n t . » (n° 454) « P o u r q u o i ne
pas envoyer les enfants a u x écoles du soir? - D a n s la plupart des districts
houillers il n ' e n existe a u c u n e ; m a i s le principal, c'est qu'ils sont t e l l e m e n t
épuisés du long excès de travail, que leurs yeux se ferment de lassitude . . . .
35 Donc, conclut le bourgeois, vous êtes contre l ' é d u c a t i o n ? - Pas le m o i n s
os
d u m o n d e , etc.» ( n 4 4 1 - 4 4 3 ) « L e s exploiteurs des m i n e s , etc., n e sont-ils
pas forcés par la loi de 1860 de d e m a n d e r des certificats d'école, p o u r les
enfants entre dix et d o u z e a n s ? - La loi l'ordonne, c'est vrai; m a i s ils ne le
font pas.» (n° 444) « D ' a p r è s vous, cette clause de la loi n'est d o n c pas géné-
40 r a l e m e n t e x é c u t é e ? - Elle ne l'est pas du t o u t . » (n° 717) « L e s ouvriers des
m i n e s s'intéressent-ils b e a u c o u p à cette question de l ' é d u c a t i o n ? - La plus

431
Quatrième section • La production de ia plus-value relative

grande partie.» (n° 718) «Désirent-ils a r d e m m e n t l'application forcée de la


loi? - Presque t o u s . » (n° 720) « P o u r q u o i d o n c n'emportent-ils pas de
h a u t e lutte cette a p p l i c a t i o n ? - Plus d ' u n ouvrier désirerait refuser un gar-
çon sans certificat d ' é c o l e ; m a i s alors c'est un homme signalé (a m a r k e d
m a n ) . » (n° 721) « S i g n a l é par q u i ? - Par son p a t r o n . » (n° 722) « V o u s 5
croyez d o n c q u e les patrons persécuteraient q u e l q u ' u n parce qu'il aurait
obéi à la loi? - Je crois qu'ils le feraient.» (n° 723) « P o u r q u o i les ouvriers
ne se refusent-ils pas à employer les garçons qui sont d a n s ce cas ? - Cela
n'est pas laissé à leur choix.» (n° 1634) « V o u s désirez l'intervention du
p a r l e m e n t ? - On ne fera j a m a i s q u e l q u e chose d'efficace p o u r l ' é d u c a t i o n 10
des enfants des m i n e u r s , q u ' e n vertu d ' u n acte du p a r l e m e n t et par voie
coercitive.» (n° 1636) « C e c i se rapporte-t-il a u x enfants de tous les travail-
leurs de la Grande-Bretagne ou s e u l e m e n t à ceux des ouvriers des
m i n e s ? - Je suis ici s e u l e m e n t p o u r parler au n o m de ces derniers.»
(n° 1638) « P o u r q u o i distinguer les enfants des m i n e u r s des a u t r e s ? - Parce 15
qu'ils forment u n e exception à la règle.» (n° 1639) « S o u s q u e l r a p p o r t ? -
Sous le rapport p h y s i q u e . » (n° 1640) « P o u r q u o i l'instruction aurait-elle
plus de valeur p o u r e u x q u e p o u r les enfants d'autres classes? - ||215| Je ne
p r é t e n d s pas cela ; m a i s à cause de leur excès de travail d a n s les m i n e s , ils
ont m o i n s de chances de pouvoir fréquenter les écoles de la s e m a i n e et du 20
d i m a n c h e . » (n° 1644) « N ' e s t - c e pas, il est impossible de traiter ces q u e s -
tions d ' u n e m a n i è r e a b s o l u e ? » (n° 1646) «Y a-t-il assez d'écoles d a n s les
districts? - N o n . » (n° 1647) « S i l'État exigeait que c h a q u e enfant fût en-
voyé à l'école, où pourrait-on trouver assez d'écoles p o u r tous les en-
fants? - Je crois que, dès q u e les circonstances l'exigeront, les écoles naî- 25
tront d'elles-mêmes. La plus grande partie n o n - s e u l e m e n t des enfants m a i s
encore des ouvriers adultes d a n s les m i n e s ne sait ni lire ni écrire.»
os
( n 705, 726)
III. Travail des femmes. - D e p u i s 1842, les ouvrières ne sont plus e m -
ployées sous terre, m a i s b i e n au-dessus, à charger et trier le charbon, à trai- 30
n e r les cuves vers les c a n a u x et les wagons de c h e m i n s de fer, etc. Leur
n o m b r e s'est c o n s i d é r a b l e m e n t accru d a n s les trois ou q u a t r e dernières
a n n é e s (n° 1727). Ce sont en général des femmes, des filles et des veu-
ves de m i n e u r s , depuis d o u z e j u s q u ' à c i n q u a n t e et soixante ans.
os
( n 647, 1779, 1 7 8 1 ; n° 648) « Q u e p e n s e n t les ouvriers m i n e u r s du travail 35
des femmes dans les m i n e s ? - Ils le c o n d a m n e n t g é n é r a l e m e n t . » (n° 649)
« P o u r q u o i ? - Ils le trouvent h u m i l i a n t et dégradant p o u r le sexe. Les
femmes portent des v ê t e m e n t s d ' h o m m e s . Il y en a qui fument. D a n s b e a u -
c o u p de cas, t o u t e p u d e u r est m i s e de côté. Le travail est aussi sale q u e
d a n s les m i n e s . D a n s le n o m b r e se trouvent b e a u c o u p de femmes m a r i é e s 40
os
q u i ne peuvent remplir leurs devoirs d o m e s t i q u e s . » ( n 651 et suiv., 7 0 1 ;

432
Chapitre XV · Machinisme et grande industrie

n° 709.) « L e s veuves'pourraient-elles trouver ailleurs u n e o c c u p a t i o n aussi


bien rétribuée (8 ou 10 sh. par s e m a i n e ) ? - Je ne puis rien dire là-dessus.»
(n° 710) « E t p o u r t a n t vous seriez décidé à leur couper ce m o y e n de vivre?
os
(cœur de pierre!) - A s s u r é m e n t . » ( n 1715, 1717) « D ' o ù vous vient cette
5 disposition? - N o u s , m i n e u r s , n o u s avons trop de respect p o u r le sexe p o u r
le voir ainsi c o n d a m n é à la fosse à charbon .... Ce travail est g é n é r a l e m e n t
très-pénible. B e a u c o u p de ces j e u n e s filles soulèvent dix t o n n e s par j o u r . »
(n° 1732) «Croyez-vous q u e les ouvrières occupées dans les m i n e s sont plus
immorales q u e celles e m p l o y é e s d a n s les fabriques ? - Le n o m b r e des m a u -
10 vaises est plus grand chez n o u s qu'ailleurs.» (n° 1733) « M a i s n'êtes-vous
pas n o n plus satisfait de l'état de la moralité d a n s les fabriques ? - N o n . »
(n° 1734) «Voulez-vous d o n c interdire aussi d a n s les fabriques le travail
des f e m m e s ? - N o n , je ne le veux pas.» (n° 1735) « P o u r q u o i p a s ? - Le
travail y est plus h o n o r a b l e et plus convenable p o u r le sexe f é m i n i n . »
p
15 ( n 1736) « I l est c e p e n d a n t funeste à leur moralité, p e n s e z - v o u s ? - M a i s
pas autant, il s'en faut de b e a u c o u p , que le travail dans les m i n e s . Je ne
parle pas d'ailleurs s e u l e m e n t au p o i n t de vue moral, m a i s encore au p o i n t
de vue physique et social. La dégradation sociale des j e u n e s filles est ex-
trême et l a m e n t a b l e . Q u a n d ces j e u n e s filles deviennent les f e m m e s des
20 ouvriers m i n e u r s , les h o m m e s souffrent p r o f o n d é m e n t de leur dégradation,
et cela les entraîne à quitter leur foyer et à s'adonner à la b o i s s o n . »
(n° 1737) « M a i s n ' e n est-il pas de m ê m e des f e m m e s employées d a n s les
u s i n e s ? - Je ne puis rien dire des autres b r a n c h e s d'industrie.» (n° 1740)
« M a i s quelle différence y a-t-il entre les femmes occupées d a n s les m i n e s
25 et celles occupées dans les u s i n e s ? - Je ne me suis pas o c c u p é de cette
q u e s t i o n . » (n° 1741) «Pouvez-vous découvrir u n e différence entre l ' u n e et
l'autre classe? - Je ne me suis assuré de rien à ce sujet, m a i s je c o n n a i s p a r
des visites de m a i s o n en m a i s o n l'état i g n o m i n i e u x des choses d a n s n o t r e
district.» (n° 1750) « N ' a u r i e z - v o u s pas grande envie d'abolir le travail des
30 femmes partout où il est d é g r a d a n t ? - Bien sûr . . . . Les meilleurs senti-
m e n t s des enfants doivent avoir leur source d a n s l ' é d u c a t i o n m a t e r n e l l e . »
(n° 1751) « M a i s ceci s'applique également a u x travaux agricoles des
femmes ? - Ils ne d u r e n t q u e d e u x saisons ; chez n o u s , les f e m m e s travail-
lent p e n d a n t les quatre saisons, quelquefois j o u r et nuit, m o u i l l é e s j u s q u ' à
35 la p e a u ; leur c o n s t i t u t i o n s'affaiblit et leur santé se r u i n e . » (n° 1753)
« Cette question (de l'occupation des femmes), vous ne l'avez pas é t u d i é e
d ' u n e m a n i è r e générale ? - J'ai jeté les yeux a u t o u r de moi, et tout ce q u e
je puis dire, c'est q u e n u l l e part je n ' a i rien trouvé qui puisse entrer en pa-
os
rallèle avec le travail des f e m m e s d a n s les m i n e s de charbon .... [(n 1793,
40 1 794, 1808)] C'est un travail d ' h o m m e et d ' h o m m e fort . . . . La meilleure
classe des m i n e u r s qui cherche à s'élever et à s'humaniser, bien loin de

433
Quatrième section · La production de la plus-value relative

trouver un appui dans leurs femmes, se voit au contraire par elles tou-
jours entraînée plus b a s . » Après u n e foule d'autres questions, à tort et à
travers, de messieurs les bourgeois, le secret de leur c o m p a s s i o n p o u r
les veuves, les familles pauvres, etc., se révèle enfin: « L e p a t r o n charge
certains gentlemen de la surveillance, et ceux-ci, afin de gagner sa b o n n e 5
grâce, suivent la politique de tout m e t t r e sur le pied le plus é c o n o m i q u e
possible; les j e u n e s filles occupées n ' o b t i e n n e n t que 1 sh. à 1 sh. 6 d. par
jour, tandis qu'il faudrait d o n n e r à un h o m m e 2 sh. 6 d.» (n° 1816)
IV. Jury pour les morts occasionnées par les accidents dans les mines. -
[(n° 360)] « P o u r ce qui est des enquêtes du coroner dans vos districts, les 10
ouvriers sont-ils satisfaits de la m a n i è r e d o n t la justice procède q u a n d des
os
accidents s u r v i e n n e n t ? - N o n , ils ne le sont p o i n t du t o u t . » ( n 3 6 1 - 3 7 5 )
« P o u r q u o i p a s ? - P r i n c i p a l e m e n t parce q u ' o n fait entrer d a n s le jury des
gens qui n ' o n t pas la m o i n d r e n o t i o n des m i n e s . On n'appelle j a m a i s les
ouvriers, si ce n'est c o m m e t é m o i n s . N o u s d e m a n d o n s q u ' u n e partie du 15
jury soit composée de m i n e u r s . A présent, le verdict est presque toujours en
contradiction avec les dépositions des t é m o i n s . » (n° 378) « L e s jurys ne doi-
vent-ils pas être i m p a r t i a u x ? - M a i s pardon, ils devraient l'être.» (n° 379)
«Les travailleurs le seraient-ils? - Je ne vois pas de motifs pour qu'ils ne le
fussent pas. Ils jugeraient en connaissance de cause.» (n° 380) « M a i s 20
n'auraient-ils pas u n e t e n d a n c e à rendre des j u g e m e n t s injustes et trop sé-
vères en faveur des ouvriers et d a n s leur intérêt? - N o n , je ne le crois
pas. »
V. Faux poids et fausse mesure, etc. - Les ou||216|vriers d e m a n d e n t à être
payés toutes les s e m a i n e s et n o n tous les q u i n z e jours ; ils veulent q u e l'on 25
m e s u r e les cuves au poids ; ils r é c l a m e n t contre l'usage de faux poids, etc.
(n° 1071). « Q u a n d la m e s u r e des cuves est grossie f r a u d u l e u s e m e n t ,
l'ouvrier n'a-t-il pas le droit d ' a b a n d o n n e r la m i n e , après en avoir d o n n é
avis q u i n z e jours d'avance ? - Oui, m a i s s'il va à un a u t r e endroit, il re-
trouve la m ê m e chose.» (n° 1072) « M a i s il p e u t bien quitter la place là où 30
l'injustice est c o m m i s e ? - Cette injustice règne p a r t o u t . » (n° 1073) « M a i s
l ' h o m m e p e u t toujours quitter c h a q u e fois la place après un avertissement
de q u i n z e j o u r s ? - O u i . » Après cela il faut tirer l'échelle!
VI. Inspection des mines. - Les ouvriers n ' o n t pas s e u l e m e n t à souffrir des
os
accidents causés par l'explosion des gaz ( n 234 et suiv.). « N o u s avons éga- 35
l e m e n t à n o u s plaindre de la m a u v a i s e ventilation des houillères ; on p e u t à
peine y respirer et on devient incapable de faire n ' i m p o r t e quoi. M a i n t e -
nant, par exemple, d a n s la partie de la m i n e où je travaille, l'air pestilentiel
qui y règne a r e n d u m a l a d e s b e a u c o u p de personnes qui garderont le lit
plusieurs semaines. Les conduits .principaux sont assez aérés, m a i s n o n pas 40
précisément les endroits où n o u s travaillons. Si un h o m m e se plaint de la

434
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

ventilation à un inspecteur, il est congédié et, de plus, <signalé), ce qui lui


ôte tout espoir de trouver ailleurs de l'occupation. Le (Mining Inspecting
Act) de 1860 est un simple m o r c e a u de papier. L'inspecteur, et le n o m b r e
de ces messieurs est b e a u c o u p trop petit, fait peut-être en sept ans u n e
5 seule visite p o u r la forme. N o t r e inspecteur, septuagénaire invalide, sur-
veille plus de cent trente m i n e s de charbon. O u t r e les inspecteurs, il n o u s
faudrait encore des sous-inspecteurs.» (n° 280) « L e g o u v e r n e m e n t doit-il
d o n c entretenir u n e a r m é e d'inspecteurs suffisante à faire t o u t sans le se-
cours, sans les informations des ouvriers e u x - m ê m e s ? - Cela est impossi-
10 ble, mais ils devraient venir p r e n d r e leurs informations dans les m i n e s
m ê m e s . » (n° 285) « N e croyez-vous pas q u e le résultat de tout cela serait de
d é t o u r n e r la responsabilité des propriétaires et exploiteurs de m i n e s sur les
fonctionnaires du g o u v e r n e m e n t ? - Pas du t o u t ; leur affaire est d'exiger
l'exécution des lois déjà existantes.» (n. 294) « Q u a n d vous parlez de sous-
15 inspecteurs, avez-vous en vue des gens m o i n s b i e n rétribués que les inspec-
teurs actuels et d ' u n caractère inférieur? - Je ne les désire pas le m o i n s du
m o n d e inférieurs, si vous pouvez trouver m i e u x . » (n° 295) « V o u l e z - v o u s
plus d'inspecteurs ou u n e classe inférieure de gens c o m m e i n s p e c t e u r s ? -
Il n o u s faut des gens qui circulent dans les m i n e s , des gens q u i ne t r e m -
20 blent pas p o u r leur peau.» (n° 297) «Si l'on vous d o n n a i t , d'après votre
désir, des inspecteurs d'espèce différente, leur m a n q u e d'habileté n ' e n g e n -
drerait-il pas q u e l q u e s dangers ? etc. - N o n , c'est l'affaire du g o u v e r n e m e n t
de m e t t r e en place des sujets capables.» Ce genre d ' e x a m e n finit par paraî-
os
tre insensé au p r é s i d e n t m ê m e du c o m i t é d ' e n q u ê t e . [(n 298, 299)] « V o u s
25 voulez, dit-il en i n t e r r o m p a n t son c o m p è r e , des gens pratiques q u i visitent
les m i n e s e u x - m ê m e s et fassent e n s u i t e un rapport à l'inspecteur, afin que
celui-ci puisse alors appliquer sa science supérieure!» (n° 531). « L a ventila-
tion de toutes ces vieilles galeries n'occasionnerait-elle pas b e a u c o u p de
frais? - Les frais p o u r r a i e n t a u g m e n t e r , m a i s b i e n des vies d ' h o m m e s se-
30 raient sauvegardées.» (n° 581) Un m i n e u r proteste contre la dix-septième
section de l'acte de 1 8 6 0 : «A présent, q u a n d l'inspecteur trouve u n e partie
q u e l c o n q u e de la m i n e dans un état tel q u ' o n ne p e u t travailler, il doit en
avertir le propriétaire et le m i n i s t r e de l'intérieur; après q u o i le propriétaire
a vingt jours de réflexion; passé ce sursis de vingt jours, il peut se refuser à
35 t o u t e espèce de c h a n g e m e n t . M a i s s'il fait cela, il doit en écrire au m i n i s t r e
de l'intérieur et lui proposer cinq ingénieurs des m i n e s p a r m i lesquels le
ministre a à choisir les arbitres. N o u s s o u t e n o n s q u e , dans ce cas, le pro-
priétaire n o m m e l u i - m ê m e son j u g e . » (n° 586) \Jexaminateur bourgeois, pro-
priétaire d e m i n e s l u i - m ê m e : « C e c i est u n e objection p u r e m e n t spécula-
40 tive.» (n° 588) « V o u s avez d o n c u n e b i e n faible idée de la loyauté des
ingénieurs des m i n e s ? - Je dis q u e cela est p e u équitable et m ê m e in-

435
Quatrième section · La production de la plus-value relative

j u s t e . » (n° 589) « L e s ingénieurs ne possèdent-ils pas u n e sorte de caractère


public qui élève leurs décisions au-dessus de la partialité q u e vous craignez
de leur part ? - Je refuse de r é p o n d r e à t o u t e question sur le caractère per-
sonnel de ces gens-là. Je suis convaincu qu'ils agissent p a r t i a l e m e n t dans
b e a u c o u p de cas, et q u ' o n devrait leur ôter cette puissance, là où la vie h u - 5
m a i n e est en j e u . » Le m ê m e bourgeois a l ' i m p u d e n c e de d i r e : « C r o y e z -
vous d o n c q u e les propriétaires de m i n e s n ' é p r o u v e n t a u c u n e perte d a n s les
explosions? - Enfin, ne pouvez-vous pas, vous, ouvriers, p r e n d r e en m a i n
vos propres intérêts, sans faire appel au secours du g o u v e r n e m e n t ? -
N o n . » (n° 1042) 10
Il y avait, en 1865, d a n s la Grande-Bretagne, 3217 m i n e s de c h a r b o n et
d o u z e inspecteurs. Un propriétaire de m i n e s du Yorkshire {Times, 26 j a n -
vier 1867), calcule l u i - m ê m e q u ' e n laissant de côté les travaux de b u r e a u
qui absorbent tout leur t e m p s , ces inspecteurs ne pourraient visiter c h a q u e
m i n e q u ' u n e fois tous les dix ans. R i e n d ' é t o n n a n t q u e d a n s ces dernières 15
a n n é e s les catastrophes aient a u g m e n t é progressivement sous le rapport du
n o m b r e et de la gravité, - parfois de d e u x à trois cents victimes !
La loi très-défectueuse passée par le p a r l e m e n t en 1872 règle la p r e m i è r e
le t e m p s de travail des enfants occupés d a n s les m i n e s et r e n d les exploi-
teurs et propriétaires d a n s u n e certaine m e s u r e responsables p o u r les pré- 20
t e n d u s accidents.
U n e c o m m i s s i o n royale, chargée en 1867 de l'enquête sur l'emploi des
enfants, des adolescents et des femmes d a n s l'agriculture, a publié des rap-
ports très-importants. Plusieurs tentatives faites d a n s le b u t d'appliquer
aussi à l'agriculture, q u o i q u e sous u n e forme modifiée, les lois de fabrique, 25
n ' o n t j u s q u ' i c i abouti à a u c u n résultat. T o u t ce q u e n o u s avons à signaler
ici, c'est la t e n d a n c e irrésistible qui doit en a m e n e r l'application générale.
Cette généralisation, d e v e n u e indispensable pour protéger la classe
ouvrière p h y s i q u e m e n t e t mora||217|lement, h â t e e n m ê m e temps, c o m m e
n o u s l'avons déjà i n d i q u é , la m é t a m o r p h o s e du travail isolé, disséminé et 30
exécuté sur u n e petite échelle, en travail socialement organisé et c o m b i n é
en grand, et, par c o n s é q u e n t , aussi la concentration des c a p i t a u x et le ré-
gime exclusif de fabrique. Elle détruit tous les m o d e s traditionnels et de
transition, derrière lesquels se dissimule encore en partie le pouvoir du ca-
pital, pour les remplacer par son autocratie i m m é d i a t e . Elle généralise en 35
m ê m e temps la lutte directe engagée contre cette d o m i n a t i o n . T o u t en im-
posant à c h a q u e établissement industriel, pris à part, l'uniformité, la régu-
larité, l'ordre et l'économie, elle multiplie, par l'énorme i m p u l s i o n q u e la
limitation et la régularisation de la j o u r n é e de travail d o n n e n t au dévelop-
p e m e n t t e c h n i q u e , l'anarchie et les crises de la p r o d u c t i o n sociale, exagère 40
l'intensité du travail et a u g m e n t e la c o n c u r r e n c e entre l'ouvrier et la m a -

436
Chapitre XV • Machinisme et grande industrie

chine. En écrasant la petite industrie et le travail à domicile, elle s u p p r i m e


le dernier refuge d ' u n e m a s s e de travailleurs, r e n d u s c h a q u e j o u r surnumé-
raires, et par cela m ê m e la soupape de sûreté de t o u t le m é c a n i s m e social.
Avec les conditions matérielles et les c o m b i n a i s o n s sociales de la p r o d u c -
5 tion, elle développe en m ê m e t e m p s les contradictions et les a n t a g o n i s m e s
de sa forme capitaliste, avec les éléments de formation d ' u n e société n o u -
334
velle, les forces destructives de l ' a n c i e n n e .

X
Grande industrie et agriculture

10 Plus tard, n o u s r e n d r o n s c o m p t e de la révolution provoquée par la grande


industrie dans l'agriculture et d a n s les rapports sociaux de ses agents de
production. Il n o u s suffit d ' i n d i q u e r ici b r i è v e m e n t et par anticipation
quelques résultats g é n é r a u x . Si l'emploi des m a c h i n e s d a n s l'agriculture
est exempt en grande partie des inconvénients et des dangers physiques
15 auxquels il expose l'ouvrier de fabrique, sa t e n d a n c e à supprimer, à dépla-
cer le travailleur, s'y réalise avec b e a u c o u p plus d'intensité et sans contre-
335
c o u p . D a n s les comtés de Suffolk et de Cambridge, par exemple, la su-
perficie des terres cultivées s'est considérablement a u g m e n t é e p e n d a n t les
derniers vingt ans, tandis q u e la population rurale a subi u n e d i m i n u t i o n
20 n o n - s e u l e m e n t relative, m a i s absolue. D a n s les États-Unis du N o r d de
l'Amérique, les m a c h i n e s agricoles r e m p l a c e n t l ' h o m m e virtuellement, en
m e t t a n t un n o m b r e égal de travailleurs à m ê m e de cultiver u n e plus grande
superficie, m a i s elles ne le chassent pas encore actuellement. En Angle-
terre, elles d é p e u p l e n t les campagnes. C'est se t r o m p e r é t r a n g e m e n t q u e de
25 croire que le n o u v e a u travail agricole à la m a c h i n e fait c o m p e n s a t i o n . En
1861, il n'y avait q u e 1205 ouvriers r u r a u x occupés a u x m a c h i n e s agricoles,
engins à vapeur et m a c h i n e s - o u t i l s , dont la fabrication employait un n o m -
bre d'ouvriers industriels à peu près égal.

3 3 4
Robert Owen, le p è r e d e s f a b r i q u e s et des b o u t i q u e s coopératives, q u i c e p e n d a n t , c o m m e
30 n o u s l'avons déjà r e m a r q u é , était loin de partager les illusions de ses i m i t a t e u r s sur la p o r t é e
d e ces é l é m e n t s d e t r a n s f o r m a t i o n isolés, n e prit p a s s e u l e m e n t l e s y s t è m e d e f a b r i q u e p o u r
p o i n t de d é p a r t de ses essais ; il d é c l a r a en o u t r e q u e c'était là t h é o r i q u e m e n t le p o i n t de dé-
part de la r é v o l u t i o n sociale. M. Vissering, professeur d ' é c o n o m i e p o l i t i q u e à l ' U n i v e r s i t é de
Leyde, s e m b l e en avoir q u e l q u e p r e s s e n t i m e n t ; car on le voit d a n s son ouvrage «Handbœk van
35 Praktische Staatshuishoudkunde» ( 1 8 6 0 - 1 8 6 2 ) , l e q u e l r e p r o d u i t sous u n e forme ad hoc les pla-
t i t u d e s de l ' é c o n o m i e vulgaire, p r e n d r e fait et c a u s e p o u r le m é t i e r c o n t r e la g r a n d e i n d u s t r i e .
3 3 5
O n trouve u n e e x p o s i t i o n d é t a i l l é e des m a c h i n e s e m p l o y é e s par l'agriculture anglaise, d a n s
l'ouvrage d u D W.Hamm: «Die landwirthschaftlichen Geräthe und Maschinen Englands», 2 edit.,
r e

1856. Son esquisse d u d é v e l o p p e m e n t d e l'agriculture anglaise n ' e s t q u ' u n e r e p r o d u c t i o n sans


40 c r i t i q u e du travail de M. L é o n c e de Lavergne.

437
Quatrième section · La production de la plus-value relative

D a n s la sphère de l'agriculture, la grande industrie agit plus révolution-


n a i r e m e n t q u e partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan,
le rempart de l ' a n c i e n n e société, et lui substitue le salarié. Les besoins de
transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi r a m e n é s dans les
c a m p a g n e s au m ê m e niveau q u e dans les villes. 5
L'exploitation la plus routinière et la plus irrationnelle est remplacée par
l'application technologique de la science. Le m o d e de production capita-
liste r o m p t définitivement entre l'agriculture et la m a n u f a c t u r e le lien qui
les unissait dans leur enfance ; m a i s il crée en m ê m e t e m p s les conditions
matérielles d ' u n e synthèse nouvelle et supérieure, c'est-à-dire l ' u n i o n de 10
l'agriculture et de l'industrie sur la base du développement q u e c h a c u n e
d'elles acquiert p e n d a n t la période de leur séparation complète. Avec la
p r é p o n d é r a n c e toujours croissante de la population des villes qu'elle agglo-
m è r e dans de grands centres, la p r o d u c t i o n capitaliste d ' u n e part a c c u m u l e
la force motrice historique de la société ; d'autre part elle détruit non-seule- 15
m e n t la santé physique des ouvriers u r b a i n s et la vie intellectuelle des tra-
336
vailleurs r u s t i q u e s , m a i s trouble encore la circulation matérielle entre
l ' h o m m e et la terre, en r e n d a n t de plus en plus difficile la restitution de ses
éléments de fertilité, des ingrédients c h i m i q u e s qui lui sont enlevés et usés
sous forme d'aliments, de v ê t e m e n t s , etc. Mais en bouleversant les c o n d i - 20
tions dans lesquelles u n e société arriérée accomplit presque s p o n t a n é m e n t
cette circulation, elle force de la rétablir d ' u n e m a n i è r e systématique, sous
u n e forme appropriée au développement h u m a i n intégral et c o m m e loi ré-
gulatrice de la p r o d u c t i o n sociale.
D a n s l'agriculture c o m m e dans la m a n u f a c t u r e , la transformation capita- 25
liste de la production semble n'être q u e le martyrologe du producteur, le
m o y e n de travail q u e le m o y e n de dompter, d'exploiter et d'appauvrir le
travailleur, la c o m b i n a i s o n sociale du ||218| travail que l'oppression organi-
sée de sa vitalité, de sa liberté et de son i n d é p e n d a n c e individuelles. La
d i s s é m i n a t i o n des travailleurs agricoles sur de plus grandes surfaces brise 30
leur force de résistance, tandis que la concentration a u g m e n t e celle des
ouvriers urbains. D a n s l'agriculture m o d e r n e , d e m ê m e q u e dans l ' i n d u s -
trie des villes, l'accroissement de productivité et le r e n d e m e n t supérieur du
travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de
travail. En outre, c h a q u e progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès 35
n o n - s e u l e m e n t dans l'art d'exploiter le travailleur, m a i s encore d a n s l'art
3 3 6
« V o u s divisez l e p e u p l e e n d e u x c a m p s hostiles, l ' u n d e rustres b a l o u r d s , l'autre d e n a i n s
é m a s c u l é s . B o n D i e u ! u n e n a t i o n divisée e n intérêts agricoles e t e n i n t é r ê t s c o m m e r c i a u x , q u i
p r é t e n d être d a n s son b o n sens, b i e n m i e u x , q u i v a j u s q u ' à s e p r o c l a m e r éclairée e t civilisée,
n o n p a s e n dépit, m a i s à c a u s e m ê m e de cette division m o n s t r u e u s e , a n t i n a t u r e l l e ! » (David 40
Urquhart, l.c. p . 119.) C e passage m o n t r e à la fois le fort et le faible d ' u n g e n r e de c r i t i q u e q u i
sait, si l ' o n veut, j u g e r et c o n d a m n e r le présent, m a i s n o n le c o m p r e n d r e .

438
C h a p i t r e XV • M a c h i n i s m e et g r a n d e i n d u s t r i e

de dépouiller le sol; c h a q u e progrès d a n s l'art d'accroître sa fertilité p o u r


un temps, un progrès d a n s la r u i n e de ses sources durables de fertilité. Plus
un pays, les États-Unis du n o r d de l'Amérique, par exemple, se développe
sur la base de la g r a n d e industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit
337
5 r a p i d e m e n t . La p r o d u c t i o n capitaliste ne développe d o n c la t e c h n i q u e et
la c o m b i n a i s o n du procès de p r o d u c t i o n sociale q u ' e n épuisant en m ê m e
t e m p s les d e u x sources d ' o ù jaillit t o u t e richesse :
La terre et le travailleur. |

3 3 7 e
V o y e z Liebig: «Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur und Physiologie», 7 édit., 1862,
10 s u r t o u t d a n s le p r e m i e r v o l u m e , «l'Introduction aux lois naturelles de la culture du sol». C'est un
des m é r i t e s i m m o r t e l s de L i e b i g d'avoir fait ressortir a m p l e m e n t le côté n é g a t i f de l'agricul-
t u r e m o d e r n e a u p o i n t d e v u e s c i e n t i f i q u e . Ses a p e r ç u s h i s t o r i q u e s sur l e d é v e l o p p e m e n t d e
l'agriculture, q u o i q u e e n t a c h é s d ' e r r e u r s grossières, é c l a i r e n t p l u s d ' u n e q u e s t i o n . Il est à re-
gretter q u ' i l l a n c e a u h a s a r d des a s s e r t i o n s telles q u e celle-ci: « L a c i r c u l a t i o n d e l'air d a n s
15 l ' i n t é r i e u r des p a r t i e s p o r e u s e s de la terre est r e n d u e d ' a u t a n t plus active q u e les l a b o u r s sont
plus fréquents et la p u l v é r i s a t i o n plus c o m p l è t e ; la surface du sol sur l a q u e l l e l'air doit agir est
a i n s i a u g m e n t é e et r e n o u v e l é e ; m a i s il est facile de c o m p r e n d r e q u e le s u r p l u s de r e n d e m e n t
du sol ne p e u t être p r o p o r t i o n n e l au travail q u i y a é t é d é p e n s é et q u ' i l n ' a u g m e n t e au
c o n t r a i r e q u e d a n s un r a p p o r t b i e n inférieur. Cette loi, ajoute Liebig, a été p r o c l a m é e p o u r la
20 p r e m i è r e fois p a r /. St. Mill d a n s ses Principes d'écon. pol., ν. 1, p. 217, et d a n s les t e r m e s sui­
v a n t s : <La loi g é n é r a l e de l ' i n d u s t r i e agricole est q u e les p r o d u i t s a u g m e n t e n t , t o u t e s c h o s e s
r e s t a n t égales, e n r a i s o n d é c r o i s s a n t e d e l ' a u g m e n t a t i o n d u n o m b r e des travailleurs e m -
ployés.) ( M . M i l l r e p r o d u i t ici la loi de R i c a r d o sous u n e f o r m u l e f a u s s e ; dès lors, en effet, q u e
le n o m b r e des ouvriers agricoles a c o n s t a m m e n t d i m i n u é en A n g l e t e r r e , l ' a g r i c u l t u r e faisant
25 toujours des progrès, l a loi t r o u v é e e n A n g l e t e r r e e t p o u r l ' A n g l e t e r r e n ' a u r a i t , d u m o i n s d a n s
c e pays-là, a u c u n e a p p l i c a t i o n . ) Ceci est assez c u r i e u x , r e m a r q u e Liebig, car M . M i l l n ' e n
c o n n a i s s a i t pas la r a i s o n . » (Liebig, I.e., v. 1, p. 143, note.) A b s t r a c t i o n faite de l ' i n t e r p r é t a t i o n
e r r o n é e d u m o t travail, sous l e q u e l Liebig c o m p r e n d a u t r e c h o s e q u e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , q u i
e n t e n d p a r travail a u s s i b i e n l a f u m u r e q u e l'action m é c a n i q u e sur l e sol, i l est e n t o u t cas
30 « a s s e z c u r i e u x » q u ' i l a t t r i b u e à M . J . S t . M i l l le p r e m i e r , r e n o n c i a t i o n d ' u n e loi q u e James An-
derson a fait c o n n a î t r e à l ' é p o q u e d ' A d a m S m i t h et r e p r o d u i t e d a n s divers écrits j u s q u e d a n s
les p r e m i è r e s a n n é e s de ce siècle, q u e Malthus, ce plagiaire m o d è l e (sa t h é o r i e e n t i è r e de la
p o p u l a t i o n est un m o n s t r u e u x plagiat), s'est a n n e x é e en 1815, q u e West a d é v e l o p p é e à la
m ê m e é p o q u e , i n d é p e n d a m m e n t d ' A n d e r s o n , q u e R i c a r d o , e n 1817, a m i s e e n h a r m o n i e avec
35 la t h é o r i e g é n é r a l e de la v a l e u r et q u i a fait sous s o n n o m le t o u r du m o n d e , q u i enfin, après
avoir été vulgarisée en 1820 p a r James Mill, le p è r e de J. St. Mill, a été r é p é t é e p a r ce d e r n i e r
c o m m e u n d o g m e d ' é c o l e d e v e n u déjà lieu c o m m u n . I l est i n d é n i a b l e q u e M . J . S t . M i l l d o i t à
d e s e m b l a b l e s q u i p r o q u o s l ' a u t o r i t é e n t o u t cas « c u r i e u s e » d o n t i l j o u i t .

439
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

|2191 C I N Q U I È M E S E C T I O N

Recherches ultérieures
sur la production de la plus-value

CHAPITRE XVI

Plus-value absolue et plus-value relative 5

En é t u d i a n t le procès de travail sous son aspect le plus simple, c o m m u n à


toutes ses formes historiques, c o m m e acte q u i se passe entre l ' h o m m e et la
n a t u r e , n o u s avons vu, q u e « si l'on considère l'ensemble de ce m o u v e m e n t
au point de vue de son résultat, du produit, m o y e n et objet de travail se
présentent tous les deux, c o m m e m o y e n s de production, et le travail lui- 10
1
m ê m e c o m m e travail productif ». L ' h o m m e crée un produit en appropriant
un objet externe à ses besoins, et d a n s cette opération le travail m a n u e l et
le travail intellectuel sont u n i s par des liens indissolubles, de m ê m e q u e
d a n s le système de la n a t u r e le bras et la tête ne vont pas l'un sans l'autre.
A partir du m o m e n t , c e p e n d a n t , où le produit individuel est transformé 15
en produit social, en produit d ' u n travailleur collectif d o n t les différents
m e m b r e s participent au m a n i e m e n t de la m a t i è r e à des degrés très-divers,
de près ou de loin, ou m ê m e pas du tout, les d é t e r m i n a t i o n s de travail pro-
ductif, de travailleur productif, s'élargissent nécessairement. P o u r être pro-
ductif, il n'est plus nécessaire de m e t t r e s o i - m ê m e la m a i n à l'œuvre ; il suf- 20
fît d'être un organe du travailleur collectif ou d'en remplir u n e fonction
q u e l c o n q u e . La d é t e r m i n a t i o n primitive du travail productif, n é e de la na-
ture m ê m e de la production matérielle, reste toujours vraie par rapport au
1
Voy. ch. VII, p. 7 6 - 7 9 .

440
Chapitre XVI · Plus-value absolue et plus-value relative

travailleur collectif, considéré c o m m e u n e seule p e r s o n n e , m a i s elle ne


s'applique plus à c h a c u n de ses m e m b r e s pris à part.
M a i s ce n'est pas cela qui caractérise d ' u n e m a n i è r e spéciale le travail
productif dans le système capitaliste. Là le b u t d é t e r m i n a n t de la p r o d u c -
5 tion, c'est la plus-value. D o n c , n'est censé productif q u e le travailleur qui
rend u n e plus-value au capitaliste ou d o n t le travail féconde le capital. Un
maître d'école, par exemple, est un travailleur productif, n o n parce qu'il
forme l'esprit de ses élèves, m a i s parce qu'il rapporte des pièces de cent
sous à son patron. Q u e celui-ci ait placé son capital dans u n e fabrique de
10 leçons au lieu de le placer d a n s u n e fabrique de saucissons, c'est son af-
faire. Désormais la n o t i o n de travail productif ne renferme plus simple-
m e n t un rapport entre activité et effet utile, entre p r o d u c t e u r et produit,
m a i s encore, et surtout, un rapport social q u i fait du travail l ' i n s t r u m e n t
i m m é d i a t de la m i s e en valeur du capital.
15 Aussi l ' é c o n o m i e politique classique a-t-elle toujours, tantôt instinctive-
m e n t , tantôt c o n s c i e m m e n t , s o u t e n u que ce q u i caractérisait le travail pro-
ductif, c'était de r e n d r e une plus-value. Ses définitions du travail productif
c h a n g e n t à m e s u r e qu'elle pousse plus avant son analyse de la plus-value.
Les physiocrates, par exemple, déclarent q u e le travail agricole seul est pro-
20 ductif. Et p o u r q u o i ? Parce q u e seul il d o n n e u n e plus-value qui, p o u r eux,
n'existe q u e sous la forme de la rente foncière.
Prolonger la j o u r n é e de travail au delà du ||220| temps nécessaire à
l'ouvrier p o u r fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtra-
vail au capital: voilà la p r o d u c t i o n de la plus-value absolue. Elle forme la
25 base générale du système capitaliste et le p o i n t de départ de la p r o d u c t i o n
de la plus-value relative. Là la j o u r n é e est déjà divisée en d e u x parties, tra-
vail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail néces-
saire est raccourci par des m é t h o d e s qui font produire l'équivalent du sa-
laire en m o i n s de t e m p s . La p r o d u c t i o n de la plus-value absolue n'affecte
30 q u e la durée du travail, la p r o d u c t i o n de la plus-value relative en trans-
forme e n t i è r e m e n t les procédés t e c h n i q u e s et les c o m b i n a i s o n s sociales.
Elle se développe d o n c avec le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste p r o p r e m e n t
dit.
U n e fois celui-ci établi et généralisé, la différence entre plus-value rela-
35 tive et plus-value absolue se fait sentir dès qu'il s'agit d'élever le t a u x de la
plus-value. Supposé q u e la force de travail se paye à sa j u s t e valeur, n o u s
arrivons é v i d e m m e n t à cette alternative: les limites de la j o u r n é e é t a n t
d o n n é e s , le taux de la plus-value ne p e u t être élevé que par l'accroisse-
m e n t , soit de l'intensité, soit de la productivité du travail. Par contre, si
40 l'intensité et la productivité du travail restent les m ê m e s , le taux de le plus-
value ne p e u t être élevé que par u n e prolongation ultérieure de la j o u r n é e .

441
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

N é a n m o i n s , quelle q u e soit la durée du travail, il ne rendra pas de plus-


value sans posséder ce m i n i m u m de productivité qui m e t l'ouvrier à m ê m e
de ne c o n s o m m e r qu'une partie de sa journée p o u r son propre entretien.
N o u s s o m m e s d o n c a m e n é s à n o u s d e m a n d e r s'il n'y a pas, c o m m e on l'a
p r é t e n d u , u n e base naturelle de la plus-value ? 5
Supposé que le travail nécessaire à l'entretien du p r o d u c t e u r et de sa fa-
mille absorbât tout son t e m p s disponible, où trouverait-il le m o y e n de tra-
vailler gratuitement p o u r a u t r u i ? Sans un certain degré de productivité du
travail, point de t e m p s disponible ; sans ce surplus de temps, point de sur-
travail, et, par conséquent, point de plus-value, point de produit net, p o i n t 10
de capitalistes, m a i s aussi point d'esclavagistes, point de seigneurs féo-
2
d a u x , en un mot, point de classe propriétaire !
La n a t u r e n ' e m p ê c h e pas que la chair des u n s serve d ' a l i m e n t a u x
3
a u t r e s ; de m ê m e elle n ' a pas mis d'obstacle i n s u r m o n t a b l e à ce q u ' u n
h o m m e puisse arriver à travailler pour plus d ' u n h o m m e , ni à ce q u ' u n 15
autre réussisse à se décharger sur lui du fardeau du travail. M a i s à ce fait
n a t u r e l on a d o n n é q u e l q u e chose de mystérieux en essayant de l'expliquer
à la m a n i è r e scolastique, par u n e qualité « o c c u l t e » du travail, sa producti-
vité i n n é e , productivité t o u t e prête d o n t la n a t u r e aurait d o u é l ' h o m m e en
le m e t t a n t au m o n d e . 20
Les facultés de l ' h o m m e primitif, encore en germe, et c o m m e ensevelies
sous sa croûte animale, ne se forment au contraire q u e l e n t e m e n t sous la
pression de ses besoins physiques. Q u a n d , grâce à de rudes labeurs, les
h o m m e s sont parvenus à s'élever au-dessus de leur p r e m i e r état a n i m a l ,
q u e par c o n s é q u e n t leur travail est déjà dans u n e certaine m e s u r e socialisé, 25
alors, et s e u l e m e n t alors, se p r o d u i s e n t des conditions où le surtravail de
l'un p e u t devenir u n e source de vie p o u r l'autre, et cela n ' a j a m a i s lieu sans
l'aide de la force qui s o u m e t l'un à l'autre.
A l'origine de la vie sociale les forces de travail acquises sont a s s u r é m e n t
m i n i m e s , m a i s les besoins le sont aussi, q u i ne se développent qu'avec les 30
moyens de les satisfaire. En m ê m e temps, la partie de la société qui sub-
siste du travail d'autrui ne c o m p t e presque pas encore, c o m p a r a t i v e m e n t à
la masse des producteurs i m m é d i a t s . Elle grandit a b s o l u m e n t et relative-
4
m e n t à m e s u r e q u e le travail social devient plus productif .
2
« L ' e x i s t e n c e d ' u n e classe d i s t i n c t e de maîtres-capitalistes d é p e n d de la p r o d u c t i v i t é de l'in- 35 ,
dustrie. » (Ramsay, 1. c. p. 206.) « Si le travail de c h a q u e h o m m e ne suffisait q u ' à l u i p r o c u r e r
ses propres vivres, il ne p o u r r a i t y avoir de p r o p r i é t é . » (Ravenstone, l . c . p. 14.)
3
D ' a p r è s un calcul t o u t récent, il existe e n c o r e au m o i n s q u a t r e m i l l i o n s de c a n n i b a l e s d a n s
les parties du globe q u ' o n a déjà explorées.
4
« C h e z les I n d i e n s sauvages de l ' A m é r i q u e , il n ' e s t p r e s q u e p a s de c h o s e q u i n ' a p p a r t i e n n e 40
en p r o p r e au travailleur ; les q u a t r e - v i n g t - d i x - n e u f c e n t i è m e s du p r o d u i t y é c h o i e n t au travail.
En A n g l e t e r r e , l'ouvrier ne reçoit pas les d e u x tiers.» (The advantages of the East India Trade,
e t c , p . [72,] 73.)

442
Chapitre XVI · Plus-value absolue et plus-value relative

Du reste, la p r o d u c t i o n capitaliste p r e n d racine sur un terrain préparé


par u n e longue série d'évolutions et de révolutions é c o n o m i q u e s . La pro-
ductivité du travail, q u i lui sert de point de départ, est l'œuvre d ' u n déve-
l o p p e m e n t historique d o n t les périodes se c o m p t e n t n o n par siècles, m a i s
5 par milliers de siècles.
Abstraction faite du m o d e social de la production, la productivité du tra-
vail d é p e n d des c o n d i t i o n s naturelles au m i l i e u desquelles il s'accomplit.
Ces conditions peuvent toutes se r a m e n e r soit à la n a t u r e de l ' h o m m e lui-
m ê m e , à sa race, etc., soit à la n a t u r e qui l'entoure. Les c o n d i t i o n s n a t u -
10 relies externes se d é c o m p o s e n t au point de vue é c o n o m i q u e en d e u x
grandes classes: richesse naturelle en moyens de subsistance, c'est-à-dire
fertilité du sol, e a u x poissonneuses, etc., et richesse naturelle en m o y e n s de
travail, tels que chutes d'eau vive, rivières navigables, bois, m é t a u x , char-
bon, et ainsi de suite. A u x origines de la civilisation c'est la p r e m i è r e classe
15 de richesses naturelles q u i l ' e m p o r t e ; plus tard, d a n s u n e société plus avan-
cée, c'est la seconde. Q u ' o n compare, par exemple, l'Angleterre avec l'Inde,
ou, dans le m o n d e a n t i q u e , A t h è n e s et Corinthe avec les contrées situées
sur la m e r Noire.
M o i n d r e est le n o m b r e des besoins naturels qu'il est indispensable de sa-
20 tisfaire, plus le sol est n a t u r e l l e m e n t fertile et le climat favorable, m o i n d r e
est par cela m ê m e le t e m p s de travail nécessaire à l'entretien et à. la repro-
d u c t i o n du producteur, et plus son travail pour autrui p e u t dépasser son
travail p o u r l u i - m ê m e . D i o d o r e de Sicile faisait déjà cette r e m a r q u e à pro-
pos des anciens Égyptiens. « O n ne saurait croire, dit-il, c o m b i e n peu de
25 peine et de frais il leur en coûte p o u r élever leurs enfants. Ils font cuire
pour eux les aliments | | 2 2 1 | les plus simples et les premiers v e n u s ; ils leur
d o n n e n t aussi à m a n g e r cette partie de la racine du papyrus, q u ' o n p e u t rô-
tir au feu, ainsi q u e les racines et les tiges des plantes marécageuses soit
crues, soit bouillies ou rôties. L'air est si d o u x q u e la plupart des enfants
30 vont sans chaussures et sans vêtements. Aussi un enfant, j u s q u ' à sa com-
plète croissance, ne coûte pas en gros à ses parents plus de vingt d r a c h m e s .
C'est là p r i n c i p a l e m e n t ce q u i explique q u ' e n Egypte la p o p u l a t i o n soit si
5
n o m b r e u s e et q u e t a n t de grands ouvrages aient pu être entrepris .» C'est
bien m o i n s c e p e n d a n t à l ' é t e n d u e de sa p o p u l a t i o n q u ' à la faculté d ' e n e m -
35 ployer à des travaux improductifs u n e partie relativement considérable q u e
l'ancienne Egypte doit ses grandes œ u v r e s d'architecture. De m ê m e que le
travailleur individuel p e u t fournir d ' a u t a n t plus de surtravail q u e son
temps de travail nécessaire est m o i n s considérable, de m ê m e m o i n s est
n o m b r e u s e la partie de la population ouvrière q u e réclame la p r o d u c t i o n

5
40 Diod., 1. c, 1.1, ch. 80.

443
Cinquième section · Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

des subsistances nécessaires, plus est grande la partie disponible p o u r


d'autres travaux.
La production capitaliste u n e fois établie, la g r a n d e u r du surtravail va-
riera, toutes autres circonstances restant les m ê m e s , selon les c o n d i t i o n s
naturelles du travail et surtout selon la fertilité du sol. M a i s il ne s'ensuit 5
pas le m o i n s du m o n d e q u e le sol le plus fertile soit aussi le plus propre et
le plus favorable au développement de la production capitaliste, q u i sup-
pose la d o m i n a t i o n de l ' h o m m e sur la n a t u r e . U n e n a t u r e trop prodigue
« r e t i e n t l ' h o m m e par l a m a i n c o m m e u n enfant e n l i s i è r e » ; elle l ' e m p ê c h e
de se développer en ne faisant pas de son d é v e l o p p e m e n t u n e nécessité de 10
6
n a t u r e . La patrie du capital ne se trouve pas sous le climat des tropiques,
au milieu d ' u n e végétation luxuriante, m a i s dans la z o n e t e m p é r é e . Ce
n'est pas la fertilité absolue du sol, m a i s plutôt la diversité de ses qualités
c h i m i q u e s , de sa c o m p o s i t i o n géologique, de sa configuration physique, et
la variété de ses produits naturels, qui forment la base naturelle de la divi- 15
sion sociale du travail et qui excitent l ' h o m m e , en raison des c o n d i t i o n s
multiformes au milieu desquelles il se trouve placé, à multiplier ses be-
soins, ses facultés, ses m o y e n s et m o d e s de travail.
C'est la nécessité de diriger socialement u n e force naturelle, de s'en ser-
vir, de l'économiser, de se l'approprier en grand par des oeuvres d'art, en un 20
m o t de la dompter, q u i j o u e le rôle décisif dans l'histoire de l'industrie.
Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le cours des eaux, en
7
Egypte , en L o m b a r d i e , en H o l l a n d e , etc. Ainsi en est-il dans l'Inde, d a n s
la Perse, etc., où l'irrigation au m o y e n de c a n a u x artificiels fournit au sol
n o n - s e u l e m e n t l'eau qui lui est indispensable, m a i s encore les engrais m i - 25
n é r a u x qu'elle détache des m o n t a g n e s et dépose d a n s son limon. La canali-
6
« L a p r e m i è r e (richesse n a t u r e l l e ) , é t a n t de b e a u c o u p la plus libérale et la plus a v a n t a g e u s e ,
r e n d la p o p u l a t i o n s a n s souci, orgueilleuse et a d o n n é e à t o u s les e x c è s ; t a n d i s q u e la s e c o n d e
d é v e l o p p e et affermit l'activité, la vigilance, les arts, la littérature et la civilisation.» (England's
Treasure by Foreign Trade, or the Balance of our Foreign Trade is the Rule of our Treasure. Written 30
by Thomas Mun, of London, Merchant, and now published for the common good by his son John
Mun. L o n d . , 1669, p . 1 8 1 , 1 8 2 . ) « J e n e conçois p a s d e plus g r a n d m a l h e u r p o u r u n p e u p l e , q u e
d'être j e t é sur u n m o r c e a u d e terre o ù les p r o d u c t i o n s q u i c o n c e r n e n t l a s u b s i s t a n c e e t l a
nourriture sont en grande proportion spontanées, et où le climat n'exige ou ne réclame que
p e u d e soins p o u r l e v ê t e m e n t . . . . I l p e u t y avoir u n e x t r ê m e d a n s u n sens opposé. U n sol in- 35
c a p a b l e d e p r o d u i r e , m ê m e s'il est travaillé, est t o u t aussi m a u v a i s q u ' u n sol q u i p r o d u i t t o u t
en a b o n d a n c e sans le m o i n d r e travail.» (An Inquiry into the present high Price of Provisions.
L o n d . , 1767, p. 10.)
7
C'est la n é c e s s i t é de calculer les périodes des d é b o r d e m e n t s du N i l q u i a créé l ' a s t r o n o m i e
é g y p t i e n n e et en m ê m e t e m p s la d o m i n a t i o n de la caste s a c e r d o t a l e à titre de directrice de 40
l'agriculture. « L e solstice est l e m o m e n t d e l ' a n n é e o ù c o m m e n c e l a crue d u N i l , e t c e l u i q u e
les Égyptiens ont dû observer avec le plus d ' a t t e n t i o n . . . . C'était cette a n n é e t r o p i q u e q u ' i l
leur i m p o r t a i t d e m a r q u e r p o u r s e diriger d a n s leurs o p é r a t i o n s agricoles. Ils d u r e n t d o n c
c h e r c h e r d a n s le ciel un signe a p p a r e n t de son r e t o u r . » (Cuvier: Discours sur les révolutions du
globe, édit. H œ f e r . Paris, 1863, p. 141.) 45

444
Chapitre XVI • Plus-value absolue et plus-value relative

sation, tel a été le secret de l ' é p a n o u i s s e m e n t de l'industrie en E s p a g n e et


8
en Sicile sous la d o m i n a t i o n a r a b e .
La faveur des circonstances naturelles fournit, si l'on veut, la possibilité,
m a i s j a m a i s la réalité du surtravail, ni c o n s é q u e m m e n t du produit net ou
5 de la plus-value. Avec le climat plus ou m o i n s propice, la fertilité de la
terre plus ou m o i n s s p o n t a n é e , etc., le n o m b r e des premiers besoins et les
efforts que leur satisfaction impose, seront plus ou m o i n s grands, de sorte
que, dans des circonstances d'ailleurs analogues, le temps de travail néces-
9
saire variera d ' u n pays à l ' a u t r e ; m a i s le surtravail ne p e u t c o m m e n c e r
10 q u ' a u point où le travail nécessaire finit. Les influences physiques, q u i dé-
t e r m i n e n t la g r a n d e u r relative de celui-ci, tracent d o n c u n e limite naturelle
à celui-là. A m e s u r e q u e l'industrie avance, cette limite naturelle recule.
Au milieu de notre société e u r o p é e n n e , où le travailleur n ' a c h è t e la per-
mission de travailler p o u r sa propre existence q u e m o y e n n a n t surtravail, on
15 se figure facilement q u e c'est u n e qualité i n n é e du travail h u m a i n de four-
1 0
nir u n produit n e t . M a i s q u ' o n p r e n n e par exemple l'ha||222|bitant des
îles orientales de l'archipel asiatique, où le palmier sagou pousse en plante
sauvage dans les forêts. « Q u a n d les habitants, en perçant un trou d a n s l'ar-
bre, se sont assurés q u e la moelle est m û r e , aussitôt le tronc est a b a t t u et di-
20 visé en plusieurs m o r c e a u x et la moelle détachée. M ê l é e avec de l'eau et
filtrée, elle d o n n e u n e farine parfaitement propre à être utilisée. Un arbre
en fournit c o m m u n é m e n t trois cents livres et p e u t en fournir de cinq à six
cents. On va d o n c là d a n s la forêt et on y coupe son p a i n c o m m e chez n o u s
11
on abat son bois à b r û l e r . » Supposons qu'il faille à un de ces insulaires
25 douze heures de travail par s e m a i n e p o u r satisfaire tous ses b e s o i n s ; on
8
La d i s t r i b u t i o n des e a u x était a u x I n d e s u n e des bases matérielles du p o u v o i r c e n t r a l sur les
petits o r g a n i s m e s d e p r o d u c t i o n c o m m u n a l e , s a n s c o n n e x i o n entre e u x . Les c o n q u é r a n t s m a -
h o m é t a n s d e l ' I n d e o n t m i e u x c o m p r i s cela q u e les A n g l a i s leurs s u c c e s s e u r s . I l suffit d e r a p -
peler la f a m i n e de 1866, q u i a c o û t é la vie à p l u s d ' u n m i l l i o n d ' I n d i e n s d a n s le district
30 d'Orissa, au Bengale.
9
« I l n'y a p a s d e u x c o n t r é e s q u i fournissent un n o m b r e égal de choses nécessaires à la vie, en
égale a b o n d a n c e e t avec l a m ê m e q u a n t i t é d e travail. Les b e s o i n s d e l ' h o m m e a u g m e n t e n t o u
d i m i n u e n t en r a i s o n de la sévérité ou de la d o u c e u r du c l i m a t sous l e q u e l il vit. La p r o p o r t i o n
des t r a v a u x de t o u t g e n r e a u x q u e l s les h a b i t a n t s de divers pays s o n t forcés de se livrer ne p e u t
35 d o n c être la m ê m e . Et il n ' e s t g u è r e possible de d é t e r m i n e r le degré de cette différence a u t r e -
m e n t q u e par les degrés d e t e m p é r a t u r e . O n p e u t d o n c e n c o n c l u r e g é n é r a l e m e n t q u e l a q u a n -
tité d e travail r e q u i s e p o u r u n e p o p u l a t i o n d o n n é e a t t e i n t s o n m a x i m u m d a n s les c l i m a t s
froids e t son m i n i m u m d a n s les c l i m a t s c h a u d s . D a n s les p r e m i e r s e n effet l ' h o m m e n ' a p a s
s e u l e m e n t b e s o i n de plus de v ê t e m e n t s ; m a i s la terre e l l e - m ê m e a b e s o i n d'y être p l u s cultivée
40 q u e d a n s les d e r n i e r s . » (An Essay on the Governing Causes of the Natural Rate of Interest. L o n d ,
1750, p. 59.) L ' a u t e u r de cet écrit q u i a fait é p o q u e est J.Massie. Hume lui a e m p r u n t é sa t h é o -
rie de l'intérêt.
10
« T o u t travail doit laisser un e x c é d a n t . » Proudhon (on dirait q u e cela fait partie d e s droits et
devoirs du citoyen).
45 F . S c h o u w : «Die Erde, die Pflanze und der Mensch», 2" edit. Leipzig, 1854, p . 148.
1 1

445
Cinquième section · Recherches ultérieures sur la production de la plus-value -

voit q u e la première faveur q u e lui accorde la n a t u r e , c'est b e a u c o u p de loi-


sir. Pour qu'il l'emploie p r o d u c t i v e m e n t pour l u i - m ê m e , il faut t o u t un en-
c h a î n e m e n t d'incidents h i s t o r i q u e s ; p o u r qu'il le dépense en surtravail
p o u r autrui, il doit être contraint par la force. Si la p r o d u c t i o n capitaliste
était introduite dans son île, ce brave insulaire devrait peut-être travailler 5
six jours par s e m a i n e p o u r obtenir la permission de s'approprier le produit
d ' u n e seule j o u r n é e de son travail h e b d o m a d a i r e . La faveur de la n a t u r e
n'expliquerait point p o u r q u o i il travaille m a i n t e n a n t six jours par s e m a i n e ,
ou p o u r q u o i il fournit cinq jours de surtravail. Elle expliquerait simple-
m e n t p o u r q u o i son temps de travail nécessaire p e u t être réduit à u n e seule 10
j o u r n é e par s e m a i n e .
Le travail doit d o n c posséder un certain degré de productivité avant qu'il
puisse être prolongé au delà du temps nécessaire au p r o d u c t e u r p o u r se
procurer son e n t r e t i e n ; m a i s ce n'est j a m a i s cette productivité, quel q u ' e n
soit le degré, qui est la cause de la plus-value. Cette cause, c'est toujours le 15
surtravail, quel q u e soit le m o d e de l'arracher.
Ricardo ne s'occupe j a m a i s de la raison d'être de la plus-value. Il la
traite c o m m e u n e chose i n h é r e n t e à la production capitaliste, qui p o u r lui
est la forme naturelle de la p r o d u c t i o n sociale. Aussi, q u a n d il parle de la
productivité du travail, il ne prétend pas y trouver la cause de l'existence de 20
la plus-value, mais s e u l e m e n t la cause qui en d é t e r m i n e la grandeur. Son
école, au contraire, a h a u t e m e n t proclamé la force productive du travail
c o m m e la raison d'être du profit (lisez plus-value). C'était c e r t a i n e m e n t un
progrès vis-à-vis des mercantilistes, qui, eux, faisaient dériver l'excédant
du prix des produits sur leurs frais, de l'échange, de la vente des m a r c h a n - 25
dises au-dessus de leur valeur. N é a n m o i n s c'était escamoter le p r o b l è m e et
n o n le résoudre. En fait ces économistes bourgeois sentaient instinctive-
m e n t qu'il «y avait péril grave et grave péril», p o u r parler le langage e m -
p h a t i q u e de M. Guizot, à vouloir trop approfondir cette question b r û l a n t e
de l'origine de la plus-value. M a i s que dire q u a n d , un demi-siècle après Ri- 30
cardo, M. J o h n Stuart Mill vient d o c t o r a l e m e n t constater sa supériorité sur
les mercantilistes en répétant m a l les faux-fuyants des premiers vulgarisa-
teurs de R i c a r d o ?
M. Mill d i t : « L a cause du profit (the cause of profit), c'est que le travail
produit plus qu'il ne faut pour son entretien. » Jusque-là, simple répétition 35
de la vieille c h a n s o n ; mais, voulant y m e t t r e du sien, il p o u r s u i t : « P o u r va-
rier la forme du t h é o r è m e : la raison pour laquelle le capital rend un profit,
c'est q u e nourriture, vêtements, m a t é r i a u x et i n s t r u m e n t s durent plus de
temps qu'il n'en faut pour les produire.» M. Mill confond ici la durée du tra-
vail avec la durée de ses produits. D'après cette doctrine, un boulanger, 40
d o n t les produits ne d u r e n t q u ' u n jour, ne pourrait tirer de ses salariés le

446
Chapitre XVI • Plus-value absolue et plus-value relative

m ê m e profit q u ' u n constructeur de m a c h i n e s , d o n t les produits d u r e n t u n e


vingtaine d ' a n n é e s et davantage. D'ailleurs, il est très-vrai q u e si un nid ne
durait pas plus de t e m p s qu'il n ' e n faut à l'oiseau pour le faire, les oiseaux
devraient se passer de nids.
5 Après avoir constaté cette vérité f o n d a m e n t a l e , M. Mill constate sa supé-
riorité sur les mercantilistes.
« N o u s voyons ainsi, s'écrie-t-il, q u e le profit provient, n o n de l'incident
des échanges, m a i s de la force productive du travail, et le profit général d ' u n
pays est toujours ce q u e la force productive du travail le fait, qu'il y ait
10 échange ou n o n . S'il n ' y avait pas division des occupations, il n ' y aurait ni
achat ni vente, m a i s n é a n m o i n s il y aurait toujours du profit. » P o u r lui, les
échanges, l'achat et la vente, les c o n d i t i o n s générales de la p r o d u c t i o n ca-
pitaliste, n ' e n sont q u ' u n incident, et il y aurait toujours du profit sans
l'achat et la vente de la force de travail !
15 «Si, poursuit-il, les travailleurs d ' u n pays produisent collectivement
vingt pour cent au-dessus de leurs salaires, les profits seront de vingt p o u r
cent quels q u e soient les prix des m a r c h a n d i s e s . »
C'est d ' u n côté u n e Lapalissade des plus réussies; en effet, si des o u -
vriers produisent u n e plus-value de vingt pour cent p o u r les capitalistes,
20 les profits de ceux-ci seront c e r t a i n e m e n t aux salaires de ceux-là c o m m e
20 est à 100. De l'autre côté, il est a b s o l u m e n t faux que les profits seront
« d e vingt p o u r c e n t » . Ils seront toujours plus petits, parce q u e les profits
sont calculés sur la s o m m e totale du capital avancé. Si, par exemple, l'en-
trepreneur avance cinq cents liv. st., d o n t quatre c i n q u i è m e s sont dépensés
25 en moyens de production, un c i n q u i è m e en salaires, et q u e le t a u x de la
plus-value soit de vingt p o u r cent, le t a u x de profit sera c o m m e 20 est à
500, c'est-à-dire de quatre p o u r cent, et n o n de vingt pour cent.
M. Mill n o u s d o n n e p o u r la b o n n e b o u c h e un échantillon superbe de sa
m é t h o d e de traiter les différentes formes historiques de la p r o d u c t i o n so-
30 ciale.
« J e présuppose toujours, dit-il, l'état actuel des choses qui p r é d o m i n e
universellement à p e u d'exceptions près, c'est-à-dire q u e le capitaliste fait
toutes les avances y inclus la r é m u n é r a t i o n du travailleur.» Étrange illu-
sion d'optique de voir u n i v e r s e l l e m e n t un état de choses q u i n'existe en-
35 core q u e par exception sur notre globe ! Mais passons outre. M. Mill veut
bien faire la concession « q u e ce n'est pas u n e nécessité absolue qu'il en
soit ainsi». Au contraire, « j u s q u ' à la parfaite et entière confection de
l'ouvrage, le travailleur pourrait attendre . . . . m ê m e le p a y e m e n t entier de
son salaire, ||223| s'il avait les m o y e n s nécessaires p o u r subsister d a n s l'in-
40 tervalle. M a i s dans ce dernier cas, le travailleur serait réellement d a n s u n e
certaine m e s u r e un capitaliste q u i placerait du capital dans l'entreprise en

447
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

fournissant u n e portion des fonds nécessaires p o u r la m e n e r à b o n n e fin. »


M. Mill aurait pu aller plus loin et affirmer q u e l'ouvrier, q u i se fait
l'avance n o n - s e u l e m e n t des vivres, m a i s aussi des m o y e n s de production,
ne serait en réalité q u e son propre salarié. Il aurait pu dire de m ê m e q u e le
paysan a m é r i c a i n n'est q u ' u n serf qui fait la corvée pour l u i - m ê m e , au lieu 5
de la faire p o u r son propriétaire.
Après n o u s avoir prouvé si clairement q u e la p r o d u c t i o n capitaliste,
m ê m e si elle n'existait pas, existerait toujours, M. Mill est assez c o n s é q u e n t
en prouvant, par contre, qu'elle n'existe pas m ê m e q u a n d elle existe.
« E t m ê m e dans le cas antérieur ( q u a n d l'ouvrier est un salarié a u q u e l le 10
capitaliste avance toute sa subsistance), il (l'ouvrier) peut être considéré au
m ê m e point de vue (c'est-à-dire c o m m e capitaliste), car, en livrant son tra-
vail au-dessous du prix de m a r c h é (!), il p e u t être considéré c o m m e s'il prê-
12
tait la différence (?) à son entrepreneur, e t c . » En réalité, l'ouvrier avance
son travail gratuitement au capitaliste d u r a n t u n e s e m a i n e , etc., p o u r en re- 15
cevoir le prix de m a r c h é à la fin de la s e m a i n e , etc., et c'est ce qui, toujours
selon M. Mill, le transforme en capitaliste. Sur un terrain plat, de simples
buttes font l'effet de collines; aussi p e u t - o n m e s u r e r l'aplatissement de la
bourgeoisie c o n t e m p o r a i n e d'après le calibre de ses esprits forts. |

|224| CHAPITRE XVII 20

Variations dans le rapport de grandeur


entre la plus-value et la valeur
de la force de travail

N o u s avons vu q u e le rapport de g r a n d e u r entre la plus-value et le prix de


la force de travail est d é t e r m i n é par trois facteurs: 1° la durée du travail ou 25
sa g r a n d e u r extensive; 2° son degré d'intensité, suivant lequel différentes
quantités de travail sont dépensées dans le m ê m e t e m p s ; 3° son degré de
productivité, suivant lequel la m ê m e q u a n t i t é de travail rend d a n s le m ê m e
t e m p s différentes quantités de produits. D e s c o m b i n a i s o n s très-diverses
a u r o n t é v i d e m m e n t lieu selon que l'un de ces trois facteurs est c o n s t a n t 30
(ne change pas de grandeur) et les d e u x autres variables (changent de gran-
deur), ou que d e u x facteurs sont constants et un seul variable, ou enfin q u e
tous les trois sont variables à la fois. Ces c o m b i n a i s o n s seront encore m u l t i -
pliées, si le c h a n g e m e n t s i m u l t a n é d a n s la g r a n d e u r de différents facteurs

12
J. St. Mill: Principles of Pol. Econ. L o n d o n . , 1868, p. 2 5 2 - 5 3 , passim. 35

448
Chapitre XVII · Variations dans le rapport de grandeur ...

ne se fait pas d a n s le m ê m e sens - l'un p e u t a u g m e n t e r tandis q u e l'autre


d i m i n u e - ou pas dans la m ê m e m e s u r e - l'un peut a u g m e n t e r plus vite
que l'autre, etc. N o u s n ' e x a m i n e r o n s ici q u e les c o m b i n a i s o n s principales.

I
5 Données: Durée et intensité de travail constantes -
Productivité variable

Ces conditions admises, n o u s o b t e n o n s les trois lois suivantes :


1° La journée de travail d'une grandeur donnée produit toujours la même va-
leur, quelles que soient les variations dans la productivité du travail.
10 Si u n e heure de travail d'intensité n o r m a l e produit u n e valeur d ' u n
demi-franc, u n e j o u r n é e d e d o u z e heures n e produira j a m a i s q u ' u n e valeur
13
de six francs . Si la productivité du travail a u g m e n t e ou d i m i n u e , la m ê m e
j o u r n é e fournira plus ou m o i n s de produits et la valeur de six francs se dis-
tribuera ainsi sur plus ou m o i n s de m a r c h a n d i s e s .
15 2° La plus-value et la valeur de la force de travail varient en sens inverse l'une
de l'autre. La plus-value varie dans le même sens que la productivité du travail,
mais la valeur de la force de travail en sens opposé.
Il est évident q u e des d e u x parties d ' u n e g r a n d e u r constante a u c u n e ne
p e u t a u g m e n t e r sans q u e l'autre d i m i n u e , et a u c u n e d i m i n u e r sans q u e
20 l'autre a u g m e n t e . Or, la j o u r n é e de d o u z e heures produit toujours la m ê m e
valeur, six francs par exemple, d o n t la plus-value forme u n e partie, et
l'équivalent de la force de travail l'autre, m e t t o n s trois francs p o u r la pre-
m i è r e et trois francs p o u r la seconde. Il est clair que la force de travail ne
p e u t pas atteindre un prix de quatre francs sans que la plus-value soit ré-
25 duite à deux francs, et q u e la plus-value ne p e u t m o n t e r à quatre francs
sans que la valeur de la force de travail t o m b e à deux. D a n s ces circons-
tances c h a q u e variation d a n s la g r a n d e u r absolue, soit ||225| de la plus-va-
lue, soit de l'équivalent de la force ouvrière, présuppose d o n c u n e variation
de leurs grandeurs relatives ou proportionnelles. Il est impossible qu'elles
30 a u g m e n t e n t ou d i m i n u e n t toutes les d e u x s i m u l t a n é m e n t .
T o u t e variation dans la productivité du travail a m è n e u n e variation en
sens inverse dans la valeur de la force de travail. Si le surcroît de p r o d u c t i -
vité p e r m e t de fournir en quatre h e u r e s la m ê m e masse de subsistances q u i
coûtait auparavant six heures, alors la valeur de la force ouvrière va t o m b e r
35 de trois francs à d e u x ; m a i s elle va s'élever de trois francs à quatre, si u n e
d i m i n u t i o n de productivité exige h u i t heures de travail où il n ' e n fallait
auparavant que six.
13
N o u s s u p p o s o n s toujours q u e l a valeur d e l'argent reste invariable.

449
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

Enfin, c o m m e valeur de la force de travail et plus-value c h a n g e n t de


g r a n d e u r en sens inverse l'une de l'autre, il s'ensuit q u e l ' a u g m e n t a t i o n de
productivité, en d i m i n u a n t la valeur de la force de travail, doit a u g m e n t e r
la plus-value, et q u e la d i m i n u t i o n de productivité, en a u g m e n t a n t la va-
leur de la force de travail, doit d i m i n u e r la plus-value. 5
En formulant cette loi, Ricardo a négligé un point important. Q u o i q u e la
plus-value - ou le surtravail - et la valeur de la force de travail - ou le tra-
vail nécessaire - ne puissent changer de g r a n d e u r q u ' e n sens inverse, il ne
s'ensuit pas qu'ils c h a n g e n t dans la m ê m e proportion. Si la valeur de la
force de travail était de quatre francs ou le temps de travail nécessaire de 10
h u i t heures, la plus-value de d e u x francs ou le surtravail de quatre heures,
et que, par suite d ' u n e a u g m e n t a t i o n de productivité, la valeur de la force
de travail t o m b e à trois francs ou le travail nécessaire à six heures, alors la
plus-value m o n t e r a à trois francs ou le surtravail à six heures. Cette m ê m e
q u a n t i t é de d e u x heures ou d ' u n franc, qui est ajoutée à u n e partie et re- 15
t r a n c h é e de l'autre, n'affecte pas la grandeur de c h a c u n e d a n s la m ê m e pro-
portion. En m ê m e t e m p s q u e la valeur de la force de travail ne t o m b e q u e
de quatre francs à trois, c'est-à-dire d ' u n quart ou de vingt-cinq p o u r cent,
la plus-value s'élève de d e u x francs à trois, c'est-à-dire de m o i t i é ou de cin-
q u a n t e pour cent. 20
En général: d o n n é la l o n g u e u r de la j o u r n é e ainsi que sa division en
d e u x parts, celle du travail nécessaire et celle du surtravail, l'accroissement
proportionnel de la plus-value, dû à u n e a u g m e n t a t i o n de productivité,
sera d ' a u t a n t plus grand, q u e la part du surtravail était p r i m i t i v e m e n t plus
petite, et le décroissement proportionnel de la plus-value, dû à u n e d i m i n u - 25
tion de productivité, sera d ' a u t a n t plus petit, que la part du surtravail était
p r i m i t i v e m e n t plus grande.
3° L'augmentation ou la diminution de la plus-value est toujours l'effet et ja-
mais la cause de la diminution ou de l'augmentation parallèles de la valeur de la
14
force de travail . 30
La j o u r n é e de travail est de g r a n d e u r constante et r e n d c o n s t a m m e n t la
m ê m e valeur, qui se divise en équivalent de la force de travail et en plus-
v a l u e ; c h a q u e c h a n g e m e n t dans la g r a n d e u r de la plus-value est a c c o m -

14
M a c C u l l o c h a c o m m i s l ' a b s u r d i t é de c o m p l é t e r cette loi à sa façon, en a j o u t a n t q u e la p l u s -
value p e u t s'élever s a n s q u e la force de travail baisse, si on s u p p r i m e les i m p ô t s q u e le c a p i t a - 35
liste avait à payer a u p a r a v a n t . La s u p p r e s s i o n de s e m b l a b l e s i m p ô t s ne c h a n g e a b s o l u m e n t
r i e n à la q u a n t i t é de surtravail q u e le capitaliste industriel e x t o r q u e en p r e m i è r e m a i n à
l'ouvrier. Elle ne c h a n g e q u e la p r o p o r t i o n s u i v a n t laquelle il e m p o c h e la plus-value ou la par-
tage avec des tiers. Elle ne c h a n g e p a r c o n s é q u e n t r i e n au rapport q u i existe e n t r e la plus-va-
l u e et la valeur de la force de travail. L ' « e x c e p t i o n » de M a c C u l l o c h p r o u v e t o u t s i m p l e m e n t 40
q u ' i l n ' a pas c o m p r i s la règle, m a l h e u r q u i l u i arrive assez s o u v e n t lorsqu'il s'avise de vulgari-
ser R i c a r d o , ainsi q u ' à J . B . Say, q u a n d c e d e r n i e r vulgarise A d a m S m i t h .

450
Chapitre XVII · Variations dans le rapport de grandeur ...

pagné d ' u n c h a n g e m e n t inverse d a n s la valeur de la force de travail, et


cette valeur, enfin, ne p e u t changer de g r a n d e u r q u ' e n c o n s é q u e n c e d ' u n e
variation survenue d a n s la productivité du travail. D a n s ces d o n n é e s , il est
clair que c'est la variation de la productivité du travail qui, en p r e m i e r lieu,
5 fait a u g m e n t e r ou d i m i n u e r la valeur de la force de travail, tandis q u e le
m o u v e m e n t a s c e n d a n t ou d e s c e n d a n t de celle-ci entraîne de son côté le
m o u v e m e n t de la plus-value en sens inverse. T o u t c h a n g e m e n t d a n s le rap-
port de g r a n d e u r entre la plus-value et la valeur de la force de travail, pro-
vient d o n c toujours d ' u n c h a n g e m e n t dans la g r a n d e u r absolue de celle-ci.
10 N o u s avons supposé q u e la j o u r n é e de d o u z e heures produit u n e valeur
totale de six francs, qui se divise en quatre francs, valeur de la force de tra-
vail, et en u n e plus-value de d e u x francs. En d'autres termes, il y a h u i t
heures de travail nécessaire et quatre de surtravail. Q u e la productivité du
travail vienne à doubler, alors l'ouvrier n ' a u r a plus besoin q u e de la m o i t i é
15 du temps qu'il lui fallait j u s q u e - l à p o u r produire l'équivalent de sa subsis-
tance q u o t i d i e n n e . Son travail nécessaire t o m b e r a de huit h e u r e s à quatre,
et par là son surtravail s'élèvera de quatre heures à h u i t ; de m ê m e la valeur
de sa force t o m b e r a de quatre francs à deux, et cette baisse fera m o n t e r la
plus-value de d e u x francs à quatre.
20 N é a n m o i n s , cette loi, d'après laquelle le prix de la force de travail est
toujours réduit à sa valeur, p e u t rencontrer des obstacles qui ne lui permet-
tent de se réaliser que j u s q u ' à certaines limites. Le prix de la force de tra-
vail ne p e u t descendre q u ' à 3 fr. 80 c, 3 fr. 40 c, 3 fr. 20 c, etc., de sorte
que la plus-value ne m o n t e q u ' à 2 fr. 20 c, 2 fr. 60 c, 2 fr. 80 c, etc. Le de-
25 gré de la baisse, d o n t la limite m a x i m a est d e u x francs, nouvelle valeur
de la force de travail, d é p e n d du poids relatif q u e la pression du capital
d ' u n e part, la résistance de l'ouvrier de l'autre, j e t t e n t dans la balance.
La valeur de la force de travail est d é t e r m i n é e par la valeur des subsis-
tances nécessaires à l'entretien de l'ouvrier, lesquelles c h a n g e n t de valeur
30 suivant le degré de productivité du travail. D a n s notre exemple, si, malgré
le d o u b l e m e n t de la productivité du travail, la division de la j o u r n é e en tra-
vail nécessaire et surtravail restait la m ê m e , l'ouvrier recevrait toujours
quatre francs et le capitaliste d e u x ; m a i s c h a c u n e de ces s o m m e s achète-
rait d e u x fois plus de subsistances q u ' a u p a r a v a n t . Bien q u e le prix de la
35 force de travail fût resté invariable, il se serait élevé au-dessus de sa valeur.
S'il tombait, n o n |(226| à la limite m i n i m a de sa nouvelle valeur de d e u x
francs, m a i s à 3 fr. 80, 3 fr. 40, 3 fr. 20, etc., ce prix décroissant représente-
rait c e p e n d a n t u n e masse supérieure de subsistances. Avec un accroisse-
m e n t c o n t i n u e l dans la productivité du travail, le prix de la force de travail
40 pourrait ainsi t o m b e r de plus en plus, en m ê m e temps que les subsistances
à la disposition de l'ouvrier c o n t i n u e r a i e n t à augmenter. Mais, m ê m e d a n s

451
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

ce cas, la baisse c o n t i n u e l l e dans le prix de la force de travail, en a m e n a n t


u n e h a u s s e continuelle de la plus-value, élargirait l'abîme entre les c o n d i -
15
tions de vie du travailleur et du c a p i t a l i s t e .
Les trois lois que n o u s v e n o n s de développer ont été r i g o u r e u s e m e n t for-
m u l é e s , p o u r la première fois, par R i c a r d o ; m a i s il c o m m e t l'erreur de faire 5
des conditions particulières d a n s lesquelles elles sont vraies, les c o n d i t i o n s
générales et exclusives de la p r o d u c t i o n capitaliste. P o u r lui, la j o u r n é e de
travail ne change j a m a i s de g r a n d e u r ni le travail d'intensité, de sorte q u e
la productivité du travail reste le seul facteur variable.
Ce n'est pas tout. A l'instar de tous les autres économistes, il n ' e s t j a m a i s 10
parvenu à analyser la plus-value en général, i n d é p e n d a m m e n t de ses
formes particulières, profit, rente foncière, etc. Il confond le t a u x de la
plus-value avec le t a u x du profit, et traite, par c o n s é q u e n t , celui-ci c o m m e
s'il exprimait d i r e c t e m e n t le degré d'exploitation du travail. N o u s avons
16
déjà i n d i q u é que le t a u x du profit est la proportion de la plus-value avec 15
le total du capital avancé, t a n d i s q u e le t a u x de la plus-value est la propor-
t i o n de la plus-value avec la partie variable du capital avancé. Supposez
q u ' u n capital de 500 /. st. (C) se d é c o m p o s e en matières premières, instru-
m e n t s , etc., d ' u n e valeur de 400 /. st. (c), et en 100 /. st. payés a u x ouvriers
(v), q u ' e n outre la plus-value (p) est de 100 /. st. ; alors le t a u x de la p l u s - 20
ρ 100/. st. . , _. ρ
value, — = „_ , „ = c e n t p o u r cent ; m a i s le t a u x du profit = -77
υ 100 /. st. C

= (' S *' = vingt p o u r cent. A part cette différence de grandeur, il est

évident que le t a u x du profit p e u t être affecté par des circonstances t o u t à


fait étrangères au t a u x de la plus-value. Je d é m o n t r e r a i plus tard, d a n s le
troisième livre, q u e d o n n é le t a u x de la plus-value, le t a u x du profit p e u t 25
varier indéfiniment, et q u e d o n n é le t a u x du profit, il p e u t correspondre a u x
t a u x de plus-value les plus divers.

II
Données: Durée et productivité du travail constantes -
Intensité variable 30

Si sa productivité a u g m e n t e , le travail r e n d dans le m ê m e t e m p s plus de


produits, m a i s n o n plus de valeur. Si son intensité croît, il r e n d d a n s le
15
« Q u a n d u n e a l t é r a t i o n a lieu d a n s l a p r o d u c t i v i t é d e l ' i n d u s t r i e , e t q u ' u n e q u a n t i t é d o n n é e
de travail et de c a p i t a l fournit soit plus, soit m o i n s de p r o d u i t s , la p r o p o r t i o n des salaires p e u t
s e n s i b l e m e n t varier, t a n d i s q u e l a q u a n t i t é q u e cette p r o p o r t i o n r e p r é s e n t e reste l a m ê m e , o u 35
la q u a n t i t é p e u t varier t a n d i s q u e la p r o p o r t i o n ne c h a n g e p a s . » {Outlines of Political Economy,
e t c , p . 67.)
1 6
Voy. p . 9 3 .

452
Chapitre XVII • Variations dans le rapport de grandeur ...

m ê m e t e m p s n o n - s e u l e m e n t plus de produits, m a i s aussi plus de valeur,


parce que l'excédant de produits provient alors d ' u n excédant de travail.
Sa durée et sa productivité étant d o n n é e s , le travail se réalise d o n c en
d ' a u t a n t plus de valeur q u e son degré d'intensité dépasse celui de la
5 m o y e n n e sociale. C o m m e la valeur produite d u r a n t u n e j o u r n é e de d o u z e
heures, par exemple, cesse ainsi d'être constante et devient variable, il s'en-
suit que plus-value et valeur de la force de travail p e u v e n t varier d a n s le
m ê m e sens, l'une à côté de l'autre, en proportion égale ou inégale. La
m ê m e j o u r n é e produit-elle h u i t francs au lieu de six, alors la part de
10 l'ouvrier et celle du capitaliste peuvent é v i d e m m e n t s'élever à la fois de
trois francs à quatre.
U n e pareille h a u s s e d a n s le prix de la force de travail n ' i m p l i q u e pas
qu'elle est payée au-dessus de sa valeur. La hausse de prix p e u t au
contraire être a c c o m p a g n é e d ' u n e baisse de valeur. Cela arrive toujours
15 q u a n d l'élévation du prix ne suffit pas p o u r c o m p e n s e r le surcroît d ' u s u r e
de la force de travail. On sait q u e les seuls c h a n g e m e n t s de productivité q u i
influent sur la valeur de la force ouvrière sont ceux qui affectent des i n d u s -
tries d o n t les produits e n t r e n t d a n s la c o n s o m m a t i o n ordinaire de l'ouvrier.
T o u t e variation d a n s la grandeur, extensive ou intensive, du travail affecte
20 au contraire la valeur de la force ouvrière, dès qu'elle en accélère l'usure.
Si le travail atteignait s i m u l t a n é m e n t d a n s toutes les industries d ' u n
pays le m ê m e degré supérieur d'intensité, cela deviendrait désormais le de-
gré d'intensité ordinaire du travail n a t i o n a l et cesserait d'entrer en ligne de
compte. C e p e n d a n t , m ê m e dans ce cas, les degrés de l'intensité m o y e n n e
25 du travail resteraient différents chez diverses n a t i o n s et modifieraient ainsi
la loi de la valeur d a n s son application internationale, la j o u r n é e de travail
plus intense d ' u n e n a t i o n créant plus de valeur et s'exprimant en plus d'ar-
17
gent que la j o u r n é e m o i n s intense d ' u n e a u t r e .

III
30 Données: Productivité et intensité du travail constantes -
Durée du travail variable

Sous le rapport de la durée, le travail p e u t varier en d e u x sens, être rac-


courci ou prolongé. N o u s o b t e n o n s dans nos d o n n é e s nouvelles les lois q u e
voici :

17
35 « A c o n d i t i o n s égales, l e m a n u f a c t u r i e r anglais p e u t d a n s u n t e m p s d o n n é e x é c u t e r u n e
b i e n plus g r a n d e s o m m e d e travail q u e l e m a n u f a c t u r i e r étranger, a u p o i n t d e c o n t r e - b a l a n c e r
la différence des j o u r n é e s de travail, la s e m a i n e c o m p t a n t ici s o i x a n t e h e u r e s , m a i s ailleurs
s o i x a n t e - d o u z e o u t q u a t r e - v i n g t s . » (Reports of Insp. of Fact, for 31st Oct. 1855, p. 65.)

453
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

1° La journée de travail se réalise, en raison directe de sa durée, en une valeur


plus ou moins grande - variable donc et non constante.
2° Toute variation dans le rapport de grandeur entre la plus-value et la valeur
de la force de travail provient d'un changement dans la grandeur absolue du sur-
travail, et, par conséquent, de la plus-value. | 5
|227| 3° La valeur absolue de la force de travail ne peut changer que par la
réaction que le prolongement du surtravail exerce sur le degré d'usure de cette
force. Tout mouvement dans sa valeur absolue est donc l'effet, et jamais la cause,
d'un mouvement dans la grandeur de la plus-value.
N o u s supposerons toujours dans ce chapitre, c o m m e d a n s la suite, q u e la 10
j o u r n é e de travail c o m p t a n t originairement d o u z e heures, - six h e u r e s de
travail nécessaire et six heures de surtravail - produit u n e valeur de six
francs, dont u n e moitié échoit à l'ouvrier et l'autre au capitaliste.
C o m m e n ç o n s par le raccourcissement de la journée, soit de d o u z e h e u r e s à
dix. Dès lors elle ne rend plus q u ' u n e valeur de cinq francs. Le surtravail 15
étant réduit de six heures à quatre, la plus-value t o m b e de trois francs à
deux. Cette d i m i n u t i o n dans sa grandeur absolue entraîne u n e d i m i n u t i o n
dans sa grandeur relative. Elle était à la valeur de la force de travail c o m m e
3 est à 3, et elle n'est plus q u e c o m m e 2 est à 3. Par contre-coup, la valeur
de la force de travail, tout en restant la m ê m e , gagne en g r a n d e u r relative ; 20
elle est m a i n t e n a n t à la plus-value c o m m e 3 est à 2 au lieu d'être c o m m e 3
est à 3.
Le capitaliste ne pourrait se rattraper q u ' e n payant la force de travail au-
dessous de sa valeur.
Au fond des h a r a n g u e s habituelles contre la réduction des heures de tra- 25
vail se trouve l'hypothèse q u e le p h é n o m è n e se passe d a n s les c o n d i t i o n s
ici a d m i s e s ; c'est-à-dire q u ' o n suppose stationnaires la productivité et l'in-
tensité du travail, dont, en fait, l ' a u g m e n t a t i o n suit toujours de près le rac-
18
courcissement de la j o u r n é e , si elle ne l'a pas déjà p r é c é d é .
S'il y a prolongation de la journée, soit de d o u z e heures à quatorze, et q u e 30
les heures additionnelles soient annexées au surtravail, la plus-value
s'élève de trois francs à quatre. Elle grandit a b s o l u m e n t et relativement,
tandis que la force de travail, bien que sa valeur n o m i n a l e reste la m ê m e ,
perd en valeur relative. Elle n'est plus à la plus-value q u e dans la raison de
3 à 4. 35
C o m m e , dans nos d o n n é e s , la s o m m e de valeur q u o t i d i e n n e m e n t pro-
duite a u g m e n t e avec la durée du travail quotidien, les d e u x parties de cette
s o m m e croissante - la plus-value et l'équivalent de la force de travail -

18
« Il y a des c i r c o n s t a n c e s c o m p e n s a t r i c e s . . . . q u e l'opération de la loi des d i x h e u r e s a m i s e s
e r
au j o u r . » {Reports of Insp. of Fact, for 1 dec. 1848, p. 7.) 40

454
Chapitre XVII · Variations dans le rapport de grandeur ...

peuvent croître s i m u l t a n é m e n t d ' u n e q u a n t i t é égale ou inégale, de m ê m e


q u e dans le cas où le travail devient plus intense.
Avec u n e j o u r n é e prolongée, la force de travail p e u t t o m b e r au-dessous
de sa valeur, b i e n q u e son prix reste invariable ou s'élève m ê m e . D a n s u n e
5 certaine m e s u r e , u n e plus g r a n d e recette p e u t c o m p e n s e r la plus g r a n d e dé-
19
pense en force vitale q u e le travail prolongé i m p o s e à l'ouvrier . M a i s il ar-
rive toujours un point où t o u t e prolongation ultérieure de sa j o u r n é e rac-
courcit la période m o y e n n e de sa vie, en bouleversant les c o n d i t i o n s
normales de sa r e p r o d u c t i o n et de son activité. Dès lors le prix de la force
10 de travail et son degré d'exploitation cessent d'être des grandeurs c o m m e n -
surables entre elles.

IV
Données: Variations simultanées dans la durée,
la productivité et l'intensité du travail

15 La coïncidence de c h a n g e m e n t s d a n s la durée, la productivité et l'intensité


du travail d o n n e lieu à un grand n o m b r e de c o m b i n a i s o n s , et, p a r consé-
quent, de problèmes q u ' o n p e u t c e p e n d a n t toujours facilement résoudre en
traitant tour à tour c h a c u n des trois facteurs c o m m e variable, et les d e u x
autres c o m m e constants, ou en calculant le produit des trois facteurs qui
20 subissent des variations. N o u s ne n o u s arrêterons ici q u ' à d e u x cas d ' u n in-
térêt particulier.
Diminution de la productivité du travail et prolongation simultanée de sa durée.
M e t t o n s que par suite d ' u n décroissement dans la fertilité du sol, la
m ê m e quantité de travail produit m o i n s de denrées ordinaires, d o n t la va-
25 leur a u g m e n t é e renchérit l'entretien j o u r n a l i e r de l'ouvrier, de sorte qu'il
coûte désormais quatre francs au lieu de trois. Le temps nécessaire p o u r re-
produire la nouvelle valeur q u o t i d i e n n e de la force de travail s'élèvera de
six heures à huit, ou absorbera d e u x tiers de la j o u r n é e au lieu de la m o i t i é .
Le surtravail tombera, par c o n s é q u e n t , de six heures à quatre et la plus-va-
30 lue de trois francs à deux.
Q u e , dans ces circonstances, la j o u r n é e soit prolongée à quatorze heures
et les d e u x heures additionnelles a n n e x é e s au surtravail: c o m m e celui-ci
compte de n o u v e a u six heures, la plus-value va r e m o n t e r à sa g r a n d e u r ori-
ginaire de trois francs, m a i s sa g r a n d e u r proportionnelle a n é a n m o i n s d i m i -

19
35 « O n p e u t e s t i m e r a p p r o x i m a t i v e m e n t l a s o m m e d e travail q u ' u n h o m m e a s u b i e d a n s l e
cours d e vingt-quatre h e u r e s , e n e x a m i n a n t les m o d i f i c a t i o n s c h i m i q u e s q u i o n t e u lieu d a n s
son corps ; le c h a n g e m e n t de forme d a n s la m a t i è r e i n d i q u e l'exercice a n t é r i e u r de la force dy-
n a m i q u e . » {Grove: On the correlation of physical forces [, p. 308, 309].)

455
C i n q u i è m e s e c t i o n · R e c h e r c h e s u l t é r i e u r e s s u r la p r o d u c t i o n de la p l u s - v a l u e

n u é , car ayant été à la valeur de la force de travail c o m m e 3 est à 3, elle


n'est plus q u e dans la raison de 3 à 4.
Si la j o u r n é e est prolongée à seize h e u r e s ou le surtravail à h u i t , la plus-
value s'élèvera à quatre francs et sera à la valeur de la force de travail
c o m m e 4 est à 4, c'est-à-dire dans la m ê m e raison qu'avant le décroisse- 5
m e n t survenu d a n s la productivité du travail, car 4 à 4 = 3 à 3. N é a n m o i n s ,
bien que sa grandeur proportionnelle soit ainsi s i m p l e m e n t rétablie, sa
g r a n d e u r absolue a a u g m e n t é d ' u n tiers, de trois francs à quatre.
Q u a n d u n e d i m i n u t i o n dans la productivité du travail est a c c o m p a g n é e
d ' u n e prolongation de sa durée, la g r a n d e u r absolue de la plus-value p e u t 10
d o n c rester invariable, tandis que sa g r a n d e u r proportionnelle d i m i n u e ; sa
grandeur proportionnelle p e u t rester invariable, tandis que sa g r a n d e u r ab-
solue a u g m e n t e , et, si l'on pousse la prolongation assez loin, toutes d e u x
peuvent a u g m e n t e r à la fois.
Les m ê m e s résultats s ' o b t i e n n e n t plus vite, si ||228| l'intensité du travail 15
croît en m ê m e temps q u e sa durée.
En Angleterre, dans la période de 1799 à 1815, r e n c h é r i s s e m e n t progres-
sif des vivres a m e n a u n e h a u s s e des salaires n o m i n a u x , b i e n q u e le salaire
réel tombât. De ce p h é n o m è n e West et R i c a r d o inféraient q u e la d i m i n u -
tion de productivité du travail agricole avait causé u n e baisse d a n s le t a u x 20
de la plus-value, et cette d o n n é e tout imaginaire leur servait de point de
départ pour des recherches importantes sur le rapport de g r a n d e u r entre le
salaire, le profit et la r e n t e foncière; m a i s en réalité, la plus-value s'était
élevée a b s o l u m e n t et relativement, grâce à l'intensité accrue et à la prolon-
20
gation forcée du t r a v a i l . Ce qui caractérise cette période, c'est précisé- 25
21
m e n t le progrès accéléré et du capital et du p a u p é r i s m e .
20
« P a i n e t travail m a r c h e n t r a r e m e n t t o u t à fait d e front; m a i s i l est é v i d e m m e n t u n e l i m i t e
au delà de laquelle ils ne p e u v e n t être séparés. Q u a n t a u x efforts e x t r a o r d i n a i r e s faits p a r les
classes ouvrières d a n s les é p o q u e s de cherté q u i e n t r a î n e n t la baisse d e s salaires d o n t il a été
q u e s t i o n ( n o t a m m e n t d e v a n t l e c o m i t é p a r l e m e n t a i r e d ' e n q u ê t e d e 1 8 1 4 - 1 8 1 5 ) , ils s o n t assu- 30
r é m e n t très-méritoires d e l a part des i n d i v i d u s e t favorisent l ' a c c r o i s s e m e n t d u capital. M a i s
q u e l est l ' h o m m e a y a n t q u e l q u e h u m a n i t é q u i v o u d r a i t les voir s e p r o l o n g e r i n d é f i n i m e n t ? Ils
sont u n a d m i r a b l e secours p o u r u n t e m p s d o n n é ; m a i s s'ils é t a i e n t c o n s t a m m e n t e n action, i l
en résulterait les m ê m e s effets q u e si la p o p u l a t i o n d ' u n pays était r é d u i t e a u x l i m i t e s ex-
t r ê m e s de son a l i m e n t a t i o n . » ( M a l t h u s : Inquiry into the Nature and Progress of Rent. L o n d . , 35
1815, p. 48 [, 49], note.) C'est l ' h o n n e u r de M a l t h u s d'avoir c o n s t a t é la p r o l o n g a t i o n de la
j o u r n é e de travail, sur laquelle il attire d i r e c t e m e n t l ' a t t e n t i o n d a n s d ' a u t r e s passages de son
p a m p h l e t , t a n d i s q u e R i c a r d o et d ' a u t r e s , en face des faits les p l u s c r i a n t s , b a s a i e n t t o u t e s
l e u r s r e c h e r c h e s s u r cette d o n n é e q u e l a j o u r n é e d e travail est u n e g r a n d e u r c o n s t a n t e . M a i s
les intérêts conservateurs d o n t M a l t h u s était l ' h u m b l e valet, l ' e m p ê c h è r e n t d e voir q u e l a pro- 40
l o n g a t i o n d é m e s u r é e d e l a j o u r n é e d e travail, j o i n t e a u d é v e l o p p e m e n t e x t r a o r d i n a i r e d u m a -
c h i n i s m e et à l ' e x p l o i t a t i o n c r o i s s a n t e du travail des f e m m e s et d e s enfants, devait r e n d r e
« s u r n u m é r a i r e » u n e g r a n d e p a r t i e d e l a classe ouvrière, u n e fois l a g u e r r e t e r m i n é e e t l e
m o n o p o l e du m a r c h é u n i v e r s e l e n l e v é à l'Angleterre. Il était n a t u r e l l e m e n t b i e n p l u s c o m -
m o d e e t b i e n plus c o n f o r m e a u x i n t é r ê t s d e s classes r é g n a n t e s , q u e M a l t h u s e n c e n s e e n vrai 45

456
Chapitre XVII • Variations dans le rapport de grandeur ...

Augmentation de l'intensité et de la productivité du travail avec raccourcisse-


ment simultané de sa durée.
L ' a u g m e n t a t i o n de la productivité du travail et de son intensité multiplie
la masse des m a r c h a n d i s e s o b t e n u e s dans un temps d o n n é , et par là rac-
5 courcit la partie de la j o u r n é e où l'ouvrier ne fait q u e produire un équiva-
lent de ses subsistances. Cette partie nécessaire, m a i s contractile, de la
j o u r n é e de travail en forme la limite absolue, qu'il est impossible d'attein-
dre sous le régime capitaliste. Celui-ci supprimé, le surtravail disparaîtrait,
et la j o u r n é e tout entière pourrait être réduite au travail nécessaire. Cepen-
10 dant, il ne faut pas oublier q u ' u n e partie du surtravail actuel, celle q u i est
consacrée à la formation d ' u n fonds de réserve et d ' a c c u m u l a t i o n , c o m p t e -
rait alors c o m m e travail nécessaire, et q u e la g r a n d e u r actuelle du travail
nécessaire est limitée s e u l e m e n t par les frais d'entretien d ' u n e classe de sa-
lariés, destinée à produire la richesse de ses maîtres.
15 Plus le travail gagne en force productive, plus sa durée p e u t d i m i n u e r , et
plus sa durée est raccourcie, plus son intensité p e u t croître. Considéré au
point de vue social, on a u g m e n t e aussi la productivité du travail en l'éco-
n o m i s a n t , c'est-à-dire en s u p p r i m a n t t o u t e dépense inutile, soit en m o y e n s
de production, soit en force vitale. Le système capitaliste, il est vrai, im-
20 pose l'économie des m o y e n s de p r o d u c t i o n à c h a q u e établissement pris à
part ; m a i s il ne fait pas s e u l e m e n t de la folle dépense de la force ouvrière
un m o y e n d ' é c o n o m i e p o u r l'exploiteur, il nécessite aussi, par son système
de c o n c u r r e n c e a n a r c h i q u e , la dilapidation la plus effrénée du travail pro-
ductif et des m o y e n s de p r o d u c t i o n sociaux, sans parler de la m u l t i t u d e de
25 fonctions parasites qu'il e n g e n d r e et qu'il r e n d plus ou m o i n s indispensa-
bles.
Étant d o n n é e s l'intensité et la productivité du travail, le temps q u e la so-
ciété doit consacrer à la p r o d u c t i o n matérielle est d ' a u t a n t plus court, et le
temps disponible p o u r le libre développement des individus d ' a u t a n t plus
30 grand, que le travail est distribué plus é g a l e m e n t entre tous les m e m b r e s de
la société, et q u ' u n e c o u c h e sociale a m o i n s le pouvoir de se décharger sur
u n e autre de cette nécessité imposée par la n a t u r e . D a n s ce sens le raccour-
cissement de la j o u r n é e trouve sa dernière limite d a n s la généralisation du
travail m a n u e l .
35 prêtre q u ' i l est, d ' e x p l i q u e r c e t t e « s u r p o p u l a t i o n » p a r les lois éternelles de la n a t u r e q u e p a r
les lois h i s t o r i q u e s de la p r o d u c t i o n capitaliste.
21
« U n e des c a u s e s p r i n c i p a l e s d e l ' a c c r o i s s e m e n t d u c a p i t a l p e n d a n t l a guerre p r o v e n a i t des
efforts plus g r a n d s , et p e u t - ê t r e des plus g r a n d e s privations de la classe ouvrière, la plus n o m -
b r e u s e d a n s t o u t e société. U n p l u s g r a n d n o m b r e d e f e m m e s e t d ' e n f a n t s é t a i e n t c o n t r a i n t s
40 p a r la n é c e s s i t é des c i r c o n s t a n c e s de se livrer à des t r a v a u x p é n i b l e s , et p o u r la m ê m e c a u s e ,
les ouvriers m â l e s é t a i e n t obligés de c o n s a c r e r u n e p l u s g r a n d e p o r t i o n de l e u r t e m p s à l'ac-
c r o i s s e m e n t de la p r o d u c t i o n . » (Essays on Political Econ. in which are illustrated the Principal
Causes of the present National Distress. L o n d o n , 1830, p. 2 4 8 [, 249].)

457
Cinquième section • Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

La société capitaliste a c h è t e le loisir d ' u n e seule classe par la transfor-


m a t i o n de la vie entière des masses en t e m p s de travail. |

j229| CHAPITRE XVIII

Formules diverses pour le taux


de la plus-value 5

On a vu que le t a u x de la plus-value est représenté par les formules :

Plus-value Plus-value Surtravail


Capital variable \v) Valeur de la force de travail Travail nécessaire

Les d e u x premières raisons e x p r i m e n t c o m m e rapports de valeur ce q u e


la troisième exprime c o m m e un rapport des espaces de t e m p s d a n s lesquels
ces valeurs sont produites. 10
Ces formules, c o m p l é m e n t a i r e s l'une de l'autre, ne se trouvent q u ' i m p l i -
c i t e m e n t et i n c o n s c i e m m e n t d a n s l ' é c o n o m i e politique classique, où les
formules suivantes j o u e n t au contraire un grand rôle :

/ Surtravail λ22 _ Plus-value _ Produit net


\ Journée de travail / Valeur du produit Produit total

U n e seule et m ê m e proportion est ici e x p r i m é e tour à tour sous la for- 15

m u l e des q u a n t i t é s de travail, des valeurs dans lesquelles ces q u a n t i t é s se


réalisent, et des produits dans lesquels ces valeurs existent. Il est sous-en-
t e n d u que par valeur du produit il faut c o m p r e n d r e le produit en valeur
r e n d u par u n e j o u r n é e de travail, et q u ' i l n'y est pas renfermé u n e parcelle
de la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n . 20

D a n s toutes ces formules le degré réel de l'exploitation du travail ou le


t a u x de la plus-value est faussement exprimé. D a n s l'exemple employé
plus haut, le degré réel d'exploitation serait i n d i q u é par les proportions :

6 heures de surtravail _ Plus-value de 3 fr. _ 100


6 heures de travail nécessaire Capital variable de 3 fr. 100

D'après les formules II, n o u s o b t e n o n s au contraire : 25

6 heures de surtravail _ Plus-value de 3 fr. _ 50


Journée de 12 heures Produit en valeur de 6 fr. 100

Ces formules dérivées n ' e x p r i m e n t en fait q u e la proportion suivant la-


22
N o u s m e t t o n s l a p r e m i è r e f o r m u l e e n t r e p a r e n t h è s e s parce q u e l a n o t i o n d u surtravail n e s e
trouve pas explicitement dans l'économie politique bourgeoise.

458
Chapitre XVIII • Formules diverses pour le taux de la plus-value

quelle la j o u r n é e de travail, ou son produit en valeur, se distribue entre


l'ouvrier et le capitaliste. Si on les traite c o m m e des expressions i m m é d i a -
tes de la mise en valeur du capital, on arrive à cette loi erronée : Le surtra-
23
vail ou la plus-value ne p e u v e n t j a m a i s atteindre cent pour c e n t . Le sur-
5 travail n ' é t a n t q u ' u n e partie aliquote de la j o u r n é e , et la plus-value q u ' u n e
partie aliquote de la s o m m e de valeur produite, le surtravail est nécessaire-
m e n t toujours plus petit q u e la j o u r n é e de travail, ou la plus-value toujours
m o i n d r e q u e la valeur produite. Si le surtravail était à la j o u r n é e de travail
c o m m e 100 est à 100, il absorberait la j o u r n é e entière (il s'agit ici de la
10 j o u r n é e m o y e n n e de l'année), et le travail nécessaire s'évanouirait. M a i s si
le travail nécessaire disparaît, le surtravail disparaît également, p u i s q u e ce-
lui-ci n'est q u ' u n e fonction de celui-là. La raison — — S u r t r a v a i l — ^
J o u r n é e de travail
Plus-value 100
— — - j - r — n e p e u t d o n c j a m a i s atteindre l a limite -r—- e t encore
Valeur produite 100
m o i n s s élever a — ^ — . M a i s il en est a u t r e m e n t du taux de la plus-va-
15 lue ou du degré réel d'exploitation du travail. Q u ' o n p r e n n e par exemple
l'estimation de M. Léonce de Lavergne, d'après laquelle l'ouvrier agricole
anglais n ' o b t i e n t que %, tandis q u e le capitaliste (fermier) ||230| au con-
24
traire obtient % du produit ou de sa v a l e u r , de quelque m a n i è r e q u e le
b u t i n se partage ensuite entre le capitaliste et le propriétaire foncier, etc.
20 Le surtravail de l'ouvrier anglais est dans ce cas à son travail nécessaire
c o m m e 3 est à 1, c'est-à-dire que le degré d'exploitation est de 300 %.
La m é t h o d e de l'école classique, qui est de traiter la j o u r n é e de travail
c o m m e u n e g r a n d e u r constante, a trouvé un appui dans l'application des
formules II, parce que là on c o m p a r e toujours le surtravail avec u n e jour-
25 n é e de travail d o n n é e . Il en est de m ê m e q u a n d on considère exclusive-
m e n t la distribution de la valeur produite. Du m o m e n t q u e la j o u r n é e de
travail s'est déjà réalisée dans u n e valeur, ses limites ont n é c e s s a i r e m e n t
été d o n n é e s .
L ' h a b i t u d e d'exposer la plus-value et la valeur de la force-de travail
30 c o m m e des fractions de la s o m m e de valeur produite dissimule le fait prin-
cipal, l'échange du capital variable contre la force de travail, fait qui impli-
que que le produit échoit au n o n - p r o d u c t e u r . Le rapport entre le capital et
le travail revêt alors la fausse apparence d ' u n rapport d'association d a n s le-

23
V. p a r e x e m p l e : Dritter Brief an ν. Kirchmann von Rodbertus. Widerlegung der Ricardo'schen
35 Theorie von der Grundrente und Begründung einer neuen Rententheorie. Berlin, 1 8 5 1 .
24
L a p a r t i e d u p r o d u i t q u i c o m p e n s e s i m p l e m e n t l e c a p i t a l c o n s t a n t a v a n c é est m i s e d e c ô t é
d a n s c e calcul. M . L é o n c e d e L a v e r g n e , a d m i r a t e u r aveugle d e l'Angleterre, d o n n e ici u n r a p -
p o r t p l u t ô t t r o p bas q u e t r o p élevé.

459
Cinquième section · Recherches ultérieures sur la production de la plus-value

quel l'ouvrier et l'entrepreneur se partagent le produit suivant la proportion


25
des divers éléments qu'ils a p p o r t e n t .
Les formules II p e u v e n t d'ailleurs être toujours r a m e n é e s a u x formules I.
„. , , . Surtravail de 6 heures
Si n o u s avons par e x e m p l e la proportion — ;—-7— ——TTT, ,
J o u r n é e de travail de 12 heures 5
alors le t e m p s de travail nécessaire est égal à la j o u r n é e de d o u z e h e u r e s
.. . . , Surtravail de 6 h e u r e s
m o m s six heures de surtravail, et 1 on obtient : — -—; :—:——
Travail necessaire de 6 h e u r e s
100 '
Voici u n e troisième formule q u e n o u s avons déjà quelquefois anticipée :

III. Plus-value Surtravail _ Travail non payé


Valeur de la force de travail Travail nécessaire Travail payé

Travail n o n paye , , , .
La formule — ;— n est q u u n e expression populaire de 10
Travail paye
celle-ci: Surtravail . .
Travail necessaire
Après nos développements antérieurs, elle ne p e u t plus d o n n e r lieu à
cette erreur populaire q u e ce q u e le capitaliste paye est le travail et n o n la
force de travail. Ayant acheté cette force pour un jour, u n e s e m a i n e , etc., le
capitaliste obtient en échange le droit de l'exploiter p e n d a n t ^un jour, u n e 15
semaine, etc. Le t e m p s d'exploitation se divise en d e u x périodes. P e n d a n t
l'une, le f o n c t i o n n e m e n t de la force ne produit q u ' u n équivalent de son
p r i x ; p e n d a n t l'autre, il est gratuit et rapporte, par c o n s é q u e n t , au capitali-
ste u n e valeur p o u r laquelle il n ' a d o n n é a u c u n équivalent, q u i ne lui coûte
26
r i e n . En ce sens, le surtravail, d o n t il tire la plus-value, p e u t être n o m m é 20
du travail n o n payé.
Le capital n'est d o n c pas seulement, c o m m e dit A d a m Smith, le pouvoir
de disposer du travail d ' a u t r u i ; m a i s il est essentiellement le pouvoir de
disposer d ' u n travail non payé. T o u t e plus-value, quelle q u ' e n soit la forme
particulière, - profit intérêt, rente, etc., - est en substance la matérialisa- 25
tion d ' u n travail n o n payé. T o u t le secret de la faculté prolifique du capital,
est dans ce simple fait qu'il dispose d ' u n e certaine s o m m e de travail d'au-
trui qu'il ne paye pas. |
25
T o u t e s les formes d é v e l o p p é e s d u p r o c è s d e p r o d u c t i o n capitaliste é t a n t des formes d e l a co-
o p é r a t i o n , rien n ' e s t n a t u r e l l e m e n t plus facile q u e de faire a b s t r a c t i o n de leur c a r a c t è r e a n t a - 30
g o n i s t e e t d e les transformer a i n s i d ' u n c o u p d e b a g u e t t e e n formes d ' a s s o c i a t i o n libre,
c o m m e le fait le c o m t e A. de L a b o r d e d a n s s o n ouvrage i n t i t u l é : De l'esprit d'association dans
tous les intérêts de la communauté. Paris, 1818. Le Y a n k e e H. Carey e x é c u t e ce t o u r de force
avec le m ê m e succès à p r o p o s m ê m e du s y s t è m e esclavagiste.
26
Q u o i q u e les physiocrates n ' a i e n t p a s p é n é t r é le secret de la plus-value, ils o n t au m o i n s re- 35
c o n n u q u ' e l l e est « u n e richesse i n d é p e n d a n t e et d i s p o n i b l e q u ' i l (son possesseur) n'a point
achetée et qu'il vend». (Turgot, l . c . p. 11.)

460
Chapitre XIX · Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

|231| SIXIÈME SECTION

Le salaire

CHAPITRE X I X

Transformation de la valeur
5 ou du prix de la force de travail en salaire

A la surface de la société bourgeoisie la rétribution du travailleur se repré-


sente c o m m e le salaire du travail: t a n t d'argent payé pour t a n t de travail.
Le travail l u i - m ê m e est d o n c traité c o m m e u n e m a r c h a n d i s e d o n t les prix
courants oscillent au-dessus ou au-dessous de sa valeur.
10 M a i s qu'est-ce q u e la v a l e u r ? La forme objective du travail social dé-
pensé dans la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e . Et c o m m e n t m e s u r e r la gran-
deur de valeur d ' u n e m a r c h a n d i s e ? Par la q u a n t i t é de travail qu'elle
contient. C o m m e n t dès lors déterminer, par exemple, la valeur d ' u n e j o u r -
n é e de travail de d o u z e h e u r e s ? Par les d o u z e heures de travail c o n t e n u e s
1
15 d a n s la j o u r n é e de d o u z e heures, ce qui est u n e tautologie a b s u r d e .
P o u r être v e n d u sur le m a r c h é à titre de m a r c h a n d i s e , le travail devrait
en tout cas exister auparavant. M a i s si le travailleur pouvait lui d o n n e r u n e
1
« M . R i c a r d o évite assez i n g é n i e u s e m e n t u n e difficulté, q u i à p r e m i è r e v u e m e n a c e d'infir-
m e r s a d o c t r i n e q u e l a v a l e u r d é p e n d d e l a q u a n t i t é d e travail e m p l o y é e d a n s l a p r o d u c t i o n . S i
20 l'on p r e n d ce p r i n c i p e à la lettre, il en r é s u l t e q u e la valeur du travail d é p e n d de la q u a n t i t é de
travail e m p l o y é e à le p r o d u i r e , - ce q u i est é v i d e m m e n t a b s u r d e . P a r un d é t o u r adroit, M. R i -
c a r d o fait d é p e n d r e la valeur du travail de la q u a n t i t é de travail r e q u i s e p o u r p r o d u i r e les sa-
laires, par q u o i i l e n t e n d l a q u a n t i t é d e travail r e q u i s e p o u r p r o d u i r e l'argent o u les m a r c h a n -
dises d o n n é e s au travailleur. C'est c o m m e si l'on disait q u e la v a l e u r d ' u n h a b i l l e m e n t est
25 e s t i m é e , n o n d'après l a q u a n t i t é d e travail d é p e n s é e d a n s s a p r o d u c t i o n , m a i s d ' a p r è s l a q u a n -
tité de travail d é p e n s é e d a n s la p r o d u c t i o n de l'argent c o n t r e l e q u e l l ' h a b i l l e m e n t est
é c h a n g é . » (Critical Dissertation on the nature, etc., of value, p. 50, 51.)

461
Sixième section • Le salaire

existence matérielle, séparée et i n d é p e n d a n t e de sa personne, il vendrait de


2
la m a r c h a n d i s e et n o n du travail .
Abstraction faite de ces contradictions, un échange direct d'argent, c'est-
à-dire de travail réalisé, contre du travail vivant, ou b i e n supprimerait la loi
de la valeur qui se développe p r é c i s é m e n t sur la base de la p r o d u c t i o n capi- 5
taliste, ou bien supprimerait la p r o d u c t i o n capitaliste elle-même q u i est
fondée précisément sur le travail salarié. La j o u r n é e de travail de d o u z e
heures se réalise par exemple dans u n e valeur m o n é t a i r e de six francs. Si
l'échange se fait entre équivalents, l'ouvrier obtiendra d o n c six francs p o u r
un travail de d o u z e heures, ou le prix de son travail sera égal au prix de son 10
produit. D a n s ce cas il ne produirait pas un brin de plus-value p o u r l'ache-
teur de son travail, les six francs ne se m é t a m o r p h o s e r a i e n t pas en capital
et la base de la production capitaliste disparaîtrait. Or c'est p r é c i s é m e n t sur
cette base qu'il vend son travail et que ||232| son travail est travail salarié.
Ou bien il obtient pour d o u z e heures de travail m o i n s de six francs, c'est-à- 15
dire m o i n s de d o u z e heures de travail. D o u z e h e u r e s de travail s'échangent
d a n s ce cas contre dix, six, etc., heures de travail. Poser ainsi c o m m e égales
des quantités inégales, ce n'est pas s e u l e m e n t anéantir t o u t e d é t e r m i n a t i o n
de la valeur. Il est m ê m e impossible de formuler c o m m e loi u n e contradic-
3
t i o n de ce genre q u i se détruit e l l e - m ê m e . 20
Il ne sert de rien de vouloir expliquer un tel échange de plus contre
m o i n s par la différence de forme entre les travaux échangés, l'acheteur
4
payant en travail passé ou réalisé, et le v e n d e u r en travail actuel ou v i v a n t .
M e t t o n s q u ' u n article représente six heures de travail. S'il survient u n e in-
vention q u i permette de la produire désormais en trois heures, l'article déjà 25
produit, déjà circulant sur le m a r c h é , n ' a u r a plus que la m o i t i é de sa valeur
primitive. Il ne représentera plus q u e trois heures de travail, q u o i q u ' i l y en

2
« Si vous appelez le travail u n e m a r c h a n d i s e , ce n ' e s t pas c o m m e u n e m a r c h a n d i s e q u i est
d ' a b o r d p r o d u i t e e n v u e d e l ' é c h a n g e e t p o r t é e e n s u i t e a u m a r c h é , o ù elle doit être é c h a n g é e
c o n t r e d ' a u t r e s m a r c h a n d i s e s s u i v a n t les q u a n t i t é s d e c h a c u n e q u i p e u v e n t s e t r o u v e r e n 30
m ê m e t e m p s sur le m a r c h é ; le travail est créé au m o m e n t où on le p o r t e au m a r c h é ; on p e u t
dire m ê m e q u ' i l est p o r t é au m a r c h é a v a n t d'être créé.» (Observations on some verbal disputes,
etc., p . 7 5 , 76.)
3
« S i l'on traite le travail c o m m e u n e m a r c h a n d i s e , et le capital, le p r o d u i t du travail, c o m m e
u n e a u t r e , alors, si les valeurs de ces d e u x m a r c h a n d i s e s s o n t d é t e r m i n é e s p a r d'égales q u a n t i - 35
tés d e travail, u n e s o m m e d e travail d o n n é e s ' é c h a n g e r a . . . . p o u r l a q u a n t i t é d e c a p i t a l q u i
a u r a été p r o d u i t e par l a m ê m e s o m m e d e travail. D u travail passé s ' é c h a n g e r a p o u r l a m ê m e
s o m m e d e travail présent. M a i s l a v a l e u r d u travail p a r r a p p o r t a u x a u t r e s m a r c h a n d i s e s . . . .
n ' e s t p a s d é t e r m i n é e p a r des q u a n t i t é s d e travail égales.» ( E . G . W a k e f i e l d d a n s son édit. d e
A d a m S m i t h . Wealth of Nations, v. I. L o n d , 1835, p. [230,] 2 3 1 , note.) 40
4
« I l a fallu c o n v e n i r (encore u n e é d i t i o n du ( c o n t r a t s o c i a h ) q u e t o u t e s les fois q u ' i l é c h a n g e -
rait du travail fait c o n t r e du travail à faire, le d e r n i e r (le capitaliste) a u r a i t u n e v a l e u r s u p é -
r i e u r e au p r e m i e r (le travailleur).» ( S i s m o n d i , De la richesse commerciale. G e n è v e , 1 8 0 3 , 1.1,
p . 37.)

462
Chapitre XIX · Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

ait six de réalisées en lui. Cette forme de travail réalisé n'ajoute d o n c rien à
la valeur, dont la g r a n d e u r reste au contraire toujours d é t e r m i n é e par le
q u a n t u m de travail actuel et socialement nécessaire qu'exige la p r o d u c t i o n
d'une marchandise.
5 Ce qui sur le m a r c h é fait d i r e c t e m e n t vis-à-vis au capitaliste, ce n'est pas
le travail, mais le travailleur. Ce q u e celui-ci vend, c'est l u i - m ê m e , sa force
de travail. Dès qu'il c o m m e n c e à m e t t r e cette force en m o u v e m e n t , à tra-
vailler, or, dès q u e son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui apparte-
nir et ne p e u t plus désormais être v e n d u par lui. Le travail est la s u b s t a n c e
5
10 et la m e s u r e i n h é r e n t e des valeurs, m a i s il n ' a l u i - m ê m e a u c u n e valeur .
D a n s l'expression: valeur du travail, l'idée de valeur est c o m p l è t e m e n t
éteinte. C'est u n e expression irrationnelle telle que par exemple valeur de la
terre. Ces expressions irrationnelles ont c e p e n d a n t leur source d a n s les rap-
ports de p r o d u c t i o n e u x - m ê m e s d o n t elles réfléchissent les formes p h é n o -
15 ménales. On sait d'ailleurs dans toutes les sciences, à l'économie politique
6
près, qu'il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité .
Ayant e m p r u n t é n a ï v e m e n t , sans a u c u n e vérification préalable, à la vie
ordinaire la catégorie « p r i x du travail», l'économie politique classique se
d e m a n d a après coup c o m m e n t ce prix était d é t e r m i n é . Elle r e c o n n u t bien-
20 tôt q u e p o u r le travail c o m m e p o u r t o u t e autre m a r c h a n d i s e , le rapport en-
tre l'offre et la d e m a n d e n ' e x p l i q u e rien que les oscillations du prix de
m a r c h é au-dessus ou au-dessous d ' u n e certaine grandeur. Dès q u e l'offre et
la d e m a n d e se font équilibre, les variations de prix qu'elles avaient provo-
quées cessent, m a i s là cesse aussi tout l'effet de l'offre et la d e m a n d e . D a n s
25 leur état d'équilibre, le prix du travail ne d é p e n d plus de leur action et doit

s
« L e travail, la m e s u r e exclusive de la valeur . . . . le c r é a t e u r exclusif de t o u t e richesse, n ' e s t
pas m a r c h a n d i s e . » ( T h . H o d g s k i n , l . c . p . 186.)
6
Déclarer q u e ces expressions i r r a t i o n n e l l e s sont p u r e l i c e n c e p o é t i q u e , c'est t o u t s i m p l e m e n t
u n e preuve d e l ' i m p u i s s a n c e d e l'analyse. A u s s i ai-je relevé cette p h r a s e d e P r o u d h o n : « L e
30 travail est dit valoir, n o n p a s en t a n t q u e m a r c h a n d i s e l u i - m ê m e , m a i s en vue des valeurs
q u ' o n s u p p o s e r e n f e r m é e s p u i s s a n c i e l l e m e n t en lui. La valeur du travail est u n e e x p r e s s i o n fi-
gurée, etc.» Il ne voit, ai-je dit, d a n s le travail m a r c h a n d i s e , q u i est d ' u n e réalité effrayante,
q u ' u n e ellipse g r a m m a t i c a l e . D o n c t o u t e l a société a c t u e l l e , f o n d é e sur l e travail m a r c h a n d i s e ,
est d é s o r m a i s fondée sur u n e l i c e n c e p o é t i q u e , sur u n e expression figurée. L a société veut-elle
35 é l i m i n e r « t o u s les i n c o n v é n i e n t s » q u i l a travaillent, e h b i e n ! q u ' e l l e é l i m i n e les t e r m e s m a l -
s o n n a n t s , qu'elle c h a n g e de langage ; et p o u r cela elle n ' a q u ' à s'adresser à l ' A c a d é m i e , p o u r
l u i d e m a n d e r u n e n o u v e l l e é d i t i o n de s o n d i c t i o n n a i r e . (K. M a r x , Misère de la philosophie,
p. 34, 35.) Il est n a t u r e l l e m e n t e n c o r e b i e n plus c o m m o d e de n ' e n t e n d r e p a r v a l e u r a b s o l u -
m e n t rien. O n p e u t alors faire e n t r e r sans façon, n ' i m p o r t e q u o i d a n s cette catégorie. A i n s i e n
40 est-il chez J . B . Say. Q u ' e s t - c e q u e l a « v a l e u r » ? R é p o n s e : « C ' e s t c e q u ' u n e c h o s e v a u t . » E t
q u ' e s t - c e q u e l e « p r i x » ? R é p o n s e : « L a v a l e u r d ' u n e chose e x p r i m é e e n m o n n a i e . » E t p o u r -
q u o i « l e travail d e l a t e r r e » a-t-il « u n e v a l e u r » ? Parce q u ' o n y m e t u n prix. A i n s i l a v a l e u r est
ce q u ' u n e c h o s e vaut, et la terre a u n e « v a l e u r » parce q u ' o n e x p r i m e sa valeur en m o n n a i e .
Voilà e n t o u t cas u n e m é t h o d e b i e n s i m p l e d e s'expliquer l e c o m m e n t e t l e p o u r q u o i des
45 choses.

463
Sixième section · Le salaire

d o n c être d é t e r m i n é c o m m e si elles n'existaient pas. Ce prix-là, ce centre


de gravitation des prix de m a r c h é , se présenta ainsi c o m m e le véritable ob-
j e t de l'analyse scientifique.
O n arriva encore a u m ê m e résultat e n considérant u n e période d e plu-
sieurs a n n é e s et en c o m p a r a n t les m o y e n n e s auxquelles se réduisent, par 5
des c o m p e n s a t i o n s continuelles, les m o u v e m e n t s alternants de h a u s s e et
de baisse. On trouva ainsi des prix m o y e n s , des grandeurs plus ou m o i n s
constantes q u i s'affirment d a n s les oscillations m ê m e s des prix de m a r c h é
et en forment les régulateurs i n t i m e s . Ce prix m o y e n d o n c , «le prix néces-
saire» des physiocrates, «le prix n a t u r e l » d ' A d a m S m i t h - ne p e u t être 10
p o u r le travail, de m ê m e q u e pour t o u t e autre m a r c h a n d i s e , q u e sa valeur,
exprimée en argent. « L a m a r c h a n d i s e , dit A d a m Smith, est alors v e n d u e
précisément ce qu'elle vaut.»
L ' é c o n o m i e classique croyait avoir de cette façon r e m o n t é des prix acci-
dentels du travail à sa valeur réelle. Puis elle d é t e r m i n a cette valeur par la 15
valeur des subsistances nécessaires p o u r l'entretien et la r e p r o d u c t i o n du
travailleur. A son insu elle changeait ainsi de terrain, en substituant à la
valeur du travail, j u s q u e - l à l'objet apparent de ses recherches, la valeur de
la force de travail, force qui n'existe q u e dans la personnalité du travailleur
et se distingue de sa fonction, le travail, tout c o m m e u n e m a c h i n e se dis- 20
tingue de ses opérations. La m a r c h e de l'analyse avait d o n c forcément
c o n d u i t n o n - s e u l e m e n t des prix de m a r c h é du travail à son ||233| prix n é -
cessaire ou sa valeur, m a i s avait fait résoudre la soi-disant valeur du travail
en valeur de la force de travail, de sorte que celle-là ne devait être traitée
désormais que c o m m e forme p h é n o m é n a l e de celle-ci. Le résultat a u q u e l 25
l'analyse aboutissait était d o n c , n o n de résoudre le p r o b l è m e tel qu'il se
présenta au point de départ, m a i s d'en changer e n t i è r e m e n t les termes.
L ' é c o n o m i e classique ne parvint j a m a i s à s'apercevoir de ce q u i p r o q u o ,
exclusivement préoccupée qu'elle était de la différence entre les prix cou-
rants du travail et sa valeur, du rapport de celle-ci avec les valeurs des m a r - 30
chandises, avec le t a u x du profit, etc. Plus elle approfondit l'analyse de la
valeur en général, plus la soi-disant valeur du travail l'impliqua d a n s des
contradictions inextricables.
Le salaire est le p a y e m e n t du travail à sa valeur ou à des prix q u i en di-
vergent. Il i m p l i q u e d o n c q u e valeur et prix accidentels de la force de tra- 35
vail aient déjà subi un c h a n g e m e n t de forme qui les fasse apparaître
c o m m e valeur et prix du travail l u i - m ê m e . E x a m i n o n s m a i n t e n a n t de plus
près cette transformation.
7
M e t t o n s que la force de travail ait u n e valeur journalière de trois francs ,
7
C o m m e d a n s la section V, on s u p p o s e q u e la valeur p r o d u i t e en u n e h e u r e de travail soit 40
égale à un demi-franc.

464
Chapitre XIX · Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

8
et q u e la j o u r n é e de travail soit de d o u z e h e u r e s . En confondant m a i n t e -
n a n t la valeur de la force avec la valeur de sa fonction, le travail qu'elle
fait, on obtient cette formule : Le travail de douze heures a une valeur de trois
francs. Si le prix de la force était au-dessous ou au-dessus de sa valeur, soit
5 de quatre francs ou de d e u x , le prix courant du travail de d o u z e h e u r e s se-
rait également de quatre francs ou de deux. Il n'y a rien de changé q u e la
forme. La valeur du travail ne réfléchit q u e la valeur de la force d o n t il est
la fonction, et les prix de m a r c h é du travail s'écartent de sa soi-disant va-
leur dans la m ê m e proportion q u e les prix de m a r c h é de la force du travail
10 s'écartent de sa valeur.
N ' é t a n t q u ' u n e expression irrationnelle p o u r la valeur de la force
ouvrière, la valeur du travail doit é v i d e m m e n t être toujours m o i n d r e q u e
celle de son produit, car le capitaliste prolonge toujours le f o n c t i o n n e m e n t
de cette force au delà du t e m p s nécessaire p o u r en reproduire l'équivalent.
15 D a n s notre exemple, il faut six heures par j o u r pour produire u n e valeur de
trois francs, c'est-à-dire la valeur journalière de la force de travail, m a i s
c o m m e celle-ci fonctionne p e n d a n t d o u z e heures, elle rapporte q u o t i d i e n -
n e m e n t u n e valeur de six francs. On arrive ainsi au résultat absurde q u ' u n
9
travail q u i crée u n e valeur de six francs n ' e n v a u t q u e trois . M a i s cela n'est
20 pas visible à l'horizon de la société capitaliste. T o u t au contraire : là la va-
leur de trois francs, p r o d u i t e en six heures de travail, dans u n e m o i t i é de la
j o u r n é e , se présente c o m m e la valeur du travail de d o u z e heures, de la jour-
n é e tout entière. En recevant par j o u r un salaire de trois francs, l'ouvrier
paraît d o n c avoir reçu t o u t e la valeur d u e à son travail, et c'est p r é c i s é m e n t
25 p o u r q u o i l'excédant de la valeur de son produit sur celle de son salaire,
prend la forme d ' u n e plus-value de trois francs, créée par le capital et n o n
par le travail.
La forme salaire, ou p a y e m e n t direct du travail, fait donc disparaître
t o u t e trace de la division de la j o u r n é e en travail nécessaire et surtravail, en
30 travail payé et n o n payé, de sorte que t o u t le travail de l'ouvrier libre est
censé être payé. D a n s le servage le travail du corvéable pour l u i - m ê m e et
son travail forcé pour le seigneur sont n e t t e m e n t séparés l ' u n de l'autre par
le temps et l'espace. D a n s le système esclavagiste, la partie m ê m e de la
j o u r n é e où l'esclave ne fait q u e remplacer la valeur de ses subsistances, où

8
35 En d é t e r m i n a n t la v a l e u r j o u r n a l i è r e de la force de travail par la v a l e u r des m a r c h a n d i s e s
q u ' e x i g e , p a r j o u r m o y e n , l ' e n t r e t i e n n o r m a l d e l'ouvrier, i l est s o u s - e n t e n d u q u e s a d é p e n s e
en force soit n o r m a l e , ou q u e la j o u r n é e de travail ne d é p a s s e pas les limites c o m p a t i b l e s avec
u n e certaine d u r é e m o y e n n e d e l a vie d u travailleur.
9
C o m p a r e z Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 40, où j ' a n n o n c e q u e l ' é t u d e du c a p i t a l
40 n o u s fournira l a s o l u t i o n d u p r o b l è m e s u i v a n t : C o m m e n t l a p r o d u c t i o n b a s é e sur l a v a l e u r
d ' é c h a n g e d é t e r m i n é e p a r le seul t e m p s de travail c o n d u i t - e l l e à ce résultat, q u e la v a l e u r
d ' é c h a n g e d u travail est p l u s p e t i t e q u e l a v a l e u r d ' é c h a n g e d e s o n p r o d u i t ?

465
Sixième section · Le salaire

il travaille d o n c en fait pour l u i - m ê m e , ne semble être q u e du travail p o u r


10
son propriétaire. T o u t son travail revêt l'apparence de travail n o n p a y é .
C'est l'inverse chez le travail salarié: m ê m e le surtravail ou travail n o n
payé revêt l'apparence de travail payé. Là le rapport de propriété dissimule
le travail de l'esclave p o u r l u i - m ê m e , ici le rapport m o n é t a i r e dissimule le 5
travail gratuit du salarié p o u r son capitaliste.
O n c o m p r e n d m a i n t e n a n t l ' i m m e n s e i m p o r t a n c e q u e possède d a n s l a
pratique ce c h a n g e m e n t de forme qui fait apparaître la r é t r i b u t i o n de la
force de travail c o m m e salaire du travail, le prix de la force c o m m e prix de
sa fonction. Cette forme, q u i n ' e x p r i m e q u e les fausses apparences du tra- 10
vail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en m o n -
tre p r é c i s é m e n t le contraire; c'est d'elle que dérivent toutes les n o t i o n s
j u r i d i q u e s du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la pro-
d u c t i o n capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux-fuyants
apologétiques de l ' é c o n o m i e vulgaire. 15
S'il faut b e a u c o u p de t e m p s avant q u e l'histoire ne parvienne à déchif-
frer le secret du salaire du travail, rien n'est au contraire plus facile à c o m -
p r e n d r e q u e la nécessité, q u e les raisons d'être de cette forme p h é n o m é -
nale.
R i e n ne distingue au p r e m i e r abord l'échange entre capital et travail de 20
l'achat et de la vente de t o u t e autre m a r c h a n d i s e . L ' a c h e t e u r d o n n e u n e
certaine s o m m e d'argent, le v e n d e u r un article q u i diffère de l'argent. Au
point de vue du droit, on ne reconnaît d o n c d a n s le contrat de travail
d'autre ||234| différence d'avec tout autre genre de contrat q u e celle conte-
n u e d a n s les formules j u r i d i q u e m e n t équivalentes : Do ut des, do ut facias, 25
facio ut des et facio ut facias. (Je d o n n e p o u r q u e tu d o n n e s , je d o n n e p o u r
q u e tu fasses, je fais p o u r que tu d o n n e s , je fais pour q u e tu fasses.)
Valeur d'usage et valeur d'échange étant par leur n a t u r e des grandeurs
i n c o m m e n s u r a b l e s entre elles, les expressions «valeur du travail», « p r i x du
travail» ne s e m b l e n t pas plus irrationnelles que les expressions «valeur du 30
c o t o n » , «prix du c o t o n » . En outre le travailleur n'est payé qu'après avoir
livré son travail. Or d a n s sa fonction de m o y e n de p a y e m e n t , l'argent ne
fait q u e réaliser après c o u p la valeur ou le prix de l'article livré, c'est-à-dire
d a n s n o t r e cas la valeur ou le prix du travail exécuté. Enfin la valeur
d'usage q u e l'ouvrier fournit au capitaliste, ce n'est pas en réalité sa force 35
de travail, m a i s l'usage de cette force, sa fonction, le travail. D'après toutes

10
Le Morning Star, o r g a n e l i b r e - é c h a n g i s t e de L o n d r e s , naïf j u s q u ' à la sottise, ne cessait de d é -
plorer p e n d a n t l a g u e r r e civile a m é r i c a i n e , avec t o u t e l ' i n d i g n a t i o n m o r a l e q u e l a n a t u r e h u -
m a i n e p e u t ressentir, q u e les n è g r e s travaillassent a b s o l u m e n t p o u r r i e n d a n s les É t a t s confé-
dérés. I l a u r a i t m i e u x fait d e s e d o n n e r l a p e i n e d e c o m p a r e r l a n o u r r i t u r e j o u r n a l i è r e d ' u n d e 40
ces nègres avec celle p a r e x e m p l e de l'ouvrier libre d a n s Y East End de L o n d r e s .

466
Chapitre XIX • Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

les apparences ce q u e le capitaliste paye, c'est donc la valeur de l'utilité


q u e l'ouvrier lui d o n n e , la valeur du travail, - et n o n celle de la force de
travail que l'ouvrier ne s e m b l e pas aliéner. La seule expérience de la vie
pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de sa-
5 tisfaire un besoin, qu'il a de c o m m u n avec toutes les m a r c h a n d i s e s , et celle
de créer de la valeur, qui le distingue de toutes les m a r c h a n d i s e s et l'exclut,
c o m m e é l é m e n t formateur de la valeur, de la possibilité d'en avoir a u c u n e .
Plaçons-nous au point de vue de l'ouvrier à qui son travail de d o u z e
heures rapporte u n e valeur produite en six heures, soit trois francs. Son tra-
10 vail de d o u z e h e u r e s est p o u r lui en réalité le m o y e n d'achat des trois
francs. Il se p e u t q u e sa rétribution tantôt s'élève à quatre francs, t a n t ô t
t o m b e à deux, par suite ou des c h a n g e m e n t s survenus dans la valeur de sa
force ou des fluctuations d a n s le rapport de l'offre et de la d e m a n d e , -
l'ouvrier n ' e n d o n n e pas m o i n s toujours d o u z e heures de travail. T o u t e va-
15 riation de g r a n d e u r d a n s l'équivalent qu'il reçoit lui apparaît d o n c néces-
sairement c o m m e u n e variation dans la valeur ou le prix de ses d o u z e
heures de travail. A d a m S m i t h q u i traite la j o u r n é e de travail c o m m e u n e
11
g r a n d e u r c o n s t a n t e , s'appuie au contraire sur ce fait pour soutenir q u e le
travail ne varie j a m a i s dans sa valeur propre. « Q u e l l e que soit la q u a n t i t é
20 de denrées, dit-il, q u e l'ouvrier reçoive en r é c o m p e n s e de son travail, le
prix qu'il paye est toujours le m ê m e . Ce prix, à la vérité, p e u t acheter t a n t ô t
u n e plus grande, tantôt u n e plus petite q u a n t i t é de ces denrées : m a i s c'est
la valeur de celles-ci qui varie, et non celle du travail qui les achète . . . . Des
12
quantités égales de travail sont toujours d ' u n e valeur é g a l e . »
25 Prenons m a i n t e n a n t le capitaliste. Q u e veut celui-ci? O b t e n i r le plus de
travail possible p o u r le m o i n s d'argent possible. Ce qui l'intéresse p r a t i q u e -
m e n t ce n'est d o n c q u e la différence entre le prix de la force de travail et la
valeur qu'elle crée par sa fonction. M a i s il cherche à acheter de m ê m e tout
autre article au meilleur m a r c h é possible et s'explique partout le profit par
30 ce simple truc : acheter des m a r c h a n d i s e s au-dessous de leur valeur et les
vendre au-dessus. Aussi n'arrive-t-il j a m a i s à s'apercevoir q u e s'il existait
réellement u n e chose telle q u e la valeur du travail, et qu'il eût à payer cette
valeur, il n'existerait plus de capital et q u e son argent perdrait la qualité
occulte de faire des petits.
35 Le m o u v e m e n t réel du salaire présente en outre des p h é n o m è n e s q u i
semblent prouver q u e ce n'est pas la valeur de la force de travail, m a i s la
valeur de sa fonction, du travail l u i - m ê m e , qui est payée. Ces p h é n o m è n e s
peuvent se r a m e n e r à d e u x grandes classes. P r e m i è r e m e n t : Variations du
11
A d . S m i t h n e fait a l l u s i o n à l a v a r i a t i o n d e l a j o u r n é e d e travail q u ' a c c i d e n t e l l e m e n t , q u a n d
40 il l u i arrive de parler du salaire a u x pièces.
12
A. S m i t h , Richesse des nations, etc., trad, p a r G. G a r n i e r , Paris, 1802, 1.1, p. 6 5 , 6 6 .

467
Sixième section • Le salaire

salaire suivant les variations de la durée du travail. On pourrait tout aussi


b i e n conclure que ce n ' e s t pas la valeur de la m a c h i n e q u i est payée m a i s
celle de ses opérations, parce qu'il coûte plus cher de louer u n e m a c h i n e
pour u n e s e m a i n e que p o u r un jour. S e c o n d e m e n t : La différence d a n s les
salaires individuels de travailleurs qui s'acquittent de la m ê m e fonction. 5
On retrouve cette différence, m a i s sans qu'elle puisse faire illusion, d a n s le
système de l'esclavage où, f r a n c h e m e n t et sans détours, c'est la force de tra-
vail elle-même qui est v e n d u e . Il est vrai que si la force de travail dépasse
la m o y e n n e , c'est un avantage, et si elle lui est inférieure, c'est un préju-
dice, d a n s le système de l'esclavage pour le propriétaire d'esclaves, d a n s le 10
système du salariat p o u r le travailleur, parce q u e dans le dernier cas ce-
lui-ci vend l u i - m ê m e sa force de travail et que, dans le premier, elle est
v e n d u e par un tiers.
Il en est d'ailleurs de la forme «valeur et prix du travail» ou « s a l a i r e »
vis-à-vis du rapport essentiel qu'elle renferme, savoir: la valeur et le prix de 15
la force de travail, c o m m e de toutes les formes p h é n o m é n a l e s vis-à-vis de
leur substratum. Les premières se réfléchissent s p o n t a n é m e n t , i m m é d i a t e -
m e n t dans l ' e n t e n d e m e n t , le second doit être découvert par la science.
L ' é c o n o m i e politique classique t o u c h e de près le véritable état des choses
sans j a m a i s le formuler c o n s c i e m m e n t . Et cela lui sera impossible tant 20
qu'elle n ' a u r a pas dépouillé sa vieille p e a u bourgeoise. |

|235| CHAPITRE XX

Le salaire au temps

Le salaire revêt à son t o u r des formes très-variées sur lesquelles les a u t e u r s


de traités d'économie, q u e le fait brutal seul intéresse, ne fournissent 25
a u c u n éclaircissement. U n e exposition de toutes ces formes ne p e u t évi-
d e m m e n t trouver place d a n s cet ouvrage ; c'est l'affaire des traités spéciaux
sur le travail salarié. M a i s il convient de développer ici les d e u x formes
fondamentales.
La vente de la force de travail a toujours lieu, c o m m e on s'en souvient, 30
pour u n e période de t e m p s d é t e r m i n é e . La forme apparente sous laquelle
se présente la valeur soit journalière, h e b d o m a d a i r e ou annuelle, de la
force de travail, est d o n c en premier lieu celle du salaire au t e m p s , c'est-à-
dire du salaire à la j o u r n é e , à la s e m a i n e , etc.
13
La s o m m e d ' a r g e n t q u e l'ouvrier reçoit p o u r son travail du jour, de la 35

13
L a valeur d e l'argent est ici toujours s u p p o s é e c o n s t a n t e .

468
Chapitre XX · Le salaire au temps

semaine, etc., forme le m o n t a n t de son salaire n o m i n a l ou estimé en va-


leur. Mais il est clair q u e suivant la l o n g u e u r de sa j o u r n é e ou suivant la
quantité de travail livré par lui c h a q u e jour, le m ê m e salaire q u o t i d i e n ,
h e b d o m a d a i r e etc., p e u t représenter un prix du travail très-différent, c'est-
5 à-dire des s o m m e s d'argent très-différentes payées pour un m ê m e q u a n t u m
14
de t r a v a i l . Q u a n d il s'agit du salaire au temps, il faut d o n c distinguer de
n o u v e a u entre le m o n t a n t total du salaire quotidien, h e b d o m a d a i r e , etc., et
le prix du travail. C o m m e n t trouver ce dernier ou la valeur m o n é t a i r e d ' u n
q u a n t u m de travail d o n n é ? Le prix m o y e n du travail s'obtient en divisant
10 la valeur journalière m o y e n n e que possède la force de travail par le n o m b r e
d'heures q u e compte en m o y e n n e la j o u r n é e de travail.
La valeur journalière de la force de travail est-elle par e x e m p l e de trois
francs, valeur produite en six heures, et la j o u r n é e de travail de d o u z e
3f
=
heures, le prix d ' u n e h e u r e est alors égal à — 25 centimes. Le prix ainsi
15 trouvé de l'heure de travail sert d'unité de m e s u r e p o u r le prix du travail.
Il suit de là q u e le salaire journalier, le salaire h e b d o m a d a i r e , etc., peu-
vent rester les m ê m e s , q u o i q u e le prix du travail t o m b e c o n s t a m m e n t . Si la
j o u r n é e de travail est de dix heures et la valeur journalière de la force de
travail de trois francs, alors l'heure de travail est payée à 30 c e n t i m e s . Ce
20 prix t o m b e à 25 c. dès q u e la j o u r n é e de travail s'élève à d o u z e h e u r e s et à
20 c, dès qu'elle s'élève à q u i n z e h e u r e s . Le salaire journalier ou h e b d o m a -
daire reste malgré cela invariable. Inversement ce salaire p e u t s'élever
q u o i q u e le prix du travail reste constant ou m ê m e t o m b e .
Si la j o u r n é e de travail est de dix h e u r e s et la valeur journalière de la
25 force de travail de 3 francs, le prix d ' u n e h e u r e de travail sera de 30 cen-
times. L'ouvrier travaille-t-il d o u z e heures par suite d ' u n ||236| surcroît
d'occupation, le prix du travail restant le m ê m e , son salaire q u o t i d i e n
s'élève alors à 3 francs 60, sans que le prix du travail varie. Le m ê m e résul-
tat pourrait se produire si, au lieu de la g r a n d e u r extensive, la g r a n d e u r in-
15
30 tensive du travail a u g m e n t a i t .
T a n d i s q u e le salaire n o m i n a l à la j o u r n é e ou à la s e m a i n e a u g m e n t e , le
prix du travail p e u t d o n c rester le m ê m e ou baisser. Il en est de m ê m e de la
recette de la famille ouvrière dès q u e le q u a n t u m de travail fourni p a r son
14
« L e prix du travail est la s o m m e p a y é e p o u r u n e q u a n t i t é d o n n é e de t r a v a i l . » (Sir Edward
35 West: Price of Corn and Wages of Labour. Lond., 1826, p.67.) Ce West est l ' a u t e u r d ' u n écrit a n o -
n y m e , q u i a fait é p o q u e d a n s l'histoire de l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e : «Essay on the Application of
Capital to Land. By a Fellow of Univ. College of Oxford. Lond., 1 8 1 5 . »
15
« L e salaire d u travail d é p e n d d u prix d u travail e t d e l a q u a n t i t é d u travail a c c o m p l i . . . .
U n e élévation d e s salaires n ' i m p l i q u e p a s n é c e s s a i r e m e n t u n e a u g m e n t a t i o n des prix d u tra-
40 vail. Les salaires p e u v e n t c o n s i d é r a b l e m e n t croître p a r s u i t e d ' u n e p l u s g r a n d e a b o n d a n c e d e
b e s o g n e , s a n s q u e le p r i x du travail c h a n g e . » (West, 1. c. p . 6 7 , 68 et 112.) Q u a n t à la q u e s t i o n
p r i n c i p a l e : C o m m e n t d é t e r m i n e - t - o n l e prix d u t r a v a i l ? W e s t s'en tire avec des b a n a l i t é s .

469
Sixième section · Le salaire

chef est a u g m e n t é de celui de ses autres m e m b r e s . On voit que la d i m i n u -


tion directe du salaire à la j o u r n é e ou à la s e m a i n e n'est pas la seule m é -
16
t h o d e pour faire baisser le prix du t r a v a i l . En général on obtient cette l o i :
D o n n é la quantité du travail q u o t i d i e n ou h e b d o m a d a i r e , le salaire quoti-
dien ou h e b d o m a d a i r e d é p e n d du prix du travail, lequel varie l u i - m ê m e 5
soit avec la valeur de la force ouvrière soit avec ses prix de m a r c h é .
Est-ce au contraire le prix du travail qui est d o n n é , alors le salaire à la
j o u r n é e ou à la s e m a i n e d é p e n d de la q u a n t i t é du travail q u o t i d i e n ou h e b -
domadaire.
L'unité de m e s u r e du salaire au temps, le prix d ' u n e h e u r e de travail, est 10
le q u o t i e n t q u ' o n obtient en divisant la valeur journalière de la force de tra-
vail par le n o m b r e d'heures de la j o u r n é e ordinaire. Si celle-ci est de d o u z e
heures, et qu'il en faille six p o u r produire la valeur j o u r n a l i è r e de la force
de travail, soit 3 francs, l'heure de travail aura un prix de 25 c e n t i m e s tout
en r e n d a n t u n e valeur de 50 c. Si m a i n t e n a n t l'ouvrier est occupé m o i n s de 15
d o u z e heures (ou m o i n s de six jours par s e m a i n e ) , soit h u i t ou six h e u r e s ,
il n ' o b t i e n d r a avec ce prix du travail q u e d e u x francs ou un franc et d e m i
p o u r salaire de sa j o u r n é e . Puisqu'il doit travailler six h e u r e s par j o u r
m o y e n s i m p l e m e n t pour produire un salaire correspondant à la valeur de
sa force de travail, ou, ce qui revient au m ê m e , à la valeur de ses subsis- 20
tances nécessaires, et qu'il travaille dans c h a q u e heure, u n e d e m i - h e u r e
p o u r l u i - m ê m e et u n e d e m i - h e u r e pour le capitaliste, il est clair qu'il lui est
impossible d ' e m p o c h e r son salaire n o r m a l d o n t il produit la valeur en six
heures, q u a n d son o c c u p a t i o n dure m o i n s de d o u z e h e u r e s .
De m ê m e q u ' o n a déjà constaté les suites funestes de l'excès de travail, 25
de m ê m e on découvre ici la source des m a u x q u i résultent p o u r l'ouvrier
17
d ' u n e occupation i n s u f f i s a n t e .
16
Ceci n ' é c h a p p e p o i n t a u r e p r é s e n t a n t l e p l u s f a n a t i q u e d e l a b o u r g e o i s i e i n d u s t r i e l l e d u dix-
h u i t i è m e siècle, l ' a u t e u r s o u v e n t cité de Y Essay on Trade and Commerce. Il est vrai q u ' i l e x p o s e
la chose d ' u n e m a n i è r e confuse. « C ' e s t la q u a n t i t é du travail, dit-il, et n o n s o n prix (le salaire 30
n o m i n a l d u j o u r o u d e l a s e m a i n e ) , q u i est d é t e r m i n é e par l e prix des provisions e t a u t r e s n é -
cessités ; r é d u i s e z le prix des choses nécessaires, et n a t u r e l l e m e n t v o u s r é d u i s e z la q u a n t i t é du
travail en p r o p o r t i o n . . . . L e s m a î t r e s m a n u f a c t u r i e r s savent q u ' i l est diverses m a n i è r e s d'éle-
ver et d'abaisser le prix du travail, sans s ' a t t a q u e r à son m o n t a n t n o m i n a l . » (L. c. p . 4 8 et 61.)
N. W. Senior, dit entre autres d a n s ses «Three Lectures on the Rate of Wages », où il m e t à profit 35
l'écrit d e W e s t sans l e citer: « L e travailleur est s u r t o u t intéressé a u m o n t a n t d e son s a l a i r e »
(p. 15). A i n s i , ce q u i intéresse p r i n c i p a l e m e n t le travailleur, c'est ce q u ' i l reçoit, le m o n t a n t
n o m i n a l du salaire, et n o n ce q u ' i l d o n n e , la q u a n t i t é du travail !
17
L'effet d e cette insuffisance a n o r m a l e d e b e s o g n e est c o m p l è t e m e n t différent d e c e l u i q u i
r é s u l t e d ' u n e r é d u c t i o n g é n é r a l e de la j o u r n é e de travail. Le p r e m i e r n ' a r i e n à faire avec la 40
l o n g u e u r a b s o l u e d e l a j o u r n é e d e travail, e t p e u t t o u t aussi b i e n s e p r o d u i r e avec u n e j o u r n é e
d e q u i n z e h e u r e s q u ' a v e c u n e j o u r n é e d e six. D a n s l e p r e m i e r cas, l e prix n o r m a l d u travail est
c a l c u l é sur cette d o n n é e q u e l'ouvrier travaille q u i n z e h e u r e s , d a n s l e s e c o n d sur cette a u t r e
q u ' i l e n travaille six c h a q u e j o u r e n m o y e n n e . L'effet reste d o n c l e m ê m e , s i d a n s u n cas i l n e
travaille q u e sept h e u r e s et d e m i e et d a n s l'autre q u e trois h e u r e s . 45

470
Chapitre XX • Le salaire au temps

Le salaire à l'heure est-il ainsi réglé que le capitaliste ne s'engage à payer


q u e les heures de la j o u r n é e où il d o n n e r a de la besogne, il p e u t dès lors oc-
cuper ses gens m o i n s q u e le t e m p s qui originairement sert de b a s e au sa-
laire à l'heure, l'unité de m e s u r e p o u r le prix du travail. C o m m e cette m e -
5 sure est d é t e r m i n é e p a r la proportion :
Valeur journalière de la force de travail
J o u r n é e d e travail d ' u n n o m b r e d'heures d o n n é
elle perd n a t u r e l l e m e n t t o u t sens, dès q u e la j o u r n é e de travail cesse de
compter un n o m b r e d'heures d é t e r m i n é . Il n'y a plus de rapport entre le
t e m p s de travail payé et celui qui ne l'est pas. Le capitaliste p e u t m a i n t e -
10 n a n t extorquer à l'ouvrier un certain q u a n t u m de surtravail, sans lui accor-
der le t e m p s de travail nécessaire à son entretien. Il p e u t a n é a n t i r t o u t e
régularité d ' o c c u p a t i o n et faire alterner arbitrairement, suivant sa c o m -
m o d i t é et ses intérêts du m o m e n t , le plus é n o r m e excès de travail avec
un c h ô m a g e partiel ou complet. Il peut sous le prétexte de payer le « p r i x
15 n o r m a l du travail» prolonger d é m e s u r é m e n t la j o u r n é e sans accorder au
travailleur la m o i n d r e c o m p e n s a t i o n . Telle fut en 1860 l'origine de la ré-
volte parfaitement légitime des ouvriers en b â t i m e n t de Londres contre la
tentative des capitalistes p o u r imposer ce genre de salaire. La limitation lé-
gale de la j o u r n é e de travail suffit p o u r m e t t r e un t e r m e à de semblables
20 scandales ; m a i s il n ' e n est pas de m ê m e n a t u r e l l e m e n t du c h ô m a g e causé
par la concurrence des m a c h i n e s , par la substitution du travail i n h a b i l e au
travail habile, des enfants et des femmes aux h o m m e s , etc., enfin par des
crises partielles ou générales.
Le prix du travail p e u t rester n o m i n a l e m e n t constant et n é a n m o i n s t o m -
25 ber au-dessous de son niveau n o r m a l , b i e n que le salaire à la j o u r n é e ou à
la s e m a i n e s'élève. Ceci a lieu toutes les fois q u e la j o u r n é e est prolongée
au delà de sa durée ordinaire, en m ê m e t e m p s q u e l'heure de travail ne
change pas de prix. Si d a n s la fraction
V a l e u r journalière de la force de travail
J o u r n é e de travail
30 le d é n o m i n a t e u r a u g m e n t e , le n u m é r a t e u r a u g m e n t e ||237| plus rapide-
m e n t encore. La valeur de la force de travail, en raison de son u s u r e , croît
avec la durée de sa fonction et m ê m e en proportion plus rapide q u e l'incré-
m e n t d e cette durée.
D a n s b e a u c o u p de b r a n c h e s d'industrie où le salaire au t e m p s prédo-
35 m i n e , sans limitation légale de la j o u r n é e , il est passé p e u à p e u en h a b i -
t u d e de compter c o m m e n o r m a l e («normal working day», «the day's work»,
«the regular hours of work»), u n e partie de la j o u r n é e qui ne dure q u ' u n cer-
tain n o m b r e d'heures, par exemple, dix. Au delà, c o m m e n c e le t e m p s de
travail supplémentaire (overtime), lequel, en p r e n a n t l'heure p o u r u n i t é de

471
Sixième section · Le salaire

m e s u r e , est m i e u x payé (extra pay), q u o i q u e souvent dans u n e proportion


18
r i d i c u l e m e n t p e t i t e . La j o u r n é e n o r m a l e existe ici c o m m e fragment de la
j o u r n é e réelle, et celle-ci reste souvent p e n d a n t t o u t e l ' a n n é e plus longue
19
q u e c e l l e - l à . D a n s différentes industries anglaises, l'accroissement du
prix du travail à m e s u r e q u e la j o u r n é e se prolonge au delà d ' u n e limite 5
fixée a m è n e ce résultat q u e l'ouvrier qui veut obtenir un salaire suffisant
est contraint, par l'infériorité du prix du travail p e n d a n t le t e m p s soi-disant
2 0
n o r m a l , de travailler p e n d a n t le t e m p s supplémentaire et m i e u x p a y é . La
21
limitation légale de la j o u r n é e m e t fin à cette j o n g l e r i e .
C'est un fait notoire q u e plus longue est la j o u r n é e de travail d a n s u n e 10
22
b r a n c h e d'industrie, plus bas y est le s a l a i r e . L'inspecteur de fabrique
18
« L e surplus d e l a paye p o u r l e t e m p s s u p p l é m e n t a i r e ( d a n s l a m a n u f a c t u r e d e dentelles) est
t e l l e m e n t petit, % d- etc., p a r h e u r e , q u ' i l f o r m e le p l u s p é n i b l e c o n t r a s t e avec le p r é j u d i c e
é n o r m e q u ' i l c a u s e à la s a n t é et à la force vitale des t r a v a i l l e u r s . . . . Le petit s u p p l é m e n t g a g n é
de cette m a n i è r e doit en o u t r e être fort s o u v e n t d é p e n s é en r a f r a î c h i s s e m e n t s e x t r a . » (Child. 15
Empi. Comm. II. Rep. p. X V I , η. 117.)
19
II en était ainsi d a n s la f a b r i q u e de t e i n t u r e s a v a n t l ' i n t r o d u c t i o n du Factory act. « N o u s tra-
vaillons s a n s p a u s e p o u r les repas, s i b i e n q u e l a b e s o g n e d e l a j o u r n é e d e 1 0 ½ h e u r e s est ter-
m i n é e vers 4 h e u r e s et d e m i e de l ' a p r è s - m i d i . T o u t le reste est t e m p s s u p p l é m e n t a i r e q u i cesse
r a r e m e n t a v a n t 6 h e u r e s du soir, de sorte q u ' e n réalité n o u s travaillons l ' a n n é e e n t i è r e s a n s 20
p e r d r e u n e m i e t t e du t e m p s e x t r a . » (Mr. Smith's Evidence d a n s Child. Empi. Comm., I. Rep.,
p . 125.)
2 0
D a n s les blanchisseries écossaises p a r e x e m p l e . « D a n s q u e l q u e s parties de l'Ecosse, c e t t e
i n d u s t r i e était exploitée (avant l ' i n t r o d u c t i o n de l'acte de fabrique en 1862) d ' a p r è s le s y s t è m e
d u t e m p s s u p p l é m e n t a i r e , c'est-à-dire q u e 1 0 h e u r e s c o m p t a i e n t p o u r u n e j o u r n é e d e travail 25
n o r m a l e d o n t l ' h e u r e était p a y é e [1 s h . ] 2 d. C h a q u e j o u r n é e avait un s u p p l é m e n t de 3 ou
4 h e u r e s , payé à r a i s o n de 3 d. l ' h e u r e . C o n s é q u e n c e de ce s y s t è m e : un h o m m e q u i ne travail-
lait q u e le t e m p s n o r m a l , ne p o u v a i t gagner p a r s e m a i n e q u e 8 s h , salaire insuffisant.» (Re-
ports of Insp. of Fact. 30th aprii 1863, p. 10.) La « p a y e extra p o u r le t e m p s e x t r a o r d i n a i r e est
u n e t e n t a t i o n à laquelle les ouvriers ne p e u v e n t r é s i s t e r » . (Rep. of Insp. of Fact. 30th aprii 30
1848, p. 5.) Les ateliers de r e l i u r e de livres d a n s la cité de L o n d r e s e m p l o i e n t un g r a n d n o m b r e
de j e u n e s filles de q u a t o r z e à q u i n z e a n s et, à vrai dire, sous la g a r a n t i e du c o n t r a t d ' a p p r e n t i s -
sage, q u i prescrit des h e u r e s d e travail d é t e r m i n é e s . Elles n ' e n travaillent p a s m o i n s d a n s l a
d e r n i è r e s e m a i n e d e c h a q u e m o i s j u s q u ' à dix, o n z e h e u r e s , m ê m e j u s q u ' à m i n u i t e t u n e h e u r e
du m a t i n , avec les ouvriers plus âgés, en compagnie très-mêlée. L e s m a î t r e s les t e n t e n t (tempt) 35
p a r l'appât d ' u n s a l a n e e x t r a e t d e q u e l q u e a r g e n t p o u r u n b o n repas d e n u i t , q u ' e l l e s p r e n -
n e n t d a n s les t a v e r n e s d u voisinage. L a d é b a u c h e e t l e libertinage ainsi p r o d u i t s p a r m i ces
« y o u n g i m m o r t a l e » (Child. Empi. Comm. V.Rep., p . 4 4 , n . 1 9 1 ) , s o n t s a n s d o u t e c o m p e n s é s p a r
c e fait qu'elles relient u n g r a n d n o m b r e d e bibles e t d e livres d e p i é t é .
21
Voy. Reports of Insp. of Fact. 3 0 t h aprii 1863, l. c. - Les ouviers de L o n d r e s e m p l o y é s au b â t i - 40
m e n t a p p r é c i a i e n t fort b i e n l'état des choses, q u a n d ils d é c l a r è r e n t d a n s la g r a n d e grève et
lock-out de 1860, q u ' i l s n ' a c c e p t e r a i e n t le salaire à l ' h e u r e q u ' a u x d e u x c o n d i t i o n s s u i v a n t e s :
0
1 q u ' o n établit e n m ê m e t e m p s q u e l e prix d e l ' h e u r e d e travail, u n e j o u r n é e d e travail n o r -
m a l e de 9 ou de 10 h e u r e s , le p r i x de l ' h e u r e de c e t t e d e r n i è r e j o u r n é e , d e v a n t être s u p é r i e u r à
c e l u i d e l a p r e m i è r e ; 2 ° c h a q u e h e u r e e n p l u s d e l a j o u r n é e n o r m a l e serait p r o p o r t i o n n e l l e - 45
m e n t payée davantage.
22
« C ' e s t u n e c h o s e r e m a r q u a b l e q u e l à o ù les l o n g u e s h e u r e s s o n t d e règle, les petits salaires
le s o n t a u s s i . » (Rep. of Insp. of Fact. 31.si.oct. 1 8 6 3 , p. 9.) « L e travail q u i ne gagne q u ' u n e m a i -
gre p i t a n c e est p r e s q u e toujours e x c e s s i v e m e n t p r o l o n g é . » (Public Health, Sixth Report, 1864,
p . 15.) 50

472
Chapitre XX · Le salaire au temps

A . Redgrave e n d o n n e u n e d é m o n s t r a t i o n par u n e revue comparative d e


différentes industries p e n d a n t la période de 1839 à 1859. On y voit q u e le
salaire a m o n t é d a n s les fabriques soumisses à la loi des dix h e u r e s , t a n d i s
qu'il a baissé d a n s celles où le travail q u o t i d i e n dure de quatorze à q u i n z e
23
5 heures .
N o u s avons établi plus h a u t q u e la s o m m e du salaire q u o t i d i e n ou h e b -
d o m a d a i r e d é p e n d de la q u a n t i t é de travail fournie, le prix du travail é t a n t
d o n n é . Il en résulte que plus b a s est ce prix, plus grande doit être la q u a n -
tité de travail ou la j o u r n é e de travail, p o u r q u e l'ouvrier puisse s'assurer
10 m ê m e un salaire m o y e n insuffisant. Si le prix de travail est de 12 cent.,
c'est-à-dire si l'heure est payée à ce taux, l'ouvrier doit travailler treize
h e u r e s et un tiers par j o u r p o u r obtenir un salaire q u o t i d i e n de 1 fr. 60. Si le
prix de travail est de 25 c. u n e j o u r n é e de d o u z e heures lui suffit p o u r se
procurer un salaire q u o t i d i e n de 3 fr. Le bas prix du travail agit d o n c
24
15 c o m m e s t i m u l a n t p o u r la prolongation du t e m p s de travail .
Mais si la prolongation de la j o u r n é e est ainsi l'effet n a t u r e l du bas prix
du travail, elle p e u t , de son côté, devenir la cause d ' u n e baisse d a n s le prix
du travail et par là d a n s le salaire q u o t i d i e n ou h e b d o m a d a i r e .
La d é t e r m i n a t i o n du prix du travail par la fraction
20 Valeur j o u r n a l i è r e d e l a force d e travail
J o u r n é e d e travail d ' u n n o m b r e d'heures d o n n é
d é m o n t r e q u ' u n e simple prolongation de la j o u r n é e fait réellement baisser
le prix du travail, m ê m e si son t a u x n o m i n a l n'est pas rabaissé. M a i s les
m ê m e s circonstances q u i p e r m e t t e n t au capitaliste de prolonger la j o u r n é e
lui p e r m e t t e n t d'abord et le forcent ensuite de réduire m ê m e le prix n o m i -
25 nal du travail j u s q u ' à ce q u e baisse le prix total du n o m b r e d ' h e u r e s aug-
m e n t é et, par c o n s é q u e n t , le salaire à la j o u r n é e ou à la s e m a i n e . Si, grâce à
la prolongation de la j o u r n é e , un h o m m e exécute l'ouvrage de deux, l'offre
du travail a u g m e n t e , q u o i q u e ||238| l'offre de forces de travail, c'est-à-dire
le n o m b r e des ouvriers q u i se trouvent sur le m a r c h é , reste constante. La
30 concurrence ainsi créée entre les ouvriers p e r m e t au capitaliste de r é d u i r e
le prix du travail, d o n t la baisse, à son tour, l u i p e r m e t de reculer encore
25
plus loin la limite de la j o u r n é e . Il profite d o n c d o u b l e m e n t , et des rete-

23
Rep. of Insp. of Fact. 3 0 t h aprii 1860, p. 3 1 , 32.
24
Les c l o u t i e r s anglais à l a m a i n s o n t obligés, p a r e x e m p l e , à c a u s e d u b a s p r i x d e l e u r travail,
35 d e travailler q u i n z e h e u r e s p a r j o u r , p o u r o b t e n i r a u b o u t d e l a s e m a i n e l e p l u s m i s é r a b l e sa-
laire. « I l y a b e a u c o u p , b e a u c o u p d ' h e u r e s d a n s l a j o u r n é e , e t p e n d a n t t o u t c e t e m p s i l l e u r
faut t r i m e r d u r p o u r a t t r a p e r o n z e d. ou un sch., et de p l u s il faut en d é d u i r e de 2½ à 3 d. p o u r
l ' u s u r e des outils, le c o m b u s t i b l e , le d é c h e t du fer.» {Child. Empi. Comm. I I I . Rep., p. 136,
η . 671.) L e s f e m m e s p o u r l e m ê m e t e m p s d e travail n e g a g n e n t q u e 5 sh. p a r s e m a i n e . (L. c .
40 p . 137, n. 674.)
25
« S i , p a r e x e m p l e , u n o u v r i e r d e f a b r i q u e s e refusait à travailler l e n o m b r e d ' h e u r e s p a s s é e n

473
Sixième section • Le salaire

n u e s sur le prix ordinaire du travail et de sa durée extraordinaire. Cepen-


dant, dans les industries particulières où la plus-value s'élève ainsi au-des-
sus du t a u x moyen, ce pouvoir de disposer d ' u n e q u a n t i t é a n o r m a l e de
travail n o n payé, devient b i e n t ô t un m o y e n de c o n c u r r e n c e entre les capita-
listes e u x - m ê m e s . Le prix des m a r c h a n d i s e s renferme le prix du travail. La 5
partie n o n payée de celui-ci p e u t d o n c être éliminée par le capitaliste du
prix de vente de ses m a r c h a n d i s e s ; il p e u t en faire c a d e a u à l'acheteur. Tel
est le premier pas a u q u e l la concurrence l'entraîne. Le second pas qu'elle
le contraint de faire consiste à éliminer également du prix de vente des
m a r c h a n d i s e s au m o i n s u n e partie de la plus-value a n o r m a l e d u e à l'excès 10
de travail. C'est de cette m a n i è r e q u e pour les produits des industries où ce
m o u v e m e n t a lieu, s'établit peu à p e u et se fixe enfin un prix de vente
d ' u n e vileté anormale, lequel devient à partir de ce m o m e n t la base
constante d ' u n salaire misérable, d o n t la g r a n d e u r est en raison inverse à
celle du travail. Cette simple indication suffit ici où il ne s'agit pas de faire 15
l'analyse de la concurrence. Il convient c e p e n d a n t de d o n n e r un i n s t a n t la
parole au capitaliste l u i - m ê m e .
«A B i r m i n g h a m , la c o n c u r r e n c e entre les patrons est telle q u e plus d ' u n
p a r m i n o u s est forcé de faire c o m m e e n t r e p r e n e u r ce qu'il rougirait de faire
a u t r e m e n t ; et n é a n m o i n s on n ' e n gagne pas plus d'argent (and yet no more 20
26
money is made), c'est le public seul q u i en recueille t o u t l ' a v a n t a g e . » On
se souvient qu'il y a à Londres d e u x sortes de boulangers, les u n s q u i ven-
d e n t le p a i n à son prix entier (the «fullpriced» bakers), les autres q u i le ven-
d e n t au-dessous de son prix n o r m a l (the «underpriced», the undersellers). Les
premiers d é n o n c e n t leurs concurrents devant la c o m m i s s i o n p a r l e m e n t a i r e 25
d'enquête :
«Ils ne peuvent exister, disent-ils, p r e m i è r e m e n t , q u ' e n t r o m p a n t le p u -
blic (en falsifiant le pain), et, s e c o n d e m e n t , q u ' e n arrachant aux pauvres
diables qu'ils emploient dix-huit heures de travail pour un salaire de
d o u z e ... Le travail n o n payé (the unpaid labour) des ouvriers, tel est le 30
m o y e n q u i leur permet d'entretenir la lutte . . . . Cette c o n c u r r e n c e entre les
maîtres boulangers est la cause des difficultés q u e r e n c o n t r e la suppression
du travail de nuit. Un sous-vendeur vend le p a i n au-dessous du prix réel,
q u i varie avec celui de la farine, et se d é d o m m a g e en e x t o r q u a n t de ses
gens plus de travail. Si je ne tire de m e s gens q u e d o u z e heures de travail, 35
tandis q u e m o n voisin en tire dix-huit ou vingt des siens, je serai battu p a r

u s a g e , i l serait b i e n t ô t r e m p l a c é par u n a u t r e q u i travaillerait n ' i m p o r t e q u e l t e m p s , e t m i s


ainsi h o r s d ' e m p l o i . » (Rep. of Insp. of Fact. 31 oct. 1848. - Evidence, p. 39, n. 58.) « S i un
h o m m e fait le travail de d e u x . . . . le t a u x du profit s'élèvera g é n é r a l e m e n t . . . . l'offre a d d i t i o n -
n e l l e de travail en a y a n t fait d i m i n u e r le p r i x . » (Senior 1. c. p. 15.) 40
26
Child. Empi. Comm. III. Rep. Evidence, p. 66, η. 22.

474
Chapitre XXI • Le salaire aux pièces

lui sur le prix de la m a r c h a n d i s e . Si les ouvriers pouvaient se faire payer le


temps supplémentaire, on verrait bien vite la fin de cette m a n œ u v r e . . . .
U n e grande partie des gens employés par les sous-vendeurs se c o m p o s e
d'étrangers, de j e u n e s garçons et autres individus qui sont forcés de se
27
5 contenter de n ' i m p o r t e q u e l s a l a i r e . »
Cette j é r é m i a d e est surtout intéressante en ce qu'elle fait voir q u e l'appa-
rence seule des rapports de p r o d u c t i o n se reflète dans le cerveau du capita-
liste. Il ne sait pas q u e le soi-disant prix n o r m a l du travail contient aussi
un certain q u a n t u m de travail n o n payé, et que c'est p r é c i s é m e n t ce travail
10 n o n payé qui est la source de son gain n o r m a l . Le t e m p s de surtrayail
n'existe pas p o u r lui, car il est compris dans la j o u r n é e n o r m a l e qu'il croit
payer avec le salaire q u o t i d i e n . Il a d m e t c e p e n d a n t un t e m p s s u p p l é m e n -
taire qu'il calcule d'après la prolongation de la j o u r n é e au delà de la limite
correspondant au prix ordinaire du travail. Vis-à-vis du sous-vendeur, son
15 concurrent, il insiste m ê m e pour q u e ce temps soit payé plus cher (extra
pay). Mais ici encore, il ignore que ce surplus de prix renferme t o u t aussi
bien du travail n o n payé q u e le prix ordinaire de l'heure de travail. M e t -
tons, par exemple, que p o u r la j o u r n é e ordinaire de d o u z e heures, l'heure
soit payée à 25 cent., valeur produite en u n e d e m i - h e u r e de travail, et q u e
20 p o u r c h a q u e h e u r e au delà de la j o u r n é e ordinaire, la paye s'élève à 33 % c.
D a n s le premier cas, le capitaliste s'approprie, sans p a y e m e n t , u n e m o i t i é ,
et d a n s le second, un tiers de l'heure de travail. |

|239| CHAPITRE XXI

Le salaire aux pièces

25 Le salaire a u x pièces n'est q u ' u n e transformation du salaire au temps, de


m ê m e que celui-ci n'est q u ' u n e transformation de la valeur ou du prix de
la force de travail.
Le salaire aux pièces semble prouver à première vue q u e ce q u e l'on
paye à l'ouvrier soit n o n pas la valeur de sa force, m a i s celle du travail déjà
30 réalisé dans le produit, et q u e le prix de ce travail soit d é t e r m i n é n o n pas
27
Report, etc., relative to the Grievances complained of by the journeymen bakers. Lond. 1862,
o s
p . L I I et Evidence, n 479, 359, 27. C o m m e il en a été fait m e n t i o n p l u s h a u t et c o m m e l'avoue
l u i - m ê m e leur porte-parole Bennett, les b o u l a n g e r s full priced font aussi c o m m e n c e r le travail
de leurs gens à 11 h e u r e s du soir ou plus tôt, et le p r o l o n g e n t s o u v e n t j u s q u ' à 7 h e u r e s du soir
35 d u l e n d e m a i n . (L. c , p . 22.)

475
Sixième section · Le salaire

c o m m e d a n s le salaire au temps par la fraction


Valeur journalière de la force de travail
J o u r n é e de travail d ' u n n o m b r e d'heures d o n n é '
28
m a i s par la capacité d'exécution du p r o d u c t e u r .
Ceux qui se laissent tromper par cette apparence devraient déjà se sentir
ébranlés fortement d a n s leur foi par ce simple fait q u e les d e u x formes du 5
salaire existent l'une à côté de l'autre, d a n s les m ê m e s b r a n c h e s d ' i n d u s -
trie. « L e s compositeurs de Londres, par exemple, travaillent o r d i n a i r e m e n t
a u x pièces, et ce n'est q u ' e x c e p t i o n n e l l e m e n t qu'ils sont payés à la j o u r n é e .
C'est le contraire p o u r les compositeurs de la province, où le salaire au
t e m p s est la règle et le salaire aux pièces l'exception. Les charpentiers de 10
m a r i n e , dans le port de Londres, sont payés aux pièces ; d a n s tous les autres
29
ports anglais, à la j o u r n é e , à la s e m a i n e , e t c . . » D a n s les m ê m e s ateliers de
sellerie, à Londres, il arrive souvent que les Français sont payés a u x pièces
et les Anglais au temps. D a n s les fabriques p r o p r e m e n t dites, où le salaire
a u x pièces p r é d o m i n e g é n é r a l e m e n t , certaines fonctions se dérobent à ce 15
30
genre de m e s u r e et sont par c o n s é q u e n t payées suivant le t e m p s e m p l o y é .
Q u o i qu'il en soit, il est évident q u e les différentes formes du p a y e m e n t ne
modifient en rien la n a t u r e du salaire, b i e n q u e telle forme puisse être plus
favorable que telle autre au développement de la p r o d u c t i o n capitaliste.
M e t t o n s que la j o u r n é e de travail ordinaire soit de d o u z e heures, d o n t 20
six payées et six n o n payées, et que la valeur produite soit de 6 fr. Le pro-
duit d ' u n e h e u r e de travail sera par c o n s é q u e n t 0 fr. 50 c. Il est censé établi
28
« L e s y s t è m e d u travail a u x pièces c o n s t i t u e u n e é p o q u e d a n s l'histoire des t r a v a i l l e u r s ; i l
est à m i - c h e m i n e n t r e la p o s i t i o n des s i m p l e s j o u r n a l i e r s , q u i d é p e n d e n t de la v o l o n t é du c a p i -
taliste, e t celle des ouvriers coopératifs, q u i p r o m e t t e n t d e c o m b i n e r d a n s u n a v e n i r assez 25
p r o c h e l'artisan et le capitaliste en l e u r p r o p r e p e r s o n n e . Les travailleurs a u x p i è c e s s o n t en
r é a l i t é leurs propres m a î t r e s , m ê m e lorsqu'ils travaillent avec le capital de l e u r p a t r o n et à ses
o r d r e s . » ( J o h n W a t t s : Trade societies and strikes, machinery and cooperative societies. M a n c h e s t e r
1865, p. 52, 53.) Je cite cet o p u s c u l e p a r c e q u e c'est un vrai p o t - p o u r r i de tous les l i e u x c o m -
m u n s a p o l o g é t i q u e s u s é s d e p u i s l o n g t e m p s . C e m ê m e W a t t s travailla autrefois d a n s l ' O w e - 30
n i s m e , et p u b l i a en 1842, un p e t i t écrit : Facts and Fictions of Political Economy, où il déclare, e n -
t r e autres, q u e l a p r o p r i é t é est u n vol. Les t e m p s sont d e p u i s b i e n c h a n g é s .
2 9
T. J. D u n n i n g : Trades Unions and strikes. Lond. 1860, p . 2 2 .
30
L ' e x i s t e n c e côte à côte de ces d e u x formes du salaire favorise la fraude de la p a r t des fabri-
c a n t s : « U n e fabrique e m p l o i e q u a t r e c e n t s p e r s o n n e s , d o n t la m o i t i é travaille a u x p i è c e s et a 35
un intérêt direct à travailler l o n g t e m p s . L ' a u t r e m o i t i é est p a y é e à la j o u r n é e , travaille aussi
l o n g t e m p s e t n e reçoit p a s u n liard p o u r son t e m p s s u p p l é m e n t a i r e . L e travail d e ces d e u x
c e n t s p e r s o n n e s , u n e d e m i - h e u r e p a r j o u r , est égal à c e l u i d ' u n e p e r s o n n e p e n d a n t 5 0 h e u r e s
o u a u x c i n q s i x i è m e s d u travail d ' u n e p e r s o n n e d a n s u n e s e m a i n e , c e q u i c o n s t i t u e p o u r l'en-
t r e p r e n e u r u n g a i n positif.» (Rep. of Insp. of Fact. 31st October 1860, p . 9.) « L ' e x c è s d e travail 40
p r é d o m i n e toujours à u n degré v r a i m e n t c o n s i d é r a b l e , e t l a p l u p a r t d u t e m p s avec c e t t e sécu-
rité q u e l a loi e l l e - m ê m e assure a u fabricant q u i n e c o u r t a u c u n r i s q u e d'être d é c o u v e r t e t
p u n i . D a n s u n g r a n d n o m b r e d e rapports a n t é r i e u r s . . . . j ' a i m o n t r é l e d o m m a g e q u e s u b i s s e n t
a i n s i les p e r s o n n e s q u i ne travaillent p a s a u x pièces, m a i s sont p a y é e s à la s e m a i n e . » (Leo-
n a r d H o r n e r d a n s Rep. of Insp. of Fact. 30th aprii 1859, p. 8, 9.) 45

476
Chapitre XXI · Le salaire aux pièces

e x p é r i m e n t a l e m e n t q u ' u n ouvrier q u i travaille avec le degré m o y e n d'in-


tensité et d'habileté, qui n ' e m p l o i e par c o n s é q u e n t q u e le t e m p s de travail
socialement nécessaire à la p r o d u c t i o n d ' u n article, livre en d o u z e h e u r e s
vingt-quatre piè||240|ces, soit a u t a n t de produits séparés, soit a u t a n t de par-
5 ties mesurables d ' u n t o u t c o n t i n u . Ces vingt-quatre pièces, d é d u c t i o n faite
des m o y e n s de p r o d u c t i o n qu'elles c o n t i e n n e n t , valent 6fr., et c h a c u n e
d'elles vaut 25 c. L'ouvrier o b t i e n t par pièce 12 % c. et gagne ainsi en d o u z e
heures 3 fr. De m ê m e q u e d a n s le cas du salaire à la j o u r n é e on p e u t indif-
féremment dire que l'ouvrier travaille six heures pour l u i - m ê m e et six p o u r
10 le capitaliste, ou la m o i t i é de c h a q u e h e u r e pour l u i - m ê m e et l'autre m o i t i é
pour son patron, de m ê m e ici il importe peu que l'on dise q u e c h a q u e
pièce est à moitié payée et à m o i t i é n o n payée, ou q u e le prix de d o u z e
pièces n'est q u ' u n équivalent de la force de travail, tandis q u e la plus-value
s'incorpore dans les d o u z e autres.
15 La forme du salaire a u x pièces est aussi irrationnelle que celle du salaire
au temps. Tandis que, par exemple, d e u x pièces de m a r c h a n d i s e , d é d u c -
tion faite des m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s , valent 50 c. c o m m e pro-
duit d'une heure de travail, l'ouvrier reçoit pour elles un prix de 25 c. Le sa-
laire aux pièces n ' e x p r i m e en réalité a u c u n rapport de valeur i m m é d i a t . En
20 effet, il ne m e s u r e pas la valeur d ' u n e pièce au t e m p s de travail qui s'y
trouve incorporé, m a i s au contraire le travail que l'ouvrier dépense au
n o m b r e de pièces qu'il a produites. D a n s le salaire au t e m p s le travail se
m e s u r e d'après sa d u r é e i m m é d i a t e , dans le salaire a u x pièces d'après le
31
. quantum de produit où il se fixe q u a n d il dure un certain t e m p s . Le prix
25 du temps de travail reste toujours d é t e r m i n é p a r l'équation : V a l e u r d ' u n e
j o u r n é e de travail = V a l e u r journalière de la force de travail. Le salaire a u x
pièces n'est d o n c q u ' u n e forme modifiée du salaire au t e m p s .
E x a m i n o n s m a i n t e n a n t de plus près les particularités caractéristiques du
salaire a u x pièces.
30 La qualité du travail est ici contrôlée par l'ouvrage m ê m e , q u i doit être
d ' u n e b o n t é m o y e n n e p o u r q u e la pièce soit payée au prix convenu. Sous
ce rapport, le salaire a u x pièces devient u n e source inépuisable de pré-
textes pour opérer des r e t e n u e s sur les gages de l'ouvrier et p o u r le frustrer
de ce qui lui revient.
35 II fournit en m ê m e t e m p s au capitaliste u n e m e s u r e exacte de l'intensité
du travail. Le seul t e m p s de travail q u i c o m p t e c o m m e s o c i a l e m e n t néces-
saire et soit par c o n s é q u e n t payé, c'est celui q u i s'est incorporé d a n s u n e
masse de produits d é t e r m i n é e d'avance et établie e x p é r i m e n t a l e m e n t .
31
« L e salaire p e u t s e m e s u r e r d e d e u x m a n i è r e s : o u sur l a d u r é e d u travail, o u s u r son p r o -
40 d u i t . » (Abrégé élémentaire des principes de l'Écon. polit. Paris, 1796, p. 32.) L ' a u t e u r de cet écrit
a n o n y m e est G . G a m i e r .

477
Sixième section • Le salaire

D a n s les grands ateliers de tailleurs de Londres, u n e certaine pièce, un gi-


let, par exemple, s'appelle d o n c u n e h e u r e , u n e d e m i - h e u r e , etc., l'heure
é t a n t payée 6 d. On sait par la p r a t i q u e q u e l est le p r o d u i t d ' u n e h e u r e en
m o y e n n e . Lors des m o d e s nouvelles, etc., il s'élève toujours u n e discussion
entre le patron et l'ouvrier p o u r savoir si tel ou tel m o r c e a u équivaut à u n e 5
h e u r e , etc., j u s q u ' à ce q u e l'expérience ait décidé. Il en est de m ê m e d a n s
les ateliers de m e n u i s e r i e , d'ébénisterie, etc. Si l'ouvrier ne possède pas la
capacité m o y e n n e d'exécution, s'il ne p e u t pas livrer un certain m i n i m u m
32
d'ouvrage dans sa j o u r n é e , on le c o n g é d i e .
La qualité et l'intensité du travail étant assurées ainsi par la forme m ê m e 10
du salaire, u n e grande partie du travail de surveillance devient superflue.
C'est là-dessus q u e se fonde n o n - s e u l e m e n t le travail à domicile m o d e r n e ,
m a i s encore tout un système d'oppression et d'exploitation h i é r a r c h i q u e -
m e n t constitué. Ce dernier possède d e u x formes f o n d a m e n t a l e s . D ' u n e
part, le salaire a u x pièces facilite l'intervention de parasites entre le capita- 15
liste et le travailleur, le m a r c h a n d a g e (subletting of labour). Le gain des in-
termédiaires, des m a r c h a n d e u r s , provient exclusivement de la différence
entre le prix du travail, tel q u e le paye le capitaliste, et la portion de ce prix
33
qu'ils accordent à l'ouvrier . Ce système porte en Angleterre, d a n s le lan-
34
gage populaire, le n o m de « Sweating system ». D ' a u t r e part, le salaire a u x 20
pièces p e r m e t au capitaliste de passer un contrat de t a n t par pièce avec
l'ouvrier principal, d a n s la m a n u f a c t u r e avec le chef de groupe, dans les
m i n e s avec le m i n e u r p r o p r e m e n t dit, etc., - cet ouvrier principal se char-
geant p o u r le prix établi d ' e m b a u c h e r l u i - m ê m e ses aides et de les payer.
L'exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au m o y e n de l'ex- 25
35
ploitation du travailleur par le travailleur .
Le salaire a u x pièces u n e fois d o n n é , l'intérêt p e r s o n n e l pousse l'ouvrier
n a t u r e l l e m e n t à tendre sa force le plus possible, ce q u i p e r m e t au capita-

32
« L e f i l e u r reçoit u n c e r t a i n p o i d s d e c o t o n p r é p a r é p o u r l e q u e l i l doit r e n d r e , d a n s u n e s p a c e
de t e m p s d o n n é , u n e q u a n t i t é v o u l u e de fil ou de coton filé, et il est p a y é à raison de t a n t p a r 30
livre d'ouvrage r e n d u . Si le p r o d u i t p è c h e en q u a l i t é , la faute r e t o m b e s u r l u i ; s'il y a m o i n s
que la quantité fixée pour le m i n i m u m , dans un temps donné, on le congédie et on le rem-
p l a c e par un ouvrier p l u s h a b i l e . » (Ure, 1. c. t. I I , p. 61.)
33
« C ' e s t q u a n d l e travail p a s s e par p l u s i e u r s m a i n s , d o n t c h a c u n e p r e n d s a p a r t d u profit, t a n -
dis q u e la d e r n i è r e seule fait la b e s o g n e , q u e le salaire q u e reçoit l'ouvrière est m i s é r a b l e m e n t 35
d i s p r o p o r t i o n n é . » (Child. Empi. Comm. II. Rep., p. L X X , η. 424.)
34
En effet, si le p r ê t e u r d'argent, s e l o n l'expression française, fait suer ses é c u s , c'est le travail
l u i - m ê m e q u e l e m a r c h a n d e u r fait s u e r d i r e c t e m e n t .
35
L'apologiste W a t t s dit l u i - m ê m e à c e p r o p o s : « C e serait u n e g r a n d e a m é l i o r a t i o n d a n s l e
s y s t è m e du travail a u x p i è c e s , si t o u s les gens e m p l o y é s à un m ê m e ouvrage é t a i e n t associées 40
d a n s l e contrat, c h a c u n s u i v a n t son h a b i l e t é , a u l i e u d ' ê t r e s u b o r d o n n é s à u n seul d ' e n t r e e u x ,
q u i est intéressé à les faire t r i m e r p o u r son p r o p r e bénéfice. » (L. c, p. 53.) P o u r voir t o u t ce q u e
ce s y s t è m e a n ' i g n o b l e , c o n s u l t e r Child. Empi. Comm. Rep. I I I , p. 66, η. 22, p. 1 1 , η. 124, p. XI,
η . 13, 5 3 , 5 9 e t suiv.

478
Chapitre XXI • Le salaire aux pièces

36
liste d'élever plus facilement le degré n o r m a l de l'intensité du t r a v a i l .
L'ouvrier est également intéressé à ||241| prolonger la j o u r n é e de travail,
parce q u e c'est le m o y e n d'accroître son salaire q u o t i d i e n ou h e b d o m a -
37
d a i r e . De là u n e réaction pareille à celle q u e n o u s avons décrite à propos
5 du salaire au temps, sans c o m p t e r q u e la prolongation de la j o u r n é e , m ê m e
lorsque le salaire a u x pièces reste constant, i m p l i q u e par e l l e - m ê m e u n e
baisse d a n s le prix du travail.
Le salaire au t e m p s présuppose, à p e u d'exceptions près, l'égalité de ré-
m u n é r a t i o n pour les ouvriers chargés de la m ê m e besogne. Le salaire a u x
10 pièces, où le prix du t e m p s de travail est m e s u r é par un quantum d é t e r m i n é
de produit, varie n a t u r e l l e m e n t suivant q u e le produit fourni d a n s un
t e m p s d o n n é dépasse le m i n i m u m a d m i s . Les degrés divers d'habileté, de
force, d'énergie, de persévérance des travailleurs individuels c a u s e n t d o n c
38
ici de grandes différences d a n s leurs r e c e t t e s . Cela ne change naturelle-
15 m e n t rien au rapport général entre le capital et le salaire du travail. P r e m i è -
r e m e n t ces différences individuelles se b a l a n c e n t pour l'ensemble de l'ate-
lier, si b i e n que le produit m o y e n est à p e u près toujours o b t e n u d a n s un
t e m p s de travail d é t e r m i n é et q u e le salaire total ne dépasse guère en défi-
nitive le salaire m o y e n de la b r a n c h e d'industrie à laquelle l'atelier appar-
20 tient. S e c o n d e m e n t la proportion entre le salaire et la plus-value ne c h a n g e
pas, p u i s q u ' a u salaire individuel de l'ouvrier correspond la masse de plus-
value fournie par lui. M a i s en d o n n a n t u n e plus grande latitude à l'indivi-
dualité, le salaire a u x pièces t e n d à développer d ' u n e part avec l'individua-
36
B i e n q u e c e résultat s e p r o d u i s e d e l u i - m ê m e , o n e m p l o i e s o u v e n t des m o y e n s p o u r l e p r o -
25 d u i r e artificiellement. A L o n d r e s , p a r e x e m p l e , c h e z les m é c a n i c i e n s , l'artifice en usage est
« q u e l e capitaliste choisit p o u r c h e f d ' u n c e r t a i n n o m b r e d'ouvriers, u n h o m m e d e force p h y -
s i q u e s u p é r i e u r e et p r o m p t à la b e s o g n e . Il l u i paye t o u s les t r i m e s t r e s ou à d ' a u t r e s t e r m e s un
salaire s u p p l é m e n t a i r e , à c o n d i t i o n q u ' i l fera t o u t s o n possible p o u r e n t r a î n e r ses c o l l a b o r a -
teurs, q u i ne reçoivent q u e le salaire o r d i n a i r e , à rivaliser de zèle avec l u i . . . . C e c i e x p l i q u e ,
30 sans c o m m e n t a i r e , les p l a i n t e s d e s capitalistes, a c c u s a n t les sociétés de r é s i s t a n c e de paralyser
l'activité, l'habileté s u p é r i e u r e et la p u i s s a n c e du travail» (stinting the action, superior skill and
working power.) D u n n i n g , 1. c, p. 22, 2 3 . C o m m e l ' a u t e u r est l u i - m ê m e ouvrier et secrétaire
d ' u n e Trade's Union, on p o u r r a i t croire q u ' i l a exagéré. M a i s q u e l'on c o n s u l t e p a r e x e m p l e la
highly respectable e n c y c l o p é d i e a g r o n o m i q u e de J. C h . M o r t o n , art. L a b o u r e r , on y verra c e t t e
35 m é t h o d e r e c o m m a n d é e a u x fermiers c o m m e e x c e l l e n t e .
37
« T o u s c e u x q u i s o n t p a y é s a u x p i è c e s . . . . t r o u v e n t leur profit à travailler p l u s q u e l e t e m p s
légal. Q u a n t à l ' e m p r e s s e m e n t à a c c e p t e r ce travail en p l u s , on le r e n c o n t r e s u r t o u t c h e z les
f e m m e s e m p l o y é e s à tisser et à d é v i d e r . » (Rep. of Insp. of Fact. ÌOth aprii 1858, p. 9.) « C e sys-
t è m e du salaire a u x p i è c e s , si a v a n t a g e u x p o u r le capitaliste, t e n d d i r e c t e m e n t à exciter le
40 j e u n e potier à u n travail excessif, p e n d a n t les q u a t r e o u c i n q ans o ù i l travaille a u x p i è c e s ,
m a i s à b a s prix. C'est là u n e d e s g r a n d e s c a u s e s a u x q u e l l e s il faut a t t r i b u e r la d é g é n é r e s c e n c e
d e s p o t i e r s ! » (Child. Empi. Comm. I.Rep., p . X I I I . )
38
« L à où le travail est payé à t a n t la p i è c e . . . . le m o n t a n t des salaires p e u t différer m a t é r i e l l e -
m e n t . . . . M a i s d a n s le travail à la j o u r n é e , il y a g é n é r a l e m e n t un t a u x u n i f o r m e . . . . r e c o n n u
45 é g a l e m e n t p a r l ' e m p l o y é e t l ' e m p l o y e u r c o m m e l'étalon des salaires p o u r c h a q u e g e n r e d e b e -
s o g n e . » ( D u n n i n g , 1. c, p. 17.)

479
Sixième section • Le salaire

lité l'esprit de liberté, d ' i n d é p e n d a n c e et d ' a u t o n o m i e des travailleurs, et


d ' a u t r e part la c o n c u r r e n c e qu'ils se font entre eux. Il s'en suit u n e éléva-
t i o n de salaires individuels au-dessus du n i v e a u général q u i est a c c o m p a -
gnée d ' u n e dépression de ce n i v e a u l u i - m ê m e . M a i s là où u n e vieille cou-
t u m e avait établi un salaire a u x pièces d é t e r m i n é , d o n t la r é d u c t i o n 5
présentait par c o n s é q u e n t des difficultés exceptionnelles, les p a t r o n s
e u r e n t recours à sa transformation violente en salaire à la j o u r n é e . De là,
par exemple, en 1860, u n e grève considérable p a r m i les r u b a n i e r s de Co-
39
v e n t r y . Enfin le salaire a u x pièces est un des p r i n c i p a u x appuis du sys-
t è m e déjà m e n t i o n n é de payer le travail à l'heure sans q u e le p a t r o n s'en- 10
40
gage à occuper l'ouvrier r é g u l i è r e m e n t p e n d a n t la j o u r n é e ou la s e m a i n e .
L'exposition p r é c é d e n t e d é m o n t r e que le salaire a u x pièces est la forme
du salaire la plus convenable au m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste. Bien q u ' i l
ne soit pas n o u v e a u - il figure déjà officiellement à côté du salaire au
t e m p s d a n s les lois françaises et anglaises du q u a t o r z i è m e siècle - ce n ' e s t 15
q u e p e n d a n t l'époque m a n u f a c t u r i è r e p r o p r e m e n t dite qu'il prit u n e assez
g r a n d e extension. D a n s la p r e m i è r e période de l'industrie m é c a n i q u e , sur-
t o u t de 1797 à 1815, il sert de levier puissant p o u r prolonger la d u r é e du
travail et en r é d u i r e la rétribution. Les livres bleus : «Report and Evidence
from the select Committee on Petitions respecting the Corn Laws. » (Session du 20
P a r l e m e n t 1 8 1 3 - 1 4 ) e t : «Reports from the Lords' Committee, on the state of
the Growth, Commerce, and Consumption of Grain, and all Laws relating there-
ίο.» (Session, 1 8 1 4 - 1 5 ) , fournissent des preuves i n c o n t e s t a b l e s q u e de-
39
« Le travail des c o m p a g n o n s a r t i s a n s sera réglé à la j o u r n é e ou à la p i è c e . . . . Ces m a î t r e s ar-
t i s a n s savent à p e u près c o m b i e n d ' o u v r a g e u n c o m p a g n o n a r t i s a n p e u t faire par j o u r d a n s 25
c h a q u e m é t i e r , et les p a y e n t s o u v e n t à p r o p o r t i o n de l'ouvrage q u ' i l s f o n t ; ainsi, ces c o m p a -
g n o n s travaillent a u t a n t q u ' i l s p e u v e n t , p o u r l e u r p r o p r e intérêt, sans a u t r e i n s p e c t i o n . » (Can-
t i l l o n : Essai sur la nature du commerce en général. A m s t e r d a m , éd. 1756, p. 185 et 2 0 2 . La p r e -
m i è r e é d i t i o n p a r u t e n 1755.) C a n t i l l o n , c h e z q u i Q u e s n a y , Sir J a m e s S t e u a r t e t A d a m S m i t h
o n t l a r g e m e n t p u i s é , p r é s e n t e déjà ici l e salaire a u x p i è c e s c o m m e u n e f o r m e s i m p l e m e n t m o - 30
diflée d u salaire a u t e m p s . L ' é d i t i o n française d e C a n t i l l o n s ' a n n o n c e sur c e titre c o m m e u n e
t r a d u c t i o n de l'anglais ; m a i s l ' é d i t i o n anglaise : The Analysis of Trade, Commerce, e t c , by Philip
Cantillon, late of the City of London, Merchant, n ' a p a s s e u l e m e n t p a m p l u s t a r d (1759) ; elle
m o n t r e e n o u t r e p a r s o n c o n t e n u q u ' e l l e a été r e m a n i é e à u n e é p o q u e u l t é r i e u r e . A i n s i , p a r
e x e m p l e , d a n s l ' é d i t i o n française, H u m e n ' e s t p a s e n c o r e m e n t i o n n é , t a n d i s q u ' a u c o n t r a i r e , 35
d a n s l ' é d i t i o n anglaise, l e n o m d e Petty n e r e p a r a î t p r e s q u e p l u s . L ' é d i t i o n a n g l a i s e a m o i n s
d ' i m p o r t a n c e t h é o r i q u e ; m a i s elle c o n t i e n t u n e foule d e détails s p é c i a u x sur l e c o m m e r c e a n -
glais, l e c o m m e r c e d e lingots, etc., q u i m a n q u e n t d a n s l e t e x t e français. L e s m o t s d u titre d e
cette é d i t i o n , d ' a p r è s l e s q u e l s l'écrit est tiré e n g r a n d e p a r t i e d u m a n u s c r i t d ' u n défunt, e t ar-
r a n g é s , etc., s e m b l e n t d o n c être a u t r e c h o s e q u ' u n e s i m p l e f i c t i o n , alors fort e n u s a g e . 40
40
« C o m b i e n d e fois n ' a v o n s - n o u s pas vu, d a n s c e r t a i n s ateliers, e m b a u c h e r plus d'ouvriers
q u e n e l e d e m a n d a i t l e travail à m e t t r e e n m a i n ? S o u v e n t , d a n s l a p r é v i s i o n d ' u n travail aléa-
toire, quelquefois m ê m e i m a g i n a i r e , o n a d m e t des ouvriers : c o m m e o n les p a y e a u x p i è c e s ,
o n s e dit q u ' o n n e court a u c u n r i s q u e , p a r c e q u e t o u t e s les pertes d e t e m p s s e r o n t à l a charge
des i n o c c u p é s . » (H. G r e g o i r : Les Typographes devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. 45
Bruxelles, 1865, p. 9.)

480
Chapitre XXI · Le salaire aux pièces

puis le c o m m e n c e m e n t de la guerre anti-jacobine, le prix du travail baissait


de plus en plus. Chez les tisseurs par exemple, le salaire aux pièces était
tellement t o m b é , q u e malgré la g r a n d e prolongation de la j o u r n é e de tra-
vail le salaire journalier ou h e b d o m a d a i r e était en 1814 m o i n d r e q u ' à la fin
5 du dix-huitième siècle.
« L a recette réelle du tisseur est de b e a u c o u p inférieure à ce qu'elle é t a i t ;
sa supériorité sur l'ouvrier ordinaire, auparavant fort grande, a presque dis-
paru. En réalité il y a a u j o u r d ' h u i bien m o i n s de différence entre les sa-
laires des ouvriers ordinaires et des ouvriers habiles q u ' à n ' i m p o r t e quelle |
41
10 |242| autre période a n t é r i e u r e . » T o u t en a u g m e n t a n t l'intensité et la
durée du travail, le salaire a u x pièces ne profita en rien au prolétariat agri-
cole, c o m m e l'on p e u t s'en convaincre par le passage suivant, e m p r u n t é à
un plaidoyer en faveur des landlords et fermiers anglais :
« L a plupart des opérations agricoles sont exécutées par des gens loués à
15 la j o u r n é e ou à la pièce. Leur salaire h e b d o m a d a i r e s'élève environ à d o u z e
sh. et b i e n q u e l'on puisse supposer q u ' a u salaire à la pièce, avec un stimu-
lant supérieur p o u r l e travail, u n h o m m e gagne u n o u peut-être d e u x sch.
de plus q u ' a u salaire à la s e m a i n e , on trouve c e p e n d a n t , t o u t c o m p t e fait,
que la perte causée par le c h ô m a g e d a n s le cours de l ' a n n é e b a l a n c e ce sur-
20 plus .... On trouve en o u t r e g é n é r a l e m e n t que les salaires de ces gens o n t
un certain rapport avec le prix des m o y e n s de subsistance nécessaires, en
sorte q u ' u n h o m m e avec d e u x enfants est capable d'entretenir sa famille
42
sans avoir recours à l'assistance paroissiale . » Si cet h o m m e avait trois en-
fants, il était d o n c c o n d a m n é à la p i t a n c e de la charité p u b l i q u e . L ' e n s e m -
25 ble des faits publiés par le P a r l e m e n t frappa alors l'attention de M a l t h u s :
« J ' a v o u e , s'écria-t-il, q u e je vois avec déplaisir la grande extension d o n n é e
à la pratique du salaire a u x pièces. Un travail réellement pénible qui dure
douze o u quatorze heures par j o u r p e n d a n t u n e période plus o u m o i n s lon-
43
gue, c'en est trop pour u n e créature h u m a i n e . »
30 D a n s les établissements s o u m i s a u x lois de fabrique le salaire a u x pièces
devient règle générale, parce q u e là le capitaliste ne p e u t agrandir le travail
44
quotidien q u e sous le rapport de l ' i n t e n s i t é .
Si le travail a u g m e n t e en productivité, la m ê m e quantité de produits re-
présente u n e q u a n t i t é d i m i n u é e de travail. Alors le salaire aux pièces, q u i
35 n ' e x p r i m e q u e le prix d ' u n e q u a n t i t é d é t e r m i n é e de travail, doit varier de
son côté.
41
Remarks on the Commercial Policy of Great Britain. L o n d o n , 1815, p. 4 8 .
42
Considerations upon the Corn Bill... L o n d . 1815, p. 34.
43
M a l t h u s , 1. e.
44
40 « L e s travailleurs a u x p i è c e s f o r m e n t v r a i s e m b l a b l e m e n t les % de t o u t le p e r s o n n e l des fabri-
q u e s . » (Reports of Insp. of Fact, for 30 aprii 1858, p. 9.)

481
S i x i è m e s e c t i o n · Le s a l a i r e

R e v e n o n s à notre e x e m p l e et supposons q u e la productivité du travail


v i e n n e à doubler. La j o u r n é e de d o u z e heures produira alors q u a r a n t e - h u i t
pièces au lieu de vingt-quatre, c h a q u e pièce ne représentera plus q u ' u n
quart d ' h e u r e de travail au lieu d ' u n e d e m i - h e u r e , et, par c o n s é q u e n t , le sa-
laire à la pièce t o m b e r a de 1 2 ½ c. à 6% [c]., m a i s la s o m m e du salaire q u o - 5
tidien restera la m ê m e , car 24 x 12]/ c. = 48 x 6 % c. = 3 fr. En d'autres
2

termes : le salaire à la pièce baisse dans la m ê m e proportion q u e s'accroît le


45
n o m b r e des pièces produites d a n s le m ê m e t e m p s , et q u e par c o n s é q u e n t
le temps de travail consacré à la m ê m e pièce d i m i n u e . Cette variation du
salaire, b i e n q u e p u r e m e n t n o m i n a l e , provoque des luttes continuelles en- 10
tre le capitaliste et l'ouvrier; soit parce q u e le capitaliste s'en fait un pré-
texte pour abaisser réellement le prix du travail; soit parce que l ' a u g m e n t a -
tion de productivité du travail entraîne u n e a u g m e n t a t i o n de son intensité ;
soit parce que l'ouvrier p r e n a n t au sérieux cette apparence créée par le sa-
laire aux pièces - que ce q u ' o n lui paye c'est son produit et n o n sa force de 15
travail - se révolte contre u n e r é d u c t i o n de salaire à laquelle ne correspond
pas u n e réduction proportionnelle dans le prix de vente de la m a r c h a n d i s e .
« L e s ouvriers surveillent s o i g n e u s e m e n t le prix de la m a t i è r e première
ainsi q u e le prix des articles fabriqués et sont ainsi à m ê m e d'estimer exac-
46
t e m e n t les profits de leurs p a t r o n s . » Le capital repousse j u s t e m e n t de pa- 20
reilles prétentions c o m m e entachées d'erreur grossière sur la n a t u r e du sa-
47
l a i r e . Il les flétrit c o m m e u n e u s u r p a t i o n t e n d a n t à lever des impôts sur le

45
« O n s e r e n d u n c o m p t e e x a c t d e l a force p r o d u c t i v e d e son m é t i e r (du fileur), e t l ' o n d i m i -
n u e la r é t r i b u t i o n du travail à m e s u r e q u e la force p r o d u c t i v e a u g m e n t e ... s a n s c e p e n d a n t
q u e cette d i m i n u t i o n soit p r o p o r t i o n n é e à l ' a u g m e n t a t i o n de la force.» {Ure, 1. c. [t. Il], p . 6 1 . ) 25
U r e s u p p r i m e l u i - m ê m e cette d e r n i è r e c i r c o n s t a n c e a t t é n u a n t e . I l dit, p a r e x e m p l e , à p r o p o s
d ' u n a l l o n g e m e n t de la mule Jenny: « q u e l q u e surcroît de travail p r o v i e n t de cet a l l o n g e m e n t »
(1. c . II, p . 134.) L e travail n e d i m i n u e d o n c pas d a n s l a m ê m e p r o p o r t i o n q u e s a p r o d u c t i v i t é
a u g m e n t e . I l d i t e n c o r e : « C e surcroît a u g m e n t e r a l a force p r o d u c t i v e d ' u n c i n q u i è m e . D a n s
c e cas, o n baissera l e p r i x d u fileur; m a i s c o m m e o n n e l e r é d u i r a p a s d ' u n c i n q u i è m e , l e per- 30
f e c t i o n n e m e n t a u g m e n t e r a s o n g a i n d a n s le n o m b r e d ' h e u r e s d o n n é ; m a i s - il y a u n e m o d i -
fication à faire . . . . C'est q u e le fileur a des frais a d d i t i o n n e l s à d é d u i r e s u r les 6 d., a t t e n d u
q u ' i l faut q u ' i l a u g m e n t e l e n o m b r e d e ses a i d e s n o n a d u l t e s , c e q u i est a c c o m p a g n é d ' u n d é -
p l a c e m e n t d ' u n e partie des a d u l t e s » (1. c , p . 66, 67), e t n ' a a u c u n e t e n d a n c e à faire m o n t e r l e
salaire. 35
46
H. F a w c e t t : The Economie Position of the British Labourer. C a m b r i d g e a n d L o n d o n , 1865,
p. 178 [,179].
47
O n trouve d a n s l e Standard d e L o n d r e s d u 2 6 o c t o b r e 1 8 6 1 , l e c o m p t e r e n d u d ' u n p r o c è s in-
e
t e n t é par la r a i s o n sociale John Bright et C , d e v a n t les m a g i s t r a t s de R o c h d a l e , d a n s le b u t de
p o u r s u i v r e , p o u r i n t i m i d a t i o n , les agents de la Carpet Weavers Trades' Union. « L e s associés de 40
Bright o n t i n t r o d u i t u n e m a c h i n e n o u v e l l e , q u i p e r m e t d ' e x é c u t e r d e u x c e n t q u a r a n t e m è t r e s
d e t a p i s d a n s l e m ê m e t e m p s e t avec l e m ê m e travail (!) a u p a r a v a n t r e q u i s p o u r e n p r o d u i r e
c e n t s o i x a n t e . Les ouvriers n ' o n t a u c u n droit d e r é c l a m e r u n e p a r t q u e l c o n q u e d a n s les profits
q u i r é s u l t e n t p o u r leur p a t r o n d e l a m i s e d e son c a p i t a l d a n s des m a c h i n e s p e r f e c t i o n n é e s . E n
c o n s é q u e n c e , M. Bright a p r o p o s é d'abaisser le t a u x de la paye de 1 % d- par m è t r e à 1 d., ce 45
q u i laisse l e g a i n d e s ouvriers e x a c t e m e n t l e m ê m e q u ' a u p a r a v a n t p o u r l e m ê m e travail. M a i s

482
Chapitre XXII • Différence dans le taux des salaires nationaux

progrès de l'industrie et déclare c a r r é m e n t que la productivité du travail ne


48
regarde en rien le travailleur . |

|243| CHAPITRE XXII

Différence dans le taux


5 des salaires nationaux

En c o m p a r a n t le t a u x du salaire chez différentes n a t i o n s , il faut t o u t


d'abord tenir c o m p t e des circonstances d o n t dépend, chez c h a c u n e d'elles,
49
la valeur, soit absolue, soit relative , de la force de travail, telles q u e l'éten-
d u e des besoins ordinaires, le prix des subsistances, la g r a n d e u r m o y e n n e
10 des familles ouvrières, les frais d ' é d u c a t i o n du travailleur, le rôle q u e j o u e
le travail des f e m m e s et des enfants, enfin la productivité, la d u r é e et l'in-
tensité du travail.
D a n s les m ê m e s b r a n c h e s d'industrie la durée q u o t i d i e n n e du travail va-
rie d ' u n pays à l'autre, m a i s en divisant le salaire à la j o u r n é e p a r le n o m -
15 bre d'heures de la j o u r n é e , on trouve le prix payé en c h a q u e pays p o u r un
certain q u a n t u m de travail, l'heure. Ces d e u x facteurs, le prix et la durée
du travail, étant ainsi d o n n é s , on est à m ê m e de comparer les t a u x n a t i o -
n a u x du salaire au t e m p s .
Puis il faut convertir le salaire au t e m p s en salaire aux pièces, p u i s q u e
20 lui seul i n d i q u e les différents degrés d'intensité et de productivité du tra-
vail.
En c h a q u e pays il y a u n e certaine intensité m o y e n n e , ordinaire, à dé-
faut de laquelle le travail c o n s o m m e d a n s la p r o d u c t i o n d ' u n e m a r c h a n d i s e
plus que le t e m p s s o c i a l e m e n t nécessaire, et, par conséquent, ne c o m p t e
25 pas c o m m e travail de qualité n o r m a l e . Ce n'est q u ' u n degré d'intensité su-
périeur à la m o y e n n e n a t i o n a l e qui, dans un pays d o n n é , modifie la m e -
sure de la valeur par la seule durée du travail. M a i s il n ' e n est pas ainsi sur
le m a r c h é universel d o n t c h a q u e pays ne forme q u ' u n e partie intégrante.
L'intensité m o y e n n e ou ordinaire du travail n a t i o n a l n'est pas la m ê m e en

30 c'était l à u n e r é d u c t i o n n o m i n a l e , d o n t les ouvriers, c o m m e o n l'assure, n ' a v a i e n t p a s r e ç u


d ' a v a n c e le m o i n d r e a v e r t i s s e m e n t . »
48
« L e s sociétés d e résistance, d o n t l e b u t c o n s t a n t est d e m a i n t e n i r les salaires, c h e r c h e n t à
p r e n d r e part a u profit q u i r é s u l t e d u p e r f e c t i o n n e m e n t des m a c h i n e s ! (Quelle h o r r e u r ! ) . . . .
Elles d e m a n d e n t u n salaire s u p é r i e u r , p a r c e q u e l e travail est r a c c o u r c i . . . . e n d ' a u t r e s t e r m e s ,
35 elles t e n d e n t à établir un i m p ô t sur les a m é l i o r a t i o n s i n d u s t r i e l l e s . » (On Combination of
Trades. New Edit. Lond. 1834, p. 42.)
49
C'est-à-dire, sa v a l e u r c o m p a r é e à la p l u s - v a l u e .

483
Sixième section · Le salaire

différents pays. Là elle est plus grande, ici plus petite. Ces m o y e n n e s n a t i o -
nales forment d o n c u n e échelle d o n t l'intensité ordinaire du travail univer-
sel est l'unité de m e s u r e . C o m p a r é au travail n a t i o n a l m o i n s intense, le tra-
vail n a t i o n a l plus intense produit d o n c dans le m ê m e t e m p s plus de valeur
q u i s'exprime en plus d'argent. 5
D a n s son application internationale, la loi de la valeur est encore
plus profondément modifiée, parce que sur le m a r c h é universel le travail
n a t i o n a l plus productif c o m p t e aussi c o m m e travail plus intense, toutes
les fois que la n a t i o n plus productive n'est pas forcée par la c o n c u r r e n c e
à rabaisser le prix de vente de ses m a r c h a n d i s e s au niveau de leur 10
valeur.
Suivant que la p r o d u c t i o n capitaliste est plus développée d a n s un pays,
l'intensité m o y e n n e et la productivité du travail (national) y dépassent
50
d ' a u t a n t le niveau i n t e r n a t i o n a l . Les différentes quantités de m a r c h a n -
dises de la m ê m e espèce, q u ' o n produit en différents pays dans le m ê m e 15
t e m p s de travail, possèdent d o n c des valeurs internationales différentes qui
s'expriment en prix différents, c'est-à-dire en s o m m e s d'argent d o n t la
g r a n d e u r varie avec celle de la valeur internationale. La valeur relative de
l'argent sera, par c o n s é q u e n t , plus petite chez la n a t i o n où la p r o d u c t i o n
capitaliste est plus développée que là où elle l'est m o i n s . Il s'ensuit q u e le 20
salaire n o m i n a l , l'équivalent du travail exprimé en argent, sera aussi en
m o y e n n e plus élevé chez la première n a t i o n q u e chez la seconde, ce qui
n ' i m p l i q u e pas du tout qu'il en soit de m ê m e du salaire réel, c'est-à-dire de
la s o m m e de subsistances mises à la disposition du travailleur.
M a i s à part cette inégalité de la valeur relative de l'argent en différents 25
pays, on trouvera f r é q u e m m e n t que le salaire journalier, h e b d o m a d a i r e ,
etc., est plus élevé chez la n a t i o n A que chez la n a t i o n B, tandis q u e le prix
proportionnel du travail, c'est-à-dire son prix c o m p a r é soit à la plus-value,
soit à ||244| la valeur du produit, est plus élevé chez la n a t i o n B q u e chez la
n a t i o n A. 30
Un économiste c o n t e m p o r a i n d ' A d a m Smith, J a m e s A n d e r s o n , dit déjà :
« Il faut r e m a r q u e r q u e b i e n q u e le prix apparent du travail soit générale-
m e n t m o i n s élevé d a n s les pays pauvres, où les produits du sol, et surtout
les grains, sont à b o n m a r c h é , il y est c e p e n d a n t en réalité supérieur à celui
d'autres pays. Ce n'est pas, en effet, le salaire d o n n é au travailleur q u i 35
constitue le prix réel du travail, b i e n qu'il en soit le prix apparent. Le prix
réel c'est ce q u e coûte au capitaliste u n e certaine q u a n t i t é de travail ac-
compli ; considéré à ce point de vue le travail est, dans presque tous les cas,
meilleur m a r c h é d a n s les pays riches que dans les pays pauvres, b i e n q u e le
50
N o u s e x a m i n e r o n s ailleurs les c i r c o n s t a n c e s q u i , p a r r a p p o r t à l a productivité, p e u v e n t m o - 40
difier c e t t e loi p o u r des b r a n c h e s de p r o d u c t i o n p a r t i c u l i è r e s .

484
Chapitre XXII · Différence dans le taux des salaires nationaux

prix des grains et autres denrées alimentaires soit o r d i n a i r e m e n t b e a u c o u p


m o i n s élevé dans ceux-ci q u e d a n s ceux-là . . . . Le travail estimé à la jour-
n é e est b e a u c o u p m o i n s cher en Ecosse q u ' e n Angleterre, le travail à la
51
pièce est g é n é r a l e m e n t m e i l l e u r m a r c h é dans ce dernier p a y s . »
5 S. W. Cowell, m e m b r e de la C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e sur les fabriques
(1833), arriva, par u n e analyse soigneuse de la filature, à ce résultat: « e n
Angleterre, les salaires sont virtuellement inférieurs p o u r le capitaliste,
q u o i q u e pour l'ouvrier ils soient peut-être plus élevés que sur le c o n t i n e n t
52
européen . »
10 M . A . R e d g r a v e , inspecteur de fabrique, d é m o n t r e , au m o y e n d ' u n e sta-
tistique comparée, q u e malgré des salaires plus bas et des j o u r n é e s de tra-
vail plus longues, le travail c o n t i n e n t a l est, par rapport à la valeur produite,
plus cher que le travail anglais. Il cite entr'autres les d o n n é e s à lui c o m m u -
n i q u é e s par un directeur anglais d ' u n e filature de coton en Oldenbourg,
15 d'après lesquelles le t e m p s de travail dure là quatorze heures et d e m i e par
j o u r (de 5 h. 30 du m a t i n j u s q u ' à 8 h. du soir), m a i s les ouvriers, q u a n d ils
sont placés sous des contre-maîtres anglais, n'y font pas tout à fait a u t a n t
d'ouvrage q u e des ouvriers anglais travaillant dix heures, et b e a u c o u p
m o i n s encore, q u a n d leurs contre-maîtres sont des A l l e m a n d s . Leur salaire
20 est b e a u c o u p plus bas, souvent de 50 p. 100, q u e le salaire anglais, m a i s le
n o m b r e d'ouvriers employés par m a c h i n e est plus grand, pour q u e l q u e s dé-
53
p a r t e m e n t s de la fabrique d a n s la raison de cinq à t r o i s .
M. Redgrave d o n n e le tableau suivant de l'intensité comparative du tra-
vail dans les filatures anglaises et continentales:

25 Nombre moyen de broches par fabrique

Angleterre 12 600
Suisse 8 000
Autriche 7 000
Saxe 4 500
30 Belgique 4000
France 1500
Prusse 1500

51
J a m e s A n d e r s o n : Observations on the means of exciting a spirit of National Industry, etc. E d i n -
b u r g h , 1777, p. 350, 3 5 1 . - La c o m m i s s i o n royale, c h a r g é e d ' u n e e n q u ê t e sur les c h e m i n s de
35 fer, dit au c o n t r a i r e : « L e travail est plus cher en I r l a n d e q u ' e n A n g l e t e r r e , parce q u e les sa-
laires y sont b e a u c o u p p l u s b a s . » (Royal commission on Railways, 1867. M i n u t e s , n . 2 0 7 4 . )
5 2
Ure, I . e . t . I I , p . 5 8 .
53
E n R u s s i e , les f i l a t u r e s sont dirigées par des A n g l a i s , l e capitaliste i n d i g è n e n ' é t a n t pas a p t e
à cette fonction. D ' a p r è s des d é t a i l s e x a c t s , fournis à M . R e d g r a v e p a r un de ces d i r e c t e u r s a n -
40 glais, le salaire est p i t e u x , l'excès de travail effroyable, et la p r o d u c t i o n c o n t i n u e j o u r et n u i t
s a n s i n t e r r u p t i o n . N é a n m o i n s , ces f i l a t u r e s n e v é g è t e n t q u e grâce a u s y s t è m e prohibitif.

485
Sixième section • Le salaire

Nombre moyen de broches par tête

Angleterre 74
Suisse 55
Petits États a l l e m a n d s 55
Saxe 50 5
Belgique 50
Autriche 49
Bavière 46
Prusse 37
Russie 28 10
France 14

M. Redgrave r e m a r q u e qu'il a recueilli ces chiffres quelques a n n é e s


avant 1866, date de son rapport, et que depuis ce temps-là la filature an-
glaise a fait de grands progrès, mais il suppose q u ' u n progrès pareil a eu
lieu d a n s les filatures continentales, de sorte que les chiffres m a i n t i e n - 15
draient toujours leur valeur relative.
M a i s ce qui, d'après lui, ne fait pas assez ressortir la supériorité du tra-
vail anglais, c'est q u ' e n Angleterre un très-grand n o m b r e de fabriques c o m -
b i n e n t le tissage m é c a n i q u e avec la filature, et q u e , d a n s le tableau précé-
dent, a u c u n e tête n'est d é d u i t e pour les métiers à tisser. Les fabriques 20
54
continentales, au contraire, ne sont en général q u e des filatures .
On sait q u e dans l'Europe occidentale aussi b i e n q u ' e n Asie, des c o m p a -
gnies anglaises o n t entrepris la construction de c h e m i n s de fer où elles
emploient en général, à côté des ouvriers du pays, un certain n o m b r e
d'ouvriers anglais. Ainsi obligées par des nécessités pratiques à tenir 25
compte des différences nationales d a n s l'intensité du travail, elles n'y ont
pas failli, et il résulte de leurs expériences q u e si l'élévation du salaire cor-
respond plus ou m o i n s à l'intensité m o y e n n e du travail, le prix proportion-
n e l du travail m a r c h e g é n é r a l e m e n t en sens inverse.
55
D a n s son Essai sur le taux du salaire , un de ses premiers écrits e c o n o m i - 30
ques, M. H. Carey cherche à d é m o n t r e r q u e les différents salaires n a t i o n a u x
sont entre eux c o m m e les degrés de productivité du travail n a t i o n a l . La
conclusion qu'il veut tirer de ce rapport international, c'est q u ' e n général la
rétribution du travailleur suit la m ê m e proportion q u e |[245j la productivité
de son travail. Notre analyse de la production de la plus-value prouverait la 35
5 4
Repts of Insp. of Fact. 31st October 1866, p . 3 1 - 3 7 . J e p o u r r a i s , dit e n c o r e M . R e d g r a v e , n o m -
m e r b e a u c o u p d e f i l a t u r e s d e m o n district, o ù d e s m u l e s à 2200 b r o c h e s sont surveillées par
u n e s e u l e p e r s o n n e , a i d é e d e d e u x filles, et où o n f a b r i q u e par jour 220 livres d e filés, d ' u n e
l o n g u e u r de 400 m i l l e s (anglais.)
55
H. Carey : Essay on the rate of Wages with an Examination of the causes of the Differences in the 40
conditions of the Labouring Population throughout the World. P h i l a d e l p h i a , 1835.

486
Introduction

fausseté de cette conclusion, lors m ê m e q u e M . C a r e y en eût prouvé les pré-


misses, au lieu d'entasser, selon son h a b i t u d e , sans r i m e ni raison, des m a -
tériaux statistiques q u i n ' o n t pas passé au crible de la critique. M a i s , après
tout, il fait l'aveu q u e la pratique est rebelle à sa théorie. Selon lui, les rap-
5 ports é c o n o m i q u e s n a t u r e l s o n t été faussés par l'intervention de l'État, de
sorte qu'il faut calculer les salaires n a t i o n a u x , c o m m e si la partie qui en
échoit à l'État, restait d a n s les m a i n s de l'ouvrier. N ' a u r a i t - i l pas dû se de-
m a n d e r si ces faux-frais g o u v e r n e m e n t a u x ne sont pas e u x - m ê m e s des
fruits naturels du d é v e l o p p e m e n t capitaliste? Après avoir p r o c l a m é les rap-
10 ports de la p r o d u c t i o n capitaliste lois éternelles de la n a t u r e et de la raison,
lois dont le j e u h a r m o n i q u e n'est troublé q u e par l'intervention de l'État, il
s'est avisé après c o u p de découvrir - q u o i ? q u e l'influence d i a b o l i q u e de
l'Angleterre sur le m a r c h é des d e u x m o n d e s , qui, paraît-il, n ' a rien à faire
avec les lois naturelles de la c o n c u r r e n c e , q u e cette influence enfin a fait
15 u n e nécessité de placer ces h a r m o n i e s préétablies, ces lois éternelles de la
nature, sous la sauvegarde de l'État, en d'autres termes, d'adopter le sys-
t è m e protectionniste. Il a découvert encore que les t h é o r è m e s d a n s lesquels
Ricardo formule des a n t a g o n i s m e s sociaux q u i existent ne sont p o i n t le
produit idéal du m o u v e m e n t é c o n o m i q u e réel, m a i s q u ' a u contraire ces an-
20 tagonismes réels, i n h é r e n t s à la p r o d u c t i o n capitaliste, n'existent en Angle-
terre et ailleurs q u e grâce à la théorie de R i c a r d o ! Il a découvert enfin q u e
ce qui, en dernière instance, détruit les b e a u t é s et les h a r m o n i e s i n n é e s de
la p r o d u c t i o n capitaliste, c'est le c o m m e r c e ! Un pas de plus, et il va peut-
être découvrir que le véritable inconvénient de la p r o d u c t i o n capitaliste,
25 c'est le capital l u i - m ê m e .
Il n'y avait q u ' u n h o m m e si merveilleusement dépourvu de t o u t sens cri-
t i q u e et chargé d ' u n e é r u d i t i o n de si faux aloi, qui m é r i t â t de devenir, m a l -
gré ses hérésies protectionnistes, la source cachée de sagesse h a r m o n i q u e
où ont puisé les Bastiat et autres prôneurs du libre échange. |

30 |246| S E P T I È M E S E C T I O N

Accumulation du capital

Introduction

La conversion d ' u n e s o m m e d'argent en m o y e n s de p r o d u c t i o n et force de


travail, ce p r e m i e r m o u v e m e n t de la valeur destinée à fonctionner c o m m e
35 capital, a lieu sur le m a r c h é , dans la sphère de la circulation.

487
Septième section · Accumulation du capital

Le procès de production, la d e u x i è m e phase du m o u v e m e n t , p r e n d fin


dès q u e les m o y e n s de p r o d u c t i o n sont transformés en m a r c h a n d i s e s d o n t
la valeur excède celle de leurs éléments constitutifs ou renferme u n e plus-
value en sus du capital avancé.
Les m a r c h a n d i s e s doivent alors être jetées dans la sphère de la circula- 5
tion. Il faut les vendre, réaliser leur valeur en argent, puis transformer de
n o u v e a u cet argent en capital et ainsi de suite.
C'est ce m o u v e m e n t circulaire à travers ces phases successives qui
constitue la circulation du capital.
La première condition de l ' a c c u m u l a t i o n , c'est q u e le capitaliste ait déjà 10
réussi à vendre ses m a r c h a n d i s e s et à retransformer en capital la plus
g r a n d e partie de l'argent ainsi obtenu. D a n s l'exposé suivant il est sous-en-
t e n d u q u e le capital accomplit d ' u n e m a n i è r e n o r m a l e le cours de sa circu-
lation, d o n t n o u s r e m e t t o n s l'analyse ultérieure au d e u x i è m e livre.
Le capitaliste qui p r o d u i t la plus-value, c'est-à-dire q u i extrait directe- 15
m e n t de l'ouvrier du travail n o n payé et fixé dans des m a r c h a n d i s e s , se
l'approprie le premier, m a i s il n ' e n reste pas le dernier possesseur. Il doit
au contraire la partager en sous-ordre avec d'autres capitalistes qui accom-
plissent d'autres fonctions d a n s l'ensemble de la p r o d u c t i o n sociale, avec le
propriétaire foncier, etc. 20
La plus-value se scinde d o n c en diverses parties, en fragments qui
é c h o i e n t à diverses catégories de personnes et revêtent des formes diverses,
a p p a r e m m e n t i n d é p e n d a n t e s les u n e s des autres, telles q u e profit i n d u s -
triel, intérêt, gain c o m m e r c i a l , rente foncière, etc. M a i s ce f r a c t i o n n e m e n t
ne change ni la n a t u r e de la plus-value, ni les conditions dans lesquelles 25
elle devient la source de l ' a c c u m u l a t i o n . Quelle q u ' e n soit la portion q u e le
capitaliste entrepreneur r e t i e n n e pour lui ou t r a n s m e t t e à d'autres, c'est
toujours lui qui en premier lieu se l'approprie t o u t entière et qui seul la
convertit en capital. Sans n o u s arrêter à la répartition et a u x transforma-
tions de la plus-value, d o n t n o u s ferons l'étude d a n s le troisième livre, n o u s 30
pouvons d o n c traiter le capitaliste industriel, tel q u e fabricant, fermier,
etc., c o m m e le seul possesseur de la plus-value, ou si l'on veut c o m m e le
représentant de tous les partageants entre lesquels le b u t i n se distribue.
Le m o u v e m e n t intermédiaire de la circulation et le f r a c t i o n n e m e n t de la
plus-value en diverses parties, revêtant des formes diverses, c o m p l i q u e n t et 35
obscurcissent le procès f o n d a m e n t a l de l'accumulation. P o u r en simplifier
l'analyse, il faut d o n c p r é a b l e m e n t laisser de côté tous ces p h é n o m è n e s qui
dissimulent le j e u i n t i m e de son m é c a n i s m e et étudier l ' a c c u m u l a t i o n au
point de vue de la production. |

488
Seite 246
Chapitre XXIll · Reproduction simple

|2471 CHAPITRE XXIII

Reproduction simple

Quelle q u e soit la forme sociale que le procès de p r o d u c t i o n revête, il doit


être c o n t i n u ou, ce qui revient au m ê m e , repasser p é r i o d i q u e m e n t par les
5 m ê m e s phases. U n e société ne p e u t cesser de produire n o n plus que de
c o n s o m m e r . Considéré, n o n sous son aspect isolé, m a i s d a n s le cours de sa
rénovation incessante, t o u t procès de p r o d u c t i o n social est d o n c en m ê m e
t e m p s procès de reproduction.
Les conditions de la p r o d u c t i o n sont aussi celles de la reproduction. U n e
10 société ne peut reproduire, c'est-à-dire produire d ' u n e m a n i è r e c o n t i n u e ,
sans retransformer c o n t i n u e l l e m e n t u n e partie de ses produits en m o y e n s
de production, en é l é m e n t s de n o u v e a u x produits. T o u t e s circonstances
restant les m ê m e s , elle ne p e u t m a i n t e n i r sa richesse sur le m ê m e pied
q u ' e n r e m p l a ç a n t les m o y e n s de travail, les matières premières, les m a -
is tières auxiliaires, en un m o t les m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s d a n s le
cours d ' u n e a n n é e par exemple, par u n e q u a n t i t é égale d'autres articles de
la m ê m e espèce. Cette partie du produit a n n u e l , qu'il faut en d é t a c h e r ré-
g u l i è r e m e n t p o u r l'incorporer toujours de n o u v e a u au procès de p r o d u c -
tion, appartient d o n c à la p r o d u c t i o n . D e s t i n é e dès son origine à la
20 c o n s o m m a t i o n productive, elle consiste pour la plupart en choses q u e leur
m o d e d'existence m ê m e r e n d inaptes à servir de m o y e n s de j o u i s s a n c e .
Si la p r o d u c t i o n possède la forme capitaliste, il en sera de m ê m e de la re-
production. Là le procès de travail sert de m o y e n p o u r créer de la plus-va-
l u e ; ici il sert de m o y e n p o u r reproduire ou perpétuer c o m m e capital, c'est-
25 à-dire c o m m e valeur r e n d a n t de la valeur, la valeur u n e fois avancée.
Le caractère é c o n o m i q u e de capitaliste ne s'attache d o n c à un h o m m e
q u ' a u t a n t qu'il fait fonctionner son argent c o m m e capital. Si cette a n n é e ,
par exemple, il avance 100 /. st., les transforme en capital et en tire u n e
plus-value de 20 /. st., il lui faut répéter l'année suivante la m ê m e opéra-
30 tion.
C o m m e i n c r é m e n t p é r i o d i q u e de la valeur avancée, la plus-value ac-
1
quiert la forme d ' u n revenu provenant du c a p i t a l .
1
« M a i s ces riches, q u i c o n s o m m e n t le p r o d u i t du travail des a u t r e s , ne p e u v e n t les o b t e n i r
q u e p a r des é c h a n g e s . S'ils d o n n e n t c e p e n d a n t leur richesse a c q u i s e e t a c c u m u l é e e n r e t o u r
35 c o n t r e ces p r o d u i t s n o u v e a u x q u i s o n t l'objet de l e u r fantaisie, ils s e m b l e n t e x p o s é s à é p u i s e r
b i e n t ô t leur fonds de réserve ; ils ne travaillent p o i n t , a v o n s - n o u s dit, et ils ne p e u v e n t m ê m e
travailler; o n croirait d o n c q u e c h a q u e j o u r doit voir d i m i n u e r leurs vieilles richesses, e t q u e
lorsqu'il ne l e u r en restera p l u s , r i e n ne sera offert en é c h a n g e a u x ouvriers q u i travaillent ex-
c l u s i v e m e n t p o u r e u x . . . . M a i s d a n s l'ordre social, la richesse a a c q u i s la p r o p r i é t é de se re-

491
Septième section • Accumulation du capital

Si le capitaliste emploie ce revenu s e u l e m e n t c o m m e fonds de c o n s o m -


m a t i o n , aussi p é r i o d i q u e m e n t dépensé q u e gagné, il y aura, toutes circons-
tances restant les m ê m e s , simple reproduction, ou en d'autres termes, le
capital c o n t i n u e r a à fonctionner ||248| sans s'agrandir. Le procès de pro-
duction, p é r i o d i q u e m e n t r e c o m m e n c é , passera toujours par les m ê m e s 5
phases d a n s un temps d o n n é , m a i s il se répétera toujours sur la m ê m e
échelle. N é a n m o i n s cette répétition ou c o n t i n u i t é lui i m p r i m e certains ca-
ractères n o u v e a u x ou, p o u r m i e u x dire, fait disparaître les caractères appa-
rents qu'il présentait sous son aspect d'acte isolé.
Considérons d'abord cette partie du capital q u i est avancée en salaires, 10
ou le capital variable.
Avant de c o m m e n c e r à produire, le capitaliste achète des forces de tra-
vail p o u r un temps d é t e r m i n é , et renouvelle cette transaction à l'échéance
du t e r m e stipulé, après u n e certaine période de production, s e m a i n e , m o i s ,
etc. M a i s il ne paie q u e lorsque l'ouvrier a déjà fonctionné et ajouté au pro- 15
duit et la valeur de sa propre force et u n e plus-value. Outre la plus-value, le
fonds de c o n s o m m a t i o n du capitaliste, l'ouvrier a d o n c produit le fonds de
son propre payement, le capital variable, avant q u e celui-ci lui revienne sous
forme de salaire, et il n'est employé q u ' a u s s i longtemps qu'il c o n t i n u e à le
reproduire. De là la formule des économistes (voy. ch. XVIII) q u i représente 20
2
le salaire c o m m e portion du produit achevé . En effet, des m a r c h a n d i s e s
que le travailleur reproduit c o n s t a m m e n t , u n e partie lui fait retour
c o n s t a m m e n t sous forme de salaire. Cette quote-part, il est vrai, lui est
payée en argent, m a i s l'argent n'est q u e la figure-valeur des m a r c h a n -
dises. 25
P e n d a n t q u e l'ouvrier est occupé à transformer en n o u v e a u produit u n e
partie des m o y e n s de production, le produit de son travail passé circule sur
le m a r c h é où il se transforme en argent. C'est ainsi q u ' u n e partie du travail
qu'il a exécuté la s e m a i n e précédente ou le dernier semestre paye son tra-
vail d'aujourd'hui ou du semestre prochain. 30
L'illusion produite par la circulation des m a r c h a n d i s e s disparaît dès q u e
l'on substitue au capitaliste individuel et à ses ouvriers, la classe capitaliste
et la classe ouvrière. La classe capitaliste d o n n e régulièrement sous forme
m o n n a i e à la classe ouvrière des m a n d a t s sur u n e partie des produits q u e
celle-ci a confectionnés et que celle-là s'est appropriés. La classe ouvrière 35

p r o d u i r e p a r le travail d ' a u t r u i , et s a n s q u e s o n p r o p r i é t a i r e y c o n c o u r e . La richesse, c o m m e le


travail, e t p a r l e travail, d o n n e u n fruit a n n u e l q u i p e u t être d é t r u i t c h a q u e a n n é e s a n s q u e l e
riche en d e v i e n n e plus pauvre. Ce fruit est le revenu q u i n a î t du capital.» S i s m o n d i , Nouv.
princ. d'Écon. pol. Paris, 1819, t . I , p. 8 1 , 82.
2
« L e s salaires aussi b i e n q u e les profits d o i v e n t être c o n s i d é r é s c h a c u n c o m m e u n e p o r t i o n 40
du p r o d u i t a c h e v é . » ( R a m s a y , 1. c. p. 142.) « L a part au p r o d u i t q u i é c h o i t au travailleur sous
forme de salaire, e t c . » ( J . M i l l , Éléments, e t c , trad, de Parisot. Paris, 1 8 2 3 , p . 3 4 . )

492
Chapitre XXIII · Reproduction simple

rend aussi c o n s t a m m e n t ces m a n d a t s à la classe capitaliste p o u r en retirer


la quote-part q u i lui revient de son propre produit. Ce q u i déguise cette
transaction, c'est la forme m a r c h a n d i s e du produit et la forme argent de la
marchandise.
3
5 Le capital variable n'est d o n c q u ' u n e forme historique particulière du
soi-disant fonds d'entretien du travail* que le travailleur doit toujours pro-
duire et reproduire l u i - m ê m e d a n s tous les systèmes de p r o d u c t i o n possi-
bles. Si, d a n s le système capitaliste, ce fonds n'arrive à l'ouvrier q u e sous
forme de salaire, de m o y e n s de p a y e m e n t de son travail, c'est parce q u e
10 là son propre produit s'éloigne toujours de lui sous forme de capital.
Mais cela ne change rien au fait, q u e ce n'est q u ' u n e partie de son propre
travail passé et déjà réalisé, q u e l'ouvrier reçoit c o m m e avance du capita-
5
liste .
Prenons, par exemple, un paysan corvéable q u i avec ses m o y e n s de pro-
15 d u c t i o n travaille sur son propre c h a m p trois jours de la s e m a i n e et les trois
jours suivants fait la corvée sur la terre seigneuriale. Son fonds d'entretien,
qu'il reproduit c o n s t a m m e n t p o u r l u i - m ê m e et dont il reste le seul posses-
seur, ne prend j a m a i s vis-à-vis de lui la forme de m o y e n s de p a y e m e n t d o n t
un tiers lui aurait fait l'avance, m a i s , en revanche, son travail forcé et gra-
20 tuit ne prend j a m a i s la forme de travail volontaire et payé. Supposons
m a i n t e n a n t que son c h a m p , son bétail, ses semences, en un m o t ses
m o y e n s de production lui soient arrachés par son maître, a u q u e l il est ré-
duit désormais à vendre son travail. Toutes les autres circonstances restant
les m ê m e s , il travaillera toujours six jours par s e m a i n e , trois jours p o u r son
25 propre entretien et trois j o u r s p o u r son ex-seigneur, d o n t il est d e v e n u le sa-
larié. Il c o n t i n u e à user les m ê m e s m o y e n s de p r o d u c t i o n et à t r a n s m e t t r e
leur valeur au produit. U n e certaine partie de celui-ci rentre, c o m m e autre-
fois, dans la reproduction. M a i s à partir du m o m e n t où le servage s'est
converti en salariat, le fonds d'entretien de l'ancien corvéable, q u e celui-ci
30 ne cesse pas de reproduire l u i - m ê m e , prend aussitôt la forme d ' u n capital
d o n t le ci-devant seigneur fait l'avance en le payant.
L'économiste bourgeois, incapable de distinguer la forme du fond, ferme
les yeux à ce fait q u e m ê m e chez les cultivateurs de l'Europe c o n t i n e n t a l e
et de l'Amérique du N o r d , le fonds d'entretien du travail ne revêt q u ' e x c e p -

3
35 Le capital variable est ici c o n s i d é r é s e u l e m e n t c o m m e fonds de p a y e m e n t des salariés. On
sait q u ' e n réalité il ne d e v i e n t v a r i a b l e q u ' à partir du m o m e n t où la force de travail q u ' i l a
a c h e t é e f o n c t i o n n e déjà d a n s le p r o c è s de p r o d u c t i o n .
4
Les Anglais d i s e n t labour fund, l i t t é r a l e m e n t fonds de travail, expression q u i en français serait
équivoque.
5
40 « Q u a n d le c a p i t a l est e m p l o y é en a v a n c e s de salaires p o u r les ouvriers, cela n ' a j o u t e rien au
fonds d ' e n t r e t i e n du travail. » ( C a z e n o v e , n o t e de son édit. de l'ouvrage de M a l t h u s , Definitions
in Polit. Econ. L o n d . , 1853, p. 22.)

493

É,
Septième section • Accumulation du capital

6
t i o n n e l l e m e n t la forme de c a p i t a l , d ' u n e avance faite au p r o d u c t e u r im-
m é d i a t par le capitaliste entrepreneur.
1
Le capital variable ne perd c e p e n d a n t son caractère d'avance p r o v e n a n t
du propre fonds du capitaliste que grâce au r e n o u v e l l e m e n t p é r i o d i q u e du
procès de production. M a i s avant de se renouveler, ce procès doit avoir 5
c o m m e n c é et duré un certain laps de temps, p e n d a n t lequel l'ouvrier ne
pouvait encore être payé en son propre produit ni n o n plus vivre de l'air du
t e m p s . Ne fallait-il d o n c pas, la première fois qu'elle se présenta au m a r c h é
du travail, q u e la classe capitaliste eût déjà a c c u m u l é par ses pro||249|pres
labeurs et ses propres épargnes des trésors qui la m e t t a i e n t en état d'avan- 10
cer les subsistances de l'ouvrier sous forme de m o n n a i e ? Provisoirement
n o u s voulons bien accepter cette solution du problème, en n o u s réservant
d'y regarder de plus près d a n s le chapitre sur la soi-disant a c c u m u l a t i o n
primitive.
Toutefois, en ne faisant q u e perpétuer le f o n c t i o n n e m e n t du m ê m e capi- 15
tal, ou répéter sans cesse le procès de p r o d u c t i o n sur u n e échelle p e r m a -
n e n t e , la reproduction c o n t i n u e opère un autre c h a n g e m e n t , q u i altère le
caractère primitif et de la partie variable et de la partie constante du capital
avancé.
Si un capital de 1000 /.st. rapporte p é r i o d i q u e m e n t , soit tous les ans, u n e 20
plus-value de 200 /. st. q u e le capitaliste c o n s o m m e c h a q u e a n n é e , il est
clair que le procès de p r o d u c t i o n a n n u e l ayant été répété c i n q fois, la
s o m m e de la plus-value sera égale à 5 x 200 ou 1000 /. st., c'est-à-dire à la
valeur totale du capital avancé. Si la plus-value a n n u e l l e n ' é t a i t c o n s o m -
m é e q u ' e n partie, q u ' à m o i t i é par exemple, le m ê m e résultat se produirait 25
au b o u t de dix ans, car 10 x 100 = 1000. G é n é r a l e m e n t p a r l a n t : En divisant
le capital avancé par la plus-value annuellement consommée, on obtient le nom-
bre d'années ou de périodes de production après l'écoulement desquelles le ca-
pital primitif a été consommé par le capitaliste, et a, par conséquent, dis-
paru. 30
Le capitaliste se figure sans doute qu'il a c o n s o m m é la plus-value et
conservé la valeur-capital, m a i s sa m a n i è r e de voir ne change rien au fait,
qu'après u n e certaine période la valeur-capital q u i lui appartenait égale la
s o m m e de plus-value qu'il a acquise g r a t u i t e m e n t p e n d a n t la m ê m e pé-
riode, et que la s o m m e de valeur qu'il a c o n s o m m é e égale celle qu'il a 35
6
« S u r la plus g r a n d e p a r t i e du g l o b e les m o y e n s de s u b s i s t a n c e des travailleurs ne leur s o n t
p a s a v a n c é s par le capitaliste. » R i c h a r d J o n e s , Textbook of Lectures on the Polit. Econ. of Na-
tions. Hertford, 1852, p. 36.
7
« Q u o i q u e le p r e m i e r (l'ouvrier de m a n u f a c t u r e ) reçoive des salaires q u e son m a î t r e lui
avance, il ne l u i c o û t e , d a n s le fait, aucune dépense: la v a l e u r de ces salaires se r e t r o u v a n t , en 40
général, avec un profit en p l u s , d a n s l ' a u g m e n t a t i o n de v a l e u r du sujet a u q u e l ce travail a été
a p p l i q u é . » ( A d a m S m i t h , 1. c, 1. I I , ch. I l l , p. 311.)

494
Chapitre XXIII • Reproduction simple

avancée. De l'ancien capital qu'il a avancé de son propre fonds, il n'existe


d o n c plus un seul a t o m e de valeur.
Il est vrai qu'il tient toujours en m a i n un capital d o n t la g r a n d e u r n ' a pas
changé et d o n t u n e partie, b â t i m e n t s , m a c h i n e s , etc., était déjà là lorsqu'il
5 m i t son entreprise en train. M a i s il s'agit ici de la valeur du capital et n o n
d e ses éléments matériels. Q u a n d u n h o m m e m a n g e tout son b i e n e n
contractant des dettes, la valeur de son b i e n ne représente plus q u e la
s o m m e de ses dettes. De m ê m e , q u a n d le capitaliste a m a n g é l'équivalent
de son capital avancé, la valeur de ce capital ne représente plus que la
10 s o m m e de plus-value qu'il a accaparée.
Abstraction faite de t o u t e a c c u m u l a t i o n p r o p r e m e n t dite, la r e p r o d u c -
tion simple suffit d o n c p o u r transformer tôt ou tard tout capital avancé en
capital a c c u m u l é ou en plus-value capitalisée. Ce capital, fût-il m ê m e ,
à son entrée dans le procès de production, acquis par le travail p e r s o n n e l
15 de l'entrepreneur, devient, après u n e période plus ou m o i n s longue, valeur
acquise sans équivalent, matérialisation du travail d ' a u t r u i n o n
payé.
Au début de n o t r e analyse ( d e u x i è m e section), n o u s avons vu qu'il ne
suffit pas de la p r o d u c t i o n et de la circulation des m a r c h a n d i s e s p o u r faire
20 naître le capital. Il fallait encore q u e l ' h o m m e aux écus trouvât sur le
m a r c h é d'autres h o m m e s , libres, m a i s forcés à vendre volontairement leur
force de travail, parce q u e d'autre chose à vendre ils n ' a v a i e n t m i e t t e .
La séparation entre produit et producteur, entre u n e catégorie de person-
nes n a n t i e s de toutes les choses qu'il faut au travail p o u r se réaliser,
25 et u n e autre catégorie de p e r s o n n e s d o n t t o u t l'avoir se b o r n a i t à leur
propre force de travail, tel était le point de départ de la p r o d u c t i o n capita-
liste.
Mais ce qui fut d'abord p o i n t de départ devient ensuite, grâce à la simple
reproduction, résultat c o n s t a m m e n t renouvelé. D ' u n côté le procès de pro-
30 d u c t i o n ne cesse pas de transformer la richesse matérielle en capital et
m o y e n s de j o u i s s a n c e p o u r le capitaliste; de l'autre, l'ouvrier en sort
c o m m e il y est entré - source personnelle de richesse, d é n u é e de ses pro-
pres m o y e n s de réalisation. Son travail, déjà aliéné, fait propriété du capi-
taliste et incorporé au capital, m ê m e avant q u e le procès c o m m e n c e , ne
35 peut é v i d e m m e n t d u r a n t le procès se réaliser q u ' e n produits qui fuient de
sa m a i n . La p r o d u c t i o n capitaliste, étant en m ê m e t e m p s c o n s o m m a t i o n de
la force de travail par le capitaliste, transforme sans cesse le p r o d u i t du sa-
larié n o n - s e u l e m e n t en m a r c h a n d i s e , m a i s encore en capital, en valeur q u i
p o m p e la force créatrice de la valeur, en m o y e n s de p r o d u c t i o n qui d o m i -
40 n e n t le producteur, en m o y e n s de subsistance qui achètent l'ouvrier lui-
m ê m e . La seule c o n t i n u i t é ou répétition p é r i o d i q u e du procès de p r o d u c -

495
Septième section • Accumulation du capital

tion capitaliste en reproduit et perpétue d o n c la base, le travailleur d a n s la


8
qualité de salarié .
La c o n s o m m a t i o n du travailleur est double. D a n s l'acte de p r o d u c t i o n il
consomme par son travail des m o y e n s de p r o d u c t i o n afin de les convertir en
produits d ' u n e valeur supérieure à celle du capital avancé. Voilà sa consom- 5
mation productive qui est en m ê m e t e m p s c o n s o m m a t i o n de sa force par le
9
capitaliste a u q u e l elle a p p a r t i e n t . M a i s l'argent d o n n é p o u r l'achat de
cette force est dépensé par le travailleur en m o y e n s de subsistance, et c'est
ce qui forme sa consommation individuelle.
La c o n s o m m a t i o n productive et la c o n s o m m a t i o n individuelle du tra- 10
vailleur sont d o n c parfaitement distinctes. D a n s la première il agit c o m m e
force motrice du capital et appartient au capitaliste: d a n s la seconde il
s'appartient à l u i - m ê m e et accomplit des fonctions vitales en dehors du
procès de production. Le résultat de l'une, c'est la vie du capi||250|tal; le
résultat de l'autre, c'est la vie de l'ouvrier l u i - m ê m e . 15
D a n s les chapitres sur « l a j o u r n é e de travail» et « l a grande i n d u s t r i e »
des exemples n o m b r e u x , il est vrai, n o u s ont m o n t r é l'ouvrier obligé à faire
de sa c o n s o m m a t i o n individuelle un simple incident du procès de produc-
tion. Alors les vivres qui e n t r e t i e n n e n t sa force j o u e n t le m ê m e rôle q u e
l'eau et le charbon d o n n é s en pâture à la m a c h i n e à vapeur. Ils ne lui ser- 20
vent q u ' à produire, ou b i e n sa c o n s o m m a t i o n individuelle se confond avec
sa c o n s o m m a t i o n productive. M a i s cela apparaissait c o m m e un abus d o n t
10
la p r o d u c t i o n capitaliste saurait se passer à la r i g u e u r .
N é a n m o i n s , les faits c h a n g e n t d'aspect si l'on envisage n o n le capitaliste
et l'ouvrier individuels, m a i s la classe capitaliste et la classe ouvrière, n o n 25
des actes de production isolés, m a i s la p r o d u c t i o n capitaliste d a n s l'ensem-
ble de sa rénovation continuelle et d a n s sa portée sociale.

s
« I l est a b s o l u m e n t certain q u ' u n e m a n u f a c t u r e , dès q u ' e l l e est établie, e m p l o i e b e a u c o u p d e
p a u v r e s ; m a i s c e u x - c i n e c e s s e n t pas d e rester d a n s l e m ê m e état e t l e u r n o m b r e s'accroît, s i
l ' é t a b l i s s e m e n t d u r e . » (Reasons for a limited Exportation of Wool. L o n d , 1677, p . 19.) « L e fer- 30
m i e r est assez a b s u r d e p o u r affirmer a u j o u r d ' h u i q u ' i l e n t r e t i e n t les p a u v r e s . Il les e n t r e t i e n t
e n réalité d a n s la m i s è r e . » (Reasons for the late Increase of the Poor Rates: or a comparative view
of the prices of labour and provisions. L o n d , 1777, p. 31.)
' « C ' e s t là u n e propriété particulièrement remarquable de la c o n s o m m a t i o n productive. Ce
q u i est c o n s o m m é p r o d u c t i v e m e n t est capital et d e v i e n t c a p i t a l p a r la c o n s o m m a t i o n . » 35
( J a m e s Mill, 1. c, p. 242.) Si J. M i l l avait c o m p r i s la c o n s o m m a t i o n p r o d u c t i v e , il n ' a u r a i t
trouvé r i e n d ' é t o n n a n t d a n s « c e t t e p r o p r i é t é p a r t i c u l i è r e m e n t r e m a r q u a b l e » .
10
Les é c o n o m i s t e s q u i c o n s i d è r e n t c o m m e n o r m a l e c e t t e c o ï n c i d e n c e d e c o n s o m m a t i o n i n d i -
v i d u e l l e e t d e c o n s o m m a t i o n p r o d u c t i v e , d o i v e n t n é c e s s a i r e m e n t r a n g e r les s u b s i s t a n c e s d e
l'ouvrier a u n o m b r e des m a t i è r e s auxiliaires, telles q u e l'huile, l e c h a r b o n etc., q u i s o n t 40
c o n s o m m é e s p a r les i n s t r u m e n t s d e travail e t c o n s t i t u e n t p a r c o n s é q u e n t u n é l é m e n t d u c a p i -
tal productif. R o s s i s ' e m p o r t e c o n t r e cette classification, en o u b l i a n t fort à p r o p o s q u e si les
s u b s i s t a n c e s de l'ouvrier n ' e n t r e n t pas d a n s le capital productif, l'ouvrier l u i - m ê m e en fait
partie.

496
Chapitre XXIII · Reproduction simple

En convertissant en force de travail u n e partie de son capital, le capita-


liste pourvoit au m a i n t i e n et à la m i s e en valeur de son capital entier. M a i s
ce n'est pas tout. Il fait d ' u n e pierre d e u x coups. Il profite n o n - s e u l e m e n t
de ce qu'il reçoit de l'ouvrier, m a i s encore de ce qu'il lui d o n n e .
5 Le capital aliéné contre la force de travail est échangé par la classe
ouvrière contre des subsistances d o n t la c o n s o m m a t i o n sert à reproduire
les muscles, nerfs, os, cerveaux, etc., des travailleurs existants et à en for-
m e r de n o u v e a u x . D a n s les limites du strict nécessaire la c o n s o m m a t i o n
individuelle de la classe ouvrière est d o n c la transformation des subsis-
10 tances qu'elle achète par la vente de sa force de travail, en nouvelle force
de travail, en nouvelle m a t i è r e à exploiter par le capital. C'est la p r o d u c t i o n
et la reproduction de l ' i n s t r u m e n t le plus indispensable au capitaliste, le
travailleur l u i - m ê m e . La c o n s o m m a t i o n individuelle de l'ouvrier qu'elle ait
lieu au dedans ou au dehors de l'atelier, forme d o n c un é l é m e n t de la re-
15 production du capital, de m ê m e q u e le nettoyage des m a c h i n e s , qu'il ait
lieu p e n d a n t le procès de travail ou dans les intervalles d'interruption.
Il est vrai que le travailleur fait sa c o n s o m m a t i o n individuelle p o u r sa
propre satisfaction et n o n pour celle du capitaliste. Mais les bêtes de
s o m m e aussi a i m e n t à m a n g e r , et q u i a j a m a i s p r é t e n d u q u e leur a l i m e n t a -
20 tion en soit m o i n s l'affaire du fermier? Le capitaliste n ' a pas besoin d'y
veiller ; il p e u t s'en fier h a r d i m e n t a u x instincts de conservation et de pro-
pagation du travailleur libre.
Aussi est-il à mille lieues d'imiter ces b r u t a u x exploiteurs de m i n e s de
l ' A m é r i q u e m é r i d i o n a l e qui forcent leurs esclaves à p r e n d r e u n e n o u r r i t u r e
1 1
25 plus substantielle à la place de celle qui le serait m o i n s ; son u n i q u e souci
est de limiter la c o n s o m m a t i o n individuelle des ouvriers au strict néces-
saire.
C'est p o u r q u o i l'idéologue du capital, l'économiste politique, ne consi-
dère c o m m e productive q u e la partie de la c o n s o m m a t i o n individuelle
30 qu'il faut à la classe ouvrière p o u r se perpétuer et s'accroître, et sans la-
quelle le capital ne trouverait pas de force de travail à c o n s o m m e r ou n ' e n
trouverait pas assez. T o u t ce q u e le travailleur p e u t dépenser par-dessus le
m a r c h é pour sa j o u i s s a n c e , soit matérielle, soit intellectuelle, est c o n s o m -
12
m a t i o n i m p r o d u c t i v e . S i l ' a c c u m u l a t i o n d u capital o c c a s i o n n e u n e

11
35 « L e s ouvriers des m i n e s de l ' A m é r i q u e du Sud, d o n t la b e s o g n e j o u r n a l i è r e (peut-être la
plus p é n i b l e du m o n d e ) consiste à charger sur leurs épaules un p o i d s de 180 à 200 livres de
m i n e r a i et à le porter au d e h o r s d ' u n e p r o f o n d e u r de 450 p i e d s , ne vivent q u e de p a i n et de
fèves. Ils p r e n d r a i e n t volontiers d u p a i n p o u r t o u t e n o u r r i t u r e ; m a i s leurs m a î t r e s s e s o n t
a p e r ç u s q u ' i l s n e p e u v e n t p a s travailler a u t a n t s'ils n e m a n g e n t q u e d u p a i n , e t les forcent d e
40 m a n g e r des fèves. Les fèves sont p r o p o r t i o n n e l l e m e n t p l u s riches q u e le p a i n en p h o s p h a t e de
r e
c h a u x . » (Liebig, 1. c. l p a r t i e , p. 194, n o t e . )
12
J a m e s Mill, 1. c, p. 238 et suiv.

497
Septième section · Accumulation du capital

h a u s s e de salaire qui a u g m e n t e les dépenses de l'ouvrier sans m e t t r e le ca-


pitaliste à m ê m e de faire u n e plus large c o n s o m m a t i o n de forces de travail,
13
le capital a d d i t i o n n e l est c o n s o m m é i m p r o d u c t i v e m e n t . En effet, la
c o n s o m m a t i o n du travailleur est improductive p o u r l u i - m ê m e , car elle ne
reproduit que l'individu n é c e s s i t e u x ; elle est productive pour le capitaliste 5
14
et l'État, car elle produit la force créatrice de leur r i c h e s s e .
Au point de vue social, la classe ouvrière est d o n c , c o m m e t o u t autre ins-
t r u m e n t de travail, u n e a p p a r t e n a n c e du capital, d o n t le procès de repro-
d u c t i o n i m p l i q u e dans certaines limites m ê m e la c o n s o m m a t i o n indivi-
duelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et le 10
portant au pôle opposé, le capital, ce procès e m p ê c h e ses i n s t r u m e n t s
conscients de lui échapper. La c o n s o m m a t i o n individuelle, qui les soutient
et les reproduit, détruit en m ê m e temps leurs subsistances, et les force ainsi
à reparaître c o n s t a m m e n t sur le m a r c h é . U n e c h a î n e retenait l'esclave ro-
m a i n ; ce sont des fils invisibles q u i rivent le salarié à son propriétaire. Seu- 15
l e m e n t ce propriétaire, ce n'est pas le capitaliste individuel, m a i s la classe
capitaliste.
Il n'y a pas longtemps q u e cette classe employait encore la c o n t r a i n t e lé-
gale p o u r faire valoir son droit de propriété sur le travailleur libre. C'est
ainsi q u e j u s q u ' e n 1815 il était défendu, sous de fortes peines, aux ouvriers 20
à la m a c h i n e d'émigrer de l'Angleterre. |
|251| La reproduction de la classe ouvrière i m p l i q u e l ' a c c u m u l a t i o n de
15
son habileté, transmise d ' u n e génération à l ' a u t r e . Q u e cette h a b i l e t é fi-
gure d a n s l'inventaire du capitaliste, qu'il ne voie dans l'existence des
ouvriers q u ' u n e m a n i è r e d'être de son capital variable, c'est chose certaine 25
et qu'il ne se gêne pas d'avouer p u b l i q u e m e n t dès q u ' u n e crise le m e n a c e
de la perte de cette propriété précieuse.
Par suite de la guerre civile a m é r i c a i n e et de la crise cotonnière q u i en
résulta, la plupart des ouvriers du Lancashire et d'autres comtés anglais fu-
r e n t jetés sur le pavé. Ils d e m a n d a i e n t ou l'assistance de l'État ou u n e sous- 30
cription nationale volontaire p o u r faciliter leur émigration. Ce cri de dé-
tresse retentissait de toutes les parties de l'Angleterre. Alors M. E d m u n d
13
« Si le prix du travail s'élevait si h a u t , q u e m a l g r é l ' a c c r o i s s e m e n t de c a p i t a l il fût i m p o s s i -
b l e d ' e m p l o y e r plus d e travail, j e dirais alors q u e cet a c c r o i s s e m e n t d e c a p i t a l est c o n s o m m é
i m p r o d u c t i v e m e n t . » ( R i c a r d o , 1. c, p. 163.) 35
14
« L a seule c o n s o m m a t i o n p r o d u c t i v e d a n s l e sens p r o p r e d u m o t c'est l a c o n s o m m a t i o n o u
la d e s t r u c t i o n de richesse (il v e u t parler de l ' u s u r e des m o y e n s de p r o d u c t i o n ) effectuée par le
capitaliste e n v u e d e l a r e p r o d u c t i o n ... L'ouvrier est u n c o n s o m m a t e u r p r o d u c t i f p o u r l a per-
s o n n e q u i l ' e m p l o i e et p o u r l'État, m a i s , à vrai dire, il ne l'est p a s p o u r l u i - m ê m e . » ( M a l t h u s ,
Definitions, e t c , p. 30.) 40
15
« L a s e u l e chose d o n t o n p u i s s e dire q u ' e l l e est r é e l l e m e n t a c c u m u l é e c'est l ' h a b i l e t é d u tra-
vailleur . . . . L ' a c c u m u l a t i o n d e travail h a b i l e , cette o p é r a t i o n des plus i m p o r t a n t e s , s ' a c c o m -
plit p o u r ce q u i est de la g r a n d e m a s s e des travailleurs, s a n s le m o i n d r e capital. » ( H o d g s k i n ,
Labour Defended, e t c , p. [12,] 13.)

498
Chapitre XXIII · Reproduction simple

Potter, a n c i e n président de la c h a m b r e de c o m m e r c e de M a n c h e s t e r , p u -
blia, dans le Times du 24 m a r s 1863, u n e lettre q u i fut à j u s t e titre qualifiée
16
dans la C h a m b r e des C o m m u n e s de « m a n i f e s t e des f a b r i c a n t s » . N o u s en
citerons quelques passages caractéristiques où le droit de propriété du capi-
5 tal sur la force de travail est i n s o l e m m e n t revendiqué.
« O n dit a u x ouvriers cotonniers qu'il y en a b e a u c o u p trop sur le m a r -
ché .... q u ' e n r é d u i s a n t leur n o m b r e d ' u n tiers, u n e d e m a n d e c o n v e n a b l e
serait assurée aux d e u x autres tiers . . . . L ' o p i n i o n p u b l i q u e persiste à récla-
m e r l ' é m i g r a t i o n . . . . Le m a î t r e (c'est-à-dire le fabricant filateur, etc.) ne
10 p e u t pas voir de b o n gré q u ' o n d i m i n u e son approvisionnement de travail;
à son avis c'est un procédé aussi injuste q u e p e u convenable . . . . Si l'émi-
gration reçoit l'aide du trésor public, le maître a c e r t a i n e m e n t le droit de
d e m a n d e r à être e n t e n d u et peut-être de protester. »
Le m ê m e Potter insiste e n s u i t e sur l'utilité hors ligne de l'industrie co-
15 t o n n i è r e ; il r a c o n t e qu'elle a « i n d u b i t a b l e m e n t opéré le drainage de la sur-
population de l'Irlande et des districts agricoles anglais», qu'elle a fourni
en 1860 cinq treizièmes de t o u t le c o m m e r c e d'exportation b r i t a n n i q u e ,
qu'elle va s'accroître de n o u v e a u en peu d'années, dès q u e le m a r c h é , sur-
tout celui de l'Inde, sera agrandi, et dès qu'elle obtiendra « u n e q u a n t i t é de
20 coton suffisante à 6 d. la l i v r e . . . . Le temps, ajoute-t-il, un an, d e u x a n s ,
trois ans peut-être, p r o d u i r a la q u a n t i t é n é c e s s a i r e . . . . Je voudrais b i e n
alors poser cette q u e s t i o n : Cette industrie vaut-elle q u ' o n la m a i n t i e n n e ;
est-ce la p e i n e d'en tenir en ordre le m a c h i n i s m e (c'est-à-dire les m a c h i n e s
de travail vivantes), ou plutôt n'est-ce pas la folie la plus extravagante q u e
25 de penser à le laisser é c h a p p e r ? P o u r moi, je le crois. Je veux bien accorder
que les ouvriers ne sont pas une propriété (" I allow that the workers are n o t a
property"), qu'ils ne sont pas la propriété du Lancashire et des p a t r o n s ;
m a i s ils sont la force de t o u s d e u x ; ils sont la force intellectuelle, instruite
et disciplinée q u ' o n ne p e u t pas remplacer en u n e génération ; au contraire
30 les m a c h i n e s qu'ils font travailler ("the m e r e m a c h i n e r y which they work")
pourraient en partie être remplacées avantageusement et perfectionnées
1 7
d a n s l'espace d ' u n a n . . . . E n c o u r a g e z ou permettez l'émigration de la force
16
Ferranti. M o t i o n sur l a disette c o t o n n i è r e , s é a n c e d e l a C h a m b r e des C o m m u n e s d u 2 7 avril
1863.
17
35 On se rappelle q u e le capital c h a n t e sur u n e a u t r e g a m m e d a n s les c i r c o n s t a n c e s o r d i n a i r e s ,
q u a n d il s'agit de faire baisser le salaire du travail. Alors « l e s m a î t r e s » s'écrient t o u t d ' u n e
voix (v. c h a p . XV) :
« L e s ouvriers de f a b r i q u e feraient très-bien de se s o u v e n i r q u e l e u r travail est d e s p l u s infé-
rieurs ; q u ' i l n ' e n est p a s de p l u s facile à a p p r e n d r e et de m i e u x p a y é , vu sa q u a l i t é , car il suffît
40 du m o i n d r e t e m p s et du m o i n d r e a p p r e n t i s s a g e p o u r y a c q u é r i r t o u t e l'adresse v o u l u e . Les
m a c h i n e s d u m a î t r e (lesquelles, a u dire d ' a u j o u r d ' h u i , p e u v e n t être a m é l i o r é e s e t r e m p l a c é e s
avec avantage d a n s u n a n ) j o u e n t e n fait u n rôle b i e n plus i m p o r t a n t d a n s l a p r o d u c t i o n q u e
l e travail e t l'habileté d e l'ouvrier q u i n e r é c l a m e n t q u ' u n e é d u c a t i o n d e six m o i s e t q u ' u n s i m -

499
Septième section · Accumulation du capital

de travail, et après? que deviendra le capitaliste?» ("Encourage or allow t h e


working power to emigrate a n d what of the capitalist?") Ce cri du c œ u r rap-
pelle le cri plaintif de 1792 : S'il n'y a plus de courtisans, q u e deviendra le
p e r r u q u i e r ? «Enlevez la c r è m e des travailleurs, et le capital fixe sera large-
m e n t déprécié, et le capital circulant ne s'exposera pas à la lutte avec un 5
maigre approvisionnement de travail d'espèce i n f é r i e u r e . . . . On n o u s dit
q u e les ouvriers e u x - m ê m e s désirent l'émigration. Cela est très-naturel de
leur p a r t . . . . Réduisez, c o m p r i m e z l'industrie du coton en lui enlevant sa
force de travail (by taking away its working power), d i m i n u e z la d é p e n s e en
salaires d ' u n tiers ou de cinq millions de livres sterling, et que deviendra 10
alors la classe i m m é d i a t e m e n t supérieure, celle des petits b o u t i q u i e r s ? Et
la rente foncière, et la location des cottages ? Q u e deviendront le petit fer-
mier, le propriétaire de m a i s o n s , le propriétaire foncier? Et dites-moi s'il
p e u t y avoir un plan plus m e u r t r i e r pour toutes les classes du pays, q u e ce-
lui qui consiste à affaiblir la n a t i o n en exportant ses meilleurs ouvriers de 15
fabrique, et en dépréciant u n e partie de son capital le plus productif et de
sa richesse ? ... Je propose un e m p r u n t de c i n q à six millions, réparti sur
d e u x ou trois a n n é e s , a d m i n i s t r é par des commissaires spéciaux, q u ' o n ad-
j o i n d r a i t aux a d m i n i s t r a t i o n s des pauvres dans les districts cotonniers, ré-
g l e m e n t é par u n e loi spéciale et a c c o m p a g n é d ' u n certain travail forcé, 20
d a n s le b u t de m a i n t e n i r la valeur m o r a l e des receveurs d ' a u m ô n e s . . . .
Peut-il y avoir rien de pis p o u r les propriétaires fonciers ou m a î t r e s fabri-
cants (can anything be worse for landowners or masters) q u e de laisser par-
tir leurs meilleurs ouvriers et de démoraliser et indisposer ceux qui restent
18
par u n e vaste é m i g r a t i o n qui fait le vide d a n s u n e province entière, vide 25
de valeur et vide de capital. »
Potter, l'avocat choisi des fabricants, distingue d o n c d e u x espèces de
m a c h i n e s , q u i toutes d e u x ||252| a p p a r t i e n n e n t au capital, et d o n t l ' u n e
reste fixée à la fabrique, tandis que l'autre la quitte après avoir fait sa be-
sogne q u o t i d i e n n e . L ' u n e est m o r t e , l'autre vivante. N o n - s e u l e m e n t la pre- 30
mière se détériore et se déprécie c h a q u e jour, m a i s elle devient en grande
partie si surannée, grâce au progrès constant de la technologie, q u ' o n pour-
rait la remplacer avantageusement au b o u t de quelques m o i s . Les m a -
chines vivantes au contraire s'améliorent à m e s u r e qu'elles d u r e n t et que
l'habileté transmise de génération en génération s'y est a c c u m u l é e davan- 35
tage. Aussi le Times répond-il au m a g n a t de fabrique :

pie p a y s a n p e u t a p p r e n d r e » (et a u j o u r d ' h u i d'après P o t t e r o n n e les r e m p l a c e r a i t p a s d a n s


30 ans).
18
E n t e m p s o r d i n a i r e l e capitaliste dit a u c o n t r a i r e q u e les ouvriers n e s e r a i e n t p a s affamés,
d é m o r a l i s é s et m é c o n t e n t s , s'ils a v a i e n t la sagesse de d i m i n u e r le n o m b r e de l e u r s b r a s p o u r 40
en faire m o n t e r le prix.

500
Chapitre XXIII · Reproduction simple

« M . E . P o t t e r est si p é n é t r é de l'importance extraordinaire et absolue des


maîtres du coton (cotton masters), q u e pour m a i n t e n i r cette classe et en
éterniser le métier, il veut enfermer malgré eux un demi-million de travail-
leurs dans un grand workhouse m o r a l . L'industrie cotonnière mérite-t-elle
5 q u ' o n la s o u t i e n n e ? d e m a n d e M. Potter. A s s u r é m e n t , r é p o n d o n s - n o u s , par
tous les m o y e n s h o n o r a b l e s ! Est-ce la p e i n e de tenir le m a c h i n i s m e en or-
dre ? d e m a n d e de n o u v e a u M. Potter. Ici n o u s hésitons, car M. Potter en-
t e n d par m a c h i n i s m e le m a c h i n i s m e h u m a i n , puisqu'il proteste qu'il n ' a
pas l'intention de le traiter c o m m e u n e propriété absolue. Il n o u s faut
10 avouer q u e n o u s ne croyons pas qu'il < vaille la peine > ou qu'il soit m ê m e
possible de tenir en ordre le m a c h i n i s m e h u m a i n , c'est-à-dire de l'enfermer
et d'y m e t t r e de l'huile, j u s q u ' à ce q u ' o n ait besoin de s'en servir. Ce m a -
c h i n i s m e a la propriété de se rouiller s'il reste inactif, q u ' o n l'huile ou
q u ' o n le frotte tant q u ' o n voudra. Il est m ê m e capable, à voir ce q u i se
15 passe, de lâcher de l u i - m ê m e la vapeur et d'éclater, ou de faire pas m a l de
tapage dans nos grandes villes. Il se p e u t bien, c o m m e le dit M. Potter, q u e
la reproduction des travailleurs exige b e a u c o u p de temps, m a i s avec des
m é c a n i c i e n s et de l'argent on trouvera toujours des h o m m e s durs, entrepre-
n a n t s et industrieux, de q u o i fabriquer plus de maîtres de fabrique qu'il
20 n ' e n sera j a m a i s c o n s o m m é . . . . M . Potter n o u s a n n o n c e q u e l'industrie res-
suscitera de plus belle d a n s u n , d e u x ou trois ans, et réclame q u e n o u s n'al-
lions pas encourager ou permettre l'émigration de la force de travail! Il est
naturel, dit-il, que les ouvriers désirent émigrer, m a i s il pense q u e la n a t i o n
doit enfermer malgré e u x d a n s les districts cotonniers ce d e m i - m i l l i o n de
25 travailleurs, avec les sept cent mille qui leur sont attachés, et qu'elle doit
en outre, par u n e c o n s é q u e n c e nécessaire, refouler par la force leur m é c o n -
t e n t e m e n t et les entretenir au m o y e n d ' a u m ô n e s , et tout cela p o u r q u e les
maîtres fabricants les trouvent tout prêts au m o m e n t où ils en a u r o n t be-
soin .... Le temps est venu, où la grande o p i n i o n p u b l i q u e de cette île doit
30 enfin faire quelque chose p o u r protéger cette force de travail contre ceux qui
veulent la traiter c o m m e ils traitent le charbon, le coton et le fer.» ("To
save this working power from those who would deal with it as they deal with
19
iron, coal and c o t t o n . " )
L'article du Times n ' é t a i t q u ' u n j e u d'esprit. La « g r a n d e o p i n i o n publi-
35 q u e » fut en réalité de l'avis du sieur Potter, q u e les ouvriers de fabrique
20
font partie du mobilier des fabricants. On m i t obstacle à leur é m i g r a t i o n ;

19
Times, 24 m a r s 1863.
20
L e P a r l e m e n t n e vota p a s u n liard p o u r l ' é m i g r a t i o n , m a i s s e u l e m e n t des lois q u i a u t o r i -
saient les m u n i c i p a l i t é s à t e n i r les travailleurs e n t r e la vie et la m o r t ou à les exploiter s a n s
40 leur payer u n salaire n o r m a l . M a i s lorsque, trois a n s après, les c a m p a g n e s furent frappées d e
l a peste bovine, l e P a r l e m e n t r o m p i t b r u s q u e m e n t t o u t e é t i q u e t t e p a r l e m e n t a i r e e t vota e n u n

501
Septième section · Accumulation du capital

on les enferma dans le «workhouse m o r a l » des districts cotonniers, où ils


ont toujours l ' h o n n e u r de former « l a force (the strength) des fabricants co-
tonniers du Lancashire ».
Le procès de p r o d u c t i o n capitaliste reproduit d o n c de l u i - m ê m e la sépa-
ration entre travailleur et c o n d i t i o n s du travail. Il reproduit et éternise par 5
cela m ê m e les conditions qui forcent l'ouvrier à se vendre p o u r vivre, et
21
m e t t e n t le capitaliste en état de l'acheter p o u r s'enrichir . Ce n ' e s t plus le
hasard q u i les place en face l'un de l'autre sur le m a r c h é c o m m e v e n d e u r et
acheteur. C'est le double m o u l i n e t du procès l u i - m ê m e q u i rejette toujours
le premier sur le m a r c h é c o m m e v e n d e u r de sa force de travail et trans- 10
forme son produit toujours en m o y e n d'achat p o u r le second. Le travailleur
appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste
22
individuel. Sa servitude é c o n o m i q u e est m o y e n n é e et en m ê m e t e m p s
dissimulée par le r e n o u v e l l e m e n t périodique de cet acte de vente, p a r la
fiction du libre contrat, par le c h a n g e m e n t des maîtres individuels et par 15
23
les oscillations des prix de m a r c h é du t r a v a i l .
Le procès de production capitaliste considéré dans ||253| sa c o n t i n u i t é ,
o u c o m m e reproduction, n e produit d o n c pas s e u l e m e n t m a r c h a n d i s e , n i
s e u l e m e n t plus-value; il produit et éternise le rapport social entre capita-
24
liste et salarié . | 20

clin d ' œ i l des m i l l i o n s p o u r i n d e m n i s e r des l a n d l o r d s m i l l i o n n a i r e s d o n t les fermiers s ' é t a i e n t


déjà i n d e m n i s é s par l'élévation d u prix d e l a v i a n d e . L e r u g i s s e m e n t b e s t i a l des p r o p r i é t a i r e s
fonciers, à l'ouverture du P a r l e m e n t , en 1866, d é m o n t r a q u ' i l n ' e s t p a s b e s o i n d'être I n d o u
p o u r a d o r e r l a v a c h e Sabala, n i J u p i t e r p o u r s e m é t a m o r p h o s e r e n bœuf.
21
« L ' o u v r i e r d e m a n d a i t d e l a s u b s i s t a n c e p o u r vivre, l e chef d e m a n d a i t d u travail p o u r ga- 25
g n e r . » ( S i s m o n d i , I.e., éd. de Bruxelles, 1.1, p . 9 1 . )
22
I I existe u n e forme rurale e t grossière d e cette s e r v i t u d e d a n s l e c o m t é d e D u r h a m . C'est u n
d e s rares c o m t é s o ù les c i r c o n s t a n c e s n ' a s s u r e n t p a s a u fermier u n titre d e p r o p r i é t é i n c o n -
testé sur les j o u r n a l i e r s agricoles. L ' i n d u s t r i e m i n i è r e p e r m e t à ceux-ci de faire un c h o i x . Le
fermier, c o n t r a i r e m e n t à la règle, ne p r e n d ici à fermage q u e les terres où se t r o u v e n t des cot- 30
tages p o u r les ouvriers. L e prix d e l o c a t i o n d u cottage f o r m e u n e partie d u salaire d u travail.
Ces cottages p o r t e n t l e n o m d e « h i n d ' s h o u s e s » . Ils s o n t loués a u x ouvriers sous c e r t a i n e s
obligations féodales et en vertu d ' u n c o n t r a t appelé « b o n d a g e », q u i oblige par e x e m p l e le tra-
vailleur, p o u r le t e m p s p e n d a n t l e q u e l il est o c c u p é a u t r e part, de m e t t r e sa fille à sa p l a c e , etc.
Le travailleur l u i - m ê m e s'appelle « b o n d s m a n », serf. On voit ici p a r un côté t o u t n o u v e a u 35
c o m m e n t l a c o n s o m m a t i o n i n d i v i d u e l l e d u travailleur est e n m ê m e t e m p s c o n s o m m a t i o n
p o u r l e capital o u c o n s o m m a t i o n p r o d u c t i v e . « I l est c u r i e u x d e voir c o m m e n t m ê m e les ex-
c r é m e n t s d e c e b o n d s m a n e n t r e n t d a n s l e casuel d e son m a î t r e c a l c u l a t e u r . . . . L e fermier n e
p e r m e t p a s d a n s t o u t le voisinage d ' a u t r e s lieux d ' a i s a n c e s q u e les siens, et ne souffre s o u s ce
r a p p o r t a u c u n e infraction à ses droits de s u z e r a i n . » (Public Health VII. Rep. 1865, p. 188). 40
23
O n s e souvient q u e p o u r c e q u i est d u travail d e s enfants, etc., i l n ' e s t m ê m e p l u s b e s o i n d e
c e t t e formalité de la vente p e r s o n n e l l e .
24
« L e capital s u p p o s e le travail salarié, le travail salarié s u p p o s e le c a p i t a l ; ils s o n t les c o n d i -
tions l'un de l'autre et se produisent réciproquement. L'ouvrier d'une fabrique de coton pro-
duit-il s e u l e m e n t d e s étoffes d e c o t o n ? N o n , i l p r o d u i t d u capital. I l p r o d u i t d e s valeurs q u i 45
servent de n o u v e a u à c o m m a n d e r s o n travail et à en tirer d e s valeurs n o u v e l l e s . » (Karl M a r x ,
Travail salarié et Capital «Lohnarbeit und Capital» d a n s la Neue Rhein. Zeit., n ° 2 6 6 , 7 avril

502
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

|254| CHAPITRE XXIV

Transformation de la plus-value en capital

I
Reproduction sur une échelle progressive - Comment le droit
5 de propriété de la production marchande devient
le droit d'appropriation capitaliste

D a n s les sections précédentes n o u s avons vu c o m m e n t la plus-value naît


du capital ; n o u s allons m a i n t e n a n t voir c o m m e n t le capital sort de la plus-
value.
10 Si, au lieu d'être dépensée, la plus-value est avancée et employée c o m m e
capital, un n o u v e a u capital se forme et va se j o i n d r e à l'ancien. On accu-
25
m u l e d o n c en capitalisant la p l u s - v a l u e .
Considérons cette opération d'abord au point de vue du capitaliste indi-
viduel.
15 Un filateur, par exemple, a avancé 2 5 0 0 0 0 francs d o n t quatre cin-
q u i è m e s en coton, m a c h i n e s , etc., un c i n q u i è m e en salaires, et produit an-
n u e l l e m e n t 240 000 livres de filés d ' u n e valeur de 300 000 francs. La plus-
value de 5 0 0 0 0 francs existe d a n s le produit net de 40 000 livres - un
sixième du produit brut - q u e la vente convertira en u n e s o m m e d'argent
20 de 50 000 francs. C i n q u a n t e mille francs sont c i n q u a n t e mille francs. Leur
caractère de plus-value n o u s i n d i q u e la voie par laquelle ils sont arrivés en-
tre les m a i n s du capitaliste, m a i s n'affecte en rien leur caractère de valeur
ou d'argent.
Pour capitaliser la s o m m e additionnelle de 5 0 0 0 0 francs, le filateur
25 n ' a u r a d o n c , toutes autres circonstances restant les m ê m e s , q u ' à en avancer
quatre c i n q u i è m e s d a n s l'achat de coton, etc., et un c i n q u i è m e d a n s l'achat
de fileurs additionnels q u i trouveront sur le m a r c h é les subsistances d o n t il
leur a avancé la valeur. Puis le n o u v e a u capital de 50 000 francs fonctionne
dans le filage et rend à son tour u n e plus-value de 10 000 francs, etc.
30 La valeur capital a été originairement avancée sous forme-argent; la
plus-value, au contraire, existe de p r i m e abord c o m m e valeur d ' u n e quote-
1849.) L e s articles p u b l i é s s o u s ce titre d a n s la Nouvelle Gazette rhénane, s o n t d e s fragments de
conférences faites sur ce sujet en 1847, d a n s la Société des travailleurs a l l e m a n d s à Bruxelles,
et d o n t l ' i m p r e s s i o n fut i n t e r r o m p u e par la r é v o l u t i o n de Février.
25
35 «Accumulation du capital: l'emploi d'une portion de revenu c o m m e capital.» (Malthus,
Definitions, etc. éd. C a z e n o v e , p. 11.) « C o n v e r s i o n de r e v e n u en c a p i t a l . » ( M a l t h u s : Princ. of
e
Pol. Ec., 2 éd. L o n d o n , 1836, p. 320.)

503
Septième section • Accumulation du capital

part du produit brut. La vente de celui-ci, son échange contre de l'argent,


opère d o n c le retour de la valeur-capital à sa forme primitive, m a i s trans-
forme le m o d e d'être primitif de la plus-value. A partir de ce m o m e n t , ce-
p e n d a n t , valeur-capital et plus-value sont également des s o m m e s d'argent
et la conversion ultérieure en capital s'opère de la m ê m e m a n i è r e p o u r les 5
d e u x s o m m e s . Le filateur avance l'une c o m m e l'autre dans l'achat des mar-
chandises qui le m e t t e n t à m ê m e de r e c o m m e n c e r , et cette fois sur u n e
plus grande échelle, la fabrication de son article. M a i s p o u r en acheter les
éléments constitutifs, il faut qu'il les trouve là sur le m a r c h é .
Ses propres filés ne circulent q u e parce qu'il apporte son p r o d u i t a n n u e l 10
sur le m a r c h é , et il en est de m ê m e des m a r c h a n d i s e s de tous les autres ca-
pitalistes. Avant de se trouver sur le m a r c h é , elles devaient se trouver d a n s
le fonds de la p r o d u c t i o n a n n u e l l e qui n'est que la s o m m e des articles de
t o u t e sorte dans lesquels la s o m m e des capitaux individuels ou le capital
social s'est converti p e n d a n t le cours de l'année, et d o n t c h a q u e capitaliste 15
individuel ne tient entre les m a i n s q u ' u n e aliquote. Les opérations du
m a r c h é ne font que déplacer ou changer de m a i n s les parties intégrantes de
la p r o d u c t i o n a n n u e l l e sans agrandir celle-ci ni altérer la n a t u r e des choses
produites. L'usage a u q u e l le produit a n n u e l t o u t entier p e u t se' prêter, |
|255| d é p e n d d o n c de sa propre composition et n o n de la circulation. 20
La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les articles pro-
pres à remplacer en n a t u r e les éléments matériels du capital usés p e n d a n t
le cours de l ' a n n é e . Cette d é d u c t i o n faite, reste le produit n e t d a n s lequel
réside la plus-value.
En q u o i consiste d o n c ce produit net? 25
A s s u r é m e n t en objets destinés à satisfaire les besoins et les désirs de la
classe capitaliste, ou à passer à son fonds de c o n s o m m a t i o n . Si c'est tout,
la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aura que simple reproduction.
Pour accumuler, il faut convertir u n e partie du produit n e t en capital.
M a i s , à m o i n s de miracles, on ne saurait convertir en capital q u e des 30
choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est-à-dire des
m o y e n s de production, et d'autres choses propres à soutenir le travailleur,
c'est-à-dire des subsistances. Il faut d o n c q u ' u n e partie du surtravail an-
n u e l ait été employée à produire des m o y e n s de p r o d u c t i o n et de subsis-
t a n c e additionnels, en sus de ceux nécessaires au r e m p l a c e m e n t du capital 35
avancé. En définitive, la plus-value n'est d o n c convertible en capital q u e
parce q u e le produit net, d o n t elle est la valeur, contient déjà les é l é m e n t s
26
matériels d ' u n n o u v e a u c a p i t a l .
26
O n fait ici a b s t r a c t i o n d u c o m m e r c e étranger a u m o y e n d u q u e l u n e n a t i o n p e u t convertir
d e s articles de luxe e n m o y e n s de p r o d u c t i o n ou en s u b s i s t a n c e s d e p r e m i è r e n é c e s s i t é , et vice 40
versa. P o u r d é b a r r a s s e r l'analyse g é n é r a l e d ' i n c i d e n t s i n u t i l e s , il faut c o n s i d é r e r le m o n d e

504
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

P o u r faire a c t u e l l e m e n t fonctionner ces éléments c o m m e capital, la


classe capitaliste a besoin d ' u n surplus de travail qu'elle ne saura obtenir, à
part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers déjà occupés,
q u ' e n enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le m é c a n i s m e de la
5 p r o d u c t i o n capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière
c o m m e classe salariée d o n t le salaire ordinaire assure n o n - s e u l e m e n t le
m a i n t i e n , m a i s encore la multiplication.
Il ne reste d o n c plus q u ' à incorporer les forces de travail additionnelles,
fournies c h a q u e a n n é e à divers degrés d'âge par la classe ouvrière, a u x
10 m o y e n s de p r o d u c t i o n additionnels que la p r o d u c t i o n a n n u e l l e renferme
déjà.
Considérée d ' u n e m a n i è r e concrète, l ' a c c u m u l a t i o n se résout, p a r consé-
quent, en r e p r o d u c t i o n du capital sur u n e échelle progressive. Le cercle de
la reproduction simple s'étend et se change, d'après l'expression de Sis-
27
15 m o n d i , en spirale.
R e v e n o n s m a i n t e n a n t à n o t r e exemple. C'est la vieille histoire : A b r a h a m
engendra Isaac, Isaac e n g e n d r a Jacob, etc., etc. Le capital primitif de
250 000 francs r e n d u n e plus-value de 50 000 francs q u i va être capitalisée.
Le n o u v e a u capital de 50 000 francs rend u n e plus-value de 10 000 francs
20 laquelle, après avoir été à son tour capitalisée ou convertie en un d e u x i è m e
capital additionnel, r e n d u n e plus-value de 2000 francs, et ainsi de suite.
N o u s faisons ici abstraction de l'aliquote de plus-value m a n g é e par le ca-
pitaliste. Peu n o u s importe aussi p o u r le m o m e n t q u e les c a p i t a u x addi-
tionnels s'ajoutent c o m m e i n c r é m e n t s au capital primitif ou s'en séparent
25 et fonctionnent i n d é p e n d a m m e n t , qu'ils soient exploités par le m ê m e i n d i -
vidu qui les a a c c u m u l é s , ou transférés par lui à d'autres m a i n s . S e u l e m e n t
il ne faut pas oublier q u e côte à côte des c a p i t a u x de nouvelle formation, le
capital primitif c o n t i n u e à se reproduire et à produire de la plus-value et
que cela s'applique de m ê m e à c h a q u e capital a c c u m u l é par rapport au ca-
30 pital a d d i t i o n n e l qu'il a e n g e n d r é à son tour.
Le capital primitif s'est formé par l'avance de 2 5 0 0 0 0 francs. D ' o ù
l ' h o m m e a u x écus a-t-il tiré cette richesse ? De son propre travail ou de ce-
lui de ses aïeux, n o u s r é p o n d e n t t o u t d ' u n e voix les porte-parole de l'éco-
28
n o m i e p o l i t i q u e , et leur hypothèse semble en effet la seule conforme a u x
35 lois de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e .

c o m m e r ç a n t c o m m e u n e s e u l e n a t i o n , e t s u p p o s e r q u e l a p r o d u c t i o n capitaliste s'est établie


p a r t o u t et s'est e m p a r é e de t o u t e s les b r a n c h e s d ' i n d u s t r i e .
27
L ' a n a l y s e q u e S i s m o n d i d o n n e d e l ' a c c u m u l a t i o n a c e g r a n d défaut q u ' i l s e c o n t e n t e trop d e
l a p h r a s e « c o n v e r s i o n d u r e v e n u e n c a p i t a l » s a n s assez approfondir les c o n d i t i o n s m a t é r i e l l e s
40 de cette o p é r a t i o n .
28
« L e travail primitif a u q u e l s o n capital a dû sa n a i s s a n c e . » (Sismondi, 1. c, éd. de Paris, 1.1,
p . 109.)

505
Septième section · Accumulation du capital

Il en est tout a u t r e m e n t du capital a d d i t i o n n e l de 50 000 francs. Sa gé-


néalogie n o u s est parfaitement c o n n u e . C'est de la plus-value capitalisée.
D è s son origine il ne c o n t i e n t pas un seul a t o m e de valeur q u i ne pro-
v i e n n e du travail d'autrui n o n payé. Les m o y e n s de p r o d u c t i o n a u x q u e l s la
force ouvrière additionnelle est incorporée, de m ê m e que les subsistances 5
qui la s o u t i e n n e n t , ne sont q u e des parties intégrantes du produit net, du
tribut arraché a n n u e l l e m e n t à la classe ouvrière par la classe capitaliste.
Q u e celle-ci, avec u n e quote-part de ce tribut, achète de celle-là un surplus
de force, et m ê m e à son j u s t e prix, en é c h a n g e a n t équivalent contre équiva-
lent, cela revient à l'opération du c o n q u é r a n t tout prêt à payer de b o n n e 10
grâce les m a r c h a n d i s e s des vaincus avec l'argent qu'il leur a extorqué.
Si le capital a d d i t i o n n e l occupe son propre producteur, ce dernier, t o u t
en c o n t i n u a n t à m e t t r e en valeur le capital primitif, doit racheter les fruits
de son travail gratuit antérieur par plus de travail a d d i t i o n n e l qu'ils n ' e n
o n t coûté. Considéré c o m m e transaction entre la classe capitaliste et la 15
classe ouvrière, le procédé reste le m ê m e q u a n d , m o y e n n a n t le travail gra-
tuit des ouvriers occupés, on e m b a u c h e des ouvriers supplémentaires. Le
n o u v e a u capital p e u t aussi servir à acheter u n e m a c h i n e , destinée à jeter
sur le pavé et à remplacer par u n e couple d'enfants les m ê m e s h o m m e s
auxquels il a dû sa naissance. D a n s tous les cas, par son surtravail de cette 20
a n n é e , la classe ouvrière a créé le capital a d d i t i o n n e l qui occupera l ' a n n é e
29
p r o c h a i n e du travail a d d i t i o n n e l , et c'est ce q u ' o n appelle créer du capital
p a r le capital.
L ' a c c u m u l a t i o n du premier capital de 5 0 0 0 0 fr. présuppose q u e la
s o m m e de 2 5 0 0 0 0 fr., avancée ||256| c o m m e capital primitif, provient du 25
propre fonds de son possesseur, de son «travail primitif». M a i s le
d e u x i è m e capital a d d i t i o n n e l de 10 000 fr. ne présuppose que l ' a c c u m u l a -
tion antérieure du capital de 50 000 fr., celui-là n ' é t a n t q u e la plus-value
capitalisée de celui-ci. Il s'en suit q u e plus le capitaliste a a c c u m u l é , plus il
p e u t accumuler. En d'autres t e r m e s : plus il s'est déjà approprié d a n s le 30
passé de travail d'autrui n o n payé, plus il en p e u t accaparer d a n s le présent.
L ' é c h a n g e d'équivalents, fruits du travail des échangistes, n'y figure pas
m ê m e c o m m e trompe-l'œil.
Ce m o d e de s'enrichir q u i contraste si é t r a n g e m e n t avec les lois primor-
diales de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , résulte c e p e n d a n t , il faut b i e n le saisir, 35
n o n de leur violation, m a i s au contraire de leur application. P o u r s'en
convaincre, il suffit de jeter un coup d ' œ i l rétrospectif sur les phases suc-
cessives du m o u v e m e n t qui aboutit à l ' a c c u m u l a t i o n .
En premier lieu n o u s avons vu que la transformation primitive d ' u n e
29
« L e travail crée le capital a v a n t q u e le capital e m p l o i e le travail.» (Labour creates capital, be- 40
fore capital employs labour.) E. G. W a k e f i e l d : «England and America», L o n d o n , 1833, v. II, p . l l O .

506
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

s o m m e de valeurs en capital se fait c o n f o r m é m e n t aux lois de l'échange.


L ' u n des échangistes vend sa force de travail q u e l'autre achète. Le p r e m i e r
reçoit la valeur de sa m a r c h a n d i s e d o n t c o n s é q u e m m e n t l'usage, le travail,
est aliéné au second. Celui-ci convertit alors des m o y e n s de p r o d u c t i o n q u i
5 lui appartiennent à l'aide d ' u n travail q u i lui appartient en un n o u v e a u pro-
duit q u i de plein droit va lui appartenir.
La valeur de ce p r o d u i t renferme d'abord celle des moyens de produc-
tion c o n s o m m é s , m a i s le travail utile ne saurait user ces m o y e n s sans q u e
leur valeur passe d ' e l l e - m ê m e au produit, et, pour se vendre, la force
10 ouvrière doit être apte à fournir du travail utile dans la b r a n c h e d'industrie
où elle sera employée.
La valeur du n o u v e a u produit renferme en outre l'équivalent de la force
du travail et u n e plus-value. Ce résultat est dû à ce q u e la force ouvrière,
v e n d u e p o u r u n t e m p s d é t e r m i n é , u n jour, u n e s e m a i n e , etc., possède
15 m o i n s de valeur q u e son usage n ' e n produit dans le m ê m e t e m p s . Mais en
o b t e n a n t la valeur d ' é c h a n g e de sa force, le travailleur en a aliéné la valeur
d'usage, c o m m e cela a lieu dans tout achat et vente de m a r c h a n d i s e .
Q u e l'usage de cet article particulier, la force de travail, soit de fournir
du travail et par là de p r o d u i r e de la valeur, cela ne change en rien cette loi
20 générale de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e . Si d o n c la s o m m e de valeurs avan-
cée en salaires se retrouve d a n s le produit avec un surplus, cela ne provient
point d ' u n e lésion du vendeur, car il reçoit l'équivalent de sa m a r c h a n d i s e ,
mais de la c o n s o m m a t i o n de celle-ci par l'acheteur.
La loi des échanges ne stipule l'égalité que par rapport à la valeur é c h a n -
25 geable des articles aliénés l'un contre l'autre, m a i s elle présuppose u n e dif-
férence entre leurs valeurs usuelles, leurs utilités, et n ' a rien à faire avec
leur c o n s o m m a t i o n q u i c o m m e n c e s e u l e m e n t q u a n d le m a r c h é est déjà
conclu.
La conversion primitive de l'argent en capital s'opère d o n c conformé-
30 m e n t aux lois é c o n o m i q u e s de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e et au droit de pro-
priété qui en dérive.
N é a n m o i n s elle a m è n e ce résultat:
1° Q u e le produit appartient au capitaliste et n o n au p r o d u c t e u r ;
2° Q u e la valeur de ce produit renferme et la valeur du capital avancé et
35 u n e plus-value qui coûte du travail à l'ouvrier, m a i s rien au capitaliste,
dont elle devient la propriété légitime;
3° Q u e l'ouvrier a m a i n t e n u sa force de travail et p e u t la vendre de n o u -
veau si elle trouve acheteur.
La reproduction simple ne fait q u e répéter p é r i o d i q u e m e n t la première
40 opération ; à c h a q u e reprise elle devient d o n c à son tour conversion primi-
tive de l'argent en capital. La c o n t i n u i t é d'action d ' u n e loi est certaine-

507
Septième section · Accumulation du capital

m e n t le contraire de son infraction. «Plusieurs échanges successifs n ' o n t


30
fait du dernier que le représentant du p r e m i e r . »
N é a n m o i n s n o u s avons vu q u e la simple r e p r o d u c t i o n change radicale-
m e n t le caractère du premier acte, pris sous son aspect isolé. « P a r m i c e u x
qui se partagent le revenu national, les u n s (les ouvriers) y acquièrent chaque 5
année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres (les capitalistes) y
31
ont acquis antérieurement un droit permanent par un travail primitif .» Du
reste, ce n'est pas s e u l e m e n t en m a t i è r e de travail que la p r i m o g e n i t u r e fait
merveille.
Qu'y a-t-il de changé q u a n d la r e p r o d u c t i o n simple vient à être rempla- 10
cée par la reproduction sur u n e échelle progressive, par l ' a c c u m u l a t i o n ?
D a n s le premier cas, le capitaliste m a n g e la plus-value t o u t entière, tan-
dis q u e dans le d e u x i è m e , il fait preuve de civisme en n ' e n m a n g e a n t
q u ' u n e partie pour faire argent de l'autre.
La plus-value est sa propriété et n ' a j a m a i s appartenu à autrui. Q u a n d il 15
l'avance il fait donc, c o m m e au premier j o u r où il apparut sur le m a r c h é ,
des avances tirées de son propre fonds q u o i q u e celui-ci provienne cette fois
du travail gratuit de ses ouvriers. Si l'ouvrier B est e m b a u c h é avec la plus-
value produite par l'ouvrier A, il faut b i e n considérer, d ' u n côté, q u e la
plus-value a été r e n d u e par A sans qu'il fût lésé d ' u n c e n t i m e du j u s t e prix 20
de sa m a r c h a n d i s e et que, de l'autre côté, B n ' a été p o u r rien d a n s cette
opération. Tout ce q u e celui-ci d e m a n d e et qu'il a le droit de d e m a n d e r ,
c'est q u e le capitaliste lui paye la valeur de sa force ouvrière. « T o u s d e u x
gagnaient encore ; l'ouvrier parce q u ' o n lui avançait les fruits du travail (li-
sez : du travail gratuit d'autres ouvriers) avant qu'il fût fait (lisez : avant q u e 25
le sien eût porté de fruit) ; le maître, parce q u e le travail de cet ouvrier va-
lait plus q u e le salaire (lisez : produit plus de valeur q u e celle de son sa-
32
laire ).»
Il est b i e n vrai q u e les choses se présentent sous un tout autre jour, si
l'on considère la p r o d u c t i o n capitaliste dans le m o u v e m e n t c o n t i n u de sa 30
rénovation et q u ' o n substitue au capitaliste et a u x ouvriers individuels la
classe capitaliste et la classe ouvrière. Mais c'est appliquer u n e m e s u r e tout
à fait étrangère à la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e .
Elle ne place vis-à-vis q u e des vendeurs et des ||257| acheteurs, i n d é p e n -
d a n t s les u n s des autres et entre qui t o u t rapport cesse à l'échéance du 35
t e r m e stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète, c'est grâce à un
n o u v e a u contrat, si p e u lié avec l'ancien q u e c'est p u r accident q u e le
m ê m e v e n d e u r le fasse avec le m ê m e acheteur plutôt qu'avec t o u t autre.
30
Sismondi, 1. c, p. 70.
3 1
L.c, p.lll. 40
3 2
L. c , p . 135.

508
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

Pour juger la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e d'après ses propres lois é c o n o m i -


ques, il faut d o n c p r e n d r e c h a q u e transaction isolément, et n o n dans son
e n c h a î n e m e n t , ni avec celle q u i la précède, ni avec celle qui la suit. De
plus, c o m m e ventes et achats se font toujours d'individu à individu, il n ' y
5 faut pas chercher des rapports de classe à classe.
Si longue d o n c q u e soit la filière de reproductions périodiques et d'accu-
m u l a t i o n s antérieures par laquelle le capital a c t u e l l e m e n t en fonction ait
passé, il conserve toujours sa virginité primitive. Supposé q u ' à c h a q u e
transaction prise à part les lois de l'échange s'observent, le m o d e d'appro-
10 priation p e u t m ê m e changer de fond en c o m b l e sans q u e le droit de pro-
priété, conforme à la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e , s'en ressente. Aussi est-il tou-
jours en vigueur, aussi b i e n au début, où le produit appartient au
p r o d u c t e u r et où celui-ci, en d o n n a n t équivalent contre équivalent, ne sau-
rait s'enrichir q u e par son propre travail, q u e d a n s la période capitaliste, où
15 la richesse est accaparée sur u n e échelle progressive grâce à l'appropriation
33
successive d u travail d ' a u t r u i n o n p a y é .
Ce résultat devient inévitable dès q u e la force de travail est v e n d u e libre-
m e n t c o m m e m a r c h a n d i s e par le travailleur l u i - m ê m e . M a i s ce n ' e s t aussi
q u ' à partir de ce m o m e n t q u e la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e se généralise et de-
20 vient le m o d e typique de la production, q u e de plus en plus tout p r o d u i t se
fait pour la vente et q u e t o u t e richesse passe par la circulation. Ce n'est q u e
là où le travail salarié forme la base de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e q u e cel-
le-ci n o n - s e u l e m e n t s'impose à la société, m a i s fait, p o u r la p r e m i è r e fois,
j o u e r tous ses ressorts. P r é t e n d r e q u e l'intervention du travail salarié la
25 fausse revient à dire q u e p o u r rester p u r e la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e doit
s'abstenir de se développer. A m e s u r e qu'elle se m é t a m o r p h o s e en p r o d u c -
tion capitaliste, ses lois de propriété se c h a n g e n t nécessairement en lois de
l'appropriation capitaliste. Quelle illusion d o n c que celle de certaines
écoles socialistes qui s'imaginent pouvoir briser le régime du capital en lui
30 appliquant les lois éternelles de la p r o d u c t i o n m a r c h a n d e !
On sait q u e le capital p r i m i t i v e m e n t avancé, m ê m e q u a n d il est dû ex-
clusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt ou tard, grâce
à la r e p r o d u c t i o n simple, en capital a c c u m u l é ou plus-value capitalisée.
Mais, à part cela, t o u t capital avancé se perd c o m m e u n e goutte d a n s le
35 fleuve toujours grossissant de l ' a c c u m u l a t i o n . C'est là un fait si b i e n re-
c o n n u par les économistes qu'ils a i m e n t à définir le capital: « u n e richesse
a c c u m u l é e q u i est employée de n o u v e a u à la p r o d u c t i o n d ' u n e plus-va-

33
L a p r o p r i é t é d u capitaliste sur l e p r o d u i t d u travailleur « e s t u n e c o n s é q u e n c e r i g o u r e u s e d e
la loi de l ' a p p r o p r i a t i o n , d o n t le p r i n c i p e f o n d a m e n t a l était au c o n t r a i r e le titre de p r o p r i é t é
40 exclusif de c h a q u e travailleur s u r le p r o d u i t de son p r o p r e t r a v a i l » . C h e r b u l i e z : Riche ou Pau-
vre. Paris, 1 8 4 1 , p . 5 8 . - L ' a u t e u r s e n t le c o n t r e - c o u p d i a l e c t i q u e , m a i s l ' e x p l i q u e f a u s s e m e n t .

509
Septième section • Accumulation du capital

34 3 5
l u e » , e t l e capitaliste: «le possesseur d u produit n e t » . L a m ê m e m a -
nière de voir s'exprime sous cette autre forme q u e tout le capital actuel est
de l'intérêt a c c u m u l é ou capitalisé, car l'intérêt n'est q u ' u n fragment de la
plus-value. « L e capital, dit l'Économiste de Londres, avec l'intérêt c o m p o s é
de c h a q u e partie de capital épargnée, va t e l l e m e n t en grossissant q u e t o u t e 5
la richesse d o n t provient le revenu dans le m o n d e entier n'est plus depuis
36
longtemps q u e l'intérêt du c a p i t a l . » L'Économiste est réellement trop m o -
déré. M a r c h a n t sur les traces du docteur Price, il pouvait prouver par des
calculs exacts qu'il faudrait a n n e x e r d'autres planètes à ce m o n d e terrestre
p o u r le mettre à m ê m e de r e n d r e au capital ce qui est dû au capital. 10

II
Fausse interprétation de la production
sur une échelle progressive

Les m a r c h a n d i s e s que le capitaliste achète, avec u n e partie de la plus-va-


lue, c o m m e m o y e n s de j o u i s s a n c e , ne lui servent pas é v i d e m m e n t de 15
31
m o y e n s de production et de valorisation ; le travail qu'il paie d a n s le
m ê m e b u t n'est pas n o n plus du travail productif. L ' a c h a t de ces m a r c h a n -
dises et de ce travail, au lieu de l'enrichir, l'appauvrit d'autant. Il dissipe
ainsi la plus-value c o m m e revenu, au lieu de la faire fructifier c o m m e capi-
tal. 20
En opposition à la noblesse féodale, i m p a t i e n t e de dévorer plus q u e son
avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité n o m b r e u s e et fai-
n é a n t e , l'économie politique bourgeoise devait d o n c prêcher l ' a c c u m u l a -
tion c o m m e le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d'enseigner
que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas m a n g e r tout son revenu, m a i s 25
b i e n en consacrer u n e b o n n e partie à l ' e m b a u c h a g e de travailleurs p r o d u c -
tifs, r e n d a n t plus qu'ils ne reçoivent.
Elle avait encore à c o m b a t t r e le préjugé populaire qui confond la pro-
d u c t i o n capitaliste avec la thésaurisation et se figure q u ' a c c u m u l e r veut
dire ou dérober à la c o n s o m m a t i o n les objets q u i constituent la richesse, 30
ou sauver l'argent des risques de la circulation. Or, m e t t r e l'argent sous clé

34
« C a p i t a l , c'est-à-dire richesse a c c u m u l é e e m p l o y é e en vue d ' u n profit.» (Malthus, 1. c.) « L e
c a p i t a l c o n s i s t e e n richesse é c o n o m i s é e sur l e r e v e n u e t e m p l o y é e d a n s u n b u t d e profit.»
R. J o n e s : Textbook etc., Hertford, 1852, p. 16.
35
« L e possesseur du p r o d u i t net, c'est à-dire du c a p i t a l . » (The Source and Remedy of the Natio- 35
nal difficulties, etc. L o n d o n , 1821.)
36
London Economist, 19 July, 1 8 5 1 .
37
II n o u s s e m b l e q u e le m o t valorisation e x p r i m e r a i t le plus e x a c t e m e n t le m o u v e m e n t q u i fait
d ' u n e valeur le m o y e n de sa p r o p r e m u l t i p l i c a t i o n .

510
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

est la m é t h o d e la plus sûre p o u r ne pas le capitaliser, et amasser des m a r -


chandises en vue de thésauriser ne ||258| saurait être q u e le fait d ' u n avare
38
e n d é l i r e . L ' a c c u m u l a t i o n des m a r c h a n d i s e s , q u a n d elle n'est pas u n inci-
dent passager de leur circulation m ê m e , est le résultat d ' u n e n c o m b r e m e n t
39
5 du m a r c h é ou d ' u n excès de p r o d u c t i o n .
Le langage de la vie ordinaire confond encore l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste,
qui est un procès de p r o d u c t i o n , avec d e u x autres p h é n o m è n e s é c o n o m i -
ques, savoir: l'accroissement des biens q u i se trouvent d a n s le fonds de
40
c o n s o m m a t i o n des riches et ne s'usent q u e l e n t e m e n t , et la formation de
10 réserves ou d'approvisionnements, fait c o m m u n à tous les m o d e s de pro-
duction.
L ' é c o n o m i e politique classique a d o n c parfaitement raison de soutenir
que le trait le plus caractéristique de l ' a c c u m u l a t i o n , c'est q u e les gens en-
tretenus par le produit n e t doivent être des travailleurs productifs et n o n
41
15 des i m p r o d u c t i f s . M a i s ici c o m m e n c e aussi son erreur. A u c u n e doctrine
d ' A d a m S m i t h n ' a a u t a n t passé à l'état d ' a x i o m e indiscutable q u e celle-ci:
q u e l ' a c c u m u l a t i o n n ' e s t autre chose que la c o n s o m m a t i o n du p r o d u i t n e t
par des travailleurs productifs ou, ce qui revient au m ê m e , q u e la capitali-
sation de la plus-value n ' i m p l i q u e rien de plus que sa conversion en force
20 ouvrière.
É c o u t o n s , par exemple, R i c a r d o :
« O n doit c o m p r e n d r e q u e tous les produits d ' u n pays sont c o n s o m m é s ,
m a i s cela fait la plus g r a n d e différence q u ' o n puisse imaginer, qu'ils soient
c o n s o m m é s par des gens q u i p r o d u i s e n t u n e nouvelle valeur ou par
25 d'autres qui ne la reproduisent pas. Q u a n d n o u s disons que du revenu a été
épargné et j o i n t au capital, n o u s e n t e n d o n s par là q u e la portion du revenu
qui s'ajoute au capital est c o n s o m m é e par des travailleurs productifs au
lieu de l'être par des improductifs. Il n'y a pas de plus grande erreur q u e de
42
se figurer q u e le capital soit a u g m e n t é par la n o n - c o n s o m m a t i o n . »
38
30 Aussi c h e z Balzac, q u i a si p r o f o n d é m e n t é t u d i é t o u t e s les n u a n c e s de l'avarice, le vieil u s u -
rier G o b s e c k est-il déjà t o m b é en d é m e n c e , q u a n d il c o m m e n c e à a m a s s e r des m a r c h a n d i s e s
e n vue d e thésauriser.
39
« A c c u m u l a t i o n d e m a r c h a n d i s e s ... s t a g n a t i o n d a n s l ' é c h a n g e ... excès d e p r o d u c t i o n . »
( T h . C o r b e t , l . c , p . 104).
40
35 C'est d a n s c e s e n s q u e N e c k e r parle des « o b j e t s d e faste e t d e s o m p t u o s i t é » d o n t « l e t e m p s
a grossi l'accumulation» et q u e « l e s lois de p r o p r i é t é o n t r a s s e m b l é s d a n s u n e s e u l e classe de
la s o c i é t é » . Œuvres de M. Necker. Paris et L a u s a n n e , 1789, t. I I : «De l'Administration des fi- •>
nances de la France», p. 2 9 1 .
41
« I l n'est p a s a u j o u r d ' h u i d ' é c o n o m i s t e q u i , p a r épargner, e n t e n d e s i m p l e m e n t thésauriser,
40 m a i s , à part ce p r o c é d é étroit et insuffisant, on ne saurait i m a g i n e r à q u o i p e u t b i e n servir ce
t e r m e , par r a p p o r t à la richesse n a t i o n a l e , si ce n ' e s t p a s à i n d i q u e r le différent e m p l o i fait de
ces épargnes selon qu'elles s o u t i e n n e n t l ' u n o u l ' a u t r e g e n r e d e travail (productif o u i m p r o -
ductif).» Malthus, l . c . [p. 38, 39.]
42
Ricardo, 1. c, p. 163, n o t e .

511
Septième section • Accumulation du capital

Il n'y a pas de plus grande erreur q u e de se figurer que «la portion du re-
venu q u i s'ajoute au capital soit c o n s o m m é e par des travailleurs p r o d u c -
tifs». D'après cette m a n i è r e de voir, t o u t e la plus-value transformée en ca-
pital deviendrait capital variable, ne serait avancée q u ' e n salaires. Au
contraire, elle se divise, de m ê m e q u e la valeur-capital d o n t elle sort, en ca- 5
pital constant et capital variable, en m o y e n s de p r o d u c t i o n et force de tra-
vail. Pour se convertir en force de travail additionnelle, le produit n e t doit
renfermer un surplus de subsistances de première nécessité, m a i s , p o u r q u e
cette force devienne exploitable, il doit en outre renfermer des m o y e n s de
p r o d u c t i o n additionnels, lesquels n ' e n t r e n t pas plus d a n s la c o n s o m m a t i o n 10
personnelle des travailleurs q u e dans celle des capitalistes.
C o m m e la s o m m e de valeurs supplémentaire, n é e de l ' a c c u m u l a t i o n , se
convertit en capital de la m ê m e m a n i è r e q u e t o u t e autre s o m m e de valeurs,
il est évident que la doctrine erronée d ' A d a m S m i t h sur l ' a c c u m u l a t i o n ne
p e u t provenir q u e d ' u n e erreur f o n d a m e n t a l e d a n s son analyse de la pro- 15
d u c t i o n capitaliste. En effet, il affirme q u e , b i e n q u e t o u t capital individuel
se divise en partie c o n s t a n t e et partie variable, en salaires et valeur des
m o y e n s de production, il n ' e n est pas de m ê m e de la s o m m e des c a p i t a u x
individuels, du capital social. La valeur de celui-ci égale, au contraire, la
s o m m e des salaires qu'il paie, a u t r e m e n t dit, le capital social n'est q u e du 20
capital variable.
Un fabricant de drap, par exemple, transforme en capital u n e s o m m e de
200 000 francs. Il en dépense u n e partie à e m b a u c h e r des ouvriers tisseurs,
l'autre à acheter de la laine filée, des m a c h i n e s , etc. L'argent, ainsi trans-
féré a u x fabricants des filés, des m a c h i n e s , etc., paie d'abord la plus-value 25
c o n t e n u e dans leurs m a r c h a n d i s e s , m a i s , cette d é d u c t i o n faite, il sert à son
t o u r à solder leurs ouvriers et à acheter des m o y e n s de p r o d u c t i o n fabri-
q u é s par d'autres fabricants, et ainsi de suite. Les 200 000 fr. avancés par le
fabricant de draps sont d o n c p e u à peu dépensés en salaires, u n e partie par
l u i - m ê m e , u n e d e u x i è m e partie par les fabricants chez lesquels il achète 30
ses m o y e n s de production, et ainsi de suite, j u s q u ' à ce que t o u t e la s o m m e , à
part la plus-value successivement prélevée, soit e n t i è r e m e n t avancée en sa-
laires, ou q u e le produit représenté par elle soit t o u t entier c o n s o m m é par
des travailleurs productifs.
T o u t e la force de cet a r g u m e n t gît dans les m o t s : «et ainsi de suite», q u i 35
n o u s renvoient de Caïphe à Pilate sans n o u s laisser entrevoir le capitaliste
entre les m a i n s d u q u e l le capital constant, c'est-à-dire la valeur des m o y e n s
de production, s'évanouirait finalement. A d a m S m i t h arrête ses recherches
43
p r é c i s é m e n t au point où la difficulté c o m m e n c e .
43
E n d é p i t d e s a « L o g i q u e » , M . J . St. M i l l n e s o u p ç o n n e j a m a i s les erreurs d ' a n a l y s e d e ses 40
m a î t r e s ; il se c o n t e n t e de les r e p r o d u i r e avec un d o g m a t i s m e d'écolier. C'est e n c o r e ici le cas.

512
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

La r e p r o d u c t i o n a n n u e l l e est un procès très-facile à saisir t a n t que l'on


ne considère q u e le fonds de la p r o d u c t i o n annuelle, m a i s tous les élé-
m e n t s de celle-ci doivent passer par le m a r c h é . Là les m o u v e m e n t s des ca-
p i t a u x et des revenus personnels se croisent, s'entremêlent et se p e r d e n t
5 d a n s un m o u v e m e n t général de d é p l a c e m e n t - la circulation de la richesse
sociale - q u i trouble la vue de l'observateur et offre à l'analyse des pro-
44
b l è m e s très-com||259|pliqués . C'est le grand m é r i t e des physiocrates
d'avoir les premiers essayé de donner, dans leur tableau économique, u n e
image de la r e p r o d u c t i o n a n n u e l l e telle qu'elle sort de la circulation. L e u r
10 exposition est à b e a u c o u p d'égards plus près de la vérité q u e celle de leurs
successeurs.
Après avoir résolu t o u t e la partie de la richesse sociale, q u i f o n c t i o n n e
c o m m e capital, en capital variable ou fonds de salaires, A d a m S m i t h a b o u -
tit nécessairement à son d o g m e v r a i m e n t fabuleux, aujourd'hui encore la
15 pierre angulaire de l ' é c o n o m i e politique, savoir: que le prix nécessaire des
m a r c h a n d i s e s se c o m p o s e de salaire, de profit (l'intérêt y est inclus), et de
rente foncière, en d'autres termes, de salaire et de plus-value. P a r t a n t de là,
Storch a au m o i n s la naïveté d'avouer q u e : « I l est impossible de résoudre
45
le prix nécessaire dans ses éléments s i m p l e s . »
20 Enfin, cela va sans dire, l ' é c o n o m i e politique n ' a pas m a n q u é d'exploi-
ter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine d ' A d a m S m i t h : q u e
toute la partie du produit n e t q u i se convertit en capital est c o n s o m m é e p a r
la classe ouvrière.

III
25 Division de la plus-value en capital et en revenu -
Théorie de l'abstinence

Jusqu'ici n o u s avons envisagé la plus-value, tantôt c o m m e fonds de


c o n s o m m a t i o n , tantôt c o m m e fonds d ' a c c u m u l a t i o n du capitaliste. Elle est
46
l'un et l'autre à la fois. U n e partie en est dépensée c o m m e r e v e n u , et
30 l'autre a c c u m u l é e c o m m e capital.

«A la l o n g u e , dit-il, le capital m ê m e se r é s o u t e n t i è r e m e n t en salaires, et, lorsqu'il a été re-


c o n s t i t u é p a r l a vente d e s p r o d u i t s , i l r e t o u r n e d e n o u v e a u e n salaires.»
44
O n e n t r o u v e r a l a s o l u t i o n d a n s l e d e u x i è m e livre d e cet ouvrage.
45
Storch, l . c , é d i t i o n d e P é t e r s b o u r g , 1815, t . I I , p . 1 4 1 , n o t e .
46
35 L e l e c t e u r r e m a r q u e r a q u e n o u s e m p l o y o n s l e m o t r e v e n u d a n s d e u x s e n s différents, d ' u n e
part p o u r désigner l a p l u s - v a l u e e n t a n t q u e fruit p é r i o d i q u e d u c a p i t a l ; d ' a u t r e p a r t p o u r e n
désigner la p a r t i e q u i est p é r i o d i q u e m e n t c o n s o m m é e par le capitaliste ou j o i n t e par lui à s o n
fonds d e c o n s o m m a t i o n . N o u s c o n s e r v o n s c e d o u b l e sens p a r c e q u ' i l s'accorde avec l e langage
u s i t é c h e z les é c o n o m i s t e s anglais et français.

513
Septième section • Accumulation du capital

D o n n é la masse de la plus-value, l ' u n e des parties sera d ' a u t a n t plus


grande q u e l'autre sera plus petite. Toutes autres circonstances restant les
m ê m e s , la proportion suivant laquelle ce partage se fait d é t e r m i n e r a la
grandeur de l'accumulation. C'est le propriétaire de la plus-value, le capita-
liste, qui en fait le partage. Il y a d o n c là acte de sa volonté. De l'aliquote 5
du tribut, prélevé par lui, qu'il a c c u m u l e , on dit qu'il l'épargne, parce q u ' i l
ne la m a n g e pas, c'est-à-dire parce qu'il remplit sa fonction de capitaliste,
q u i est de s'enrichir.
Le capitaliste n ' a a u c u n e valeur historique, a u c u n droit historique à la
vie, a u c u n e raison d'être sociale, q u ' a u t a n t qu'il fonctionne c o m m e capital 10
personnifié. Ce n'est q u ' à ce titre q u e la nécessité transitoire de sa propre
existence est impliquée d a n s la nécessité transitoire du m o d e de p r o d u c -
tion capitaliste. Le b u t d é t e r m i n a n t de son activité n'est d o n c ni la valeur
d'usage, ni la jouissance, m a i s b i e n la valeur d'échange et son accroisse-
m e n t continu. Agent fanatique de l ' a c c u m u l a t i o n , il force les h o m m e s , 15
sans m e r c i ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instincti-
v e m e n t à développer les puissances productrices et les conditions m a t é -
rielles qui seules peuvent former la base d ' u n e société nouvelle et supé-
rieure.
Le capitaliste n'est respectable q u ' a u t a n t qu'il est le capital fait h o m m e . 20
D a n s ce rôle il est, lui aussi, c o m m e le thésauriseur, d o m i n é par sa p a s s i o n
aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. M a i s ce qui chez l ' u n paraît
être u n e m a n i e individuelle est chez l'autre l'effet du m é c a n i s m e social
d o n t il n ' e s t q u ' u n rouage.
Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandisse- 25
m e n t c o n t i n u du capital placé dans u n e entreprise, et la c o n c u r r e n c e im-
pose les lois i m m a n e n t e s de la p r o d u c t i o n capitaliste c o m m e lois coerci-
tives externes à c h a q u e capitaliste individuel. Elle ne lui p e r m e t pas de
conserver son capital sans l'accroître, et il ne p e u t c o n t i n u e r de l'accroître à
m o i n s d ' u n e a c c u m u l a t i o n progressive. 30
Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital
qu'il représente, dans sa c o n s o m m a t i o n personnelle il ne saurait guère voir
q u ' u n e sorte de vol, d ' e m p r u n t au m o i n s , fait à l ' a c c u m u l a t i o n ; et, en effet,
la t e n u e des livres en parties doubles m e t les dépenses privées au passif,
c o m m e s o m m e s dues par le capitaliste au capital. 35
Enfin, accumuler, c'est conquérir le m o n d e de la richesse sociale, éten-
47
dre sa d o m i n a t i o n p e r s o n n e l l e , a u g m e n t e r le n o m b r e de ses sujets, c'est
sacrifier à u n e a m b i t i o n insatiable. |
47
L u t h e r m o n t r e très-bien, p a r l ' e x e m p l e d e l'usurier, c e capitaliste d e f o r m e d é m o d é e , m a i s
toujours r e n a i s s a n t , q u e le désir de d o m i n e r est un des m o b i l e s de l'auri sacra fames. « L a sim- 40
pie r a i s o n a p e r m i s a u x p a ï e n s de c o m p t e r l ' u s u r i e r c o m m e assassin et q u a d r u p l e voleur. M a i s

514
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

|260| Mais le p é c h é originel opère partout et gâte tout. A m e s u r e q u e se


développe le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste, et avec lui l ' a c c u m u l a t i o n et
la richesse, le capitaliste cesse d'être simple i n c a r n a t i o n du capital. Il res-
sent « u n e é m o t i o n h u m a i n e » p o u r son propre A d a m , sa chair, et devient si
5 civilisé, si sceptique, qu'il ose railler l'austérité ascétique c o m m e un pré-
jugé de thésauriseur passé de m o d e . T a n d i s que le capitaliste de vieille
roche flétrit t o u t e dépense individuelle q u i n'est pas de rigueur, n ' y voyant
q u ' u n e m p i é t e m e n t sur l ' a c c u m u l a t i o n , le capitaliste m o d e r n i s é est capa-
ble de voir d a n s la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoi-
10 tises. C o n s o m m e r , dit le premier, c'est « s ' a b s t e n i r » d ' a c c u m u l e r ; a c c u m u -
ler, dit le second, c'est « r e n o n c e r » à la jouissance. « D e u x â m e s , h é l a s !
48
h a b i t e n t m o n c œ u r , et l ' u n e veut faire divorce d'avec l ' a u t r e . »
A l'origine de la p r o d u c t i o n capitaliste - et cette phase historique se re-
nouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu - l'avarice et l'envie
15 de s'enrichir l'emportent exclusivement. M a i s le progrès de la p r o d u c t i o n
ne crée pas s e u l e m e n t un n o u v e a u m o n d e de j o u i s s a n c e s : il ouvre, avec la
spéculation et le crédit, mille sources d'enrichissement soudain. A un cer-
tain degré de développement, il impose m ê m e au m a l h e u r e u x capitaliste
u n e prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et m o y e n
20 de crédit. Le luxe devient u n e nécessité de m é t i e r et entre d a n s les frais de
n o u s , c h r é t i e n s , n o u s le t e n o n s en tel h o n n e u r , q u e n o u s l ' a d o r o n s p r e s q u e à c a u s e de s o n ar-
gent. Celui q u i d é r o b e , vole e t dévore l a n o u r r i t u r e d ' u n a u t r e , est t o u t aussi b i e n u n m e u r t r i e r
( a u t a n t q u e cela est en son p o u v o i r ) q u e c e l u i q u i le fait m o u r i r de faim ou le m i n e à fond. Or
c'est là ce q u e fait l'usurier, et c e p e n d a n t il reste assis en sûreté sur son siège, t a n d i s q u ' i l se-
25 rait b i e n p l u s j u s t e q u e , p e n d u à la p o t e n c e , il fût dévoré par a u t a n t de c o r b e a u x qu'il a volé
d ' é c u s ; si du m o i n s il y avait en l u i assez de c h a i r p o u r q u e t a n t de c o r b e a u x p u s s e n t s'y tail-
ler c h a c u n un l o p i n . On p e n d les petits voleurs . . . . les petits voleurs s o n t m i s a u x fers ; les
g r a n d s voleurs vont se p r é l a s s a n t d a n s l'or et la soie. Il n ' y a pas sur terre (à p a r t le diable) un
plus grand e n n e m i d u g e n r e h u m a i n q u e l'avare e t u s u r i e r , car i l veut être d i e u s u r t o u s les
30 h o m m e s . T u r c s , gens de guerre, tyrans, c'est là certes m é c h a n t e e n g e a n c e ; ils s o n t p o u r t a n t
obligés de laisser vivre le p a u v r e m o n d e et de confesser q u ' i l s s o n t des scélérats et des e n n e -
m i s ; il leur arrive m ê m e de s'apitoyer m a l g r é e u x . M a i s un u s u r i e r , ce sac à avarice, v o u d r a i t
q u e le m o n d e e n t i e r fût en p r o i e à la faim, à la soif, à la tristesse et à la m i s è r e ; il v o u d r a i t
avoir t o u t t o u t seul, afin q u e c h a c u n d û t recevoir de l u i c o m m e d ' u n d i e u et rester son serf à
35 p e r p é t u i t é . Il p o r t e des c h a î n e s , des a n n e a u x d'or, se t o r c h e le b e c , se fait p a s s e r p o u r un
h o m m e p i e u x e t d é b o n n a i r e . - L ' u s u r i e r est u n m o n s t r e é n o r m e , pire q u ' u n o g r e d é v o r a n t ,
pire q u ' u n C a c u s , u n G é r i o n , u n A n t é e . E t p o u r t a n t i l s'attife e t fait l a s a i n t e n i t o u c h e , p o u r
q u ' o n ne voie pas d ' o ù v i e n n e n t les b œ u f s q u ' i l a a m e n é s à r e c u l o n s d a n s sa c a v e r n e . M a i s
H e r c u l e e n t e n d r a les m u g i s s e m e n t s des b œ u f s p r i s o n n i e r s et c h e r c h e r a C a c u s à travers les ro-
40 chers p o u r les a r r a c h e r a u x m a i n s d e c e scélérat. Car C a c u s est l e n o m d ' u n scélérat, d ' u n
p i e u x u s u r i e r q u i vole, pille et dévore t o u t et v e u t p o u r t a n t n ' a v o i r r i e n fait, et p r e n d g r a n d
soin q u e p e r s o n n e ne p u i s s e le découvrir, p a r c e q u e les b œ u f s a m e n é s à r e c u l o n s d a n s sa ca-
verne o n t laissé des traces de leurs pas q u i font croire qu'ils en s o n t sortis. L ' u s u r i e r v e u t de
m ê m e s e m o q u e r d u m o n d e e n affectant d e l u i être u t i l e e t d e l u i d o n n e r des b œ u f s , t a n d i s
45 q u ' i l les a c c a p a r e et les dévore t o u t seul Et si l'on r o u e et d é c a p i t e les assassins et les vo-
leurs d e g r a n d c h e m i n , c o m b i e n plus n e d e v r a i t - o n pas chasser, m a u d i r e , r o u e r t o u s les u s u -
riers et leur c o u p e r la t ê t e . » (Martin Luther, l.c.)
48
Paroles d u F a u s t d e G o e t h e .

515
Septième section • Accumulation du capital

représentation du capital. Ce n'est pas t o u t : le capitaliste ne s'enrichit pas,


c o m m e le paysan et l'artisan i n d é p e n d a n t s , proportionnellement à son tra-
vail et à sa frugalité personnels, m a i s en raison du travail gratuit d ' a u t r u i
qu'il absorbe, et du r e n o n c e m e n t à toutes les jouissances de la vie i m p o s é à
ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête d o n c j a m a i s les franches al- 5
lures de celle du seigneur féodal, b i e n qu'elle ait peine à dissimuler l'ava-
rice la plus sordide et l'esprit de calcul le plus m e s q u i n , elle grandit n é a n -
m o i n s à m e s u r e qu'il a c c u m u l e , sans que son a c c u m u l a t i o n soit n é -
cessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois il
s'élève dès lors en lui un conflit à la F a u s t entre le p e n c h a n t à l'accumula- 10
tion et le p e n c h a n t à la jouissance.
« L ' i n d u s t r i e de M a n c h e s t e r » , est-il dit d a n s un écrit publié en 1795 par
le docteur Aikin, « p e u t se diviser en quatre périodes. D a n s la première les
fabricants étaient forcés de travailler d u r p o u r leur entretien. » L e u r princi-
pal m o y e n de s'enrichir consistait à voler les parents qui plaçaient chez e u x 15
des j e u n e s gens c o m m e apprentis, et payaient pour cela b o n prix, tandis
q u e les susdits apprentis étaient loin de m a n g e r leur soûl. D ' u n autre côté
la m o y e n n e des profits était peu élevée et l ' a c c u m u l a t i o n exigeait u n e
grande é c o n o m i e . Ils vivaient c o m m e des thésauriseurs, se gardant b i e n de
dépenser m ê m e de loin les intérêts de leur capital. 20
« D a n s la seconde période, ils avaient c o m m e n c é à acquérir u n e petite
fortune, m a i s ils travaillaient a u t a n t q u ' a u p a r a v a n t » , - car l'exploitation
directe du travail, c o m m e le sait t o u t inspecteur d'esclaves, coûte du tra-
vail, - « et leur genre de vie était aussi frugal q u e par le passé . . . . »
« D a n s la troisième période le luxe c o m m e n ç a , et, p o u r d o n n e r à l ' i n d u s - 25
trie plus d'extension, on envoya des c o m m i s voyageurs à cheval chercher
des ordres dans toutes les villes du r o y a u m e où se t e n a i e n t des m a r c h é s .
D'après t o u t e vraisemblance, il n'y avait encore en 1690 q u e p e u ou point
de capitaux gagnés dans l'industrie qui dépassassent trois mille livres st.
Vers cette é p o q u e cependant, ou un p e u plus tard, les industriels avaient 30
déjà gagné de l'argent, et ils c o m m e n c è r e n t à remplacer les m a i s o n s de
bois et de mortier par des m a i s o n s en pierre . . . »
« D a n s les trente premières a n n é e s du dix-huitième siècle, un fabricant
de Manchester qui eût offert à ses convives u n e p i n t e de vin étranger se se-
rait exposé au caquet et aux h o c h e m e n t s de tête de tous ses v o i s i n s . . . . 35
Avant l'apparition des m a c h i n e s la c o n s o m m a t i o n des fabricants, le soir
dans les tavernes où ils se rassemblaient, ne s'élevait j a m a i s à plus de six
deniers (62 centimes ]/ ) p o u r un verre de p u n c h et un denier p o u r un rou-
2

leau de t a b a c . »
«C'est en 1758, et ceci fait é p o q u e , q u e l'on vit pour la première fois un 40
h o m m e engagé dans les affaires avec un équipage à lui ! . . . »

516
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

« L a q u a t r i è m e p é r i o d e » - le dernier tiers du dix-huitième siècle, - « e s t


la période de grand luxe et de grandes dépenses, provoquée et s o u t e n u e par
49
l'extension d o n n é e à l ' i n d u s t r i e . » Q u e dirait le b o n docteur Aikin, s'il
ressuscitait à M a n c h e s t e r a u j o u r d ' h u i !
5 A c c u m u l e z , a c c u m u l e z ! C'est la loi et les prophètes ! « L a p a r c i m o n i e , et
n o n l'industrie, est la cause i m m é d i a t e de l ' a u g m e n t a t i o n du capital. A
50
vrai dire, l'industrie fournit la m a t i è r e q u e l'épargne a c c u m u l e . »
Épargnez, épargnez toujours, c'est-à-dire retransformez sans cesse en ca-
pital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! A c -
10 c u m u l e r p o u r a c c u m u l e r , produire p o u r produire, tel est le m o t d'ordre de
l'économie politique p r o c l a m a n t la mission historique de la période bour-
geoise. Et elle ne s'est pas fait un instant illusion sur les douleurs d'enfan-
51
t e m e n t de la r i c h e s s e : m a i s à q u o i ||261| b o n des j é r é m i a d e s qui ne c h a n -
gent rien a u x fatalités historiques ?
15 A ce point de vue, si le prolétaire n'est q u ' u n e m a c h i n e à produire de la
plus-value, le capitaliste n'est q u ' u n e m a c h i n e à capitaliser cette plus-va-
lue.
L ' é c o n o m i e politique classique prit d o n c b i g r e m e n t au sérieux le capita-
liste et son rôle. P o u r le garantir du conflit désastreux entre le p e n c h a n t à
20 la jouissance et l'envie de s'enrichir, M a l t h u s , quelques a n n é e s après le
congrès de V i e n n e , vint d o c t o r a l e m e n t défendre un système de division du
travail où le capitaliste engagé dans la p r o d u c t i o n a p o u r t â c h e d ' a c c u m u -
ler, tandis que la dépense est du d é p a r t e m e n t de ses co-associés d a n s le
partage de la plus-value, les aristocrates fonciers, les h a u t s dignitaires de
25 l'État et de l'Église, les rentiers fainéants, etc. « I l est de la plus h a u t e i m -
portance, dit-il, de tenir séparées la passion pour la dépense et la passion
p o u r l ' a c c u m u l a t i o n (the passion for expenditure a n d the passion for accu-
52
m u l a t i o n ) . » Messieurs les capitalistes, déjà plus ou m o i n s transformés en
viveurs et h o m m e s du m o n d e , poussèrent n a t u r e l l e m e n t les h a u t s cris. Eh
30 q u o i ! objectait un de leurs interprètes, un Ricardien, M . M a l t h u s prêche en
faveur des fortes rentes foncières, des impôts élevés, des grasses sinécures,
d a n s le but de stimuler c o n s t a m m e n t les industriels au m o y e n des c o n s o m -
m a t e u r s improductifs ! A s s u r é m e n t produire, produire toujours de plus en
plus, tel est notre m o t d'ordre, n o t r e p a n a c é e , m a i s «la p r o d u c t i o n serait

49
35 Dr. A i k i n : Description of the Country from 30 to 40 miles round Manchester. L o n d , 1795, p. 182
et suiv.
50
A. S m i t h , 1. c, 1. II, ch. III.
51
I I n ' e s t p a s j u s q u ' à J . B . Say q u i n e d i s e : « L e s é p a r g n e s des r i c h e s s e font a u x d é p e n s des
p a u v r e s . » « L e prolétaire r o m a i n vivait p r e s q u e e n t i è r e m e n t a u x frais d e l a s o c i é t é ... O n
40 p o u r r a i t p r e s q u e dire q u e la société m o d e r n e vit a u x d é p e n s des prolétaires, de la part q u ' e l l e
prélève sur la r é t r i b u t i o n de leur t r a v a i l . » ( S i s m o n d i , Études, e t c , 1.1, p . 2 4 . )
52
Malthus, 1. c, p. 3 2 5 , 326.

517
Septième section • Accumulation du capital

b i e n plutôt enrayée qu'activée par de semblables procédés. Et puis il n'est


pas tout à fait juste (nor is it quite fair) d'entretenir dans l'oisiveté un cer-
tain n o m b r e de personnes, tout s i m p l e m e n t pour en émoustiller d'autres,
d o n t le caractère d o n n e lieu de croire (who are likely, from their charac-
ters) qu'ils fonctionneront avec succès, q u a n d on pourra les contraindre à 5
53
f o n c t i o n n e r . » M a i s , si ce R i c a r d i e n trouve injuste que, pour exciter le ca-
pitaliste industriel à a c c u m u l e r , on lui enlève la crème de son lait, par
contre il déclare conforme a u x règles q u e l'on réduise le plus possible le sa-
laire de l'ouvrier « p o u r le m a i n t e n i r l a b o r i e u x » . Il ne cherche pas m ê m e à
dissimuler un instant q u e tout le secret de la plus-value consiste à s'appro- 10
prier du travail sans le payer. « D e la part des ouvriers d e m a n d e de travail
accrue signifie t o u t s i m p l e m e n t qu'ils c o n s e n t e n t à p r e n d r e m o i n s de leur
propre produit pour e u x - m ê m e s et à en laisser davantage à leurs patrons ; et
si l'on dit q u ' e n d i m i n u a n t la c o n s o m m a t i o n des ouvriers, cela a m è n e un
soi-disant glut ( e n c o m b r e m e n t du m a r c h é , surproduction), je n ' a i q u ' u n e 15
54
chose à répondre, c'est q u e glut est s y n o n y m e de gros profits . »
Cette savante dispute sur le m o y e n de répartir, de la m a n i è r e la plus fa-
vorable à l'accumulation, entre le capitaliste industriel et le riche oisif, le
b u t i n pris sur la classe ouvrière, fut i n t e r r o m p u e par la révolution de Juil-
let. Peu de temps après, le prolétariat u r b a i n s o n n a à Lyon le tocsin 20
d'alarme, et en Angleterre le prolétariat des campagnes p r o m e n a le coq
rouge. D ' u n côté du détroit la vogue était au F o u r i é r i s m e et au S a i n t - S i m o -
n i s m e , de l'autre à l'Owenisme. Alors l ' é c o n o m i e politique vulgaire saisit
l'occasion a u x cheveux et proposa u n e doctrine destinée à sauver la so-
ciété. 25
Elle fut révélée au m o n d e par N.-W. Senior, j u s t e un an avant qu'il dé-
couvrît, à Manchester, q u e d ' u n e j o u r n é e de travail de d o u z e heures c'est la
d o u z i è m e et dernière h e u r e seule qui fait naître le profit, y compris l'inté-
rêt. « P o u r moi, déclarait-il solennellement, pour m o i , je substitue au m o t
55
capital, en tant qu'il se rapporte à la production, le m o t abstinence .» R i e n 30

53
An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 67.
5 4
L. c , p . 59.
55
S e n i o r : Principes fondamentaux de l'économie politique, t r a d u c t . A r r i v a b e n e . Paris, 1836,
p . 309. Ceci s e m b l a par trop fort a u x p a r t i s a n s d e l ' a n c i e n n e école. « M . S e n i o r s u b s t i t u e a u x
m o t s travail et capital les m o t s travail et a b s t i n e n c e ... A b s t i n e n c e est u n e n é g a t i o n p u r e . Ce 35
n ' e s t p a s l ' a b s t i n e n c e , m a i s l'usage d u c a p i t a l e m p l o y é p r o d u c t i v e m e n t , q u i est l a s o u r c e d u
profit» ( J o h n C a z e n o v e , 1. c, p. 130, n o t e ) . M. J. S t . M i l l se c o n t e n t e de r e p r o d u i r e à u n e page
la t h é o r i e du profit de R i c a r d o et d'inscrire à l'autre la « r é m u n é r a t i o n de l ' a b s t i n e n c e » de Se-
nior. - L e s é c o n o m i s t e s vulgaires ne font j a m a i s cette s i m p l e réflexion q u e t o u t e a c t i o n h u -
m a i n e p e u t être envisagée c o m m e u n e « a b s t e n t i o n » d e son contraire. M a n g e r , c'est s'abstenir 40
d e j e û n e r ; m a r c h e r , s'abstenir d e rester e n r e p o s ; travailler, s'abstenir d e r i e n faire; n e r i e n
faire, s'abstenir de travailler, etc. Ces M e s s i e u r s feraient b i e n d ' é t u d i e r u n e b o n n e fois la pro-
p o s i t i o n de S p i n o z a : Determinatio est negatio.

518
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

qui vous d o n n e c o m m e cela u n e idée des « d é c o u v e r t e s » de l ' é c o n o m i e po-


litique vulgaire ! Elle r e m p l a c e les catégories é c o n o m i q u e s par des phrases
de Tartufe, voilà tout.
« Q u a n d le sauvage, n o u s apprend Senior, fabrique des arcs, il exerce
5 u n e industrie, m a i s il ne pratique pas l'abstinence.» Ceci n o u s explique
parfaitement p o u r q u o i et c o m m e n t , dans un temps m o i n s avancé q u e le
nôtre, tout en se passant de l'abstinence du capitaliste, on ne s'est pas
passé d ' i n s t r u m e n t s de travail. « P l u s la société m a r c h e en avant, plus elle
56
exige d ' a b s t i n e n c e » , n o t a m m e n t de la part de ceux qui exercent l'indus-
10 trie de s'approprier les fruits de l'industrie d'autrui.
Les conditions du procès de travail se transforment tout à coup en a u t a n t
de pratiques d ' a b s t i n e n c e du capitaliste, supposé toujours que son ouvrier
ne s'abstienne point de travailler pour lui. Si le blé n o n - s e u l e m e n t se
m a n g e , m a i s aussi se s è m e , abstinence du capitaliste ! Si l'on d o n n e au vin
57
15 le temps de fermenter, abstinence du c a p i t a l i s t e ! Le capitaliste se dé-
pouille l u i - m ê m e , q u a n d il « prête (!) ses i n s t r u m e n t s de p r o d u c t i o n au tra-
v a i l l e u r » ; en d'autres termes, q u a n d il les fait valoir c o m m e capital en leur
incorporant la force ouvrière, au lieu de m a n g e r t o u t crus engrais, c h e v a u x
de trait, coton, m a c h i n e s à vapeur, c h e m i n s de fer, etc., ou, d'après l'ex-
20 pression naïve des théoriciens de l'abstinence, au lieu d'en dissiper « l a va-
58
l e u r » en articles de luxe, e t c . . |
|262| C o m m e n t la classe capitaliste doit-elle s'y p r e n d r e p o u r remplir ce
p r o g r a m m e ? c'est un secret q u ' o n s'obstine à garder. Bref, le m o n d e ne vit
plus que grâce aux mortifications de ce m o d e r n e p é n i t e n t de W i c h n o u , le
25 capitaliste. Ce n'est pas s e u l e m e n t l ' a c c u m u l a t i o n , n o n ! « la simple conser-
vation d ' u n capital exige un effort constant p o u r résister à la t e n t a t i o n de le
59
c o n s o m m e r . » Il faut d o n c avoir r e n o n c é à t o u t e h u m a n i t é p o u r ne pas dé-
livrer le capitaliste de ses t e n t a t i o n s et de son martyre, de la m ê m e façon
q u ' o n en a usé r é c e m m e n t p o u r délivrer le p l a n t e u r de la Géorgie de ce pé-
30 nible d i l e m m e : F a u t - i l j o y e u s e m e n t dépenser en c h a m p a g n e et articles de
Paris tout le produit net o b t e n u à coups de fouet de l'esclave nègre, ou b i e n
en convertir u n e partie en terres et nègres additionnels ?
56
Senior, i.e., p . 3 4 2 [,343].
57
« P e r s o n n e ... n e s è m e r a s o n b l é e t n e l u i p e r m e t t r a d e rester enfoui u n e a n n é e d a n s l e sol,
35 o u n e laissera son vin e n b a r r i q u e s des a n n é e s e n t i è r e s , a u lieu d e c o n s o m m e r ces c h o s e s o u
leur é q u i v a l e n t u n e b o n n e fois, s'il n ' e s p è r e a c q u é r i r u n e v a l e u r a d d i t i o n n e l l e . » (Scrope : Polit.
Econ., édit. de A . P o t t e r . N e w - Y o r k , 1 8 4 1 , p. 133.)
58
« L a privation q u e s ' i m p o s e l e capitaliste e n prêtant ses i n s t m m e n t s d e p r o d u c t i o n a u tra-
vailleur, au lieu d ' e n c o n s a c r e r la v a l e u r à son p r o p r e u s a g e en la t r a n s f o r m a n t en objets d ' u t i -
40 lité ou d ' a g r é m e n t . » (G. de Molinari, 1. c, p. 36).
Prêter est u n e u p h é m i s m e c o n s a c r é p a r l ' é c o n o m i e vulgaire p o u r identifier l e salarié q u ' e x -
ploite le capitaliste i n d u s t r i e l avec ce capitaliste i n d u s t r i e l l u i - m ê m e a u q u e l d ' a u t r e s c a p i t a -
listes p r ê t e n t leur argent.
>9
Courcelle-Seneuil, 1. c, p. 2 0 .

519
Septième section • Accumulation du capital

D a n s les sociétés les plus différentes au p o i n t de vue é c o n o m i q u e on


trouve n o n - s e u l e m e n t la reproduction simple, m a i s encore, à des degrés
très-divers, il est vrai, la reproduction sur u n e échelle progressive. A m e -
sure que l'on produit et c o n s o m m e davantage, on est forcé de reconvertir
plus de produits en n o u v e a u x m o y e n s de production. M a i s ce procès ne se 5
présente ni c o m m e a c c u m u l a t i o n de capital ni c o m m e fonction du capita-
liste, tant que les m o y e n s de production du travailleur, et par c o n s é q u e n t
son produit et ses subsistances, ne portent pas encore l'empreinte sociale
60
qui les transforme en c a p i t a l . C'est ce que Richard Jones, successeur de
M a l t h u s à la chaire d ' é c o n o m i e politique de l'East I n d i a n College de 10
Haileybury, a b i e n fait ressortir par l'exemple des I n d e s orientales.
C o m m e la partie la plus n o m b r e u s e du p e u p l e i n d i e n se c o m p o s e de pay-
sans cultivant leurs terres e u x - m ê m e s , ni leur produit, ni leurs m o y e n s de
travail et de subsistance, « n ' e x i s t e n t j a m a i s sous la forme (in t h e shape)
d ' u n fonds épargné sur un revenu étranger (saved from revenue) et q u i eût 15
parcouru p r é a l a b l e m e n t un procès d ' a c c u m u l a t i o n (a previous process of
61
a c c u m u l a t i o n ) » . D ' u n autre côté, dans les territoires où la d o m i n a t i o n
anglaise a le m o i n s altéré l'ancien système, les grands reçoivent, à titre de
tribut ou de rente foncière, u n e aliquote du produit net de l'agriculture
qu'ils divisent en trois parties. La première est c o n s o m m é e par eux en n a - 20
ture, tandis que la d e u x i è m e est convertie, à leur propre usage, en articles
de luxe et d'utilité par des travailleurs n o n agricoles qu'ils r é m u n è r e n t
m o y e n n a n t la troisième partie. Ces travailleurs sont des artisans posses-
seurs de leurs i n s t r u m e n t s de travail. La production et la reproduction,
simples ou progressives, vont ainsi leur c h e m i n sans intervention a u c u n e 25
de la part du saint m o d e r n e , de ce chevalier de la triste figure, le capitaliste
p r a t i q u a n t la b o n n e œ u v r e de l'abstinence.

60
« L e s classes particulières d e r e v e n u q u i c o n t r i b u e n t l e plus a b o n d a m m e n t à l ' a c c r o i s s e m e n t
du capital n a t i o n a l c h a n g e n t de p l a c e à différentes é p o q u e s et v a r i e n t d ' u n e n a t i o n à l ' a u t r e
selon le degré du progrès é c o n o m i q u e où celles-ci sont arrivées. Le profit source d'accu- 30
m u l a t i o n s a n s i m p o r t a n c e , c o m p a r é a u x salaires e t a u x r e n t e s d a n s les p r e m i è r e s é t a p e s d e l a
s o c i é t é . . . . Q u a n d la p u i s s a n c e de l'industrie n a t i o n a l e a fait des progrès c o n s i d é r a b l e s , les
profits a c q u i è r e n t u n e h a u t e i m p o r t a n c e c o m m e s o u r c e d ' a c c u m u l a t i o n . » ( R i c h a r d J o n e s :
« T e x t b o o k , e t c . » , p. 16, 20, 21.)
61
L . c , p . 3 6 e t suiv. 35

520

•ài
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

IV
Circonstances qui, indépendamment de la division
proportionnelle de la plus-value en capital et en
revenu, déterminent l'étendue de l'accumulation -
5 Degré d'exploitation de la force ouvrière -
Productivité du travail - Différence croissante
entre le capital employé et le capital consommé -
Grandeur du capital avancé

É t a n t d o n n é e la proportion suivant laquelle la plus-value se partage en ca-


io pital et en revenu, la g r a n d e u r du capital a c c u m u l é dépend é v i d e m m e n t de
la g r a n d e u r absolue de la plus-value. M e t t o n s , par exemple, qu'il y ait 80
p o u r cent de capitalisé et 20 pour cent de dépensé, alors le capital accu-
m u l é s'élève à 2400 francs ou à 1200, selon q u ' i l y a u n e plus-value de
3000 francs ou u n e de 1500. A i n s i toutes les circonstances q u i d é t e r m i n e n t
15 la masse de la plus-value c o n c o u r e n t à d é t e r m i n e r l'étendue de l ' a c c u m u l a -
tion. Il n o u s faut d o n c les récapituler, mais, cette fois, s e u l e m e n t au point
de vue de l'accumulation.
On sait q u e le taux de la plus-value dépend en premier lieu du degré
62
d'exploitation de la force ouvrière . En traitant de la p r o d u c t i o n de la plus-
20 value, n o u s avons toujours supposé q u e l'ouvrier reçoit un salaire n o r m a l ,
c'est-à-dire que la juste valeur de sa force est payée. Le prélèvement sur le
salaire j o u e c e p e n d a n t d a n s la p r a t i q u e un rôle trop i m p o r t a n t pour q u e
n o u s ne n o u s y arrêtions pas un m o m e n t . Ce procédé convertit en effet,
dans u n e certaine m e s u r e , le fonds de c o n s o m m a t i o n nécessaire à l'entre-
25 tien du travailleur en fonds d ' a c c u m u l a t i o n du capital.
«Les salaires, dit J. St. Mill, n ' o n t a u c u n e force p r o d u c t i v e ; ils sont le
prix d ' u n e force productive. Ils ne c o n t r i b u e n t pas plus à la p r o d u c t i o n
des ||263| m a r c h a n d i s e s en sus du travail que n'y contribue le prix d ' u n e

62
Accélérer l ' a c c u m u l a t i o n p a r u n d é v e l o p p e m e n t s u p é r i e u r des pouvoirs productifs d u tra-
30 vail et l'accélérer p a r u n e p l u s g r a n d e e x p l o i t a t i o n du travailleur, ce sont là d e u x p r o c é d é s
t o u t à fait différents q u e c o n f o n d e n t s o u v e n t les é c o n o m i s t e s .
Par exemple, Ricardo dit:
« D a n s des sociétés différentes o u d a n s les p h a s e s différentes d ' u n e m ê m e société, l'accu-
m u l a t i o n d u capital o u des m o y e n s d ' e m p l o y e r l e travail est plus o u m o i n s r a p i d e , e t doit d a n s
35 t o u s les cas d é p e n d r e d e s p o u v o i r s productifs d u travail. E n général, les pouvoirs p r o d u c t i f s d u
travail a t t e i g n e n t leur m a x i m u m là où le sol fertile s u r a b o n d e . » Ce q u ' u n a u t r e é c o n o m i s t e
c o m m e n t e ainsi : «Les pouvoirs productifs du travail signifient-ils, d a n s c e t a p h o r i s m e , la peti-
tesse de la quote-part de chaque produit dévolue à ceux-là qui le fournissent par leur travail manuel?
Alors la p r o p o s i t i o n est t a u t o l o g i q u e , car la p a r t i e r e s t a n t e est le fonds q u e son possesseur, si
40 tel est son plaisir, p e u t a c c u m u l e r . M a i s ce n ' e s t p a s g é n é r a l e m e n t le cas d a n s les pays les p l u s
fertiles.» («Observations on certain verbal disputes in Pol. Econ.», p . 7 4 . )

521
Septième section • Accumulation du capital

m a c h i n e en sus de la m a c h i n e elle-même. Si l'on pouvait avoir le travail


63
sans l'acheter, les salaires seraient superflus .»
M a i s , si le travail ne coûtait rien, on ne saurait l'avoir à a u c u n prix. Le
salaire ne p e u t d o n c j a m a i s descendre à ce zéro nihiliste, b i e n q u e le capi-
tal ait u n e t e n d a n c e constante à s'en rapprocher. 5
Un écrivain du d i x - h u i t i è m e siècle q u e j ' a i souvent cité, l'auteur de l'Es-
64
sai sur l'industrie et le commerce , ne fait q u e trahir le secret i n t i m e du capi-
taliste anglais q u a n d il déclare que la grande t â c h e historique de l'Angle-
terre, c'est de r a m e n e r chez elle le salaire au niveau français ou hollandais.
« S i nos pauvres, dit-il, s'obstinent à vouloir faire continuelle b o m b a n c e , 10
leur travail doit n a t u r e l l e m e n t revenir à un prix excessif.... Q u e l'on jette
s e u l e m e n t un coup d'oeil sur l'entassement de superfluités (heap of super-
fluities) c o n s o m m é e s par nos ouvriers de m a n u f a c t u r e , telles qu'eau-de-vie,
gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile i m p r i m é e , t a b a c à fumer et
65
à priser, etc., etc., n'est-ce pas à faire dresser les c h e v e u x ? » Il cite u n e 15
b r o c h u r e d ' u n fabricant du N o r t h a m p t o n s h i r e , où celui-ci pousse, en lou-
c h a n t vers le ciel, ce g é m i s s e m e n t : « L e travail est en F r a n c e d ' u n b o n tiers
meilleur m a r c h é q u ' e n Angleterre : car là les pauvres travaillent r u d e m e n t
et sont p i è t r e m e n t nourris et v ê t u s ; leur principale c o n s o m m a t i o n est le
pain, les fruits, les légumes, les racines, le poisson salé ; ils m a n g e n t rare- 20
66
m e n t de la viande, et, q u a n d le froment est cher, très-peu de p a i n . » Et ce
n'est pas tout, ajoute l'auteur de l'Essai, « l e u r boisson se c o m p o s e d'eau
p u r e ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte qu'ils d é p e n s e n t éton-
n a m m e n t peu d ' a r g e n t . . . . Il est sans doute fort difficile d'introduire chez
n o u s un tel état de choses, m a i s é v i d e m m e n t ce n'est pas impossible, 25
67
p u i s q u ' i l existe en F r a n c e et aussi en H o l l a n d e . »
De nos jours ces aspirations ont été de b e a u c o u p dépassées, grâce à la
c o n c u r r e n c e cosmopolite dans laquelle le développement de la p r o d u c t i o n
capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s'agit plus s e u l e m e n t
de réduire les salaires anglais au niveau de c e u x de l'Europe c o n t i n e n t a l e , 30

63
J. St. M i l l : Essays on some unsettled questions of Pol. Econ., L o n d . 1844, p. 90 [, 91].
64
«An Essay on Trade and Commerce», L o n d . , 1770, p. [43,] 4 4 . - Le Times p u b l i a i t , en d é c e m -
b r e 1866 e t e n j a n v i e r 1867, d e véritables é p a n c h e m e n t s d e c œ u r d e l a p a r t d e p r o p r i é t a i r e s d e
m i n e s anglais. Ces M e s s i e u r s d é p e i g n a i e n t l a s i t u a t i o n p r o s p è r e e t enviable d e s m i n e u r s
belges, q u i n e d e m a n d a i e n t e t n e r e c e v a i e n t r i e n d e p l u s q u e c e q u ' i l l e u r fallait s t r i c t e m e n t 35
p o u r vivre p o u r leurs « m a î t r e s » . C e u x - c i ne t a r d è r e n t pas à r é p o n d r e à ces félicitations p a r la
grève de M a r c h i e n n e , étouffée à c o u p s de fusil.
6 5
L. c , p . [44,] 4 6 .
66
L e fabricant d u N o r t h a m p t o n s h i r e c o m m e t ici u n e fraude p i e u s e q u e son é m o t i o n r e n d ex-
c u s a b l e . Il feint de c o m p a r e r l'ouvrier m a n u f a c t u r i e r d ' A n g l e t e r r e à c e l u i de F r a n c e , m a i s ce 40
q u ' i l n o u s d é p e i n t d a n s les p a r o l e s citées, c'est, c o m m e il l'avoue plus tard, la c o n d i t i o n des
ouvriers agricoles français.
67
L . c , p . 70. [,71].

522
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

m a i s de faire descendre, d a n s un avenir plus ou m o i n s prochain, le niveau


européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, m e m b r e
du p a r l e m e n t anglais, est v e n u dévoiler à ses électeurs d a n s u n e adresse sur
le prix du travail dans l'avenir. « S i la Chine, dit-il, devient un grand pays
5 manufacturier, je ne vois pas c o m m e n t la population industrielle de
l'Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concur-
68
rents . »
Vingt ans plus tard un Y a n k e e baronnisé, Benjamin T h o m p s o n (dit le
c o m t e Rumford), suivit la m ê m e ligne p h i l a n t h r o p i q u e à la grande satisfac-
69
10 tion de Dieu et des h o m m e s . Ses Essays sont un vrai livre de c u i s i n e ; il
d o n n e des recettes de t o u t e espèce pour remplacer par des s u c c é d a n é s les
aliments ordinaires et trop chers du travailleur. En voici u n e des plus réus-
sies:
« C i n q livres d'orge, dit ce philosophe, cinq livres de maïs, trois d. (en
15 chiffres r o n d s : 34 centimes) de harengs, un d. de vinaigre, d e u x d. de poi-
vre et d'herbes, un d. de sel - le t o u t p o u r la s o m m e de 20¾ d. - d o n n e n t
u n e soupe p o u r soixante-quatre personnes, et, au prix m o y e n du blé, les
frais peuvent être réduits à % d. (moins de 3 centimes) par tête. » La falsifi-
cation des m a r c h a n d i s e s , m a r c h a n t de front avec le d é v e l o p p e m e n t de la
70
20 production capitaliste, n o u s a fait dépasser l'idéal de ce brave T h o m p s o n .
A la fin du d i x - h u i t i è m e siècle et p e n d a n t les vingt premières a n n é e s du
dix-neuvième, les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d'efforts
p o u r faire descendre le salaire à son m i n i m u m absolu. A cet effet on payait
m o i n s que le m i n i m u m sous forme de salaire et on c o m p e n s a i t le déficit
25 6 8
Times, 9 sept. 1873.
69
B e n j a m i n T h o m p s o n : «Essays political, economical and philosophical, e t c . » (3 vol. L o n d ,
1 7 9 6 - 1 8 0 2 ) . B i e n e n t e n d u , n o u s n ' a v o n s affaire ici q u ' à l a p a r t i e é c o n o m i q u e d e ces « E s -
s a i s » . Q u a n t a u x r e c h e r c h e s de T h o m p s o n sur la chaleur, etc., leur m é r i t e est a u j o u r d ' h u i gé-
n é r a l e m e n t r e c o n n u . - D a n s s o n o u v r a g e : «The state of the poor, e t c . » , Sir F . M . E d e n fait va-
30 loir c h a l e u r e u s e m e n t les v e r t u s de cette s o u p e à la R u m f o r d , et la r e c o m m a n d e s u r t o u t a u x
directeurs des workhouses. Il r é p r i m a n d e les ouvriers anglais, l e u r d o n n a n t à e n t e n d r e « q u ' e n
Ecosse bon n o m b r e de familles se p a s s e n t d e froment, de seigle et d e v i a n d e , et n ' o n t , p e n d a n t
des m o i s entiers, d ' a u t r e n o u r r i t u r e q u e d u g r u a u d ' a v o i n e e t d e l a farine d'orge m ê l é e avec d e
l'eau et du sel, ce q u i n e les e m p ê c h e p a s d e vivre t r è s - c o n v e n a b l e m e n t (to live very comfortably
35 too)». (L. c, 1.1, liv. II, ch. II.) Au d i x - n e u v i è m e siècle, il ne m a n q u e p a s de g e n s de cet avis.
« L e s ouvriers a n g l a i s » , dit, p a r e x e m p l e , C h a r l e s H . Parry, « n e v e u l e n t m a n g e r a u c u n m é l a n g e
de grains d'espèce inférieure. E n Ecosse, o ù Y éducation est meilleure, ce préjugé est i n c o n n u . »
(The question of the necessity of the existing corn laws considered. L o n d , 1816, p. [68,] 69.) Le
m ê m e Parry s e plaint n é a n m o i n s d e c e q u e l'ouvrier anglais « s o i t m a i n t e n a n t (1815) p l a c é
40 d a n s u n e p o s i t i o n b i e n inférieure à celle q u ' i l o c c u p a i t » à l ' é p o q u e é d é n i q u e (1797).
70
Les rapports d e l a d e r n i è r e c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e p a r l e m e n t a i r e sur l a falsification d e d e n -
rées p r o u v e n t q u ' e n A n g l e t e r r e l a falsification des m é d i c a m e n t s forme n o n l ' e x c e p t i o n , m a i s
l a règle. L ' a n a l y s e d e t r e n t e - q u a t r e é c h a n t i l l o n s d ' o p i u m , a c h e t é s c h e z a u t a n t d e p h a r m a -
ciens, d o n n e , par e x e m p l e , c e r é s u l t a t q u e t r e n t e e t u n é t a i n t falsifiés a u m o y e n d e l a farine d e
45 froment, de Fécale de pavot, de la g o m m e , [de] la terre glaise, du sable, etc. La p l u p a r t ne
c o n t e n a i e n t pas u n a t o m e d e m o r p h i n e .

523
Septième section · Accumulation du capital

p a r l'assistance paroissiale. D a n s ce b o n temps, ces r u r a u x anglais avaient


encore le privilège d'octroyer un tarif légal au travail agricole, et voici
un exemple de l'humour bouffonne d o n t ils s'y p r e n a i e n t : « Q u a n d les |
|264| squires fixèrent, en 1795, le t a u x de salaires pour le S p e e n h a m l a n d ,
ils avaient fort b i e n dîné et p e n s a i e n t é v i d e m m e n t q u e les travailleurs 5
n ' a v a i e n t pas besoin de faire de m ê m e . . . . Ils décidèrent d o n c q u e le sa-
laire h e b d o m a d a i r e serait de 3 sh. par h o m m e , t a n t q u e la m i c h e de p a i n de
h u i t livres onze onces coûterait 1 sh., et qu'il s'élèverait r é g u l i è r e m e n t
j u s q u ' à ce que le pain coûtât 1 sh. 5 d. Ce prix u n e fois dépassé, le salaire
devait d i m i n u e r progressivement j u s q u ' à ce que le p a i n coûtât 2 sh., et 10
alors a nourriture de c h a q u e h o m m e serait d ' u n c i n q u i è m e m o i n d r e
71
qu'auparavant .»
En 1814, un comité d ' e n q u ê t e de la C h a m b r e des lords posa la q u e s t i o n
suivante à un certain A. Bennet, grand fermier, magistrat, a d m i n i s t r a t e u r
d ' u n workhouse (maison de pauvres) et régulateur officiel des salaires agri- 15
coles : « Est-ce q u ' o n observe u n e proportion q u e l c o n q u e entre la valeur du
travail journalier et l'assistance paroissiale? - M a i s oui, répondit l'illustre
B e n n e t ; la recette h e b d o m a d a i r e de c h a q u e famille est complétée au delà
de son salaire n o m i n a l j u s q u ' à concurrence d ' u n e m i c h e de p a i n de h u i t li-
vres o n z e onces et de trois p e n c e par tête . . . . N o u s supposons q u ' u n e telle 20
m i c h e suffit pour l'entretien h e b d o m a d a i r e de c h a q u e m e m b r e de la fa-
mille, et les trois p e n c e sont pour les v ê t e m e n t s . S'il plaît à la paroisse de
les fournir en nature, elle d é d u i t les trois p e n c e . Cette pratique règne n o n -
s e u l e m e n t dans tout l'ouest du Wiltshire, m a i s encore, je pense, d a n s t o u t
72
le p a y s . » 25
C'est ainsi, s'écrie un écrivain bourgeois de cette é p o q u e , « que p e n d a n t
n o m b r e d'années les fermiers ont dégradé u n e classe respectable de leurs
compatriotes, en les forçant à chercher un refuge d a n s le workhouse . . . . Le
fermier a a u g m e n t é ses propres bénéfices en e m p ê c h a n t ses ouvriers d'ac-
73
c u m u l e r le fonds de c o n s o m m a t i o n le plus i n d i s p e n s a b l e . » L ' e x e m p l e du 30
travail dit à domicile n o u s a déjà m o n t r é q u e l rôle ce vol, c o m m i s sur la
c o n s o m m a t i o n nécessaire du travailleur, j o u e a u j o u r d ' h u i dans la forma-
tion de la plus-value et, par conséquent, d a n s l ' a c c u m u l a t i o n du capital.
On trouvera de plus amples détails à ce sujet d a n s le chapitre suivant.
Bien que, dans toutes les branches d'industrie, la partie du capital 35
71
G. L. N e w n h a m (barrister at law) : A Review of the Evidence before the committees of the two
Houses of Parliament on the Cornlaws. Lond., 1815, p. 20, n o t e .
7 2
L. c.
73
C h . H . P a r r y , 1. c, p. 77 [,69]. De leur côté, les p r o p r i é t a i r e s fonciers ne s ' i n d e m n i s è r e n t p a s
s e u l e m e n t p o u r l a guerre a n t i j a c o b i n e qu'ils faisaient a u n o m d e l'Angleterre. E n d i x - h u i t ans, 40
« l e u r s r e n t e s m o n t è r e n t a u d o u b l e , triple, q u a d r u p l e , et, d a n s certains cas e x c e p t i o n n e l s , a u
s e x t u p l e » . (L. c, p. 100, 101.)

524
Chapitre XXIV · Transformation de la plus-value en capital

4
constant qui consiste en outillage'' doive suffire pour un certain n o m b r e
d'ouvriers, - n o m b r e d é t e r m i n é par l'échelle de l'entreprise, - elle ne s'ac-
croît pas toutefois suivant la m ê m e proportion q u e la q u a n t i t é du travail
m i s e n œ u v r e . Q u ' u n établissement emploie, par exemple, cent h o m m e s
5 travaillant h u i t h e u r e s par jour, et ils fourniront q u o t i d i e n n e m e n t h u i t
cents heures de travail. P o u r a u g m e n t e r cette s o m m e de m o i t i é , le capita-
liste aura ou à e m b a u c h e r un n o u v e a u contingent de c i n q u a n t e ouvriers ou
à faire travailler ses a n c i e n s ouvriers d o u z e h e u r e s par j o u r au lieu de huit.
D a n s le premier cas, il lui faut un surplus d'avances n o n - s e u l e m e n t en sa-
io laires, mais aussi en outillage, tandis que, d a n s l'autre, l'ancien outillage
reste suffisant. Il va désormais fonctionner davantage, son service sera ac-
tivé, il s'en usera plus vite, et son t e r m e de renouvellement arrivera plus
tôt, m a i s voilà tout. De cette m a n i è r e un excédant de travail, o b t e n u par
u n e tension supérieure de la force ouvrière, a u g m e n t e la plus-value et le
15 produit net, la s u b s t a n c e de l ' a c c u m u l a t i o n , sans nécessiter un accroisse-
m e n t préalable et proportionnel de la partie constante du capital avancé.
D a n s l'industrie extractive, celle des m i n e s , par exemple, les matières
premières n ' e n t r e n t pas c o m m e é l é m e n t des avances, .puisque là l'objet du
travail est n o n le fruit d ' u n travail antérieur, m a i s b i e n le d o n gratuit de la
20 nature, tel q u e le métal, le m i n é r a l , le charbon, la pierre, etc. Le capital
constant se borne d o n c presque exclusivement à l'avance en outillage,
q u ' u n e a u g m e n t a t i o n de travail n'affecte pas. Mais, les autres circons-
tances restant les m ê m e s , la valeur et la masse du produit multiplieront en
raison directe d u travail appliqué a u x m i n e s . D e m ê m e q u ' a u p r e m i e r j o u r
25 de la vie industrielle, l ' h o m m e et la n a t u r e y agissent de concert c o m m e
sources primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force
ouvrière, le terrain de l ' a c c u m u l a t i o n élargi sans agrandissement préalable
du capital avancé.
D a n s l'agriculture on ne p e u t é t e n d r e le c h a m p de cultivation sans avan-
30 cer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette avance u n e fois faite,
la seule action m é c a n i q u e du travail sur le sol en a u g m e n t e merveilleuse-
m e n t la fertilité. Un e x c é d a n t de travail, tiré du m ê m e n o m b r e d'ouvriers,
ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en i n s t r u m e n t s aratoires. C'est
d o n c de n o u v e a u l'action directe de l ' h o m m e sur la n a t u r e q u i fournit ainsi
35 un fonds a d d i t i o n n e l à a c c u m u l e r sans intervention d ' u n capital addition-
nel.
Enfin, d a n s les m a n u f a c t u r e s , les fabriques, les usines, toute dépense ad-
ditionnelle en travail présuppose u n e dépense proportionnelle en matières
premières, m a i s n o n en outillage. De plus, p u i s q u e l'industrie extractive et
40 l'agriculture fournissent à l'industrie manufacturière ses matières brutes et
74
N o u s e n t e n d o n s par « o u t i l l a g e » l ' e n s e m b l e d e s m o y e n s d e travail, m a c h i n e s , appareils, i n s -
t r u m e n t s , b â t i m e n t s , c o n s t r u c t i o n s , voies d e t r a n s p o r t e t d e c o m m u n i c a t i o n , etc.

525

i.
Septième section · Accumulation du capital

instrumentales, le surcroît de produits o b t e n u d a n s celles-là sans surplus


d'avances revient aussi à l'avantage de celle-ci.
N o u s arrivons d o n c à ce résultat général, q u ' e n s'incorporant la force
ouvrière et la terre, ces d e u x sources primitives de la richesse, le capital ac-
quiert u n e puissance d ' e x p a n s i o n qui lui p e r m e t d ' a u g m e n t e r ses é l é m e n t s 5
d ' a c c u m u l a t i o n au delà des limites a p p a r e m m e n t fixées par sa propre gran-
deur, c'est-à-dire par la valeur et la m a s s e des m o y e n s de p r o d u c t i o n déjà
produits dans lesquels il existe.
Un autre facteur i m p o r t a n t de l'accumulation, c'est le degré de p r o d u c t i -
vité du travail social. | 10
|265| É t a n t d o n n é e la plus-value, l ' a b o n d a n c e du produit net, d o n t elle
est la valeur, correspond à la productivité du travail mis en œ u v r e . A m e -
sure d o n c q u e le travail développe ses pouvoirs productifs, le produit n e t
c o m p r e n d plus de m o y e n s de jouissance et d ' a c c u m u l a t i o n . Alors la partie
de la plus-value q u i se capitalise p e u t m ê m e a u g m e n t e r a u x d é p e n s de 15
l'autre qui constitue le revenu, sans q u e la c o n s o m m a t i o n du capitaliste en
soit resserrée, car désormais u n e m o i n d r e valeur se réalise en u n e s o m m e
supérieure d'utilités.
Le revenu déduit, le reste de la plus-value fonctionne c o m m e capital ad-
ditionnel. En m e t t a n t les subsistances à meilleur m a r c h é , le développe- 20
m e n t des pouvoirs productifs du travail fait q u e les travailleurs aussi bais-
sent de prix. Il réagit de m ê m e sur l'efficacité, l ' a b o n d a n c e et le prix des
m o y e n s de production. Or, l ' a c c u m u l a t i o n ultérieure q u e le n o u v e a u capi-
tal a m è n e à son tour, se règle n o n sur la valeur absolue de ce capital, m a i s
sur la q u a n t i t é de forces ouvrières, d'outillage, de matières premières et 25
auxiliaires d o n t il dispose.
Il arrive en général que les c o m b i n a i s o n s , les procédés et les i n s t r u m e n t s
perfectionnés s'appliquent en premier lieu à l'aide du n o u v e a u capital ad-
ditionnel.
Q u a n t à l'ancien capital, il consiste en partie en m o y e n s de travail qui 30
s'usent p e u à p e u et n ' o n t besoin d'être reproduits qu'après des laps de
t e m p s assez grands. Toutefois, c h a q u e a n n é e , u n n o m b r e considérable
d'entre eux arrive à son t e r m e de vitalité, c o m m e on voit tous les ans
s'éteindre n o m b r e de vieillards en décrépitude. Alors, le progrès scientifi-
q u e et t e c h n i q u e , accompli d u r a n t la période de leur service actif, p e r m e t 35
de remplacer ces i n s t r u m e n t s usés par d'autres plus efficaces et c o m p a r a t i -
v e m e n t m o i n s coûteux. En dehors d o n c des modifications de détail q u e su-
bit de temps à autre l'ancien outillage, u n e large portion en est c h a q u e an-
n é e e n t i è r e m e n t renouvelée et devient ainsi plus productive.
Q u a n t à l'autre é l é m e n t constant du capital ancien, les matières pre- 40
mières et auxiliaires, elles sont reproduites p o u r la plupart au m o i n s an-

526
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

n u e l l e m e n t , si elles p r o v i e n n e n t de l'agriculture, et d a n s des espaces de


temps b e a u c o u p plus courts, si elles p r o v i e n n e n t des m i n e s , etc. Là, t o u t
procédé perfectionné q u i n ' e n t r a î n e pas u n c h a n g e m e n t d'outillage, réagit
d o n c presque du m ê m e c o u p et sur le capital a d d i t i o n n e l et sur l ' a n c i e n ca-
5 pital.
En découvrant de nouvelles matières utiles ou de nouvelles qualités
utiles de matières déjà en usage, la c h i m i e multiplie les sphères de place-
m e n t pour le capital a c c u m u l é . En enseignant les m é t h o d e s propres à reje-
ter dans le cours circulaire de la r e p r o d u c t i o n les résidus de la p r o d u c t i o n
10 et de la c o n s o m m a t i o n sociales, leurs excréments, elle convertit, sans
a u c u n concours du capital, ces non-valeurs en a u t a n t d'éléments a d d i t i o n -
nels de l ' a c c u m u l a t i o n .
De m ê m e q u e l'élasticité de la force ouvrière, le progrès incessant de la
science et de la t e c h n i q u e d o u e d o n c le capital d ' u n e puissance d'expan-
15 sion, i n d é p e n d a n t e , d a n s de certaines limites, de la g r a n d e u r des richesses
acquises d o n t il se c o m p o s e .
Sans doute, les progrès de la puissance productive du travail q u i s'ac-
complissent sans le concours du capital déjà en fonction, m a i s d o n t il pro-
fite dès qu'il fait p e a u n e u v e , le déprécient aussi plus ou m o i n s d u r a n t l'in-
20 tervalle où il c o n t i n u e de fonctionner sous son a n c i e n n e forme. Le capital
placé dans u n e m a c h i n e , par exemple, perd de sa valeur q u a n d s u r v i e n n e n t
de meilleures m a c h i n e s de la m ê m e espèce. Du m o m e n t , c e p e n d a n t , où la
concurrence r e n d cette dépréciation sensible au capitaliste, il c h e r c h e à
s'en i n d e m n i s e r par u n e r é d u c t i o n du salaire.
25 Le travail t r a n s m e t au produit la valeur des m o y e n s de p r o d u c t i o n
c o n s o m m é s . D ' u n autre côté, la valeur et la m a s s e des m o y e n s de p r o d u c -
tion, mis en oeuvre par un q u a n t u m d o n n é de travail, a u g m e n t e n t à m e s u r e
que le travail devient plus productif. D o n c , b i e n q u ' u n m ê m e q u a n t u m de
travail n'ajoute j a m a i s a u x produits q u e l a m ê m e s o m m e d e valeur n o u -
30 velie, l ' a n c i e n n e valeur-capital qu'il leur t r a n s m e t va s'accroissant avec le
développement de l'industrie.
Q u e le fileur anglais et le fileur chinois travaillent le m ê m e n o m b r e
d'heures avec le m ê m e degré d'intensité, et ils vont créer c h a q u e s e m a i n e
des valeurs égales. P o u r t a n t , en dépit de cette égalité, il y aura entre le pro-
35 duit h e b d o m a d a i r e de l'un, q u i se sert d ' u n vaste a u t o m a t e , et celui de
l'autre, qui se sert d ' u n r o u e t primitif, u n e merveilleuse différence de va-
leur. D a n s le m ê m e t e m p s q u e le Chinois file à p e i n e u n e livre de coton,
l'Anglais en filera plusieurs centaines, grâce à la productivité supérieure du
travail m é c a n i q u e ; de là l ' é n o r m e surplus d ' a n c i e n n e s valeurs q u i font en-
40 fier la valeur de son produit, où elles reparaissent sous u n e nouvelle forme
d'utilité et d e v i e n n e n t ainsi propres à fonctionner de n o u v e a u c o m m e capi-
tal.

527
Septième section • Accumulation du capital

« E n Angleterre les récoltes de laine des trois a n n é e s 1 7 8 0 - 8 2 restaient,


faute d'ouvriers, à l'état brut, et y seraient restées forcément longtemps en-
core, si l'invention de m a c h i n e s n'était b i e n t ô t v e n u e fournir fort à propos
75
les m o y e n s de les filer .» Les nouvelles m a c h i n e s ne firent pas sortir de
terre un seul h o m m e , m a i s elles m e t t a i e n t un n o m b r e d'ouvriers relative- 5
m e n t p e u considérable à m ê m e de filer en peu de t e m p s cette é n o r m e
masse de laine successivement a c c u m u l é e p e n d a n t trois a n n é e s , et, t o u t en
y ajoutant de nouvelle valeur, d ' e n conserver, sous forme de filés, l'an-
c i e n n e valeur-capital. Elles provoquèrent en outre la reproduction de la
laine sur u n e échelle progressive. 10
C'est la propriété naturelle du travail q u ' e n créant de nouvelles valeurs,
il conserve les a n c i e n n e s . A m e s u r e d o n c q u e ses m o y e n s de p r o d u c t i o n
a u g m e n t e n t d'efficacité, de m a s s e et de valeur, c'est-à-dire, à m e s u r e q u e
le m o u v e m e n t ascendant de sa puissance productive accélère l'accumula-
tion, le travail conserve et éternise, sous des formes toujours nouvelles, u n e 15
76
a n c i e n n e valeur-capital toujours grossissante . M a i s , dans le système du
75
F. Engels : Lage der arbeitenden Klasse in England (p. 20).
76
F a u t e d ' u n e analyse exacte d u procès d e p r o d u c t i o n e t d e valorisation, l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e
classique n ' a j a m a i s b i e n a p p r é c i é cet é l é m e n t i m p o r t a n t d e l ' a c c u m u l a t i o n . « Q u e l l e q u e soit
l a v a r i a t i o n des forces p r o d u c t i v e s » , dit R i c a r d o , p a r e x e m p l e , « u n m i l l i o n d ' h o m m e s p r o d u i t 20
d a n s les fabriques toujours la m ê m e v a l e u r . » Ceci est j u s t e , si la d u r é e et l ' i n t e n s i t é de leur
travail r e s t e n t c o n s t a n t e s . N é a n m o i n s , l a v a l e u r d e leur p r o d u i t e t l ' é t e n d u e d e l e u r a c c u m u l a -
t i o n v a r i e r o n t i n d é f i n i m e n t avec les variations successives de leurs forces p r o d u c t i v e s . - A
p r o p o s de cette q u e s t i o n , R i c a r d o a v a i n e m e n t essayé de faire c o m p r e n d r e à J.-B. Say la diffé-
r e n c e q u ' i l y a e n t r e valeur d ' u s a g e (wealth, richesse matérielle) et valeur d ' é c h a n g e . 25
Say l u i r é p o n d : « Q u a n t à la difficulté q u ' é l è v e M . R i c a r d o en d i s a n t q u e , p a r des p r o c é d é s
m i e u x e n t e n d u s , u n m i l l i o n d e p e r s o n n e s p e u v e n t p r o d u i r e d e u x fois, trois fois a u t a n t d e ri-
chesses, s a n s p r o d u i r e plus d e valeurs, cette difficulté n ' e n est p a s u n e l o r s q u e l ' o n c o n s i d è r e ,
a i n s i q u ' o n le doit, la p r o d u c t i o n comme un échange d a n s l e q u e l on d o n n e les services productifs
de son travail, de sa terre et de ses capitaux, p o u r o b t e n i r des produits. C'est p a r le m o y e n de ces 30
services productifs q u e n o u s a c q u é r o n s t o u s les p r o d u i t s q u i s o n t a u m o n d e . . . . O r . . . . n o u s
s o m m e s d ' a u t a n t plus riches, n o s services productifs o n t d ' a u t a n t plus d e valeur, qu'ils o b -
t i e n n e n t dans l'échange appelé production, u n e plus g r a n d e q u a n t i t é de c h o s e s u t i l e s . »
( J . - B . S a y : Lettres à M.Malthus. Paris, 1820, p. 168, 169.)
La «difficulté» d o n t Say s ' a c h a r n e à d o n n e r la s o l u t i o n et q u i n ' e x i s t e q u e p o u r lui, revient 35
à ceci : c o m m e n t se fait-il q u e le travail, à un degré de p r o d u c t i v i t é supérieur, a u g m e n t e les
valeurs d'usage, t o u t e n d i m i n u a n t leur v a l e u r d ' é c h a n g e ? R é p o n s e : L a difficulté disparaît dès
q u ' o n baptise « a i n s i q u ' o n l e d o i t » l a v a l e u r d'usage, v a l e u r d ' é c h a n g e . L a v a l e u r d ' é c h a n g e
est certes u n e c h o s e q u i , de m a n i è r e ou d ' a u t r e , a q u e l q u e r a p p o r t avec l ' é c h a n g e . Q u ' o n
n o m m e d o n c l a p r o d u c t i o n u n «échange», u n é c h a n g e d u travail e t des m o y e n s d e p r o d u c t i o n 40
c o n t r e le p r o d u i t , et il devient clair c o m m e le j o u r , q u e l'on o b t i e n d r a d ' a u t a n t plus de v a l e u r
d ' é c h a n g e q u e l a p r o d u c t i o n fournira plus d e valeurs d ' u s a g e . P a r e x e m p l e : p l u s u n e j o u r n é e
de travail p r o d u i r a de c h a u s s e t t e s , plus le fabricant sera r i c h e - en c h a u s s e t t e s . M a i s s o u d a i -
n e m e n t Say se rappelle la loi de l'offre et la d e m a n d e , d'après laquelle, à ce q u ' i l paraît, u n e
p l u s g r a n d e q u a n t i t é d e choses u t i l e s e t leur m e i l l e u r m a r c h é sont des t e r m e s s y n o n y m e s . I l 45
n o u s revêle d o n c q u e « le prix d e s c h a u s s e t t e s (lequel prix n ' a é v i d e m m e n t r i e n de c o m m u n
avec leur valeur d'échange) baissera, parce q u e la c o n c u r r e n c e les oblige (les p r o d u c t e u r s ) de
d o n n e r les p r o d u i t s p o u r c e q u ' i l s l e u r c o û t e n t » . M a i s d ' o ù vient d o n c l e profit d u capitaliste,

528
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

salariat, cette faculté naturelle du travail p r e n d la fausse apparence d ' u n e


propriété q u i est i n h é r e n t e au ca||266|pital et l'éternisé; de m ê m e les forces
collectives du travail c o m b i n é se déguisent en a u t a n t de qualités occultes
du capital, et l'appropriation c o n t i n u e de surtravail par le capital t o u r n e au
5 miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques.
Cette partie du capital c o n s t a n t qui s'avance sous forme d'outillage et
q u ' A d a m Smith a n o m m é e «capital fixe», fonctionne toujours en entier
dans les procès de p r o d u c t i o n périodiques, tandis q u ' a u contraire, ne
s'usant que p e u à peu, elle ne t r a n s m e t sa valeur que par fractions aux m a r -
10 chandises qu'elle aide à confectionner successivement. Véritable g r a d i m è -
tre du progrès des forces productives, son accroissement a m è n e u n e diffé-
rence de g r a n d e u r de plus en plus considérable entre la totalité du capital
actuellement employé et la fraction q u i s'en c o n s o m m e d ' u n seul c o u p .
Q u ' o n compare, par exemple, la valeur des c h e m i n s de fer e u r o p é e n s q u o t i -
lo d i e n n e m e n t exploités à la s o m m e de valeur qu'ils perdent par leur usage
q u o t i d i e n ! Or, ces m o y e n s , créés par l ' h o m m e , r e n d e n t des services gra-
tuits t o u t c o m m e les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité, etc., et
ils les r e n d e n t en proportion des effets utiles qu'ils contribuent à p r o d u i r e
sans a u g m e n t a t i o n de frais. Ces services gratuits du travail d'autrefois, saisi
20 et vivifié par le travail d'aujourd'hui, s ' a c c u m u l e n t d o n c avec le développe-
m e n t des forces productives et l ' a c c u m u l a t i o n de capital qui l'accom-
pagne.
Parce que le travail passé des travailleurs A, B, C, etc., figure d a n s le sys-
t è m e capitaliste c o m m e l'actif du non-travailleur X, etc., bourgeois et éco-
25 nomistes de verser à t o u t propos des torrents de larmes et d'éloges sur les
opérations de la grâce de ce travail défunt, a u q u e l M a c Culloch, le génie
écossais, décerne m ê m e des droits à un salaire à part, vulgairement n o m m é

s'il est obligé d e v e n d r e les m a r c h a n d i s e s p o u r c e q u ' e l l e s l u i c o û t e n t ? M a i s p a s s o n s o u t r e .


Say arrive au b o u t du c o m p t e à c e t t e c o n c l u s i o n : d o u b l e z la p r o d u c t i v i t é du travail d a n s la fa-
30 b r i c a t i o n des c h a u s s e t t e s , et dès lors c h a q u e a c h e t e u r é c h a n g e r a c o n t r e le m ê m e é q u i v a l e n t
d e u x paires d e c h a u s s e t t e s a u l i e u d ' u n e seule. P a r m a l h e u r , c e r é s u l t a t est e x a c t e m e n t l a p r o -
p o s i t i o n de R i c a r d o q u ' i l avait p r o m i s d'écraser. A p r è s ce p r o d i g i e u x effort de p e n s é e , il a p o s -
t r o p h e M a l t h u s e n ces t e r m e s m o d e s t e s : « T e l l e est, M o n s i e u r , l a d o c t r i n e b i e n liée sans la-
quelle il est i m p o s s i b l e , je le déclare, d ' e x p l i q u e r les p l u s g r a n d e s difficultés de l ' é c o n o m i e
35 p o l i t i q u e et n o t a m m e n t c o m m e n t il se p e u t q u ' u n e n a t i o n soit plus r i c h e lorsque ses p r o d u i t s
d i m i n u e n t d e valeur q u o i q u e l a r i c h e s s e soit d e l a v a l e u r . » (L. c , p . 170). - U n é c o n o m i s t e
anglais r e m a r q u e , à propos de ces tours de force, q u i f o u r m i l l e n t d a n s les « L e t t r e s » de S a y :
« C e s façons affectées et b a v a r d e s (those affected ways of talking) c o n s t i t u e n t en g é n é r a l ce q u ' i l
plaît à M. Say d ' a p p e l e r sa doctrine, d o c t r i n e q u ' i l s o m m e M. M a l t h u s d ' e n s e i g n e r à Hertford,
40 c o m m e cela se fait déjà, à l ' e n croire, <dans p l u s i e u r s parties de l ' E u r o p e ) . Il a j o u t e : <Si v o u s
trouvez u n e p h y s i o n o m i e de p a r a d o x e à t o u t e s ces p r o p o s i t i o n s , voyez les choses qu'elles expri-
ment, et j ' o s e croire qu'elles v o u s p a r a î t r o n t fort simples et fort r a i s o n n a b l e s . ) Certes, et grâce
a u m ê m e p r o c é d é , elles p a r a î t r o n t t o u t c e q u ' o n v o u d r a , m a i s j a m a i s n i originales n i i m p o r -
t a n t e s . » (An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, e t c , p. 110.)

529
Septième section · Accumulation du capital

77
profit, intérêt, e t c . Ainsi le concours de plus en plus puissant que, sous
forme d'outillage, le travail passé apporte au travail vivant, est attribué par
ces sages n o n à l'ouvrier qui a fait l'œuvre, m a i s au capitaliste qui se l'est
appropriée. A leur p o i n t de vue, l ' i n s t r u m e n t de travail et son caractère de
capital - qui lui est i m p r i m é par le m i l i e u social actuel - ne peuvent pas 5
plus se séparer que le travailleur l u i - m ê m e , d a n s la p e n s é e du planteur de
la Géorgie, ne pouvait se séparer de son caractère d'esclave.
P a r m i les circonstances qui, i n d é p e n d a m m e n t du partage p r o p o r t i o n n e l
de la plus-value en revenu et en capital, influent fortement sur l ' é t e n d u e de
l ' a c c u m u l a t i o n , il faut enfin signaler la grandeur du capital avancé. 10
É t a n t d o n n é le degré d'exploitation de la force ouvrière, la m a s s e de la
plus-value se d é t e r m i n e par le n o m b r e des ouvriers s i m u l t a n é m e n t exploi-
tés, et celui-ci correspond, q u o i q u e dans des proportions changeantes, à la
g r a n d e u r du capital. Plus le capital grossit d o n c , au m o y e n d ' a c c u m u l a -
tions successives, plus grossit aussi la valeur à diviser en fonds de c o n s o m - 15
m a t i o n et en fonds d ' a c c u m u l a t i o n ultérieure. En outre, tous les ressorts de
la p r o d u c t i o n j o u e n t d ' a u t a n t plus é n e r g i q u e m e n t q u e son échelle s'élargit
avec la m a s s e du capital avancé. |

|267| V
Le prétendu fonds du travail (labour-fund) 20

Les capitalistes, leurs co-propriétaires, leurs hommes-liges et leurs gouver-


n e m e n t s gaspillent c h a q u e a n n é e u n e partie considerable d u produit n e t
a n n u e l . De plus, ils r e t i e n n e n t dans leurs fonds de c o n s o m m a t i o n u n e
foule d'objets d'user lent, propres à un emploi reproductif, et ils stérilisent
à leur service personnel u n e foule de forces ouvrières. La quote-part de la 25
richesse qui se capitalise n'est d o n c j a m a i s aussi large qu'elle pourrait
l'être. Son rapport de g r a n d e u r vis-à-vis du total de la richesse sociale
change avec tout c h a n g e m e n t survenu d a n s le partage de la plus-value en
revenu personnel et en capital additionnel, et la proportion suivant laquelle
se fait ce partage varie sans cesse sous l'influence de conjonctures aux- 30
quelles n o u s ne n o u s arrêterons pas ici. Il n o u s suffit d'avoir constaté q u ' a u
lieu d'être u n e aliquote p r é d é t e r m i n é e et fixe de la richesse sociale, le capi-
tal n ' e n est q u ' u n e fraction variable et flottante.
Q u a n t au capital déjà a c c u m u l é et m i s en œ u v r e b i e n q u e sa valeur soit
d é t e r m i n é e de m ê m e q u e la masse des m a r c h a n d i s e s d o n t il se c o m p o s e , il 35
ne représente point u n e force productrice constante, opérant d ' u n e m a -
77
M a c C u l l o c h avait pris un brevet d ' i n v e n t i o n p o u r « l e salaire du travail p a s s é » (wages of past
labour), l o n g t e m p s a v a n t q u e S e n i o r prit le sien p o u r « l e salaire de l ' a b s t i n e n c e » .

530
C h a p i t r e XXIV • T r a n s f o r m a t i o n de la p l u s - v a l u e en capital

nière uniforme. N o u s avons vu au contraire qu'il a d m e t u n e g r a n d e lati-


t u d e par rapport à l'intensité, l'efficacité et l'étendue de son action. En exa-
m i n a n t les causes de ce p h é n o m è n e n o u s n o u s étions placés au p o i n t de
vue de la production, m a i s il ne faut pas oublier q u e les divers degrés de vi-
5 tesse de la circulation c o n c o u r e n t à leur tour à modifier c o n s i d é r a b l e m e n t
l'action d ' u n capital d o n n é . En dépit de ces faits, les économistes ont tou-
jours été trop disposés à ne voir d a n s le capital q u ' u n e portion p r é d é t e r m i -
n é e de la richesse sociale, q u ' u n e s o m m e d o n n é e de m a r c h a n d i s e s et de
forces ouvrières opérant d ' u n e m a n i è r e à p e u près uniforme. M a i s Ben-
10 t h a m , l'oracle philistin du dix-neuvième siècle, a élevé ce préjugé au rang
78
d ' u n d o g m e . B e n t h a m est p a r m i les philosophes ce q u e son compatriote
M a r t i n Tupper, est p a r m i les poètes. Le lieu c o m m u n raisonneur, voilà la
79
philosophie de l'un et la poésie de l ' a u t r e .
Le dogme de la quantité, fixe du capital social à c h a q u e m o m e n t d o n n é ,
15 n o n seulement vient se h e u r t e r contre les p h é n o m è n e s les plus ordinaires
de la production, tels q u e ses m o u v e m e n t s d'expansion et de contraction,
80
m a i s il rend l ' a c c u m u l a t i o n m ê m e à peu près i n c o m p r é h e n s i b l e . Aussi
n'a-t-il été m i s en avant par B e n t h a m et ses acolytes, les M a c Culloch, les
Mill et tutti quanti, qu'avec u n e arrière-pensée « u t i l i t a i r e » . Ils l'appliquent

78 e
20 V. p. e. «J. Bentham : Théorie des Peines et des Récompenses», trad. p. Ed. D u m o n t , 3 éd. Paris,
1826 [t. Il, I. IV, c h . II].
79
J e r é m i e B e n t h a m est u n p h é n o m è n e anglais. D a n s a u c u n pays, à a u c u n e é p o q u e , p e r s o n n e ,
pas m ê m e l e p h i l o s o p h e a l l e m a n d C h r i s t i a n Wolf, n ' a tiré a u t a n t d e p a r t i d u lieu c o m m u n . I l
ne s'y plaît p a s s e u l e m e n t , il s'y p a v a n e . Le f a m e u x p r i n c i p e d'utilité n ' e s t pas de son i n v e n -
25 t i o n . Il n ' a fait q u e r e p r o d u i r e s a n s esprit Yesprit d ' H e l v é t i u s et d'autres écrivains français du
d i x - h u i t i è m e siècle. - P o u r savoir, p a r e x e m p l e , ce q u i est u t i l e à un c h i e n , il faut é t u d i e r la
n a t u r e c a n i n e , m a i s o n n e s a u r a i t d é d u i r e cette n a t u r e e l l e - m ê m e d u p r i n c i p e d'utilité. S i l'on
v e u t faire de ce p r i n c i p e le c r i t é r i u m s u p r ê m e des m o u v e m e n t s et d e s rapports h u m a i n s , il
s'agit d'abord d ' a p p r o f o n d i r la n a t u r e h u m a i n e en g é n é r a l et d ' e n saisir e n s u i t e les modifîca-
30 tions propres à c h a q u e é p o q u e h i s t o r i q u e . B e n t h a m ne s ' e m b a r r a s s e pas de si p e u . Le p l u s sè-
c h e m e n t e t l e plus n a ï v e m e n t d u m o n d e , i l pose c o m m e h o m m e - t y p e l e petit b o u r g e o i s m o -
d e r n e , l'épicier, et s p é c i a l e m e n t l'épicier anglais. T o u t ce q u i va à ce drôle d ' h o m m e - m o d è l e
et à son m o n d e est d é c l a r é u t i l e en soi et par soi. C'est à cette a u n e q u ' i l m e s u r e le passé, le
p r é s e n t e t l'avenir. L a religion c h r é t i e n n e p a r e x e m p l e est u t i l e . P o u r q u o i ? P a r c e q u ' e l l e ré-
35 p r o u v e a u p o i n t d e v u e religieux les m ê m e s méfaits q u e l e code p é n a l r é p r i m e a u p o i n t d e vue
j u r i d i q u e . L a critique littéraire a u c o n t r a i r e , est n u i s i b l e , c a r c'est u n vrai trouble-fête p o u r les
h o n n ê t e s gens q u i s a v o u r e n t l a prose r i m é e d e M a r t i n T u p p e r . C'est avec d e tels m a t é r i a u x
q u e B e n t h a m , q u i avait pris p o u r devise : nulla dies sine linea, a e m p i l é d e s m o n t a g n e s de vo-
l u m e s . C'est l a sottise b o u r g e o i s e p o u s s é e j u s q u ' a u g é n i e .
80
40 « L e s é c o n o m i s t e s p o l i t i q u e s s o n t t r o p e n c l i n s à traiter u n e c e r t a i n e q u a n t i t é d e c a p i t a l e t
u n n o m b r e d o n n é d e travailleurs c o m m e des i n s t r u m e n t s d e p r o d u c t i o n d ' u n e efficacité u n i -
forme et d ' u n e i n t e n s i t é d ' a c t i o n à p e u près c o n s t a n t e . . . . C e u x q u i s o u t i e n n e n t q u e les m a r -
c h a n d i s e s sont les seuls agents d e l a p r o d u c t i o n p r o u v e n t q u ' e n g é n é r a l l a p r o d u c t i o n n e p e u t
être é t e n d u e , car p o u r l ' é t e n d r e il faudrait q u ' o n eût p r é a l a b l e m e n t a u g m e n t é les subsis-
45 t a n c e s , les m a t i è r e s p r e m i è r e s et les outils, ce q u i r e v i e n t à dire q u ' a u c u n a c c r o i s s e m e n t de la
p r o d u c t i o n n e peut avoir lieu s a n s son a c c r o i s s e m e n t p r é a l a b l e , o u , e n d ' a u t r e s t e r m e s , q u e
t o u t a c c r o i s s e m e n t est i m p o s s i b l e . » (S. Bailey: Money and its vicissitudes, p . 5 8 et 70.)

531
Septième section • Accumulation du capital

de préférence à cette partie du capital q u i s'échange contre la force


ouvrière et qu'ils appellent indifféremment «fonds de salaire», «fonds du tra-
vail». D'après eux, c'est là u n e fraction particulière de la richesse sociale,
la valeur d ' u n e certaine q u a n t i t é de subsistances d o n t la nature pose à cha-
q u e m o m e n t les bornes fatales, que la classe travailleuse s'escrime vaine- 5
m e n t à franchir. La s o m m e à distribuer p a r m i les salariés étant ainsi don-
n é e , il s'en suit que si la quote-part dévolue à c h a c u n des partageants est
trop petite, c'est parce q u e leur n o m b r e est trop grand, et q u ' e n dernière
analyse leur misère est un fait n o n de l'ordre social, m a i s de l'ordre naturel.
En premier lieu, les limites que le système capitaliste prescrit à la 10
c o n s o m m a t i o n du p r o d u c t e u r ne sont « n a t u r e l l e s » q u e dans le milieu pro-
pre à ce système, de m ê m e q u e le fouet ne fonctionne c o m m e aiguillon
« n a t u r e l » du travail que dans le milieu esclavagiste. C'est en effet la n a t u r e
de la production capitaliste q u e de limiter la part du p r o d u c t e u r à ce qui
est nécessaire pour l'entretien de sa force ouvrière, et d'octroyer le surplus 15
de son produit au capitaliste. Il est encore de la n a t u r e de ce système q u e le
produit net, q u i échoit au capitaliste, soit aussi divisé par lui en revenu et
en capital additionnel, tandis qu'il n'y a q u e des cas exceptionnels où le
travailleur puisse a u g m e n t e r son fonds de c o n s o m m a t i o n en e m p i é t a n t sur
celui du non-travailleur. « L e r i c h e » , dit Sismondi, «fait la loi au pauvre . . . . 20
car faisant l u i - m ê m e le partage de la p r o d u c t i o n annuelle, tout ce qu'il
n o m m e revenu, il le garde pour le c o n s o m m e r l u i - m ê m e ; tout ce qu'il
1
n o m m e capital il le cède au pauvre pour q u e celui-ci en fasse son revenu* .»
(Lisez: p o u r que ce||268|lui-ci lui en fasse un revenu additionnel.) « L e pro-
d u i t du travail», dit /. St.Mill, «est a u j o u r d ' h u i distribué en raison inverse 25
du travail ; la plus grande part est p o u r ceux q u i ne travaillent j a m a i s ; puis
les m i e u x partagés sont c e u x d o n t le travail n'est presque q u e n o m i n a l , de
sorte que de degré en degré la rétribution se rétrécit à m e s u r e que le travail
devient plus désagréable et plus pénible, si b i e n qu'enfin le labeur le plus
fatigant, le plus exténuant, ne peut pas m ê m e c o m p t e r avec certitude sur 30
82
l'acquisition des choses les plus nécessaires à la v i e . »
Ce qu'il aurait d o n c fallu prouver avant tout, c'était que, malgré son ori-
gine toute récente, le m o d e capitaliste de la p r o d u c t i o n sociale en est n é a n -
m o i n s le m o d e i m m u a b l e et « n a t u r e l » . Mais, m ê m e dans les d o n n é e s du
système capitaliste, il est faux que le «fonds de salaire» soit p r é d é t e r m i n é 35
ou par la g r a n d e u r de la richesse sociale ou p a r celle du capital social.
Le capital social n ' é t a n t q u ' u n e fraction variable et flottante de la ri-
chesse sociale, le fonds de salaire, q u i n'est q u ' u n e quote-part de ce capital,
ne saurait être u n e quote-part fixe et p r é d é t e r m i n é e de la richesse sociale :
81
S i s m o n d i , 1. c. p. 107, 108. 40
82
J. St. Mill: ((Principles of Pol. Economy ».

532
Chapitre XXIV • Transformation de la plus-value en capital

de l'autre côté, la g r a n d e u r relative du fonds de salaire dépend de la pro-


portion suivant laquelle le capital social se divise en capital constant et en
capital variable, et cette proportion, c o m m e n o u s l'avons déjà vu et c o m m e
n o u s l'exposerons encore plus en détail d a n s les chapitres suivants, ne reste
5 pas la m ê m e d u r a n t le cours de l ' a c c u m u l a t i o n .
Un exemple de la tautologie absurde à laquelle aboutit la doctrine de la
quantité fixe du fonds de salaire n o u s est fourni par le professeur Fawcett.
« L e capital circulant d ' u n pays», dit-il, «est son fonds d'entretien du tra-
vail. Pour calculer le salaire m o y e n q u ' o b t i e n t l'ouvrier, il suffit d o n c de di-
83
10 viser tout s i m p l e m e n t ce capital par le chiffre de la p o p u l a t i o n o u v r i è r e » ,
c'est-à-dire q u e l'on c o m m e n c e par a d d i t i o n n e r les salaires individuels ac-
t u e l l e m e n t payés pour affirmer ensuite q u e cette addition d o n n e la valeur
« d u fonds de salaire». Puis on divise cette s o m m e , n o n par le n o m b r e des
ouvriers employés, m a i s par celui de toute la population ouvrière, et l'on
15 découvre ainsi c o m b i e n il en p e u t t o m b e r sur c h a q u e t ê t e ! La belle fi-
nesse!
Cependant, sans reprendre haleine, M . F a w c e t t c o n t i n u e : « L a richesse
totale, a n n u e l l e m e n t a c c u m u l é e en Angleterre, se divise en d e u x parties :
L ' u n e est employée chez n o u s à l'entretien de notre propre i n d u s t r i e ;
20 l'autre est exportée d a n s d'autres p a y s . . . . La partie employée d a n s n o t r e
industrie ne forme pas u n e portion i m p o r t a n t e de la richesse a n n u e l l e m e n t
84
a c c u m u l é e dans ce p a y s . »
Aussi la plus grande partie du produit net, a n n u e l l e m e n t croissant, se ca-
pitalisera n o n en Angleterre, m a i s à l'étranger. Elle échappe d o n c à
25 l'ouvrier anglais sans c o m p e n s a t i o n a u c u n e . M a i s , en m ê m e t e m p s q u e ce
capital s u r n u m é r a i r e , n'exporterait-on pas aussi par hasard u n e b o n n e par-
85
tie du fonds assigné au travail anglais par la Providence et par B e n t h a m ? |

83
H. F a w c e t t , Prof, of Pol. Econ. at Cambridge: «The Economie Position of the British Labourer».
L o n d o n , 1865, p. 120.
8 4
30 L . c . p. 123, 122.
ss
O n p o u r r a i t dire q u e c e n ' e s t p a s s e u l e m e n t d u c a p i t a l q u e l'on exporte d e l'Angleterre,
m a i s e n c o r e d e s ouvriers, s o u s f o r m e d ' é m i g r a t i o n . D a n s l e texte, b i e n e n t e n d u , i l n ' e s t p o i n t
q u e s t i o n du p é c u l e des e m i g r a n t s , d o n t u n e g r a n d e partie se c o m p o s e d'ailleurs de fils de fer-
m i e r s e t d e m e m b r e s des classes s u p é r i e u r e s . L e c a p i t a l s u r n u m é r a i r e t r a n s p o r t é c h a q u e a n -
35 n é e de l'Angleterre à l ' é t r a n g e r p o u r y être p l a c é à i n t é r ê t s , est b i e n plus c o n s i d é r a b l e p a r r a p -
port à l ' a c c u m u l a t i o n a n n u e l l e q u e ne l'est l ' é m i g r a t i o n a n n u e l l e par r a p p o r t à
l'accroissement annuel de la population.

533
Septième section · Accumulation du capital

|269| CHAPITRE XXV

Loi générale de l'accumulation capitaliste

I
La composition du capital restant la même,
le progrès de l'accumulation tend à faire monter 5
le taux des salaires

N o u s avons m a i n t e n a n t à traiter de l'influence q u e l'accroissement du ca-


pital exerce sur le sort de la classe ouvrière. La d o n n é e la plus i m p o r t a n t e
pour la solution de ce problème, c'est la composition du capital et les chan-
g e m e n t s qu'elle subit dans le progrès de l'accumulation. 10
La c o m p o s i t i o n du capital se présente à un double point de vue. Sous le
rapport de la valeur, elle est d é t e r m i n é e par la proportion suivant laquelle
le capital se décompose en partie constante (la valeur des m o y e n s de pro-
duction) et partie variable (la valeur de la force ouvrière, la s o m m e des sa-
laires). Sous le rapport de sa matière, telle qu'elle fonctionne dans le procès 15
de production, tout capital consiste en m o y e n s de p r o d u c t i o n et en force
ouvrière agissante, et sa composition est d é t e r m i n é e par la proportion qu'il
y a entre la masse des m o y e n s de p r o d u c t i o n employés et la q u a n t i é de tra-
vail nécessaire pour les m e t t r e en œ u v r e . La p r e m i è r e composition du capi-
tal est la composition-valeur, la d e u x i è m e la composition technique. Enfin, 20
p o u r exprimer le lien i n t i m e qu'il y a entre l'une et l'autre, n o u s appelle-
rons composition organique du capital sa composition-valeur, en t a n t qu'elle
d é p e n d de sa composition t e c h n i q u e , et que, par c o n s é q u e n t , les change-
m e n t s survenus dans celle-ci se réfléchissent dans celle-là. Q u a n d n o u s
parlons en général de la composition du capital, il s'agit toujours de sa 25
c o m p o s i t i o n organique.
Les c a p i t a u x n o m b r e u x placés dans u n e m ê m e b r a n c h e d e p r o d u c t i o n e t
fonctionnant entre les m a i n s d ' u n e m u l t i t u d e de capitalistes, i n d é p e n d a n t s
les u n s des autres, diffèrent plus ou m o i n s de composition, mais la
m o y e n n e de leurs compositions particulières constitue la composition du 30
capital total consacré à cette b r a n c h e de production. D ' u n e b r a n c h e de pro-
d u c t i o n à l'autre, la composition m o y e n n e du capital varie g r a n d e m e n t ,
m a i s la m o y e n n e de toutes ces compositions m o y e n n e s constitue la c o m -
position du capital social employé dans un pays, et c'est de celle-là qu'il
s'agit en dernier lieu dans les recherches suivantes. 35
Après ces r e m a r q u e s préliminaires, revenons à l ' a c c u m u l a t i o n capita-
liste.

534
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

L'accroissement du capital renferme l'accroissement de sa partie varia-


ble. En d'autres t e r m e s : u n e quote-part de la plus-value capitalisée doit
s'avancer en salaires. Supposé d o n c que la composition du capital reste la
m ê m e , la d e m a n d e de travail m a r c h e r a de front avec l ' a c c u m u l a t i o n , et la |
5 |270| partie variable du capital a u g m e n t e r a au m o i n s dans la m ê m e propor-
tion que sa masse totale.
D a n s ces d o n n é e s , le progrès constant de l ' a c c u m u l a t i o n doit m ê m e , tôt
ou tard, a m e n e r u n e h a u s s e graduelle des salaires. En effet, u n e partie de la
plus-value, ce fruit a n n u e l , vient a n n u e l l e m e n t s'adjoindre au capital ac-
10 q u i s ; puis cet i n c r é m e n t a n n u e l grossit l u i - m ê m e à m e s u r e q u e le capital
fonctionnant s'enfle davantage ; enfin, si des circonstances exceptionnelle-
m e n t favorables - l'ouverture de n o u v e a u x m a r c h é s au dehors, de n o u -
velles sphères de p l a c e m e n t à l'intérieur, etc. - v i e n n e n t à l'aiguillonner, la
passion du gain jettera b r u s q u e m e n t de plus fortes portions du p r o d u i t n e t
15 dans le fonds de la r e p r o d u c t i o n p o u r en dilater encore l'échelle.
De tout cela il résulte q u e c h a q u e a n n é e fournira de l'emploi p o u r un
n o m b r e de salariés supérieur à celui de l ' a n n é e précédente, et q u ' à un m o -
m e n t d o n n é les besoins de l ' a c c u m u l a t i o n c o m m e n c e r o n t à dépasser l'offre
ordinaire de travail. Dès lors le taux des salaires doit suivre un m o u v e m e n t
20 ascendant. Ce fut en Angleterre, p e n d a n t presque tout le q u i n z i è m e siècle
et dans la première m o i t i é du d i x - h u i t i è m e , un sujet de l a m e n t a t i o n s conti-
nuelles.
C e p e n d a n t les circonstances plus ou m o i n s favorables au m i l i e u des-
quelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne c h a n g e n t rien au
25 caractère f o n d a m e n t a l de la reproduction capitaliste. De m ê m e q u e la re-
p r o d u c t i o n simple r a m è n e c o n s t a m m e n t le m ê m e rapport social - capita-
lisme et salariat - ainsi l ' a c c u m u l a t i o n ne fait q u e reproduire ce rapport
sur u n e échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus
gros capitalistes) d ' u n côté, plus de salariés de l'autre. La r e p r o d u c t i o n du
30 capital renferme celle de son grand i n s t r u m e n t de m i s e en valeur, la force
de travail. A c c u m u l a t i o n du capital est d o n c en m ê m e temps accroisse-
86
ment du prolétariat .

86
Karl M a r x , 1. c. - « A égalité d ' o p p r e s s i o n des m a s s e s , p l u s un pays a de prolétaires et p l u s il
est r i c h e . » (Colins: L'économie politique, source des révolutions et des utopies prétendues socialistes,
35 Paris, 1857, t. I l l , p. 331). - En é c o n o m i e p o l i t i q u e il faut e n t e n d r e p a r prolétaire le salarié q u i
p r o d u i t le capital et le fait fructifier, et q u e M. Capital, c o m m e l'appelle P e c q u e u r , j e t t e s u r le
pavé dès q u ' i l n ' e n a p l u s b e s o i n . Q u a n t au « p r o l é t a i r e m a l a d i f de la forêt p r i m i t i v e », ce n ' e s t
q u ' u n e agréable fantaisie R o s c h e r i e n n e . L ' h a b i t a n t de la forêt p r i m i t i v e est aussi le proprié-
taire à'icelle, et il en u s e à s o n égard aussi l i b r e m e n t q u e l ' o r a n g - o u t a n g l u i - m ê m e . Ce n ' e s t
40 d o n c p a s un prolétaire. Il faudrait p o u r cela q u ' a u lieu d'exploiter la forêt, il fût exploité p a r
elle. P o u r ce q u i est de s o n é t a t de s a n t é , il p e u t s o u t e n i r la c o m p a r a i s o n , n o n - s e u l e m e n t avec
celui d u prolétaire m o d e r n e , m a i s e n c o r e avec c e l u i des n o t a b i l i t é s syphilitiques e t scrofu-
leuses. Après cela, par «forêt p r i m i t i v e » M . l e professeur e n t e n d s a n s d o u t e ses l a n d e s n a t a l e s
de Lunébourg.

535
Septième section • Accumulation du capital

Cette identité - de d e u x termes opposés en apparence - A d a m Smith,


R i c a r d o et autres l'ont si b i e n saisie, que p o u r eux l ' a c c u m u l a t i o n du capi-
tal n'est m ê m e autre chose q u e la c o n s o m m a t i o n par des travailleurs pro-
ductifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au
m ê m e , sa conversion en un s u p p l é m e n t de prolétaires. 5
Déjà en 1696, John Béliers s'écrie:
« Si q u e l q u ' u n avait cent mille arpents de terre, et a u t a n t de livres d'ar-
gent, et a u t a n t de bétail, que serait cet h o m m e riche sans le travailleur, si-
n o n un simple travailleur? Et p u i s q u e ce sont les travailleurs q u i font les
riches, plus il y a des premiers, plus il y a u r a des autres ... le travail du pau- 10
87
vre é t a n t la m i n e du r i c h e . »
De m ê m e Bernard de Mandeville enseigne, au c o m m e n c e m e n t du dix-
h u i t i è m e siècle:
« L à où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus facile de vi-
vre sans argent que sans pauvres, car q u i ferait le travail? ... s'il ne faut 15
d o n c pas affamer les travailleurs, il ne faut pas n o n plus leur d o n n e r t a n t
qu'il vaille la peine de thésauriser. Si ça et là, en se serrant le ventre et à
force d ' u n e application extraordinaire, q u e l q u e individu de la classe infime
s'élève au-dessus de sa condition, p e r s o n n e ne doit l'en empêcher. Au
contraire, on ne saurait nier q u e m e n e r u n e vie frugale soit la c o n d u i t e la 20
plus sage pour c h a q u e particulier, pour c h a q u e famille prise à part, m a i s ce
n ' e n est pas m o i n s l'intérêt de toutes les n a t i o n s riches q u e la plus g r a n d e
partie des pauvres ne reste j a m a i s inactive et dépense n é a n m o i n s toujours
sa recette ... Ceux qui gagnent leur vie par un labeur q u o t i d i e n n ' o n t
d'autre aiguillon à se rendre serviables q u e leurs besoins qu'il est p r u d e n t 25
de soulager, m a i s q u e ce serait folie de vouloir guérir. La seule chose q u i
puisse rendre l ' h o m m e de p e i n e laborieux, c'est un salaire m o d é r é . Suivant
son t e m p é r a m e n t un salaire trop bas le décourage ou le désespère, un sa-
laire trop élevé le rend insolent ou paresseux ... Il résulte de ce q u i précède
q u e , dans u n e n a t i o n libre où l'esclavage est interdit, la richesse la plus sûre 30
consiste dans la multitude des pauvres laborieux. Outre qu'ils sont u n e source
intarissable de r e c r u t e m e n t p o u r la flotte et l'armée, sans e u x il n ' y aurait
pas de jouissance possible et a u c u n pays ne saurait tirer profit de ses pro-
duits naturels. Pour que la société (qui é v i d e m m e n t se c o m p o s e des n o n -
travailleurs) soit h e u r e u s e et le peuple content m ê m e de son sort pénible, il 35
faut q u e la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre. Les connais-
sances développent et multiplient nos désirs, et m o i n s un h o m m e désire
88
plus ses besoins sont faciles à satisfaire . »
87
J o h n Béliers, l . c . p . 2 .
88 e
B. de M a n d e v i l l e : «The fable of the Bees», 5 édition, L o n d . 1728, Remarks, p. 2 1 2 , 2 1 3 , 40
328. - « U n e vie sobre, u n travail i n c e s s a n t ; tel est p o u r l e p a u v r e l e c h e m i n d u b o n h e u r m a t é -

536
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

Ce que Mandeville, écrivain courageux et forte tête, ne pouvait pas en-


core apercevoir, c'est q u e le m é c a n i s m e de l ' a c c u m u l a t i o n a u g m e n t e , avec
le capital, la masse des «pauvres l a b o r i e u x » , c'est-à-dire des salariés
convertissant leurs forces ouvrières en force vitale du capital et restant
5 ainsi, b o n gré, m a l gré, serfs de leur propre p r o d u i t i n c a r n é d a n s le per-
sonne du capitaliste.
Sur cet état de d é p e n d a n c e , c o m m e u n e des nécessités r e c o n n u e s du sys-
t è m e capitaliste, Sir F.-M. Eden r e m a r q u e , d a n s son ouvrage sur la Situa-
tion ||271| des pauvres ou histoire de la classe laborieuse en Angleterre:
10 « N o t r e z o n e exige du travail p o u r la satisfaction des besoins, et c'est
p o u r q u o i il faut q u ' a u m o i n s une partie de la société travaille sans relâche ....
Il en est q u i ne travaillent pas et qui n é a n m o i n s disposent à leur gré des
produits de l'industrie. M a i s ces propriétaires ne doivent cette faveur q u ' à
la civilisation et à l'ordre établi ; ils sont créés par les institutions civiles. »
15 E d e n aurait dû se d e m a n d e r : Qu'est-ce qui crée les institutions civiles? M a i s
de son p o i n t de vue, celui de l'illusion j u r i d i q u e , il ne considère pas la loi
c o m m e un produit des rapports matériels de la production, m a i s au
contraire ces rapports c o m m e un p r o d u i t de la loi. Linguet a renversé d ' u n
seul m o t l'échafaudage illusoire de «l'esprit des lois» de M o n t e s q u i e u :
20 «L'esprit des lois, a-t-il dit, c'est la propriété.» M a i s laissons c o n t i n u e r
Eden:
«Celles-ci (les institutions civiles) o n t r e c o n n u , en effet, q u e l'on p e u t
s'approprier les fruits du travail a u t r e m e n t q u e par le travail. Les gens de
fortune i n d é p e n d a n t e doivent cette fortune presque e n t i è r e m e n t au travail
25 d'autrui et n o n à leur propre capacité, qui ne diffère en rien de celle des
autres. Ce n'est pas la possession de t a n t de terre ou de t a n t d'argent, c'est
le pouvoir de disposer du travail ("the command of labour") qui distingue les
riches des pauvres . . . . Ce q u i convient a u x pauvres, ce n'est pas u n e condi-
tion servile et abjecte, m a i s un état de dépendance aisée et libérale ("a state of
30 easy and liberal dependence"); et ce qu'il faut a u x gens n a n t i s , c'est u n e in-
fluence, u n e autorité suffisante sur ceux qui travaillent p o u r e u x .... Un
pareil état de d é p e n d a n c e , c o m m e l'avouera t o u t connaisseur de la n a t u r e
89
h u m a i n e , est indispensable au confort des travailleurs e u x - m ê m e s . » Sir
F.-M. Eden, soit dit en passant, est le seul disciple d ' A d a m S m i t h qui, au
90
35 dix-huitième siècle, ait p r o d u i t u n e oeuvre r e m a r q u a b l e .

riel ( l ' a u t e u r e n t e n d p a r < b o n h e u r m a t é r i e l ) l a p l u s l o n g u e j o u r n é e d e travail possible e t l e m i -


n i m u m possible d e s u b s i s t a n c e s ) e t c'est e n m ê m e t e m p s l e c h e m i n d e l a r i c h e s s e p o u r l'État
(l'État, c'est-à-dire les p r o p r i é t a i r e s fonciers, les capitalistes et leurs agents et dignitaires g o u -
v e r n e m e n t a u x ) . » (An Essay on Trade and commerce. L o n d . 1770, p. 54.)
40 89
E d e n , 1. c. 1.1, I. I, ch. I [p. 1, 2] et préface [,ρ. XX].
90
On m ' o b j e c t e r a p e u t - ê t r e «l'Essai sur la Population», p u b l i é en 1798, m a i s d a n s sa p r e m i è r e
forme ce livre de Malthus n ' e s t q u ' u n e d é c l a m a t i o n d'écolier s u r des textes e m p r u n t é s à De

537
Septième section • Accumulation du capital

D a n s l'état de l ' a c c u m u l a t i o n , tel que n o u s v e n o n s de le supposer, et


c'est son état le plus propice a u x ||272| ouvriers, leur d é p e n d a n c e revêt des
formes tolérables, ou, c o m m e dit E d e n , des formes «aisées et libérales».
F o e , F r a n k l i n , W a l l a c e , Sir J a m e s Steuart, T o w n s e n d , etc. I l n ' y a n i u n e r e c h e r c h e n i u n e
i d é e du crû de l ' a u t e u r . La g r a n d e s e n s a t i o n q u e fit ce p a m p h l e t j u v é n i l e n ' é t a i t d u e q u ' à l'es- 5
prit de parti. La révolution française avait trouvé des défenseurs c h a l e u r e u x de l ' a u t r e c ô t é de
la M a n c h e , et « l e p r i n c i p e de p o p u l a t i o n » , p e u à p e u é l a b o r é d a n s le d i x - h u i t i è m e siècle,
p u i s , au m i l i e u d ' u n e g r a n d e crise sociale, a n n o n c é à c o u p s de grosse caisse c o m m e l ' a n t i d o t e
infaillible des d o c t r i n e s de C o n d o r c e t , etc., fut b r u y a m m e n t a c c l a m é p a r l'oligarchie anglaise
c o m m e l'éteignoir d e t o u t e s les a s p i r a t i o n s a u progrès h u m a i n . M a l t h u s , t o u t é t o n n é d e son 10
succès, se m i t dès lors à fourrer sans cesse d a n s l ' a n c i e n cadre de n o u v e a u x m a t é r i a u x superfi-
c i e l l e m e n t c o m p i l é s . - A l'origine l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e a été cultivée p a r d e s p h i l o s o p h e s
c o m m e H o b b e s , Locke, H u m e , par des gens d'affaires e t des h o m m e s d ' É t a t tels q u e T h o m a s
M o m s , T e m p l e , Sully, de W i t t , N o r t h , Law, V a n d e r l i n t , C a n t i l l o n , F r a n k l i n et, avec le plus
g r a n d succès, par des m é d e c i n s c o m m e Petty, B a r b o n , M a n d e v i l l e , Q u e s n a y , etc. V e r s l e m i - 15
lieu d u d i x - h u i t i è m e siècle l e p a s t e u r T u c k e r , u n é c o n o m i s t e d i s t i n g u é p o u r son é p o q u e , s e
croit e n c o r e obligé d e s'excuser d e c e q u ' u n h o m m e d e s a s a i n t e profession s e m ê l e des c h o s e s
de M a m m o n . Puis les p a s t e u r s p r o t e s t a n t s s'établissent d a n s l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , à l'en-
seigne du « p r i n c i p e de p o p u l a t i o n » , et alors ils y p u l l u l e n t . A part le m o i n e v é n i t i e n Ortes,
écrivain spirituel et original, la p l u p a r t des d o c t e u r s ès p o p u l a t i o n sont des m i n i s t r e s protes- 20
t a n t s . C i t o n s p a r e x e m p l e Bruckner q u i d a n s sa «Théorie du système animal», L e y d e , 1767, a d e -
vancé toute la théorie m o d e r n e de la population, le «révérend» Wallace, le «révérend» Towns-
e n d , l e « r é v é r e n d » M a l t h u s , e t son disciple, l ' a r c h i r é v é r e n d T h . C h a l m e r s . M a l t h u s , q u o i q u e
m i n i s t r e de la h a u t e église a n g l i c a n e , avait au m o i n s fait v œ u de célibat c o m m e socius (fellow)
de l'université de C a m b r i d g e : « Socios c o l l e g i o r u m m a r i t o s esse n o n p e r m i t t i m u s , sed statini 25
p o s t q u a m q u i s u x o r e m duxerit, socius c o l l e g a d e s i n a t esse. » (Reports of Cambridge University
Commission, p. 172). En général, après avoir s e c o u é le j o u g du célibat c a t h o l i q u e , les m i n i s t r e s
p r o t e s t a n t s r e v e n d i q u è r e n t c o m m e leur m i s s i o n spéciale l ' a c c o m p l i s s e m e n t d u p r é c e p t e d e l a
B i b l e : « C r o i s s e z e t m u l t i p l i e z » , c e q u i n e les e m p ê c h e p a s d e p r ê c h e r e n m ê m e t e m p s a u x
ouvriers « l e p r i n c i p e d e p o p u l a t i o n » . Ils o n t p r e s q u e m o n o p o l i s é c e p o i n t d e d o c t r i n e c h a - 30
t o u i l l e u x , c e travestissement é c o n o m i q u e d u p é c h é originel, cette p o m m e d ' A d a m , « l e pres-
s a n t a p p é t i t » et les obstacles q u i t e n d e n t à é m o u s s e r les flèches de C u p i d o n ( « t h e checks
w h i c h t e n d t o b l u n t t h e shafts o f C u p i d » ) c o m m e dit g a i e m e n t l e « r é v é r e n d » T o w n s e n d . O n
dirait q u e Petty pressentît ces b o u s i l l e u r s , lorsqu'il écrivait: « L a religion fleurit s u r t o u t là où
les prêtres subissent le p l u s de m a c é r a t i o n s , de m ê m e q u e la loi là où les avocats crèvent de 35
f a i m » , m a i s , si les pasteurs p r o t e s t a n t s persistent à ne vouloir ni o b é i r à l'apôtre s a i n t P a u l , ni
mortifier leur chair p a r l e célibat, qu'ils p r e n n e n t a u m o i n s g a r d e d e n e p a s e n g e n d r e r plus d e
m i n i s t r e s q u e les bénéfices d i s p o n i b l e s n ' e n c o m p o r t e n t . « S ' i l n ' y a q u e d o u z e m i n e bénéfices
en Angleterre, il est d a n g e r e u x d ' e n g e n d r e r v i n g t - q u a t r e m i l l e m i n i s t r e s (<it will not be safe to
breed 24 000 ministers)), car les d o u z e m i l l e s a n s - c u r e c h e r c h e r o n t toujours à g a g n e r l e u r vie, et 40
p o u r arriver à cette fin ils ne t r o u v e r o n t p a s de m e i l l e u r m o y e n q u e de c o u r i r p a r m i le p e u p l e
et de l u i p e r s u a d e r q u e les d o u z e m i l l e bénéficiaires e m p o i s o n n e n t les â m e s et les affament,
et les éloignent du vrai sentier q u i m è n e au ciel. » (William Petty: A Treatise on taxes and contri-
butions, L o n d . 1667, p. 57.) A l'instar de Petty, A d a m S m i t h fut d é t e s t é p a r la prêtraille. On en
p e u t j u g e r p a r un écrit intitulé : «A letter to A. Smith, L. L. D. On the Life, Death and Philosophy of 45
e
his Friend David Hume. By one of the People called Christians», 4 éd. Oxford, 1784. L ' a u t e u r de
c e p a m p h l e t , d o c t e u r H o m e , é v ê q u e a n g l i c a n d e N o r w i c h , s e r m o n n e A . S m i t h p o u r avoir p u -
blié u n e lettre à M . S t r a h a n o ù « i l e m b a u m e s o n a m i D a v i d » ( H u m e ) , o ù i l r a c o n t e a u m o n d e
q u e « s u r son lit de m o r t H u m e s ' a m u s a i t à lire L u c i e n et à j o u e r au w h i s t » , et où il p o u s s e
l ' i m p u d e n c e j u s q u ' à a v o u e r : « J ' a i toujours c o n s i d é r é H u m e a u s s i b i e n p e n d a n t s a vie 50
q u ' a p r è s s a m o r t c o m m e aussi près d e l'idéal d ' u n sage parfait e t d ' u n h o m m e v e r t u e u x q u e l e
c o m p o r t e l a faiblesse d e l a n a t u r e h u m a i n e . » L ' é v ê q u e c o u r r o u c é s ' é c r i e : « C o n v i e n t - i l d o n c ,
m o n s i e u r , d e n o u s p r é s e n t e r c o m m e p a r f a i t e m e n t sage e t v e r t u e u x l e c a r a c t è r e e t l a c o n d u i t e

538
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

Au lieu de gagner en intensité, l'exploitation et la d o m i n a t i o n capitalistes


gagnent s i m p l e m e n t en extension à m e s u r e q u e s'accroît le capital, et avec
lui le n o m b r e de ses sujets. Alors il revient à ceux-ci, sous forme de paye-
m e n t , u n e plus forte p o r t i o n de leur propre produit net, toujours grossissant
5 et progressivement capitalisé, en sorte qu'ils se trouvent à m ê m e d'élargir
le cercle de leurs jouissances, de se m i e u x nourrir, vêtir, meubler, etc., et
de former de petites réserves d'argent. M a i s si un meilleur traitement, u n e
nourriture plus a b o n d a n t e , des v ê t e m e n t s plus propres et un surcroît de pé-
cule ne font pas t o m b e r les chaînes de l'esclavage, il en est de m ê m e de
10 celles du salariat. Le m o u v e m e n t a s c e n d a n t i m p r i m é aux prix du travail
par l ' a c c u m u l a t i o n du capital prouve, au contraire, que la chaîne d'or, à la-
quelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger,
s'est déjà assez allongée p o u r p e r m e t t r e un r e l â c h e m e n t de tension.
D a n s les controverses é c o n o m i q u e s sur ce sujet, on a oublié le point
15 principal: le caractère spécifique de la p r o d u c t i o n capitaliste. Là, en effet,
la force ouvrière ne s'achète pas d a n s le b u t de satisfaire directement, par
son service ou son produit, les besoins personnels de l'acheteur. Ce q u e ce-
lui-ci se propose, c'est de s'enrichir en faisant valoir son capital, en produi-
sant des m a r c h a n d i s e s où il fixe plus de travail qu'il n ' e n paye et d o n t la
20 vente réalise d o n c u n e portion de valeur qui ne lui a rien coûté. F a b r i q u e r
de la plus-value, telle est la loi absolue de ce m o d e de production. La force
ouvrière ne reste d o n c vendable q u ' a u t a n t qu'elle conserve les m o y e n s de
production c o m m e capital, qu'elle reproduit son propre équivalent c o m m e
capital et qu'elle crée au capitaliste, par-dessus le m a r c h é , et un fonds de
25 c o n s o m m a t i o n et un surplus de capital. Qu'elles soient peu ou p r o u favora-
bles, les conditions de la vente de la force ouvrière i m p l i q u e n t la nécessité
de sa revente c o n t i n u e et la r e p r o d u c t i o n progressive de la richesse capita-

d ' u n h o m m e , possédé d ' u n e a n t i p a t h i e s i i n c u r a b l e c o n t r e t o u t c e q u i p o r t e l e n o m d e religion


q u ' i l t o u r m e n t a i t son esprit p o u r effacer c e n o m m ê m e d e l a m é m o i r e d e s h o m m e s ? ... M a i s
30 ne vous laissez p a s d é c o u r a g e r , a m i s de la vérité, l ' a t h é i s m e n ' e n a p a s p o u r l o n g t e m p s ...
V o u s (A. S m i t h ) avez eu l'atroce perversité (the a t r o c i o u s wickedness) de p r o p a g e r l ' a t h é i s m e
d a n s l e pays ( n o t a m m e n t p a r l a T h é o r i e des S e n t i m e n t s M o r a u x ) . . . . N o u s c o n n a i s s o n s vos
ruses, m a î t r e d o c t e u r ! c e n ' e s t p a s l ' i n t e n t i o n q u i v o u s m a n q u e , m a i s v o u s c o m p t e z cette fois
s a n s votre h ô t e . V o u s v o u l e z n o u s faire croire p a r l ' e x e m p l e d e D a v i d H u m e , E s q u i r e , q u ' i l
35 n ' y a p a s d ' a u t r e cordial p o u r u n esprit a b a t t u , pas d ' a u t r e c o n t r e - p o i s o n c o n t r e l a c r a i n t e d e
la m o r t q u e l ' a t h é i s m e . . . . R i e z d o n c sur les r u i n e s de B a b y l o n e , et félicitez P h a r a o n , le scélé-
r a t e n d u r c i ! » ( L . c . p. 8, 17, 2 1 , 22.) - Un a u t r e a n g l i c a n o r t h o d o x e q u i avait f r é q u e n t é les
cours d ' A d a m Smith, n o u s raconte à l'occasion de sa m o r t : «L'amitié de Smith pour H u m e
l'a e m p ê c h é d'être c h r é t i e n . . . . I l croyait H u m e sur p a r o l e ; H u m e l u i aurait dit q u e l a l u n e est
40 un fromage vert q u ' i l l ' a u r a i t cru. C'est p o u r q u o i il a cru aussi sur parole q u ' i l n ' y avait ni
D i e u ni m i r a c l e . . . . D a n s ses p r i n c i p e s p o l i t i q u e s il frisait le r é p u b l i c a n i s m e . » («The Bee, By
James Anderson», E d i n b . , 1 7 9 1 - 9 3 . ) - Enfin, le « r é v é r e n d » T h . C h a l m e r s s o u p ç o n n e A d a m
S m i t h d'avoir i n v e n t é la catégorie des «travailleurs i m p r o d u c t i f s » t o u t exprès p o u r les m i n i s -
tres p r o t e s t a n t s , m a l g r é l e u r travail fructifère d a n s la vigne du Seigneur.

539
Septième section • Accumulation du capital

liste. Il est de la n a t u r e du salaire de m e t t r e toujours en m o u v e m e n t un cer-


t a i n q u a n t u m de travail gratuit. L ' a u g m e n t a t i o n du salaire n ' i n d i q u e d o n c
au m i e u x q u ' u n e d i m i n u t i o n relative du travail gratuit q u e doit fournir
l'ouvrier; m a i s cette d i m i n u t i o n ne p e u t j a m a i s aller assez loin p o u r porter
préjudice au système capitaliste. 5
D a n s nos d o n n é e s , le t a u x des salaires s'est élevé grâce à un accroisse^
m e n t du capital supérieur à celui du travail offert. Il n'y a q u ' u n e alterna-
tive:
Ou les salaires c o n t i n u e n t à m o n t e r , p u i s q u e leur hausse n ' e m p i è t e
point sur le progrès de l ' a c c u m u l a t i o n , ce qui n ' a rien de merveilleux, «car, 10
dit A d a m Smith, après q u e les profits o n t baissé, les capitaux n ' e n a u g m e n -
t e n t pas m o i n s ; ils c o n t i n u e n t m ê m e à a u g m e n t e r bien plus vite q u ' a u p a r a -
vant .... Un gros capital, q u o i q u e avec de petits profits, a u g m e n t e , en géné-
91
ral, plus p r o m p t e m e n t q u ' u n petit capital avec de gros profits .» Alors il
est évident q u e la d i m i n u t i o n du travail gratuit des ouvriers n ' e m p ê c h e en 15
rien le capital d'étendre sa sphère de d o m i n a t i o n . Ce m o u v e m e n t , au
contraire, a c c o u t u m e le travailleur à voir sa seule c h a n c e de salut d a n s
l'enrichissement de son maître.
Ou bien, é m o u s s a n t l'aiguillon du gain, la hausse progressive des salaires
c o m m e n c e à retarder la m a r c h e de l ' a c c u m u l a t i o n qui va en d i m i n u a n t , 20
m a i s cette d i m i n u t i o n m ê m e en fait disparaître la cause première, à savoir
l'excès en capital comparé à l'offre de travail. Dès lors le t a u x du salaire re-
t o m b e à un niveau conforme aux besoins de la m i s e en valeur du capital,
niveau qui p e u t être supérieur, égal ou inférieur à ce qu'il était au m o m e n t
où la h a u s s e des salaires eut lieu. De cette m a n i è r e , le m é c a n i s m e de la 25
p r o d u c t i o n capitaliste écarte s p o n t a n é m e n t les obstacles qu'il lui arrive
parfois de créer.
Il faut bien saisir le lien entre les m o u v e m e n t s du capital en voie d'accu-
m u l a t i o n et les vicissitudes corrélatives qui surviennent dans le t a u x des
salaires. 30
T a n t ô t c'est un excès en capital, provenant de l ' a c c u m u l a t i o n accélérée,
q u i r e n d le travail offert relativement insuffisant et t e n d p a r c o n s é q u e n t à
en élever le prix. T a n t ô t c'est un ralentissement de l ' a c c u m u l a t i o n q u i r e n d
le travail offert relativement s u r a b o n d a n t et en d é p r i m e le prix.
Le m o u v e m e n t d'expansion et de contraction du capital en voie d'accu- 35
m u l a t i o n produit d o n c alternativement l'insuffisance ou la s u r a b o n d a n c e
relatives du travail offert, m a i s ce n'est ni un décroissement absolu ou pro-
p o r t i o n n e l du chiffre de la population ouvrière qui r e n d le capital surabon-
d a n t dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du
chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant d a n s l'autre. 40
91
A. Smith, 1. c, 1.1, p. 189.

540
C h a p i t r e XXV • Loi g é n é r a l e de l ' a c c u m u l a t i o n c a p i t a l i s t e

N o u s rencontrons un p h é n o m è n e tout à fait analogue dans les péripéties


du cycle industriel. Q u a n d vient la crise, les prix des m a r c h a n d i s e s subis-
sent u n e baisse générale, et cette baisse se réfléchit dans u n e h a u s s e de la
valeur relative de l'argent. Par contre, q u a n d la confiance renaît, les prix
5 des m a r c h a n d i s e s subissent u n e hausse générale, et cette h a u s s e se réflé-
chit dans u n e baisse de la valeur relative de l'argent, b i e n que d a n s les
d e u x cas la valeur réelle de l'argent n'éprouve pas le m o i n d r e c h a n g e m e n t .
M a i s de m ê m e q u e l'école anglaise c o n n u e sous le n o m de Currency
92
School d é n a t u r e ces faits en attribuant l'exagération des prix à u n e sur-
10 a b o n d a n c e et leur dépression à un m a n q u e d'argent, de m ê m e les écono-
mistes, p r e n a n t l'effet p o u r la cause, p r é t e n d e n t expliquer les vicissitudes
de l ' a c c u m u l a t i o n par le m o u v e m e n t de la population ouvrière q u i fourni-
rait tantôt trop de bras et t a n t ô t trop peu.
La loi de la p r o d u c t i o n capitaliste ainsi m é t a m o r p h o s é e en p r é t e n d u e loi
15 naturelle de la population, revient s i m p l e m e n t à ceci: |
|273| Le rapport entre l ' a c c u m u l a t i o n du capital et le t a u x de salaire n'est
q u e le rapport entre le travail gratuit, converti en capital, et le s u p p l é m e n t
de travail payé qu'exige ce capital a d d i t i o n n e l pour être mis en œ u v r e . Ce
n'est d o n c point du tout un rapport entre d e u x termes i n d é p e n d a n t s l'un de
20 l'autre, à savoir, d ' u n côté, la g r a n d e u r du capital, et, de l'autre, le chiffre
de la population ouvrière, m a i s ce n'est en dernière analyse qu'un rapport
entre le travail gratuit et le travail payé de la même population ouvrière. Si le
q u a n t u m de travail gratuit q u e la classe ouvrière rend, et que la classe capi-
taliste a c c u m u l e , s'accroît assez r a p i d e m e n t pour q u e sa conversion en ca-
25 pital additionnel nécessite un s u p p l é m e n t extraordinaire de travail payé, le
salaire m o n t e et, toutes autres circonstances restant les m ê m e s , le travail
gratuit d i m i n u e p r o p o r t i o n n e l l e m e n t . Mais, dès q u e cette d i m i n u t i o n
t o u c h e au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert
e n quantité n o r m a l e , u n e réaction survient, u n e m o i n d r e partie d u revenu
30 se capitalise, l ' a c c u m u l a t i o n se ralentit et le m o u v e m e n t a s c e n d a n t du sa-
laire subit un contre-coup. Le prix du travail ne p e u t d o n c j a m a i s s'élever
q u ' e n t r e des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et
93
en assurent la r e p r o d u c t i o n sur u n e échelle progressive .
Et c o m m e n t en pourrait-il être a u t r e m e n t là où le travailleur n'existe

92
35 V. sur les s o p h i s m e s de cette école : Karl Marx, Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 165 et
suiv.
93
« L e s ouvriers industriels e t les ouvriers agricoles s e h e u r t e n t c o n t r e l a m ê m e l i m i t e p a r r a p -
port à leur o c c u p a t i o n , savoir la possibilité p o u r l ' e n t r e p r e n e u r de tirer un c e r t a i n profit du
p r o d u i t d e leur t r a v a i l . . . . D è s q u e l e u r salaire s'élève a u t a n t q u e l e g a i n d u m a î t r e t o m b e a u -
40 dessous du profit m o y e n , il cesse de les o c c u p e r ou ne c o n s e n t à les o c c u p e r q u ' à la c o n d i t i o n
qu'ils a c c e p t e n t u n e r é d u c t i o n de salaire.» John Wade, I.e., p . 2 4 0 .

541
Septième section · Accumulation du capital

q u e p o u r a u g m e n t e r la richesse d'autrui, créée par l u i ? Ainsi que, d a n s le


m o n d e religieux, l ' h o m m e est d o m i n é par l'œuvre de son cerveau, il l'est,
94
d a n s le m o n d e capitaliste, par l'œuvre de sa m a i n .

II
Changements successifs de la composition du capital 5
dans le progrès de l'accumulation et diminution relative
de cette partie du capital qui s'échange
contre la force ouvrière

D'après les économistes e u x - m ê m e s , ce n'est ni l'étendue actuelle de la ri-


chesse sociale, ni la g r a n d e u r absolue du capital acquis, q u i a m è n e n t u n e 10
h a u s s e des salaires, ce n'est q u e le progrès c o n t i n u de l ' a c c u m u l a t i o n et
95
son degré de vitesse . Il faut d o n c avant tout èclaircir les conditions d a n s
lesquelles s'accomplit ce progrès, dont n o u s n'avons considéré j u s q u ' i c i
q u e la phase particulière où l'accroissement du capital se c o m b i n e avec un
état stationnaire de sa c o m p o s i t i o n t e c h n i q u e . 15
É t a n t d o n n é les bases générales du système capitaliste, le développe-
m e n t des pouvoirs productifs du travail social survient toujours à un cer-
tain point de l ' a c c u m u l a t i o n pour en devenir désormais le levier le plus
puissant. « L a m ê m e cause, dit A d a m Smith, qui fait hausser les salaires du
travail, l'accroissement du capital, t e n d à a u g m e n t e r les facultés p r o d u c - 20
tives du travail et à m e t t r e u n e plus petite q u a n t i t é de travail en état de pro-
96
duire u n e plus grande quantité d ' o u v r a g e . »
M a i s par quelle voie s'obtient ce résultat? Par u n e série de c h a n g e m e n t s
d a n s le m o d e de produire qui m e t t e n t u n e s o m m e d o n n é e de force ouvrière
à m ê m e de m o u v o i r u n e masse toujours croissante de m o y e n s de p r o d u c - 25
tion. D a n s cet accroissement, par rapport à la force ouvrière employée, les
m o y e n s de production j o u e n t un double rôle. Les u n s , tels que m a c h i n e s ,
édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais m i n é r a u x , etc., sont aug-
m e n t é s en n o m b r e , é t e n d u e , masse et efficacité, pour r e n d r e le travail plus
productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s'aug- 30
94
« S i n o u s r e v e n o n s m a i n t e n a n t à n o t r e p r e m i è r e é t u d e , o ù i l a été d é m o n t r é . . . . q u e l e c a p i -
t a l l u i - m ê m e n ' e s t q u e le résultat du travail h u m a i n , il s e m b l e t o u t à fait i n c o m p r é h e n s i b l e
q u e l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit, le capital, et lui être subor-
donné! Et c o m m e c'est là i n c o n t e s t a b l e m e n t le cas d a n s la réalité, on est obligé de se poser
m a l g r é soi la q u e s t i o n : c o m m e n t le travailleur a-t-il p u , de m a î t r e du c a p i t a l q u ' i l était, en 35
t a n t q u e son créateur, devenir l'esclave du c a p i t a l ? » (Von Thünen: Der isoline Staat, Zweiter
Theil, Zweite Abtheilung. Rostock, 1863, p. 5, 6.) C'est le m é r i t e de T h ü n e n de s'être p o s é ce
p r o b l è m e , m a i s l a s o l u t i o n q u ' i l d o n n e est s i m p l e m e n t sotte.
95
A.Smith, I.e., liv.I, ch. V I I I .
96
L. c, trad. Gamier, 1.1, p. 177. 40

542
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

m e n t e n t parce q u e le travail devenu plus productif en c o n s o m m e davan-


tage dans u n t e m p s d o n n é .
A la naissance de la grande industrie, l'on découvrit en Angleterre u n e
m é t h o d e pour convertir en fer forgeable le fer fondu avec du coke. Ce pro-
5 cédé, q u ' o n appelle puddlage et qui consiste à affiner la fonte d a n s des
fourneaux d ' u n e c o n s t r u c t i o n spéciale, d o n n a lieu à un agrandissement
i m m e n s e des hauts-fourneaux, à l'emploi d'appareils à soufflets c h a u d s ,
etc., enfin, à u n e telle a u g m e n t a t i o n de l'outillage et des m a t é r i a u x mis en
œ u v r e par u n e m ê m e q u a n t i t é de travail, que le fer fut b i e n t ô t livré assez
10 a b o n d a m m e n t et à assez b o n m a r c h é pour pouvoir chasser la pierre et le
bois d ' u n e foule d'emplois. C o m m e le fer et le charbon sont les grands le-
viers de l'industrie m o d e r n e , on ne saurait exagérer l'importance de cette
innovation.
Pourtant, le puddleur, l'ouvrier o c c u p é à l'affinage de la fonte, exécute
15 u n e opération m a n u e l l e , de sorte que la g r a n d e u r des fournées qu'il est à
m ê m e de m a n i e r reste limitée par ses facultés personnelles, et c'est cette li-
m i t e qui arrête à présent l'essor merveilleux q u e l'industrie m é t a l l u r g i q u e a
pris depuis 1780, date de l'invention du p u d d l a g e .
« L e fait est», s'écrie Y Engineering, un des organes des ingénieurs anglais,
20 « le fait est que le procédé s u r a n n é du puddlage m a n u e l n ' e s t guère q u ' u n
reste de barbarie (the fact is t h a t the old process of h a n d - p u d d l i n g is little
better t h a n a barbarism) .... La t e n d a n c e actuelle de notre industrie est à
opérer aux différents degrés de la fabrication sur des m a t é r i a u x de plus en
plus larges. C'est ainsi q u e presque c h a q u e a n n é e voit naître des h a u t s -
25 fourneaux plus vastes, des m a r t e a u x à vapeur plus lourds, des laminoirs
plus puissants, et des instru||274|ments plus gigantesques appliqués aux
n o m b r e u s e s b r a n c h e s de la m a n u f a c t u r e de m é t a u x . Au m i l i e u de cet ac-
croissement général - accroissement des m o y e n s de p r o d u c t i o n p a r rapport
au travail employé - le procédé du puddlage est resté presque stationnaire
30 et m e t a u j o u r d ' h u i des entraves insupportables au m o u v e m e n t i n d u s -
triel .... A u s s i est-on en voie d'y suppléer dans toutes les grandes u s i n e s
par des fourneaux à révolutions a u t o m a t i q u e s et capables de fournées co-
9 7
lossales t o u t à fait hors de la portée du travail m a n u e l . »
D o n c , après avoir révolutionné l'industrie du fer et provoqué u n e grande
35 extension de l'outillage et de la masse des m a t é r i a u x m i s en œ u v r e par u n e
certaine q u a n t i t é de travail, le p u d d l a g e est devenu, dans le cours de l'ac-
c u m u l a t i o n , un obstacle é c o n o m i q u e d o n t on est en train de se débarrasser
par de n o u v e a u x procédés propres à reculer les bornes qu'il pose encore à
l'accroissement ultérieur des m o y e n s matériels de la p r o d u c t i o n par rap-

97
40 «The Engineering», 12 J u n e , 1874.

543
Septième section • Accumulation du capital

port au travail employé. C'est là l'histoire de toutes les découvertes et in-


ventions qui surviennent à la suite de l ' a c c u m u l a t i o n , c o m m e n o u s l'avons
prouvé du reste en retraçant la m a r c h e de la p r o d u c t i o n m o d e r n e depuis
98
son origine j u s q u ' à notre é p o q u e .
D a n s le progrès de l ' a c c u m u l a t i o n il n'y a d o n c pas s e u l e m e n t accroisse- 5
m e n t quantitatif et s i m u l t a n é des divers éléments réels du capital: le déve-
l o p p e m e n t des puissances productives du travail social q u e ce progrès
a m è n e se manifeste encore par des c h a n g e m e n t s qualitatifs, par des chan-
g e m e n t s graduels dans la composition t e c h n i q u e du capital, d o n t le facteur
objectif gagne progressivement en g r a n d e u r proportionnelle par rapport au 10
facteur subjectif, c'est-à-dire q u e la m a s s e de l'outillage et des m a t é r i a u x
a u g m e n t e de plus en plus en comparaison de la s o m m e de force ouvrière
nécessaire p o u r les m e t t r e en œ u v r e . A m e s u r e d o n c q u e l'accroissement
du capital rend le travail plus productif, il en d i m i n u e la d e m a n d e propor-
t i o n n e l l e m e n t à sa propre grandeur. 15
Ces c h a n g e m e n t s dans la composition t e c h n i q u e du capital se réfléchis-
sent dans sa composition-valeur, d a n s l'accroissement progressif de sa par-
tie constante aux dépens de sa partie variable, de m a n i è r e q u e si, par e x e m -
ple, à u n e époque arriérée de l'accumulation, il se convertit 50 % de la
valeur-capital en m o y e n s de production, et 50 % en travail, à u n e é p o q u e 20
plus avancée il se dépensera 80 % de la valeur-capital en m o y e n s de pro-
d u c t i o n et 20 % s e u l e m e n t en travail. Ce n'est pas, b i e n e n t e n d u , le capital
tout entier, m a i s s e u l e m e n t sa partie variable, q u i s'échange contre la force
ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés.
Cette loi de l'accroissement progressif de la partie c o n s t a n t e du capital 25
par rapport à sa partie variable se trouve, c o m m e n o u s l'avons vu ailleurs, à
c h a q u e pas confirmée par l'analyse c o m p a r é e des prix des m a r c h a n d i s e s ,
soit q u ' o n compare différentes époques é c o n o m i q u e s chez u n e m ê m e n a -
tion, soit q u ' o n compare différentes n a t i o n s dans la m ê m e époque. La
g r a n d e u r relative de cet é l é m e n t du prix qui ne représente q u e la valeur des 30
m o y e n s de p r o d u c t i o n c o n s o m m é s , c'est-à-dire la partie c o n s t a n t e du capi-
tal avancé, sera g é n é r a l e m e n t en raison directe, et la g r a n d e u r relative de
l'autre é l é m e n t du prix qui paye le travail et ne représente q u e la partie va-
riable du capital avancé sera g é n é r a l e m e n t en raison inverse du progrès de
l'accumulation. 35
C e p e n d a n t le décroissement de la partie variable du capital par rapport à
sa partie constante, ce c h a n g e m e n t dans la composition-valeur du capital,
n ' i n d i q u e que de loin le c h a n g e m e n t dans sa c o m p o s i t i o n t e c h n i q u e . Si,
p a r exemple, la valeur-capital engagée aujourd'hui dans la filature est p o u r

98
V . section I V d e cet ouvrage. 40

544
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

sept h u i t i è m e s c o n s t a n t e e t p o u r u n h u i t i è m e variable, tandis q u ' a u c o m -


m e n c e m e n t du d i x - h u i t i è m e siècle elle était m o i t i é l'un, moitié l'autre, par
contre la m a s s e du coton, des broches, etc., q u ' u n fileur u s e dans un t e m p s
d o n n é , est de nos jours des centaines de fois plus considérable q u ' a u c o m -
5 m e n c e m e n t du d i x - h u i t i è m e siècle. La raison en est q u e ce m ê m e progrès
des puissances du travail, q u i se manifeste par l'accroissement de l'outil-
lage et des m a t é r i a u x m i s en oeuvre par u n e plus petite s o m m e de travail,
fait aussi d i m i n u e r de valeur la plupart des produits q u i f o n c t i o n n e n t
c o m m e m o y e n s de production. L e u r valeur ne s'élève d o n c pas d a n s la
10 m ê m e proportion q u e leur m a s s e . L'accroissement de la partie c o n s t a n t e
du capital par rapport à sa partie variable est par c o n s é q u e n t de b e a u c o u p
inférieur à l'accroissement de la m a s s e des m o y e n s de p r o d u c t i o n par rap-
port à la m a s s e du travail employé. Le premier m o u v e m e n t suit le dernier à
un m o i n d r e degré de vitesse.
15 Enfin, p o u r éviter des erreurs, il faut b i e n r e m a r q u e r q u e le progrès de
l'accumulation, en faisant décroître la g r a n d e u r relative du capital variable,
n ' e n exclut point l'accroissement absolu. Q u ' u n e valeur-capital se divise
d'abord m o i t i é en partie constante, m o i t i é en partie variable, et q u e plus
tard la partie variable n ' e n forme plus q u ' u n c i n q u i è m e : q u a n d , au m o -
20 m e n t où ce c h a n g e m e n t a lieu, la valeur-capital primitive, soit 6000 francs,
a atteint le chiffre de 18 000 francs, la partie variable s'est accrue d ' u n cin-
q u i è m e . Elle s'est élevée de 3000 francs à 3600, m a i s auparavant un sur-
croît d ' a c c u m u l a t i o n de 20 % aurait suffi pour a u g m e n t e r la d e m a n d e de
travail d ' u n c i n q u i è m e , tandis q u e m a i n t e n a n t , p o u r produire le m ê m e ef-
25 fet, l ' a c c u m u l a t i o n doit tripler.
La coopération, la division manufacturière, le m a c h i n i s m e , etc., en un
mot, les m é t h o d e s propres à d o n n e r l'essor aux puissances du travail collec-
tif, ne peuvent s'introduire q u e là où la p r o d u c t i o n s'exécute déjà sur u n e
assez grande échelle, et, à m e s u r e q u e celle-ci s'étend, celles-là se dévelop-
30 pent. Sur la base du salariat, l'échelle des opérations d é p e n d en p r e m i e r
lieu de la g r a n d e u r des c a p i t a u x a c c u m u l é s entre les m a i n s d'entrepreneurs
privés. C'est ainsi q u ' u n e certaine a c c u m u l a t i o n p r é a l a b l e " , ||275| d o n t
n o u s e x a m i n e r o n s plus tard la genèse, devient le point de départ de l'indus-
trie m o d e r n e , cet e n s e m b l e de c o m b i n a i s o n s sociales et de procédés tech-
35 n i q u e s que n o u s avons n o m m é le m o d e spécifique de la p r o d u c t i o n capita-
liste ou la p r o d u c t i o n capitaliste p r o p r e m e n t dite. M a i s toutes les
m é t h o d e s q u e celle-ci emploie p o u r fertiliser le travail sont a u t a n t de m é -
thodes pour a u g m e n t e r la plus-value ou le produit net, pour a l i m e n t e r la
source de l ' a c c u m u l a t i o n , p o u r produire le capital au m o y e n du capital. Si
99
40 « L e travail n e p e u t a c q u é r i r c e t t e g r a n d e e x t e n s i o n d e p u i s s a n c e sans u n e a c c u m u l a t i o n
préalable des c a p i t a u x . » (A. S m i t h , 1. c.)

545
Septième section • Accumulation du capital

d o n c l ' a c c u m u l a t i o n doit avoir atteint un certain degré de g r a n d e u r p o u r


q u e le m o d e spécifique de la p r o d u c t i o n capitaliste puisse s'établir, celui-ci
accélère par contre-coup l ' a c c u m u l a t i o n d o n t le progrès ultérieur, en per-
m e t t a n t de dilater encore l'échelle des entreprises, réagit de n o u v e a u sur le
d é v e l o p p e m e n t de la p r o d u c t i o n capitaliste, etc. Ces d e u x facteurs é c o n o - 5
m i q u e s , en raison composée de l'impulsion réciproque qu'ils se d o n n e n t
ainsi, provoquent dans la c o m p o s i t i o n t e c h n i q u e du capital les change-
m e n t s q u i en a m o i n d r i s s e n t progressivement la partie variable par rapport
à la partie constante.
C h a c u n d'entre les capitaux individuels d o n t le capital social se com- 10
pose représente de p r i m e abord u n e certaine concentration, entre les m a i n s
d ' u n capitaliste, de m o y e n s de p r o d u c t i o n et de m o y e n s d'entretien du tra-
vail, et, à m e s u r e qu'il s'accumule, cette c o n c e n t r a t i o n s'étend. En aug-
m e n t a n t les éléments reproductifs de la richesse, l ' a c c u m u l a t i o n opère
d o n c en m ê m e temps leur concentration croissante entre les m a i n s d'entre- 15
preneurs privés. Toutefois ce genre de c o n c e n t r a t i o n qui est le corollaire
obligé de l ' a c c u m u l a t i o n se m e u t entre des limites plus ou m o i n s étroites.
Le capital social, réparti entre les différentes sphères de production, y re-
vêt la forme d ' u n e m u l t i t u d e de capitaux individuels qui, les u n s à côté des
autres, parcourent leur m o u v e m e n t d ' a c c u m u l a t i o n , c'est-à-dire de repro- 20
duction, sur u n e échelle progressive. Ce m o u v e m e n t produit d'abord le sur-
plus d'éléments constituants de la richesse qu'il agrège ensuite à leurs
groupes déjà c o m b i n é s et faisant office de capital. P r o p o r t i o n n e l l e m e n t à
sa g r a n d e u r déjà acquise et au degré de sa force reproductrice, c h a c u n de
ces groupes, c h a q u e capital, s'enrichit de ces éléments supplémentaires, 25
fait ainsi acte de vitalité propre, m a i n t i e n t , en l'agrandissant, son existence
distincte, et limite la sphère d'action des autres. Le m o u v e m e n t de c o n c e n -
tration se disperse d o n c n o n - s e u l e m e n t sur a u t a n t de points que l ' a c c u m u -
lation, m a i s le fractionnement du capital social en u n e m u l t i t u d e de capi-
t a u x i n d é p e n d a n t s les u n s des autres se consolide p r é c i s é m e n t parce q u e 30
tout capital individuel fonctionne c o m m e foyer de concentration relatif.
C o m m e la s o m m e d ' i n c r é m e n t s d o n t l ' a c c u m u l a t i o n a u g m e n t e les capi-
t a u x individuels va grossir d ' a u t a n t le capital social, la c o n c e n t r a t i o n rela-
tive q u e tous ces c a p i t a u x représentent en moyenne ne p e u t croître sans un
accroissement s i m u l t a n é du capital social - de la richesse sociale v o u é e à 35
la reproduction. C'est là u n e première limite de la concentration qui n'est
q u e le corollaire de l ' a c c u m u l a t i o n .
Ce n'est pas tout. L ' a c c u m u l a t i o n du capital social résulte n o n - s e u l e -
m e n t de l'agrandissement graduel des c a p i t a u x individuels, m a i s encore de
l'accroissement de leur n o m b r e , soit q u e des valeurs d o r m a n t e s se conver- 40
tissent en capitaux, soit q u e des boutures d ' a n c i e n s c a p i t a u x s'en déta-

546
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

chent pour p r e n d r e racine i n d é p e n d a m m e n t de leur s o u c h e . Enfin de gros


capitaux l e n t e m e n t a c c u m u l é s se fractionnent à un m o m e n t d o n n é en plu-
sieurs capitaux distincts, p a r exemple, à l'occasion d ' u n partage de succes-
sion chez des familles capitalistes. La concentration est ainsi traversée et
5 par la formation de n o u v e a u x c a p i t a u x et par la division d'anciens.
L e m o u v e m e n t d e l ' a c c u m u l a t i o n sociale présente d o n c d ' u n côté u n e
concentration croissante, entre les m a i n s d'entrepreneurs privés, des élé-
m e n t s reproductifs de la richesse, et de l'autre la dispersion et la multipli-
cation des foyers d ' a c c u m u l a t i o n et de concentration relatifs, q u i se re-
to poussent m u t u e l l e m e n t de leurs orbites particuliers.
A un certain point du progrès é c o n o m i q u e , ce m o r c e l l e m e n t du capital
social en u n e m u l t i t u d e de capitaux individuels, ou le m o u v e m e n t de ré-
pulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le m o u v e m e n t
opposé de leur attraction m u t u e l l e . Ce n'est plus la concentration qui se
15 confond avec l ' a c c u m u l a t i o n , m a i s b i e n un procès foncièrement distinct,
c'est l'attraction q u i r é u n i t différents foyers d ' a c c u m u l a t i o n et de concen-
tration, la c o n c e n t r a t i o n de c a p i t a u x déjà formés, la fusion d ' u n n o m b r e
supérieur de capitaux en un n o m b r e m o i n d r e , en un mot, la centralisation
p r o p r e m e n t dite.
20 N o u s n'avons pas ici à approfondir les lois de cette centralisation, l'at-
traction du capital par le capital, m a i s s e u l e m e n t à en d o n n e r q u e l q u e s
aperçus rapides.
La guerre de la c o n c u r r e n c e se fait à coups de bas prix. Le b o n m a r c h é
des produits dépend, cœterisparibus, de la productivité du travail, et celle-ci
25 de l'échelle des entreprises. Les gros capitaux b a t t e n t d o n c les petits.
N o u s avons vu ailleurs que, plus le m o d e de production capitaliste se dé-
veloppe, et plus a u g m e n t e le m i n i m u m des avances nécessaires p o u r ex-
ploiter u n e industrie dans ses c o n d i t i o n s normales. Les petits capitaux af-
fluent d o n c aux sphères de p r o d u c t i o n d o n t la grande industrie ne s'est pas
30 encore emparée, ou d o n t elle ne s'est e m p a r é e que d ' u n e m a n i è r e impar-
faite. La concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et en raison in-
verse de la g r a n d e u r des c a p i t a u x engagés. Elle se t e r m i n e toujours par la
ruine d ' u n b o n n o m b r e de petits capitalistes d o n t les c a p i t a u x périssent en
partie et passent en partie entre les m a i n s du v a i n q u e u r .
35 Le développement de la p r o d u c t i o n capitaliste enfante u n e p u i s s a n c e
tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s'introduit s o u r n o i s e m e n t
c o m m e u n e aide m o d e s t e d e l ' a c c u m u l a t i o n , puis devient b i e n t ô t u n e
a r m e additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se trans-
forme enfin ||276| en un i m m e n s e m a c h i n i s m e social destiné à centraliser
40 les capitaux.
A m e s u r e q u e l ' a c c u m u l a t i o n et la p r o d u c t i o n capitalistes s'épanouis-

547
Septième section · Accumulation du capital

sent, la concurrence et le crédit, les agents les plus puissants de la centrali-


sation, p r e n n e n t leur essor. De m ê m e , le progrès de l ' a c c u m u l a t i o n aug-
m e n t e la matière à centraliser - les capitaux individuels - et le dé-
v e l o p p e m e n t du m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste crée, avec le besoin social
aussi les facilités t e c h n i q u e s de ces vastes entreprises d o n t la m i s e en 5
œ u v r e exige u n e centralisation préalable du capital. De notre t e m p s la
force d'attraction entre les capitaux individuels et la t e n d a n c e à la centrali-
sation l'emportent d o n c plus q u ' à a u c u n e période antérieure. M a i s , b i e n
q u e la portée et l'énergie relatives du m o u v e m e n t centralisateur soient
dans u n e certaine m e s u r e d é t e r m i n é e s par la grandeur acquise de la ri- 10
chesse capitaliste et la supériorité de son m é c a n i s m e é c o n o m i q u e , le pro-
grès de la centralisation ne d é p e n d pas d ' u n accroissement positif du capi-
tal social. C'est ce qui la distingue avant tout de la c o n c e n t r a t i o n q u i n'est
q u e le corollaire de la r e p r o d u c t i o n sur u n e échelle progressive. La centrali-
sation n'exige q u ' u n c h a n g e m e n t de distribution des capitaux présents, 15
q u ' u n e modification d a n s l'arrangement quantitatif des parties intégrantes
du capital social.
Le capital pourra grossir ici par grandes masses, en u n e seule m a i n ,
parce q u e là il s'échappera d ' u n grand n o m b r e . D a n s u n e b r a n c h e de pro-
d u c t i o n particulière, la centralisation n ' a u r a i t atteint sa dernière limite 20
q u ' a u m o m e n t où tous les capitaux qui s'y trouvent engagés ne formeraient
plus q u ' u n seul capital individuel. D a n s u n e société d o n n é e elle n ' a u r a i t
atteint sa dernière limite q u ' a u m o m e n t où le capital n a t i o n a l tout entier
ne formerait plus q u ' u n seul capital entre les m a i n s d ' u n seul capitaliste ou
d ' u n e seule c o m p a g n i e de capitalistes. 25
La centralisation ne fait q u e suppléer à l'œuvre de l ' a c c u m u l a t i o n en
m e t t a n t les industriels à m ê m e d'étendre l'échelle de leurs opérations. Q u e
ce résultat soit dû à l ' a c c u m u l a t i o n ou à la centralisation, q u e celle-ci se
fasse par le procédé violent de l ' a n n e x i o n - certains c a p i t a u x d e v e n a n t des
centres de gravitation si puissants à l'égard d'autres capitaux, qu'ils en dé- 30
truisent la cohésion individuelle et s'enrichissent de leurs é l é m e n t s dés-
agrégés - ou que la fusion d ' u n e foule de capitaux soit déjà formés, soit en
voie de formation, s'accomplisse par le procédé plus d o u c e r e u x des socié-
tés par actions, etc., - l'effet é c o n o m i q u e n ' e n restera pas m o i n s le m ê m e .
L'échelle é t e n d u e des entreprises sera toujours le p o i n t de départ d ' u n e or- 35
ganisation plus vaste du travail collectif, d ' u n développement plus large de
ses ressorts matériels, en un mot, de la transformation progressive de pro-
cès de production parcellaires et routiniers en procès de p r o d u c t i o n socia
l e m e n t c o m b i n é s et scientifiquement o r d o n n é s .
M a i s il est évident que l'accumulation, l'accroissement graduel du capi- 40
tal au m o y e n de la reproduction en ligne-spirale, n'est q u ' u n procédé lent

548
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

comparé à celui de la centralisation qui en p r e m i e r lieu ne fait q u e changer


le g r o u p e m e n t quantitatif des parties intégrantes du capital social. Le
m o n d e se passerait encore du système des voies ferrées,' par e x e m p l e , s'il
eût dû attendre le m o m e n t où les capitaux individuels se fussent assez ar-
5 rondis par l ' a c c u m u l a t i o n p o u r être en état de se charger d ' u n e telle be-
sogne. La centralisation du capital, au m o y e n des sociétés par actions, y a
pourvu, p o u r ainsi dire, en un tour de m a i n . En grossissant, en accélérant
ainsi les effets de l ' a c c u m u l a t i o n , la centralisation étend et précipite les
c h a n g e m e n t s dans la c o m p o s i t i o n t e c h n i q u e du capital, c h a n g e m e n t s qui
10 a u g m e n t e n t sa partie c o n s t a n t e a u x d é p e n s dt sa partie variable ou occa-
s i o n n e n t un décroissement dans la d e m a n d e relative du travail.
Les gros capitaux, improvisés par la centralisation, se reproduisent
c o m m e les autres, m a i s plus vite q u e les autres, et d e v i e n n e n t ainsi à leur
tour de puissants agents de l ' a c c u m u l a t i o n sociale. C'est d a n s ce sens
15 q u ' e n parlant du progrès de celle-ci l'on est fondé à sous-entendre les effets
produits par la centralisation.
100
Les capitaux s u p p l é m e n t a i r e s , fournis par l ' a c c u m u l a t i o n , se prêtent
de préférence c o m m e véhicules p o u r les nouvelles inventions, découvertes,
etc., en un mot, les perfectionnements industriels, m a i s l'ancien capital,
20 dès qu'il a atteint sa période de r e n o u v e l l e m e n t intégral, fait p e a u n e u v e et
se reproduit aussi d a n s la forme t e c h n i q u e perfectionnée, où u n e m o i n d r e
q u a n t i t é de force ouvrière suffit p o u r m e t t r e en œ u v r e u n e m a s s e supé-
rieure d'outillage et de matières. La d i m i n u t i o n absolue dans la d e m a n d e
de travail, q u ' a m è n e cette m é t a m o r p h o s e t e c h n i q u e , doit devenir d ' a u t a n t
25 plus sensible que les c a p i t a u x qui y passent o n t déjà été grossis par le m o u -
v e m e n t centralisateur.
D ' u n e part donc, le capital a d d i t i o n n e l q u i se forme dans le cours de
l ' a c c u m u l a t i o n renforcée par la centralisation attire p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à
sa grandeur un n o m b r e de travailleurs toujours décroissant. D ' a u t r e part,
30 les m é t a m o r p h o s e s t e c h n i q u e s et les c h a n g e m e n t s correspondants d a n s la
composition-valeur q u e l'ancien capital subit p é r i o d i q u e m e n t font qu'il re-
pousse un n o m b r e de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.

III
Production croissante d'une surpopulation relative
35 ou d'une armée industrielle de réserve

La d e m a n d e de travail absolue q u ' o c c a s i o n n e un capital est en raison n o n


de sa grandeur absolue, m a i s de celle de sa partie variable, q u i seule
1 0 0
V . section VII, ch. X X I V , d e cet ouvrage.

549
Septième section · Accumulation du capital

s'échange contre la force ouvrière. La d e m a n d e de travail relative q u ' o c c a -


s i o n n e un capital, c'est-à-dire la proportion entre sa propre g r a n d e u r et la
q u a n t i t é de travail qu'il absorbe, est d é t e r m i n é e par la g r a n d e u r propor-
tionnelle de sa fraction variable. N o u s v e n o n s de d é m o n t r e r que l ' a c c u m u -
lation qui fait grossir le capital social réduit s i m u l t a | | 2 7 7 | n é m e n t la gran- 5
d e u r proportionnelle de sa partie variable et d i m i n u e ainsi la d e m a n d e de
travail relative. M a i n t e n a n t , q u e l est l'effet de ce m o u v e m e n t sur le sort de
la classe salariée?
Pour résoudre ce p r o b l è m e , il est clair qu'il faut d'abord e x a m i n e r de
quelle m a n i è r e l ' a m o i n d r i s s e m e n t subi par la partie variable d ' u n capital 10
en voie d ' a c c u m u l a t i o n affecte la g r a n d e u r absolue de cette partie, et par
c o n s é q u e n t de quelle m a n i è r e u n e d i m i n u t i o n survenue d a n s la de-
m a n d e de travail relative réagit sur la d e m a n d e de travail absolue ou effec-
tive.
T a n t q u ' u n capital ne change pas de grandeur, tout décroissement pro- 15
p o r t i o n n e l de sa partie variable en est du m ê m e c o u p un décroissement ab-
solu. P o u r qu'il en soit a u t r e m e n t , il faut q u e le décroissement proportion-
n e l soit contre-balancé par u n e a u g m e n t a t i o n survenue d a n s la s o m m e
totale de la valeur-capital avancée. La partie variable qui fonctionne
c o m m e fonds de salaire d i m i n u e donc en raison directe du décroissement 20
de sa g r a n d e u r proportionnelle et en raison inverse de l'accroissement si-
m u l t a n é du capital t o u t entier. Partant de cette prémisse, n o u s o b t e n o n s les
c o m b i n a i s o n s suivantes :
Premièrement: Si la g r a n d e u r proportionnelle du capital variable décroît
en raison inverse de l'accroissement du capital t o u t entier, le fonds de sa- 25
laire ne change pas de g r a n d e u r absolue. Il s'élèvera, par exemple, toujours
à 400 francs, qu'il forme d e u x c i n q u i è m e s d ' u n capital de 1000 francs ou
un c i n q u i è m e d ' u n capital de 2000 francs.
Deuxièmement: Si la g r a n d e u r proportionnelle du capital variable décroît
en raison supérieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le 30
fonds de salaire subit u n e d i m i n u t i o n absolue, malgré l ' a u g m e n t a t i o n ab-
solue de la valeur-capital avancée.
Troisièmement: Si la g r a n d e u r proportionnelle du capital variable décroît
en raison inférieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le
fonds de salaire subit u n e a u g m e n t a t i o n absolue, malgré la d i m i n u t i o n sur- 35
v e n u e d a n s sa g r a n d e u r proportionnelle.
Au p o i n t de vue de l ' a c c u m u l a t i o n sociale, ces différentes c o m b i n a i s o n s
affectent la forme et d ' a u t a n t de phases successives q u e les masses du capi-
tal social réparties entre les différentes sphères de p r o d u c t i o n p a r c o u r e n t
l'une après l'autre, souvent en sens divers, et d ' a u t a n t de conditions di- 40
verses s i m u l t a n é m e n t présentées par différentes sphères de p r o d u c t i o n .

550
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

D a n s le chapitre sur la g r a n d e industrie n o u s avons considéré ces d e u x as-


pects du m o u v e m e n t .
O n s e souvient, p a r exemple, d e fabriques o ù u n m ê m e n o m b r e
d'ouvriers suffit à m e t t r e en œ u v r e u n e s o m m e croissante de m a t i è r e s et
5 d'outillage. Là l'accroissement du capital ne provenant que de l'extension
de sa partie constante fait d i m i n u e r d ' a u t a n t la g r a n d e u r proportionnelle
de sa partie variable ou la m a s s e proportionnelle de la force ouvrière ex-
ploitée, mais n ' e n altère pas la g r a n d e u r absolue.
C o m m e exemples d ' u n e d i m i n u t i o n absolue d u n o m b r e des ouvriers oc-
10 cupés d a n s certaines grandes b r a n c h e s d'industrie et de son a u g m e n t a t i o n
s i m u l t a n é e d a n s d'autres, bien q u e toutes se soient également signalées par
l'accroissement du capital y engagé et le progrès de leur productivité, n o u s
m e n t i o n n e r o n s ici q u ' e n Angleterre, de 1851 à 1861, le p e r s o n n e l engagé
dans l'agriculture s'est abaissé de 2 0 1 1 4 4 7 individus à 1 9 2 4 1 1 0 ; celui en-
15 gagé dans la m a n u f a c t u r e de laine longue de 102 714 à 79 242 ; celui engagé
dans la fabrique de soie de 1 1 1 9 4 0 à 1 0 1 6 7 8 , tandis que dans la m ê m e p é -
riode le personnel engagé d a n s la filature et la tisseranderie de c o t o n s'est
élevé de 3 7 1 7 7 7 individus à 456 646, et celui engagé d a n s les m a n u f a c t u r e s
1 0 1
de fer de 68 053 à 125 7 1 1 .
20 Enfin, q u a n t à l'autre face de l ' a c c u m u l a t i o n sociale, qui m o n t r e son
progrès d a n s u n e m ê m e b r a n c h e d'industrie alternativement suivi d'aug-
m e n t a t i o n , de d i m i n u t i o n ou de l'état stationnaire du chiffre des ouvriers
employés, l'histoire des péripéties subies par l'industrie c o t o n n i è r e n o u s en
a fourni l'exemple le plus frappant.
25 E n e x a m i n a n t u n e période d e plusieurs années, par exemple, u n e p é -
riode d é c e n n a l e , n o u s trouverons en général qu'avec le progrès de l'accu-
m u l a t i o n sociale le n o m b r e des ouvriers exploités s'est aussi a u g m e n t é ,
bien que les différentes a n n é e s prises à part contribuent à des degrés très-
divers à ce résultat, ou q u e certaines m ê m e n'y contribuent pas du tout. Il
30 faut d o n c b i e n que l'état stationnaire, ou le décroissement, du chiffre ab-
solu de la p o p u l a t i o n ouvrière occupée, q u ' o n trouve au b o u t du c o m p t e
dans quelques industries à côté d ' u n considérable accroissement du capital
y engagé, aient été plus que compensés par d'autres industries où l ' a u g m e n -
tation de la force ouvrière employée l'a définitivement e m p o r t é sur les
35 m o u v e m e n t s en sens contraire. M a i s ce résultat ne s'obtient q u ' a u m i l i e u
de secousses et dans des conditions de plus en plus difficiles à remplir.
Le décroissement proportionnel de g r a n d e u r q u e la partie variable du ca-
pital subit, dans le cours de l ' a c c u m u l a t i o n et de l'extension s i m u l t a n é e
des puissances du travail, est progressif. Q u e , par exemple, le rapport entre

1 0 1
40 Census of England and Wales, 1 8 6 1 , vol. I l l , p. 3 5 - 3 9 . L o n d o n , 1 8 6 3 .

551
Septième section • Accumulation du capital

le capital constant et le capital variable fût à l'origine c o m m e 1:1, et il de-


viendra 2 : 1 , 3:1, 5:1, 6:1, etc., en sorte q u e de degré en degré %, %, %, %,
etc., de la valeur-capital totale, s'avancent en m o y e n s de p r o d u c t i o n et, par
contre, % %, %, etc., seulement, en force ouvrière. Q u a n d m ê m e la
s o m m e totale du capital serait dans le m ê m e ordre triplée, q u a d r u p l é e , sex- 5
tuplée, septuplée, etc., cela ne suffirait pas à faire a u g m e n t e r le n o m b r e des
ouvriers employés. P o u r produire cet effet, il faut q u e l'exposant de la rai-
son dans laquelle la masse du capital social a u g m e n t e soit supérieur à celui
de la raison dans laquelle le fonds de salaire d i m i n u e de g r a n d e u r propor-
tionnelle. 10
D o n c , plus bas est déjà d e s c e n d u son chiffre proportionnel, plus rapide
doit être la progression dans laquelle le capital social a u g m e n t e : m a i s cette
progression m ê m e devient la source de n o u v e a u x c h a n g e m e n t s t e c h n i q u e s
q u i r é d u i s e n t encore la d e m a n d e de travail relative. Le j e u est d o n c à re-
commencer. I 15
|278| D a n s le chapitre sur la grande industrie, n o u s avons l o n g u e m e n t
traité des causes qui font q u ' e n dépit des t e n d a n c e s contraires les rangs des
salariés grossissent avec le progrès de l ' a c c u m u l a t i o n . N o u s rappelerons ici
en quelques m o t s ce qui a i m m é d i a t e m e n t trait à n o t r e sujet.
Le m ê m e développement des pouvoirs productifs du travail, qui occa- 20
s i o n n e u n e d i m i n u t i o n , n o n - s e u l e m e n t relative, m a i s souvent absolue, d u
n o m b r e des ouvriers employés dans certaines grandes b r a n c h e s d'industrie,
p e r m e t à celles-ci de livrer u n e masse toujours croissante de produits à b o n
m a r c h é . Elles stimulent ainsi d'autres industries, celles à q u i elles fournis-
sent des m o y e n s de production, ou b i e n celles d o n t elles tirent leurs m a - 25
tières, instruments, etc. ; elles en provoquent l'extension. L'effet produit sur
le m a r c h é de travail de ces industries sera très-considérable, si le travail à
la m a i n y p r é d o m i n e . « L ' a u g m e n t a t i o n du n o m b r e des ouvriers», dit le ré-
dacteur officiel du R e c e n s e m e n t du Peuple Anglais en 1861, - « a t t e i n t en
général son m a x i m u n d a n s les branches d'industrie où les m a c h i n e s n ' o n t 30
102
pas encore été introduites avec s u c c è s . » M a i s n o u s avons vu ailleurs q u e
toutes ces industries passent à leur tour par la m é t a m o r p h o s e t e c h n i q u e
q u i les adapte au m o d e de p r o d u c t i o n m o d e r n e .
Les nouvelles branches de la p r o d u c t i o n auxquelles le progrès é c o n o m i -
q u e d o n n e lieu forment a u t a n t de d é b o u c h é s additionnels pour le travail. 35
A leur origine ils revêtent la forme du métier, de la m a n u f a c t u r e , ou enfin
celle de la grande industrie. D a n s les d e u x premiers cas, il leur faudra pas-
ser par la transformation m é c a n i q u e , dans le dernier la centralisation du
capital leur p e r m e t de m e t t r e sur pied d ' i m m e n s e s armées industrielles qui
é t o n n e n t la vue et s e m b l e n t sortir de terre. M a i s , si vaste q u e paraisse la 40
1 0 2
L. c , p . 36.

552
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

force ouvrière ainsi e m b a u c h é e , son chiffre proportionnel, tout d'abord fai-


ble comparé à la m a s s e du capital engagé, décroît aussitôt que ces i n d u s -
tries ont pris racine.
Enfin, il y a des intervalles où les bouleversements t e c h n i q u e s se font
5 m o i n s sentir, où l ' a c c u m u l a t i o n se présente davantage c o m m e un m o u v e -
m e n t d'extension quantitative sur la nouvelle base t e c h n i q u e u n e fois ac-
quise. Alors, quelle q u e soit la composition actuelle du capital, la loi selon
laquelle la d e m a n d e de travail a u g m e n t e d a n s la m ê m e proportion q u e le
capital r e c o m m e n c e plus ou m o i n s à opérer. Mais, en m ê m e t e m p s q u e le
10 n o m b r e des ouvriers attirés par le capital atteint son m a x i m u m , les pro-
duits d e v i e n n e n t si s u r a b o n d a n t s q u ' a u m o i n d r e obstacle d a n s leur écoule-
m e n t le m é c a n i s m e social semble s'arrêter; la répulsion du travail par le
capital opère t o u t d ' u n coup, sur la plus vaste échelle et de la m a n i è r e la
plus violente; le désarroi m ê m e i m p o s e aux capitalistes des efforts su-
15 p r ê m e s pour é c o n o m i s e r le travail. Des perfectionnements de détail gra-
d u e l l e m e n t a c c u m u l é s se c o n c e n t r e n t alors p o u r ainsi dire sous cette h a u t e
pression ; ils s'incarnent d a n s des c h a n g e m e n t s t e c h n i q u e s qui révolution-
n e n t la composition du capital sur t o u t e la phériphérie de grandes sphères
de production. C'est ainsi q u e la guerre civile a m é r i c a i n e poussa les fila-
20 teurs anglais à peupler leurs ateliers de m a c h i n e s plus puissantes et à les
dépeupler de travailleurs. Enfin, la durée de ces intervalles où l ' a c c u m u l a -
tion favorise le plus la d e m a n d e de travail se raccourcit progressivement.
Ainsi donc, dès q u e l'industrie m é c a n i q u e prend le dessus, le progrès de
l ' a c c u m u l a t i o n r e d o u b l e l'énergie des forces q u i t e n d e n t à d i m i n u e r la
25 grandeur proportionnelle du capital variable et affaiblit celles qui t e n d e n t à
en a u g m e n t e r la g r a n d e u r absolue. Il a u g m e n t e avec le capital social d o n t
103
il fait partie, m a i s il a u g m e n t e en proportion d é c r o i s s a n t e .
La d e m a n d e de travail effective étant réglée n o n - s e u l e m e n t par la gran-
deur du capital variable déjà m i s en oeuvre, m a i s encore par la m o y e n n e de
30 son accroissement c o n t i n u , l'offre de travail reste n o r m a l e t a n t qu'elle suit
ce m o u v e m e n t . M a i s , q u a n d le capital variable descend à u n e m o y e n n e
d'accroissement inférieure, la m ê m e offre de travail q u i était jusque-là nor-
m a l e devient désormais a n o r m a l e , s u r a b o n d a n t e , de sorte q u ' u n e fraction
plus ou m o i n s considérable de la classe salariée, ayant cessé d'être néces-
35 saire pour la mise en valeur du capital, et p e r d u sa raison d'être, est m a i n -
1 0 3
U n e x e m p l e frappant d e c e t t e a u g m e n t a t i o n e n r a i s o n d é c r o i s s a n t e est fourni p a r l e m o u -
v e m e n t de la fabrique de toiles de c o t o n p e i n t e s . Q u e l'on c o m p a r e ces chiffres : en A n g l e t e r r e
cette i n d u s t r i e exporta en 1851 5 7 7 6 8 7 2 2 9 y a r d s (le yard égale 0,914 m è t r e ) d ' u n e v a l e u r de
1 0 2 5 9 6 2 1 /.st., m a i s e n 1 8 6 1 : 828 873 922 y a r d s d ' u n e v a l e u r d e 1 4 2 1 1 5 7 2 / . s t . L e n o m b r e
40 des salariés e m p l o y é s , q u i était e n 1851 d e 1 2 098, n e s'était élevé e n 1861 q u ' à 1 2 5 5 6 , c e q u i
fait u n surcroît d e 458 i n d i v i d u s , o u , p o u r t o u t e l a p é r i o d e d é c e n n a l e , u n e a u g m e n t a t i o n d e 4
p o u r 100 à p e u près.

553
Septième section · Accumulation du capital

t e n a n t devenue superflue, s u r n u m é r a i r e . C o m m e ce j e u c o n t i n u e à se répé-


ter avec la m a r c h e a s c e n d a n t e de l ' a c c u m u l a t i o n , celle-ci traîne à sa suite
u n e surpopulation croissante.
La loi de la décroissance proportionnelle du capital variable, et de la di-
m i n u t i o n correspondante dans la d e m a n d e de travail relative, a d o n c p o u r 5
corollaires l'accroissement absolu du capital variable et l ' a u g m e n t a t i o n ab-
solue de la d e m a n d e de travail suivant u n e proportion décroissante, et en-
fin p o u r c o m p l é m e n t : la p r o d u c t i o n d ' u n e surpopulation relative. N o u s
l'appelons «relative», parce qu'elle provient n o n d ' u n accroissement positif
de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie 10
d ' a c c u m u l a t i o n , mais, au contraire, d ' u n accroissement accéléré du capital
social qui lui p e r m e t de se passer d ' u n e partie plus ou m o i n s considérable
de ses m a n o u v r i e r s . C o m m e cette surpopulation n'existe q u e par rapport
a u x besoins m o m e n t a n é s de l'exploitation capitaliste, elle p e u t s'enfler et
se resserrer d ' u n e m a n i è r e subite. 15
En produisant l ' a c c u m u l a t i o n du capital, et à m e s u r e qu'elle y réussit, la
classe salariée produit d o n c elle-même les i n s t r u m e n t s de sa m i s e en re-
traite ou de sa m é t a m o r p h o s e en surpopulation relative. Voilà la loi de po-
pulation qui distingue l'époque capitaliste et correspond à son m o d e de
p r o d u c t i o n particulier. En effet, c h a c u n des m o d e s historiques de la pro- 20
d u c t i o n sociale a aussi sa loi de population propre, loi q u i ne s'applique
q u ' à ||279| lui, qui passe avec lui et n ' a par c o n s é q u e n t q u ' u n e valeur histo-
rique. U n e loi de p o p u l a t i o n abstraite et i m m u a b l e n'existe q u e pour la
p l a n t e et l'animal, et encore s e u l e m e n t t a n t qu'ils ne subissent pas l'in-
fluence de l ' h o m m e . 25
La loi du décroissement progressif de la g r a n d e u r proportionnelle du ca-
pital variable, et les effets qu'elle produit sur l'état de la classe salariée, ont
été plutôt pressentis q u e compris par quelques économistes distingués de
l'école classique. Le plus grand mérite à cet égard revient à John Barton,
b i e n qu'il confonde le capital constant avec le capital fixe et le capital va- 30
riable avec le capital circulant. D a n s ses «Observations sur les circonstances
qui influent sur la condition des classes laborieuses de la société», il d i t :
« L a d e m a n d e de travail d é p e n d de l'accroissement n o n du capital fixe,
m a i s du capital circulant. S'il était vrai q u e la proportion entre ces d e u x
sortes de capital soit la m ê m e en t o u t t e m p s et. d a n s t o u t e circonstance, il 35
s'ensuivrait que le n o m b r e des travailleurs employés est en proportion de la
richesse nationale. M a i s u n e telle proposition n ' a pas la m o i n d r e appa-
rence de probabilité. A m e s u r e que les arts sont cultivés et q u e la civilisa-
tion s'étend, le capital fixe devient de plus en plus considérable, par rap-
port au capital circulant. Le m o n t a n t de capital fixe employé dans u n e 40
pièce de m o u s s e l i n e anglaise est au m o i n s cent fois et p r o b a b l e m e n t mille

554
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

fois plus grand q u e celui qu'exige u n e pièce pareille de m o u s s e l i n e in-


d i e n n e . Et la proportion du capital circulant est cent ou mille fois plus pe-
tite .... L ' e n s e m b l e des épargnes annuelles, ajouté au capital fixe, n ' a u r a i t
104
pas le pouvoir d ' a u g m e n t e r la d e m a n d e de t r a v a i l . » Ricardo, tout en ap-
5 prouvant les vues générales de Barton, fait cependant, à propos du passage
cité, cette r e m a r q u e : « Il est difficile de c o m p r e n d r e q u e l'accroissement du
capital ne puisse, en a u c u n e circonstance, être suivi d ' u n e plus g r a n d e de-
m a n d e de travail ; ce q u ' o n p e u t dire t o u t au plus, c'est que la d e m a n d e se
fera dans u n e proportion décroissante (<the demand will be in a diminishing
105
10 ratio>J .» Il dit ailleurs: « L e fonds d'où les propriétaires fonciers et les ca-
pitalistes tirent leurs revenus p e u t a u g m e n t e r en m ê m e t e m p s q u e l'autre,
dont la classe ouvrière d é p e n d , p e u t d i m i n u e r ; il en résulte q u e la m ê m e
cause (à savoir: la substitution de m a c h i n e s au travail h u m a i n ) qui fait
m o n t e r le revenu n e t d ' u n pays p e u t rendre la p o p u l a t i o n s u r a b o n d a n t e
106
15 ((render the population redundant>) et empirer la c o n d i t i o n du t r a v a i l l e u r . »
Richard Jones déclare à son t o u r : « L e m o n t a n t du capital destiné à l'entre-
tien du travail p e u t varier i n d é p e n d a m m e n t de tout c h a n g e m e n t d a n s la
masse totale du capital . . . . De grandes fluctuations dans la s o m m e du tra-
vail employé et de grandes souffrances peuvent devenir plus fréquentes à
107
20 m e s u r e q u e le capital l u i - m ê m e devient plus a b o n d a n t . » Citons encore
Ramsay: « L a d e m a n d e de travail s'élève ... n o n en proportion du capital
général. Avec le progrès de la société, t o u t e a u g m e n t a t i o n du fonds n a t i o -
nal destiné à la r e p r o d u c t i o n arrive à avoir de m o i n s en m o i n s d'influence
108
sur le sort du t r a v a i l l e u r . »
25 Si l'accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, pro-
duit d o n c n é c e s s a i r e m e n t u n e surpopulation ouvrière, celle-ci devient à
son tour le levier le plus puissant de l ' a c c u m u l a t i o n , u n e c o n d i t i o n d'exis-
tence de la production capitaliste d a n s son état de développement intégral.
Elle forme u n e armée de réserve industrielle qui appartient au capital d ' u n e
30 m a n i è r e aussi absolue q u e s'il l'avait élevée et disciplinée à ses propres
frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, i n d é p e n d a m -
m e n t de l'accroissement n a t u r e l de la population, la m a t i è r e h u m a i n e tou-
jours exploitable et toujours disponible.
La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tan-
35 tôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus
vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée q u e traverse i'in-
1 0 4
John Barton: « O b s e r v a t i o n s on t h e c i r c u m s t a n c e s w h i c h i n f l u e n c e t h e c o n d i t i o n of t h e la-
b o u r i n g classes of s o c i e t y » . L o n d o n , 1817, p. 16, 17.
105
Ricardo, I.e., p . 4 8 0 [,note].
1 0 6
40 L . c , p.469.
107
Richard Jones : « A n i n t r o d u c t o r y L e c t u r e on Pol. E c o n o m y ». L o n d . , 1833, p. 52.
1 0 8
Ramsay, I.e., p . 9 0 , 9 1 .

555
Septième section · Accumulation du capital

dustrie m o d e r n e , avec son cycle d é c e n n a l à p e u près régulier - à part des


autres secousses irrégulières - de périodes d'activité ordinaire, de p r o d u c -
tion à h a u t e pression, de crise et de stagnation.
Cette m a r c h e singulière de l'industrie, q u e n o u s ne r e n c o n t r o n s à
a u c u n e é p o q u e antérieure de l ' h u m a n i t é , était également impossible d a n s 5
la période d'enfance de la p r o d u c t i o n capitaliste. Alors, le progrès t e c h n i -
q u e étant lent et se généralisant plus l e n t e m e n t encore, les c h a n g e m e n t s
d a n s la composition du capital social se firent à peine sentir. En m ê m e
t e m p s l'extension du m a r c h é colonial r é c e m m e n t créé, la m u l t i p l i c a t i o n
correspondante des besoins et des m o y e n s de les satisfaire, la n a i s s a n c e de 10
nouvelles branches d'industrie, activaient, avec l ' a c c u m u l a t i o n , la de-
m a n d e de travail. Bien q u e peu rapide, au p o i n t de vue de notre é p o q u e , le
progrès de l ' a c c u m u l a t i o n vint se h e u r t e r a u x limites naturelles de la p o p u -
lation, et n o u s verrons plus tard q u ' o n ne parvint à reculer ces limites q u ' à
force de coups d'État. C'est s e u l e m e n t sous le régime de la grande industrie 15
q u e la p r o d u c t i o n d ' u n superflu de p o p u l a t i o n devient un ressort régulier
de la production des richesses.
Si ce régime d o u e le capital social d ' u n e force d'expansion s o u d a i n e ,
d ' u n e élasticité merveilleuse, c'est que, sous l'aiguillon de chances favora-
bles, le crédit fait affluer à la p r o d u c t i o n des masses extraordinaires de la 20
richesse sociale croissante, de n o u v e a u x capitaux d o n t les possesseurs, im-
patients de les faire valoir, guettent sans cesse le m o m e n t o p p o r t u n ; c'est,
d ' u n autre côté, q u e les ressorts t e c h n i q u e s de la grande industrie p e r m e t -
tent, et de convertir s o u d a i n e m e n t en m o y e n s de p r o d u c t i o n s u p p l é m e n -
taires un é n o r m e surcroît de produits, et de transporter plus r a p i d e m e n t les 25
m a r c h a n d i s e s d ' u n ||280| coin du m o n d e à l'autre. Si le bas prix de ces m a r -
chandises leur fait d'abord ouvrir de n o u v e a u x d é b o u c h é s et dilate les an-
ciens, leur s u r a b o n d a n c e vient peu à p e u resserrer le m a r c h é général
j u s q u ' a u point où elles en sont b r u s q u e m e n t rejetées. Les vicissitudes com-
merciales arrivent ainsi à se c o m b i n e r avec les m o u v e m e n t s alternatifs du 30
capital social qui, dans le cours de son a c c u m u l a t i o n , t a n t ô t subit des révo-
lutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur la base t e c h n i q u e u n e fois
acquise. Toutes ces influences c o n c o u r e n t à provoquer des expansions et
des* contractions soudaines de l'échelle de la p r o d u c t i o n .
L ' e x p a n s i o n de la production par des m o u v e m e n t s saccadés est la cause 35
première de sa contraction subite ; celle-ci, il est vrai, provoque à son tour
celle-là, m a i s l'expansion exorbitante de la production, q u i forme le point
de départ, serait-elle possible sans u n e a r m é e de réserve aux ordres du ca-
pital, sans un surcroît de travailleurs i n d é p e n d a n t de l'accroissement n a t u -
rel de la p o p u l a t i o n ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d ' u n procédé b i e n simple 40
et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l'application de

556
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

m é t h o d e s qui, r e n d a n t le travail plus productif, en d i m i n u e n t la d e m a n d e .


La conversion, toujours renouvelée, d ' u n e partie de la classe ouvrière en
a u t a n t de bras à d e m i occupés ou t o u t à fait désœuvrés, i m p r i m e d o n c au
m o u v e m e n t de l'industrie m o d e r n e sa forme typique.
5 C o m m e les corps célestes u n e fois lancés d a n s leurs orbes les décrivent
p o u r u n t e m p s indéfini, d e m ê m e l a p r o d u c t i o n sociale u n e fois j e t é e d a n s
ce m o u v e m e n t alternatif d ' e x p a n s i o n et de contraction le répète par u n e
nécessité m é c a n i q u e . Les effets d e v i e n n e n t causes à leur tour, et des péri-
péties, d'abord irrégulières et en a p p a r e n c e accidentelles, affectent de plus
10 en plus la forme d ' u n e périodicité n o r m a l e . M a i s c'est s e u l e m e n t de l'épo-
que où l'industrie m é c a n i q u e , ayant j e t é des racines assez profondes,
exerça u n e influence p r é p o n d é r a n t e sur t o u t e la p r o d u c t i o n n a t i o n a l e ; où,
grâce à elle, le c o m m e r c e étranger c o m m e n ç a à primer le c o m m e r c e inté-
r i e u r ; où le m a r c h é universel s ' a n n e x a successivement de vastes terrains au
15 N o u v e a u - M o n d e , en Asie et en Australie ; où enfin les n a t i o n s industrielles
entrant en lice furent d e v e n u e s assez n o m b r e u s e s , c'est de cette é p o q u e
s e u l e m e n t q u e d a t e n t les cycles renaissants d o n t les phases successives e m -
brassent des a n n é e s et q u i aboutissent toujours à u n e crise générale, fin
d ' u n cycle et point de départ d ' u n autre. J u s q u ' i c i la d u r é e p é r i o d i q u e de
20 ces cycles est de dix ou o n z e ans, m a i s il n'y a a u c u n e raison p o u r considé-
rer ce chiffre c o m m e constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la
p r o d u c t i o n capitaliste, telles q u e n o u s venons de les développer, qu'il est
variable et que la période des cycles se raccourcira g r a d u e l l e m e n t .
Q u a n d la périodicité des vicissitudes industrielles sauta a u x y e u x de t o u t
25 le m o n d e , il se trouva aussi des é c o n o m i s t e s prêts à avouer q u e le capital
ne saurait se passer de son a r m é e de réserve, formée par Γ infima plebs des
surnuméraires.
« S u p p o s o n s » , dit H . M e r i v a l e , qui fut tour à tour professeur d ' é c o n o m i e
politique à l'Université d'Oxford, employé au m i n i s t è r e des colonies an-
30 glaises et aussi un peu historien, « s u p p o s o n s q u ' à l'occasion d ' u n e crise la
n a t i o n s'astreigne à un grand effort p o u r se débarrasser, au m o y e n de l'émi-
gration, de q u e l q u e cent mille bras superflus, quelle en serait la consé-
q u e n c e ? C'est q u ' a u premier retour d ' u n e d e m a n d e de travail plus vive l'on
se heurterait contre un déficit. Si rapide q u e puisse être la r e p r o d u c t i o n h u -
35 m a i n e , il lui faut en tout cas l'intervalle d ' u n e génération p o u r r e m p l a c e r
des travailleurs adultes. Or les profits de n o s fabricants d é p e n d e n t surtout
de leur faculté d'exploiter le m o m e n t favorable d ' u n e forte d e m a n d e et de
s'indemniser ainsi p o u r la période de stagnation. Cette faculté ne leur est
assurée q u ' a u t a n t qu'ils o n t à leur disposition des m a c h i n e s et des bras ; il
40 faut qu'ils trouvent là les b r a s ; il faut qu'ils puissent t e n d r e et d é t e n d r e , se-
lon le caprice du m a r c h é , l'activité de leurs opérations, sinon ils seront tout

557
Septième section • Accumulation du capital

à fait incapables de soutenir dans la lutte a c h a r n é e de la c o n c u r r e n c e cette


109
s u p r é m a t i e sur laquelle repose la richesse de n o t r e p a y s . » Malthus lui-
m ê m e , b i e n que de son point de vue borné il explique la surpopulation par
un e x c é d a n t réel de bras et de bouches, r e c o n n a î t n é a n m o i n s en elle u n e
des nécessités de l'industrie m o d e r n e . Selon lui, «les h a b i t u d e s de pru- 5
d e n c e dans les rapports m a t r i m o n i a u x , si elles étaient poussées trop loin
p a r m i la classe ouvrière d ' u n pays d é p e n d a n t surtout des m a n u f a c t u r e s et
du c o m m e r c e , porteraient préjudice à ce pays . . . . Par la n a t u r e m ê m e de la
population, u n e d e m a n d e particulière ne p e u t pas a m e n e r sur le m a r c h é un
surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou dix-huit ans, et la conver- 10
sion du revenu en capital p a r la voie de l'épargne peut s'effectuer b e a u c o u p
plus vite. Un pays est d o n c toujours exposé à ce que son fonds de salaire
110
croisse plus r a p i d e m e n t que sa p o p u l a t i o n . » Après avoir ainsi b i e n
constaté que l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste ne saurait se passer d ' u n e surpopu-
lation ouvrière, l'économie politique adresse a u x surnuméraires, jetés sur 15
le pavé par l'excédant de capital qu'ils ont créé, ces paroles gracieuses, per-
t i n e m m e n t attribuées à des fabricants-modèles: « N o u s fabricants, n o u s
faisons t o u t notre possible pour vous ; c'est à vous de faire le reste, en pro-
111
p o r t i o n n a n t votre n o m b r e à la quantité des m o y e n s de s u b s i s t a n c e . »
Le progrès industriel, qui suit la m a r c h e de l ' a c c u m u l a t i o n , n o n - s e u l e - 20
m e n t réduit de plus en plus le n o m b r e des ouvriers nécessaires p o u r m e t t r e
en oeuvre u n e masse croissante de m o y e n s de production, il a u g m e n t e en
m ê m e t e m p s la quantité de travail q u e l'ouvrier individuel doit fournir. A
m e s u r e qu'il développe les pouvoirs productifs du travail et fait d o n c tirer
plus de produits de m o i n s de ||281| travail, le système capitaliste développe 25
aussi les m o y e n s de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa
j o u r n é e , soit en r e n d a n t son labeur plus intense, ou encore d ' a u g m e n t e r en
apparence le n o m b r e des travailleurs employés en r e m p l a ç a n t u n e force su-
périeure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à b o n m a r c h é ,
l ' h o m m e par la femme, l'adulte par l'adolescent et l'enfant, un Y a n k e e par 30
trois Chinois. Voilà a u t a n t de m é t h o d e s pour d i m i n u e r la d e m a n d e de tra-
vail et en rendre l'offre s u r a b o n d a n t e , en un mot, p o u r fabriquer des surnu-
méraires.
L'excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve
en service actif grossit les rangs de la réserve, et en a u g m e n t a n t la pression 35
q u e la c o n c u r r e n c e de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à
1 0 9
H.Merivale: « L e c t u r e s o n c o l o n i z a t i o n a n d c o l o n i e s » . L o n d . , 1841 e t 1842, v. I, p . 146.
1 1 0
Malthus: « P r i n c i p l e s of Pol. E c o n o m y » , p . 2 1 5 , 319, 320. C'est d a n s c e m ê m e ouvrage q u e
M a l t h u s , grâce à S i s m o n d i , d é c o u v r e cette m i r i f i q u e t r i n i t é c a p i t a l i s t e : excès de p r o d u c -
t i o n , - excès d e p o p u l a t i o n , - excès d e c o n s o m m a t i o n ; three very delicate monsters, e n vérité ! 4 0
v. Engels: « U m r i s s e z u e i n e r Kritik der N a t i o n a l o e k o n o m i e » , 1. c , p . 107 e t suiv.
111
Harriet Martineau: « T h e M a n c h e s t e r s t r i k e » . 1832, p . 1 0 1 .

558
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

subir plus d o c i l e m e n t les ordres du capital. A cet égard il est très instructif
de comparer les r e m o n t r a n c e s des fabricants anglais au dernier siècle, à la
veille de la révolution m é c a n i q u e , avec celles des ouvriers de fabrique an-
glais en plein d i x - n e u v i è m e siècle. Le porte-parole des premiers, appré-
5 ciant fort b i e n l'effet q u ' u n e réserve de s u r n u m é r a i r e s produit sur le service
actif, s'écrie: « D a n s ce r o y a u m e u n e autre cause de l'oisiveté, c'est le man-
que d'un nombre suffisant de bras. T o u t e s les fois q u ' u n e d e m a n d e extraordi-
naire rend insuffisante la m a s s e de travail q u ' o n a sous la m a i n , les
ouvriers sentent leur propre i m p o r t a n c e et veulent la faire sentir a u x maî-
10 très. C'est é t o n n a n t , m a i s ces gens-là sont si dépravés, que dans de tels cas
des groupes d'ouvriers se sont m i s d'accord p o u r jeter leurs maîtres d a n s
112
l'embarras en cessant de travailler p e n d a n t t o u t e u n e j o u r n é e » , c'est-à-
dire que ces gens « d é p r a v é s » s'imaginaient q u e le prix des m a r c h a n d i s e s
est réglé par la « s a i n t e » loi de l'offre et la d e m a n d e .
15 A u j o u r d ' h u i les choses o n t bien changé, grâce au d é v e l o p p e m e n t de l'in-
dustrie m é c a n i q u e . P e r s o n n e n'oserait plus prétendre, d a n s ce b o n
r o y a u m e d'Angleterre, q u e le m a n q u e de bras r e n d les ouvriers oisifs! Au
milieu de la disette cotonnière, q u a n d les fabriques anglaises avaient jeté
la plupart de leurs h o m m e s de peine sur le pavé et q u e le reste n ' é t a i t oc-
20 cupè que quatre ou six h e u r e s par jour, quelques fabricants de Bolton t e n -
tèrent d'imposer à leurs fileurs un t e m p s de travail s u p p l é m e n t a i r e , lequel^
c o n f o r m é m e n t à [la] loi sur les fabriques, ne pouvait frapper que les
h o m m e s adultes. Ceux-ci r é p o n d i r e n t par u n p a m p h l e t d'où n o u s extray-
ons le passage suivant : « On a proposé a u x ouvriers adultes de travailler de
25 douze à treize heures par jour, à un m o m e n t où des centaines d'entre eux
sont forcés de rester oisifs, qui c e p e n d a n t accepteraient volontiers m ê m e
u n e occupation partielle p o u r soutenir leurs familles et sauver leurs frères
d ' u n e mort p r é m a t u r é e causée par l'excès de travail . . . . N o u s le d e m a n -
dons, cette h a b i t u d e d'imposer a u x ouvriers occupés un t e m p s de travail
30 supplémentaire permet-elle d'établir des rapports supportables entre les
maîtres et leurs serviteurs ? Les victimes du travail excessif ressentent l'in-
justice tout a u t a n t q u e c e u x q u e l'on c o n d a m n e à l'oisiveté forcée (condem-
ned to forced idleness). Si le travail était distribué d ' u n e m a n i è r e équitable, il
y aurait dans ce district assez de besogne pour q u e c h a c u n en eût sa part.
35 N o u s ne d e m a n d o n s q u e n o t r e droit en invitant nos maîtres à raccourcir
généralement la j o u r n é e t a n t q u e durera la situation actuelle des choses, au
lieu d'exténuer les u n s de travail et de forcer les autres, faute de travail, à
113
vivre des secours de la b i e n f a i s a n c e . »
La c o n d a m n a t i o n d ' u n e partie de la classe salariée à l'oisiveté forcée
1 1 2
40 «Essay on Trade and Commerce». L o n d , 1770, p. 2 7 , 2 8 .
1 1 3
«Reports of Insp. of Factories, 31 oct. 1863 », p. 8.

559
Septième section • Accumulation du capital

n o n - s e u l e m e n t impose à l'autre un excès de travail q u i enrichit des capita-


listes individuels, m a i s du m ê m e coup, et au bénéfice de la classe capita-
liste, elle m a i n t i e n t l'armée industrielle de réserve en équilibre avec le pro-
grès de l'accumulation. Prenez par e x e m p l e l'Angleterre : quel prodige q u e
la masse, la multiplicité et la perfection des ressorts t e c h n i q u e s qu'elle m e t 5
en œ u v r e p o u r é c o n o m i s e r le travail ! Pourtant, si le travail était d e m a i n ré-
d u i t à u n e m e s u r e n o r m a l e , proportionnée à l'âge et au sexe des salariés, la
p o p u l a t i o n ouvrière actuelle ne suffirait pas, il s'en faut de b e a u c o u p , à
l'œuvre de la p r o d u c t i o n nationale. Bon gré, m a l gré, il faudrait conver-
tir de soi-disant «travailleurs improductifs» en «travailleurs p r o d u c - 10
tifs ».
Les variations du taux général des salaires ne r é p o n d e n t d o n c pas à celles
du chiffre absolu de la population ; la proportion différente suivant laquelle
la classe ouvrière se décompose en armée active et en a r m é e de réserve,
l ' a u g m e n t a t i o n ou la d i m i n u t i o n de la surpopulation relative, le degré 15
a u q u e l elle se trouve tantôt « e n g a g é e » , tantôt « d é g a g é e » , en un m o t , ses
m o u v e m e n t s d'expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur
t o u r aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui d é t e r m i n e exclusive-
m e n t ces variations. V r a i m e n t ce serait u n e belle loi p o u r l'industrie m o -
derne q u e celle qui ferait d é p e n d r e le m o u v e m e n t du capital d ' u n m o u v e - 20
m e n t dans le chiffre absolu de la p o p u l a t i o n ouvrière, au lieu de régler
l'offre du travail par l'expansion et la contraction alternatives du capital
fonctionnant, c'est-à-dire d'après les besoins m o m e n t a n é s de la classe capi-
taliste. Et c'est p o u r t a n t là le d o g m e é c o n o m i s t e !
C o n f o r m é m e n t à ce dogme, l ' a c c u m u l a t i o n produit u n e h a u s s e de sa- 25
laires, laquelle fait p e u à p e u accroître le n o m b r e des ouvriers j u s q u ' a u
point où ils e n c o m b r e n t tellement le m a r c h é que le capital ne suffit plus
p o u r les occuper tous à la fois. Alors le salaire t o m b e , la médaille t o u r n e et
m o n t r e son revers. Cette baisse d é c i m e la p o p u l a t i o n ouvrière, si b i e n que,
par rapport à son n o m b r e , le capital devient de n o u v e a u s u r a b o n d a n t , et 30
n o u s voilà revenus à notre point de départ.
Ou bien, selon d'autres docteurs ès population, la baisse des salaires et le
surcroît d'exploitation ouvrière qu'elle entraîne stimulent de n o u v e a u l'ac-
c u m u l a t i o n , et en m ê m e t e m p s cette m o d i c i t é du salaire e m p ê c h e la p o p u -
lation de s'accroître davantage. Puis, un m o m e n t arrive où la d e m a n d e | 35
|282| de travail r e c o m m e n c e à en dépasser l'offre, les salaires m o n t e n t , et
ainsi de suite.
Et un m o u v e m e n t de cette sorte serait compatible avec le système déve-
loppé de la p r o d u c t i o n capitaliste ! Mais, avant que la h a u s s e des salaires
e û t effectué la m o i n d r e a u g m e n t a t i o n positive dans le chiffre absolu de la 40
p o p u l a t i o n réellement capable de travailler, on aurait vingt fois laissé pas-

560
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

ser le temps où il fallait ouvrir la c a m p a g n e industrielle, engager la lutte et


remporter la victoire !
De 1849 à 1859, u n e h a u s s e de salaires insignifiante eut lieu d a n s les
districts agricoles anglais, malgré la baisse s i m u l t a n é e du prix des grains.
5 D a n s le Wiltshire, par exemple, le salaire h e b d o m a d a i r e m o n t a de sept sh.
à huit, d a n s le Dorsetshire de sept ou h u i t sh. à neuf, etc. C'était l'effet
d ' u n é c o u l e m e n t extraordinaire des s u r n u m é r a i r e s ruraux, occasionné par
les levées pour la guerre de Crimée, par la d e m a n d e de bras q u e l'extension
prodigieuse des c h e m i n s de fer, des fabriques, des m i n e s , etc., avait provo-
10 q u é e . Plus le t a u x des salaires est bas, plus forte est la proportion suivant
laquelle s'exprime t o u t e h a u s s e , m ê m e la plus faible. Q u ' u n salaire h e b d o -
m a d a i r e de vingt sh., par exemple, m o n t e à vingt-deux, cela ne d o n n e
q u ' u n e hausse de 10 p o u r c e n t : n'est-il au contraire q u e de sept sh. et
monte-t-il à neuf, alors la h a u s s e s'élève à 28% p o u r cent, ce qui s o n n e m a l
15 a u x oreilles. En t o u t cas, les fermiers poussèrent des h u r l e m e n t s et Y Econo-
mist de Londres, à propos de ces salaires de meurt-de-faim, parla sans rire
114
d ' u n e hausse générale et sérieuse, «a general and substantial advance ».
M a i s que firent les fermiers ? Attendirent-ils q u ' u n e r é m u n é r a t i o n si bril-
lante fit pulluler les ouvriers r u r a u x et préparât de cette m a n i è r e les bras fu-
20 turs, requis pour e n c o m b r e r le m a r c h é et d é p r i m e r les salaires de l'avenir?
C'est en effet ainsi que la chose se passe d a n s les cerveaux doctrinaires. Par
contre, nos braves fermiers e u r e n t t o u t s i m p l e m e n t recours aux m a c h i n e s ,
et l'armée de réserve fut b i e n t ô t recrutée au grand complet. Un surplus de
capital, avancé sous la forme d ' i n s t r u m e n t s puissants, fonctionna dès lors
25 dans l'agriculture anglaise, m a i s le n o m b r e des ouvriers agricoles subit u n e
d i m i n u t i o n absolue.
Les économistes confondent les lois q u i régissent le t a u x général du sa-
laire et expriment des rapports entre le capital collectif et la force ouvrière
collective, avec les lois q u i distribuent la p o p u l a t i o n entre les diverses
30 sphères de p l a c e m e n t du capital.
Des circonstances particulières favorisent l ' a c c u m u l a t i o n t a n t ô t d a n s
telle b r a n c h e d'industrie, t a n t ô t d a n s telle autre. Dès que les profits y dé-
passent le t a u x m o y e n , des capitaux additionnels sont fortement attirés, la
d e m a n d e de travail s'en ressent, devient plus vive et fait m o n t e r les sa-
35 laires. Leur hausse attire u n e plus grande partie de la classe salariée à la
b r a n c h e privilégiée, j u s q u ' à ce que celle-ci soit saturée de force ouvrière,
mais, c o m m e l'affluence des c a n d i d a t s c o n t i n u e , le salaire r e t o m b e b i e n t ô t
à son niveau ordinaire ou descend plus bas encore. Alors l'immigration des
ouvriers va n o n - s e u l e m e n t cesser, m a i s faire place à leur émigration en
40 d'autres branches d'industrie. Là l'économiste se flatte d'avoir surpris le
1 , 4
Economist, J a n . 2 1 , 1860.

561

Ita
Septième section · Accumulation du capital

m o u v e m e n t social sur le fait. Il voit de ses propres y e u x q u e l ' a c c u m u l a t i o n


d u capital produit u n e hausse des salaires, cette hausse u n e a u g m e n t a t i o n
des ouvriers, cette a u g m e n t a t i o n u n e baisse des salaires, et celle-ci enfin
u n e d i m i n u t i o n des ouvriers. M a i s ce n'est après t o u t q u ' u n e oscillation lo-
cale du m a r c h é de travail qu'il vient d'observer, oscillation produite par le 5
m o u v e m e n t de distribution des travailleurs entre les diverses sphères de
p l a c e m e n t du capital.
P e n d a n t les périodes de stagnation et d'activité m o y e n n e , l'armée de ré-
serve industrielle pèse sur l'armée active, p o u r en refréner les prétentions
p e n d a n t la période de surproduction et de h a u t e prospérité. C'est ainsi q u e 10
la surpopulation relative, u n e fois d e v e n u e le pivot sur lequel t o u r n e la loi
de l'offre et la d e m a n d e de travail, ne lui p e r m e t de fonctionner q u ' e n t r e
des limites qui laissent assez de c h a m p à l'activité d'exploitation et à l'es-
prit d o m i n a t e u r du capital.
R e v e n o n s , à ce propos, sur un grand exploit de la « s c i e n c e » . Q u a n d u n e 15
partie du fonds de salaires vient d'être convertie en m a c h i n e s , les utopistes
de l'économie politique p r é t e n d e n t q u e cette opération, t o u t en déplaçant,
à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers j u s q u e - l à occupés, dégage en
m ê m e temps un capital de g r a n d e u r égale p o u r leur emploi futur d a n s
q u e l q u e autre b r a n c h e d'industrie. N o u s avons déjà m o n t r é (voir « T h é o r i e 20
de la c o m p e n s a t i o n » , chapitre XV, n u m é r o VI), qu'il n ' e n est r i e n ;
q u ' a u c u n e partie de l'ancien capital ne devient ainsi disponible pour les
ouvriers déplacés, m a i s q u ' e u x - m ê m e s d e v i e n n e n t au contraire disponibles
p o u r les capitaux n o u v e a u x , s'il y en a. Ce n'est q u e m a i n t e n a n t q u ' o n p e u t
apprécier toute la frivolité de cette « t h é o r i e de c o m p e n s a t i o n » . 25
Les ouvriers atteints par u n e conversion partielle du fonds de salaire en
m a c h i n e s a p p a r t i e n n e n t à diverses catégories. Ce sont d'abord ceux qui ont
été licenciés, ensuite leurs r e m p l a ç a n t s réguliers, enfin le contingent sup-
p l é m e n t a i r e absorbé par u n e industrie dans son état ordinaire d'extension.
Ils sont m a i n t e n a n t tous disponibles, et tout capital additionnel, alors sur 30
le point d'entrer en fonction, en p e u t disposer. Q u ' i l attire e u x ou d'autres,
l'effet qu'il produit sur la d e m a n d e générale du travail restera toujours n u l ,
si ce capital suffit juste pour retirer du m a r c h é a u t a n t de bras q u e les m a -
chines y en ont jetés. S'il en retire m o i n s , le chiffre du s u r n u m é r a r i a t aug-
m e n t e r a au b o u t du compte, et, enfin, s'il en retire davantage, la d e m a n d e 35
générale du travail ne s'accroîtra q u e de l'excédant des bras qu'il « e n g a g e »
sur ceux que la m a c h i n e a « dégagés ». L ' i m p u l s i o n q u e des capitaux addi-
tionnels, en voie de p l a c e m e n t , auraient a u t r e m e n t d o n n é e à la d e m a n d e
générale de bras, se trouve d o n c en t o u t cas neutralisée, j u s q u ' à concur-
rence des bras jetés par les m a c h i n e s sur le m a r c h é du travail. 40
Et c'est là l'effet général de toutes les m é t h o d e s qui c o n c o u r e n t à rendre

562
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

des travailleurs s u r n u m é r a i r e s . G r â c e à elles, l'offre et la d e m a n d e de tra-|


|283|vail cessent d'être des m o u v e m e n t s partant de d e u x côtés opposés, ce-
lui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des d e u x côtés à
la fois. Si son a c c u m u l a t i o n a u g m e n t e la d e m a n d e de bras, elle en aug-
5 m e n t e aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés.
D a n s ces conditions la loi de l'offre et la d e m a n d e de travail c o n s o m m e le
despotisme capitaliste.
Aussi, q u a n d les travailleurs c o m m e n c e m e n t à s'apercevoir q u e leur
fonction d ' i n s t r u m e n t s de m i s e en valeur du capital devient plus précaire, à
10 m e s u r e q u e leur travail et la richesse de leurs maîtres a u g m e n t e n t ; dès
qu'ils découvrent q u e l'intensité de la c o n c u r r e n c e qu'ils se font les u n s
aux autres d é p e n d e n t i è r e m e n t de la pression exercée par les s u r n u m é -
raires; dès qu'afin d'affaiblir l'effet funeste de cette loi « n a t u r e l l e » de l'ac-
c u m u l a t i o n capitaliste ils s'unissent pour organiser l'entente et l'action
15 c o m m u n e entre les occupés et les n o n - o c c u p é s , aussitôt le capital et son sy-
cophante l'économiste de crier au sacrilège, à la violation de la loi « éter-
nelle » de l'offre et la d e m a n d e . Il est vrai qu'ailleurs, dans les colonies, par
exemple, où la formation d ' u n e réserve industrielle r e n c o n t r e des obstacles
importuns, les capitalistes et leurs avocats d'office ne se g ê n e n t pas p o u r
20 s o m m e r l'État d'arrêter les t e n d a n c e s dangereuses de cette loi « s a c r é e » .

IV
Formes d'existence de la surpopulation relative - La loi
générale de l'accumulation capitaliste

En dehors de grands c h a n g e m e n t s périodiques qui, dès q u e le cycle i n d u s -


25 triel passe d ' u n e de ses phases à l'autre, surviennent d a n s l'aspect général
de la surpopulation relative, celle-ci présente toujours des n u a n c e s variées
à l'infini. P o u r t a n t on y distingue bientôt quelques grandes catégories,
quelques différences de forme fortement p r o n o n c é e s - la forme flottante,
latente et stagnante.
30 Les centres de l'industrie m o d e r n e , - ateliers a u t o m a t i q u e s , m a n u f a c -
tures, usines, m i n e s , etc., - ne cessent d'attirer et de repousser alternative-
m e n t des travailleurs, m a i s en général l'attraction l'emporte à la l o n g u e sur
la répulsion, de sorte q u e le n o m b r e des ouvriers exploités y va en a u g m e n -
tant, bien qu'il y d i m i n u e p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à l'échelle de la p r o d u c t i o n .
35 Là la surpopulation existe à l'état flottant.
D a n s les fabriques a u t o m a t i q u e s , de m ê m e que dans la plupart des
grandes m a n u f a c t u r e s où les m a c h i n e s ne j o u e n t q u ' u n rôle auxiliaire à
côté de la division m o d e r n e du travail, on n ' e m p l o i e par masse les ouvriers

563
Septième section • Accumulation du capital

mâles q u e j u s q u ' à l'âge de leur m a t u r i t é . Ce t e r m e passé, on en retient un


faible contingent et l'on renvoie régulièrement la majorité. Cet é l é m e n t de
la surpopulation s'accroît à m e s u r e q u e la g r a n d e industrie s'étend. U n e
partie émigré et ne fait en réalité que suivre l'émigration du capital. Il en
résulte que la population f é m i n i n e a u g m e n t e plus vite que la popula- 5
t i o n m â l e : t é m o i n l'Angleterre. Q u e l'accroissement n a t u r e l de la classe
ouvrière ne suffise pas a u x besoins de l ' a c c u m u l a t i o n n a t i o n a l e , et qu'il dé-
passe n é a n m o i n s les facultés d'absorption du m a r c h é national, cela paraît
i m p l i q u e r u n e contradiction, m a i s elle naît d u m o u v e m e n t m ê m e d u capi-
tal, à q u i il faut u n e plus grande proportion de femmes, d'enfants, d'adoles- 10
cents, de j e u n e s gens, q u e d ' h o m m e s faits. Semble-t-il d o n c m o i n s contra-
dictoire, au premier abord, q u ' a u m o m e n t m ê m e où des milliers d'ouvriers
se trouvent sur le pavé l'on crie à la disette de bras ? Au dernier semestre de
1866, par exemple, il y avait à Londres plus de cent mille ouvriers en chô-
m a g e forcé, tandis que, faute de bras, b e a u c o u p de m a c h i n e s c h ô m a i e n t 15
115
d a n s les fabriques du L a n c a s h i r e .
L'exploitation de la force ouvrière par le capital est d'ailleurs si intense
q u e le travailleur est déjà usé à la moitié de sa carrière. Q u a n d il atteint
l'âge m û r , il doit faire place à u n e force plus j e u n e et descendre un é c h e l o n
de l'échelle sociale, h e u r e u x s'il ne se trouve pas définitivement relégué 20
p a r m i les surnuméraires. En outre, c'est chez les ouvriers de la g r a n d e in-
dustrie que l'on rencontre la m o y e n n e de vie la plus courte. « C o m m e l'a
constaté le docteur L e i g h l'officier de santé p o u r M a n c h e s t e r , la durée
}

m o y e n n e de la vie est, à M a n c h e s t e r , de 38 a n n é e s p o u r la classe aisée et


de 17 a n n é e s seulement p o u r la classe ouvrière, tandis q u ' à Liverpool elle 25
est de 35 a n n é e s p o u r la première et de 15 pour la seconde. Il s'ensuit q u e
la classe privilégiée tient u n e assignation sur la vie (have a lease of life) de
plus de d e u x fois la valeur de celle qui échoit a u x citoyens m o i n s favori-
116
s é s . » Ces conditions u n e fois d o n n é e s , les rangs de cette fraction du pro-
létariat ne peuvent grossir q u ' e n c h a n g e a n t souvent d ' é l é m e n t s individuels. 30
Il faut d o n c que les générations subissent des périodes de r e n o u v e l l e m e n t
fréquentes. Ce besoin social est satisfait au m o y e n de mariages précoces
(conséquence fatale de la situation sociale des ouvriers manufacturiers),
et grâce à la p r i m e q u e l'exploitation des enfants assure à leur p r o d u c -
tion. 35

1 1 5
« I l n e s e m b l e p a s a b s o l u m e n t vrai q u e l a d e m a n d e p r o d u i s e toujours l'offre j u s t e a u m o -
m e n t o ù i l e n est b e s o i n . Cela n ' a p a s e u lieu d u m o i n s p o u r l e travail d e f a b r i q u e , car u n
g r a n d n o m b r e de m a c h i n e s c h ô m a i e n t faute de b r a s . » (Rpts of Insp. of Fact., for 31 oct. 1866,
[Lond. 1867,] p , 8 1 . )
1 1 6
D i s c o u r s d ' o u v e r t u r e de la C o n f é r e n c e sur la réforme s a n i t a i r e , t e n u e à B i r m i n g h a m , p a r 40
M. J. C h a m b e r l a i n , m a i r e de B i r m i n g h a m , le 14 j a n v i e r 1875.

564
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

Dès q u e le régime capitaliste s'est e m p a r é de l'agriculture, la d e m a n d e


de travail y d i m i n u e a b s o l u m e n t à m e s u r e q u e le capital s'y a c c u m u l e . La
répulsion de la force ouvrière n'est p a s d a n s l'agriculture, c o m m e en
d'autres industries, c o m p e n s é e par u n e attraction supérieure. U n e partie d e
5 la p o p u l a t i o n des c a m p a g n e s se trouve d o n c toujours sur le p o i n t de se
convertir en p o p u l a t i o n u r b a i n e ou m a n u f a c t u r i è r e , et dans l'attente de cir-
constances favorables à cette conversion.
« D a n s le r e c e n s e m e n t de 1861 p o u r l'Angleterre et la p r i n c i p a u t é de
Galles figurent 781 villes avec u n e p o p u l a t i o n de 10 960 998 h a b i t a n t s , tan-
10 dis que les villages et les paroisses de c a m p a g n e ||284| n ' e n c o m p t e n t q u e
9 1 0 5 226 ... En 1851 le n o m b r e des villes était de 580 avec u n e p o p u l a t i o n
à p e u près égale à celle des districts ruraux. M a i s , tandis q u e d a n s ceux-ci
la p o p u l a t i o n ne s ' a u g m e n t a i t q u e d ' u n demi-million, elle s ' a u g m e n t a i t en
580 villes de 1 5 5 4 0 6 7 h a b i t a n t s . L'accroissement de p o p u l a t i o n est d a n s
15 les paroisses rurales de 6,5 p o u r 100, d a n s les villes de 17,3. Cette diffé-
r e n c e doit être attribuée à l'émigration q u i se fait des campagnes d a n s les
villes. C'est ainsi q u e celles-ci absorbent les trois quarts de l'accroissement
117
général de la p o p u l a t i o n . »
P o u r q u e les districts r u r a u x d e v i e n n e n t p o u r les villes u n e telle source
20 d'immigration, il faut q u e d a n s les c a m p a g n e s elles-mêmes il y ait u n e sur-
p o p u l a t i o n latente, d o n t o n n ' a p e r ç o i t t o u t e l ' é t e n d u e q u ' a u x m o m e n t s ex-
ceptionnels où ses c a n a u x de décharge s'ouvrent t o u t grands.
L'ouvrier agricole se trouve par c o n s é q u e n t réduit au m i n i m u m du sa-
laire et a un pied déjà d a n s la fange du p a u p é r i s m e .
25 La troisième catégorie de la surpopulation relative, la stagnante, appar-
tient b i e n à l'armée industrielle active, m a i s en m ê m e t e m p s l'irrégularité
e x t r ê m e de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de forces dispo-
nibles. A c c o u t u m é e à la m i s è r e c h r o n i q u e , à des conditions d'existence
t o u t à fait précaires et h o n t e u s e m e n t inférieures au niveau n o r m a l de la
30 classe ouvrière, elle devient la large base de b r a n c h e s d'exploitation spé-
ciales où le temps de travail atteint son m a x i m u m et le t a u x de salaire son
m i n i m u m . Le soi-disant travail à domicile n o u s en fournit un exemple af-
freux.
Cette c o u c h e de la classe ouvrière se recrute sans cesse p a r m i les « s u r n u -
35 m é r a i r e s » de la grande industrie et de l'agriculture, et surtout d a n s les
sphères de p r o d u c t i o n où le m é t i e r s u c c o m b e devant la m a n u f a c t u r e , cel-
le-ci devant l'industrie m é c a n i q u e . A part les contingents auxiliaires q u i
vont ainsi grossir ses rangs, elle se reproduit e l l e - m ê m e sur u n e échelle pro-
gressive. N o n - s e u l e m e n t le chiffre des n a i s s a n c e s et des décès y est très-

40 1 1 7
Census, etc, for 1861, ν. III, p. 11, 12.

565
Septième section · Accumulation du capital

élevé, m a i s les diverses catégories de cette surpopulation à l'état stagnant


s'accroissent a c t u e l l e m e n t en raison inverse du m o n t a n t des salaires q u i
leur échoient, et, par c o n s é q u e n t , des subsistances sur lesquelles elles végè-
tent. Un tel p h é n o m è n e ne se rencontre pas chez les sauvages ni chez les
colons civilisés. Il rappelle la r e p r o d u c t i o n extraordinaire de certaines es- 5
pèces animales faibles et c o n s t a m m e n t pourchassées. Mais, dit A d a m
S m i t h , « l a pauvreté semble favorable à la g é n é r a t i o n » . C'est m ê m e u n e or-
d o n n a n c e divine d ' u n e profonde sagesse, s'il faut en croire le spirituel et
galant abbé Galiani, selon lequel « D i e u fait q u e les h o m m e s qui exercent
1 1 8
des métiers de première utilité naissent a b o n d a m m e n t » . « L a misère, 10
poussée m ê m e au point où elle engendre la famine et les épidémies, t e n d à
a u g m e n t e r la population au lieu de l'arrêter. » Après avoir d é m o n t r é cette
proposition par la statistique, Laing ajoute : « Si tout le m o n d e se trouvait
119
dans un état d'aisance, le m o n d e serait bientôt d é p e u p l é . »
Enfin, le dernier résidu de la surpopulation relative h a b i t e l'enfer du 15
p a u p é r i s m e . Abstraction faite des vagabonds, des criminels, des prosti-
tuées, des m e n d i a n t s , et de tout ce m o n d e q u ' o n appelle les classes d a n g e -
reuses, cette couche sociale se compose de trois catégories.
La première c o m p r e n d des ouvriers capables de travailler. Il suffit de j e -
ter un c o u p d'œil sur les listes statistiques du p a u p é r i s m e anglais p o u r 20
s'apercevoir que sa masse, grossissant à c h a q u e crise et d a n s la phase de
stagnation, d i m i n u e à c h a q u e reprise des affaires. La seconde catégorie
c o m p r e n d les enfants des pauvres assistés et des orphelins. Ce sont a u t a n t
de c a n d i d a t s de la réserve industrielle qui, a u x époques de h a u t e prospé-
rité, entrent en masse d a n s le service actif, c o m m e , par exemple, en 1860. 25
La troisième catégorie embrasse les Misérables, d'abord les ouvriers et
ouvrières q u e le développement social a, pour ainsi dire, d é m o n é t i s é s , en
s u p p r i m a n t l'œuvre de détail d o n t la division du travail avait fait leur seule
ressource ; puis ceux q u i par m a l h e u r ont dépassé l'âge n o r m a l du salarié ;
enfin les victimes directes de l'industrie - m a l a d e s , estropiés, veuves, etc., 30
d o n t le n o m b r e s'accroît avec celui des m a c h i n e s dangereuses, des m i n e s ,
des m a n u f a c t u r e s c h i m i q u e s , etc.
Le p a u p é r i s m e est l'hôtel des invalides de l'armée active du travail et le
poids m o r t de sa réserve. Sa production est comprise dans celle de la surpo-
pulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il forme avec 35
elle u n e condition d'existence de la richesse capitaliste. Il entre d a n s les
faux frais de la production capitaliste, frais d o n t le capital sait fort bien,

1 1 8
I d d i o f a c h e gli u o m i n i c h e e s e r c i t a n o m e s t i e r i d i p r i m a u t i l i t à n a s c o n o a b b o n d a n t e m e n t e .
Galiani, 1. e, p. 78.
1 1 9
S. Laing : National Distress, 1844, p. 69. 40

566
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

d'ailleurs, rejeter la plus g r a n d e partie sur les épaules de la classe ouvrière


et de la petite classe m o y e n n e .
La réserve industrielle est d ' a u t a n t plus n o m b r e u s e q u e la richesse so-
ciale, le capital en fonction, l ' é t e n d u e et l'énergie de son a c c u m u l a t i o n ,
5 partant aussi le n o m b r e absolu de la classe ouvrière et la puissance produc-
tive de son travail, sont plus considérables. Par les m ê m e s causes qui déve-
loppent la force expansive du capital a m e n a n t la m i s e en disponibilité de
la force ouvrière, la réserve industrielle doit a u g m e n t e r avec les ressorts de
la richesse. M a i s plus la réserve grossit, c o m p a r a t i v e m e n t à l'armée active
10 du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée d o n t la m i s è r e est
en raison directe du l a b e u r imposé. Plus s'accroît enfin cette c o u c h e des
Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le p a u p é r i s m e officiel.
Voilà la loi générale, absolue, de l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste. L ' a c t i o n de
cette loi, c o m m e de t o u t e autre, est n a t u r e l l e m e n t modifiée p a r des cir-
15 constances particulières.
On c o m p r e n d d o n c t o u t e la sottise de la sagesse é c o n o m i q u e q u i ne
cesse de prêcher a u x travailleurs d ' a c c o m m o d e r leur n o m b r e a u x besoins
du capital. C o m m e si le m é c a n i s m e du capital ne le réali||285|sait pas
continuellement, cet accord désiré, d o n t le p r e m i e r m o t est : création d ' u n e
20 réserve industrielle, et le dernier: invasion croissante de la misère j u s q u e
dans les profondeurs de l'armée active du travail, poids m o r t du p a u p é -
risme.
La loi selon laquelle u n e m a s s e toujours plus grande des éléments
constituants de la richesse peut, grâce au développement c o n t i n u des pou-
25 voirs collectifs du travail, être m i s e en œ u v r e avec u n e dépense de force
h u m a i n e toujours m o i n d r e , cette loi qui m e t l ' h o m m e social à m ê m e de
produire davantage avec m o i n s de labeur, se t o u r n e d a n s le m i l i e u capita-
liste - où ce ne sont pas les m o y e n s de p r o d u c t i o n q u i sont au service du
travailleur, m a i s le travailleur q u i est au service des m o y e n s de p r o d u c -
30 tion - en loi contraire, c'est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources
et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs m o y e n s d ' e m -
ploi, plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force, devient
précaire. L'accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du
travail, plus rapide que celui de la population, s'exprime d o n c en la for-
35 m u l e contraire, savoir: la p o p u l a t i o n productive croît toujours en raison
plus rapide q u e le besoin q u e le capital p e u t en avoir.
L'analyse de la plus-value relative (sect. IV) n o u s a c o n d u i t à ce résultat :
dans le système capitaliste toutes les m é t h o d e s pour multiplier les puis-
sances du travail collectif s'exécutent aux d é p e n s du travailleur individuel ;
40 tous les m o y e n s p o u r développer la p r o d u c t i o n se transforment en m o y e n s
de d o m i n e r et d'exploiter le p r o d u c t e u r : ils font de lui un h o m m e t r o n q u é ,

567
Septième section • Accumulation du capital

fragmentaire, ou l'appendice d ' u n e m a c h i n e ; ils lui opposent c o m m e


a u t a n t de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la p r o d u c t i o n ;
ils substituent au travail attrayant le travail forcé ; ils r e n d e n t les c o n d i t i o n s
d a n s lesquelles le travail se fait de plus en plus a n o r m a l e s et s o u m e t t e n t
l'ouvrier d u r a n t son service à un despotisme aussi illimité q u e m e s q u i n ; ils 5
transforment sa vie entière en temps de travail et j e t t e n t sa f e m m e et ses
enfants sous les roues du J a g e r n a u t capitaliste.
M a i s toutes les m é t h o d e s qui aident à la p r o d u c t i o n de la plus-value fa-
vorisent également l ' a c c u m u l a t i o n , et t o u t e extension de celle-ci appelle à
son t o u r celles-là. Il en résulte que, quel que soit le t a u x des salaires, h a u t 10
ou bas, la condition du travailleur doit empirer à m e s u r e que le capital
s'accumule.
Enfin la loi, q u i toujours équilibre le progrès de l ' a c c u m u l a t i o n et celui
de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus s o l i d e m e n t
q u e les coins de Vulcain ne rivaient P r o m é t h é e à son rocher. C'est cette loi 15
q u i établit u n e corrélation fatale entre l ' a c c u m u l a t i o n du capital et l'accu-
m u l a t i o n de la misère, de telle sorte q u ' a c c u m u l a t i o n de richesse à un
pôle, c'est égale a c c u m u l a t i o n de pauvreté, de souffrance, d'ignorance,
d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé, du
côté de la classe qui produit le capital m ê m e . 20
120
Ce caractère antagoniste de la p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e a frappé m ê m e
des économistes, lesquels d'ailleurs confondent souvent les p h é n o m è n e s
par lesquels il se manifeste avec des p h é n o m è n e s analogues, m a i s apparte-
n a n t à des ordres de p r o d u c t i o n sociale antérieurs.
G. Ortès, m o i n e vénitien et un des économistes m a r q u a n t s du dix-hui- 25
t i è m e siècle, croit avoir trouvé dans l'antagonisme i n h é r e n t à la richesse
capitaliste la loi i m m u a b l e et naturelle de la richesse sociale. Au lieu de
projeter, dit-il, « p o u r le b o n h e u r des peuples, des systèmes inutiles, je me
b o r n e r a i à chercher la raison de leur misère .... Le b i e n et le m a l é c o n o m i -
q u e se font toujours équilibre dans u n e n a t i o n (<il b e n e ed il m a l e e c o n o - 30
m i c o i n u n a n a z i o n e sempre all'istessa m i s u r a ) ) : l ' a b o n d a n c e des b i e n s
chez les u n s est toujours égale au m a n q u e de biens chez les autres (<la co-
pia dei b e n i in alcuni sempre eguale alla m a n c a n z a di essi in altri)); la
g r a n d e richesse d ' u n petit n o m b r e est toujours a c c o m p a g n é e de la priva-

1 2 0
« D e j o u r e n j o u r i l d e v i e n t d o n c plus clair q u e les r a p p o r t s d e p r o d u c t i o n d a n s lesquels s e 35
m e u t la bourgeoisie n'ont pas un caractère un, un caractère simple, mais un caractère de du-
plicité ; q u e d a n s les m ê m e s r a p p o r t s d a n s lesquels se p r o d u i t la r i c h e s s e la m i s è r e se p r o d u i t
aussi ; q u e d a n s les m ê m e s r a p p o r t s d a n s lesquels il y a d é v e l o p p e m e n t d e s forces p r o d u c t i v e s
il y a u n e force p r o d u c t i v e de r é p r e s s i o n ; q u e ces rapports ne p r o d u i s e n t la richesse bour-
geoise, c'est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, q u ' e n a n é a n t i s s a n t c o n t i n u e l l e m e n t la 40
richesse d e s m e m b r e s i n t é g r a n t s d e c e t t e classe e t e n p r o d u i s a n t u n prolétariat t o u j o u r s crois-
sant. » (Karl M a r x : Misère de la philosophie, p. 116.)

568
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

tion des premières nécessités chez la m u l t i t u d e , la diligence excessive des


u n s rend forcée la fainéantise des autres ; la richesse d ' u n pays correspond
121
à sa population et sa m i s è r e correspond à sa r i c h e s s e . »
Mais, si Ortès était p r o f o n d é m e n t attristé de cette fatalité é c o n o m i q u e
5 de la misère, dix ans après lui, un ministre anglican, le révérend J. Towns-
end, vint, le c œ u r léger et m ê m e joyeux, la glorifier c o m m e la c o n d i t i o n né-
cessaire de la richesse. L'obligation légale du travail, dit-il, « d o n n e trop de
peine, exige trop de violence, et fait trop de b r u i t ; la faim au contraire est
n o n - s e u l e m e n t u n e pression paisible, silencieuse et incessante, m a i s
10 c o m m e le m o b i l e le plus n a t u r e l du travail et de l'industrie, elle p r o v o q u e
aussi les efforts les plus p u i s s a n t s » . Perpétuer la faim du travailleur, c'est
d o n c le seul article i m p o r t a n t de son code du travail, mais, p o u r l'exécuter,
ajoute-t-il, il suffit de laisser faire le principe de population, actif surtout
p a r m i les pauvres. « C ' e s t u n e loi de la n a t u r e , paraît-il, q u e les pauvres
15 soient imprévoyants j u s q u ' à un certain degré, afin qu'il y ait toujours des
h o m m e s prêts à remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les
plus abjectes de la c o m m u n a u t é . Le fonds du b o n h e u r h u m a i n (<the fund
of h u m a n happiness)) en est g r a n d e m e n t a u g m e n t é , les gens c o m m e il
faut, plus délicats (<the m o r e delicate)), débarrassés de telles tribulations,
20 peuvent d o u c e m e n t suivre leur vocation supérieure ... Les lois p o u r le se-
cours des pauvres t e n d e n t à détruire l ' h a r m o n i e et la b e a u t é , l'ordre et la
1 2 2
symétrie de ce système q u e D i e u et la n a t u r e ont établi dans le m o n d e . » |
(286( Si le m o i n e v é n i t i e n trouvait d a n s la fatalité é c o n o m i q u e de la m i -
sère la raison d'être de la charité c h r é t i e n n e , du célibat, des m o n a s t è r e s ,
25 couvents, etc., le révérend p r é b e n d e y trouve d o n c au contraire un prétexte
pour passer c o n d a m n a t i o n sur les « p o o r laws», les lois anglaises q u i don-
n e n t aux pauvres le droit aux secours de la paroisse.
« Le progrès de la richesse sociale », dit Storch, « enfante cette classe utile
de la s o c i é t é . . . . q u i exerce les o c c u p a t i o n s les plus fastidieuses, les plus
1 2 1
30 G. O r t è s : Della Economia nazionale libri sei, 1774, ed. C u s t o d i , parte m o d e r n a , t . X X I , p . 6 , 9,
24, 2 5 , etc.
1 2 2
A Dissertation on the Poor Laws, by a Wellwisher of M a n k i n d (the R e v e r e n d M . J . T o w n s e n d ) ,
1786, n o u v e l l e éd. L o n d r e s , 1817, p. 15 [,39, 4 1 ] . Ce p a s t e u r « d é l i c a t » , d o n t le p a m p h l e t q u e
n o u s v e n o n s de citer ainsi q u e le Voyage en Espagne o n t été i m p u d e m m e n t pillés p a r M a l t h u s ,
35 e m p r u n t a l u i - m ê m e u n e b o n n e p a r t i e de sa d o c t r i n e à Sir J. Steuart, t o u t en le défigurant. Si
Steuart dit, p a r e x e m p l e : « L ' e s c l a v a g e était l e seul m o y e n d e faire travailler les h o m m e s a u
delà d e leurs b e s o i n s , e t p o u r q u ' u n e partie d e l ' É t a t n o u r r î t g r a t u i t e m e n t l ' a u t r e ; c'était u n
m o y e n violent d e r e n d r e les h o m m e s l a b o r i e u x (pour d ' a u t r e s h o m m e s ) . A l o r s les h o m m e s
é t a i e n t obligés à travailler, p a r c e q u ' i l s é t a i e n t esclaves d ' a u t r e s h o m m e s ; a u j o u r d ' h u i les
40 h o m m e s sont obligés d e travailler (pour d ' a u t r e s h o m m e s q u i n e travaillent p a s ) , p a r c e q u ' i l s
s o n t esclaves de leur p r o p r e b e s o i n » (Steuart, 1. c, ch. VIL) - il n ' e n c o n c l u t pas, c o m m e le
p h i l a n t h r o p e clérical, q u ' i l faut m e t t r e a u x salariés le râtelier b i e n h a u t . Il veut, au c o n t r a i r e ,
q u ' e n a u g m e n t a n t leurs b e s o i n s on les i n c i t e à travailler d a v a n t a g e p o u r les g e n s c o m m e il
faut.

569
Septième section · Accumulation du capital

viles et les plus dégoûtantes, q u i prend, en un m o t , sur ses épaules t o u t ce


q u e la vie a de désagréable et d'assujettissant et procure ainsi a u x autres
classes le loisir, la sérénité d'esprit et la dignité conventionnelle (!) de ca-
1 2 3
ractère, etc. » Puis, après s'être d e m a n d é en q u o i d o n c au b o u t du c o m p t e
elle l'emporte sur la barbarie, cette civilisation capitaliste avec sa misère et 5
sa dégradation des masses, il ne trouve q u ' u n m o t à r é p o n d r e - la sécurité !
Sismondi constate que, grâce au progrès de l'industrie et de la science,
c h a q u e travailleur p e u t produire c h a q u e j o u r b e a u c o u p plus q u e son entre-
tien quotidien. Mais cette richesse, produit de son travail, le rendrait p e u
propre au travail, s'il était appelé à la c o n s o m m e r . Selon lui «les h o m m e s 10
(bien e n t e n d u , les h o m m e s non-travailleurs) renonceraient probablement à
tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les
manufactures, s'il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que
celui de l'ouvrier... Les efforts sont a u j o u r d ' h u i séparés de leur r é c o m p e n s e ;
ce n'est pas le m ê m e h o m m e q u i travaille et qui se repose e n s u i t e : m a i s 15
c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se reposer ... La multiplication in-
définie des pouvoirs productifs du travail ne p e u t d o n c avoir p o u r résultat
124
q u e l ' a u g m e n t a t i o n du luxe ou des jouissances des riches o i s i f s . » Cherbu-
liez, disciple de Sismondi, le complète en ajoutant: « L e s travailleurs eux-
m ê m e s ..., en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à 20
125
l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leurs salaires. »
Enfin, le zélateur à froid de la doctrine bourgeoise, Destutt de Tracy, dit
carrément :
«Les n a t i o n s pauvres, c'est là où le peuple est à son a i s e ; et les nations
126
riches, c'est là où il est o r d i n a i r e m e n t p a u v r e . » 25

V
Illustration de la loi générale
de l'accumulation capitaliste

a) L'Angleterre de 1846 à 1866

A u c u n e période de la société m o d e r n e ne se prête m i e u x à l'étude de l'ac- 30


1 2 7
c u m u l a t i o n capitaliste que celle des vingt dernières a n n é e s : il semble
qu'elle ait trouvé l'escarcelle e n c h a n t é e de F o r t u n a t u s . Cette fois encore

1 2 3
Storch, 1 . c , t . I l l , p . 2 2 3 .
1 2 4
S i s m o n d i , 1. c, éd. Paris, [1819,] 1.1, p. 79, 8 1 .
1 2 5
C h e r b u l i e z , I.e., p . 146. 35
1 2 6
D e s t u t t d e Tracy, I.e., p . 2 3 1 .
1 2 7
Ceci a été écrit en m a r s 1867.

570
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

l'Angleterre figure c o m m e le pays m o d è l e , et parce que, t e n a n t le p r e m i e r


rang sur le m a r c h é universel, c'est chez elle seule q u e la p r o d u c t i o n capita-
liste s'est développée d a n s sa p l é n i t u d e , et parce que le règne millénaire du
libre échange, établi dès 1846, y a chassé l'économie vulgaire de ses der-
5 niers réduits. N o u s avons déjà suffisamment i n d i q u é (sections I I I et IV) le
progrès gigantesque de la p r o d u c t i o n anglaise p e n d a n t cette période de
vingt ans, d o n t la dernière m o i t i é surpasse encore de b e a u c o u p la p r e m i è r e .
Bien q u e d a n s le dernier demi-siècle la p o p u l a t i o n anglaise se soit ac-
crue très-considérablement, son accroissement proportionnel ou le t a u x de
10 l ' a u g m e n t a t i o n a baissé c o n s t a m m e n t , ainsi q u e le m o n t r e le tableau sui-
vant e m p r u n t é au r e c e n s e m e n t officiel de 1861 :

Taux annuel pour cent de l'accroissement de la population de l'Angleterre


et de la principauté de Galles, en nombres décimaux:
1 8 1 1 - 1821 1,533
15 1 8 2 1 - •1831 1,446
1 8 3 1 - •1841 1,326
1 8 4 1 - 1851 1,216
1 8 5 1 - 1861 1,141

E x a m i n o n s m a i n t e n a n t l'accroissement parallèle de la richesse. Ici la


20 base la plus sûre, c'est le m o u v e m e n t des profits industriels, rentes fon-
cières, etc., s o u m i s à l'impôt sur le revenu. L'accroissement des profits i m -
posés (fermages et q u e l q u e s autres catégories n o n comprises) atteignit,
pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864, le chiffre de 50,47% (ou 4 , 5 8 %
128
par an, en m o y e n n e ) , celui de la population, p e n d a n t la m ê m e période,
25 fut de 12%. L ' a u g m e n t a t i o n des rentes imposables du sol (y compris les
maisons, les c h e m i n s de fer, les m i n e s , les pêcheries etc.) atteignit, d a n s le
5
m ê m e intervalle de temps, 38 % ou 3 / % par an, d o n t la plus grande part
1 2

revient aux catégories s u i v a n t e s :

Excédant du revenu annuel de 1864 sur 1853


30 Augmentation
par an
Maisons 38,60% 3,50%
Carrières 84,76 7,70
Mines 68,85 6,26
35 Forges 39,92 3,63
Pêcheries 57,37 5,21
Usines à gaz 126,02 11,45
C h e m i n s de fer 83,29 7,57

128
Tenth Report of the Commissioners of H. M's Inland Revenue. L o n d , 1866, p. 38.

571
Septième section · Accumulation du capital

Si l'on c o m p a r e entre elles, quatre par quatre, les ||287| a n n é e s de la pé-


riode 1 8 5 3 - 1 8 6 4 , le degré d ' a u g m e n t a t i o n des revenus s'accroît c o n t i n u e l -
l e m e n t ; celui des revenus dérivés du profit, par exemple, est a n n u e l l e m e n t
de 1,73 % de 1853 à 1857, de 2,74% p o u r c h a q u e a n n é e entre 1857 et 1 8 6 1 ,
et enfin de 9,30% entre 1861 et 1864. La s o m m e totale des revenus i m p o - 5
ses d a n s le R o y a u m e - U n i s'élevait en 1856 à 3 0 7 0 6 8 898 /.st., en 1859 à
328 127 416 /. st., en 1862 à 3 5 1 7 4 5 2 4 1 /. st., en 1863 à 3 5 9 1 4 2 897 /. st., en
129
1864 à 362 462 279 /. st., en 1865 à 385 530 020 /. s t .
La centralisation du capital m a r c h a i t de pair avec son a c c u m u l a t i o n .
Bien qu'il n'existât a u c u n e statistique agricole officielle p o u r l'Angleterre 10
(mais b i e n p o u r l'Irlande), dix comtés e n fournirent u n e v o l o n t a i r e m e n t .
Elle d o n n a p o u r résultat que de 1851 à 1861 le chiffre des fermes au-des-
sous de 100 acres était d e s c e n d u de 3 1 5 8 3 à 26 567, et que, par consé-
q u e n t , 5016 d'entre elles avaient été r é u n i e s à des fermes plus considéra-
130
b l e s . De 1815 à 1825, il n'y avait pas u n e seule fortune mobilière, 15
assujettie à l'impôt sur les successions, q u i dépassât un million de /.st. ; il y
en eut h u i t de 1825 à 1855 et quatre de 1855 au m o i s de j u i n 1859, c'est-à-
131
dire, en q u a t r e ans et d e m i . M a i s c'est surtout par u n e rapide analyse de
l'impôt sur le revenu p o u r la catégorie D (profits industriels et c o m m e r -
ciaux, n o n compris les fermes, etc.), d a n s les a n n é e s 1864 et 1865, q u e l'on 20
p e u t le m i e u x juger le progrès de la centralisation. Je ferai r e m a r q u e r aupa-
ravant q u e les revenus q u i p r o v i e n n e n t de cette source p a y e n t Y income tax
à partir de 60 /. st. et n o n au-dessous. Ces revenus imposables se m o n t a i e n t ,
en 1864, p o u r l'Angleterre, la p r i n c i p a u t é de Galles et l'Ecosse, à
132
95 8 4 4 2 2 2 /. st., et en 1865 à 105 435 787 /. s t . . Le n o m b r e des imposés 25
était, en 1864, de 308 416 individus, sur u n e p o p u l a t i o n totale de
23 8 9 1 0 0 9 , et en 1865 de 332 431 individus, sur u n e p o p u l a t i o n totale de
2 4 1 2 7 0 0 3 . Voici c o m m e n t se distribuaient ces revenus d a n s les d e u x an-
nées:

1 2 9
Ces chiffres sont suffisants p o u r p e r m e t t r e d ' é t a b l i r u n e c o m p a r a i s o n , m a i s , pris d ' u n e fa- 30
ç o n a b s o l u e , ils sont faux, car il y a a n n u e l l e m e n t p e u t - ê t r e p l u s de 100 m i l l i o n s de /. st. de re-
v e n u s q u i ne sont pas déclarés. Les c o m m i s s a i r e s de ΓInland Revenue se p l a i g n e n t c o n s t a m ­
m e n t d a n s c h a c u n d e leurs r a p p o r t s d e fraudes s y s t é m a t i q u e s , s u r t o u t d e l a p a r t des
c o m m e r ç a n t s e t d e s i n d u s t r i e l s . O n y lit, p a r e x e m p l e : « U n e c o m p a g n i e p a r a c t i o n s e s t i m a i t
ses profits i m p o s a b l e s à 6000 /. st. ; le t a x a t e u r les évalua à 88 000 /. st., et ce fut, en définitive, 35
cette s o m m e q u i servit de b a s e à l ' i m p ô t . U n e a u t r e c o m p a g n i e a c c u s a i t 1 9 0 0 0 0 /. st. de p r o -
fit; elle fut c o n t r a i n t e d ' a v o u e r q u e le m o n t a n t réel était de 2 5 0 0 0 0 /. st., e t c . » (L. c, p. 42).
1 3 0
Census, etc., 1 . c , p . 2 9 . L ' a s s e r t i o n d e J o h n Bright q u e c e n t c i n q u a n t e l a n d l o r d s p o s s è d e n t
la m o i t i é d u sol anglais et d o u z e la m o i t i é d e c e l u i d e l'Ecosse n ' a pas é t é réfutée.
1 3 1
Fourth Report, etc., of Inland Revenue. Lond., 1860, p. 17. 40
1 3 2
C e sont l à d e s r e v e n u s n e t s , d o n t o n fait c e p e n d a n t c e r t a i n e s d é d u c t i o n s q u e l a loi a u t o r i s e .

572
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

A n n é e finissant le 5 avril 1864 A n n é e finissant le 5 avril 1865

Revenus Individus Revenus Individus


Revenu
T o t a l : /.st. 9 5 8 4 4 2 2 2 308 416 L. st.: 1 0 5 4 3 5 787 332431
5 d o n t : l. st. 57 028 290 22 334 L.st: 64554197 24075
d o n t : /.st. 3 6 4 1 5 225 3 619 L.st.: 42 535 576 4021
d o n t : / . st. 22 8 0 9 7 8 1 822 L.st.: 27 555 313 973
d o n t : /.st. 8 744762 91 L.st.: 11077238 107

Il a été produit en 1855, d a n s le R o y a u m e - U n i , 6 1 4 5 3 079 t o n n e s de


10 c h a r b o n d ' u n e valeur de 1 6 1 1 3 267 /. st., en 1864: 92 787 873 t o n n e s d ' u n e
valeur de 23 197 968 /. st., en 1 8 5 5 : 3 218 154 t o n n e s de fer brut d ' u n e va-
leur de 8 0 4 5 3 8 5 /.st., en 1 8 6 4 : 4 7 6 7 951 t o n n e s d ' u n e valeur de 1 1 9 1 9 877
/.st. En 1854, l ' é t e n d u e des voies ferrées ouvertes dans le R o y a u m e - U n i at-
teignait 8054 milles, avec un capital s'élevant à 286 068 794 /.st.; en 1864,
15 cette é t e n d u e était de 12 789 milles, avec un capital versé de 425 7 1 9 6 1 3
/. st. L'ensemble de l'exportation et de l'importation du R o y a u m e - U n i se
m o n t a , en 1854, à 268 2 1 0 1 4 5 /.st., et en 1865 à 489 993 285. Le m o u v e -
m e n t de l'exportation est i n d i q u é dans la table qui suit:
1847 58 842 377 /. st.
20 1849 63 5 9 6 0 2 5 -
1856 115 826 948 -
1860 135 842 817 -
1865 165 8 6 2 4 0 2 -
1866 188 917 536 - 1 3 3

25 On comprend, après ces q u e l q u e s indications, le cri de t r i o m p h e du R e -


gistrar G é n é r a l du p e u p l e anglais: « S i rapide qu'ait été l'accroissement de
la population, il n ' a p o i n t m a r c h é du m ê m e pas que le progrès de l'indus-
134
trie et de la r i c h e s s e . » T o u r n o n s - n o u s m a i n t e n a n t vers les agents i m m é -
diats de cette industrie, les p r o d u c t e u r s de cette richesse, la classe ouvrière.
30 « C'est un des traits caractéristiques les plus attristants de l'état social de ce
pays, dit M. Gladstone, q u ' e n m ê m e t e m p s que la puissance de c o n s o m m a -
tion du peuple a d i m i n u é , et q u e la misère et les privations de la classe
ouvrière o n t a u g m e n t é , il y a eu u n e a c c u m u l a t i o n croissante de richesse
135
chez les classes supérieures et un accroissement constant de c a p i t a l . »
35 Ainsi parlait cet o n c t u e u x m i n i s t r e à la C h a m b r e des c o m m u n e s , le 13 fé-
1 3 3
E n c e m o m e n t m ê m e ( m a r s 1867), l e m a r c h é d e l ' I n d e e t d e l a C h i n e est d e n o u v e a u e n -
c o m b r é p a r les c o n s i g n a t i o n s des fîlateurs anglais. En 1866, le salaire de leurs ouvriers avait
déjà baissé de 5 %. En 1867, un m o u v e m e n t s e m b l a b l e a c a u s é u n e grève de vingt m i l l e
h o m m e s à Preston.
1 3 4
40 Census, e t c , 1 . c , p . 1 1 .
1 3 5
"It i s o n e o f t h e m o s t m e l a n c h o l y features i n t h e social state o f t h e country, t h a t w h i l e
t h e r e was a d e c r e a s e in t h e c o n s u m i n g power of t h e p e o p l e , a n d an i n c r e a s e in t h e p r i v a t i o n s

573
Septième section · Accumulation du capital

vrier 1843. Vingt ans plus tard, le 16 avril 1863, exposant son budget, il
s'exprime a i n s i : « D e 1842 à 1852, l ' a u g m e n t a t i o n dans les revenus i m p o s a -
bles de ce pays avait été de 6% .... De 1853 à 1861, c'est-à-dire d a n s h u i t
années, si l'on prend pour base le chiffre de 1853, elle a été de 20 % ! Le fait
est si é t o n n a n t qu'il en est presque i n c r o y a b l e . . . . Cette a u g m e n t a t i o n 5
étourdissante (intoxicating) de richesse et de puissance .... est e n t i è r e m e n t
restreinte a u x classes qui p o s s è d e n t e l l e doit être d ' u n avantage indirect
pour la population ouvrière, parce qu'elle fait baisser de prix les articles de
c o n s o m m a t i o n générale. En m ê m e t e m p s q u e les riches sont devenus plus
riches, les pauvres sont devenus m o i n s pauvres. Q u e les extrêmes de la | 10
136
|288| pauvreté soient m o i n d r e s , c'est ce q u e je ne prétends pas a f f i r m e r . »
La chute en est j o l i e ! Si la classe ouvrière est restée «pauvre, m o i n s pau-
v r e » seulement, à proportion qu'elle créait p o u r la classe propriétaire u n e
« a u g m e n t a t i o n étourdissante, de richesse et de p u i s s a n c e » , elle est restée
tout aussi pauvre relativement parlant. Si les extrêmes de la pauvreté n ' o n t 15
pas d i m i n u é , ils se sont accrus en m ê m e temps q u e les extrêmes de la ri-
chesse. Pour ce q u i est de la baisse de prix des m o y e n s de subsistance, la
statistique officielle, les indications de l'Orphelinat de L o n d r e s , par e x e m -
ple, constatent un e n c h é r i s s e m e n t de 20 % pour la m o y e n n e des trois an-
n é e s de 1860 à 1862 c o m p a r é e avec celle de 1851 à 1853. D a n s les trois an- 20
n é e s suivantes, 1 8 6 3 - 1 8 6 5 , la viande, le beurre, le lait, le sucre, le sel, le
c h a r b o n et u n e masse d'autres articles de première nécessité, enchérissent
137
p r o g r e s s i v e m e n t . Le discours de M . G l a d s t o n e , du 7 avril 1864, est un
vrai d i t h y r a m b e d ' u n vol p i n d a r i q u e . Il y c h a n t e l'art de s'enrichir et ses
progrès et aussi le b o n h e u r du peuple t e m p é r é par la « p a u v r e t é » . Il y parle 25
de masses situées « s u r l'extrême limite du p a u p é r i s m e » , de b r a n c h e s d'in-
dustrie où le salaire ne s'est pas élevé, et finalement il r é s u m e la félicité de
la classe ouvrière dans ces quelques m o t s : « L a vie h u m a i n e est, dans n e u f

a n d distress of t h e l a b o u r i n g class a n d operatives, t h e r e was at t h e s a m e t i m e a c o n s t a n t a c c u -


m u l a t i o n of wealth in t h e u p p e r classes a n d a c o n s t a n t i n c r e a s e of capital. " 30
136 « p r o 1842 to 1852 t h e t a x a b l e i n c o m e of t h e c o u n t r y i n c r e a s e d by 6 p e r c e n t . . . . In t h e
m

8 years from 1853 to 1 8 6 1 , it h a d i n c r e a s e d from t h e basis t a k e n in 1853, 20 per c e n t . . . . T h e


fact is so a s t o n i s h i n g as to be a l m o s t i n c r e d i b l e . . . . T h i s i n t o x i c a t i n g a u g m e n t a t i o n of wealth
a n d p o w e r . . . . is entirely c o n f i n e d to classes of property. But ... m u s t be of i n d i r e c t benefit to
t h e l a b o u r i n g p o p u l a t i o n , b e c a u s e it c h e a p e n s t h e c o m m o d i t i e s of g e n e r a l c o n s u m p t i o n - 35
while t h e r i c h have b e e n growing richer, t h e p o o r h a v e b e e n growing less poor ! at a n y rate,
w h e t h e r t h e e x t r e m e s of poverty are less, I dot n o t p r e s u m e to say." ( G l a d s t o n e , H. of C,
16 avril 1863.)
1 3 7
Voy. les r e n s e i g n e m e n t s officiels d a n s le livre b l e u : Miscellaneous statistics of the Un. King-
dom, part V I . Lond., 1866, p . 2 6 0 , 2 7 3 , passim. Au lieu d ' é t u d i e r la s t a t i s t i q u e des asiles d'or- 40
p h e l i n s , etc., on p o u r r a i t j e t e r un c o u p d ' œ i l sur les d é c l a m a t i o n s m i n i s t é r i e l l e s à p r o p o s de la
d o t a t i o n des enfants d e l a m a i s o n royale. L ' e n c h é r i s s e m e n t des s u b s i s t a n c e s n ' y est j a m a i s
oublié.

574
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

138
cas sur dix, u n e lutte p o u r l ' e x i s t e n c e . » Le professeur Fawcett, qui n ' e s t
point, c o m m e le ministre, r e t e n u par des considérations officielles, s'ex-
p r i m e plus c a r r é m e n t : « J e ne n i e pas, dit-il, q u e le salaire ne se soit élevé
(dans les vingt dernières années), avec l ' a u g m e n t a t i o n du c a p i t a l : mais cet
5 avantage apparent est en grande partie perdu, parce q u ' u n grand n o m b r e de
nécessités de la vie d e v i e n n e n t de plus en plus chères (il attribue cela à la
baisse de valeur des m é t a u x p r é c i e u x ) . . . . Les riches d e v i e n n e n t rapide-
m e n t plus riches (the rich grow rapidly richer), sans qu'il y ait d'améliora-
tion appréciable dans le bien-être des classes ouvrières .... Les travailleurs
139
io deviennent presque esclaves des boutiquiers dont ils sont les d é b i t e u r s . »
Les conditions d a n s lesquelles la classe ouvrière anglaise a produit, p e n -
d a n t les vingt à trente dernières a n n é e s , la susdite « a u g m e n t a t i o n étourdis-
sante de richesse et de p u i s s a n c e » pour les classes possédantes, sont
c o n n u e s du lecteur. Les sections de cet ouvrage qui traitent de la j o u r n é e
15 de travail et des m a c h i n e s l'ont suffisamment renseigné à ce sujet. M a i s ce
que n o u s avons étudié alors, c'était surtout le travailleur au m i l i e u de l'ate-
lier où il fonctionne. Pour m i e u x pénétrer la loi de l ' a c c u m u l a t i o n capita-
liste, il faut n o u s arrêter un instant à sa vie privée, et jeter un c o u p d'oeil
sur sa nourriture et son habitation. Les limites de cet ouvrage m ' i m p o s e n t
20 de m ' o c c u p e r ici p r i n c i p a l e m e n t de la partie m a l payée des travailleurs in-
dustriels et agricoles, d o n t l'ensemble forme la majorité de la classe
140
ouvrière .
Mais auparavant encore un m o t sur le p a u p é r i s m e officiel, c'est-à-dire
sur la portion de la classe ouvrière qui, ayant perdu sa c o n d i t i o n d'exis-
25 tence, la vente de sa force, ne vit plus q u e d ' a u m ô n e s publiques. La liste of-
141
ficielle des pauvres, en A n g l e t e r r e , comptait, en 1 8 5 5 : 8 5 1 3 6 9 per-
sonnes, en 1856: 877 767, en 1 8 6 5 : 9 7 1 4 3 3 . Par suite de la disette du
138 "Xhink of t h o s e w h o are on t h e b o r d e r o f t h a t r e g i o n ( p a u p e r i s m ) , w a g e s . . . . in o t h e r s n o t
i n c r e a s e d . . . . h u m a n life is b u t , in n i n e cases o u t o f t e n , a struggle for e x i s t e n c e . " ( G l a d s t o n e ,
30 C h a m b r e des c o m m u n e s , 7 avril 1864.) Un écrivain anglais, d'ailleurs de p e u de v a l e u r , c a r a c -
térise les c o n t r a d i c t i o n s criantes a c c u m u l é e s d a n s les d i s c o u r s d e M . G l a d s t o n e s u r l e b u d g e t
en 1863 et 1864 par la c i t a t i o n s u i v a n t e de B o i l e a u :
V o i l à l ' h o m m e en effet. Il va du b l a n c au noir,
I l c o n d a m n e a u m a t i n ses s e n t i m e n t s d u soir.
35 I m p o r t u n à tout autre, à soi-même incommode,
Il c h a n g e à t o u s m o m e n t s d'esprit c o m m e de m o d e .
The Theory of Exchanges, e t c , L o n d r e s , 1864, p. 135.
1 3 9
H . Fawcett, 1 . c , p . 6 7 , 82. L a d é p e n d a n c e croissante d a n s laquelle s e trouve l e travailleur
vis-à-vis d u b o u t i q u i e r est u n e c o n s é q u e n c e des oscillations e t des i n t e r r u p t i o n s f r é q u e n t e s d e
40 son travail q u i le forcent d ' a c h e t e r à crédit.
1 4 0
II serait à s o u h a i t e r q u e Fr. E n g e l s c o m p l é t â t b i e n t ô t son ouvrage sur la s i t u a t i o n d e s
classes ouvrières e n A n g l e t e r r e p a r l ' é t u d e d e l a p é r i o d e é c o u l é e d e p u i s 1844, o u q u ' i l n o u s
e x p o s â t à p a r t cette d e r n i è r e p é r i o d e d a n s u n s e c o n d v o l u m e .
1 4 1
D a n s l'Angleterre est toujours c o m p r i s l e pays d e G a l l e s . L a G r a n d e - B r e t a g n e c o m p r e n d
45 l'Angleterre, Galles et l'Ecosse, le R o y a u m e - U n i , ces trois pays et l ' I r l a n d e .

575
Septième section • Accumulation du capital

coton, elle s'éleva, dans les a n n é e s 1863 et 1864, à 1 0 7 9 382 et 1 0 1 4 978


p e r s o n n e s . La crise de 1866, qui frappa surtout la ville de Londres, créa
d a n s ce siège du m a r c h é universel, plus p o p u l e u x q u e le r o y a u m e d'Ecosse,
un surcroît de pauvres de 19,5% p o u r cette a n n é e c o m p a r é e à 1865, de
24,4% par rapport à 1864, et un accroissement plus considérable encore 5
p o u r les premiers m o i s de 1867 comparés à 1866. D a n s l'analyse de la sta-
tistique du p a u p é r i s m e , d e u x points essentiels sont à relever. D ' u n e part, le
m o u v e m e n t de hausse et de baisse de la m a s s e des pauvres reflète les c h a n -
g e m e n t s périodiques du cycle industriel. D ' a u t r e part, la statistique offi-
cielle devient un indice de plus en plus t r o m p e u r du p a u p é r i s m e réel, à 10
m e s u r e qu'avec l ' a c c u m u l a t i o n du capital la lutte des classes s'accentue et
q u e le travailleur acquiert un plus vif s e n t i m e n t de s o i - m ê m e . Le traite-
m e n t barbare des pauvres au W o r k h o u s e , q u i fit pousser à la presse an-
glaise (Times, Pall Mall Gazette, etc.) de si h a u t s cris il y a q u e l q u e s a n n é e s ,
est d ' a n c i e n n e date. Fr. Engels signala, en 1844, les m ê m e s cruautés et les 15
m ê m e s déclamations passagères de la «littérature à s e n s a t i o n » . M a i s l'aug-
m e n t a t i o n terrible à Londres, p e n d a n t les derniers dix ans, des cas de
m o r t s de faim (deaths by starvation), est u n e démonstra||289|tion évidente,
« s a n s p h r a s e » , de l'horreur croissante des travailleurs p o u r l'esclavage des
W o r k h o u s e s , ces m a i s o n s de correction de la misère. 20

b) Les couches industrielles m a l payées

Jetons m a i n t e n a n t un coup d'œil sur les couches m a l payées de la classe


ouvrière anglaise. P e n d a n t la crise cotonnière de 1862, le docteur S m i t h fut
chargé par le Conseil privé d ' u n e e n q u ê t e sur les conditions d ' a l i m e n t a t i o n
des ouvriers dans la détresse. Plusieurs a n n é e s d'études antérieures 25
l'avaient conduit au résultat suivant: « P o u r prévenir les m a l a d i e s d ' i n a n i -
t i o n (starvation diseases), il faudrait q u e la n o u r r i t u r e q u o t i d i e n n e d ' u n e
f e m m e m o y e n n e c o n t î n t au m o i n s 3900 grains de carbone et 180 d'azote,
et celle d ' u n h o m m e m o y e n 200 grains d'azote avec 4300 grains de car-
b o n e . Pour les femmes il faudrait a u t a n t de m a t i è r e nutritive q u ' e n 30
c o n t i e n n e n t d e u x livres de b o n pain de froment, p o u r les h o m m e s un n e u -
vième en plus, la m o y e n n e h e b d o m a d a i r e p o u r les h o m m e s et les f e m m e s
adultes devant atteindre au m o i n s 28 600 grains de carbone et 1330
d'azote. » Les faits confirmèrent son calcul d ' u n e m a n i è r e s u r p r e n a n t e , en
ce sens qu'il se trouva concorder parfaitement avec la chétive q u a n t i t é de 35
n o u r r i t u r e à laquelle, par suite de la crise, la c o n s o m m a t i o n des ouvriers
cotonniers avait été réduite. Elle n'était, en d é c e m b r e 1862, q u e de
2 9 2 1 1 grains de carbone et 1295 d'azote par s e m a i n e .

576
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

En 1863, le Conseil privé o r d o n n a u n e e n q u ê t e sur la situation de la par-


tie la plus m a l n o u r r i e de la classe ouvrière anglaise. Son m é d e c i n officiel,
le docteur Simon, choisit p o u r l'aider d a n s ce travail le docteur S m i t h ci-
dessus m e n t i o n n é . Ses recherches embrassèrent les travailleurs agricoles
5 d ' u n e part, et de l'autre les tisseurs de soie, les couturières, les gantiers, les
bonnetiers, les tisseurs de gants et les cordonniers. Les dernières catégo-
ries, à l'exception des b o n n e t i e r s , h a b i t e n t exclusivement dans les villes. Il
fut convenu q u ' o n prendrait pour règle dans cette e n q u ê t e de choisir, d a n s
c h a q u e catégorie, les familles d o n t la santé et la position laisseraient le
10 m o i n s à désirer.
On arriva à ce résultat général q u e : « D a n s u n e seule classe, p a r m i les
ouvriers des villes, la c o n s o m m a t i o n d'azote dépassait légèrement le m i n i -
m u m absolu au-dessous d u q u e l se déclarent les maladies d ' i n a n i t i o n ; q u e
dans d e u x classes la q u a n t i t é de n o u r r i t u r e azotée aussi b i e n q u e c a r b o n é e
15 faisait défaut, et m ê m e g r a n d e m e n t défaut dans l'une d'elles ; q u e p a r m i les
familles agricoles plus d ' u n c i n q u i è m e o b t e n a i t m o i n s q u e la d o s e indis-
pensable d ' a l i m e n t a t i o n carbonée et plus d ' u n tiers de m o i n s q u e la dose
indispensable d ' a l i m e n t a t i o n a z o t é e ; qu'enfin dans trois c o m t é s (Berk-
shire, Oxfordshire et Somersetshire) le m i n i m u m de n o u r r i t u r e azotée
142
20 n'était pas a t t e i n t » . P a r m i les travailleurs agricoles, l ' a l i m e n t a t i o n la
plus m a u v a i s e était celle des travailleurs de l'Angleterre, la partie la plus
143
riche du R o y a u m e - U n i . Chez les ouvriers de la c a m p a g n e , l'insuffisance
de nourriture, en général, frappait p r i n c i p a l e m e n t les femmes et les en-
fants, car « i l faut que l ' h o m m e m a n g e p o u r faire sa b e s o g n e » . U n e p é n u r i e
25 b i e n plus grande encore exerçait ses ravages au m i l i e u de certaines catégo-
ries de travailleurs des villes soumises à l'enquête. «Ils sont si misérable-
m e n t nourris q u e les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé
144
doivent être n é c e s s a i r e m e n t n o m b r e u x . » A b s t i n e n c e du capitaliste q u e
t o u t cela!
30 II s'abstient, en effet, de fournir à ses esclaves s i m p l e m e n t de q u o i végé-
ter.
La table suivante p e r m e t de comparer l'alimentation de ces dernières ca-
tégories de travailleurs u r b a i n s avec celle des ouvriers cotonniers p e n d a n t
l'époque de leur plus g r a n d e misère et avec la dose m i n i m a adoptée par le
35 docteur S m i t h :

1 4 2
Public Health. Sixth R e p o r t , etc. for 1863. L o n d , 1864, p. 13.
1 4 3
L. c , p. 17.
1 4 4
L. c , p . 13.

577
Septième section · Accumulation du capital

Les d e u x sexes Quantité Quantité


moyenne moyenne
de carbone d'azote
par s e m a i n e par semaine

Cinq branches d'industrie 5


( d a n s les villes) 28 876 g r a i n s 1192 grains
Ouvriers de fabriques s a n s
travail d u L a n c a s h i r e 29211- 1295 -
Quantité m i n i m a proposée
p o u r les ouvriers du L a n c a - 10
shire à n o m b r e égal d ' h o m m e s
1 4 S
et de femmes 2 8 600 - 1330 -

U n e moitié des catégories de travailleurs industriels ne prenait j a m a i s de


b i è r e ; un tiers, 2 8 % , j a m a i s de lait. La m o y e n n e d'aliments liquides, par
s e m a i n e , dans les familles, oscillait de sept onces chez les couturières à 15
vingt-quatre onces trois quarts chez les b o n n e t i e r s . Les couturières de Lon-
dres formaient la plus grande partie de celles q u i ne p r e n a i e n t j a m a i s de
lait. Le q u a n t u m de pain c o n s o m m é h e b d o m a d a i r e m e n t variait de sept li-
vres trois quarts chez les couturières à onze et quart chez les cordonniers ;
la m o y e n n e totale était de 9,9 livres par tête d'adulte. Le sucre (sirop, etc.) 20
variait par s e m a i n e également de quatre onces p o u r les gantiers à 11 onces
p o u r les bonnetiers ; la m o y e n n e totale par adulte, d a n s toutes les catégo-
ries, ne s'élevait pas au-dessus de h u i t onces. Celle du beurre (graisse, etc.)
était de c i n q onces. Q u a n t à la viande (lard, etc.), la m o y e n n e h e b d o m a -
daire par adulte oscillait entre sept onces et quart chez les tisseurs de soie, 25
et dix-huit et quart chez les gantiers. La m o y e n n e totale était de 13,6 onces
pour les diverses catégories. Les frais de n o u r r i t u r e par s e m a i n e , p o u r cha-
q u e adulte, atteignaient les chiffres m o y e n s suivants: Tisseurs de soie, 2 sh.
1
2 ]/ d. ; couturières, 2 sh. 7 d. ; gantiers, 2 sh. 9 / d. ; cordonniers, 2 sh.
2 2

1% d.; bonnetiers, 2 sh. 6% d. Pour les tisseurs de soie de Macclesfield, la 30


m o y e n n e h e b d o m a d a i r e ne s'élevait pas au-dessus de 1 sh. 8½ d. Les caté-
gories les plus m a l nourries étaient celles des couturières, des tisseurs de
146
soie et des g a n t i e r s .
« Q u i c o n q u e est h a b i t u é à traiter les m a l a d e s ||290| pauvres ou ceux des
hôpitaux, résidents ou n o n » , dit le docteur S i m o n d a n s son rapport géné- 35
ral, « n e craindra pas d'affirmer q u e les cas d a n s lesquels l'insuffisance de
n o u r r i t u r e produit des m a l a d i e s ou les aggrave sont, p o u r ainsi dire, in-
n o m b r a b l e s .... Au point de vue sanitaire, d'autres circonstances décisives
v i e n n e n t s'ajouter i c i . . . . On doit se rappeler q u e toute r é d u c t i o n sur la
n o u r r i t u r e n'est supportée q u ' à contre-cœur, et q u ' e n général la diète for- 40
1 4 5
L . c , Appendix, p . 232.
1 4 6
L. c, p.232, 233.

578
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

cée ne vient q u ' à la suite de b i e n d'autres privations antérieures. Long-


t e m p s avant que le m a n q u e d'aliments pèse dans la balance h y g i é n i q u e ,
longtemps avant que le physiologiste songe à c o m p t e r les doses d'azote et
de carbone entre lesquelles oscillent la vie et la m o r t par i n a n i t i o n , tout
5 confort m a t é r i e l aura déjà disparu du foyer d o m e s t i q u e . Le v ê t e m e n t et le
chauffage a u r o n t été réduits b i e n plus encore q u e l'alimentation. Plus de
protection suffisante contre les rigueurs de la t e m p é r a t u r e ; rétrécissement
du local h a b i t é à un degré tel q u e cela engendre des m a l a d i e s ou les ag-
grave; à p e i n e u n e trace de m e u b l e s ou d'ustensiles de m é n a g e . La pro-
10 prêté elle-même sera d e v e n u e c o û t e u s e ou difficile. Si par respect p o u r soi-
m ê m e on fait encore des efforts p o u r l'entretenir, c h a c u n de ces efforts
représente un s u p p l é m e n t de faim. On h a b i t e r a là où le loyer est le m o i n s
cher, dans les quartiers où l'action de la police sanitaire est nulle, où il y a
le plus de cloaques infects, le m o i n s de circulation, le plus d ' i m m o n d i c e s
15 en pleine r u e , le m o i n s d'eau ou la plus mauvaise, et, dans les villes, le
m o i n s d'air et de l u m i è r e . Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est ex-
posée inévitablement, q u a n d cette pauvreté i m p l i q u e m a n q u e d e nourri-
ture. Si tous ces m a u x r é u n i s pèsent terriblement sur la vie, la simple priva-
tion de nourriture est p a r e l l e - m ê m e effroyable . . . . Ce sont là des pensées
20 pleines de t o u r m e n t s , surtout si l'on se souvient que la misère d o n t il s'agit
n'est pas celle de la paresse, qui n ' a à s'en prendre q u ' à elle-même. C'est la
misère de gens laborieux. Il est certain, q u a n t a u x ouvriers des villes, que
le travail au m o y e n d u q u e l ils a c h è t e n t leur maigre pitance est presque t o u -
jours prolongé au delà de t o u t e m e s u r e . Et c e p e n d a n t on ne p e u t dire, sauf
25 en un sens très-restreint, q u e ce travail suffise à les s u s t e n t e r . . . . Sur u n e
très-grande échelle, ce n'est q u ' u n a c h e m i n e m e n t plus ou m o i n s long vers
147
le p a u p é r i s m e . »
P o u r saisir la liaison i n t i m e entre la faim qui torture les c o u c h e s les plus
travailleuses de la société et l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste, avec son corollaire,
30 la s u r c o n s o m m a t i o n grossière ou raffinée des riches, il faut c o n n a î t r e les
lois é c o n o m i q u e s . Il en est t o u t a u t r e m e n t dès qu'il s'agit des c o n d i t i o n s
du domicile. T o u t observateur désintéressé voit parfaitement q u e , plus les
m o y e n s de p r o d u c t i o n se c o n c e n t r e n t sur u n e grande échelle, plus les tra-
vailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit; q u e , plus l ' a c c u m u l a t i o n du
35 capital est rapide, plus les h a b i t a t i o n s ouvrières d e v i e n n e n t misérables. Il
est évident, en effet, q u e les améliorations et embellissements (improve-
m e n t s ) des villes, - c o n s é q u e n c e de l'accroissement de la richesse, - tels
q u e démolition des quartiers m a l bâtis, construction de palais p o u r b a n -
ques, entrepôts, etc., élargissement des rues p o u r la circulation c o m m e r -
40 ciale et les carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur,
147
L . c , p.[14,] 15.

579
Septième section • Accumulation du capital

etc., criassent toujours les pauvres d a n s des coins et recoins de plus en plus
sales et insalubres. C h a c u n sait, d'autre part, q u e la cherté des h a b i t a t i o n s
est en raison inverse de leur b o n état, et que les m i n e s de la misère sont ex-
ploitées par la spéculation avec plus de profit et à m o i n s de frais q u e ne le
furent j a m a i s celles du Potose. Le caractère a n t a g o n i q u e de l ' a c c u m u l a t i o n 5
capitaliste, et c o n s é q u e m m e n t des relations de propriété qui en découlent,
148
devient ici tellement s a i s i s s a b l e q u e m ê m e les rapports officiels anglais
sur ce sujet a b o n d e n t en vives sorties p e u orthodoxes contre la «propriété
et ses droits». Au fur et à m e s u r e du développement de l'industrie, de l'ac-
c u m u l a t i o n du capital, de l'agrandissement des villes et de leur embellisse- 10
m e n t , le m a l fit de tels progrès, q u e la frayeur des m a l a d i e s contagieuses,
q u i n ' é p a r g n e n t pas m ê m e la respectability, les gens c o m m e il faut, provo-
q u a de 1847 à 1864 dix actes du P a r l e m e n t c o n c e r n a n t la police sanitaire,
et q u e dans quelques villes, telles q u e Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoi-
sie épouvantée contraignit les municipalités à prendre des mesures de salu- 15
brité p u b l i q u e . N é a n m o i n s le docteur S i m o n s'écrie d a n s son rapport de
1 8 6 5 : « G é n é r a l e m e n t parlant, en Angleterre, le m a u v a i s état des choses a
libre carrière!» Sur l'ordre du Conseil privé, u n e e n q u ê t e eut lieu en 1864
sur les conditions d'habitation des travailleurs des campagnes, et en 1865
sur celles des classes pauvres dans les villes. Ces admirables travaux, résul- 20
tat des études du docteur J u l i a n H u n t e r , se trouvent dans les septième
(1865) et h u i t i è m e (1866) rapports sur la santé p u b l i q u e . N o u s e x a m i n e -
rons plus tard la situation des travailleurs des c a m p a g n e s . A v a n t de faire
c o n n a î t r e celle des ouvriers des villes, citons u n e observation générale du
docteur S i m o n : « Q u o i q u e m o n point de vue officiel, dit-il, soit exclusive- 25
m e n t physique, l ' h u m a n i t é la plus ordinaire ne p e r m e t pas de taire l'autre
côté du mal. Parvenu à un certain degré, il i m p l i q u e presque nécessaire-
m e n t u n e négation d e t o u t e pudeur, u n e p r o m i s c u i t é révoltante, u n étalage
de n u d i t é qui est m o i n s de l ' h o m m e q u e de la bête. Être soumis à de pa-
reilles influences, c'est u n e dégradation qui, si elle dure, devient c h a q u e 30
j o u r plus profonde. Pour les enfants élevés d a n s cette a t m o s p h è r e m a u d i t e ,
c'est un b a p t ê m e dans l'infamie (baptism into infamy). Et c'est se bercer du
plus vain espoir q u e d'attendre de personnes placées d a n s de telles con-
ditions q u ' à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette civilisa-
t i o n élevée d o n t l'essence consiste d a n s la pureté physique et m o - 35
1 4 9
rale .»|

1 4 8
« N u l l e p a r t les droits d e l a p e r s o n n e h u m a i n e n e s o n t sacrifiés a u s s i o u v e r t e m e n t e t a u s s i
e f f r o n t é m e n t a u droit d e l a p r o p r i é t é q u ' e n c e q u i c o n c e r n e les c o n d i t i o n s d e l o g e m e n t d e l a
classe ouvrière. C h a q u e g r a n d e ville est u n lieu d e sacrifices, u n a u t e l o ù d e s m i l l i e r s
d ' h o m m e s sont i m m o l é s c h a q u e a n n é e au M o l o c h de la c u p i d i t é » (S.Laing, 1. c, p. 150). 40
1 4 9
Public Health. E i g h t h R e p o r t . L o n d o n , 1866, p. 14, note.

580
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

|291| C'est Londres q u i o c c u p e le premier rang sous le rapport des loge-


m e n t s encombrés, ou a b s o l u m e n t impropres à servir d ' h a b i t a t i o n h u m a i n e .
Il y a d e u x faits certains, dit le docteur H u n t e r : « L e p r e m i e r c'est q u e Lon-
dres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille p e r s o n n e s
5 c h a c u n e , d o n t l'état de m i s è r e dépasse t o u t ce q u ' o n a vu j u s q u ' à ce j o u r en
Angleterre, et cet état résulte presque e n t i è r e m e n t de l ' a c c o m m o d a t i o n pi-
toyable de leurs d e m e u r e s . Le second, c'est q u e le degré d ' e n c o m b r e m e n t
150
et de r u i n e de ces d e m e u r e s est b i e n pire qu'il y a vingt a n s . Ce n'est pas
trop dire que d'affirmer q u e d a n s n o m b r e de quartiers de Londres et de
151
10 Newcastle la vie est réellement i n f e r n a l e . »
A Londres, la partie m ê m e la m i e u x posée de la classe ouvrière, en y joi-
g n a n t les petits détaillants et d'autres éléments de la petite classe m o y e n n e ,
subit c h a q u e j o u r davantage l'influence fatale de ces abjectes conditions de
logement, à m e s u r e q u e m a r c h e n t les « a m é l i o r a t i o n s » , et aussi la d é m o l i -
15 tion des anciens quartiers, à m e s u r e q u e les fabriques toujours plus n o m -
breuses font affluer des masses d ' h a b i t a n t s d a n s la métropole, et enfin q u e
les loyers des m a i s o n s s'élèvent avec la rente foncière dans les villes. « L e s
loyers ont pris des proportions t e l l e m e n t exorbitantes, que bien p e u de tra-
152
vailleurs peuvent payer plus d ' u n e c h a m b r e . » Presque pas de propriété
20 bâtie à Londres qui ne soit surchargée d ' u n e foule d'intermédiaires
( m i d d l e m e n ) . Le prix du sol y est très-élevé en comparaison des revenus
qu'il rapporte a n n u e l l e m e n t , c h a q u e acheteur spéculant sur la perspective
de revendre tôt ou tard son a c q u ê t à un prix de jury (c'est-à-dire suivant le
taux établi par les jurys d'expropriation), ou sur le voisinage d ' u n e g r a n d e
25 entreprise q u i en hausserait c o n s i d é r a b l e m e n t la valeur. De là un c o m -
m e r c e régulier p o u r l'achat de b a u x près d'expirer. « D e s g e n t l e m e n de
cette profession il n'y a pas autre chose à attendre ; ils pressurent les loca-
taires le plus qu'ils peuvent et livrent ensuite la m a i s o n dans le plus grand
153
d é l a b r e m e n t possible a u x s u c c e s s e u r s . » La location est à la s e m a i n e , et
30 ces messieurs ne courent a u c u n risque. G r â c e aux constructions de voies
ferrées dans l'intérieur de la ville, « o n a vu d e r n i è r e m e n t dans la partie est
de Londres u n e foule de familles, b r u s q u e m e n t chassées de leurs logis un
s a m e d i soir, errer à l'aventure, le dos chargé de t o u t leur avoir en ce
1 5 0 r
L . c , p . 89. L e D H u n t e r dit à p r o p o s d e s enfants q u e r e n f e r m e n t ces c o l o n i e s : « N o u s n e
35 savons p a s c o m m e n t les e n f a n t s é t a i e n t élevés a v a n t cette é p o q u e d ' a g g l o m é r a t i o n des p a u -
vres toujours plus c o n s i d é r a b l e : m a i s c e serait u n a u d a c i e u x p r o p h è t e q u e celui q u i v o u d r a i t
n o u s dire quelle c o n d u i t e n o u s a v o n s à a t t e n d r e d ' e n f a n t s q u i , d a n s d e s c o n d i t i o n s s a n s p r é c é -
d e n t en ce pays, font m a i n t e n a n t l e u r é d u c a t i o n - q u ' i l s m e t t r o n t p l u s tard en p r a t i q u e - de
classes d a n g e r e u s e s , e n p a s s a n t l a m o i t i é des n u i t s a u m i l i e u d e gens d e t o u t âge, ivres, o b s -
40 c è n e s e t q u e r e l l e u r s » (1. c , p . 56).
1 5 1
L. c , p . 6 2 .
1 5 2
Report of the Officer of Health of St. Martin's in the Fields. 1865.
1 5 3
Public Health. E i g h t h R e p o r t . L o n d , 1866, p . 9 1 .

581
Septième section • Accumulation du capital

154
m o n d e , sans pouvoir trouver d'autre refuge q u e le W o r k h o u s e ». Les
W o r k h o u s e s sont déjà remplis outre m e s u r e , et les « e m b e l l i s s e m e n t s » oc-
troyés par le P a r l e m e n t n ' e n sont encore q u ' a u début.
Les ouvriers chassés par la démolition de leurs a n c i e n n e s d e m e u r e s ne
q u i t t e n t point leur paroisse, ou ils s'en établissent le plus près possible, sur 5
la lisière. «Ils c h e r c h e n t n a t u r e l l e m e n t à se loger dans le voisinage de leur
atelier, d'où il résulte que la famille qui avait d e u x c h a m b r e s est forcée de
se réduire à u n e seule. Lors m ê m e q u e le loyer en est plus élevé, le loge-
m e n t n o u v e a u est pire que celui, déjà mauvais, d'où on les a expulsés. La
m o i t i é des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire u n e course de d e u x 10
milles pour se rendre à leur atelier.» Ce Strand, d o n t la rue principale
d o n n e à l'étranger u n e h a u t e idée de la richesse l o n d o n i e n n e , va précisé-
m e n t n o u s fournir un exemple de l'entassement h u m a i n q u i règne à L o n -
dres. L'employé de la police sanitaire a c o m p t é d a n s u n e de ses paroisses
c i n q cent quatre-vingt-un h a b i t a n t s par acre, q u o i q u e la m o i t i é du lit de la 15
T a m i s e fût comprise dans cette estimation. Il va de soi q u e t o u t e m e s u r e
de police qui, c o m m e cela s'est fait j u s q u ' i c i à Londres, chasse les ouvriers
d ' u n quartier en en faisant démolir les m a i s o n s inhabitables, ne sert q u ' à
les entasser plus à l'étroit d a n s un autre. « O u b i e n il faut a b s o l u m e n t » , dit
le docteur H u n t e r , « q u e ce m o d e absurde de procéder ait un t e r m e , ou 20
b i e n la sympathie p u b l i q u e (!) doit s'éveiller p o u r ce q u e l'on p e u t appeler
sans exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens
q u i ne peuvent s'en procurer faute de capital, m a i s n ' e n r é m u n è r e n t pas
155
m o i n s leurs propriétaires par des p a y e m e n t s p é r i o d i q u e s . » A d m i r e z la
justice capitaliste! Si le propriétaire foncier, le propriétaire de m a i s o n s , 25
l ' h o m m e d'affaires, sont expropriés p o u r causes d'améliorations, telles q u e
c h e m i n s de fer, construction de rues nouvelles, etc., ils n ' o b t i e n n e n t pas
s e u l e m e n t i n d e m n i t é pleine et entière. Il faut encore, selon le droit et
l'équité, les consoler de leur « a b s t i n e n c e » , de leur « r e n o n c e m e n t » forcé,
en leur octroyant un b o n pourboire. Le travailleur, lui, est j e t é sur le pavé 30
avec sa femme, ses enfants et son saint-crépin, et, s'il se presse par trop
grandes masses vers les quartiers de la ville où la m u n i c i p a l i t é est à cheval
sur les convenances, il est traqué par la police au n o m de la salubrité publi-
que!
Au c o m m e n c e m e n t du dix-neuvième siècle il n'y avait, en dehors de 35
Londres, pas u n e seule ville en Angleterre q u i c o m p t â t cent mille habi-
tants. Cinq seulement en c o m p t a i e n t plus de c i n q u a n t e mille. Il en existe
a u j o u r d ' h u i vingt-huit d o n t la population dépasse ce n o m b r e . « L ' a u g m e n -
tation é n o r m e de la p o p u l a t i o n des villes n ' a pas été le seul résultat de ce
1 5 4
L . c , p . 88. 40
1 5 5
L. c , p . [88,] 89.

582
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

c h a n g e m e n t , m a i s les a n c i e n n e s petites villes compactes sont devenues des


centres a u t o u r desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne lais-
sant arriver l'air de n u l l e part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les
quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les succeseurs de
5 ces riches v i e n n e n t d o n c occuper leurs grandes m a i s o n s ; u n e famille s'ins-
talle dans c h a q u e c h a m b r e , souvent m ê m e avec des sous-locataires. C'est
ainsi q u ' u n e ||292| p o p u l a t i o n entière s'est installée dans des h a b i t a t i o n s
qui n ' é t a i e n t pas disposées p o u r elle, et où elle était a b s o l u m e n t déplacée,
livrée à des influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les
156
10 enfants . »
A m e s u r e que l ' a c c u m u l a t i o n du capital s'accélère dans u n e ville i n d u s -
trielle ou commerciale, et q u ' y afflue le matériel h u m a i n exploitable, les
logements improvisés des travailleurs empirent. Newcastle-on-Tyne, centre
d ' u n district d o n t les m i n e s de c h a r b o n et les carrières s'exploitent toujours
15 plus en grand, vient i m m é d i a t e m e n t après Londres sur l'échelle des habita-
tions infernales. Il ne s'y trouve pas m o i n s de trente-quatre mille individus
qui h a b i t e n t en c h a m b r é e s . La police y a fait démolir r é c e m m e n t , ainsi
q u ' à Gateshead, u n grand n o m b r e d e m a i s o n s p o u r cause d e danger public.
La construction des m a i s o n s nouvelles m a r c h e très-lentement, m a i s les af-
20 faires vont très-vite. A u s s i la ville était-elle en 1865 b i e n plus e n c o m b r é e
qu'auparavant. A peine s'y trouvait-il u n e seule c h a m b r e à louer. « I l est
hors de doute, dit le docteur E m b l e t o n , m é d e c i n de l'hôpital des fiévreux
de Newcastle, que la d u r é e et l'expansion du typhus n ' o n t pas d'autre cause
que l'entassement de t a n t d'êtres h u m a i n s dans des logements malpropres.
25 Les maisons où d e m e u r e n t o r d i n a i r e m e n t les ouvriers sont situées dans des
impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de
l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre ; c'est
u n e honte pour tout pays civilisé. H o m m e s , femmes et enfants, y c o u c h e n t
la n u i t pêle-mêle. A l'égard des h o m m e s , la série de n u i t y succède à la sé-
30 rie de j o u r sans interruption, si b i e n q u e les lits n ' o n t pas m ê m e le t e m p s
de refroidir. M a n q u e d'eau, absence presque complète de latrines, pas de
157
ventilation, u n e p u a n t e u r et u n e p e s t e . » Le prix de location de tels
bouges est de 8 d. à 3 sh. par s e m a i n e . «Newcastle-on-Tyne, dit le docteur
H u n t e r , n o u s offre l'exemple d ' u n e des plus belles races de n o s c o m p a -
35 triotes t o m b é e dans u n e dégradation presque sauvage, sous l'influence de
158
ces circonstances p u r e m e n t externes, l'habitation et la r u e . »
Suivant le flux et le reflux du capital et du travail, l'état des l o g e m e n t s
d a n s u n e ville industrielle p e u t être a u j o u r d ' h u i supportable et d e m a i n
1 5 6
L. c , p. 56.
40 1 5 7
L. c , p . 149.
1 5 8
L. c , p . 50.

583
Septième section • Accumulation du capital

a b o m i n a b l e . Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un effort pour écarter les


abus les plus criants, voilà q u ' u n essaim de sauterelles, un t r o u p e a u d'Ir-
landais déguenillés ou de pauvres travailleurs agricoles anglais, fait subite-
m e n t invasion. On les a m o n c e l é d a n s des caves et des greniers, ou b i e n on
transforme la ci-devant respectable m a i s o n du travailleur en u n e sorte de 5
c a m p volant d o n t le personnel se renouvelle sans cesse. E x e m p l e : Brad-
ford. Le Philistin m u n i c i p a l y était j u s t e m e n t o c c u p é de réformes u r b a i n e s ;
il s'y trouvait en outre, en 1861, 1751 m a i s o n s i n h a b i t é e s : m a i s s o u d a i n les
affaires se m e t t e n t à prendre cette b o n n e t o u r n u r e d o n t le doux, le libéral
et négrophile M. Forster a tout r é c e m m e n t c a q u e t é avec t a n t de grâce : 10
alors, n a t u r e l l e m e n t , avec la reprise des affaires, d é b o r d e m e n t des vagues
sans cesse m o u v a n t e s de « l ' a r m é e de réserve», de la surpopulation relative.
Des travailleurs, la plupart bien payés, sont contraints d'habiter les caves et
159
les c h a m b r e s horribles décrites dans la n o t e c i - d e s s o u s , qui c o n t i e n t u n e
liste transmise au docteur H u n t e r par l'agent d ' u n e société d'assurance. Ils 15
se déclarent tout prêts à prendre de meilleurs logements, s'il s'en trouvait;
en a t t e n d a n t la dégradation va son train, et la m a l a d i e les enlève l ' u n après
l'autre. Et, p e n d a n t ce temps, le doux, le libéral M . F o r s t e r célèbre, avec des
1 5 9
Liste d e l'agent d ' u n e société d ' a s s u r a n c e
p o u r les ouvriers à Bradford 20
o s
Vulcanstreet N 122 1 chambre 16 personnes
Lumleystreet 13 1 - 11 -
Bowerstreet 41 1 - 11 -
Portlandstreet 112 1 - 10 -
Hardystreet 17 1 - 10 - 25
Northstreet 18 1 - 16 -
d° 17 1 - 13 -
Wymerstreet 19 1 - 8 adultes
Jowettstreet 56 1 - 12 personnes
Georgestreet 150 1 - 3 familles 30
Rifle-Court, M a r y g a t e 11 1 - 11 personnes
Marshallstreet 28 1 - 10 -
d° 49 3 - 3 familles
Georgestreet 128 1 - 18 personnes
d° 130 1 - 16 - 35
Edwardstreet 4 1 - 17 -
Yorkstreet 34 1 - 2 familles
Salt-Piestreet 2 - 26 personnes
Caves
Regentsquare 1 cave 8 personnes 40
Acrestreet 1 - 7 -
R o b e r t ' s Court 33 1 - 7 -
B a c k Prattstreet,
employé comme
atelier d e c h a u d r o n n e r i e 1 - 7 - 45
Ebenezerstreet 27 1 - 6 -
(L. cit., p . l l l . )

584
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

larmes d'attendrissement, les i m m e n s e s bienfaits de la liberté c o m m e r -


ciale, du laisser faire laisser passer, et aussi les i m m e n s e s bénéfices de ces
fortes têtes de Bradford q u i s ' a d o n n e n t à l'étude de la laine longue.
D a n s son rapport du 5 septembre 1865, le docteur Bell, un des m é d e c i n s
5 des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible mortalité p a r m i les
malades de son district atteints de fièvres, à l'influence h o r r i b l e m e n t m a l -
saine des logements qu'ils h a b i t e n t . « D a n s u n e cave de 1500 pieds cubes
dix personnes logent e n s e m b l e . . . . Vincentstreet, G r e e n Air Place et les
Leys, c o n t i e n n e n t 223 m a i s o n s avec 1450 h a b i t a n t s , 435 lits et 36 lieux
10 d ' a i s a n c e s . . . . Les lits, et j ' e n t e n d s par là le premier a m a s v e n u de sales
guenilles ou de copeaux, servent c h a c u n à 3,3 personnes en m o y e n n e , et
quelques-uns à quatre et six personnes. B e a u c o u p d o r m e n t sans lit é t e n d u s
t o u t habillés sur le p l a n c h e r n u , h o m m e s et femmes, mariés et n o n mariés,
pêle-mêle. Est-il besoin d'ajouter que ces h a b i t a t i o n s sont des antres in-
15 fects, obscurs et h u m i d e s , t o u t à fait impropres à abriter un être h u m a i n ?
Ce sont les foyers d'où partent la m a l a d i e et la mort p o u r chercher des vic-
times m ê m e chez les gens de b o n n e condition (of good circumstances), qui
1 6 0
ont permis à ces ulcères pestilentiels de suppurer au m i l i e u de n o u s . »
D a n s cette classification des villes d'après le n o m b r e et l'horreur de leurs
20 bouges, Bristol occupe le ||293| troisième rang. «Ici, dans u n e des villes les
plus riches de l'Europe, la pauvreté réduite au plus extrême d é n u e m e n t
161
(blank poverty) s u r a b o n d e , ainsi q u e la misère d o m e s t i q u e . »

c) La p o p u l a t i o n n o m a d e - Les m i n e u r s

Les n o m a d e s du prolétariat se recrutent d a n s les campagnes, m a i s leurs oc-


25 cupations sont en grande partie industrielles. C'est l'infanterie légère du
capital, jetée, suivant les besoins du m o m e n t , t a n t ô t sur un p o i n t du pays,
tantôt sur un autre. Q u a n d elle n'est pas en m a r c h e , elle c a m p e . On l'em-
ploie à la bâtisse, aux opérations de drainage, à la fabrication de la brique,
à la cuite de la chaux, à la construction des c h e m i n s de fer, etc. C o l o n n e
30 m o b i l e de la pestilence, elle sème sur sa route, dans les endroits où elle as-
soit son c a m p et alentour, la petite vérole, le typhus, le choléra, la fièvre
162
scarlatine, e t c . . Q u a n d des entreprises, telles q u e la construction des che-
m i n s de fer, etc., exigent u n e forte avance de capital, c'est g é n é r a l e m e n t
l'entrepreneur qui fournit à son a r m é e des baraques en planches ou des lo-
35 gements analogues, villages improvisés sans a u c u n e s mesures de salubrité,
1 6 0
L . c , p . 114.
1 6 1
L . c , p.50.
1 6 2
Public Health. S e v e n t h R e p o r t . L o n d , 1 8 6 5 , p. 18.

585
Septième section • Accumulation du capital

en dehors de la surveillance des autorités locales, m a i s sources de gros pro-


fits pour m o n s i e u r l'entrepreneur, qui exploite ses ouvriers et c o m m e sol-
dats de l'industrie et c o m m e locataires. Suivant q u e la b a r a q u e c o n t i e n t
u n , d e u x ou trois trous, l'habitant, terrassier, m a ç o n , etc., doit payer par se-
163
m a i n e 2, 3, 4 s h . . Un seul exemple suffira: En septembre 1864, rapporte 5
le docteur Simon, le président du Nuisance Removal Committee de la pa-
roisse de Sevenoaks d é n o n ç a au ministre de l'intérieur, Sir George Grey,
les faits suivants:
« D a n s cette paroisse, la petite vérole était encore, il y a un an, à p e u près
i n c o n n u e . Un p e u avant cette époque, on c o m m e n ç a à percer u n e voie fer- 10
rée de Lewisham à T u n b r i d g e . Outre q u e le gros de l'ouvrage s'exécuta
d a n s le voisinage i m m é d i a t de cette ville, on y installa aussi le dépôt cen-
tral de t o u t e la construction. C o m m e le grand n o m b r e des individus ainsi
occupés ne permettait pas de les loger tous d a n s des cottages, l'entrepre-
neur, M . J a y , afin de m e t t r e ses ouvriers à l'abri, fit construire sur différents 15
points, le long de la voie, des baraques dépourvues de ventilation et
d'égouts, et de plus nécessairement e n c o m b r é e s , car c h a q u e locataire était
obligé d'en recevoir d'autres chez lui, si n o m b r e u s e que fût sa propre fa-
mille et b i e n q u e c h a q u e h u t t e n ' e û t q u e d e u x c h a m b r e s . D'après le rap-
port m é d i c a l q u ' o n n o u s adresse, il résulta de tout ceci q u e ces pauvres 20
gens, pour échapper aux exhalaisons pestilentielles des e a u x croupissantes
et des latrines situées sous leurs fenêtres, avaient à subir p e n d a n t la n u i t
tous les t o u r m e n t s de la suffocation. Des plaintes furent enfin portées de-
vant notre comité par un m é d e c i n qui avait eu l'occasion de visiter ces tau-
dis. Il s'exprima en termes amers sur l'état de ces soi-disant h a b i t a t i o n s , et 25
d o n n a à entendre qu'il y avait à craindre les c o n s é q u e n c e s les plus fu-
nestes, si quelques m e s u r e s de salubrité n ' é t a i e n t pas prises sur-le-champ.
Il y a un an environ, M. Jay s'engagea à faire préparer u n e m a i s o n où les
gens qu'il occupe devaient passer aussitôt qu'ils seraient atteints de m a l a -
die contagieuse. Il a renouvelé sa promesse vers la fin du m o i s de juillet 30
dernier, m a i s il n ' a rien fait, b i e n q u e depuis lors on ait eu à constater plu-
sieurs cas de petite vérole d a n s les cabanes m ê m e qu'il me décrivit c o m m e
é t a n t dans des conditions effroyables. Pour votre information (celle du m i -
nistre) je dois ajouter q u e n o t r e paroisse possède u n e m a i s o n isolée, dite la
m a i s o n des pestiférés (pest-house), où les h a b i t a n t s atteints de m a l a d i e s 35
contagieuses reçoivent des soins. Cette m a i s o n est depuis des m o i s e n c o m -
brée de m a l a d e s . D a n s u n e m ê m e famille, cinq enfants sont morts de la pe-
tite vérole et de la fièvre. D e p u i s le premier avril j u s q u ' a u premier septem-
bre de cette a n n é e , il n'y a pas eu m o i n s de dix cas de morts de la petite
vérole, quatre dans les susdites cabanes, le foyer de la contagion. On ne 40
1 6 3
L . c , p . 165.

586
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

saurait indiquer le chiffre des cas de maladie, parce q u e les familles q u i en


164
sont affligées font t o u t leur possible pour les c a c h e r . »
Les houilleurs et les autres ouvriers des m i n e s a p p a r t i e n n e n t a u x catégo-
ries les m i e u x payées de la classe ouvrière anglaise. A quel prix ils a c h è t e n t
165
5 leur salaire, on l'a vu p r é c é d e m m e n t . M a i s ici n o u s ne considérons leur
situation q u e sous le rapport de l'habitation. En général, l'exploiteur de la
m i n e , qu'il en soit le propriétaire ou le locataire, fait construire un certain
n o m b r e de cottages p o u r ses ouvriers. Ceux-ci reçoivent en outre du char-
b o n gratis, c'est-à-dire q u ' u n e partie de leur salaire leur est payée en d i a r -
io b o n et n o n en argent. Les autres, q u ' o n ne p e u t loger de cette façon, ob-
t i e n n e n t en c o m p e n s a t i o n quatre /. st. par an.
Les districts des m i n e s attirent r a p i d e m e n t u n e grande p o p u l a t i o n c o m -
posée des ouvriers m i n e u r s et des artisans, débitants, etc., q u i se g r o u p e n t
a u t o u r d'eux. Là, c o m m e partout où la p o p u l a t i o n est très-dense, la r e n t e
15 foncière est très-élevée. L ' e n t r e p r e n e u r cherche d o n c à établir à l'ouverture
des m i n e s , sur l ' e m p l a c e m e n t le plus étroit possible, juste a u t a n t de cot-
tages qu'il en faut pour p a r q u e r ses ouvriers et leurs familles. Q u a n d on
ouvre, aux environs, des m i n e s nouvelles, ou q u e l'on reprend l'exploita-
tion des a n c i e n n e s , la presse devient n a t u r e l l e m e n t extrême. Un seul motif
20 préside à la construction de ces cottages, « l ' a b s t i n e n c e » du capitaliste,
son aversion p o u r t o u t e dépense d'argent c o m p t a n t qui n'est pas de ri-
gueur. I
|294| « L e s h a b i t a t i o n s des m i n e u r s et des autres ouvriers q u e l'on voit
dans les m i n e s de N o r t h u m b e r l a n d et de D u r h a m , dit le docteur J u l i a n
25 H u n t e r , sont peut-être en m o y e n n e ce q u e l'Angleterre présente, sur u n e
grande échelle, de pire et de plus cher en ce genre, à l'exception c e p e n d a n t
des districts semblables d a n s le M o n m o u t h s h i r e . Le m a l est là à son com-
ble, à cause du grand n o m b r e d ' h o m m e s entassés dans u n e seule c h a m b r e ,
de l ' e m p l a c e m e n t étroit où l'on a empilé un a m a s de maisons, du m a n q u e
30 d'eau, de l'absence de latrines et de la m é t h o d e f r é q u e m m e n t employée,
qui consiste à bâtir les m a i s o n s les u n e s sur les autres ou à les bâtir en flats
(de m a n i è r e que les différents cottages forment des étages superposés verti-
calement). L ' e n t r e p r e n e u r traite t o u t e la colonie c o m m e si, au lieu de rési-
1 6 4
L . c , p . 18, n o t e . L e c u r a t e u r des p a u v r e s d e l a C h a p e l - e n - l e - F r i t h - U n i o n écrit d a n s u n rap-
35 port a u Registrar g é n é r a l : « A D o v e h o l e s , o n a percé, d a n s u n e g r a n d e colline d e terre calcaire,
u n certain n o m b r e d e petites cavités servant d ' h a b i t a t i o n a u x terrassiers e t autres ouvriers o c -
cupés au c h e m i n de fer. Elles s o n t étroites, h u m i d e s , s a n s d é c h a r g e p o u r les i m m o n d i c e s et
sans latrines. Pas de v e n t i l a t i o n , si ce n ' e s t au m o y e n d ' u n t r o u à travers la v o û t e , l e q u e l sert
en m ê m e t e m p s de c h e m i n é e . La p e t i t e vérole y fait rage et a déjà o c c a s i o n n é divers cas de
40 m o r t p a r m i les Troglodytes.» L . c , n . 2 .
1 6 5
La n o t e d o n n é e à la fin de la section IV se r a p p o r t e s u r t o u t a u x ouvriers des m i n e s de char-
b o n . D a n s les m i n e s de m é t a l , c'est e n c o r e b i e n pis. Voy. le R a p p o r t c o n s c i e n c i e u x de la
« R o y a l C o m m i s s i o n » d e 1864.

587
S e p t i è m e s e c t i o n • A c c u m u l a t i o n du capital

166
der, elle ne faisait q u e c a m p e r . » « E n vertu de m e s instructions, dit le
docteur Stevens, j ' a i visité la plupart des villages m i n i e r s de l ' u n i o n D u r -
h a m .... On p e u t dire de tous, à peu d'exceptions près, q u e tous les m o y e n s
de protéger la santé des habitants y sont n é g l i g é s . . . . Les ouvriers des
m i n e s sont liés (bound, expression qui de m ê m e q u e bondage date de l'épo- 5
que du servage), sont liés pour d o u z e m o i s au fermier de la m i n e (le lessee)
ou au propriétaire. Q u a n d ils se p e r m e t t e n t de manifester leur m é c o n t e n t e -
m e n t ou d'importuner d ' u n e façon q u e l c o n q u e l'inspecteur (viewer), ce-
lui-ci m e t à côté de leur n o m u n e m a r q u e ou u n e n o t e sur son livre, et à la
fin de l'année leur e n g a g e m e n t n'est pas r e n o u v e l é . . . . A m o n avis, de 10
toutes les applications du système du troc (payement du salaire en m a r -
chandises), il n ' e n est pas de plus horrible q u e celle q u i règne d a n s ces dis-
tricts si peuplés. Le travailleur y est forcé d'accepter, c o m m e partie de son
salaire, un logis e n t o u r é d'exhalaisons pestilentielles. Il ne p e u t pas faire
ses propres affaires c o m m e il l ' e n t e n d ; il est à l'état de serf sous tous les 15
rapports (he is to all intents and purposes a serf). Il n'est pas certain, paraît-il,
qu'il puisse en cas de besoin s'adresser à p e r s o n n e autre q u e son proprié-
taire : or celui-ci consulte avant t o u t sa b a l a n c e de compte, et le résultat est
à p e u près infaillible. Le travailleur reçoit du propriétaire son approvision-
n e m e n t d'eau. B o n n e ou m a u v a i s e , fournie ou s u s p e n d u e , il faut qu'il la 20
167
paie, ou, p o u r m i e u x dire, qu'il subisse u n e d é d u c t i o n sur son s a l a i r e . »
En cas de conflits avec « l ' o p i n i o n p u b l i q u e » ou m ê m e avec la police sa-
nitaire, le capital ne se gêne n u l l e m e n t de «justifier» les conditions, les
u n e s dangereuses et les autres dégradantes, auxquelles il astreint l'ouvrier,
faisant valoir que t o u t cela est indispensable p o u r enfler la recette. C'est 25
ainsi q u e n o u s l'avons vu « s ' a b s t e n i r » de t o u t e m e s u r e de protection
contre les dangers des m a c h i n e s dans les fabriques, de t o u t appareil de ven-
tilation et de sûreté dans les m i n e s , etc. Il en est de m ê m e à l'égard du lo-
g e m e n t des m i n e u r s . «Afin d'excuser», dit le docteur Simon, le délégué
m é d i c a l du Conseil privé, dans son rapport officiel, « afin d'excuser la pi- 30
toyable organisation des logements, on allègue q u e les m i n e s sont ordinai-
r e m e n t exploitées à bail, et q u e la durée du contrat (vingt et un ans en gé-
néral dans les houillères) est trop courte, p o u r q u e le fermier j u g e qu'il
vaille la peine de m é n a g e r des h a b i t a t i o n s convenables pour la p o p u l a t i o n
ouvrière et les diverses professions que l'entreprise attire. Et lors m ê m e , 35
dit-on, que l'entrepreneur aurait l'intention d'agir libéralement en ce sens,
sa b o n n e volonté échouerait devant les prétentions du propriétaire foncier.
Celui-ci, à ce qu'il paraît, viendrait aussitôt exiger un surcroît de r e n t e
exorbitant, pour le privilège de construire à la surface du sol qui lui appar-
1 6 6
L. c , p . 180, 182. 40
1 6 7
L . c , p . 5 1 5 , 517.

588
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

tient un village d é c e n t et confortable, servant d'abri aux travailleurs qui


font valoir sa propriété souterraine. On ajoute que ce prix prohibitoire, là
où il n'y a pas prohibition directe, rebute aussi les spéculateurs en bâti-
m e n t s .... Je ne veux ni e x a m i n e r la valeur de cette justification ni recher-
5 cher sur q u i t o m b e r a i t en définitive le surcroît de dépense, sur le proprié-
taire foncier, le fermier des m i n e s , les travailleurs ou le public . . . . M a i s , en
présence des faits outrageux révélés par les rapports ci-joints (ceux des doc-
teurs H u n t e r , Stevens, etc.), il faut nécessairement trouver un r e m è d e . . . .
C'est ainsi q u e des titres de propriété servent à c o m m e t t r e u n e grande in-
10 justice publique. En sa qualité de possesseur de m i n e s , le propriétaire fon-
cier engage u n e colonie industrielle à venir travailler sur ses d o m a i n e s ;
puis, en sa qualité de propriétaire de la surface du sol, il enlève a u x travail-
leurs qu'il a réunis t o u t e possibilité de pourvoir à leur besoin d ' h a b i t a t i o n .
Le fermier des m i n e s (l'exploiteur capitaliste) n ' a a u c u n intérêt p é c u n i a i r e
15 à s'opposer à ce m a r c h é ambigu. S'il sait fort bien apprécier l'outrecui-
d a n c e de telles prétentions, il sait aussi q u e les conséquences n ' e n r e t o m -
b e n t pas sur lui, m a i s sur les travailleurs, q u e ces derniers sont trop p e u
instruits p o u r connaître leurs droits à la santé, et enfin q u e les h a b i t a t i o n s
les plus ignobles, l'eau à boire la plus corrompue, ne fourniront j a m a i s pré-
168
20 texte à u n e g r è v e . »

d) Effet des crises sur la partie


la m i e u x payée de la classe ouvrière

Avant de passer a u x ouvriers agricoles, il convient de montrer, par un


exemple, c o m m e n t les crises affectent m ê m e la partie la m i e u x payée de la
25 classe ouvrière, son aristocratie.
On sait q u ' e n 1857 il éclata u n e de ces crises générales auxquelles le cy-
cle industriel aboutit p é r i o d i q u e m e n t . Son t e r m e suivant échut en 1866.
Cette fois la crise revêtit un caractère essentiellement financier, ayant déjà
été escomptée en partie dans les districts manufacturiers, à l'occasion de la
30 disette de coton q u i rejeta u n e masse de capitaux de leur sphère de place-
m e n t ordinaire sur les grands centres du m a r c h é m o n é t a i r e . Son d é b u t fut
signalé à Londres, en m a i 1866, par la faillite d ' u n e b a n q u e gigantesque,
suivie de l'écroulement général d ' u n e foule i n n o m b r a b l e de sociétés finan-
cières véreuses. U n e des b r a n c h e s de la grande industrie, p a r t i c u l i è r e m e n t
35 atteinte à Londres par la catastrophe, fut ||295| celle des constructeurs de
navires cuirassés. Les gros b o n n e t s de la partie avaient n o n - s e u l e m e n t
poussé la p r o d u c t i o n à o u t r a n c e p e n d a n t la période de h a u t e prospérité,
1 6 8
L. c , p. 16.

589
Septième section • Accumulation du capital

m a i s ils s'étaient aussi engagés à des livraisons é n o r m e s , d a n s l'espoir q u e


la source du crédit ne tarirait pas de si tôt. U n e réaction terrible eut lieu,
réaction que subissent, à cette h e u r e encore, fin m a r s 1867, de n o m b r e u s e s
169
i n d u s t r i e s . Q u a n t à la situation des travailleurs, on p e u t en juger par le
passage suivant, e m p r u n t é au rapport très-circonstancié d ' u n correspon- 5
d a n t du Morning Star qui, au c o m m e n c e m e n t de janvier 1867, visita les
principales localités en souffrance.
«A l'est de Londres, d a n s les districts de Poplar, Millwall, Greenwich,
Deptford, L i m e h o u s e et C a n n i n g Town, q u i n z e mille travailleurs au m o i n s ,
p a r m i lesquels plus de trois mille ouvriers de métier, se trouvent avec leurs 10
familles littéralement aux abois. Un c h ô m a g e de six à h u i t m o i s a épuisé
leurs fonds de réserve .... C'est à g r a n d ' p e i n e que j ' a i pu m ' a v a n c e r j u s q u ' à
la porte du W o r k h o u s e de Poplar qu'assiégeait u n e foule affamée. Elle at-
t e n d a i t des b o n s de pain, m a i s l'heure de la distribution n ' é t a i t pas encore
arrivée. La cour forme un grand carré avec un auvent qui court tout a u t o u r 15
de ses m u r s . Les pavés du m i l i e u étaient couverts d'épais m o n c e a u x de
neige, m a i s l'on y distinguait certains petits espaces entourés d ' u n treillage
d'osier, c o m m e des parcs à m o u t o n s , où les h o m m e s travaillent q u a n d le
temps le permet. Le j o u r de ma visite, ces parcs étaient tellement e n c o m -
brés de neige, que p e r s o n n e ne pouvait s'y asseoir. Les h o m m e s étaient oc- 20
1 6 9
« M o r t a l i t é é n o r m e par suite d ' i n a n i t i o n c h e z les p a u v r e s d e L o n d r e s ! ( W h o l e s a l e starva-
t i o n o f t h e L o n d o n P o o r ) . . . . P e n d a n t les d e r n i e r s j o u r s les m u r s d e L o n d r e s é t a i e n t couverts
de g r a n d s placards où on lisait : <Bœufs gras, h o m m e s affamés ! Les b œ u f s gras o n t q u i t t é leurs
p a l a i s de cristal p o u r engraisser les riches d a n s leurs salles s o m p t u e u s e s , t a n d i s q u e les
h o m m e s e x t é n u é s par l a faim d é p é r i s s e n t e t m e u r e n t d a n s leurs m i s é r a b l e s t r o u s . ) L e s pia- 25
cards q u i p o r t e n t cette i n s c r i p t i o n m e n a ç a n t e sont c o n s t a m m e n t r e n o u v e l é s . A p e i n e sont-ils
a r r a c h é s o u recouverts, q u ' i l e n reparaît d e n o u v e a u x a u m ê m e e n d r o i t o u d a n s u n e n d r o i t
é g a l e m e n t p u b l i c . . . Cela rappelle les présages q u i p r é p a r è r e n t l e p e u p l e français a u x é v é n e -
m e n t s d e 1 7 8 9 . . . . E n c e m o m e n t , o ù des ouvriers anglais avec f e m m e s e t enfants m e u r e n t d e
faim et de froid, l'argent anglais, le p r o d u i t du travail anglais, se place par m i l l i o n s en e m - 30
p r u n t s russes, espagnols, italiens, et en u n e foule d ' a u t r e s . » (Reynolds's Newspaper, 20 Jan.
1867.) Il faut b i e n r e m a r q u e r q u e l'est de L o n d r e s n'est pas s e u l e m e n t le q u a r t i e r des travail-
leurs e m p l o y é s à la c o n s t r u c t i o n des navires cuirassés et à d ' a u t r e s b r a n c h e s de la g r a n d e i n -
d u s t r i e , m a i s e n c o r e le siège d ' u n e é n o r m e s u r p o p u l a t i o n à l'état s t a g n a n t , répartie e n t r e les
divers d é p a r t e m e n t s du travail à d o m i c i l e . C'est de celle-ci q u ' i l s'agit d a n s le passage suivant, 35
extrait du Standard, le p r i n c i p a l organe des t o r i e s : « U n affreux spectacle se d é r o u l a i t h i e r
d a n s u n e partie d e l a m é t r o p o l e . Q u o i q u e c e n e fût q u ' u n e fraction des i n o c c u p é s d e l'est d e
L o n d r e s q u i p a r a d a i t avec des d r a p e a u x noirs, l e torrent h u m a i n était assez i m p o s a n t . R a p p e -
l o n s - n o u s les souffrances de cette p o p u l a t i o n . Elle m e u r t de faim. Voilà le fait d a n s son h o r r i -
ble n u d i t é ! Il y en a q u a r a n t e m i l l e !... Sous nos y e u x , d a n s un q u a r t i e r de n o t r e m e r v e i l l e u s e 40
cité, au m i l i e u de la plus g i g a n t e s q u e a c c u m u l a t i o n de richesses q u e le m o n d e ait j a m a i s vue,
q u a r a n t e milles i n d i v i d u s m e u r e n t de faim ! A l ' h e u r e q u ' i l est, ces milliers d ' h o m m e s font ir-
r u p t i o n d a n s les autres q u a r t i e r s , ils crient, ces affamés de t o u t e s les saisons, leurs m a u x d a n s
n o s oreilles, ils les crient au ciel; ils n o u s p a r l e n t de l e u r foyer ravagé p a r la m i s è r e ; ils n o u s
d i s e n t qu'ils n e p e u v e n t n i trouver d u travail n i vivre des m i e t t e s q u ' o n l e u r j e t t e . Les c o n t r i - 45
b u a b l e s de leurs localités se t r o u v e n t e u x - m ê m e s p o u s s é s p a r les charges paroissiales s u r le
b o r d du p a u p é r i s m e . » (Standard, le 5 avril 1867.)

590
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

cupés, sous le couvert de la saillie du toit, à m a c a d a m i s e r des pavés. Cha-


c u n d'eux avait p o u r siège un pavé épais et frappait avec un lourd m a r t e a u
sur le granit, recouvert de givre, j u s q u ' à ce qu'il en eût concassé cinq bois-
seaux. Sa j o u r n é e était alors t e r m i n é e , il recevait 3 d. (30 centimes) et un
5 b o n de pain. D a n s u n e partie de la cour se trouvait u n e petite c a b a n e sor-
dide et délabrée. En ouvrant la porte, n o u s la trouvâmes remplie d ' h o m m e s
pressés les u n s contre les autres, épaule contre épaule, pour se réchauffer.
Ils effilaient des câbles de navire et luttaient à q u i travaillerait le plus long-
temps avec le m i n i m u m de nourriture, m e t t a n t leur point d ' h o n n e u r d a n s
10 la persévérance. Ce seul W o r k h o u s e fournit des secours à sept mille per-
sonnes, et b e a u c o u p p a r m i ces ouvriers, il y a six ou h u i t mois, g a g n a i e n t
les plus h a u t s salaires du pays. Leur n o m b r e e û t été double, si ce n ' é t a i t
que certains travailleurs, leur réserve d'argent u n e fois épuisée, refusent
n é a n m o i n s t o u t secours de la paroisse, aussi longtemps qu'ils ont q u e l q u e
15 chose à m e t t r e en gage . . . . En q u i t t a n t le W o r k h o u s e , je fis u n e p r o m e n a d e
dans les rues, entre les rangées de m a i s o n s à un étage, si n o m b r e u s e s à Po-
plar. M o n guide était m e m b r e du C o m i t é p o u r les ouvriers sans travail. La
première m a i s o n où n o u s e n t r â m e s était celle d ' u n ouvrier en fer, en chô-
mage depuis vingt-sept s e m a i n e s . Je le trouvai assis dans u n e c h a m b r e de
20 derrière avec toute sa famille. La c h a m b r e n ' é t a i t pas tout à fait dégarnie
de meubles et il y avait un p e u de feu ; c'était de t o u t e nécessité, par u n e
j o u r n é e de froid terrible, afin d ' e m p ê c h e r les pieds n u s des j e u n e s enfants
de se geler. Il y avait devant le feu, sur un plat, u n e certaine q u a n t i t é
d'étoupe q u e les femmes et les enfants devaient effiler en échange du pain
25 fourni par le W o r k h o u s e . L ' h o m m e travaillait d a n s u n e des cours décrites
ci-dessus, pour un b o n de p a i n et 3 d. par jour. Il venait d'arriver chez lui,
afin d'y prendre son repas du m i d i , très-affamé, c o m m e il n o u s le dit avec
un sourire amer, et ce repas consistait en quelques tranches de p a i n avec
du s a i n d o u x et u n e tasse de thé sans lait. La seconde porte à laquelle n o u s
30 frappâmes fut ouverte par u n e f e m m e entre d e u x âges, qui, sans souffler
mot, n o u s conduisit d a n s u n e petite c h a m b r e sur le derrière, où se trouvait
toute sa famille, silencieuse et les y e u x fixés sur un feu près de s'éteindre.
Il y avait a u t o u r de ces gens et de leur petite c h a m b r e un air de solitude et
de désespoir à me faire souhaiter de ne j a m a i s revoir pareille scène . . . . <Ils
35 n ' o n t rien gagné, M o n s i e u r ) , dit la f e m m e en m o n t r a n t ses j e u n e s garçons,
<rien depuis vingt-six s e m a i n e s , et t o u t notre argent est parti, tout l'argent
que le père et m o i n o u s avions mis de côté dans des t e m p s meilleurs, avec
le vain espoir de n o u s assurer u n e réserve pour les jours mauvais. Voyez !>
s'écria-t-elle d ' u n accent presque sauvage, et en m ê m e t e m p s elle n o u s
40 m o n t r a i t un livret de b a n q u e où étaient i n d i q u é e s régulièrement toutes les
s o m m e s successivement versées, p u i s retirées, si b i e n que n o u s p û m e s

591
Septième section • Accumulation du capital

constater c o m m e n t le petit pécule, après avoir c o m m e n c é par un dépôt de


5 shillings, puis ||296| avoir grossi p e u à p e u j u s q u ' à 20 /. st., s'était fondu
ensuite de livres en shillings et de shillings en pence, j u s q u ' à ce q u e le li-
vret fût réduit à n'avoir pas plus de valeur q u ' u n m o r c e a u de papier blanc.
Cette famille recevait c h a q u e j o u r un maigre repas du W o r k h o u s e . . . . N o u s 5
visitâmes enfin la f e m m e d ' u n Irlandais qui avait travaillé au chantier de
construction m a r i t i m e . N o u s l a trouvâmes m a l a d e d'inanition, é t e n d u e
t o u t habillée sur un matelas et à peine couverte d ' u n l a m b e a u de tapis, car
t o u t e la literie était au M o n t - d e - P i é t é . Ses m a l h e u r e u x enfants la soi-
gnaient et paraissaient avoir bien besoin, à leur tour, des soins m a t e r n e l s . 10
Dix-neuf semaines d'oisiveté forcée l'avaient r é d u i t e à cet état, et p e n d a n t
qu'elle n o u s racontait l'histoire du passé désastreux, elle sanglotait c o m m e
si elle eût perdu tout espoir d ' u n avenir meilleur. A n o t r e sortie de cette
m a i s o n , un j e u n e h o m m e courut vers n o u s et n o u s pria d'entrer dans son
logis p o u r voir si l'on ne pourrait rien faire en sa faveur. U n e j e u n e f e m m e , 15
d e u x jolis enfants, un p a q u e t de reconnaissances du M o n t - d e - P i é t é et u n e
170
c h a m b r e e n t i è r e m e n t n u e , voilà t o u t ce qu'il avait à n o u s m o n t r e r . »

1 7 0
I I est d e m o d e , p a r m i les capitalistes anglais, d e d é p e i n d r e l a B e l g i q u e c o m m e « l e p a r a d i s
d e s travailleurs», parce q u e l a « l a liberté d u travail», o u , c e q u i revient a u m ê m e , « l a liberté
du c a p i t a l » , se trouve hors d ' a t t e i n t e . Il n'y a là ni d e s p o t i s m e i g n o m i n i e u x de T r a d e s U n i o n s , 20
ni curatelle oppressive d ' i n s p e c t e u r s de fabrique - S'il y e u t q u e l q u ' u n de b i e n initié à t o u s
les m y s t è r e s de b o n h e u r du « l i b r e » travailleur belge, ce fut s a n s d o u t e feu M . D u c p é t i a u x , i n s -
p e c t e u r g é n é r a l des p r i s o n s e t des é t a b l i s s e m e n t s d e b i e n f a i s a n c e belges e t e n m ê m e t e m p s
m e m b r e de la C o m m i s s i o n centrale de statistique belge. O u v r o n s s o n ouvrage : Budgets écono-
miques des classes ouvrières en Belgique, B m x e l l e s , 1855. N o u s y t r o u v o n s e n t r e autres u n e fa- 25
m i l l e ouvrière belge n o r m a l e , d o n t l ' a u t e u r calcule d ' a b o r d les d é p e n s e s a n n u e l l e s d e m ê m e
q u e les recettes d'après des d o n n é e s très-exactes et d o n t il c o m p a r e e n s u i t e le r é g i m e a l i m e n -
t a i r e à c e l u i du soldat, du m a r i n de l'État et du p r i s o n n i e r . La famille « se c o m p o s e du p è r e , de
l a m è r e e t d e q u a t r e e n f a n t s » . S u r ces six p e r s o n n e s , « q u a t r e p e u v e n t être o c c u p é e s u t i l e m e n t
p e n d a n t l ' a n n é e e n t i è r e » . O n s u p p o s e « q u ' i l n'y a n i m a l a d e s n i i n f i r m e s » , n i « d é p e n s e s d e 30
l ' o r d r e religieux, m o r a l et intellectuel, sauf u n e s o m m e t r è s - m i n i m e p o u r le culte (chaises à
l'église)», ni « d e la p a r t i c i p a t i o n a u x caisses d ' é p a r g n e , à la caisse de retraite, e t c . » , ni « d é -
p e n s e s de luxe ou p r o v e n a n t de l ' i m p r é v o y a n c e » ; enfin, q u e le p è r e et le fils a î n é se p e r m e t -
t e n t « l ' u s a g e d u t a b a c e t l e d i m a n c h e l a f r é q u e n t a t i o n d u c a b a r e t » , c e q u i leur c o û t e l a
s o m m e totale d e 8 6 c e n t i m e s p a r s e m a i n e . « I l résulte d e l'état g é n é r a l des salaires alloués a u x 35
ouvriers des diverses p r o f e s s i o n s . . . q u e l a m o y e n n e l a p l u s élevée d u salaire j o u r n a l i e r est d e
1 fr. 56 c. p o u r les h o m m e s , 89 c e n t i m e s p o u r les f e m m e s , 56 c e n t i m e s p o u r les g a r ç o n s et
55 c e n t i m e s p o u r les filles. Calculées à ce t a u x , les r e s s o u r c e s de la famille s'élèveraient, au
maximum, à 1068 francs a n n u e l l e m e n t . . . . D a n s le m é n a g e . . . . pris p o u r type n o u s a v o n s r é u n i
t o u t e s les ressources possibles. 40
M a i s en a t t r i b u a n t à la m è r e de famille un salaire n o u s enlevons à ce m é n a g e sa d i r e c t i o n :
c o m m e n t sera soigné l ' i n t é r i e u r ? q u i veillera a u x j e u n e s e n f a n t s ? q u i p r é p a r e r a les r e p a s , fera
les lavages, les r a c c o m m o d a g e s ? Tel est le d i l e m m e i n c e s s a m m e n t p o s é a u x ouvriers. »
Le b u d g e t a n n u e l de la famille est d o n c :

592
C h a p i t r e XXV • Loi g é n é r a l e de l ' a c c u m u l a t i o n c a p i t a l i s t e

e) Le prolétariat agricole anglais

Le caractère a n t a g o n i q u e de l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste ne s'affirme n u l l e


part plus b r u t a l e m e n t q u e d a n s le m o u v e m e n t progressif de l'agriculture
anglaise et le m o u v e m e n t rétrograde des cultivateurs anglais. A v a n t d'exa-
5 m i n e r leur situation actuelle, il n o u s faut jeter un regard en arrière. L'agri-
culture m o d e r n e date en Angleterre du m i l i e u du siècle dernier, q u o i q u e

Le p è r e , 300 j o u r s à fr. 1,56 fr. 4 6 8


La mère, 0,89 267
La garçon, 0,56 168
10 La fille, 0,55 165
Total 1068

L a d é p e n s e a n n u e l l e d e l a famille e t s o n déficit s'élèveraient, d a n s l'hypothèse o ù l'ouvrier


aurait l'alimentation:
Du m a r i n , à 1828 fr. Déficit 760 fr.
15 Du soldat, à 1473 - 405
Du p r i s o n n i e r , à 1112 - 44

« O n voit q u e p e u d e familles ouvrières p e u v e n t a t t e i n d r e , n o u s n e dirons p a s à l ' o r d i n a i r e


d u m a r i n o u d u soldat, m a i s m ê m e à c e l u i d u p r i s o n n i e r . L a m o y e n n e g é n é r a l e ( d u c o û t d e
c h a q u e d é t e n u d a n s les diverses p r i s o n s p e n d a n t la p é r i o d e de 1847 à 1849) p o u r t o u t e s les
20 prisons a été de 63 c e n t i m e s . Ce chiffre, c o m p a r é à celui de l ' e n t r e t i e n j o u r n a l i e r du travail-
leur, p r é s e n t e u n e différence de 13 c e n t i m e s . Il est en o u t r e à r e m a r q u e r q u e si, d a n s les pri-
sons, il faut p o r t e r en ligne de c o m p t e les d é p e n s e s d ' a d m i n i s t r a t i o n et de surveillance, p a r
c o n t r e les p r i s o n n i e r s n ' o n t p a s à p a y e r de loyer; q u e les a c h a t s qu'ils font a u x c a n t i n e s ne
sont pas c o m p r i s d a n s les frais d ' e n t r e t i e n , et q u e ces frais s o n t f o r t e m e n t abaissés par s u i t e
25 d u grand n o m b r e d e têtes q u i c o m p o s e n t les m é n a g e s e t d e l a m i s e e n a d j u d i c a t i o n o u d e
l ' a c h a t e n gros d e s d e n r é e s e t a u t r e s objets q u i e n t r e n t d a n s l e u r c o n s o m m a t i o n . . . . C o m m e n t
s e fait-il, c e p e n d a n t , q u ' u n g r a n d n o m b r e , n o u s p o u r r i o n s d i r e l a g r a n d e majorité d e s travail-
leurs, vivent à d e s c o n d i t i o n s p l u s é c o n o m i q u e s ? C ' e s t . . . . en r e c o u r a n t à d e s e x p é d i e n t s d o n t
l'ouvrier seul a le secret; en r é d u i s a n t sa r a t i o n j o u r n a l i è r e ; en s u b s t i t u a n t le p a i n de seigle au
30 p a i n d e f r o m e n t ; e n m a n g e a n t m o i n s d e v i a n d e o u m ê m e e n l a s u p p r i m a n t t o u t à fait, d e
m ê m e q u e le b e u r r e , les a s s a i s o n n e m e n t s ; en se c o n t e n t a n t d ' u n e ou d e u x c h a m b r e s où la fa-
m i l l e est e n t a s s é e , où les g a r ç o n s et les filles c o u c h e n t à côté les u n s d e s a u t r e s , s o u v e n t sur le
m ê m e g r a b a t ; e n é c o n o m i s a n t sur l ' h a b i l l e m e n t , l e b l a n c h i s s a g e , les soins d e p r o p r e t é ; e n r e -
n o n ç a n t a u x d i s t r a c t i o n s d u d i m a n c h e ; e n s e r é s i g n a n t enfin a u x privations les p l u s p é n i b l e s .
35 U n e fois p a r v e n u à c e t t e e x t r ê m e l i m i t e , l a m o i n d r e élévation d a n s l e p r i x des d e n r é e s , u n
c h ô m a g e , u n e m a l a d i e , a u g m e n t e l a détresse d u travailleur e t d é t e r m i n e s a r u i n e c o m p l è t e ;
les dettes s ' a c c u m u l e n t , le crédit s'épuise, les v ê t e m e n t s , les m e u b l e s les p l u s i n d i s p e n s a b l e s ,
sont engagés au M o n t - d e P i é t é , et, f i n a l e m e n t , la famille sollicite s o n i n s c r i p t i o n sur la liste
des i n d i g e n t s » (1. c , p . 1 5 1 , 154, 155). E n effet, d a n s c e « p a r a d i s des c a p i t a l i s t e s » l a m o i n d r e
40 variation de p r i x des s u b s i s t a n c e s de p r e m i è r e n é c e s s i t é est suivie d ' u n e v a r i a t i o n d a n s le chif-
fre de la m o r t a l i t é et d e s c r i m e s (V.«Manifest der Maatschappij: De Viamingen Vooruit, Brüssel,
1860», p. 13, 14. - La B e l g i q u e c o m p t e en t o u t 9 3 0 0 0 0 familles q u i , d ' a p r è s la s t a t i s t i q u e offi-
cielle, s e d i s t r i b u e n t d e l a m a n i è r e s u i v a n t e : 9 0 0 0 0 familles riches (électeurs), 4 5 0 0 0 0 per-
s o n n e s ; 3 9 0 0 0 0 familles d e l a p e t i t e classe m o y e n n e , d a n s les villes e t les villages, 1 9 5 0 0 0 0
45 p e r s o n n e s , d o n t u n e g r a n d e p a r t i e t o m b e s a n s cesse d a n s l e p r o l é t a r i a t ; 4 5 0 0 0 0 familles
ouvrières, 2 250 000 p e r s o n n e s . Plus de 200 000 de ces familles se t r o u v e n t sur la liste des p a u -
vres!

593
Septième section • Accumulation du capital

les bouleversements survenus dans la constitution de la propriété foncière,


q u i devaient servir de base au n o u v e a u m o d e de production, r e m o n t e n t à
u n e é p o q u e b e a u c o u p plus reculée.
Les renseignements fournis par A r t h u r Y o u n g , p e n s e u r superficiel, m a i s
observateur exact, prouvent i n c o n t e s t a b l e m e n t q u e l'ouvrier agricole de 5
1771 était un bien piteux personnage c o m p a r é à son devancier de la fin du
q u a t o r z i è m e siècle, « l e q u e l pouvait vivre d a n s l ' a b o n d a n c e et a c c u m u l e r
171
de la r i c h e s s e » , pour ne pas parler du q u i n z i è m e siècle, ||297| «l'âge d'or
du travailleur anglais et à la ville et à la c a m p a g n e » . N o u s n ' a v o n s pas be-
soin c e p e n d a n t de r e m o n t e r si loin. On lit d a n s un écrit r e m a r q u a b l e p u - 10
blié en 1 7 7 7 : « L e gros fermier s'est presque élevé au niveau du g e n t l e m a n ,
t a n d i s q u e le pauvre ouvrier des c h a m p s est foulé aux pieds .... Pour juger
de son m a l h e u r e u x état, il suffit de comparer sa position d ' a u j o u r d ' h u i
avec celle qu'il avait il y a q u a r a n t e ans . . . . Propriétaire foncier et fermier
172
se p r ê t e n t m u t u e l l e m e n t main-forte p o u r opprimer le t r a v a i l l e u r . » Il y 15
est ensuite prouvé en détail q u e de 1737 à 1777 d a n s les c a m p a g n e s le sa-
laire réel est t o m b é d'environ % ou 2 5 % . « L a politique m o d e r n e , dit R i -
chard Price, favorise les classes supérieures du peuple ; la c o n s é q u e n c e sera
q u e tôt ou tard le r o y a u m e entier se composera de g e n t l e m e n et de m e n -
173
diants, de m a g n a t s et d ' e s c l a v e s . » 20
N é a n m o i n s la condition du travailleur agricole anglais de 1770 à 1780, à
l'égard du logement et de la nourriture aussi b i e n q u e de la dignité et des
divertissements, etc., reste un idéal qui n ' a j a m a i s été atteint depuis. Son
salaire m o y e n exprimé en pintes de froment se m o n t a i t de 1770 à 1771 à
9 0 ; à l'époque d ' E d e n (1797), il n'était plus q u e de 65, et en 1808 que de 25
1 7 4
60 .
N o u s avons i n d i q u é la situation du travailleur agricole à la fin de la
guerre antijacobine (antijacobin war, tel est le n o m d o n n é par W i l l i a m Cob-
bet à la guerre contre la révolution française), p e n d a n t laquelle seigneurs
1 7 1
J a m e s E . T h . R o g e r s (Prof, of polit. Econ. in the University of Oxford): «A History of Agriculture 30
and Prices in England. Oxford, 1866, V . l , p. 6 9 0 . » Cet ouvrage, fruit d ' u n travail c o n s c i e n c i e u x ,
n e c o m p r e n d e n c o r e d a n s les d e u x v o l u m e s p a r u s j u s q u ' i c i q u e l a p é r i o d e d e 1259 à 1400. L e
s e c o n d v o l u m e fournit des m a t é r i a u x p u r e m e n t statistiques. C'est l a p r e m i è r e « h i s t o i r e des
p r i x » a u t h e n t i q u e q u e n o u s p o s s é d i o n s sur c e t t e é p o q u e .
1 7 2
Reasons for the late Increase of the Poorrate; or, a comparative view of the price of labour and 35
provisions. L o n d o n , 1777, p. 5, 1 1 .
1 7 3
[Richard P r i c e : ] Observations on Reversionary Payments. 6 t h edit. By W . M o r g a n . L o n d ,
1803, v . II, p . 158. Price r e m a r q u e , p . 1 5 9 : « L e prix n o m i n a l d e l a j o u r n é e d e travail n ' e s t
a u j o u r d ' h u i q u e q u a t r e fois, o u tout a u plus c i n q fois plus g r a n d q u ' i l n ' é t a i t e n 1514. M a i s l e
prix du blé est sept fois, et celui de la v i a n d e et des v ê t e m e n t s e n v i r o n q u i n z e fois p l u s élevé. 40
B i e n loin d o n c q u e l e prix d u travail ait progressé e n p r o p o r t i o n d e l ' a c c r o i s s e m e n t d e s d é -
p e n s e s n é c e s s a i r e s à la vie, il ne s e m b l e pas q u e p r o p o r t i o n n e l l e m e n t il suffise a u j o u r d ' h u i à
a c h e t e r la m o i t i é de ce q u ' i l a c h e t a i t alors.»
1 7 4
B a r t o n , 1. c. p. 26. P o u r la fin du d i x - h u i t i è m e siècle, Voy. E d e n , 1. c.

594
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

terriens, fermiers, fabricants, c o m m e r ç a n t s , b a n q u i e r s , loups-cerviers, four-


nisseurs, etc., s'étaient e x t r a o r d i n a i r e m e n t enrichis. Le salaire n o m i n a l
s'éleva, en c o n s é q u e n c e soit de la dépréciation des billets de b a n q u e , soit
d ' u n enchérissement des subsistances les plus nécessaires i n d é p e n d a n t de
5 cette dépréciation. Son m o u v e m e n t réel p e u t être constaté d ' u n e m a n i è r e
fort simple, sans entrer dans des détails fastidieux. La loi des pauvres et
son a d m i n i s t r a t i o n étaient, en 1814, les m ê m e s q u ' e n 1795. Or, n o u s avons
vu c o m m e n t cette loi s'exécutait dans les c a m p a g n e s : c'était la paroisse
qui, sous forme d ' a u m ô n e , parfaisait la différence entre le salaire n o m i n a l
10 du travail et la s o m m e m i n i m a indispensable au travailleur pour végéter.
La proportion entre le salaire payé par le fermier et le s u p p l é m e n t ajouté
par la paroisse n o u s m o n t r e d e u x choses, p r e m i è r e m e n t : de c o m b i e n le sa-
laire était au-dessous de son m i n i m u m , s e c o n d e m e n t : à quel degré le tra-
vailleur agricole était transformé en serf de sa paroisse. P r e n o n s p o u r
15 exemple un c o m t é qui représente la m o y e n n e de cette proportion d a n s tous
les autres comtés. En 1795 le salaire h e b d o m a d a i r e m o y e n était à N o r t h -
a m p t o n de 7 sh. 6 d., la dépense totale a n n u e l l e d ' u n e famille de six per-
sonnes de 36 /. st. 12 sh. 5 d., sa recette totale de 29 /. st. 18 sh., le c o m p l é -
m e n t fourni par la paroisse de 6 1. st. 14 sh. 5 d. D a n s le m ê m e c o m t é le
20 salaire h e b d o m a d a i r e était en 1814 de 12 sh. 2 d., la dépense totale an-
nuelle d ' u n e famille de c i n q personnes de 54 /.st. 18 sh. 4 d.; sa recette to-
tale de 36 /. st. 2 sh., le c o m p l é m e n t fourni par la paroisse de 18 /. st. 6 sh.
175
4 d. . En 1795 le c o m p l é m e n t n'atteignait pas le quart du salaire, en 1814
il en dépassait la m o i t i é . Il est clair q u e d a n s ces circonstances le faible
25 confort q u ' E d e n signale encore d a n s le cottage de l'ouvrier agricole avait
176
alors tout à fait d i s p a r u . De tous les a n i m a u x q u ' e n t r e t i e n t le fermier, le
travailleur, l'instrumentum vocale, restera désormais le plus m a l n o u r r i et le
plus maltraité.
Les choses c o n t i n u è r e n t paisiblement en cet état j u s q u ' à ce q u e «les
30 é m e u t e s de 1830 vinssent n o u s avertir (nous, les classes gouvernantes), à la
lueur des m e u l e s de blé incendiées, q u e la misère et un sombre m é c o n t e n -
t e m e n t , tout prêt à éclater, b o u i l l o n n a i e n t aussi furieusement sous la sur-
177
face de l'Angleterre agricole q u e de l'Angleterre i n d u s t r i e l l e » . Alors,
d a n s la C h a m b r e des c o m m u n e s , Sadler baptisera les ouvriers des c a m -
35 pagnes du n o m «d'esclaves b l a n c s » (white slaves), et un évêque répétera le
m o t dans la C h a m b r e h a u t e . « L e travailleur agricole du sud de l'Angle-
terre, dit l'économiste le plus r e m a r q u a b l e de cette période, E. G. W a k e -
118
field, n'est ni un esclave, ni un h o m m e l i b r e : c'est un pauper .»
1 7 5
Parry, 1 . c , p . 80.
1 7 6
40 I d , p. 213.
1 7 7
S.Laing.
178
England and America. L o n d , 1833, v. 1, p. 47.

595
Premier village179
a) Enfants b) N o m b r e ς) Salaire d) Salaire e) R e c e t t e f) Loyer g) Salaire t o t a l h) Salaire
des m e m b r e s des h o m m e s des enfants hebdomadaire de la semaine après déduction par semaine

Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste


de la famille par semaine par de toute d u loyer et p a r t ê t e
5 semaine la famille

2 4 8sh. 8sh. 2sh. 6sh. 1 sh. 6 d.


3 5 8sh. 8sh. 1 sh. 6 d. 6 sh. 6 d. lsh. 3/ d. 2

2 4 8sh. 8sh. lsh. 7sh. 1 sh. 9 d.


2 4 8sh. 8sh. lsh. 7sh. 1 s h . 9 d.
10 6 8 7sh. lsh. 6d.;2sh. 1 0 sh. 6 d . 2sh. 8 sh. 6 d. 1 sh. 0 ¾ d.
3 5 7sh. 7sh. 1 sh. 4 d. 5 sh. 8 d. 1 sh. 1 y 2 d.

D e u x i è m e village

6 8 7sh. 1 sh. 6 d. ; 1 sh. 6 d. 10 sh. 1 sh. 6 d. 8 sh. 6 d. lsh. 0 / d3


4

6 8 7sh. 7sh. l s h . 3'/ d.


2
!
5sh. 8 / d. 2 Osh. 8 y d . 2

15 8 10 7sh. 7sh. 1 sh. 3 % d. 5 sh. 8 % d. 0 sh. 7 d.


4 6 7sh. 7sh. l s h . 6'/ad. 5sh. 5/ d. 2 Osh. 11 d.
3 5 7sh. 7sh. lsh-ó/jd. 5 s h . 5% A. 1 sh. 1 d.

Troisième village

4 6 7sh. 7sh. lsh. 6sh. lsh.


20 3 5 7sh. 2sh.;2sh. 6d. l l s h . 6d. 0 sh. 10 d. 10 sh. 8 d. 2sh. i y d . 2

0 2 5sh. 5sh. lsh. 4sh. 2sh.

1 7 9
London Economist. 1845, p. 2 9 0 .
597
Septième section • Accumulation du capital

A la veille de l'abrogation des lois sur les céréales, la lutte des partis inté-
ressés vint jeter un n o u v e a u j o u r sur la situation des ouvriers agricoles.
D ' u n e part les agitateurs abolitionnistes faisaient appel a u x sympathies p o -
pulaires, en d é m o n t r a n t par des faits et des chiffres que ces lois de protec-
tion n'avaient j a m a i s protégé le p r o d u c t e u r réel. D ' a u t r e part la bourgeoisie 5
industrielle é c u m a i t de rage q u a n d les aristocrates fonciers venaient dé-
n o n c e r l'état des fabriques, que ces oisifs, c œ u r s secs, corrompus j u s q u ' à la
moelle, faisaient parade de leur profonde sympathie p o u r les souffrances
des ouvriers de fabrique, et r é c l a m a i e n t à h a u t s cris l'intervention de la lé-
gislature. Q u a n d d e u x larrons se p r e n n e n t a u x cheveux, dit un vieux pro- 10
verbe anglais, l'honnête h o m m e y gagne toujours. Et de fait, la dispute
b r u y a n t e , passionnée, des d e u x fractions de la classe d o m i n a n t e , sur la
q u e s t i o n de savoir laquelle des d e u x exploitait le travailleur avec le m o i n s
de vergogne, aida p u i s s a m m e n t à révéler la vérité. |
|298| L'aristocratie terrienne avait p o u r général en chef d a n s sa c a m - 15
p a g n e p h i l a n t h r o p i q u e contre les fabricants le c o m t e de Shaftesbury (ci-de-
v a n t lord Ashley). Aussi fut-il le principal point de m i r e des révélations
q u e le Morning Chronicle publiait de 1844 à 1845. Cette feuille, le plus i m -
p o r t a n t des organes libéraux d'alors, envoya d a n s les districts r u r a u x des
correspondants qui, loin de se c o n t e n t e r d ' u n e description et d ' u n e statisti- 20
q u e générales, désignèrent n o m i n a l e m e n t les familles ouvrières visitées et
leurs propriétaires. La liste suivante spécifie les salaires payés d a n s trois
villages, a u x environs de Blandford, W i m b o u r n e et Poole, villages apparte-
n a n t à M. G. Bankes et au c o m t e de Shaftesbury. On r e m a r q u e r a q u e ce
pontife de la basse église (low church), ce chef des piétistes anglais e m - 25
poche, t o u t c o m m e son c o m p è r e Bankes, sous forme de loyer, u n e forte
portion du maigre salaire qu'il est censé octroyer à ses cultivateurs.
[Hier folgt die T a b e l l e S. 597.]
L'abrogation des lois sur les céréales d o n n a à l'agriculture anglaise u n e
180
nouvelle et merveilleuse impulsion. D r a i n a g e t o u t à fait en g r a n d , n o u -
velles m é t h o d e s p o u r nourrir le bétail dans les étables et pour cultiver les 30
prairies artificielles, i n t r o d u c t i o n d'appareils m é c a n i q u e s p o u r la fumure
des terres, m a n i p u l a t i o n perfectionnée du sol argileux, usage plus fréquent
des engrais m i n é r a u x , emploi de la charrue à vapeur et de toutes sortes de
nouvelles machines-outils, etc., en général, culture intensifiée, voilà ce q u i
caractérise cette époque. Le président de la Société royale d'agriculture, 35
M. Pusey, affirme q u e l'introduction des m a c h i n e s a fait d i m i n u e r de près
de m o i t i é les frais (relatifs) d'exploitation. D ' u n autre côté, le r e n d e m e n t
positif du sol s'éleva r a p i d e m e n t . La c o n d i t i o n essentielle du n o u v e a u sys-
1 8 0
D a n s ce b u t , l'aristocratie foncière s'avança à e l l e - m ê m e - p a r voie p a r l e m e n t a i r e n a t u r e l -
l e m e n t , - s u r la caisse de l'État, et à un t a u x très-peu élevé, des fonds q u e les fermiers l u i res- 40
tituent au double.

596
Septième section · Accumulation du capital

tèrne était un plus grand déboursé de capital, e n t r a î n a n t n é c e s s a i r e m e n t


181
u n e concentration plus rapide des f e r m e s . En m ê m e t e m p s , la superficie
des terres mises en culture a u g m e n t a , de 1846 à 1856, d'environ
4 6 4 1 1 9 acres, sans parler des grandes plaines des comtés de l'est, d o n t les
garennes et les maigres pâturages furent transformés en magnifiques 5
c h a m p s de blé. N o u s savons déjà q u e le n o m b r e total des p e r s o n n e s e m -
ployées d a n s l'agriculture d i m i n u a d a n s la m ê m e période. Le n o m b r e des
cultivateurs p r o p r e m e n t dits, des d e u x sexes et de tout âge, t o m b a , de 1851
m
à 1861, de 1 2 4 1 2 6 9 à 1 1 6 3 2 2 7 . ||299| Si d o n c le Registrar général fait
très-justement r e m a r q u e r q u e «l'accroissement du n o m b r e des fermiers et 10
des ouvriers de campagne depuis 1801 n'est pas le m o i n s du m o n d e en rap-
183
port avec l'accroissement du produit a g r i c o l e » , cette disproportion se
constate encore b i e n davantage dans la période de 1846 à 1866. Là, en ef-
fet, la dépopulation des c a m p a g n e s a suivi pas à pas l'extension et l'intensi-
fication de la culture, l ' a c c u m u l a t i o n inouïe du capital incorporé au sol et 15
de celui consacré à son exploitation, l ' a u g m e n t a t i o n des produits, sans pré-
c é d e n t d a n s l'histoire de l'agronomie anglaise, l'accroissement des rentes
dévolues a u x propriétaires fonciers et celui des profits réalisés par les fer-
miers capitalistes. Si l'on songe q u e t o u t cela coïncidait avec le développe-
m e n t rapide et c o n t i n u des débouchés u r b a i n s et le règne du libre échange, 20
le travailleur agricole, post tot discrimina rerum, se trouva é v i d e m m e n t placé
d a n s des conditions qui devaient enfin, secundum artem, selon la formule,
le rendre fou de b o n h e u r .
Le professeur Rogers trouve, en définitive, que, c o m p a r é à son prédéces-
seur de la période de 1770 à 1780, pour ne rien dire de celle qui c o m m e n c e 25
au dernier tiers du q u a t o r z i è m e siècle et se t e r m i n e au dernier tiers du
q u i n z i è m e , le travailleur agricole anglais d ' a u j o u r d ' h u i est dans un état pi-
184
toyable, « qu'il est redevenu serf», à vrai dire, serf m a l n o u r r i et m a l l o g é .
D'après le rapport du docteur J u l i a n H u n t e r sur les conditions d'habitation
1 8 1
L a catégorie d u r e c e n s e m e n t n a t i o n a l q u i e m b r a s s e les «fils, petits-fils, frère, n e v e u , f i l l e , 30
s œ u r , n i è c e , etc., d u f e r m i e r » , e n u n m o t , les m e m b r e s d e l a famille, q u e l e fermier e m p l o i e
l u i - m ê m e , c o m p t a i t e n 1 8 5 1 : 216 851 i n d i v i d u s , m a i s s e u l e m e n t 1 7 6 1 5 1 e n 1 8 6 1 . L a décrois-
s a n c e de ce chiffre p r o u v e la d i m i n u t i o n des fermiers d ' u n e fortune m o y e n n e . - De 1851 à
1 8 7 1 , les petites fermes q u i c u l t i v e n t m o i n s d e vingt acres o n t d i m i n u é d e p l u s d e 900, celles
q u i en o c c u p e n t c i n q u a n t e j u s q u ' à s o i x a n t e - q u i n z e sont t o m b é e s de 8253 à 6370, et le m ê m e 35
m o u v e m e n t d e s c e n d a n t l'a e m p o r t é d a n s t o u t e s les a u t r e s fermes a u - d e s s o u s d e c e n t acres.
P a r c o n t r e , le chiffre des g r a n d e s fermes s'est c o n s i d é r a b l e m e n t élevé d a n s la m ê m e p é r i o d e ;
celles de trois c e n t s à c i n q cents acres se s o n t a c c r u e s de 7771 à 8410, celles a u - d e s s u s de c i n q
c e n t s acres, de 2755 à 3914, celles a u - d e s s u s de m i l l e acres, de 492 à 582, etc.
1 8 2
Le n o m b r e des bergers s'est a c c r u de 12 517 à 25 559. 40
1 8 3
Census, e t c , l . c , p . 36.
1 8 4
Rogers, l . c , p . 693. « T h e p e a s a n t h a s again b e c o m e a serf», l . c , p . 10. M . R o g e r s a p p a r t i e n t
à l'école l i b é r a l e ; a m i p e r s o n n e l des C o b d e n , des Bright, e t c , il n ' e s t certes pas suspect de pa-
n é g y r i q u e d u t e m p s passé.

598
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

des ouvriers ruraux, rapport q u i a fait é p o q u e , «les frais d'entretien du hind


(nom d o n n é au paysan aux t e m p s féodaux) ne sont point calculés sur le
profit qu'il s'agit de tirer de lui. D a n s les s u p p u t a t i o n s du fermier il repré-
1 8 5
sente le z é r o . Ses m o y e n s de subsistance sont toujours traités c o m m e
186
5 u n e q u a n t i t é f i x e . » « Q u a n t à u n e r é d u c t i o n ultérieure du p e u qu'il re-
çoit, il p e u t d i r e : nihil habeo, nihil curo, <rien n ' a i , rien ne me chaut>. Il n ' a
a u c u n e appréhension de l'avenir, parce qu'il ne dispose de rien en dehors
de ce q u i est a b s o l u m e n t indispensable à son existence. Il a atteint le p o i n t
de congélation qui sert de base a u x calculs du fermier. A d v i e n n e q u e
1 8 7
10 pourra, h e u r ou m a l h e u r , il n ' y a p o i n t p a r t . »
U n e e n q u ê t e officielle eut lieu, en 1863, sur l'alimentation et le travail
des c o n d a m n é s soit à la transportation, soit au travail forcé. Les résultats
en sont consignés d a n s d e u x livres bleus v o l u m i n e u x . « U n e c o m p a r a i s o n
faite avec s o i n » , y est-il dit entre autres, « e n t r e l'ordinaire des criminels
15 dans les prisons d'Angleterre d ' u n e part, et celui des pauvres d a n s les
Workhouses et des travailleurs agricoles libres du m ê m e pays d'autre part,
prouve j u s q u ' à l'évidence q u e les premiers sont b e a u c o u p m i e u x nourris
188
q u ' a u c u n e des d e u x autres c a t é g o r i e s » , tandis que « l a m a s s e d u travail
exigée d ' u n c o n d a m n é au travail forcé ne s'élève guère q u ' à la m o i t i é de
189
20 celle q u ' e x é c u t e le travailleur agricole o r d i n a i r e . » Citons à l'appui quel-
ques détails caractéristiques, extraits de la déposition d ' u n t é m o i n : Déposi-
tion de John Smith, directeur de la prison d ' E d i m b o u r g . Nr. 5 0 5 6 : « L ' o r d i -
naire des prisons anglaises est b i e n meilleur que celui de la généralité des
ouvriers agricoles.» Nr. 5 0 5 7 : « C ' e s t un fait certain q u ' e n Ecosse les tra-
25 vailleurs agricoles ne m a n g e n t presque j a m a i s de v i a n d e . » N r . 3 0 4 7 :
«Connaissez-vous u n e raison q u e l c o n q u e q u i explique la nécessité de
nourrir les criminels b e a u c o u p m i e u x ( m u c h better) q u e l'ouvrier de c a m -
pagne ordinaire? - A s s u r é m e n t n o n . » Nr. 3 0 4 8 : «Pensez-vous qu'il
convienne de faire de plus amples expériences, pour rapprocher le régime
30 alimentaire des c o n d a m n é s au travail forcé de celle du travailleur li-
1 9 0
b r e » ? Ce qui veut d i r e : «L'ouvrier agricole pourrait tenir ce p r o p o s : Je
travaille b e a u c o u p et je n ' a i pas assez à m a n g e r . Lorsque j ' é t a i s en prison,
je travaillais m o i n s et je m a n g e a i s t o u t m o n s o û l : il vaut d o n c m i e u x rester
185
Public Health. S e v e n t h R e p o r t . L o n d , 1865, p. 242. Il ne faut d o n c pas s ' é t o n n e r q u e le
35 l o u e u r du logis en élève le prix q u a n d il a p p r e n d q u e le travailleur g a g n e d a v a n t a g e , ou q u e le
fermier d i m i n u e l e salaire d ' u n ouvrier, « p a r c e q u e s a f e m m e vient d e trouver u n e o c c u p a -
t i o n » (I.e.).
1 8 6
L . c , p . 135.
1 8 7
L. c , p . 134.
40 188 Rgport f the Commissioners .... relating to Transportation and Penal Servitude. Lond. [1863],
0

v. I, n° 50.
1 8 9
L . c , p . 77. Memorandum b y t h e L o r d C h i e f J u s t i c e .
1 9 0
L. c, v. II. Evidence.

599
Septième section · Accumulation du capital

191
en prison q u ' e n l i b e r t é . » Des tables a n n e x e s au premier v o l u m e du rap-
port n o u s avons tiré le tableau comparatif qui suit :
Somme de nourriture hebdomadaire
Éléments Éléments Éléments Somme
azotés n o n azotés minéraux totale 5
Onces Onces Onces Onces
C r i m i n e l s de la prison de
Portland 28,95 150,06 4,68 183,69
M a t e l o t s de la m a r i n e royale 29,63 152,91 4,52 187,06
Soldats 25,55 114,49 3,94 143,98 10
O u v r i e r carrossier 24,53 162,06 4,23 190,82
Compositeur 21,24 100,83 3,12 125,19
T r a v a i l l e u r agricole 17,73 118,06 3,29 139,08

Le lecteur connaît déjà les conclusions de la C o m m i s s i o n m é d i c a l e d'en-


q u ê t e sur l'alimentation des classes m a l nourries du peuple anglais. Il se 15
souvient que, chez b e a u c o u p de familles agricoles, l'ordinaire s'élève rare-
m e n t à la ration indispensable « p o u r preventer les m a l a d i e s d ' i n a n i t i o n » .
Ceci s'applique surtout aux districts p u r e m e n t agricoles de Cornwall, D e -
von, Somerset, Dorset, Wilts, Stafford, Oxford, Berks et Herts. « L a n o u r r i -
ture du cultivateur, dit le docteur S i m o n , dépasse la m o y e n n e q u e n o u s 20
avons i n d i q u é e , parce qu'il c o n s o m m e u n e part supérieure à celle du reste
de sa famille, et sans laquelle il serait i n c a p a b l e de travailler; il se réserve
presque t o u t e la viande ou le lard d a n s les districts les plus pauvres. La
q u a n t i t é de n o u r r i t u r e qui échoit à la f e m m e et a u x enfants d a n s l'âge de la
croissance est, en b e a u c o u p de cas, et à vrai dire ||300| d a n s presque tous 25
192
les comtés, insuffisante et surtout pauvre en a z o t e . » Les valets et les ser-
vantes, q u i h a b i t e n t chez les fermiers e u x - m ê m e s , sont, au contraire, plan-
t u r e u s e m e n t nourris, m a i s leur n o m b r e va d i m i n u a n t . De 288 272 qu'il
c o m p t a i t en 1851 il était d e s c e n d u à 204 962 en 1861.
« L e travail des femmes en plein c h a m p , dit le docteur Smith, quels 30
q u ' e n soient les inconvénients inévitables, est, dans les circonstances pré-
sentes, d ' u n grand avantage p o u r la famille, parce qu'il lui p r o c u r e les
m o y e n s de se chausser, de se vêtir, de payer son loyer et de se m i e u x nour-
1 9 3
rir .»
Le fait le plus curieux q u e l'enquête ai,t relevé, c'est q u e p a r m i les tra- 35
vailleurs agricoles du R o y a u m e - U n i celui de l'Angleterre est de b e a u c o u p
le plus m a l n o u r r i (considerably the worst fed). Voici l'analyse c o m p a r é e de
leurs régimes alimentaires :
1 9 1
L . c , v . I . Appendix, p . 280.
1 9 2 4
Public Health. Sixth R e p o r t . 1863. L o n d , 1864, p . 2 3 8 , 2 4 9 , 2 6 1 , 2 6 2 . 0
1 9 3
L . c , p. 2 6 2 .

600
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

Consommation hebdomadaire de carbone et d'azote


par l'ouvrier rural en moyenne

Carbone Azote
grains grains
5 Angleterre 40 673 1594
Galles 48 354 2031
Ecosse 48 980 2348
1 9 4
Irlande 43 366 2434

« C h a q u e page du rapport du docteur H u n t e r », dit le docteur S i m o n d a n s


10 son rapport officiel sur la santé, « a t t e s t e l'insuffisance n u m é r i q u e et l'état
1 9 4
L . c , p . 17. L'ouvrier agricole anglais n ' a q u e l e q u a r t d u lait e t q u e l a m o i t i é d u p a i n q u e
c o n s o m m e l'Irlandais. Au c o m m e n c e m e n t de ce siècle, d a n s son Tour through Ireland, A r t h u r
Y o u n g signalait déjà la m e i l l e u r e a l i m e n t a t i o n de ce dernier. La r a i s o n en est t o u t s i m p l e -
m e n t q u e l e p a u v r e fermier d ' I r l a n d e est i n f i n i m e n t p l u s h u m a i n q u e l e r i c h a r d d ' A n g l e t e r r e .
15 Ce q u i est dit d a n s le texte ne se r a p p o r t e p a s au s u d - o u e s t de la p r i n c i p a u t é de G a l l e s . « T o u s
les m é d e c i n s de cette partie du pays s ' a c c o r d e n t à dire q u e l ' a c c r o i s s e m e n t des cas de m o r t a -
lité par suite de t u b e r c u l o s e , de scrofules, e t c , g a g n e en i n t e n s i t é à m e s u r e q u e l'état p h y s i q u e
de la p o p u l a t i o n se détériore, et t o u s a t t r i b u e n t cette d é t é r i o r a t i o n à la p a u v r e t é . L ' e n t r e t i e n
j o u r n a l i e r du travailleur r u r a l y est évalué à 5 d, et d a n s b e a u c o u p de districts le fermier ( m i -
20 sérable l u i - m ê m e ) d o n n e e n c o r e m o i n s : u n m o r c e a u d e v i a n d e salée, sec e t d u r c o m m e d e
l'acajou, n e valant pas l a p e i n e q u ' i l d o n n e à digérer, o u b i e n u n m o r c e a u d e lard servant d'as-
s a i s o n n e m e n t à u n e g r a n d e q u a n t i t é de s a u c e de farine et de p o i r e a u x , ou de b o u i l l i e
d'avoine, et t o u s les j o u r s c'est le m ê m e r é g i m e . La c o n s é q u e n c e du progrès de l ' i n d u s t r i e a
été p o u r l e travailleur, d a n s c e r u d e e t s o m b r e c l i m a t , d e r e m p l a c e r l e d r a p solide tissé c h e z
25 lui par des étoffes de c o t o n à b o n m a r c h é , et les boissons fortes par du t h é < n o m i n a l > . . . A p r è s
avoir été e x p o s é p e n d a n t de l o n g u e s h e u r e s au vent et à la p l u i e , le l a b o u r e u r r e v i e n t à s o n
cottage, p o u r s'asseoir a u p r è s d ' u n feu d e t o u r b e o u d e m o r c e a u x d e terre e t d e d é c h e t s d e
c h a r b o n , q u i r é p a n d d'épaisses v a p e u r s d ' a c i d e c a r b o n i q u e e t d ' a c i d e sulfureux. L e s m u r s d e
la h u t t e sont faits de terre et de m o e l l o n s ; elle a p o u r p l a n c h e r la terre n u e c o m m e a v a n t
30 qu'elle fût c o n s t r u i t e et son t o i t est u n e m a s s e de paille h a c h é e et boursoufflée. C h a q u e fente
est b o u c h é e p o u r conserver l a c h a l e u r , e t c'est là, d a n s u n e a t m o s p h è r e d ' u n e p u a n t e u r infer-
n a l e , les pieds d a n s l a b o u e e t son u n i q u e v ê t e m e n t e n train d e sécher sur son corps, q u ' i l
p r e n d son repas du soir avec la f e m m e et les enfants. D e s a c c o u c h e u r s , forcés de p a s s e r u n e
partie d e l a n u i t d a n s ces h u t t e s , n o u s o n t r a c o n t é q u e leurs pieds s'enfonçaient d a n s l e sol e t
35 q u e p o u r s e p r o c u r e r p e r s o n n e l l e m e n t u n p e u d e respiration ils é t a i e n t obligés d e faire u n t r o u
d a n s l e m u r , ouvrage d'ailleurs facile. D e n o m b r e u x t é m o i n s d e t o u t rang affirment q u e l e
p a y s a n i n s u f f i s a m m e n t n o u r r i (underfed) est e x p o s é c h a q u e n u i t à ces influences m a l s a i n e s et
à d'autres e n c o r e . Q u a n t au résultat, u n e p o p u l a t i o n débile et scrofuleuse, il est a s s u r é m e n t
o n n e p e u t plus d é m o n t r é . . . D ' a p r è s les c o m m u n i c a t i o n s d e s e m p l o y é s des paroisses d e Car-
40 m a r t h e n s h i r e et C a r d i g a n s h i r e , on sait q u e le m ê m e é t a t de choses y règne. A t o u s ces m a u x
s'en ajoute u n p l u s grand, l a c o n t a g i o n d e l ' i d i o t i s m e . M e n t i o n n o n s e n c o r e les c o n d i t i o n s cli-
m a t é r i q u e s . D e s vents du s u d - o u e s t très-violents soufflent à travers le pays p e n d a n t h u i t ou
n e u f m o i s de l ' a n n é e , et à l e u r suite arrivent des p l u i e s torrentielles q u i i n o n d e n t p r i n c i p a l e -
m e n t les p e n t e s des collines du côté de l'ouest. Les arbres s o n t rares, si ce n ' e s t d a n s les e n -
45 droits c o u v e r t s ; là où ils ne s o n t p a s protégés, ils s o n t t e l l e m e n t s e c o u é s , qu'ils en p e r d e n t
t o u t e forme. L e s h u t t e s s e c a c h e n t sous l a terrasse d ' u n e m o n t a g n e , s o u v e n t d a n s u n ravin o u
d a n s u n e carrière, et il n'y a q u e les m o u t o n s lilliputiens du p a y s et les b ê t e s à c o r n e s q u i p u i s -
sent trouver à vivre d a n s les p â t u r a g e s ... Les j e u n e s g e n s é m i g r e n t à l'est, vers le district m i -
nier de G l a m o r g a n et de M o n m o u t h . C a r m a r t h e n s h i r e est la p é p i n i è r e de la p o p u l a t i o n d e s
50 m i n e s e t son h ô t e l des invalides ... Cette p o p u l a t i o n n e m a i n t i e n t son chiffre q u e difficile-
ment. - Exemple Cardiganshire:

601
Septième section · Accumulation du capital

misérable des h a b i t a t i o n s de nos travailleurs agricoles. Et depuis n o m b r e


d ' a n n é e s leur situation à cet égard n ' a fait qu'empirer. Il leur est m a i n t e -
n a n t bien plus difficile de trouver à se loger, et les logements qu'ils trou-
vent sont bien m o i n s adaptés à leurs besoins, q u e ce n ' é t a i t le cas depuis
peut-être des siècles. D a n s les vingt ou trente dernières a n n é e s particulière- 5
m e n t , le m a l a fait de grands progrès, et les conditions de domicile du pay-
san sont aujourd'hui l a m e n t a b l e s au plus h a u t degré. Sauf les cas où ceux
q u e son travail enrichit j u g e n t q u e cela vaut bien la peine de le traiter avec
u n e certaine indulgence, m ê l é e de compassion, il est a b s o l u m e n t hors
d'état de se tirer d'affaire. S'il parvient à trouver sur le sol qu'il cultive un 10
abri-logis décent ou un toit à cochons, avec ou sans un de ces petits j a r d i n s
qui allègent tant le poids de la pauvreté, cela ne d é p e n d ni de son inclina-
tion personnelle, ni m ê m e de son aptitude à payer le prix q u ' o n lui de-
m a n d e , m a i s de la m a n i è r e d o n t d'autres veulent b i e n exercer <leur droit>
d'user de leur propriété c o m m e b o n leur semble. Si grande que soit u n e 15
ferme, il n'existe pas de loi qui établisse qu'elle contiendra un certain
n o m b r e d'habitations pour les ouvriers, et q u e m ê m e ces h a b i t a t i o n s seront
décentes. La loi ne réserve pas n o n plus à l'ouvrier le m o i n d r e droit sur ce
sol, a u q u e l son travail est aussi nécessaire q u e la pluie et le s o l e i l . . . . U n e
circonstance notoire fait encore fortement p e n c h e r la b a l a n c e contre lui, 20
195
c'est l'influence de la loi des pauvres et de ses d i s p o s i t i o n s sur le d o m i -
cile des pauvres et les charges qui r e v i e n n e n t a u x paroisses. Il en résulte
q u e c h a q u e paroisse a un intérêt d'argent à limiter au m i n i m u m le n o m b r e
des ouvriers r u r a u x domiciliés chez elle, car, m a l h e u r e u s e m e n t , au lieu de
garantir à ceux-ci et à leurs familles u n e i n d é p e n d a n c e aussurée et 25
per||301|manente, le travail champêtre, si r u d e qu'il soit, les conduit, en gé-
néral, par des a c h e m i n e m e n t s plus ou m o i n s rapides, au p a u p é r i s m e ; pau-
périsme toujours si i m m i n e n t , q u e la m o i n d r e m a l a d i e ou le m o i n d r e m a n -
q u e passager d'occupation nécessite un appel i m m é d i a t à l'assistance
paroissiale. La résidence d ' u n e population d'agriculteurs d a n s u n e paroisse 30
y fait d o n c é v i d e m m e n t a u g m e n t e r la taxe des p a u v r e s . . . . Il suffit a u x
196
grands propriétaires f o n c i e r s de décider q u ' a u c u n e h a b i t a t i o n de travail-

1851 1861

Sexe m a s c u l i n 45155 44446 35


Sexe f é m i n i n 52 459 52 955
97 614 97 4 0 1 »
r
( D H u n t e r ' s Report. Public Health. S e v e n t h R e p o r t , 1864, L o n d , 1865, p. 4 9 8 - 5 0 2 , passim.)
1 9 5
C e t t e loi a été q u e l q u e p e u a m é l i o r é e en 1865. L ' e x p é r i e n c e fera voir b i e n t ô t q u e t o u s ces
replâtrages ne servent de rien. 40
1 9 6
P o u r faire c o m p r e n d r e la s u i t e de la citation, n o u s r e m a r q u e r o n s q u ' o n appelle close vil-

602
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

leurs ne pourra être établie sur leurs d o m a i n e s , pour qu'ils soient sur-le-
c h a m p affranchis de la m o i t i é de leur responsabilité envers les pauvres.
J u s q u ' à quel point la loi et la constitution anglaises ont-elles eu p o u r b u t
d'établir ce genre de propriété absolue, q u i autorise le seigneur du sol à
5 traiter les cultivateurs du sol c o m m e des étrangers et à les chasser de son
territoire, sous prétexte <de disposer de son b i e n c o m m e il l'entend >? c'est
là u n e question que je n ' a i pas à d i s c u t e r . . . . Cette puissance d'éviction
n'est pas de la théorie p u r e ; elle se réalise p r a t i q u e m e n t sur la plus grande
échelle ; elle est u n e des circonstances qui d o m i n e n t les conditions de loge-
10 m e n t du travailleur agricole . . . . » Le dernier r e c e n s e m e n t p e r m e t de juger
de l ' é t e n d u e du m a l ; il d é m o n t r e q u e dans les dix dernières a n n é e s la des-
truction des maisons, malgré la d e m a n d e toujours croissante d ' h a b i t a t i o n s ,
a progressé en h u i t cent vingt et un districts de l'Angleterre.
En c o m p a r a n t l'année 1861 à l ' a n n é e 1851, on trouvera q u ' à part les in-
15 divi dus forcés de résider en dehors des paroisses où ils travaillent, u n e p o -
pulation plus grande de 5 % % a été resserrée d a n s un espace plus petit de
A%% .... « D è s que le progrès de la d é p o p u l a t i o n a atteint le b u t » , dit le
docteur H u n t e r , « o n obtient p o u r résultat un show-village (un village de pa-
rade), où les cottages sont réduits à un chiffre faible et où p e r s o n n e n ' a le
20 privilège de résider, h o r m i s les bergers, les jardiniers, les gardes-chasse et
autres gens de domesticité o r d i n a i r e m e n t b i e n traités par leur bienveillants
191
s e i g n e u r s . Mais le sol a besoin d'être cultivé, et ses cultivateurs, loin de
résider sur les d o m a i n e s du propriétaire foncier, v i e n n e n t d ' u n village
ouvert, distant peut-être de trois milles, où ils o n t été accueillis après la des-
25 t r a c t i o n de leurs cottages. Là où cette destruction se prépare, l'aspect m i s é -
rable des cottages ne laisse pas de doute sur le destin a u q u e l ils sont
c o n d a m n é s . On les trouve à tous les degrés naturels de délabrement. T a n t
q u e le b â t i m e n t tient debout, le travailleur est a d m i s à en payer le loyer et
il est souvent bien c o n t e n t de ce privilège, m ê m e lorsqu'il lui faut y m e t t r e
30 le prix d'une b o n n e d e m e u r e . J a m a i s de réparations d ' a u c u n e sorte, à part
celles que p e u t faire le pauvre locataire. La bicoque devient-elle à la fin
tout à fait inhabitable, ce n'est q u ' u n cottage détruit de plus et a u t a n t de

lages (villages fermés) c e u x q u i o n t p o u r propriétaires u n o u d e u x gros seigneurs terriens, et


open villages (villages ouverts) c e u x d o n t le sol est r é p a r t i e n t r e p l u s i e u r s propriétaires. C'est
35 d a n s ces derniers q u e des s p é c u l a t e u r s en b â t i m e n t s p e u v e n t c o n s t r u i r e des cottages et des
maisons.
1 9 7
U n village d e c e genre p r é s e n t e u n assez b o n aspect, m a i s i l n ' a pas plus d e réalité q u e
c e u x q u e C a t h e r i n e II vit d a n s son voyage en C r i m é e . D a n s ces d e r n i e r s t e m p s le berger a é t é
b a n n i , l u i aussi, de ces show-villages. A M a r k e t H a r b o r o u g h , par e x e m p l e , il y a u n e bergerie
40 d ' e n v i r o n c i n q cents acres, où le travail d ' u n seul h o m m e suffit. P o u r lui é p a r g n e r des
m a r c h e s inutiles à travers ces vastes p l a i n e s , ces b e a u x p â t u r a g e s de Leicester et de N o r t h -
a m p t o n , o n avait m é n a g é a u berger u n e c h a m b r e d a n s l a m é t a i r i e . M a i n t e n a n t o n lui p a i e
u n shilling d e p l u s , p o u r q u ' i l l o u e u n d o m i c i l e à u n e g r a n d e d i s t a n c e , d a n s u n village ouvert.

603
Septième section • Accumulation du capital

m o i n s à payer à l'avenir pour la taxe des pauvres. T a n d i s que les grands


propriétaires s'affranchissent ainsi de la taxe en d é p e u p l a n t les terres qui
leur appartiennent, les travailleurs, chassées par eux, sont accueillis par la
localité ouverte ou la petite ville la plus p r o c h e ; la plus proche, ai-je dit,
m a i s ce <plus proche) p e u t signifier u n e distance de trois ou quatre milles 5
de la ferme où le travailleur va peiner tous les jours. Outre la besogne qu'il
fait j o u r n e l l e m e n t pour gagner son p a i n quotidien, il lui faut encore par-
courir l'espace de six à h u i t milles, et cela n'est c o m p t é p o u r rien. T o u t tra-
vail agricole accompli par sa f e m m e et ses enfants subit les m ê m e s circons-
tances aggravantes. Et ce n'est pas là le seul m a l q u e lui cause 10
l'éloignement de son domicile, de son c h a m p de travail: des spéculateurs
achètent, dans les localités ouvertes, des l a m b e a u x de terrain qu'ils cou-
vrent de tanières de t o u t e espèce, élevées au meilleur m a r c h é possible, en-
tassées les u n e s sur les autres. Et c'est dans ces ignobles trous qui, m ê m e
en pleine campagne, partagent les pires inconvénients des plus mauvaises 15
1 9 8
h a b i t a t i o n s urbaines, q u e croupissent les ouvriers agricoles a n g l a i s . . . . »
D ' a u t r e part, il ne faut pas s'imaginer q u e l'ouvrier qui d e m e u r e sur le ter-
rain qu'il cultive y trouve le l o g e m e n t q u e mérite sa vie laborieuse. M ê m e
sur les d o m a i n e s princiers son cottage est souvent des plus misérables.
C o m b i e n de propriétai||302|res q u i estiment q u ' u n e étable est assez b o n n e 20
p o u r des familles ouvrières, et q u i ne d é d a i g n e n t pas de tirer de sa location
199
le plus d'argent p o s s i b l e ! « O u b i e n c'est u n e c a b a n e en ruines avec u n e

1 9 8
« L e s m a i s o n s des ouvriers ( d a n s les localités ouvertes e t n a t u r e l l e m e n t toujours e n c o m -
brées) s o n t p o u r l'ordinaire b â t i e s par rangées, l e derrière s u r l a l i m i t e e x t r ê m e d u l a m b e a u d e
t e r r a i n q u e le s p é c u l a t e u r appelle sien. L ' a i r et la l u m i è r e n ' y p e u v e n t d o n c p é n é t r e r q u e sur le 25
r
d e v a n t . » ( D H u n t e r ' s Report, I.e., p. 135.) Très s o u v e n t le v e n d e u r de b i è r e ou l'épicier du vil-
lage est l o u e u r d e m a i s o n s . D a n s c e cas l'ouvrier d e c a m p a g n e trouve e n l u i u n s e c o n d m a î t r e
à c ô t é du fermier. Il l u i faut être en m ê m e t e m p s son l o c a t a i r e et sa p r a t i q u e . « A v e c 10 shil-
lings par s e m a i n e , m o i n s u n e r e n t e de 4 liv. steri, q u ' i l a à p a y e r c h a q u e a n n é e , il est obligé
d ' a c h e t e r le p e u q u ' i l c o n s o m m e de t h é , de sucre, de farine, de savon, de c h a n d e l l e et de 30
b i è r e , a u p r i x q u ' i l p r e n d fantaisie a u b o u t i q u i e r d e d e m a n d e r » (1. c , p . 132). Ces localités
ouvertes f o r m e n t e n réalité les « c o l o n i e s p é n i t e n t i a i r e s » d u p r o l é t a r i a t agricole anglais. U n
g r a n d n o m b r e d e ces cottages n e sont q u e des l o g e m e n t s d i s p o n i b l e s o ù p a s s e n t t o u s les vaga-
b o n d s d e l a c o n t r é e . L ' h o m m e des c h a m p s e t s a famille, q u i d a n s les c o n d i t i o n s les p l u s r é p u -
g n a n t e s a v a i e n t s o u v e n t conservé u n e p u r e t é , u n e intégrité d e c a r a c t è r e v r a i m e n t é t o n n a n t e s , 35
se d é p r a v e n t ici t o u t à fait. Il est de m o d e p a r m i les Shylocks de h a u t e volée de lever pharisaï-
q u e m e n t les é p a u l e s à propos des s p é c u l a t e u r s en cottages, des petits p r o p r i é t a i r e s et des loca-
lités ouvertes. Ils savent p o u r t a n t fort b i e n q u e sans leurs «villages f e r m é s » et sans leurs «vil-
lages d e p a r a d e » ces localités ouvertes n e p o u r r a i e n t exister. « S a n s les petits p r o p r i é t a i r e s des
villages ouverts, la plus g r a n d e partie des ouvriers du sol serait c o n t r a i n t e de d o r m i r s o u s les 40
arbres des d o m a i n e s où ils t r a v a i l l e n t » (1. c, p. 135). Le s y s t è m e des villages « o u v e r t s » et
« f e r m é s » existe d a n s t o u t e s les provinces du c e n t r e et d a n s l'est de l'Angleterre.
1 9 9
« L e l o u e u r d e m a i s o n s (fermier o u propriétaire) s ' e n r i c h i t d i r e c t e m e n t o u i n d i r e c t e m e n t
a u m o y e n d u travail d ' u n h o m m e q u ' i l p a i e 1 0 shillings p a r s e m a i n e , t a n d i s q u ' i l e x t o r q u e e n -
s u i t e au p a u v r e diable 4 ou 5 liv. steri, p a r an p o u r le loyer de m a i s o n s q u i ne seraient p a s ven- 45
d u e s 20 sur le m a r c h é . Il est vrai q u e l e u r prix artificiel est m a i n t e n u p a r le p o u v o i r q u ' a le

604
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

seule c h a m b r e à coucher, sans foyer, sans latrines, sans fenêtres, sans autre
c o n d u i t d'eau q u e le fossé, sans jardin, - et le travailleur est sans défense
contre ces iniquités. N o s lois de police sanitaire (les N u i s a n c e s R e m o v a l
Acts) sont en outre lettre m o r t e . L e u r exécution est confiée p r é c i s é m e n t
5 aux propriétaires q u i l o u e n t des bouges de cette espèce .... On ne doit pas
se laisser éblouir par q u e l q u e s exceptions et perdre de vue la p r é d o m i n a n c e
écrasante de ces faits q u i sont l'opprobre de la civilisation anglaise. L'état
des choses doit être en réalité épouvantable, puisque, malgré la m o n s t r u o -
sité évidente des l o g e m e n t s actuels, des observateurs c o m p é t e n t s sont tous
10 arrivés au m ê m e résultat sur ce point, savoir, q u e leur insuffisance n u m é r i -
que constitue u n m a l i n f i n i m e n t plus grave encore. D e p u i s n o m b r e d'an-
nées, n o n - s e u l e m e n t les h o m m e s qui font surtout cas de la santé, m a i s tous
ceux qui t i e n n e n t à la d é c e n c e et à la moralité de la vie, voyaient avec le
chagrin le plus profond l ' e n c o m b r e m e n t des h a b i t a t i o n s des ouvriers agri-
15 coles. Les rapporteurs chargés d'étudier la propagation des m a l a d i e s épidé-
m i q u e s dans les districts r u r a u x n ' o n t j a m a i s cessé, en phrases si uniformes
qu'elles semblent stéréotypées, d e d é n o n c e r cet e n c o m b r e m e n t c o m m e u n e
des causes qui r e n d e n t vaine t o u t e tentative faite p o u r arrêter la m a r c h e
d'une épidémie u n e fois qu'elle est déclarée. Et mille et mille fois on a eu
20 la preuve que, malgré l'influence favorable de la vie c h a m p ê t r e sur la santé,
l'agglomération q u i active à un si h a u t degré la propagation des m a l a d i e s
contagieuses ne c o n t r i b u e pas m o i n s à faire naître les m a l a d i e s ordinaires.
Et les h o m m e s qui o n t d é n o n c é cet état de choses n ' o n t pas passé sous si-
lence un m a l plus grand. Alors m ê m e que leur t â c h e se bornait à e x a m i n e r
25 le côté sanitaire, ils se sont vus presque forcés d'aborder aussi les autres cô-
tés de la question en d é m o n t r a n t par le fait que des adultes des d e u x sexes,
mariés et n o n mariés, se trouvent très-souvent entassés pêle-mêle (hudd-
led) d a n s des chambres à c o u c h e r étroites. Ils o n t fait naître la conviction
que, dans de semblables circonstances, tous les sentiments de p u d e u r et de
30 décence sont offensés de la façon la plus grossière, et q u e t o u t e moralité est
200
nécessairement é t o u f f é e . . . . On p e u t voir, par exemple, dans l'appendice

propriétaire d e d i r e : <Prends m a m a i s o n o u fais t o n p a q u e t , e t c h e r c h e d e q u o i vivre o ù t u


v o u d r a s , sans l e m o i n d r e certificat signé d e m o i . . . > S i u n h o m m e désire a m é l i o r e r s a p o s i t i o n
e t aller travailler d a n s u n e carrière, o u p o s e r des rails sur u n c h e m i n d e fer, l e m ê m e p o u v o i r
35 est là q u i lui crie : (Travaille p o u r m o i à b a s prix, ou d é c a m p e d a n s les h u i t j o u r s . P r e n d s t o n
c o c h o n avec toi, si tu en as u n , et réfléchis un p e u à ce q u e tu feras d e s p o m m e s de terre q u i
s o n t en t r a i n de p o u s s e r d a n s t o n j a r d i n . > D a n s les cas où le p r o p r i é t a i r e (ou le fermier) y
trouve son intérêt, il exige un loyer p l u s fort c o m m e p u n i t i o n de ce q u ' o n a d é s e r t é son ser-
r
vice.» D H u n t e r , l . c , p . 132.
2 0 0
40 « L e spectacle d e j e u n e s c o u p l e s m a r i é s n ' a r i e n d e b i e n édifiant p o u r des frères e t s œ u r s
a d u l t e s , q u i c o u c h e n t d a n s l a m ê m e c h a m b r e , et, b i e n q u ' o n n e p u i s s e enregistrer ces sortes
d ' e x e m p l e s , il y a s u f f i s a m m e n t de faits p o u r justifier la r e m a r q u e q u e de g r a n d e s souffrances
r
e t s o u v e n t l a m o r t s o n t l e lot d e s f e m m e s q u i s e r e n d e n t c o u p a b l e s d ' i n c e s t e . » ( D H u n t e r , l . c .

605
Septième section • Accumulation du capital

de m o n dernier rapport, un cas m e n t i o n n é par le docteur Ord, à propos de


la fièvre q u i avait ravagé W i n g , dans le B u c k i n g h a m s h i r e . Un j e u n e
h o m m e y arriva de Wingrave avec la fièvre. Les premiers jours de sa m a l a -
die il c o u c h e dans u n e m ê m e c h a m b r e avec n e u f autres individus. Quel-
ques semaines après, cinq d'entre eux furent pris de la m ê m e fièvre et un 5
en m o u r u t ! Vers la m ê m e époque, le docteur Harvey, de l'hôpital Saint-
Georges, à propos de sa visite à W i n g p e n d a n t l'épidémie, me cita des faits
p a r e i l s : < U n e j e u n e f e m m e m a l a d e de la fièvre couchait la n u i t d a n s la
m ê m e c h a m b r e q u e son père, sa m è r e , son enfant illégitime, d e u x j e u n e s
h o m m e s , ses frères, et ses d e u x sœurs c h a c u n e avec un bâtard, en t o u t dix 10
personnes. Q u e l q u e s semaines auparavant, treize enfants c o u c h a i e n t dans
201
ce m ê m e l o c a l . >»
Le docteur H u n t e r visita 5375 cottages de travailleurs ruraux, n o n - s e u l e -
m e n t dans les districts p u r e m e n t agricoles, m a i s dans toutes les parties de
l'Angleterre. Sur ce n o m b r e 2195 c o n t e n a i e n t u n e seule c h a m b r e à coucher 15
(formant souvent t o u t e l ' h a b i t a t i o n ) ; 2930 en c o n t e n a i e n t d e u x et 250 plus
de d e u x . Voici quelques échantillons pris p a r m i u n e d o u z a i n e de ces com-
tés.
1) Bedfordshire.
Wrestlingworth: C h a m b r e à coucher d'environ d o u z e pieds de long sur 20
dix de large, et il y en a b e a u c o u p de plus petites. L'étroite cabane, d ' u n
seul étage, est souvent partagée, au m o y e n de planches, en d e u x c h a m b r e s
à c o u c h e r ; il y a quelquefois un lit dans u n e cuisine h a u t e de cinq pieds
six pouces. Loyer: 3 1. st. par an. Il faut q u e les locataires construisent eux-
m ê m e s leurs lieux d'aisance, le propriétaire ne leur fournissant q u e le trou. 25
D è s q u e l'un d'eux a construit ses latrines, elles servent à tout le voisinage.
U n e m a i s o n du n o m de R i c h a r d s o n était u n e vraie merveille. Ses m u r s de
mortier b a l l o n n a i e n t c o m m e u n e crinoline q u i fait la révérence. A u n e ex-
trémité, le pignon était convexe, à l'autre concave. De ce côté-là se dressait
u n e m a l h e u r e u s e c h e m i n é e , espèce de tuyau recourbé, fait de bois et de 30
terre glaise, pareil à u n e t r o m p e d ' é l é p h a n t ; p o u r l ' e m p ê c h e r de t o m b e r on
l'avait appuyée à un fort b â t o n . Les portes et les fenêtres étaient en losange.
Sur dix-sept m a i s o n s visitées, quatre s e u l e m e n t avaient plus d ' u n e [J303j
c h a m b r e à coucher et ces quatre étaient e n c o m b r é e s . Les cottages à u n e

p . 137.) U n e m p l o y é d e police rurale, q u i a f o n c t i o n n é p e n d a n t d e l o n g u e s a n n é e s c o m m e dé- 35


tective d a n s les plus m a u v a i s quartiers de L o n d r e s , s ' e x p r i m e a i n s i sur le c o m p t e des j e u n e s
f i l l e s d e s o n village: « L e u r grossière i m m o r a l i t é d a n s l'âge l e p l u s t e n d r e , leur effronterie e t
l e u r i m p u d e u r , d é p a s s e n t t o u t c e q u e j ' a i v u d e pire à L o n d r e s , p e n d a n t t o u t l e t e m p s d e m o n
service ... J e u n e s gens e t j e u n e s f i l l e s a d u l t e s , pères e t m è r e s , t o u t cela vit c o m m e d e s porcs e t
c o u c h e e n s e m b l e d a n s la m ê m e c h a m b r e . » (Child. Empi. Comm. Sixth R e p o r t . L o n d o n . 1867. 40
Appendix, p. 77, n° 155).
2 0 1
Public Health. Seventh R e p o r t . L o n d o n , 1865, p. 9 - 1 4 , passim.

606
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

seule c h a m b r e abritaient t a n t ô t trois adultes et trois enfants, tantôt un cou-


ple marié, avec six enfants, etc.
Dunton: Loyers très-élevés, de 4 à 5 1st. par an. Salaire des h o m m e s :
10 sh. par s e m a i n e . Ils espèrent q u e le travail d o m e s t i q u e (tressage de la
5 paille) leur permettra de payer cette s o m m e . Plus le loyer est élevé, plus il
faut être en n o m b r e p o u r pouvoir l'acquitter. Six adultes qui o c c u p e n t avec
quatre enfants u n e c h a m b r e à c o u c h e r paient un loyer de 3 /. st. 10 sh. La
m a i s o n louée le meilleur m a r c h é , longue de q u i n z e pieds et large de dix à
l'extérieur, se paie 3 /. st. U n e seule des quatorze m a i s o n s visitées avait
10 d e u x c h a m b r e s à coucher. Un p e u avant le village se trouve u n e m a i s o n
d o n t les m u r s extérieurs sont souillés d'ordures par les habitants ; la putré-
faction a enlevé n e u f pouces du bas de la porte ; u n e seule ouverture, m é n a -
gée i n g é n i e u s e m e n t le soir au m o y e n de q u e l q u e s tuiles poussées du de-
d a n s au dehors, et couverte avec un l a m b e a u de natte. Là, sans m e u b l e s ,
15 étaient entassés trois adultes et cinq enfants. D u n t o n n'est pas pire q u e le
reste de la Biggleswade U n i o n .
2) Berkshire.
Beenham: En j u i n 1864, un h o m m e d e m e u r a i t d a n s un cot (cottage à un
seul étage), avec sa f e m m e et quatre enfants. U n e de ses filles, atteinte de
20 la fièvre scarlatine et obligée de quitter son emploi, arrive chez lui. Elle
m e u r t . U n enfant t o m b e m a l a d e e t m e u r t également. L a m è r e e t u n autre
enfant étaient atteints du typhus, lorsque le docteur H u n t e r fut appelé. Le
père et un d e u x i è m e enfant c o u c h a i e n t au d e h o r s ; m a i s , ce qui m o n t r e
c o m b i e n il est difficile de localiser l'infection, le linge de cette famille
25 avait été jeté là, sur le m a r c h é e n c o m b r é du misérable village, en a t t e n d a n t
le blanchissage. - Loyer de la m a i s o n de H. 1 sh. par s e m a i n e ; d a n s l'uni-
q u e c h a m b r e à coucher, un couple et six enfants. U n e autre m a i s o n , louée
8 d . (par semaine), 14 pieds 6 pouces de long, 7 pieds de large; cuisine
6 pieds de h a u t ; la c h a m b r e à coucher sans fenêtre, sans foyer, sans porte
30 ni ouverture, si ce n'est vers le couloir, pas de jardin. Un h o m m e y d e m e u -
rait, il y a p e u de temps, avec d e u x filles adultes et un fils adolescent; le
père et le fils c o u c h a i e n t dans le lit, les j e u n e s filles dans le couloir. A
l'époque où elles h a b i t a i e n t là, elles avaient c h a c u n e un enfant; s e u l e m e n t
l'une d'elles était allée faire ses couches au W o r k h o u s e et était revenue en-
35 suite.
3) Buckinghamshire.
Trente cottages, sur mille acres de terrain, c o n t i e n n e n t de cent trente à
cent q u a r a n t e personnes environ. La paroisse de B r a d e n h a m c o m p r e n d u n e
superficie de mille a c r e s ; elle avait, en 1851, trente six maisons et u n e p o -
40 pulation de quatre-vingt-quatre h o m m e s et c i n q u a n t e - q u a t r e femmes. En
1861, cette inégalité entre les sexes n'existait p l u s ; les personnes du sexe

607
Septième section • Accumulation du capital

m a s c u l i n étaient au n o m b r e de quatre-vingt-dix-huit et celles du sexe fé-


m i n i n d e quatre-vingt-sept, d o n n a n t u n e a u g m e n t a t i o n d e quatorze h o m -
m e s et de trente-trois femmes en dix ans. M a i s il y avait u n e m a i s o n de
moins.
Winslow: U n e grande partie de ce village a été n o u v e l l e m e n t bâtie d a n s 5
le grand style. Les m a i s o n s y paraissent être très-recherchées, car de m i s é -
rables huttes sont louées 1 sh. et 1 sh. 3 d. par s e m a i n e .
Water Eaton: Ici les propriétaires, s'apercevant de l'accroissement de la
population, ont détruit environ vingt p o u r cent des m a i s o n s existantes. Un
pauvre ouvrier qui avait à faire près de quatre milles p o u r se rendre à son 10
travail, et a u q u e l on d e m a n d a i t s'il ne pourrait pas trouver un l o g e m e n t
plus rapproché, r é p o n d i t : « N o n , c'est impossible, ils se garderont b i e n de
loger un h o m m e avec a u t a n t de famille. »
Tinker's End, près de Winslow : U n e c h a m b r e à coucher dans laquelle se
trouvaient quatre adultes et cinq enfants avait 11 pieds de long, 9 de large 15
et 6 pieds 5 pouces de h a u t d a n s l'endroit le plus élevé. U n e autre, l o n g u e
de 11 pieds 7 pouces, large de 9 et h a u t e de 5 pieds 10 pouces, abritait six
personnes. C h a c u n e de ces familles avait m o i n s de place qu'il n ' e n est ac-
cordé à un galérien. Pas u n e seule m a i s o n n'avait plus d ' u n e c h a m b r e à
coucher, pas u n e seule u n e porte de derrière; de l'eau très-rarement; le 20
loyer de 1 sh. 4 d. à 2 sh. par s e m a i n e . Sur seize m a i s o n s visitées, il n'y
avait q u ' u n seul h o m m e qui gagnât, par s e m a i n e , 10 sh. La q u a n t i t é d'air
p o u r c h a q u e personne, d a n s les cas ci-dessus, correspond à celle q u i lui re-
viendrait, si on l'enfermait la n u i t dans u n e boîte de quatre pieds cubes. Il est
vrai q u e les a n c i e n n e s m a s u r e s laissent pénétrer l'air par différentes voies. 25
4) Cambridgeshire.
Gamblingay appartient à divers propriétaires. On ne trouverait n u l l e part
des cots plus misérables et plus délabrés. G r a n d tressage de paille. Il y rè-
gne u n e langueur mortelle et u n e résignation absolue à vivre d a n s la fange.
L ' a b a n d o n dans lequel se trouve le centre du village devient u n e torture à 30
ses extrémités nord et sud, où les m a i s o n s t o m b e n t m o r c e a u par m o r c e a u
en pourriture. Les propriétaires absentéistes saignent à b l a n c les m a l h e u -
r e u x locataires; les loyers sont très-élevés; h u i t à n e u f personnes sont en-
tassées d a n s u n e seule c h a m b r e à coucher. D a n s d e u x cas, six adultes cha-
c u n avec un ou d e u x enfants, dans u n e petite c h a m b r e . 35
5) Essex.
D a n s ce comté, un grand n o m b r e de paroisses voient d i m i n u e r à la fois
les cottages et les personnes. D a n s vingt-deux paroisses, c e p e n d a n t , la des-
t r u c t i o n des m a i s o n s n ' a pas arrêté l'accroissement de la population, ni
produit, c o m m e p a r t o u t ailleurs, l'expulsion - q u ' o n appelle « l ' é m i g r a t i o n 40
vers les villes». A Fingringhoe, u n e paroisse de 3443 acres, il y avait 145

608
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

maisons en 1 8 5 1 ; il n'y en avait plus que 110 en 1861, m a i s la p o p u l a t i o n


ne voulait pas s'en aller et avait trouvé m o y e n de s'accroître d a n s ces
conditions. En 1851 R a m s d e n Crays était h a b i t é par 252 individus répartis
dans 61 maisons, m a i s en 1861 le n o m b r e des premiers était de 262 et celui
5 des secondes de 49. A Basildon 157 individus occupaient, en 1851, 1827
acres et 35 m a i s o n s ; dix ans après, il n'y avait plus q u e 27 m a i s o n s p o u r
180 individus. ||304| D a n s les paroisses de Fingringhoe, South F a m b r i d g e ,
Widford, Basildon et R a m s d e n Crays, habitaient, en 1851, sur 8449 acres,
1392 individus, dans 316 m a i s o n s ; en 1861, sur la m ê m e superfìcie, il n ' y
10 avait plus q u e 249 m a i s o n s pour 1473 habitants.
6) Herefordshire.
Ce petit c o m t é a plus souffert de «l'esprit d'éviction» q u e n ' i m p o r t e q u e l
autre en Angleterre. A Madley les cottages, b o n d é s de locataires, presque
tous avec d e u x c h a m b r e s à coucher, a p p a r t i e n n e n t pour la plus grande par-
15 tie aux fermiers. Ils les l o u e n t facilement 3 ou 4 liv. st. par an à des gens
qu'ils paient, eux, 9 sh. la s e m a i n e !
7) Huntingdonshire.
Hartford avait, en 1851, 87 m a i s o n s ; p e u de t e m p s après, 19 cottages fu-
rent abattus d a n s cette petite paroisse de 1720 acres. Chiffre de la popula-
20 tion en 1 8 3 1 : 4 5 2 ; en 1 8 5 1 : 382, et en 1 8 6 1 : 3 4 1 . Visité quatorze cots d o n t
c h a c u n avec u n e seule c h a m b r e à coucher. D a n s l ' u n e un couple m a r i é ,
trois fils et u n e fille adultes, quatre enfants, dix en t o u t ; d a n s u n e autre,
trois adultes et six enfants. U n e de ces chambres, dans laquelle c o u c h a i e n t
huit personnes, m e s u r a i t 12 pieds 10 p o u c e s de long sur 12 pieds 2 pouces
25 de large et 6 pieds 9 pouces de h a u t . En c o m p t a n t les saillies, cela faisait
130 pieds cubes par tête. D a n s les quatorze c h a m b r e s , trente-quatre adultes
et trente-trois enfants. Ces cottages sont r a r e m e n t pourvus de jardinets,
mais n o m b r e d ' h a b i t a n t s peuvent louer de petits lopins de terre, à 10 ou
12 sh. par rood (environ 17 pieds). Ces lots sont éloignés des m a i s o n s , les-
30 quelles n ' o n t point de lieux d'aisance. Il faut d o n c que la famille se r e n d e à
son terrain pour y déposer ses excréments, ou qu'elle en remplisse le tiroir
d ' u n e armoire. Car cela se fait ici, sauf votre respect. Dès q u e le tiroir est
plein, on l'enlève p o u r le vider là où on en p e u t utiliser le c o n t e n u . Au Ja-
pon, les choses se font plus p r o p r e m e n t .
35 8) Lincolnshire.
Langtoft: Un h o m m e h a b i t e ici dans la m a i s o n de Wright avec sa
f e m m e , sa m è r e et cinq enfants. La m a i s o n se compose d ' u n e cuisine,
d ' u n e c h a m b r e à c o u c h e r au-dessus et d ' u n évier. Les d e u x premières
pièces ont 12 pieds 2 pouces de long, 9 pieds 5 p o u c e s de large ; la superfi-
40 cie entière a 21 pieds 3 pouces de longueur sur 9 pieds 5 pouces de largeur.
La c h a m b r e à coucher est u n e m a n s a r d e d o n t les m u r s se rejoignent en

609
Septième section • Accumulation du capital

p a i n de sucre vers le toit, avec u n e lucarne sur le devant. P o u r q u o i de-


meure-t-il ici? à cause du j a r d i n ? il est imperceptible. A cause du b o n
m a r c h é ? le loyer est cher, 1 sh. 3 d. par s e m a i n e . Est-il près de son travail?
n o n , à six milles de distance, en sorte qu'il fait c h a q u e j o u r un voyage de
d o u z e milles (aller et retour). Il d e m e u r e ici parce que ce cot était à louer 5
et qu'il voulait avoir un cot p o u r lui t o u t seul, n ' i m p o r t e où, à q u e l q u e prix
q u e ce fût et dans n ' i m p o r t e quelles conditions.
Voici la statistique de d o u z e m a i s o n s de Langtoft avec d o u z e c h a m b r e s
à coucher, trente-huit adultes et trente-six enfants :

12 m a i s o n s à L a n g t o f t 10

Maisons Chambres à Adultes Enfants N o m b r e des


coucher personnes

1 3 5 8
1 4 3 7
1 4 4 8 15
1 5 4 9
1 2 2 4
1 5 3 8
1 3 3 6
1 3 2 5 20
1 2 0 2
1 2 3 5
1 3 3 6
1 2 4 6

9) Kent. 25
Kennington était f â c h e u s e m e n t surchargé de p o p u l a t i o n en 1859, q u a n d
la diphthérite fit son apparition et q u e le chirurgien de la paroisse organisa
u n e e n q u ê t e officielle sur la situation de la classe pauvre. Il trouva q u e
d a n s cette localité, où il y a toujours b e a u c o u p de travail, n o m b r e de cots
avaient été détruits sans être remplacés par de n o u v e a u x . D a n s un district 30
se trouvaient quatre m a i s o n s s u r n o m m é e s les cages (birdcages); c h a c u n e
d'elle avait quatre c o m p a r t i m e n t s avec les d i m e n s i o n s Suivantes, en pieds
et en p o u c e s :

Cuisine 9.5x8.11x6.6
Évier 8.6 x 4. 6 x 6.6 35
Chambre à coucher 8.5 x 5.10 x 6.3
C h a m b r e à coucher 8.3 x 8. 4 x 6.3

10) Northamptonshire.
Brixworth, Pitsford et Floore: D a n s ces villages u n e t r e n t a i n e d ' h o m m e s ,
sans travail l'hiver, b a t t e n t le pavé. Les fermiers ne font pas toujours suffi- 40

610
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

s a m m e n t labourer les terres à blé ou à racines, et le propriétaire a j u g é b o n


de réduire toutes ses fermes à d e u x ou trois. De là m a n q u e d'occupation.
T a n d i s q u e d ' u n côté du fossé la terre semble appeler le travail, de l'autre,
les travailleurs frustrés j e t t e n t sur elle des regards d'envie. E x t é n u é s de tra-
5 vail l'été et m o u r a n t p r e s q u e de faim l'hiver, rien d ' é t o n n a n t s'ils disent
dans leur patois q u e « t h e parson a n d gentlefolks s e e m frit to d e a t h at
t h e m » (que «le curé et les nobles s e m b l e n t s'être d o n n é le m o t p o u r les
faire m o u r i r » ) .
A Floore on a trouvé, d a n s des c h a m b r e s à c o u c h e r de la plus petite d i -
10 m e n s i o n des couples avec quatre, cinq, six enfants, ou bien trois adultes
avec cinq enfants, ou b i e n encore un couple avec le grand-père et six [en-
fants] malades de la fièvre scarlatine, etc. D a n s d e u x m a i s o n s de d e u x
chambres, d e u x familles de h u i t et n e u f adultes c h a c u n e .
11) Wiltshire.
15 Stratton: Visité trente et u n e m a i s o n s , h u i t avec u n e seule c h a m b r e à
c o u c h e r ; Penhill d a n s la m ê m e paroisse. Un cot, loué 1 sh. 3 d. par s e m a i n e
à quatre adultes et quatre enfants, n'avait, sauf les murailles, rien de bon,
depuis le plancher carrelé de pierres grossièrement taillées j u s q u ' à la toi-
ture de paille pourrie.
20 12) Worcestershire.
La destruction des m a i s o n s n ' a pas été aussi considérable ; c e p e n d a n t , de
1851 à 1861, le personnel s'est a u g m e n t é par m a i s o n de 4,2 individus à 4,6.
Badsey: Ici b e a u c o u p de cots et de jardins. Q u e l q u e s fermiers déclarent
que les cots sont «a ||305| great n u i s a n c e here, because they bring the
25 p o o r » («les cots font b e a u c o u p de tort, parce que cela a m è n e les pauvres»).
« Q u e l'on bâtisse cinq cents cots, dit un gentleman, et les pauvres ne s'en
trouveront pas m i e u x ; en réalité, plus on en bâtit, et plus il en faut.» -
Pour ce Monsieur, les m a i s o n s e n g e n d r e n t les habitants, lesquels naturelle-
m e n t pressent à leur t o u r sur «les m o y e n s d ' h a b i t a t i o n » . - M a i s ces pau-
30 vres, r e m a r q u e à ce propos le docteur Hunter, « d o i v e n t p o u r t a n t venir de
q u e l q u e part, et p u i s q u ' i l n'y a ni charité, ni rien qui les attire particulière-
m e n t à Badsey, il faut qu'ils soient repoussés de q u e l q u e autre localité plus
défavorable encore, et qu'ils ne v i e n n e n t s'établir ici q u e faute de m i e u x .
Si c h a c u n pouvait avoir un cot et un petit m o r c e a u de terre tout près du
35 lieu de son travail, il l'aimerait a s s u r é m e n t m i e u x q u ' à Badsey, où la terre
lui est louée deux fois plus cher q u ' a u x fermiers. »
L'émigration continuelle vers les villes, la formation c o n s t a n t e d ' u n e
surpopulation relative d a n s les c a m p a g n e s , par suite de la c o n c e n t r a t i o n
des fermes, de l'emploi des m a c h i n e s , de la conversion des terres arables
40 en pacages, etc., et l'éviction n o n i n t e r r o m p u e de la population agricole, ré-
sultant de la destruction des cottages, tous ces faits m a r c h e n t de front.

611
Septième section • Accumulation du capital

M o i n s un district est peuplé, plus est considérable sa surpopulation rela-


tive, la pression que celle-ci exerce sur les m o y e n s d'occupation, et l'excé-
d a n t absolu de son chiffre sur celui des habitations; plus ce trop-plein oc-
casionne d a n s les villages un e n t a s s e m e n t pestilentiel. La c o n d e n s a t i o n de
t r o u p e a u x d ' h o m m e s d a n s des villages et des bourgs correspond au vide 5
qui s'effectue v i o l e m m e n t à la surface du pays. L'incessante m i s e en dispo-
nibilité des ouvriers agricoles, malgré la d i m i n u t i o n positive de leur n o m -
bre et l'accroissement s i m u l t a n é de leurs produits, est la source de leur
p a u p é r i s m e : ce p a u p é r i s m e éventuel est l u i - m ê m e un des motifs de leur
éviction et la cause principale de leur misère domiciliaire, qui brise leur 10
dernière force de résistance et fait d ' e u x de purs esclaves des proprié-
202
taires et des fermiers. C'est ainsi q u e l'abaissement du salaire au m i n i -
m u m devient p o u r eux l'état n o r m a l . D ' u n autre côté, malgré cette surpo-
p u l a t i o n relative, les c a m p a g n e s restent en m ê m e t e m p s insuffisamment
peuplées. Cela se fait sentir, n o n - s e u l e m e n t d ' u n e m a n i è r e locale ;sur les 15
points où s'opère un rapide é c o u l e m e n t d ' h o m m e s vers les villes, les m i n e s ,
les c h e m i n s de fer, etc., m a i s encore g é n é r a l e m e n t , en a u t o m n e , au prin-
t e m p s et en été, a u x m o m e n t s fréquents où l'agriculture anglaise, si soi-
g n e u s e et si intensive, a besoin d ' u n s u p p l é m e n t de bras. Il y a toujours
trop d'ouvriers pour les besoins m o y e n s , toujours trop p e u pour les besoins 20
203
exceptionnels et temporaires de l ' a g r i c u l t u r e . Aussi les d o c u m e n t s offi-
2 0 2
« L a n o b l e o c c u p a t i o n d u hind (le j o u r n a l i e r p a y s a n ) d o n n e d e l a d i g n i t é m ê m e à s a c o n d i -
t i o n . Soldat pacifique et n o n esclave, il m é r i t e q u e le p r o p r i é t a i r e q u i s'est arrogé le droit de
l'obliger à un travail s e m b l a b l e à celui q u e le pays exige du soldat l u i assure sa place d a n s les
rangs des h o m m e s m a r i é s . Son service, - pas p l u s q u e celui du soldat, - n ' e s t payé au prix de 25
m a r c h é . C o m m e le soldat, il est pris j e u n e , i g n o r a n t , c o n n a i s s a n t s e u l e m e n t s o n m é t i e r et sa
localité. Le m a r i a g e p r é c o c e et l'effet d e s diverses lois sur le d o m i c i l e affectent l ' u n c o m m e
l ' e n r ô l e m e n t et le mutiny act (loi sur les révoltes militaires) affectent l ' a u t r e . » ( D r . H u n t e r , l . c ,
p. 132). Parfois, q u e l q u e L a n d l o r d e x c e p t i o n n e l a u n e faiblesse, son c œ u r s ' é m e u t de la soli-
t u d e q u ' i l a créée. « C ' e s t u n e c h o s e b i e n triste q u e d'être seul d a n s s a t e r r e » , d i t l e c o m t e d e 30
Leicester l o r s q u ' o n vint l e féliciter d e l ' a c h è v e m e n t d e s o n c h â t e a u d e H o l k h a m . « J e regarde
a u t o u r d e m o i , e t n e vois p o i n t d ' a u t r e m a i s o n q u e l a m i e n n e . J e suis l e g é a n t d e l a t o u r des
g é a n t s e t j ' a i m a n g é t o u s m e s voisins.»
2 0 3
U n m o u v e m e n t pareil a e u lieu e n F r a n c e d a n s les d i x d e r n i è r e s a n n é e s , à m e s u r e q u e l a
p r o d u c t i o n capitaliste s'y e m p a r a i t de l'agriculture et refoulait d a n s les villes la p o p u l a t i o n 35
« s u r n u m é r a i r e » des c a m p a g n e s . Là, é g a l e m e n t , les c o n d i t i o n s d e l o g e m e n t s o n t d e v e n u e s
pires et la vie plus difficile. Au sujet du « p r o l é t a r i a t f o n c i e r » p r o p r e m e n t dit, e n f a n t é p a r le
s y s t è m e d e s parcelles, c o n s u l t e r e n t r e a u t r e s l'écrit déjà cité de Colins, et Karl M a r x : Der Acht-
zehnte Brumaire des Louis Bonaparte. N e w - Y o r k , 1852 (p. 56 et suiv.). En 1846, la p o p u l a t i o n
des villes se r e p r é s e n t a i t en F r a n c e p a r 24,42, celle d e s c a m p a g n e s p a r 75,58 [%]; en 1 8 6 1 , la 40
p r e m i è r e s'élevait à 28,86, la s e c o n d e n ' é t a i t p l u s q u e de 71,14 [%]. Cette d i m i n u t i o n s'est ac-
c r u e e n c o r e d a n s ces dernières a n n é e s . E n 1846, Pierre D u p o n t c h a n t a i t déjà, d a n s s a c h a n s o n
des « O u v r i e r s » :
« M a l vêtus, logés d a n s des trous,
Sous les c o m b l e s , d a n s les d é c o m b r e s , 45
N o u s vivons avec les h i b o u x
Et les larrons, a m i s d e s o m b r e s . »

612
C h a p i t r e XXV • Loi g é n é r a l e de l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste

ciels fourmillent-ils de plaintes contradictoires, faites par les m ê m e s locali-


tés, à propos du m a n q u e et de l'excès de bras. Le m a n q u e de travail t e m p o -
raire ou local n ' a point pour résultat de faire hausser le salaire, m a i s b i e n
d ' a m e n e r forcément les f e m m e s et les enfants à la culture du sol et de les
5 faire exploiter à un âge de plus en plus tendre. Dès q u e cette exploitation
des femmes et des enfants s'exécute sur u n e plus grande échelle, elle de-
vient, à son tour, un n o u v e a u m o y e n de rendre superflu le travailleur m â l e
et de m a i n t e n i r son salaire au plus bas. L'est de l'Angleterre n o u s présente
un joli résultat de ce cercle vicieux, le système des bandes ambulantes (Gang-
2 0 4
10 system), sur lequel il n o u s faut revenir i c i .
Ce système règne presque exclusivement d a n s le Lincolnshire, le H u n -
tingdonshire, le Cambridgeshire, le Norfolkshire, le Suffolkshire et le N o t -
tinghamshire. On le trouve employé çà et là d a n s les comtés voisins du
N o r t h a m p t o n , du Bedford et du R u t l a n d . Prenons p o u r exemple le L i n -
15 colnshire. U n e grande partie de la superficie de ce c o m t é est de date ré-
cente ; la terre, jadis m a r é c a g e u s e , y a été, c o m m e en plusieurs autres com-
tés de l'est, conquise sur la mer. Le drainage à la vapeur a fait merveille, et
aujourd'hui ces m a r a i s et ces sables p o r t e n t l'or des belles m o i s s o n s et des
belles rentes foncières. Il en est de m ê m e des terrains d'alluvion, gagnés
20 par la m a i n de l ' h o m m e , c o m m e ceux de l'île d ' A x h o l m e et des autres pa-
roisses sur la rive du Trent. A m e s u r e que les nouvelles fermes se créaient,
au lieu de bâtir de n o u v e a u x cottages, on démolissait les anciens et on fai-
sait venir les travailleurs de plusieurs milles de distance, des villages
ouverts situés le long des grandes routes q u i serpentent au flanc des col-
25 lines. C'est là que la p o p u l a t i o n trouva longtemps son seul refuge contre les
longues ||306| i n o n d a t i o n s de l'hiver. D a n s les fermes de 400 à 1000 acres,
les travailleurs à d e m e u r e (on les appelle confined labourers) sont employés
exclusivement aux travaux agricoles p e r m a n e n t s , pénibles, et exécutés
avec des chevaux. Sur cent acres environ, c'est à p e i n e si l'on trouve en
30 m o y e n n e un cottage. Un fermier de marais, par exemple, s'exprime ainsi de-
vant la C o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e : « M a ferme s'étend sur plus de 320 acres,
tout en terre à blé. Elle n ' a point de cottage. A présent, je n ' a i q u ' u n
journalier à la m a i s o n . J'ai quatre c o n d u c t e u r s de chevaux, logés d a n s
le voisinage. L'ouvrage facile, qui nécessite un grand n o m b r e de bras, se
205
35 fait au m o y e n de bandes .» La terre exige certains travaux de peu de
difficulté, tels que le sarclage, le h o u a g e , l'épierrement, certaines parties de
la fumure, etc. On y e m p l o i e des gangs ou b a n d e s organisées qui d e m e u -
rent dans les localités ouvertes.
2 0 4
Le s i x i è m e et d e r n i e r r a p p o r t de la Child, empì, comm., p u b l i é fin de m a r s 1867, est tout e n -
40 tier c o n s a c r é à ce s y s t è m e des b a n d e s agricoles.
2 0 5
«Child. empi, comm., VI. r e p o r t . » E v i d e n c e , p. [37, n.] 173.

613
Septième section • Accumulation du capital

U n e b a n d e se compose de dix à q u a r a n t e ou c i n q u a n t e personnes,


femmes, adolescents des d e u x sexes, b i e n q u e la plupart des garçons en
soient éliminés vers leur treizième a n n é e , enfin, enfants de six à treize ans.
Son chef, le Gangmaster, est un ouvrier de c a m p a g n e ordinaire, presque
toujours ce q u ' o n appelle un mauvais sujet, vagabond, noceur, ivrogne, 5
m a i s e n t r e p r e n a n t et d o u é de savoir-faire. C'est lui qui recrute la b a n d e ,
destinée à travailler sous ses ordres et n o n sous c e u x du fermier. C o m m e il
prend l'ouvrage à la tâche, son revenu qui, en m o y e n n e , ne dépasse guère
206
celui de l'ouvrier o r d i n a i r e , d é p e n d presque exclusivement de l'habileté
avec laquelle il sait tirer de sa troupe, dans le t e m p s le plus court, le plus de 10
travail possible. Les fermiers savent, par expérience, q u e les f e m m e s ne
font tous leurs efforts que sous le c o m m a n d e m e n t des h o m m e s , et q u e les
j e u n e s filles et les enfants, u n e fois en train, d é p e n s e n t leurs forces, ainsi
q u e l'a r e m a r q u é Fourier, avec fougue, en prodigues, tandis q u e l'ouvrier
m â l e adulte cherche, en vrai sournois, à é c o n o m i s e r les siennes. Le chef de 15
b a n d e , faisant le tour des fermes, est à m ê m e d'occuper ses gens p e n d a n t
six ou h u i t mois de l'année. Il est d o n c p o u r les familles ouvrières u n e
m e i l l e u r e pratique q u e le fermier isolé, q u i n ' e m p l o i e les enfants q u e de
t e m p s à autre. Cette circonstance établit si b i e n son influence, q u e d a n s
b e a u c o u p de localités ouvertes on ne peut se procurer les enfants sans son 20
i n t e r m é d i a i r e . Il les loue aussi i n d i v i d u e l l e m e n t aux fermiers, m a i s c'est
un accident q u i n ' e n t r e pas dans le « s y s t è m e des b a n d e s » .
Les vices de ce système sont l'excès de travail imposé a u x enfants et aux
j e u n e s gens, les marches é n o r m e s qu'il leur faut faire c h a q u e j o u r p o u r se
r e n d r e à des fermes éloignées de cinq, six et quelquefois sept milles, et 25
p o u r en revenir, enfin, la démoralisation de la troupe a m b u l a n t e . Bien que
le chef de b a n d e , qui porte en quelques endroits le n o m de «driver» (pi-
queur, conducteur), soit armé d ' u n long b â t o n , il ne s'en sert n é a n m o i n s
q u e rarement, et les plaintes de t r a i t e m e n t brutal sont l'exception. C o m m e
le p r e n e u r de rats de la légende, c'est un c h a r m e u r , un e m p e r e u r d é m o c r a - 30
t i q u e . Il a besoin d'être populaire p a r m i ses sujets et se les attache par les
attraits d ' u n e existence de b o h è m e - vie n o m a d e , absence de t o u t e gêne,
gaillardise bruyante, libertinage grossier. O r d i n a i r e m e n t la paye se fait à
l'auberge au milieu de libations copieuses. Puis, on se m e t en r o u t e pour
r e t o u r n e r chez soi. T i t u b a n t , s'appuyant de droite et de g a u c h e sur le bras 35
r o b u s t e de q u e l q u e virago, le digne chef m a r c h e en tête de la colonne, t a n -
dis q u ' à la q u e u e la j e u n e troupe folâtre et e n t o n n e des c h a n s o n s m o -
q u e u s e s ou obscènes. Ces voyages de retour sont le t r i o m p h e de la p h a n é r o -
g a m i e , c o m m e l'appelle Fourier. Il n'est pas rare q u e des filles de treize ou
2 0 6
Q u e l q u e s chefs d e b a n d e c e p e n d a n t s o n t p a r v e n u s à d e v e n i r fermiers d e 500 acres, o u pro- 40
priétaires de rangées de m a i s o n s .

614
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

quatorze ans d e v i e n n e n t grosses du fait de leurs c o m p a g n o n s du m ê m e


âge. Les villages ouverts, souches et réservoirs de ces b a n d e s , d e v i e n n e n t
207
des Sodomes et des G o m o r r h e s , où le chiffre des naissances illégitimes
atteint son m a x i m u m . N o u s connaissons déjà la moralité des f e m m e s m a -
208
5 riées qui ont passé par u n e telle é c o l e . Leurs enfants sont a u t a n t de re-
crues prédestinées de ces b a n d e s , à m o i n s p o u r t a n t q u e l ' o p i u m ne leur
d o n n e auparavant le c o u p de grâce.
La b a n d e dans la forme classique q u e n o u s venons de décrire se n o m m e
b a n d e publique, c o m m u n e ou a m b u l a n t e (public, common or tramping gang).
10 II y a aussi des b a n d e s particulières (private gangs), composées des m ê m e s
éléments q u e les premières, m a i s m o i n s n o m b r e u s e s , et f o n c t i o n n a n t sous
les ordres, n o n d ' u n chef de b a n d e , m a i s de q u e l q u e vieux valet de ferme,
que son maître ne saurait a u t r e m e n t employer. Là, plus de gaieté ni d'hu-
m e u r b o h é m i e n n e , m a i s , au dire de tous les t é m o i n s , les enfants y sont
15 m o i n s payés et plus maltraités.
209
Ce système qui, depuis ces dernières années, ne cesse de s ' é t e n d r e ,
n'existe é v i d e m m e n t pas p o u r le b o n plaisir du chef de b a n d e . Il existe
210 211
parce qu'il enrichit les gros f e r m i e r s et les p r o p r i é t a i r e s . Q u a n t au fer-
mier, il n'est pas de m é t h o d e plus ingénieuse p o u r m a i n t e n i r son personnel
20 de travailleurs b i e n au-dessous du niveau n o r m a l - tout en laissant tou-
jours à sa disposition un s u p p l é m e n t de bras applicable à c h a q u e besogne
extraordinaire - p o u r obtenir b e a u c o u p de travail avec le m o i n s d'argent
212
p o s s i b l e , et pour r e n d r e «superflus» les adul||307|tes mâles. On ne
s'étonnera plus, d'après les explications d o n n é e s , que le c h ô m a g e plus ou
25 m o i n s long et fréquent de l'ouvrier agricole soit f r a n c h e m e n t avoué, et
q u ' e n m ê m e temps « l e système des b a n d e s » soit déclaré « n é c e s s a i r e » ,
sous prétexte que les travailleurs mâles font défaut et qu'ils émigrent vers
213
les v i l l e s .
2 0 7
« L a m o i t i é des filles de L u d f o r d a été p e r d u e p a r le G a n g » , 1. c. Appendix, p. 6, n. 32.
2 0 8
30 V. p. 172 et 173 de c e t o u v r a g e .
2 0 9
« L e système s'est d é v e l o p p é d a n s les d e r n i è r e s a n n é e s . D a n s q u e l q u e s e n d r o i t s , i l n ' a été
i n t r o d u i t q u e d e p u i s p e u . D a n s d ' a u t r e s , où il est a n c i e n , on y e n r ô l e des enfants p l u s j e u n e s
e t e n p l u s g r a n d n o m b r e » (1. c , p . 79, n . 174).
2 1 0
« L e s petits fermiers n ' e m p l o i e n t p a s les b a n d e s . » « E l l e s n e s o n t pas n o n plus e m p l o y é e s
35 sur les terres pauvres, m a i s s u r celles q u i r a p p o r t e n t de 2 /.st. à 2 /.st. 10 sh. de r e n t e p a r a c r e »
(1. c , p . 17 et 14).
2 1 1
U n d e ces m e s s i e u r s , effrayé d ' u n e r é d u c t i o n é v e n t u e l l e d e ses r e n t e s , s ' e m p o r t a d e v a n t l a
c o m m i s s i o n d ' e n q u ê t e . P o u r q u o i fait-on t a n t d e t a p a g e ? s'écrie-t-il. Parce q u e l e n o m d u sys-
t è m e est m a l s o n n a n t . A u lieu d e « G a n g » d i t e s , par e x e m p l e , « A s s o c i a t i o n industrielle-agri-
40 cole-coopérative de la j e u n e s s e r u r a l e » , et p e r s o n n e n ' y t r o u v e r a à r e d i r e .
2 1 2
« L e travail p a r b a n d e s est m e i l l e u r m a r c h é q u e t o u t a u t r e travail; voilà p o u r q u o i o n l ' e m -
p l o i e » , dit u n a n c i e n c h e f d e b a n d e ( l . c , p . 17, n . 14). « L e s y s t è m e des b a n d e s , dit u n fermier,
est le m o i n s cher p o u r les fermiers, et sans c o n t r e d i t le plus p e r n i c i e u x p o u r les e n f a n t s » ( l . c ,
p . 16, n. 3).
2 1 3
45 « I l est h o r s d e d o u t e q u ' u n e g r a n d e partie d u travail e x é c u t é a u j o u r d ' h u i d a n s l e s y s t è m e

615
Septième section • Accumulation du capital

La terre du Lincolnshire nettoyée, ses cultivateurs souillés, voilà le pôle


214
positif et le pôle négatif de la p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e .

f) Irlande

A v a n t de clore cette section, il n o u s faut passer d'Angleterre en Irlande. Et


d'abord constatons les faits qui n o u s servent de point de départ. 5
La population de l'Irlande avait atteint en 1841 le chiffre de 8 222 664
h a b i t a n t s ; en 1861 elle était t o m b é e à 5 788 415 et en 1866 à c i n q millions
et d e m i , c'est-à-dire à p e u de chose près au m ê m e niveau q u ' e n 1800. La
d i m i n u t i o n c o m m e n ç a avec la famine de 1846, de telle sorte q u e l'Irlande,
d e s b a n d e s p a r des enfants l'était j a d i s p a r des h o m m e s e t des f e m m e s . L à o ù l ' o n e m p l o i e les 10
enfants et les f e m m e s , il y a a u j o u r d ' h u i b e a u c o u p plus d ' h o m m e s i n o c c u p é s q u ' a u t r e f o i s
( m o r e m e n are o u t o f work).» L . c , p . 4 3 , n . 202. D ' u n a u t r e côté, o n l i t : « D a n s b e a u c o u p d e
districts agricoles, p r i n c i p a l e m e n t d a n s c e u x q u i p r o d u i s e n t du blé, la q u e s t i o n du travail (la-
b o u r q u e s t i o n ) est d e v e n u e si sérieuse p a r s u i t e de l ' é m i g r a t i o n et des facilités q u e les c h e -
m i n s de fer offrent à c e u x q u i v e u l e n t s'en aller d a n s les g r a n d e s villes, q u e je c o n s i d è r e les 15
services r e n d u s par les enfants c o m m e a b s o l u m e n t i n d i s p e n s a b l e s . » (Ce t é m o i n est régisseur
d ' u n g r a n d propriétaire.) L. c, p. 80, n. 180. - A la différence du reste du m o n d e civilisé, la
question du travail d a n s les districts agricoles anglais n ' e s t pas a u t r e chose q u e la q u e s t i o n des
L a n d l o r d s et des fermiers. Il s'agit de savoir c o m m e n t , m a l g r é le d é p a r t toujours plus c o n s i d é -
rable des ouvriers agricoles, il sera possible d ' é t e r n i s e r d a n s les c a m p a g n e s u n e « s u r p o p u l a - 20
t i o n r e l a t i v e » assez c o n s i d é r a b l e p o u r m a i n t e n i r le t a u x des salaires à s o n m i n i m u m .
2 1 4
Le «Public Health Report», q u e j ' a i cité d a n s la q u a t r i è m e section de cet ouvrage, ne t r a i t e
du s y s t è m e des b a n d e s agricoles q u ' e n passant, à l ' o c c a s i o n de la m o r t a l i t é des e n f a n t s ; il est
resté i n c o n n u à la presse et c o n s é q u e m m e n t au p u b l i c anglais. En r e v a n c h e , le s i x i è m e rap-
p o r t de la C o m m i s s i o n du Travail des enfants a fourni a u x j o u r n a u x la m a t i è r e , toujours b i e n - 25
v e n u e , d'articles à sensation. T a n d i s q u e la presse libérale d e m a n d a i t c o m m e n t les n o b l e s
g e n t l e m e n et-ladies, et les gros bénéficiers de l'Église a n g l i c a n e , p o u v a i e n t laisser g r a n d i r s u r
leurs d o m a i n e s e t sous leurs y e u x u n pareil a b u s , e u x q u i o r g a n i s e n t des m i s s i o n s a u x a n t i -
p o d e s p o u r m o r a l i s e r les sauvages des îles du Sud, la presse c o m m e il faut se b o r n a i t à des
c o n s i d é r a t i o n s filandreuses sur la d é p r a v a t i o n de ces p a y s a n s , assez abrutis p o u r faire la traite 30
de leurs propres enfants ! Et p o u r t a n t , d a n s les c o n d i t i o n s m a u d i t e s où ces brutes s o n t r e t e n u e s
p a r la classe éclairée, on s'expliquerait qu'ils les m a n g e a s s e n t . Ce q u i é t o n n e r é e l l e m e n t , c'est
l'intégrité de caractère qu'ils o n t en g r a n d e p a r t i e conservée. L e s r a p p o r t e u r s officiels établis-
s e n t q u e les p a r e n t s d é t e s t e n t l e s y s t è m e des b a n d e s , m ê m e d a n s les districts o ù i l r è g n e .
« D a n s les t é m o i g n a g e s q u e n o u s avons r a s s e m b l é s , o n trouve d e s p r e u v e s a b o n d a n t e s q u e les 35
p a r e n t s seraient, d a n s b e a u c o u p de cas, r e c o n n a i s s a n t s d ' u n e loi coercitive q u i les m î t à
m ê m e de résister a u x t e n t a t i o n s et à la pression exercée s u r e u x . T a n t ô t c'est le f o n c t i o n n a i r e
de la paroisse, t a n t ô t leur p a t r o n , qui les force, sous m e n a c e de renvoi, à tirer profit de leurs
enfants, au lieu de les e n v o y e r à l'école. T o u t e perte de t e m p s et de force, t o u t e souffrance
q u ' o c c a s i o n n e au cultivateur et à sa famille u n e fatigue e x t r a o r d i n a i r e et i n u t i l e , t o u s les cas 40
d a n s lesquels les p a r e n t s p e u v e n t a t t r i b u e r la p e r t e m o r a l e de leurs e n f a n t s à l ' e n c o m b r e m e n t
d e s cottages et à l'influence i m m o n d e des b a n d e s , é v o q u e n t d a n s l ' â m e de ces p a u v r e s travail-
leurs des s e n t i m e n t s faciles à c o m p r e n d r e et q u ' i l est i n u t i l e de détailler. Ils o n t p a r f a i t e m e n t
c o n s c i e n c e qu'ils sont assaillis p a r des t o u r m e n t s p h y s i q u e s e t m o r a u x p r o v e n a n t d e c i r c o n s -
t a n c e s d o n t ils ne sont en r i e n r e s p o n s a b l e s , a u x q u e l l e s , si cela e û t été en leur pouvoir, ils 45
n ' a u r a i e n t j a m a i s d o n n é leur a s s e n t i m e n t , e t q u ' i l s s o n t i m p u i s s a n t s à c o m b a t t r e » ( l . c , p . XX,
n. 82, et X X I I I , n. 96).

616
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

215
en m o i n s de vingt ans, perdit plus des cinq seizièmes de sa p o p u l a t i o n .
La s o m m e totale de ses emigrants, de m a i 1851 à juillet 1865, s'éleva à
1 5 9 1 4 8 7 personnes, l'émigration des c i n q dernières années, de 1861 à
1865, c o m p r e n a n t plus d ' u n demi-million. De 1851 à 1861, le chiffre des
5 maisons habitées d i m i n u a de 52 990. D a n s le m ê m e intervalle, le n o m b r e
des métairies de q u i n z e à trente acres s'accrut de 6 1 0 0 0 , et celui des m é t a i -
ries au-dessus de trente acres de 1 0 9 0 0 0 , tandis q u e la s o m m e totale de
toutes les métairies d i m i n u a i t de 1 2 0 0 0 0 , d i m i n u t i o n qui était d o n c d u e
exclusivement à la suppression, ou, en d'autres termes, à la c o n c e n t r a t i o n
10 des fermes au-dessous de q u i n z e acres.
La décroissance de la p o p u l a t i o n fut n a t u r e l l e m e n t a c c o m p a g n é e d ' u n e
d i m i n u t i o n de la m a s s e des produits. Il suffit p o u r n o t r e b u t d ' e x a m i n e r les
cinq a n n é e s de 1861 à 1865, p e n d a n t lesquelles le chiffre de l'émigration
m o n t a à plus d ' u n demi-million, tandis q u e la d i m i n u t i o n du chiffre absolu
15 de la population dépassa un tiers de million.

Table A
Bestiaux
Chevaux Bêtes à c o r n e s

Années Nombre Diminution Nombre Diminution Augmen-


20 total total tation

1860 619811 3 606 374


1861 614232 5 579 3 471688 134686
1862 602 894 11338 3 254 890 216 798
1863 579978 22 916 3144231 110659
25 1864 562158 17 820 3 262 294 118063
1865 547 867 14291 3 493 414 231120

Moutons Porcs

Années Nombre Diminution Augmen- Nombre Diminution Augmen-


total tation total tation

30 1860 3 542 080 1271072


1861 3 556050 13 970 1102042 169030
1862 3 456132 99918 1 154 324 52282
1863 3 308 204 147928 1067458 86 866
1864 3 366941 58 737 1 0 5 8 480 8 978
35 1865 3 688 742 321801 1 2 9 9 893 241413

2 1 5
Population de l'Irlande: 1801: 5 3 1 9 8 6 7 habitants; 1811: 6 0 8 4 9 9 6 ; 1821: 6 8 6 9 5 4 4 ;
1 8 3 1 : 7 828 3 4 7 ; 1 8 4 1 : 8 222 664.

617
Septième section · Accumulation du capital

La table ci-dessus donne pour résultat:


Chevaux Bêtes à c o r n e s Moutons Porcs

Diminution Diminution Augmentation Augmentation


absolue absolue absolue absolue

71944 112 960 146662 28 8 2 1 2 1 6


1 5

|308| Passons m a i n t e n a n t à l'agriculture, qui fournit les subsistances aux


h o m m e s et aux bestiaux. D a n s la table suivante l ' a u g m e n t a t i o n et la d i m i -
n u t i o n sont calculées pour c h a q u e a n n é e particulière, par rapport à l ' a n n é e
q u i précède. Le titre « g r a i n s » c o m p r e n d le froment, l'avoine, l'orge, le sei-
gle, les fèves et les lentilles; celui de «récoltes vertes» les p o m m e s de terre, 10
les navets, les raves et les betteraves, les choux, les panais, les vesces, etc.

Table B
Augmentation ou diminution du nombre d'acres consacrés
à la culture et aux prairies (ou pâturages)
Terres servant 15
Herbages à ia culture
et et à
Grains Récoltes vertes trèfle Lin
aoijBjirearStiv l'élève du bétail

uotyertreuiSnv
uoijEjusuiSnv

uonnuiuri0
uoijmnimrj
uopmnunQ

uopmiiung

öorjnuranrj

Années

Acres Acres Acres 20


1861 15 701 36 974 47 969 19271 81373
1862 72 734 74 785 6 623 2055 138 841
1863 144 719 19358 7 724 63 922 92 431
1864 122 437 2 317 47 486 87 761 10493
1865 72 450 25421 68 970 50159 28218 25
1861-1865 428 041 108 013 82 834 122 850 330 370

En 1865, la catégorie des « h e r b a g e s » s'enrichit de 127 470 acres, parce q u e


la superficie du sol désignée sous le n o m de terre m e u b l e ou de Bog (tour-
bière) d i m i n u a de 101543 acres. Si l'on c o m p a r e 1865 avec 1864, il y a u n e
d i m i n u t i o n de grains de 246 667 quarters (le « q u a r t e r » anglais = 290,78 li- 30
tres) d o n t 48 999 de froment, 166 605 d'avoine, 2 9 8 9 2 d'orge, etc. La d i m i -
n u t i o n des p o m m e s de terre, malgré l'agrandissement de la surface cultivée
2 1 7
en 1865, a été de 446 398 t o n n e s , e t c .
[Hier folgt die T a b e l l e C, S. 620.]

2 1 6
C e résultat paraîtrait e n c o r e plus défavorable, s i n o u s r e m o n t i o n s p l u s e n arrière. A i n s i , e n
1 8 6 5 : 3 688 742 m o u t o n s ; m a i s en 1856, 3 6 9 4 2 9 4 ; - en 1865, 1 2 9 9 893 porcs, m a i s en 1858, 35
1409 883.
2 1 7
La t a b l e q u i suit a été c o m p o s é e au m o y e n de m a t é r i a u x fournis p a r les « Agricultural Statis-
tics. Ireland. General Abstracts, Dublin», p o u r l ' a n n é e 1860 et s u i v , et p a r les ((Agricultural Statis-

618
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

Après le m o u v e m e n t de la p o p u l a t i o n et de la p r o d u c t i o n agricole de l'Ir-


lande, il faut b i e n e x a m i n e r celui qui s'opère d a n s la b o u r s e de ses proprié-
taires, de ses gros fermiers et de ses capitalistes industriels. Ce m o u v e m e n t
se reflète dans l ' a u g m e n t a t i o n et la d i m i n u t i o n de l'impôt sur le revenu.
5 P o u r l'intelligence de la table qui suit, r e m a r q u o n s que la catégorie D (pro-
fits, n o n compris ceux des fermiers) embrasse aussi les profits de ||309|
gens dits, en anglais, de profession (professional), c'est-à-dire les revenus
des avocats, des m é d e c i n s , etc., en un mot, des « c a p a c i t é s » , et que les caté-
gories C et E, qui ne sont pas é n u m é r é e s en détail, c o m p r e n n e n t les re-
10 cettes d'employés, d'officiers, de sinécuristes, de créanciers de l'État, etc.

Table D
Revenus en livres sterling soumis à l'impôt
1860 1861 1862 1863 1864 1865

Rubrique A
15 R e n t e foncière 12 893 829 13 003 554 13 398 938 13 4 9 4 0 9 1 13 470 700 13 8 0 1 6 1 6
Rubrique Β
Profits des
fermiers 2 765 387 2 773 644 2 937 899 2 938 923 2 930 874 2 946 072
Rubrique D
20 Profits
industriels, etc. 4 891652 3 836203 3 858 800 4 846 497 4546147 4850199
Rubriques
depuis A
2 1 8
jusqu'à E 22 962 885 22 998 394 23 597 574 23 658 6 3 1 23 236 298 2 3 930 3 4 0

25 Sous la catégorie D, l ' a u g m e n t a t i o n du revenu, de 1853 à 1864, n ' a été


par an, en m o y e n n e , q u e de 0,93, t a n d i s qu'elle était de 4,58 p o u r la m ê m e
période dans la G r a n d e - B r e t a g n e . La table suivante m o n t r e la distribution
des profits (à l'exception de ceux des fermiers) p o u r les a n n é e s 1864 et
1865.

30 tics. Ireland. Tables showing the estimated average produce, etc. D u b l i n , 1866.» O n sait q u e c e t t e
s t a t i s t i q u e est officielle et s o u m i s e c h a q u e a n n é e au P a r l e m e n t . - La statistique officielle in-
d i q u e p o u r l ' a n n é e 1872, c o m p a r é e avec 1 8 7 1 , u n e d i m i n u t i o n d e 134 915 acres d a n s l a super-
ficie du t e r r a i n cultivé. U n e a u g m e n t a t i o n a eu lieu d a n s la c u l t u r e des n a v e t s , d e s c a r o t t e s ,
etc., u n e d i m i n u t i o n de 16 000 acres d a n s la surface d e s t i n é e à la c u l t u r e du f r o m e n t , de
35 14 000 acres p o u r l'avoine, de 4 0 0 0 acres p o u r l'orge et le seigle, de 66 632 acres p o u r les
p o m m e s de terre, de 34 667 acres p o u r le lin, et de 30 000 acres p o u r les prairies, les trèfles, les
vesces, les n a v e t t e s et colzas. Le sol cultivé en f r o m e n t p r é s e n t e p e n d a n t les c i n q d e r n i è r e s a n -
n é e s c e t t e é c h e l l e d é c r o i s s a n t e : 1868, 2 8 5 0 0 0 a c r e s ; 1869, 2 8 0 0 0 0 a c r e s ; 1870, 2 5 9 0 0 0 a c r e s ;
1 8 7 1 , 2 4 4 0 0 0 a c r e s ; 1872, 228 000 acres. P o u r 1872, n o u s t r o u v o n s e n n o m b r e s r o n d s u n e
40 a u g m e n t a t i o n d e 2600 c h e v a u x , d e 8 0 0 0 0 b ê t e s à c o r n e s , d e 2 8 682 m o u t o n s , e t u n e d i m i n u -
t i o n d e 2 3 6 0 0 0 porcs.
218
« Tenth Report of the Commissioners of Inland Revenue. L o n d , 1866. »

619
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

Table E
Rubrique D. Revenus de profits (au-dessus de 601. st.) en Irlande
Livres sterling d i s t r i b u é e s Livres sterling; d i s t r i b u é e s
e n 1864 e n 1865
5 Liv. st. pers. Liv. st. pers.
R e c e t t e totale
annuelle de 4 368 610 17 467 4 6 6 9 979 18081
Revenus annuels
a u - d e s s o u s de 100 liv. st.
10 et a u - d e s s u s de 60 2 3 8 726 5015 222 575 4703
De la recette t o t a l e
annuelle 1979066 11821 2 028 571 12184
R e s t e de la r e c e t t e
totale a n n u e l l e d e 2 1 5 0 818 1131 2418833 1194

15 1 0 7 3 906 1010 1 0 9 7 927 1044


1 0 7 6 912 121 1 3 2 0 906 150
Dont 430535 95 584458 122
646 377 26 736448 28
2 1 9
262 819 3 274 528 3

20 L'Angleterre, pays de p r o d u c t i o n capitaliste développée, et pays i n d u s -


triel avant tout, serait m o r t e d ' u n e saignée de population telle que l'a subie
l'Irlande. M a i s l'Irlande n'est plus a u j o u r d ' h u i q u ' u n district agricole de
l'Angleterre, séparé d'elle par un large canal, et q u i lui fournit du blé, de la
laine, du bétail, des recrues p o u r son industrie et son a r m é e .
25 Le d é p e u p l e m e n t a enlevé à la culture b e a u c o u p de terres, a d i m i n u é
considérablement le produit du sol et, malgré l'agrandissement de la super-
ficie consacrée à l'élève du bétail, a a m e n é d a n s q u e l q u e s - u n e s de ses
branches u n e d é c a d e n c e absolue, et dans d'autres un progrès à p e i n e digne
d'être m e n t i o n n é , car il est c o n s t a m m e n t i n t e r r o m p u par des reculs. N é a n -
30 m o i n s , au fur et à m e s u r e de la décroissance de la population, les revenus
du sol et les profits des fermiers se sont élevés en progression c o n t i n u e , ces
derniers c e p e n d a n t avec m o i n s de régularité. La raison en est facile à com-
prendre. D ' u n e part, en effet, l'absorption des petites fermes par les grandes
et la conversion de terres arables en pâturages p e r m e t t a i e n t de convertir en
35 produit net u n e plus grande partie du produit brut. Le produit net grandis-
sait, q u o i q u e le produit brut, d o n t il forme u n e fraction, d i m i n u â t . D ' a u t r e
part, la valeur n u m é r a i r e de ce produit n e t s'élevait plus r a p i d e m e n t que sa
masse, par suite de la h a u s s e q u e les prix de la viande, de la laine, etc., su-
bissaient sur le m a r c h é anglais d u r a n t les vingt et plus spécialement les dix
40 dernières a n n é e s .
2 1 9
L e revenu t o t a l a n n u e l , s o u s l a catégorie D , s'écarte ici d e l a table q u i p r é c è d e , à c a u s e d e
certaines d é d u c t i o n s l é g a l e m e n t a d m i s e s .

621
Table C
620

Augmentation ou diminution dans la superficie du sol cultivé, dans le produit par acre et dans le produit total
de 1865 comparé à 1864
Produit total

5 Terrain cultivé 1865 Produit par acre 1865 1865

Septième section • Accumulation du capital


Produits 1864 1865 Aug- Dimi- 1864 1865 Aug- Dimi- 1864 1865 Aug- Dimi-
menta- nution menta- nution men- nu-
tion tion tation tion
Froment 276483 266 989 9494 Froment,
10 quintaux 13.3 13.0 0.3 875 782 826 783 48 999
Avoine 1814 886 1745228 69658 Avoine q. 12.1 12.3 0.2 7 826 332 7 659 727 166 605
Orge 172 700 177102 4402 Orge q. 15.9 14.9 1.0 761909 732017 29 892
q. 16.4 14.8 1.6 15160 13 989 1171
Seigle 8 894 10091 1197 Seigle q. 8.5 10.4 1.9 12 680 18 364 5 684
15 Pommes Pommes
de terre 1039 724 1066260 26 536 de terre,
tonnes 4.1 3.6 0.5 4312388 3 865 990 446 398
Navets 337355 334212 3143 Navets 1.10.3 9.9 0.4 3 467 659 3 301683 165 976
[Raves] 14073 14 389 316 [Raves] 1.10.5 13.3 2.8 147284 191937 44653
20 Choux 31821 33 622 1801 Choux t. 9.3 10.4 1.1 297 375 350 252 52 877
Lin 301693 251433 50260 Lin, stones
de 14 li-
vres 34.2 25.2 9.0 64 506 39 561 24945
Foin 1609 569 1673 493 68 924 Foin t. 1.6 1.8 0.2 2 607153 3 068 707 461554
Septième section • Accumulation du capital

Des m o y e n s de p r o d u c t i o n éparpillés, qui fournissent a u x producteurs


e u x - m ê m e s leur occupation et leur subsistance, sans q u e j a m a i s le travail
d'autrui s'y incorpore et les valorise, ne sont pas plus capital que le produit
c o n s o m m é par son propre p r o d u c t e u r n'est m a r c h a n d i s e . Si d o n c la masse
des m o y e n s de p r o d u c t i o n engagés d a n s l'agriculture d i m i n u a i t en m ê m e 5
t e m p s que la masse de la population, par contre, la masse du capital e m -
ployé augmentait, parce q u ' u n e partie des m o y e n s de p r o d u c t i o n aupara-
vant éparpillés s'étaient convertis en capital.
T o u t le capital de l'Irlande employé en dehors de l'agriculture, dans l'in-
dustrie et le commerce, s ' a c c u m u l a p e n d a n t les vingt dernières a n n é e s len- 10
t e m e n t et au milieu de fluctuations incessantes. La c o n c e n t r a t i o n de ses
éléments individuels n ' e n fut q u e plus rapide. Enfin, q u e l q u e faible q u ' e n
ait été l'accroissement absolu, il paraît toujours assez considérable en pré-
sence de la dépopulation progressive.
Là se déroule donc, sous nos yeux et sur u n e grande échelle, un m o u v e - 15
m e n t à souhait, plus b e a u que l'économie orthodoxe n ' e û t pu l'imaginer
p o u r justifier son f a m e u x d o g m e que la misère provient de l'excès absolu
de la p o p u l a t i o n et que l'équilibre se rétablit par le d é p e u p l e m e n t . Là n o u s
passons par u n e expérience b i e n a u t r e m e n t i m p o r t a n t e , au p o i n t de vue
é c o n o m i q u e , que celle d o n t le milieu du q u a t o r z i è m e siècle fut t é m o i n lors 20
de la peste noire, t a n t fêtée par les M a l t h u s i e n s . Du reste, p r é t e n d r e vouloir
appliquer a u x conditions é c o n o m i q u e s du d i x - n e u v i è m e siècle, et à son
m o u v e m e n t d e p o p u l a t i o n correspondant, u n étalon e m p r u n t é a u quator-
z i è m e siècle, c'est u n e naïveté de pédant, et d'autre part, citer cette peste,
q u i d é c i m a l'Europe, sans savoir qu'elle fut suivie d'effets t o u t à fait oppo- 25
ses sur les d e u x côtés du détroit, c'est de l'érudition d'écolier; en Angle-
terre elle contribua à l'enrichissement et l'affranchissement des cultiva-
t e u r s ; en F r a n c e à leur appauvrissement, à leur asservissement plus
220
complet . |
|310| La famine de 1846 t u a en I r l a n d e plus d ' u n million d'individus, 30
m a i s ce n ' é t a i e n t q u e des pauvres diables. Elle ne porta a u c u n e atteinte di-
recte à la richesse du pays. L'exode q u i s'ensuivit, lequel d u r e depuis vingt
a n n é e s et grandit toujours, d é c i m a les h o m m e s , m a i s n o n - c o m m e l'avait
fait en Allemagne, par exemple, la guerre de trente ans, - leurs m o y e n s de
p r o d u c t i o n . Le génie irlandais inventa u n e m é t h o d e t o u t e nouvelle p o u r 35
enlever un peuple m a l h e u r e u x à des milliers de lieues du théâtre de sa m i -
2 2 0
L ' I r l a n d e é t a n t traitée c o m m e l a terre p r o m i s e d u « p r i n c i p e d e p o p u l a t i o n » , M . T h . Sadler,
a v a n t de p u b l i e r son Traité de la p o p u l a t i o n , l a n ç a c o n t r e M a l t h u s son f a m e u x livre : Ireland,
e
its Evils and their Remedies, 2 éd. L o n d , 1829, où il p r o u v e p a r la s t a t i s t i q u e c o m p a r é e d e s dif-
férentes p r o v i n c e s de l ' I r l a n d e et des divers districts de ces p r o v i n c e s q u e la m i s è r e y est par- 40
t o u t , n o n e n r a i s o n directe d e l a d e n s i t é d e p o p u l a t i o n , c o m m e l e v e u t M a l t h u s , m a i s , a u
c o n t r a i r e , en r a i s o n inverse.

622
Chapitre XXV • Loi générale de l'accumulation capitaliste

sère. Tous les ans les emigrants transplantés en A m é r i q u e envoient quel-


q u e argent au pays ; ce sont les frais de voyage des parents et des a m i s . Cha-
que troupe qui part entraîne le départ d ' u n e autre troupe l ' a n n é e suivante.
Au lieu de coûter à l'Irlande, l'émigration forme ainsi u n e des b r a n c h e s les
5 plus lucratives de son c o m m e r c e d'exportation. Enfin, c'est un procédé sys-
t é m a t i q u e q u i ne creuse pas s e u l e m e n t un vide passager dans les rangs du
peuple, m a i s lui enlève a n n u e l l e m e n t plus d ' h o m m e s q u e n ' e n r e m p l a c e la
génération, de sorte q u e le n i v e a u absolu de la population baisse d ' a n n é e
221
en année .
10 Et pour les travailleurs restés en I r l a n d e et délivrés de la surpopulation,
quelles ont été les c o n s é q u e n c e s ? Voici : il y a relativement la m ê m e sur-
a b o n d a n c e de bras q u ' a v a n t 1846, le salaire réel est aussi bas, le travail plus
e x t é n u a n t et la misère des c a m p a g n e s c o n d u i t derechef le pays à u n e n o u -
velle crise. La raison en est simple. La révolution agricole a m a r c h é du
15 m ê m e pas q u e l'émigration. L'excès relatif de p o p u l a t i o n s'est produit plus
vite q u e sa d i m i n u t i o n absolue. T a n d i s qu'avec l'élève du bétail la culture
des récoltes vertes, telles q u e légumes, etc., qui occupe b e a u c o u p de bras,
s'accroît en Angleterre, elle décroît en Irlande. Là de vastes c h a m p s autre-
fois cultivés sont laissés en friche ou transformés en pâturages p e r m a n e n t s ,
20 en m ê m e t e m p s q u ' u n e portion du sol n a g u è r e stérile et inculte et des m a -
rais t o u r b e u x servent à é t e n d r e l'élevage du bétail. Du n o m b r e total des fer-
miers, les petits et les m o y e n s - je range d a n s cette catégorie tous ceux qui
ne cultivent pas au delà de cent acres - forment encore les h u i t
222
d i x i è m e s . Ils sont de plus en plus écrasés par la c o n c u r r e n c e de l'exploi-
25 tation agricole capitaliste, et fournissent sans cesse de nouvelles recrues à
la classe des journaliers.
La seule grande industrie de l'Irlande, la fabrication de la toile, n ' e m -
ploie q u ' u n petit n o m b r e d ' h o m m e s faits, et malgré son expansion, depuis
r e n c h é r i s s e m e n t du coton, n ' o c c u p e en général q u ' u n e partie proportion-
30 n e ï l e m e n t p e u i m p o r t a n t e de la population. C o m m e t o u t e autre g r a n d e in-
dustrie, elle subit des fluctuations fréquentes, des secousses convulsives,
d o n n a n t lieu à un excès relatif de population, lors m ê m e q u e la masse h u -
m a i n e qu'elle absorbe va en croissant. D ' a u t r e part, la misère de la popula-
tion rurale est devenue la base sur laquelle s'élèvent de gigantesques m a n u -
35 factures de chemises et autres, d o n t l'armée ouvrière est éparse d a n s les
campagnes. On y retrouve le système déjà décrit du travail à domicile, sys-
t è m e où l'insuffisance des salaires et l'excès de travail servent de m o y e n s
m é t h o d i q u e s de fabriquer des « s u r n u m é r a i r e s » . Enfin, q u o i q u e le dépeu-
2 2 1
P o u r la p é r i o d e de 1851 à 1874, le n o m b r e total des e m i g r a n t s est de 2 325 922.
2 2 2
40 D ' a p r è s u n e table d o n n é e p a r M u r p h y d a n s s o n livre : Ireland Industrial, Political and Social,
1870, 9 4 , 6 % de toutes les fermes n ' a t t e i g n e n t p a s c e n t acres, et 5,4% les d é p a s s e n t .

623
Septième section · Accumulation du capital

p l e m e n t ne puisse avoir en I r l a n d e les m ê m e s effets q u e dans un pays de


p r o d u c t i o n capitaliste développée, il ne laisse pas de provoquer des contre-
coups sur le m a r c h é intérieur. Le vide q u e l'émigration y creuse n o n -
s e u l e m e n t resserre la d e m a n d e de travail local, m a i s la recette des épiciers,
détaillants, petits manufacturiers, gens de métier, etc., en un mot, de la pe- 5
tite bourgeoisie, s'en ressent. De là cette d i m i n u t i o n des revenus au-dessus
de soixante livres et au-dessous de cent, signalée d a n s la table E.
Un exposé lucide de l'état des salariés agricoles se trouve d a n s les rap-
ports publiés en 1870 par les inspecteurs de l'administration de la loi des
223
pauvres en I r l a n d e . F o n c t i o n n a i r e s d ' u n g o u v e r n e m e n t q u i ne se m a i n - 10
tient d a n s leur pays que grâce a u x baïonnettes et à l'état de siège, tantôt dé-
claré, tantôt dissimulé, ils ont à observer tous les m é n a g e m e n t s de langage
dédaignés par leurs collègues anglais; m a i s , malgré cette r e t e n u e j u d i -
cieuse, ils ne p e r m e t t e n t pas à leurs maîtres de se bercer d'illusions.
D'après eux, le t a u x des salaires agricoles, toujours très-bas, s'est n é a n - 15
m o i n s , p e n d a n t les vingt dernières a n n é e s , élevé de c i n q u a n t e à soixante
pour cent, et la m o y e n n e h e b d o m a d a i r e en est m a i n t e n a n t de six à neuf
shillings.
Toutefois, c'est en effet u n e baisse réelle qui se déguise sous cette hausse
apparente, car celle-ci ne correspond pas à la h a u s s e des objets de première 20
nécessité, c o m m e on p e u t s'en convaincre par l'extrait suivant tiré des
comptes officiels d ' u n workhouse irlandais:

Moyenne hebdomadaire des frais d'entretien par tête


Année Vivres Vêtements Total
Finissant le 29 septembre 25
1849 1 s. 3 ¼ ^ Os. 3 d . 1 s. 6 / d .4

F i n i s s a n t le 29 s e p t e m b r e
1869 2 s. 7 / d .
4 Os. 6 d. 3s. l / d .
4

Le prix des vivres de première nécessité est d o n c a c t u e l l e m e n t presque


d e u x fois plus grand qu'il y a vingt ans, et celui des v ê t e m e n t s a exacte- 30
m e n t doublé.
A part cette disproportion, ce serait s'exposer à c o m m e t t r e de graves er-
reurs que de comparer sim||3Implement les taux de la r é m u n é r a t i o n m o n é -
taire a u x d e u x époques. Avant la catastrophe le gros des salaires agricoles
était avancé en n a t u r e , de sorte q u e l'argent n ' e n formait q u ' u n supplé- 35
m e n t ; aujourd'hui là paye en argent est devenue la règle. Il en résulte
q u ' e n tout cas, quel q u e fût le m o u v e m e n t du salaire réel, son t a u x m o n é -
2 2 3
Reports from the Poor Law Inspectors on the wages of Agricultural Labourers in Ireland. D u b l i n ,
1870. C o m p , aussi Agricultural Labourers (Ireland) Return, e t c , d a t e d 8 M a r c h 1 8 6 1 , L o n d ,
1862. 40

624
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

taire ne pouvait q u e m o n t e r . « A v a n t l'arrivée de la famine le travailleur


agricole possédait un lopin de terre où il cultivait des p o m m e s de terre et
élevait des cochons et de la volaille. A u j o u r d ' h u i n o n - s e u l e m e n t il est
obligé d'acheter tous ses vivres, m a i s encore il voit disparaître les recettes
5 q u e lui rapportait autrefois la vente de ses cochons, de ses poules et de ses
224
œufs . »
En effet, les ouvriers r u r a u x se confondaient auparavant avec les petits
fermiers et ne formaient en général q u e l'arrière-ban des grandes et
m o y e n n e s fermes où ils trouvaient de l'emploi. Ce n'est q u e depuis la ca-
io tastrophe de 1846 qu'ils c o m m e n c è r e n t à constituer u n e véritable fraction
de la classe salariée, un ordre à part n ' a y a n t avec les patrons q u e des rela-
tions pécuniaires.
Leur état d'habitation - et l'on sait ce qu'il était avant 1846 - n ' a fait
qu'empirer. U n e partie des ouvriers agricoles, q u i décroît du reste de j o u r
15 en jour, réside encore sur les terres des fermiers dans des cabanes e n c o m -
brées d o n t l'horreur dépasse t o u t ce q u e les campagnes anglaises n o u s o n t
présenté de pire en ce genre. Et, à part q u e l q u e s districts de la province
d'Ulster, cet état de choses est p a r t o u t le m ê m e , au sud, dans les comtés de
Cork, de Limerick, de Kilkenny, etc. ; à l'est, d a n s les comtés de Wexford,
20 Wicklow, etc. ; au centre, d a n s Q u e e n ' s County, King's County, le c o m t é de
Dublin, etc. ; au nord, d a n s les comtés de Down, d'Antrim, de Tyrone, etc. ;
enfin, à l'ouest, d a n s les comtés de Sligo, de R o s c o m m o n , de M a y o , de
Galway, etc. « C ' e s t u n e h o n t e » , s'écrie u n des inspecteurs, « c ' e s t u n e
225
h o n t e pour la religion et la civilisation de ce p a y s . » P o u r rendre a u x cul-
25 tivateurs l'habitation de leurs tanières plus supportable, on confisque d ' u n e
m a n i è r e systématique les l a m b e a u x de terre q u i y ont été attachés de
t e m p s i m m é m o r i a l . « L a conscience de cette sorte de b a n a u q u e l ils sont
mis par les landlords et leurs agents a provoqué chez les ouvriers r u r a u x
des sentiments correspondants d ' a n t a g o n i s m e et de h a i n e contre c e u x q u i
226
30 les traitent pour ainsi dire en race proscrite . »
Pourtant, le premier acte de la révolution agricole ayant été de raser sur
la plus grande échelle, et c o m m e sur un m o t d'ordre d o n n é d'en h a u t , les
cabanes situées sur le c h a m p de travail, b e a u c o u p de travailleurs furent
forcés de d e m a n d e r un abri a u x villes et villages voisins. Là on les j e t a
35 c o m m e du rebut d a n s des m a n s a r d e s , des trous, des souterrains, et d a n s les
recoins des mauvais quartiers. C'est ainsi q u e de milliers de familles irlan-
daises, se distinguant, au dire m ê m e d'Anglais i m b u s de préjugés n a t i o -
n a u x , par leur rare a t t a c h e m e n t au foyer, leur gaîté insouciante et la p u r e t é
2 2 4
L . c , p . [29,] 1.
40 2 2 5
L . c , p . 12.
2 2 6
L . c , p . 12.

625
Septième section • Accumulation du capital

de leurs m œ u r s domestiques, se trouvèrent t o u t à c o u p transplantées dans


des serres chaudes de corruption. Les h o m m e s vont m a i n t e n a n t chercher
de l'ouvrage chez les fermiers voisins, et ne sont loués q u ' à la j o u r n é e ,
c'est-à-dire qu'ils subissent la forme de salaire la plus p r é c a i r e ; de plus,
«ils ont m a i n t e n a n t de longues courses à faire p o u r arriver a u x fermes et 5
en revenir, souvent mouillés c o m m e des rats et exposés à d'autres rigueurs
q u i e n t r a î n e n t f r é q u e m m e n t l'affaiblissement, la m a l a d i e et le d é n u e -
2 2 7
ment ».
« L e s villes avaient à recevoir d ' a n n é e en a n n é e ce q u i était censé être le
228
surplus de bras des districts r u r a u x » , et puis on trouve é t o n n a n t « q u ' i l y 10
ait un surplus de bras dans les villages et les villes et un m a n q u e de bras
229
d a n s les districts r u r a u x » . La vérité est q u e ce m a n q u e ne se fait sentir
« q u ' a u t e m p s des opérations agricoles urgentes, au p r i n t e m p s et à l'au-
t o m n e , tandis q u ' a u x autres saisons de l ' a n n é e b e a u c o u p de bras restent
230
o i s i f s » ; q u e «après la récolte, d'octobre au p r i n t e m p s , il n'y a guère 15
231
d ' e m p l o i p o u r e u x » , et qu'ils sont en outre, p e n d a n t les saisons actives,
«exposés à perdre des j o u r n é e s fréquentes et à subir toutes sortes d'inter-
232
ruptions d u t r a v a i l » .
Ces résultats de la révolution agricole - c'est-à-dire de la conversion de
c h a m p s arables en pâturages, de l'emploi des m a c h i n e s , de l ' é c o n o m i e de 20
travail la plus rigoureuse, etc. - sont encore aggravés par les landlords-mo-
dèles, c e u x qui, au lieu de m a n g e r leurs rentes à l'étranger, d a i g n e n t rési-
der en Irlande, sur leurs d o m a i n e s . De peur q u e la loi de l'offre et la de-
m a n d e de travail n'aille faire fausse route, ces messieurs « t i r e n t à présent
presque t o u t leur approvisionnement de bras de leurs petits fermiers, q u i se 25
voient forcés de faire la besogne de leurs seigneurs à un t a u x de salaire gé-
n é r a l e m e n t au-dessous du t a u x courant payé a u x journaliers ordinaires, et
cela sans a u c u n égard aux inconvénients et a u x pertes q u e leur i m p o s e
l'obligation de négliger leurs propres affaires a u x périodes critiques des se-
233
mailles et de la m o i s s o n ». 30
L'incertitude de l'occupation, son irrégularité, le retour fréquent et la
longue durée des chômages forcés, tous ces s y m p t ô m e s d ' u n e surpopula-
t i o n relative, sont d o n c consignés d a n s les rapports des inspecteurs de l'ad-
m i n i s t r a t i o n des pauvres c o m m e a u t a n t de griefs du prolétariat agricole ir-
landais. On se souviendra q u e n o u s avons r e n c o n t r é chez le prolétariat 35
agricole anglais des p h é n o m è n e s analogues. M a i s il y a cette différence
2 2 7
L.c, p.25.
2 2 8
L.c, p.27.
2 2 9
L.c, p.26.
2 3 0
L.c, p.l. 40
2 3 1
L.c, p . 32.
2 3 2
L.c, p. 25.
2 3 3
L.c, p . 30.

626
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

que, l'Angleterre é t a n t un pays d'industrie, la réserve industrielle s'y re-


crute dans les campagnes, tandis q u ' e n Irlande, pays d'agriculture, la ré-
serve agricole se recrute d a n s les villes q u i ont reçu les r u r a u x expulsés ; là,
les surnuméraires de l'agriculture se convertissent en ouvriers m a n u f a c t u -
5 riers; ici, les h a b i t a n t s forcés ||312| des villes, t o u t en c o n t i n u a n t à dépri-
m e r le taux des salaires u r b a i n s , restent agriculteurs et sont c o n s t a m m e n t
renvoyés d a n s les c a m p a g n e s à la recherche de travail.
Les rapporteurs officiels r é s u m e n t ainsi la situation matérielle des sala-
riés agricoles: « B i e n qu'ils vivent avec la frugalité la plus rigoureuse, leurs
10 salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à leurs familles, la n o u r r i -
ture et le l o g e m e n t ; il leur faut d'autres recettes p o u r les frais de vête-
m e n t .... l'atmosphère de leurs d e m e u r e s , c o m b i n é e avec d'autres priva-
tions, a r e n d u cette classe particulièrement sujette au typhus ou à la
234
p h t h i s i e . » Après cela, on ne s'étonnera pas que, suivant le t é m o i g n a g e
15 u n a n i m e des rapporteurs, un sombre m é c o n t e n t e m e n t p é n è t r e les rangs de
cette classe, qu'elle regrette le passé, déteste le présent, ne voie a u c u n e
c h a n c e de salut dans l'avenir, «se prête a u x mauvaises influences des dé-
m a g o g u e s » , et soit possédée de l'idée fixe d'émigrer en A m é r i q u e . Tel est
le pays de Cocagne que la dépopulation, la g r a n d e p a n a c é e m a l t h u s i e n n e , a
20 fait de la verte Erin.
Q u a n t a u x aises d o n t j o u i s s e n t les ouvriers manufacturiers, en voici un
é c h a n t i l l o n : «Lors de ma récente inspection du nord de l'Irlande», dit
l'inspecteur de fabrique R o b e r t Baker, «j'ai été frappé des efforts faits par
un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré l'exiguïté de ses m o y e n s ,
25 de l'éducation à ses enfants. C'est u n e b o n n e m a i n , sans q u o i il ne serait
pas employé à la fabrication d'articles destinés p o u r le m a r c h é de M a n -
chester. Je vais citer littéralement les r e n s e i g n e m e n t s que J o h n s o n (c'est
son n o m ) m ' a d o n n é s : <Je suis beetler; du l u n d i au vendredi je travaille de-
puis six heures du m a t i n j u s q u ' à o n z e heures du soir; le s a m e d i n o u s ter-
30 m i n o n s vers six heures du soir, et n o u s avons trois heures p o u r n o u s repo-
ser et prendre notre repas. J ' a i cinq enfants. P o u r tout m o n travail je reçois
10 s. 6 d. par s e m a i n e . Ma f e m m e travaille aussi et gagne par s e m a i n e 5 s.
La fille aînée, âgée de d o u z e ans, garde la m a i s o n . C'est notre cuisinière et
notre seule aide. Elle apprête les petits p o u r l'école. Ma f e m m e se lève et
35 part avec m o i . U n e j e u n e fille q u i passe devant notre m a i s o n me réveille à
cinq heures et d e m i e du m a t i n . N o u s ne m a n g e o n s rien avant d'aller au
travail. L'enfant de d o u z e ans a soin des plus j e u n e s p e n d a n t t o u t e la j o u r -
n é e . N o u s déjeunons à h u i t heures, et p o u r cela n o u s allons chez n o u s .
N o u s p r e n o n s du t h é u n e fois la s e m a i n e ; les autres j o u r s n o u s avons u n e
40 bouillie (stirabout), t a n t ô t de farine d'avoine, tantôt de farine de m a ï s , sui-
2 3 4
L . c , p . 2 1 , 13.

627
Septième section • Accumulation du capital

v a n t que n o s m o y e n s n o u s l e p e r m e t t e n t . E n hiver, n o u s avons u n p e u d e


sucre et d'eau avec notre farine de maïs. En été, n o u s récoltons q u e l q u e s
p o m m e s de terre sur un petit b o u t de terrain q u e n o u s cultivons n o u s -
m ê m e s , et q u a n d il n'y en a plus n o u s revenons à la bouillie. C'est c o m m e
cela d ' u n b o u t de l'an à l'autre, d i m a n c h e s et jours ouvrables. Je suis tou- 5
jours très-fatigué le soir, u n e fois ma j o u r n é e finie. Il n o u s arrive q u e l q u e -
fois de voir un brin de viande, m a i s b i e n r a r e m e n t . Trois de nos enfants
vont à l'école; n o u s payons p o u r c h a c u n 1 d. par s e m a i n e . Le loyer de notre
m a i s o n est de 9 d. par s e m a i n e . La tourbe p o u r le chauffage coûte au m o i n s
1 s. 6 d . tous les q u i n z e j o u r s . > Voilà la vie de l'Irlandais, voilà son sa- 10
235
laire . »
En fait, la misère irlandaise est d e v e n u e de n o u v e a u le t h è m e du j o u r en
Angleterre. A la fin de 1866 et au c o m m e n c e m e n t de 1867, un des m a g n a t s
de l'Irlande, lord Dufferin, voulut b i e n y porter r e m è d e , d a n s les colonnes
du Times, s'entend. « Q u e l l e h u m a n i t é , dit M e p h i s t o , quelle h u m a n i t é chez 15
un si grand seigneur ! »
On a vu par la table E q u ' e n 1864, sur les 4 368 610 l. st. du profit total
réalisé en Irlande, trois fabricants de plus-value en accaparèrent 262 819,
m a i s q u ' e n 1865 les m ê m e s virtuoses de « l ' a b s t i n e n c e » , sur 4 6 6 9 9 7 9 /. st.,
en e m p o c h è r e n t 274 528. En 1864, 646 377 /. st. se distribuèrent entre vingt- 20
six i n d i v i d u s ; en 1865, 7 3 6 4 4 8 /. st. entre vingt-huit; en 1864,
1 0 7 6 912 /. st. entre cent vingt et u n ; en 1865, 1 3 2 0 906 /. st. entre cent cin-
q u a n t e ; en 1864, 1131 individus encaissèrent 2 1 5 0 818 /. st., presque la
m o i t i é du profit total a n n u e l , et en 1865, 1194 fauteurs d ' a c c u m u l a t i o n
s'approprièrent 2 418 833 /. st., c'est-à-dire plus de la moitié de tous les pro- 25
fits perçus dans le pays.
L a part l é o n i n e q u ' e n Irlande, c o m m e e n Angleterre e t e n Ecosse, u n
n o m b r e imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu a n n u e l du
sol, est si m o n s t r u e u s e q u e la sagesse d'État anglaise trouve b o n de ne pas
fournir sur la répartition de la rente foncière les m ê m e s m a t é r i a u x statisti- 30
ques q u e sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces Levia-
t h a n s . Croire que rentes foncières, profits industriels ou c o m m e r c i a u x , in-
térêts, etc., puissent j a m a i s dépasser la m e s u r e , ou q u e la pléthore de
richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c'est p o u r lui naturelle-
m e n t u n e m a n i è r e de voir aussi extravagante q u e m a l s a i n e (unsound) ; Sa 35
Seigneurie s'en tient aux faits. Le fait, c'est q u ' à m e s u r e q u e le chiffre de la
2 3 5
" S u c h is Irish life a n d s u c h are Irish wages. " L ' i n s p e c t e u r B a k e r ajoute au passage cité
c e t t e réflexion: « C o m m e n t ne p a s c o m p a r e r cet h a b i l e a r t i s a n à l'air m a l a d i f avec les p u d d -
leurs d u s u d d u Staffordshire, florissants e t b i e n m u s c l é s , d o n t l e salaire h e b d o m a d a i r e égale
et s o u v e n t dépasse le r e v e n u de plus d ' u n gentleman et d ' u n savant, m a i s q u i , n é a n m o i n s , r e s - 40
t e n t au n i v e a u du m e n d i a n t et c o m m e i n t e l l i g e n c e et c o m m e c o n d u i t e . » (Rpts of Insp. of fact,
for 3 1 October [1866, Lond.,] 1867, p . 96, 97.)

628
Chapitre XXV · Loi générale de l'accumulation capitaliste

population d i m i n u e en I r l a n d e celui de la rente foncière y grossit; q u e le


d é p e u p l e m e n t «fait du b i e n » aux seigneurs du sol, p a r t a n t au sol, et consé-
q u e m m e n t au peuple q u i n ' e n est q u ' u n accessoire. Il déclare d o n c qu'il
reste encore trop d'Irlandais en Irlande et que le flot de l'émigration n ' e n
5 emporte pas assez. Pour être t o u t à fait h e u r e u x , il faudrait q u e ce pays fût
débarrassé au m o i n s d ' u n autre tiers de m i l l i o n de paysans. Et q u e l'on ne
s'imagine pas que ce lord, d'ailleurs très-poétique, soit un m é d e c i n de
l'école de Sangrado qui, toutes les fois q u e le m a l a d e empirait, o r d o n n a i t
u n e nouvelle saignée, j u s q u ' à ce ||313| qu'il ne restât plus au p a t i e n t ni
10 sang ni m a l a d i e . N o n , lord Dufferin ne d e m a n d e que 4 5 0 0 0 0 victimes, au
lieu de d e u x millions ; si on les lui refuse, il ne faut pas songer à établir le
m i l l e n i u m en Irlande. Et la preuve en est b i e n t ô t faite.

Nombre et étendue des fermes en Irlande en 1864


1. F e r m e s q u i ne d é p a s s e n t p a s 1 a c r e Nombre 48 653
15 Superficie 25 394
2. F e r m e s a u - d e s s u s de 1 et n o n a u - d e s s u s de Nombre 82 037
5 acres Superficie 288 916
3. F e r m e s a u - d e s s u s de 5 et n o n a u - d e s s u s de Nombre 176 368
15 acres Superficie 1 8 3 6 310
20 4. F e r m e s a u - d e s s u s de 15 et n o n a u - d e s s u s de Nombre 136 578
30 acres Superficie 3 0 5 1 3 4 3
5. Fermes au-dessus de 30 et n o n au-dessus de Nombre 71961
50 acres Superficie 2 9 0 6 2 7 4
6. Fermes au-dessus de 50 et n o n au-dessus de Nombre 54247
25 100 acres Superficie 3 983 880
7. F e r m e s a u - d e s s u s de 100 acres Nombre 31927
Superficie 8 227 807
8. Superficie totale c o m p r e n a n t aussi
les t o u r b i è r e s et les terres i n c u l t e s 20 319 924 acres

30 De 1851 à 1861, la c o n c e n t r a t i o n n ' a s u p p r i m é q u ' u n e partie des fermes


des trois catégories de 1 à 15 acres, et ce sont elles q u i doivent disparaître
avant les autres. N o u s o b t e n o n s ainsi un excès de 307 058 fermiers, et, en
supposant q u e leurs familles se c o m p o s e n t en m o y e n n e de quatre têtes,
chiffre trop m o d i q u e , il y a à présent 1228 232 « s u r n u m é r a i r e s » . Si, après
35 avoir accompli sa révolution, l'agriculture absorbe un quart de ce n o m b r e ,
supposition presque extravagante, il en restera pour l'émigration 9 2 1 1 7 4 .
Les catégories 4, 5, 6, de 15 à 100 acres, c h a c u n le sait en Angleterre, sont
incompatibles avec la g r a n d e culture du blé, et elles n ' e n t r e n t m ê m e pas en
ligne de compte dès qu'il s'agit de l'élevage des m o u t o n s . D a n s les d o n n é e s
40 admises, un autre contingent de 788 358 individus doit filer; t o t a l :
1 7 0 9 5 3 2 . Et, c o m m e l'appétit vient en m a n g e a n t , les gros terriens ne m a n -

629
Septième section • Accumulation du capital

q u e r o n t pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et d e m i d'habitants


l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce q u e surchargée d'Ir-
landais. Il faudra d o n c la dépeupler davantage pour qu'elle accomplisse sa
vraie destination, qui est de former un i m m e n s e pacage, un herbage assez
236
vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires a n g l a i s . 5
Ce procédé avantageux a, c o m m e toute b o n n e chose en ce m o n d e , son
m a u v a i s côté. T a n d i s q u e la r e n t e foncière s ' a c c u m u l e en Irlande, les Irlan-
dais s'accumulent e n m ê m e proportion aux États-Unis. L'Irlandais évincé
par le b œ u f et le m o u t o n reparaît de l'autre côté de l'Atlantique sous forme
de F e n i a n . Et en face de la reine des m e r s sur son déclin se dresse de plus 10
en plus m e n a ç a n t e la j e u n e république géante.

Acerba fata Romanos agunt


Scelusque fraterna; necis. \

2 3 6
D a n s l a partie d u s e c o n d v o l u m e d e cet o u v r a g e q u i traite d e l a p r o p r i é t é foncière, o n verra
c o m m e n t la législature anglaise s'est a c c o r d é e avec les d é t e n t e u r s anglais du sol i r l a n d a i s 15
p o u r faire de la disette et de la f a m i n e les v é h i c u l e s de la r é v o l u t i o n agricole et de la d é p o p u -
lation. J'y r e v i e n d r a i aussi sur la s i t u a t i o n d e s petits fermiers. En a t t e n d a n t , voici ce q u e dit
N a s s a u W. Senior, d a n s son livre p o s t h u m e : Journals, Conversations and Essays relating to Ire-
land, 2 vols. L o n d , 1 8 6 8 : « C o m m e le d o c t e u r G. le r e m a r q u e fort j u s t e m e n t , n o u s avons en
p r e m i e r lieu n o t r e loi des p a u v r e s , et c'est là déjà u n e a r m e e x c e l l e n t e p o u r faire t r i o m p h e r les 20
l a n d l o r d s . L ' é m i g r a t i o n e n est u n e a u t r e . A u c u n a m i d e l ' I r l a n d e (lisez d e l a d o m i n a t i o n a n -
glaise en I r l a n d e ) ne p e u t s o u h a i t e r q u e la guerre (entre les l a n d l o r d s anglais et les p e t i t s fer-
m i e r s celtes) se prolonge, et e n c o r e m o i n s q u ' e l l e se t e r m i n e p a r la victoire d e s fermiers. Plus
cette guerre finira p r o m p t e m e n t , plus r a p i d e m e n t l ' I r l a n d e d e v i e n d r a u n pays d e p a c a g e (gra-
zing country), avec la p o p u l a t i o n r e l a t i v e m e n t faible q u e c o m p o r t e un pays de ce g e n r e , m i e u x 25
ce sera p o u r t o u t e s les classes» ( l . c , v. I I , p. 2 8 2 ) . - L e s lois anglaises sur les céréales, p r o m u l -
g u é e s en 1815, g a r a n t i s s a i e n t le m o n o p o l e de la libre i m p o r t a t i o n de g r a i n s d a n s la G r a n d e -
B r e t a g n e à l ' I r l a n d e ; elles y favorisaient ainsi, d ' u n e m a n i è r e artificielle, la c u l t u r e du b l é . Ce
m o n o p o l e l u i fut s o u d a i n e m e n t enlevé q u a n d le P a r l e m e n t , en 1846, a b r o g e a les lois céréales.
A b s t r a c t i o n faite d e t o u t e a u t r e c i r c o n s t a n c e , cet é v é n e m e n t seul suffit p o u r d o n n e r u n e i m - 30
p u l s i o n p u i s s a n t e à la conversion des terres arables en p â t u r a g e s , à la c o n c e n t r a t i o n des
fermes et à l'expulsion des cultivateurs. D è s lors, - après avoir, de 1815 à 1846, v a n t é les res-
sources du sol irlandais q u i en faisaient le d o m a i n e n a t u r e l de la c u l t u r e des grains - agro-
n o m e s , é c o n o m i s t e s et p o l i t i q u e s anglais, t o u t à c o u p de d é c o u v r i r q u e ce sol ne se prête
g u è r e à d ' a u t r e p r o d u c t i o n q u e celle des fourrages. Ce n o u v e a u m o t d ' o r d r e , M . L . d e Lavergne 35
s'est e m p r e s s é de le r é p é t e r de l'autre côté de la M a n c h e . Il n ' y a q u ' u n h o m m e sérieux,
c o m m e M . d e Lavergne l'est sans d o u t e , p o u r d o n n e r d a n s d e telles b a l i v e r n e s .

630
Chapitre XXVI · Le secret de l'accumulation primitive

|3141 H U I T I È M E S E C T I O N

L'accumulation primitive

CHAPITRE XXVI

Le secret de l'accumulation primitive

5 N o u s avons vu c o m m e n t l'argent devient capital, le capital source de plus-


value, et la plus-value source de capital additionnel. M a i s l ' a c c u m u l a t i o n
capitaliste présuppose la présence de la plus-value et celle-ci la p r o d u c t i o n
capitaliste qui, à son tour, n ' e n t r e en scène q u ' a u m o m e n t où des masses
de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà ac-
10 c u m u l é e s entre les m a i n s de p r o d u c t e u r s m a r c h a n d s . T o u t ce m o u v e m e n t
semble d o n c tourner d a n s un cercle vicieux, d o n t on ne saurait sortir sans
a d m e t t r e u n e accumulation primitive {previous accumulation, dit A d a m
Smith), antérieure à l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste et servant de point de dé-
part à la p r o d u c t i o n capitaliste, au lieu de venir d'elle.
15 Cette a c c u m u l a t i o n primitive j o u e d a n s l ' é c o n o m i e politique à p e u près
le m ê m e rôle que le p é c h é originel d a n s la théologie. A d a m m o r d i t la
p o m m e , et voilà le p é c h é q u i fait son entrée dans le m o n d e . On n o u s en ex-
plique l'origine par u n e aventure qui se serait passée quelques j o u r s après
la création du m o n d e .
20 De m ê m e , il y avait autrefois, m a i s il y a b i e n longtemps de cela, un
t e m p s où la société se divisait en d e u x c a m p s : là des gens d'élite, labo-
rieux, intelligents, et surtout doués d ' h a b i t u d e s m é n a g è r e s ; ici un tas de
c o q u i n s faisant gogaille du m a t i n au soir et du soir au m a t i n . Il va sans dire
q u e les u n s entassèrent trésor sur trésor, tandis q u e les autres se trouvèrent
25 bientôt d é n u é s de tout. De là la pauvreté de la g r a n d e masse qui, en dépit

631
Huitième section • L'accumulation primitive

d ' u n travail sans fin ni trêve, doit toujours payer de sa propre p e r s o n n e , et


la richesse du petit n o m b r e , q u i récolte tous les fruits du travail sans avoir
à faire oeuvre de ses dix doigts.
L'histoire du péché théologal n o u s fait b i e n voir, il est vrai, c o m m e q u o i
l ' h o m m e a été c o n d a m n é par le Seigneur à gagner son p a i n à la sueur de 5
son front; m a i s celle du p é c h é é c o n o m i q u e comble u n e l a c u n e regrettable
en n o u s révélant c o m m e q u o i il y a des h o m m e s q u i é c h a p p e n t à cette or-
d o n n a n c e d u Seigneur.
Et ces insipides enfantillages, on ne se lasse pas de les ressasser.
M . T h i e r s , par exemple, en ose encore régaler les Français, autrefois si spi- 10
rituels, et cela dans un volume où, avec un a p l o m b d ' h o m m e d'État, il pré-
t e n d avoir réduit à n é a n t les attaques sacrilèges du socialisme contre la
propriété. Il est vrai que, la question de la propriété u n e fois m i s e sur le ta-
pis, c h a c u n se doit faire un devoir sacré de s'en tenir à la sagesse de l'abé-
1
cédaire, la seule à l'usage et à la portée des écoliers de t o u t âge . | 15
|315| D a n s les annales de l'histoire réelle, c'est la c o n q u ê t e , l'asservisse-
m e n t , la r a p i n e à m a i n armée, le règne de la force brutale, qui l'a toujours
e m p o r t é . D a n s les m a n u e l s béats de l ' é c o n o m i e politique, c'est l'idylle au
contraire qui a de tout temps régné. A leur dire il n'y eut j a m a i s , l ' a n n é e
c o u r a n t e exceptée, d'autres m o y e n s d ' e n r i c h i s s e m e n t q u e le travail et le 20
droit. En fait, les m é t h o d e s de l ' a c c u m u l a t i o n primitive sont t o u t ce q u ' o n
voudra, h o r m i s matière à idylle.
Le rapport officiel entre le capitaliste et le salarié est d ' u n caractère pure-
m e n t mercantile. Si le premier j o u e le rôle de maître et le dernier le rôle de
serviteur, c'est grâce à un contrat par lequel celui-ci s'est n o n - s e u l e m e n t 25
m i s au service, et partant sous la d é p e n d a n c e , de celui-là, m a i s p a r lequel il
a r e n o n c é à tout titre de propriété sur son propre produit. M a i s p o u r q u o i le
salarié fait-il ce m a r c h é ? Parce qu'il ne possède rien q u e sa force person-
nelle, le travail à l'état de puissance, tandis q u e toutes les conditions exté-
rieures requises p o u r d o n n e r corps à cette puissance, la m a t i è r e et les ins- 30
t r u m e n t s nécessaires à l'exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des
subsistances indispensables au m a i n t i e n de la force ouvrière et à sa conver-
sion en m o u v e m e n t productif, t o u t cela se trouve de l'autre côté.
Au fond du système capitaliste il y a d o n c la séparation radicale du pro-
d u c t e u r d'avec les m o y e n s de p r o d u c t i o n . Cette séparation se reproduit sur 35
1
G œ t h e , irrité de ces billevesées, les raille d a n s le d i a l o g u e s u i v a n t :
«Le Maître d'école: D i s - m o i d o n c d ' o ù la fortune de t o n père lui est v e n u e ?
L'Enfant: Du g r a n d - p è r e .
Le Maître d'école: Et à c e l u i - c i ?
L'Enfant: Du bisaïeul. 40
Le Maître d'école: Et à ce d e r n i e r ?
L'Enfant: Il l'a prise.»

632
Chapitre XXVI • Le secret de l'accumulation primitive

u n e échelle progressive dès q u e le système capitaliste s'est u n e fois établi ;


m a i s c o m m e celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s'établir sans
elle. Pour qu'il vienne au m o n d e , il faut d o n c que, partiellement au m o i n s ,
les m o y e n s de p r o d u c t i o n aient déjà été arrachés sans phrase a u x p r o d u c -
5 teurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu'ils se trouvent
déjà d é t e n u s par des p r o d u c t e u r s m a r c h a n d s , qui eux les e m p l o i e n t à spé-
culer sur le travail d'autrui. Le mouvement historique q u i fait divorcer le tra-
vail d'avec ses conditions extérieures, voilà d o n c le fin m o t de l ' a c c u m u l a -
tion appelée « p r i m i t i v e » parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique du
10 m o n d e bourgeois.
L'ordre é c o n o m i q u e capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre é c o n o -
m i q u e féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de
l'autre.
Q u a n t au travailleur, au p r o d u c t e u r i m m é d i a t , p o u r pouvoir disposer de
15 sa propre personne, il lui fallait d'abord cesser d'être attaché à la glèbe ou
d'être inféodé à u n e autre p e r s o n n e ; il ne pouvait n o n plus devenir libre
v e n d e u r de travail, apportant sa m a r c h a n d i s e partout où elle trouve un
m a r c h é , sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maî-
trises, leurs j u r a n d e s , leurs lois d'apprentissage, etc. Le m o u v e m e n t histori-
20 que qui convertit les p r o d u c t e u r s en salariés se présente d o n c c o m m e leur
affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l'autre
côté, ces affranchis ne d e v i e n n e n t vendeurs d ' e u x - m ê m e s qu'après avoir
été dépouillés de tous leurs m o y e n s de p r o d u c t i o n et de toutes les garanties
d'existence offertes par l'ancien ordre des choses. L'histoire de leur expro-
25 priation n'est pas m a t i è r e à conjecture: elle est écrite dans les a n n a l e s de
l ' h u m a n i t é en lettres de sang et de feu indélébiles.
Q u a n t a u x capitalistes entrepreneurs, ces n o u v e a u x potentats avaient
n o n - s e u l e m e n t à déplacer les maîtres des métiers, m a i s aussi les d é t e n t e u r s
féodaux des sources de la richesse. Leur a v è n e m e n t se présente de ce côté-
30 là c o m m e le résultat d ' u n e lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial
avec ses prérogatives révoltantes, et le régime corporatif avec les entraves
qu'il m e t t a i t au libre d é v e l o p p e m e n t de la p r o d u c t i o n et à la libre exploita-
tion de l ' h o m m e par l ' h o m m e . M a i s les chevaliers d'industrie n ' o n t sup-
planté les chevaliers d'épée q u ' e n exploitant des é v é n e m e n t s qui n ' é t a i e n t
35 pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des m o y e n s aussi vils que c e u x
dont se servit l'affranchi r o m a i n p o u r devenir le maître de son patron.
L'ensemble du développement, e m b r a s s a n t à la fois la genèse du salarié
et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs ;
le progrès qu'il accomplit consiste à changer la forme de l'asservissement, à
40 a m e n e r la m é t a m o r p h o s e de l'exploitation féodale en exploitation capita-
liste. Pour en faire c o m p r e n d r e la m a r c h e , il ne n o u s faut pas r e m o n t e r trop

633
Huitième section • L'accumulation primitive

h a u t . Bien q u e les premières é b a u c h e s de la p r o d u c t i o n capitaliste aient


été faites de b o n n e h e u r e d a n s q u e l q u e s villes de la M é d i t e r r a n é e , l'ère ca-
pitaliste ne date q u e du seizième siècle. Partout où elle éclot, l'abolition du
servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes sou-
veraines, cette gloire du m o y e n âge, est déjà en pleine d é c a d e n c e . 5
D a n s l'histoire de l ' a c c u m u l a t i o n primitive, t o u t e révolution fait é p o q u e
q u i sert de levier à l ' a v a n c e m e n t de la classe capitaliste en voie de forma-
tion, celles surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs m o y e n s de
p r o d u c t i o n et d'existence traditionnels, les l a n c e n t à l'improviste sur le
m a r c h é du travail. M a i s la base de t o u t e cette évolution, c'est l'expropria- 10
tion des cultivateurs.
Elle ne s'est encore accomplie d ' u n e m a n i è r e radicale q u ' e n Angleterre :
ce pays j o u e r a d o n c n é c e s s a i r e m e n t le premier rôle dans notre esquisse.
M a i s tous les autres pays de l'Europe occidentale p a r c o u r e n t le m ê m e
m o u v e m e n t , b i e n que selon le milieu il change de couleur locale, ou se res- 15
serre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère m o i n s fortement
2
p r o n o n c é , ou suive un ordre de succession différent . |

|316| CHAPITRE XXVII

L'expropriation de la population campagnarde

En Angleterre le servage avait disparu de fait vers la fin du q u a t o r z i è m e 20


3
siècle. L ' i m m e n s e majorité de la p o p u l a t i o n se composait alors, et plus en-
t i è r e m e n t encore au q u i n z i è m e siècle, de paysans libres cultivant leurs pro-
pres terres, quels q u e fussent les titres féodaux d o n t on affubla leur droit de
possession. D a n s les grands d o m a i n e s seigneuriaux l'ancien bailli (bailiff),
serf l u i - m ê m e , avait fait place au fermier i n d é p e n d a n t . Les salariés r u r a u x 25
étaient en partie des paysans - qui, p e n d a n t le temps de loisir laissé par la
2
En Italie, où la p r o d u c t i o n capitaliste s'est d é v e l o p p é e plus t ô t q u ' a i l l e u r s , le f é o d a l i s m e a
é g a l e m e n t d i s p a m plus tôt. Les serfs y furent d o n c é m a n c i p é s de fait a v a n t d'avoir eu le t e m p s
d e s'assurer d ' a n c i e n s droits d e p r e s c r i p t i o n sur les terres qu'ils p o s s é d a i e n t . U n e b o n n e p a r t i e
de ces prolétaires, libres et légers c o m m e l'air, affluaient a u x villes, léguées p o u r la p l u p a r t p a r 30
l ' e m p i r e r o m a i n , e t q u e les seigneurs a v a i e n t d e b o n n e h e u r e préférées c o m m e lieux d e sé-
j o u r . Q u a n d les g r a n d s c h a n g e m e n t s , s u r v e n u s vers l a f i n d u q u i n z i è m e siècle d a n s l e m a r c h é
universel, d é p o u i l l è r e n t l'Italie s e p t e n t r i o n a l e de sa s u p r é m a t i e c o m m e r c i a l e et a m e n è r e n t le
d é c l i n de ses m a n u f a c t u r e s , il se p r o d u i s i t un m o u v e m e n t en s e n s c o n t r a i r e . Les ouvriers des
villes furent en m a s s e refoulés d a n s les c a m p a g n e s , où dès lors la p e t i t e c u l t u r e , e x é c u t é e à la 35
facon d u j a r d i n a g e , prit u n essor s a n s p r é c é d e n t .
3
J u s q u e vers la fin du d i x - s e p t i è m e siècle, plus des 80 % du p e u p l e anglais é t a i e n t e n c o r e agri-
coles. V. M a c a u l a y : The History of England. L o n d , 1854, v o l . 1 , p. 4 1 3 . Je cite ici M a c a u l a y
p a r c e q u ' e n sa q u a l i t é de falsificateur s y s t é m a t i q u e il taille et r o g n e à sa fantaisie les faits de
ce g e n r e . 40

634
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

culture de leurs c h a m p s , se l o u a i e n t au service des grands propriétaires, -


en partie u n e classe particulière et peu n o m b r e u s e de journaliers. Ceux-ci
m ê m e s étaient aussi d a n s u n e certaine m e s u r e cultivateurs de leur chef,
car en sus du salaire on leur faisait concession de c h a m p s d'au m o i n s qua-
5 tre acres, avec des cottages ; de plus, ils participaient, c o n c u r r e m m e n t avec
les paysans p r o p r e m e n t dits, à l'usufruit des biens c o m m u n a u x , où ils fai-
saient paître leur bétail, et se pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le
chauffage.
N o u s r e m a r q u e r o n s en passant que le serf m ê m e était n o n - s e u l e m e n t
10 possesseur, tributaire, il est vrai, des parcelles a t t e n a n t à sa m a i s o n , m a i s
aussi copossesseur des biens c o m m u n a u x . Par exemple, q u a n d M i r a b e a u
publia son livre : de la Monarchie prussienne, le servage existait encore d a n s
la plupart des provinces prussiennes, entre autres en Silésie. N é a n m o i n s les
serfs y possédaient des b i e n s c o m m u n a u x . « O n n ' a pu encore, dit-il, enga-
15 ger les Silésiens au partage des c o m m u n e s , tandis q u e d a n s la nouvelle
M a r c h e , il n'y a guère de village où ce partage ne soit exécuté avec le plus
4
grand succès. »
Le trait le plus caractéristique de la p r o d u c t i o n féodale dans tous les
pays de l'Europe occidentale, c'est le partage du sol entre le plus grand
20 n o m b r e possible d'hommes-liges. Il en était du seigneur féodal c o m m e de
t o u t autre souverain; sa p u i s s a n c e d é p e n d a i t m o i n s de la r o n d e u r de sa
bourse que du n o m b r e de ses sujets, c'est-à-dire du n o m b r e des paysans
établis sur ses d o m a i n e s . Le J a p o n , avec son organisation p u r e m e n t féodale
de la propriété foncière et sa petite culture, offre d o n c , à b e a u c o u p
25 d'égards, u n e image plus fidèle du m o y e n âge européen que n o s livres
d'histoire i m b u s de préjugés bourgeois. Il est par trop c o m m o d e d'être «li-
b é r a l » aux dépens du m o y e n âge.
Bien que la c o n q u ê t e n o r m a n d e eût constitué t o u t e l'Angleterre en ba-
ronnies gigantesques - d o n t u n e seule comprit souvent plus de n e u f cent
30 seigneuries anglo-saxonnes - le sol était n é a n m o i n s parsemé de petites
propriétés rurales i n t e r r o m p u e s çà et là par de grands d o m a i n e s seigneu-
riaux. Dès que le servage eut d o n c disparu et q u ' a u q u i n z i è m e siècle la
prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l'état
d'aisance si é l o q u e m m e n t dépeint par le chancelier Fortescue, dans ses
35 Laudes legum Angliœ. M a i s cette richesse du peuple excluait la richesse ca-
pitaliste.
La révolution qui allait jeter les premiers f o n d e m e n t s du régime capita-
liste, eut son prélude d a n s le dernier tiers du q u i n z i è m e siècle et au c o m -
m e n c e m e n t du seizième. Alors le l i c e n c i e m e n t des n o m b r e u s e s suites sei-

4
40 M i r a b e a u : De la Monarchie prussienne. L o n d r e s , 1788, t. I I , p. 1 2 5 - 1 2 6 .

635
Huitième section · L'accumulation primitive

gneuriales - d o n t Sir J a m e s ||317| Steuart dit p e r t i n e m m e n t qu'elles


« e n c o m b r a i e n t la cour et la m a i s o n » - l a n ç a à l'improviste sur le m a r c h é
du travail u n e masse de prolétaires sans feu ni lieu. Bien q u e le pouvoir
royal, sorti l u i - m ê m e du développement bourgeois, fût, d a n s sa t e n d a n c e à
la souveraineté absolue, poussé à activer ce l i c e n c i e m e n t par des m e s u r e s 5
violentes, il n ' e n fut pas la seule cause. En guerre ouverte avec la royauté et
le p a r l e m e n t , les grands seigneurs créèrent un prolétariat b i e n a u t r e m e n t
considérable en u s u r p a n t les biens c o m m u n a u x des paysans et les chassant
du sol, qu'ils possédaient au m ê m e titre féodal q u e leurs maîtres. Ce q u i en
Angleterre d o n n a surtout lieu à ces actes de violence, ce fut l'épanouisse- 10
m e n t des manufactures de laine en F l a n d r e et la h a u s s e des prix de la laine
q u i en résulta. La longue guerre des d e u x roses ayant dévoré l ' a n c i e n n e n o -
blesse, la nouvelle, fille de son é p o q u e , regardait l'argent c o m m e la p u i s -
sance des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel
fut son cri de guerre. 15
D a n s sa «Description of England. Prefixed to Holinshed's Chronicles», Harri-
son raconte c o m m e n t l'expropriation des paysans a désolé le pays. « M a i s
q u ' i m p o r t e à nos grands usurpateurs ! (What care our great incroachers !)
Les m a i s o n s des paysans et les cottages des travailleurs on été v i o l e m m e n t
rasés ou c o n d a m n é s à t o m b e r en ruines. Si l'on veut comparer les a n c i e n s 20
inventaires de c h a q u e m a n o i r seigneurial, on trouvera q u e d ' i n n o m b r a b l e s
m a i s o n s ont disparu avec les petits cultivateurs q u i les habitaient, q u e le
pays nourrit b e a u c o u p m o i n s de gens, q u e b e a u c o u p de villes sont dé-
c h u e s , b i e n q u e quelques-unes de nouvelle fondation p r o s p è r e n t . . . . A pro-
pos des villes et des villages détruits p o u r faire des parcs à m o u t o n s et où 25
l'on ne voit plus rien debout, sauf les c h â t e a u x seigneuriaux, j ' e n aurais
5
long à d i r e . » Les plaintes de ces vieux c h r o n i q u e u r s , toujours exagérées,
d é p e i g n e n t p o u r t a n t d ' u n e m a n i è r e exacte l'impression produite sur les
c o n t e m p o r a i n s par la révolution survenue d a n s l'ordre é c o n o m i q u e de la
société. Q u e l'on compare les écrits du chancelier Fortescue avec c e u x du 30
chancelier T h o m a s M o r u s , et l'on se fera u n e idée de l'abîme q u i sépare le
q u i n z i è m e siècle du seizième. En Angleterre la classe travailleuse, dit fort
j u s t e m e n t T h o r n t o n , fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son
âge d e fer.
Ce bouleversement fit p e u r à la législature. Elle n'avait pas encore at- 35
teint ce h a u t degré de civilisation, où la richesse n a t i o n a l e (Wealth of the
5
L ' é d i t i o n originale des C h r o n i q u e s de H o l i n s h e d a été p u b l i é e en 1577, en d e u x v o l u m e s .
C'est u n livre r a r e ; l'exemplaire q u i s e trouve a u British M u s e u m est d é f e c t u e u x . S o n titre e s t :
«The firste volume of the Chronicles of England, Scotlande, and Irelande, etc. Faithfully gathered
and set forth, by R a p h a e l H o l i n s h e d . At L o n d o n , i m p r i n t e d for J o h n H a r r i s o n . » M ê m e titre 40
p o u r : The Laste volume. La d e u x i è m e é d i t i o n en trois v o l u m e s , a u g m e n t é e et c o n t i n u é e
j u s q u ' à 1586, fut p u b l i é e p a r J . H o o k e r , e t c , e n 1587.

636
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

Nation), c'est-à-dire l ' e n r i c h i s s e m e n t des capitalistes, l'appauvrissement et


l'exploitation effrontée de la m a s s e du peuple, passe p o u r Γultima Thüle de
la sagesse d'État. « V e r s cette é p o q u e (1489), dit B a c o n d a n s son histoire
d ' H e n r i VII, les plaintes à propos de la conversion des terres arables en pa-
5 cages qui n'exigent q u e la surveillance de quelques bergers devinrent de
plus en plus n o m b r e u s e s , et des fermes a m o d i é e s à vie, à long t e r m e ou à
l'année, d o n t vivaient en g r a n d e partie des yeomen, furent a n n e x é e s a u x
terres d o m a n i a l e s . Il en résulta un déclin de la population, suivi de la déca-
d e n c e de b e a u c o u p de villes, d'églises, d ' u n e d i m i n u t i o n des d î m e s , etc . . . .
10 Les r e m è d e s apportés à cette funeste situation t é m o i g n e n t d ' u n e sagesse
a d m i r a b l e de la part du roi et du p a r l e m e n t . Ils prirent des m e s u r e s contre
cette u s u r p a t i o n d é p o p u l a t r i c e des terrains c o m m u n a u x (depopulating enclo-
sures) et contre l'extension des pâturages d é p o p u l a t e u r s (depopulating pas-
ture) qui la suivait de près. »
15 U n e loi d ' H e n r i VII, 1488, c. 19, interdit la d é m o l i t i o n de t o u t e m a i s o n
de paysan avec a t t e n a n c e d'au m o i n s vingt acres de terre. Cette interdic-
tion est renouvelée d a n s u n e loi de la v i n g t - c i n q u i è m e a n n é e du règne
d ' H e n r i VIII, où il est dit entre autres q u e « b e a u c o u p de fermes et de
grands t r o u p e a u x d e bétail, s u r t o u t d e m o u t o n s , s ' a c c u m u l e n t e n peu d e
20 m a i n s , d'où il résulte q u e les rentes du sol s'accroissent, m a i s q u e le labou-
rage (tillage) déchoit, q u e des m a i s o n s et des églises sont démolies et
d ' é n o r m e s masses de p e u p l e se trouvent dans l'impossibilité de subvenir à
leur entretien et à celui de leurs familles ». La loi o r d o n n e par c o n s é q u e n t
la reconstruction des m a i s o n s de ferme démolies, fixe la p r o p o r t i o n entre
25 les terres à blé et les pâturages, etc. U n e loi de 1533 constate q u e certains
propriétaires possèdent 24 000 m o u t o n s , et leur i m p o s e p o u r limite le chif-
6
fre de 2000, etc. .
Les plaintes du peuple, de m ê m e q u e les lois p r o m u l g u é e s depuis
H e n r i VII, p e n d a n t cent c i n q u a n t e ans, contre l'expropriation des paysans
30 et des petits fermiers, restèrent é g a l e m e n t sans effet. D a n s ses Essays, civil
and moral, sect. 20, B a c o n trahit à son insu le secret de leur inefficacité.
« L a loi d ' H e n r i VII, dit-il, fut profonde et a d m i r a b l e , en ce sens qu'elle
créa des établissements agricoles et des m a i s o n s rurales d ' u n e g r a n d e u r
n o r m a l e d é t e r m i n é e , c'est-à-dire qu'elle assura a u x cultivateurs u n e por-
35 tion de terre suffisante p o u r les m e t t r e à m ê m e d'élever des sujets j o u i s s a n t
d ' u n e h o n n ê t e aisance et de c o n d i t i o n n o n servile, et p o u r m a i n t e n i r la
charrue entre les m a i n s de propriétaires et n o n de m e r c e n a i r e s (to keep t h e
7
plough in t h e h a n d of t h e owners a n d n o t h i r e l i n g s ) . » Ce qu'il fallait à |
6
D a n s s o n U t o p i e , T h o m a s M o r u s parle d e l ' é t r a n g e pays « o ù les m o u t o n s m a n g e n t les h o m -
4 0 m e s ».
7
B a c o n fait t r è s - b i e n ressortir c o m m e n t l ' e x i s t e n c e d ' u n e p a y s a n n e r i e libre et a i s é e est la

637

-St
Huitième section • L'accumulation primitive

|318| l'ordre de production capitaliste, c'était au contraire la c o n d i t i o n ser-


vile des masses, leur transformation en m e r c e n a i r e s et la conversion de
leurs m o y e n s de travail en capital.
D a n s cette époque de transition la législation chercha aussi à m a i n t e n i r
les quatre acres de terre auprès du cottage du salarié agricole, et lui interdit 5
er
de prendre des sous-locataires. En 1627, sous Charles I , Roger Crocker de
F o n t m i l l est c o n d a m n é p o u r avoir bâti un cottage sur le d o m a i n e seigneu-
rial de ce n o m sans y avoir a n n e x é quatre acres de terre à p e r p é t u i t é ; en
er
1638, sous Charles I , on n o m m e u n e c o m m i s s i o n royale p o u r faire exécu-
ter les a n c i e n n e s lois, n o t a m m e n t celles sur les quatre acres. Cromwell 10
aussi interdit de bâtir près de Londres, à dix milles à la r o n d e , a u c u n e m a i -
son q u i ne fût dotée d ' u n c h a m p de quatre acres au m o i n s . Enfin, d a n s la
p r e m i è r e m o i t i é du dix-huitième siècle, on se plaint encore dès qu'il n'y a
pas un ou d e u x acres de terre adjoints au cottage de l'ouvrier agricole.
A u j o u r d ' h u i ce dernier se trouve fort h e u r e u x q u a n d il a un petit j a r d i n ou 15
qu'il trouve à louer à u n e distance considérable un c h a m p de q u e l q u e s m è -
tres carrés. « Landlords et fermiers, dit le Dr H u n t e r , se prêtent main-forte.
Q u e l q u e s acres ajoutés à son cottage r e n d r a i e n t le travailleur trop i n d é p e n -
8
dant .»
La Réforme, et la spoliation des b i e n s d'église qui en fut la suite, vint 20
d o n n e r u n e nouvelle et terrible i m p u l s i o n à l'expropriation violente du
p e u p l e au seizième siècle. L'Église catholique était à cette é p o q u e proprié-
taire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La suppression des
cloîtres, etc., en jeta les h a b i t a n t s dans le prolétariat. Les biens m ê m e s du
clergé t o m b è r e n t entre les griffes des favoris r o y a u x ou furent v e n d u s à vil 25

c o n d i t i o n d ' u n e b o n n e infanterie : « I l était, dit-il, d ' u n e m e r v e i l l e u s e i m p o r t a n c e p o u r l a p u i s -


s a n c e et la force virile du r o y a u m e d'avoir des fermes assez c o n s i d é r a b l e s p o u r e n t r e t e n i r d a n s
l'aisance des h o m m e s solides e t h a b i l e s , e t p o u r f i x e r u n e g r a n d e partie d u sol d a n s l a p o s s e s -
s i o n de la y e o m a n r y ou de gens d ' u n e c o n d i t i o n i n t e r m é d i a i r e e n t r e les n o b l e s et les cottagers
et valets de ferme. C'est en effet l ' o p i n i o n g é n é r a l e des h o m m e s de guerre les p l u s c o m p é - 30
t e n t s . . . . q u e l a force p r i n c i p a l e d ' u n e a r m é e réside d a n s l'infanterie o u gens d e p i e d . M a i s
p o u r former u n e b o n n e infanterie, i l faut des gens q u i n ' a i e n t p a s été élevés d a n s u n e c o n d i -
t i o n servile o u n é c e s s i t e u s e , m a i s d a n s l a liberté e t u n e c e r t a i n e a i s a n c e . S i d o n c u n É t a t
brille s u r t o u t p a r ses g e n t i l s h o m m e s et b e a u x m e s s i e u r s , t a n d i s q u e les cultivateurs et l a b o u -
r e u r s r e s t e n t s i m p l e s j o u r n a l i e r s e t valets d e ferme, o u b i e n cottagers, c'est-à-dire m e n d i a n t s 35
d o m i c i l i é s , il sera possible d'avoir u n e b o n n e cavalerie, m a i s j a m a i s des corps de fantassins
solides. C'est se q u e l'on voit en F r a n c e et en I t a l i e et d a n s d ' a u t r e s p a y s , où il n ' y a en réalité
q u e des n o b l e s et des p a y s a n s m i s é r a b l e s . . . . à tel p o i n t q u e ces pays sont forcés d ' e m p l o y e r
p o u r leurs b a t a i l l o n s d'infanterie des b a n d e s d e m e r c e n a i r e s suisses e t autres. D e l à vient
q u ' i l s o n t b e a u c o u p d ' h a b i t a n t s et p e u de s o l d a t s » (The Reign of Henry VII, etc. Verbatim Re- 40
print from Kennet's England, ed. 1719, L o n d , 1870, p. 308).
8 r
D H u n t e r , l . c , p. 134. - « L a q u a n t i t é de t e r r a i n assignée (par les a n c i e n n e s lois) serait
a u j o u r d ' h u i j u g é e trop g r a n d e p o u r d e s travailleurs, et t e n d a n t p l u t ô t à les convertir en petits
f e r m i e r s » (George R o b e r t s : 77îe social History of the People of the Southern Counties of England
in past Centuries. L o n d , 1856, p. 184). 45

638
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

prix à des citadins, à des fermiers spéculateurs, q u i c o m m e n c è r e n t par


chasser en masse les vieux tenanciers héréditaires. Le droit de propriété
des pauvres gens sur u n e partie des dîmes ecclésiastiques fut t a c i t e m e n t
9
confisqué . «Pauper ubique jacet», s'écriait la reine Elisabeth après avoir fait
5 le t o u r de l'Angleterre. D a n s la quarante-troisième a n n é e de son règne, on
se voit enfin forcé de reconnaître le p a u p é r i s m e c o m m e institution n a t i o -
nale et d'établir la taxe des pauvres. Les auteurs de cette loi e u r e n t h o n t e
d'en déclarer les motifs, et la publièrent sans a u c u n p r é a m b u l e , contre
10 er
l'usage t r a d i t i o n n e l . Sous Charles I , le P a r l e m e n t la déclara perpétuelle,
10 et elle ne fut modifiée q u ' e n 1834. Alors, de ce qui leur avait été originelle-
m e n t accordé c o m m e i n d e m n i t é de l'expropriation subie on fit a u x pauvres
un châtiment.
Le protestantisme est essentiellement u n e religion bourgeoise. Pour en
faire ressortir « l ' e s p r i t » un seul e x e m p l e suffira. C'était encore au t e m p s
15 d'Elisabeth: quelques propriétaires fonciers et quelques riches fermiers de
l'Angleterre m é r i d i o n a l e se r é u n i r e n t en conciliabule pour approfondir la
loi sur les pauvres r é c e m m e n t p r o m u l g u é e . Puis ils r é s u m è r e n t le résultat
de leurs études c o m m u n e s d a n s un écrit, c o n t e n a n t dix questions raison-
nées, qu'ils s o u m i r e n t ensuite à l'avis d ' u n célèbre jurisconsulte d'alors, le
er
20 sergent Snigge, élevé au rang de j u g e sous le règne de J a c q u e s I . En voici
u n extrait:
«Neuvième question: Q u e l q u e s - u n s des riches fermiers de la paroisse ont
projeté un plan fort sage au m o y e n d u q u e l on p e u t éviter t o u t e espèce de
trouble dans l'exécution de la loi. Ils proposent de faire bâtir d a n s la pa-
25 roisse u n e prison. T o u t pauvre q u i ne v o u d r a pas s'y laisser enfermer se
verra refuser l'assistance. On fera ensuite savoir d a n s les environs que, si
q u e l q u e individu désire louer les pauvres de cette paroisse, il aura à remet-
tre, à un terme fixé d'avance, des propositions cachetées i n d i q u a n t le plus
bas prix a u q u e l il v o u d r a n o u s en débarrasser. Les auteurs de ce plan sup-
30 posent qu'il y a dans les comtés voisins des gens qui n ' o n t a u c u n e envie de
travailler, et qui sont sans fortune ou sans crédit pour se procurer soit
ferme, soit vaisseau, afin de pouvoir vivre sans travail (so as to live without
labour). Ces gens-là seraient t o u t disposés à faire à la paroisse des proposi-
tions très-avantageuses. Si çà et là des pauvres venaient à m o u r i r sous la
35 garde du contractant, la faute en r e t o m b e r a i t sur lui, la paroisse ayant r e m -
pli à l'égard de ces pauvres tous ses devoirs. N o u s craignons p o u r t a n t q u e
la loi d o n t il s'agit ne p e r m e t t e pas des m e s u r e s de p r u d e n c e (prudential
measures) de ce genre. M a i s il vous faut savoir q u e le reste des freeholders
9
« L e droit du p a u v r e à avoir sa p a r t des d î m e s est établi p a r la t e n e u r des a n c i e n s s t a t u t s »
40 (Tuckett, 1. c, vol. II, p. 804, 805).
10
W i l l i a m C o b b e t t : A History of the protestant reformation, § 4 7 1 .

639
Huitième section • L'accumulation primitive

(francs tenanciers) de ce c o m t é et des comtés voisins se j o i n d r a à n o u s


p o u r engager leurs représentants à la C h a m b r e des c o m m u n e s à proposer
u n e loi qui permette d ' e m p r i s o n n e r les pauvres et de les c o n t r a i n d r e au tra-
vail, afin q u e tout individu q u i se refuse à l ' e m p r i s o n n e m e n t perde son
droit à l'assistance. Ceci, n o u s l'espérons, va e m p ê c h e r les misérables 5
d'avoir besoin d'être assistés (will prevent persons in distress from wanting re-
11
lief) .» I
|319| C e p e n d a n t ces c o n s é q u e n c e s i m m é d i a t e s de la réformation n ' e n fu-
r e n t pas les plus importantes. La propriété ecclésiastique faisait à l'ordre
t r a d i t i o n n e l de la propriété foncière c o m m e un boulevard sacré. La pre- 10
12
m i è r e emportée d'assaut, le second n ' é t a i t plus t e n a b l e .
D a n s les dernières a n n é e s du dix-septième siècle, la Yeomanry, classe de
paysans i n d é p e n d a n t s , la «Proud Peasantry » de Shakespeare, dépassait en-
core en n o m b r e l'état des fermiers. C'est elle qui avait constitué la force
principale de la r é p u b l i q u e anglaise. Ses m œ u r s et ses h a b i t u d e s formaient, 15
de l'aveu m ê m e de Macaulay, le contraste le plus frappant avec celles des
h o b e r e a u x contemporains, N e m r o d s grotesques, grossiers, ivrognes, et de
leurs valets, les curés de village, épouseurs empressés des «servantes favo-
r i t e s » de la g e n t i l h o m m e r i e c a m p a g n a r d e . Vers 1750 la yeomanry avait dis-
13
paru . 20
Laissant de côté les influences p u r e m e n t é c o n o m i q u e s qui préparaient

11
R. Blakey : The History of political literature from the earliest times. L o n d , 1855, vol. II, p. 84,
85. - E n Ecosse, l'abolition d u servage a eu lieu q u e l q u e s siècles plus t a r d q u ' e n A n g l e t e r r e .
E n c o r e e n 1698, F l e t c h e r de S a l t o u n fit à la C h a m b r e des c o m m u n e s d'Ecosse c e t t e déclara-
t i o n : « O n e s t i m e q u ' e n Ecosse le n o m b r e des m e n d i a n t s n'est p a s a u - d e s s o u s de d e u x c e n t 25
m i l l e . Le seul r e m è d e q u e m o i , r é p u b l i c a i n p a r p r i n c i p e , je c o n n a i s s e à cette s i t u a t i o n , c'est
d e rétablir l ' a n c i e n n e c o n d i t i o n d u servage e t d e faire a u t a n t d'esclaves d e t o u s c e u x q u i s o n t
i n c a p a b l e s d e p o u r v o i r à leur s u b s i s t a n c e . » D e m ê m e E d e n , l . c , vol. I , ch. I : « L e p a u p é r i s m e
d a t e du j o u r où l'ouvrier agricole a été libre . . . . Les m a n u f a c t u r e s et le c o m m e r c e , voilà les
vrais p a r e n t s q u i o n t e n g e n d r é n o t r e p a u p é r i s m e n a t i o n a l . » E d e n , d e m ê m e q u e n o t r e E c o s - 30
sais r é p u b l i c a i n par p r i n c i p e , se t r o m p e sur ce seul p o i n t : ce n ' e s t p a s l ' a b o l i t i o n du servage,
m a i s l ' a b o l i t i o n du droit au sol, q u ' i l a c c o r d a i t a u x c u l t i v a t e u r s , q u i en a fait des prolétaires,
et en d e r n i e r lieu des paupers. - En F r a n c e , où l ' e x p r o p r i a t i o n s'est a c c o m p l i e d ' u n e a u t r e m a -
n i è r e , l ' o r d o n n a n c e de M o u l i n s en 1566 et l'édit de 1656 c o r r e s p o n d e n t a u x lois des p a u v r e s
de l'Angleterre. 35
12
I I n ' e s t pas j u s q u ' à M . R o g e r s , a n c i e n professeur d ' é c o n o m i e p o l i t i q u e à l'Université d ' O x -
ford, siège de l ' o r t h o d o x i e p r o t e s t a n t e , q u i ne relève d a n s la préface de s o n Histoire de l'agricul-
ture le fait q u e le p a u p é r i s m e anglais p r o v i e n t de la r é f o r m a t i o n .
13
A. Letter to Sir T . C . B u n b u r y , Brt.: On the High Prices of Provisions, by a Suffolk g e n t l e m a n .
Ipswich, 1795, p. 4. L'avocat f a n a t i q u e du s y s t è m e des g r a n d e s fermes, l ' a u t e u r de VInquiry 40
into the Connection of large farms, etc. L o n d , 1773, dit l u i - m ê m e , p. 1 3 9 : « J e suis p r o f o n d é -
m e n t affligé de la d i s p a r i t i o n de n o t r e y e o m a n r y , de c e t t e classe d ' h o m m e s q u i a en réalité
m a i n t e n u l ' i n d é p e n d a n c e de n o t r e n a t i o n ; je suis attristé de voir leurs terres à p r é s e n t entre
les m a i n s de lords m o n o p o l e u r s et de p e t i t s fermiers, t e n a n t leurs b a u x à de telles c o n d i t i o n s
q u ' i l s ne s o n t g u è r e m i e u x q u e d e s v a s s a u x toujours prêts à se r e n d r e à p r e m i è r e s o m m a t i o n 45
d è s q u ' i l y a q u e l q u e m a l à faire. »

640
Chapitre XXVII · L'expropriation de la population campagnarde

l'expropriation des cultivateurs, n o u s ne n o u s o c c u p o n s ici que des leviers


appliqués p o u r en précipiter v i o l e m m e n t la m a r c h e .
Sous la restauration des Stuarts, les propriétaires fonciers vinrent à b o u t
de c o m m e t t r e légalement u n e usurpation, accomplie ensuite sur le conti-
5 n e n t sans le m o i n d r e d é t o u r parlementaire. Ils abolirent la constitution
féodale du sol, c'est-à-dire qu'ils le déchargèrent des servitudes q u i le gre-
vaient, en d é d o m m a g e a n t l'État par des impôts à lever sur les paysans et le
reste du peuple, r e v e n d i q u è r e n t à titre de propriété privée, d a n s le sens m o -
derne, des biens possédés en vertu des titres féodaux, et c o u r o n n è r e n t
10 l'œuvre en octroyant a u x travailleurs r u r a u x ces lois sur le domicile légal
(laws of seulement) qui faisaient d'eux u n e a p p a r t e n a n c e de la paroisse, t o u t
c o m m e le fameux édit du Tartare Boris G o d u n o f avait fait des paysans
russes u n e a p p a r t e n a n c e de la glèbe.
La glorieuse révolution (glorious revolution) a m e n a au pouvoir avec G u i l -
14
15 l a u m e III, prince d ' O r a n g e , faiseurs d'argent, nobles terriens et capita-
listes roturiers. Ils i n a u g u r è r e n t l'ère nouvelle par un gaspillage v r a i m e n t
colossal du trésor public. Les d o m a i n e s de l'État que l'on n'avait pillés j u s -
que-là qu'avec m o d e s t i e , d a n s des limites conformes aux bienséances, fu-
rent alors extorqués de vive force au roi p a r v e n u c o m m e pots-de-vin dus à
20 ses anciens complices, ou v e n d u s à des prix dérisoires, ou enfin sans for-
15
malité a u c u n e s i m p l e m e n t a n n e x é s à des propriétés p r i v é e s . T o u t cela à
découvert, b r u y a m m e n t , effrontément, au mépris m ê m e des semblants de
légalité. Cette appropriation frauduleuse du d o m a i n e public et le pillage
des biens ecclésiastiques, voilà, si l'on en excepte ceux q u e la révolution
25 républicaine jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la p u i s -
16
sance d o m a n i a l e de l'oligarchie anglaise a c t u e l l e . Les bourgeois capita-
listes favorisèrent l'opération dans le b u t de faire de la terre un article de
commerce, d ' a u g m e n t e r leur approvisionnement de prolétaires c a m p a -
gnards, d'étendre le c h a m p de la g r a n d e agriculture, etc. Du reste, la n o u -
30 velie aristocratie foncière était l'alliée naturelle de la nouvelle bancocratie,

14
D e l a m o r a l e privée d e c e h é r o s b o u r g e o i s o n p e u t j u g e r p a r l'extrait s u i v a n t : « L e s g r a n d e s
c o n c e s s i o n s de terres faites en I r l a n d e à l a d y O r k n e y en 1695 sont u n e m a r q u e p u b l i q u e de
l'affection du roi et de l ' i n f l u e n c e de la d a m e . . . . Les b o n s et l o y a u x services de l a d y O r k n e y
p a r a i s s e n t avoir été fœda labiorum ministeria.» Voy. la Sloane manuscript collection, au British
35 M u s e u m , n° 4224 ; le m a n u s c r i t est i n t i t u l é : The character and behaviour of king William, Sun-
derland, e t c , as represented in original Letters to the Duke of Shrewsbury from Somers, Halifax, Ox-
ford, secretary Vernon, etc. Il est p l e i n de faits c u r i e u x .
15
« L ' a l i é n a t i o n illégale des b i e n s d e l a c o u r o n n e , soit par v e n t e , soit par d o n a t i o n , forme u n
c h a p i t r e s c a n d a l e u x d e l'histoire anglaise . . . . u n e fraude g i g a n t e s q u e c o m m i s e sur l a n a t i o n
40 (gigantic fraud on the nation).» F . W . N e w m a n : Lectures on political econ. L o n d , 1 8 5 1 , p. 129,
130.
16
Q u ' o n lise, p a r e x e m p l e , l e p a m p h l e t d ' E d m u n d B u r k e s u r l a m a i s o n d u c a l e d e Bedford,
d o n t le rejeton est lord J o h n R u s s e l l , the tomtit of liberalism.

641
Huitième section • L'accumulation primitive

de la h a u t e finance fraîche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs


du système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait c o n f o r m é m e n t
à ses intérêts, tout c o m m e le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au
contraire a u x paysans, afin d'aider les rois à ressaisir par des m e s u r e s terro-
ristes les terres de la c o u r o n n e escamotées par l'aristocratie. 5
La propriété c o m m u n a l e , tout à fait distincte de la propriété p u b l i q u e
d o n t n o u s venons de parler, était u n e vieille institution g e r m a n i q u e restée
en vigueur au m i l i e u de la société féodale. On a vu q u e les e m p i é t e m e n t s
violents sur les c o m m u n e s , presque toujours suivis de la conversion des
terres arables en pâturages, c o m m e n c è r e n t au dernier tiers du q u i n z i è m e 10
siècle et se prolongèrent au delà du seizième. M a i s ces actes de rapine ne
constituaient alors que des attentats individuels c o m b a t t u s , v a i n e m e n t , il
est vrai, p e n d a n t cent c i n q u a n t e ans par la législature. M a i s au dix-hui-
t i è m e siècle, - voyez le progrès! - la loi m ê m e devint l ' i n s t r u m e n t de
spoliation, ce qui d'ailleurs n ' e m p ê c h a pas les grands fermiers d'avoir 15
aussi recours à de petites pratiques particulières et p o u r ainsi dire extra-
17
légales . I
|320| La forme parlementaire du vol c o m m i s sur les c o m m u n e s est celle
de «lois sur la clôture des terres c o m m u n a l e s » (Bills for inclosures of com-
mons). Ce sont en réalité des décrets au m o y e n desquels les propriétaires 20
fonciers se font e u x - m ê m e s c a d e a u des biens c o m m u n a u x , des décrets d'ex-
propriation du peuple. D a n s un plaidoyer d'avocat retors, Sir F. M. E d e n
cherche à présenter la propriété c o m m u n a l e c o m m e propriété privée, bien
qu'indivise encore, les landlords m o d e r n e s ayant pris la place de leurs pré-
décesseurs, les seigneurs féodaux, m a i s il se réfute l u i - m ê m e en d e m a n - 25
dant q u e le parlement vote un statut général s a n c t i o n n a n t u n e fois pour
toutes l'enclos des c o m m u n a u x . Et, n o n content d'avoir ainsi avoué qu'il
faudrait un c o u p d'État parlementaire p o u r légaliser le transfert des biens
c o m m u n a u x aux landlords, il c o n s o m m e sa déroute en insistant, par acquit
18
de conscience, sur l ' i n d e m n i t é d u e a u x pauvres c u l t i v a t e u r s . S'il n ' y avait 30
pas d'expropriés, il n'y avait é v i d e m m e n t personne à i n d e m n i s e r .
En m ê m e temps q u e la classe i n d é p e n d a n t e des y e o m e n était supplantée
par celle des tenants at will, des petits fermiers d o n t le bail p e u t être résilié

17
« L e s fermiers d é f e n d i r e n t a u x cottagers d e n o u r r i r , e n d e h o r s d ' e u x - m ê m e s , a u c u n e créa-
t u r e vivante, bétail, volaille, etc., s o u s le p r é t e x t e q u ' a u t r e m e n t ils feraient voler les granges. 35
Si v o u s v o u l e z q u e les cottagers r e s t e n t laborieux, dirent-ils, m a i n t e n e z - l e s d a n s la p a u v r e t é .
Le fait réel, c'est q u e les fermiers s'arrogent a i n s i t o u t droit s u r les t e r r a i n s c o m m u n a u x et en
font ce q u e b o n leur s e m b l e » (A Political enquiry into the consequences of enclosing waste Lands.
L o n d . , 1785, p. 75).
18
E d e n , l . c . Préface. - Les lois sur la clôture d e s c o m m u n a u x ne se font q u ' e n détail, de sorte 40
q u e sur l a p é t i t i o n d e certains l a n d l o r d s l a C h a m b r e des c o m m u n e s vote u n bill s a n c t i o n n a n t
la c l ô t u r e en tel endroit.

642
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

c h a q u e a n n é e , race t i m i d e , servile, à la m e r c i du b o n plaisir seigneurial, -


le vol systématique des terres c o m m u n a l e s , j o i n t au pillage des d o m a i n e s
de l'État, contribuait à enfler les grandes fermes appelées au d i x - h u i t i è m e
19 20
siècle «fermes à c a p i t a l » ou «fermes de m a r c h a n d s » , et à transformer
5 la population des c a m p a g n e s en prolétariat « disponible » p o u r l'industrie.
Cependant, le d i x - h u i t i è m e siècle ne comprit pas aussi b i e n q u e le dix-
neuvième l'identité de ces d e u x termes : richesse de la nation, pauvreté du
peuple. De là la p o l é m i q u e virulente sur l'enclos des c o m m u n e s que l'on
rencontre dans la littérature é c o n o m i q u e de cette époque. Des m a t é r i a u x
10 immenses qu'elle n o u s a laissés sur ce sujet il suffit d'extraire q u e l q u e s
passages q u i feront fortement ressortir la situation d'alors.
D a n s u n grand n o m b r e d e paroisses d e Hertfordshire, écrit u n e p l u m e
indignée, vingt-quatre fermes renfermant c h a c u n e en m o y e n n e de 50 à
21
150 acres ont été r é u n i e s en t r o i s . « D a n s le N o r t h a m p t o n s h i r e et le Lei-
15 cestershire il a été procédé en grand à la clôture des terrains c o m m u n a u x ;
et la plupart des nouvelles seigneuries issues de cette opération ont été
converties en pâturages, si b i e n q u e là où on labourait 1500 acres de terre
on n ' e n laboure plus q u e 50 . . . . Des ruines de m a i s o n s , de granges, d'éta-
bles, etc., voilà les seules traces laissées par les anciens habitants. En m a i n t
20 endroit des centaines de d e m e u r e s et de familles ont été réduites à h u i t ou
dix. D a n s la plupart des paroisses où les clôtures ne datent q u e des q u i n z e
ou vingt dernières a n n é e s , il n'y a q u ' u n petit n o m b r e de propriétaires,
comparé à celui q u i cultivait le sol alors q u e les c h a m p s étaient ouverts. Il
n'est pas rare de voir quatre ou cinq riches éleveurs de bétail usurper des
25 d o m a i n e s , naguère enclos, q u i se trouvaient auparavant entre les m a i n s de
vingt ou trente fermiers et d ' u n grand n o m b r e de petits propriétaires et de
m a n a n t s . T o u s ces derniers et leurs familles sont expulsés de leurs posses-
22
sions avec n o m b r e d'autres familles qu'ils occupaient et e n t r e t e n a i e n t . »
Ce n'est pas s e u l e m e n t les terres en friche, m a i s souvent m ê m e celles q u ' o n
30 avait cultivées, soit en c o m m u n , soit en p a y a n t u n e certaine redevance à la
c o m m u n e , q u e les propriétaires limitrophes s'annexèrent sous prétexte
d'enclosure. « J e parle ici de la clôture de terrains et de c h a m p s déjà culti-
vés. Les écrivains m ê m e s qui s o u t i e n n e n t les clôtures conviennent que,
dans ce cas, elles r é d u i s e n t la culture, font hausser le prix des subsistances
35 et a m è n e n t la dépopulation . . . . Et, lors m ê m e qu'il ne s'agit que de terres
19
Capital-farms: Two Letters on the Flour Trade and the Dearness of Com, by a P e r s o n in b u s -
iness. L o n d r e s , 1767, p. 19, 2 0 .
20
Merchant-farms: An Inquiry into the present High Prices of Provisions. L o n d , 1767, p. I l l , note.
Cet excellent écrit a p o u r a u t e u r le Rév. N a t h a n i e l Forster.
21
40 T h o m a s W r i g h t : A short address to the public on the monopoly of small farms, 1795, p. 2, 3.
22
Rév. A d d i n g t o n : Enquiry into the Reasons for or against enclosing open fields. L o n d , 1772,
p. 3 7 - 4 3 , passim.

643
Huitième section • L'accumulation primitive

incultes, l'opération telle qu'elle se pratique aujourd'hui enlève au pauvre


u n e partie de ses m o y e n s de subsistance et active le d é v e l o p p e m e n t de
23
fermes qui sont déjà trop g r a n d e s . » « Q u a n d le sol, dit le Dr Price, t o m b e
d a n s les m a i n s d ' u n petit n o m b r e de grands fermiers, les petits fermiers
(qu'il a en un autre endroit désignés c o m m e a u t a n t de petits propriétaires et 5
tenanciers vivant eux et leurs familles du produit de la tene qu'ils cultivent, des
moutons, de la volaille, des porcs, etc., qu'ils envoient paître sur les commu-
naux) - les petits fermiers seront transformés en a u t a n t de gens forcés de
gagner leur subsistance en travaillant pour autrui et d'aller acheter au mar-
ché ce qui leur est nécessaire. Il se fera plus de travail peut-être, parce qu'il 10
y aura plus de c o n t r a i n t e . . . . Les villes et les m a n u f a c t u r e s grandiront,
parce q u e l'on y chassera plus de gens en q u ê t e d'occupation. C'est en ce
sens q u e la concentration des fermes opère s p o n t a n é m e n t et qu'elle a opéré
24
depuis n o m b r e d'années dans ce r o y a u m e . En s o m m e , et c'est ainsi qu'il
r é s u m e l'effet général des enclos, la situation des classes inférieures du 15
p e u p l e a empiré sous tous les rapports : les petits propriétaires et fermiers
o n t été réduits à l'état de journaliers et de mercenaires, et en m ê m e t e m p s
25
il est devenu plus difficile de gagner sa vie d a n s cette ||321| c o n d i t i o n . »
Par le fait, l'usurpation des c o m m u n a u x et la révolution agricole d o n t elle
fut suivie se firent sentir si d u r e m e n t chez les travailleurs des campagnes, 20
q u e d'après E d e n l u i - m ê m e , de 1765 à 1780, leur salaire c o m m e n ç a à t o m -
ber au-dessous du m i n i m u m et dut être complété au m o y e n de secours of-
ficiels. « L e u r salaire ne suffisait plus, dit-il, a u x premiers besoins de la
vie. »
23
Dr.R.Price, l . c , vol. II, p. 155 [, 156]. Q u ' o n lise Forster, A d d i n g t o n , K e n t , Price et J a m e s 25
A n d e r s o n , e t q u e l'on c o m p a r e l e m i s é r a b l e b a v a r d a g e d u s y c o p h a n t e M a c C u l l o c h d a n s s o n
c a t a l o g u e : The Literature of Political Economy. L o n d , 1845.
2 4
L . c , p . 147 [, 148].
25
L . c , p. 159 [, 160]. On se rappelle les conflits de l ' a n c i e n n e R o m e . « L e s riches s ' é t a i e n t e m -
p a r é s de la plus g r a n d e partie d e s terres indivises. Les c i r c o n s t a n c e s d'alors leur i n s p i r è r e n t la 30
confiance q u ' o n ne les leur r e p r e n d r a i t p l u s , et ils s ' a p p r o p r i è r e n t les parcelles voisines appar-
t e n a n t a u x pauvres, partie e n les a c h e t a n t avec a c q u i e s c e m e n t d e ceux-ci, partie par voies d e
fait, en sorte q u ' a u lieu de c h a m p s isolés ils n ' e u r e n t plus à faire cultiver q u e de vastes d o -
m a i n e s . A la culture et à l'élevage du b é t a i l ils e m p l o y è r e n t des esclaves, p a r c e q u e les
h o m m e s libres p o u v a i e n t en cas de g u e r r e être enlevés au travail par la c o n s c r i p t i o n . La pos- 35
session d'esclaves leur était d ' a u t a n t p l u s profitable q u e ceux-ci, grâce à l ' i m m u n i t é du service
militaire, é t a i e n t à m ê m e de se m u l t i p l i e r t r a n q u i l l e m e n t , et qu'ils faisaient en effet u n e
m a s s e d ' e n f a n t s . C'est ainsi q u e les p u i s s a n t s a t t i r è r e n t à e u x t o u t e la richesse, et t o u t le pays
fourmilla d'esclaves. Les I t a l i e n s , a u c o n t r a i r e , d e v i n r e n t d e j o u r e n j o u r m o i n s n o m b r e u x , d é -
c i m é s qu'ils é t a i e n t par la p a u v r e t é , les i m p ô t s et le service militaire. Et m ê m e l o r s q u ' a r r i - 40
v a i e n t des t e m p s de p a i x ils se t r o u v a i e n t c o n d a m n é s à u n e inactivité c o m p l è t e , p a r c e q u e les
riches é t a i e n t en possession du sol et e m p l o y a i e n t à l'agriculture des esclaves au lieu
d ' h o m m e s libres.» Appien: Les Guerres civiles romaines, I, 7. Ce passage se r a p p o r t e à l ' é p o q u e
q u i p r é c è d e la loi L i c i n i e n n e . Le service militaire, q u i a t a n t accéléré la m i n e du p l é b é i e n ro-
m a i n , fut aussi le m o y e n p r i n c i p a l d o n t se servit C h a r l e m a g n e p o u r r é d u i r e à la c o n d i t i o n de 45
serfs les p a y s a n s libres d ' A l l e m a g n e .

644
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

É c o u t o n s encore un instant un apologiste des inclosures, adversaire du


docteur Price : « On aurait a b s o l u m e n t tort de conclure que le pays se dé-
peuple parce q u ' o n ne voit plus dans les c a m p a g n e s tant de gens perdre
leur temps et leur p e i n e . S'il y en a m o i n s d a n s les c h a m p s , il y en a davan-
5 tage dans les villes .... Si, après la conversion des petits paysans en j o u r n a -
liers obligés de travailler p o u r autrui, il se fait plus de travail, n'est-ce pas
là un avantage q u e la n a t i o n (dont les susdits <convertis) n a t u r e l l e m e n t ne
font pas partie) ne p e u t que désirer? ... Le produit sera plus considérable,
si l'on emploie d a n s u n e seule ferme leur travail c o m b i n é : il se formera
10 ainsi un excédant de produit p o u r les m a n u f a c t u r e s , et celles-ci, vraies
m i n e s d'or de n o t r e pays, s'accroîtront p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à la q u a n t i t é
26
de grains f o u r n i e . »
Q u a n t à la sérénité d'esprit, au stoïcisme imperturbable, avec lesquels
l'économiste envisage la profanation la plus é h o n t é e du « droit sacré de la
15 propriété» et les attentats les plus scandaleux contre les personnes, dès
qu'ils aident à établir le m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste, on en p e u t juger
par l'exemple de Sir F. M. E d e n , tory et philanthrope. Les actes de rapine,
les atrocités, les souffrances qui, depuis le dernier tiers du q u i n z i è m e siècle
j u s q u ' à la fin du d i x - h u i t i è m e , forment le cortège de l'expropriation vio-
20 lente des cultivateurs, le c o n d u i s e n t tout s i m p l e m e n t à cette conclusion ré-
confortante : « I l fallait établir u n e j u s t e proportion (due proportion) entre les
terres de labour et les terres de pacage. P e n d a n t tout le q u a t o r z i è m e siècle
et la plus grande partie du q u i n z i è m e , il y avait encore deux, trois et m ê m e
quatre acres de terre arable contre un acre de pacage. Vers le m i l i e u du sei-
25 z i è m e siècle, cette proportion vint à c h a n g e r : il y eut d'abord trois acres de
pacage sur d e u x de sol cultivé, puis d e u x de celui-là sur un seul de celui-ci,
j u s q u ' à ce q u ' o n arrivât enfin à la j u s t e proportion de trois acres de terres
de pacage sur un seul acre arable. »
Au dix-neuvième siècle, on a perdu j u s q u ' a u souvenir du lien i n t i m e q u i
30 rattachait le cultivateur au sol c o m m u n a l . Le peuple des campagnes a-t-il,
par exemple, j a m a i s o b t e n u un liard d ' i n d e m n i t é pour les 3 5 1 1 7 7 0 acres
q u ' o n lui a arrachés de 1801 à 1831, et q u e les landlords se sont d o n n é s les
u n s aux autres par des bills de clôture?
Le dernier procédé d ' u n e portée historique q u ' o n emploie p o u r expro-
35 prier les cultivateurs s'appelle clearing of estates, littéralement: «éclaircisse-
m e n t de biens fonds». En français on dit: «éclaircir u n e forêt», m a i s

26
An Inquiry into the Connection between the present Prices of Provisions, e t c , p. 124, [125, 128,]
129. U n écrivain c o n t e m p o r a i n c o n s t a t e les m ê m e s faits, m a i s avec u n e t e n d a n c e o p p o s é e :
« D e s travailleurs sont chassés de leurs cottages et forcés d'aller c h e r c h e r de l ' e m p l o i d a n s les
40 villes, m a i s alors o n o b t i e n t u n plus fort p r o d u i t n e t e t p a r cela m ê m e l e c a p i t a l est a u g -
e
m e n t é . » The Perils of the Nation. 2 éd. L o n d , 1 8 4 3 , p. XIV.

645
Huitième section • L'accumulation primitive

«éclaircir des biens fonds», dans le sens anglais, ne signifie pas u n e opéra-
tion t e c h n i q u e d ' a g r o n o m i e ; c'est l'ensemble des actes de violence au
m o y e n desquels on se débarrasse et des cultivateurs et de leurs d e m e u r e s ,
q u a n d elles se trouvent sur des biens fonds destinés à passer au régime de
la g r a n d e culture ou à l'état de pâturage. C'est b i e n à cela q u e toutes les 5
m é t h o d e s d'expropriation considérées j u s q u ' i c i o n t a b o u t i en dernier lieu,
et m a i n t e n a n t en Angleterre, là où il n ' y a plus de paysans à supprimer, on
fait raser, c o m m e n o u s l'avons vu plus haut, j u s q u ' a u x cottages des salariés
agricoles d o n t la présence déparerait le sol qu'ils cultivent. M a i s le « clear-
ing of estates », q u e n o u s allons aborder, a p o u r théâtre propre la contrée de 10
prédilection des romanciers m o d e r n e s , les H i g h l a n d s d'Ecosse.
Là l'opération se distingue par son caractère systématique, par la gran-
d e u r de l'échelle sur laquelle elle s'exécute - en I r l a n d e souvent un land-
lord fit raser plusieurs villages d ' u n seul c o u p ; m a i s dans la h a u t e Ecosse il
s'agit de superficies aussi é t e n d u e s q u e plus d ' u n e principauté aile- 15
m a n d e , - et par la forme particulière de la propriété escamotée.
Le peuple des H i g h l a n d s se composait de clans d o n t c h a c u n possédait
en propre le sol sur lequel il s'était établi. Le r e p r é s e n t a n t du clan, son chef
ou « g r a n d h o m m e » , n ' é t a i t q u e le propriétaire titulaire de ce sol, de m ê m e
q u e la reine d'Angleterre est propriétaire titulaire du sol n a t i o n a l . Lorsque 20
le gouvernement anglais parvint à supprimer définitivement les guerres in-
testines de ces grands h o m m e s et leurs incursions continuelles d a n s les
plaines limitrophes de la basse Ecosse, ils n ' a b a n d o n n è r e n t p o i n t leur an-
cien m é t i e r de b r i g a n d ; ils n ' e n changèrent q u e la forme. De leur propre
autorité ils convertirent leur droit de propriété titulaire en droit de pro- 25
priété privée, et, ayant trouvé q u e les gens du clan d o n t ils n ' a v a i e n t plus à
répandre le sang ||322| faisaient obstacle à leurs projets d'enrichissement,
ils résolurent de les chasser de vive force. « U n roi d'Angleterre eût pu t o u t
aussi bien prétendre avoir le droit de chasser ses sujets d a n s la m e r » , dit le
27
professeur N e w m a n . 30
On p e u t suivre les premières phases de cette révolution, q u i c o m m e n c e
après la dernière levée de boucliers du p r é t e n d a n t , dans les ouvrages de
28
J a m e s A n d e r s o n et de J a m e s Steuart. Celui-ci n o u s informe q u ' à son épo-
q u e , au dernier tiers du dix-huitième siècle, la h a u t e Ecosse présentait en-
core en raccourci un tableau de l'Europe d'il y a quatre cents ans. « L a 35
rente (il appelle ainsi à tort le tribut payé au chef de clan) de ces terres est
très-petite par rapport à leur é t e n d u e , m a i s , si vous la considérez relative-
m e n t au n o m b r e des b o u c h e s q u e nourrit la ferme, vous trouverez q u ' u n e
2 7
F . W . N e w m a n , l . c , p . 132.
28
J a m e s A n d e r s o n : Observations on the means of exciting a spirit of National Industry, etc. E d i n - 40
b u r g h , 1777.

646
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

terre dans les m o n t a g n e s d'Ecosse n o u r r i t peut-être dix fois plus de m o n d e


q u ' u n e terre de m ê m e valeur d a n s u n e province fertile. Il en est de cer-
taines terres c o m m e de certains couvents de m o i n e s m e n d i a n t s : plus il y a
29
de bouches à nourrir, m i e u x ils v i v e n t . »
5 Lorsque l'on c o m m e n ç a , au dernier tiers du dix-huitième siècle, à chas-
ser les Gaels, on leur interdit en m ê m e temps l'émigration à l'étranger, afin
30
de les forcer ainsi d'affluer à Glasgow et autres villes m a n u f a c t u r i è r e s .
D a n s ses Observations sur la richesse des Nations^ d ' A d a m Smith, p u -
bliées en 1814, David B u c h a n a n n o u s d o n n e u n e idée des progrès faits par
10 le «clearing of estâtes». « D a n s les H i g h l a n d s », dit-il, «le propriétaire fon-
cier, sans égards p o u r les tenanciers héréditaires (il applique e r r o n é m e n t ce
m o t aux gens du clan qui en possédaient conjointement le sol), offre la
terre au plus fort enchérisseur, lequel, s'il est améliorateur (improver), n ' a
rien de plus pressé q u e d'introduire un système n o u v e a u . Le sol, p a r s e m é
15 a n t é r i e u r e m e n t de petits paysans, était très-peuplé par rapport à son r e n d e -
m e n t . Le n o u v e a u système de culture perfectionnée et de rentes grossis-
santes fait obtenir le plus grand p r o d u i t n e t avec le m o i n s de frais possible,
et dans ce b u t on se débarrasse des colons devenus désormais inutiles. R e -
jetés ainsi du sol natal, ceux-ci vont chercher leur subsistance d a n s les
31
20 villes manufacturières, e t c . . »
George Ensor dit d a n s un livre publié en 1818 : « L e s grands d'Ecosse o n t
exproprié des familles c o m m e ils feraient sarcler de mauvaises herbes ; ils
ont traité des villages et leurs h a b i t a n t s c o m m e les I n d i e n s ivres de ven-
geance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un h o m m e est v e n d u
25 pour u n e toison d e brebis, p o u r u n gigot d e m o u t o n e t p o u r m o i n s en-
core .... Lors de l'invasion de la C h i n e septentrionale, le grand conseil des
Mongols discuta s'il ne fallait pas extirper du pays tous les h a b i t a n t s et le
convertir en un vaste pâturage. N o m b r e de landlords écossais o n t m i s ce
dessein à exécution d a n s leur propre pays, contre leurs propres compa-
32
30 triotes . »
Mais à tout seigneur t o u t h o n n e u r . L'initiative la plus m o n g o l i q u e re-
vient à la duchesse de Sutherland. Cette f e m m e , dressée de b o n n e m a i n ,
avait à peine pris les rênes de l ' a d m i n i s t r a t i o n qu'elle résolut d'avoir re-
cours aux grands m o y e n s et de convertir en pâturage t o u t le comté, d o n t la
35 population, grâce à des expériences analogues, m a i s faites sur u n e plus p e -
tite échelle, se trouvait déjà r é d u i t e au chiffre de q u i n z e mille. De 1811 à
2 9
L . c , t.I, ch.XVI.
30
E n 1860, des gens v i o l e m m e n t expropriés furent t r a n s p o r t é s a u C a n a d a sous d e fausses p r o -
m e s s e s . Q u e l q u e s - u n s s'enfuirent d a n s les m o n t a g n e s e t d a n s les îles voisines. P o u r s u i v i s p a r
40 des agents de police, ils en v i n r e n t a u x m a i n s avec e u x et finirent p a r leur é c h a p p e r .
31
David B u c h a n a n : Observations on, e t c , A. Smith's Wealth of Nations, É d i m b , 1814.
32
G e o r g e E n s o r : An Inquiry into the Population of Nations. L o n d , 1818, p. 2 1 5 , 216.

647
Huitième section · L'accumulation primitive

1820, ces q u i n z e mille individus, formant environ trois mille familles, fu-
r e n t s y s t é m a t i q u e m e n t expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés,
leurs c h a m p s convertis en pâturages. Des soldats anglais, c o m m a n d é s p o u r
prêter main-forte, en vinrent a u x prises avec les indigènes. U n e vieille
f e m m e qui refusait d ' a b a n d o n n e r sa h u t t e périt d a n s les flammes. C'est 5
ainsi q u e la noble d a m e accapara 794 000 acres de terres q u i a p p a r t e n a i e n t
au clan de t e m p s i m m é m o r i a l .
U n e partie des dépossédés fut a b s o l u m e n t chassée ; à l'autre on assigna
environ 6000 acres sur le bord de la mer, terres jusque-là incultes et
n ' a y a n t j a m a i s rapporté un denier. M a d a m e la duchesse poussa la g r a n d e u r 10
d ' â m e j u s q u ' à les affermer, à u n e rente m o y e n n e de 2 sh. 6 d. par acre, aux
m e m b r e s du clan qui avait depuis des siècles versé son sang au service des
Sutherland. Le terrain ainsi conquis, elle le partagea en vingt-neuf grosses
fermes à m o u t o n s , établissant sur c h a c u n e u n e seule famille composée
presque toujours de valets de ferme anglais. En 1825, les q u i n z e mille pros- 15
crits avaient déjà fait place à 1 3 1 0 0 0 m o u t o n s . C e u x q u ' o n avait jetés sur
le rivage de la m e r s'adonnèrent à la pêche et devinrent, d'après l'expres-
sion d ' u n écrivain anglais, de vrais a m p h i b i e s , vivant à d e m i sur terre, à
33
d e m i sur eau, mais, avec t o u t cela, ne vivant q u ' à m o i t i é .
M a i s il était écrit que les brayes Gaëls auraient à expier plus sévèrement 20
e n c o r e leur idolâtrie r o m a n t i q u e et m o n t a g n a r d e p o u r les « g r a n d s h o m m e s
de c l a n » . L ' o d e u r de leur poisson vint chatouiller les narines de ces grands
h o m m e s , qui y flairèrent des profits à réaliser, et ne tardèrent pas à affer-
m e r le rivage aux gros mareyeurs de Londres. Les Gaëls furent u n e seconde
34
fois c h a s s é s . | 25
|323| Enfin u n e dernière m é t a m o r p h o s e s'accomplit. U n e portion des
terres converties en pâturages va être reconvertie en réserves de chasse.
On sait q u e l'Angleterre n ' a plus de forêts sérieuses. Le gibier élevé dans
les parcs des grands n'est q u ' u n e sorte de bétail d o m e s t i q u e et constitution-
nel, gras c o m m e les a l d e r m e n de Londres. L'Ecosse est d o n c forcément le 30
d e r n i e r asile de la noble passion de la chasse.
33
L o r s q u e M m e Beecher-Stowe, l ' a u t e u r de la Case de l'Oncle Tom, fut r e ç u e à L o n d r e s avec
u n e véritable m a g n i f i c e n c e p a r l'actuelle d u c h e s s e d e S u t h e r l a n d , h e u r e u s e d e cette o c c a s i o n
d ' e x h a l e r sa h a i n e c o n t r e la r é p u b l i q u e a m é r i c a i n e et d ' é t a l e r s o n a m o u r p o u r les esclaves
n o i r s , a m o u r qu'elle savait p r u d e m m e n t s u s p e n d r e plus tard, au t e m p s de la guerre du Sud, 35
q u a n d t o u t c œ u r de n o b l e b a t t a i t en A n g l e t e r r e p o u r les esclavagistes, - je pris la liberté de
r a c o n t e r d a n s le New-York Tribune l'histoire d e s esclaves s u t h e r l a n d a i s . C e t t e e s q u i s s e (Carey
l'a p a r t i e l l e m e n t r e p r o d u i t e d a n s son Slave Trade, P h i l a d e l p h i a , 1853, p. 2 0 2 , 203) fut r é i m p r i -
m é e p a r u n j o u r n a l écossais. D e l à u n e p o l é m i q u e agréable e n t r e celui-ci e t les s y c o p h a n t e s
des Sutherland. 40
34
O n trouve des détails i n t é r e s s a n t s sur c e c o m m e r c e d e p o i s s o n s d a n s l e Portfolio d e M . D a -
vid U r q u h a r t , New Series. - N a s s a u W. Senior, d a n s s o n o u v r a g e p o s t h u m e déjà cité, signale
l ' e x é c u t i o n d e s G a ë l s d a n s l e S u t h e r l a n d s h i r e c o m m e u n des « c l e a r i n g s » les p l u s b i e n f a i s a n t s
q u e l'on ait v u d e m é m o i r e d ' h o m m e .

648
Chapitre XXVII • L'expropriation de la population campagnarde

« D a n s les H i g h l a n d s » , · d i t R o b e r t Somers, « o n a b e a u c o u p é t e n d u les


35
forêts réservées a u x fauves (deer forests) . Ici, du côté de Gaick, vous avez
la nouvelle forêt de Glenfeshie, et là, de l'autre côté, la nouvelle forêt
d'Ardverikie. Sur la m ê m e ligne, vous rencontrez le Black M o u n t , im-
5 men§e désert de création nouvelle. De l'est à l'ouest, depuis les environs
d'Aberdeen j u s q u ' a u x rochers d ' O b a n , il y a m a i n t e n a n t u n e l o n g u e file de
forêts, tandis q u e d a n s d'autres parties des H i g h l a n d s se trouvent les forêts
nouvelles de L o c h Ar'chaig, de Glengarry, de G l e n m o r i s t o n , e t c . . . . La
conversion de leurs c h a m p s en pâturages a chassé les Gaels vers des terres
10 m o i n s fertiles; m a i n t e n a n t q u e le gibier fauve c o m m e n c e à r e m p l a c e r le
m o u t o n , leur misère devient plus écrasante. Ce genre de forêts improvisées
et le peuple ne p e u v e n t p o i n t exister côte à côte ; il faut q u e l'un des d e u x
cède la place à l'autre. Q u ' o n laisse croître le chiffre et l ' é t e n d u e des ré-
serves de chasse d a n s le p r o c h a i n quart de siècle c o m m e cela s'est fait d a n s
15 le dernier, et l'on ne trouvera plus un seul G a ë l sur sa terre natale. D ' u n
côté cette dévastation artificielle des H i g h l a n d s est u n e affaire de m o d e q u i
flatte l'orgueil aristocratique des landlords et leur passion pour la chasse,
m a i s de l'autre, ils se livrent au c o m m e r c e du gibier d a n s un but exclusive-
m e n t mercantile. Il n'y a pas de d o u t e q u e souvent un espace de pays m o n -
20 t a g n e u x rapporte b i e n m o i n s c o m m e pacage q u e c o m m e réserve de chasse.
L ' a m a t e u r à la recherche d ' u n e chasse ne met, en général, d'autre limite à
3 6
ses offres q u e la l o n g u e u r de sa b o u r s e . . . . Les H i g h l a n d s ont subi des
souffrances tout aussi cruelles q u e celles d o n t la politique des rois nor-
m a n d s a frappé l'Angleterre. Les bêtes fauves o n t eu le c h a m p de plus en
25 plus libre, tandis q u e les h o m m e s o n t été refoulés dans un cercle de plus en
plus é t r o i t . . . . Le peuple s'est vu ravir toutes ses libertés l ' u n e après
l ' a u t r e . . . . A u x yeux des landlords, c'est un principe fixe, u n e nécessité
a g r o n o m i q u e que de purger le sol de ses indigènes c o m m e l'on extirpe ar-
bres et broussailles dans les contrées sauvages de l ' A m é r i q u e ou de l'Aus-
37
30 tralie, et l'opération va son train t o u t t r a n q u i l l e m e n t et r é g u l i è r e m e n t . »
Le livre de M. R o b e r t Somers, d o n t n o u s venons de citer quelques ex-
traits, parut d'abord dans les colonnes du Times sous forme de lettres sur la
famine que les Gaëls, s u c c o m b a n t devant la c o n c u r r e n c e du gibier, e u r e n t
à subir en 1847. De savants économistes anglais en tirèrent la sage conclu-

35
35 II faut r e m a r q u e r q u e les « d e e r forests » de la h a u t e E c o s s e ne c o n t i e n n e n t p a s d'arbres.
A p r è s avoir éloigné les m o u t o n s d e s m o n t a g n e s , on y p o u s s e les d a i m s et les cerfs, et l ' o n
n o m m e cela u n e « d e e r forest». A i n s i pas m ê m e d e c u l t u r e forestière!
36
E t l a b o u r s e d e l ' a m a t e u r anglais est l o n g u e ! C e n e s o n t pas s e u l e m e n t des m e m b r e s d e
l'aristocratie q u i l o u e n t ces chasses, m a i s l e p r e m i e r p a r v e n u e n r i c h i s e croit u n M ' C a l l u m
40 M o r e lorsqu'il p e u t vous d o n n e r à e n t e n d r e q u ' i l a son « l o d g e » d a n s les h i g h l a n d s .
37
R o b e r t S o m e r s : Letters from the Highlands, or the Famine of 1847. L o n d , 1848, p. 1 2 - 2 8 , pas-
sim.

649

Î3a.
Huitième section · L'accumulation primitive

sion qu'il y avait trop de Gaëls, ce qui faisait qu'ils ne pouvaient qu'exercer
u n e « p r e s s i o n » m a l s a i n e sur leurs m o y e n s de subsistance.
Vingt ans après cet état de choses avait b i e n empiré, c o m m e le constate
e n t r e autres le professeur L e o n e Levi dans un discours p r o n o n c é en avril
1866 devant la Société des Arts. « D é p e u p l e r le pays», dit-il, « e t convertir 5
les terres arables en pacages, c'était en premier lieu le m o y e n le plus c o m -
m o d e d'avoir des revenus sans avoir de frais . . . . Bientôt la substitution des
deer forests a u x pacages devint un é v é n e m e n t ordinaire d a n s les Highlands.
Le d a i m en chassa le m o u t o n c o m m e le m o u t o n en avait jadis chassé
l ' h o m m e . En p a r t a n t des d o m a i n e s du c o m t e de D a l h o u s i e dans le Forfar- 10
shire, on p e u t m o n t e r j u s q u ' a u J o h n O'Groats sans j a m a i s quitter les pré-
t e n d u e s forêts. Le renard, le chat sauvage, la martre, le putois, la fouine, la
belette et le lièvre des Alpes, s'y sont naturalisés il y a longtemps ; le lapin
ordinaire, l'écureuil et le rat, en ont r é c e m m e n t trouvé le c h e m i n .
D ' é n o r m e s districts, qui figuraient d a n s la statistique de l'Ecosse c o m m e 15
des prairies d ' u n e fertilité et d ' u n e é t e n d u e exceptionnelles, sont m a i n t e -
n a n t r i g o u r e u s e m e n t exclus de toute sorte de culture et d'amélioration, et
consacrés aux plaisirs d ' u n e poignée de chasseurs, et cela ne dure q u e quel-
ques m o i s de l ' a n n é e . »
Vers la fin de m a i 1866, u n e feuille écossaise rappelait le fait suivant 20
d a n s ses nouvelles du j o u r : « U n e des meilleures fermes à m o u t o n s du
Sutherlandshire, p o u r laquelle, à l'expiration du bail courant, on avait t o u t
r é c e m m e n t offert u n e rente de d o u z e cent mille /. st., va être convertie en
deer forest.» V Economist de Londres, du 2 j u i n 1866, écrit à cette o c c a s i o n :
« L e s instincts féodaux se d o n n e n t libre carrière a u j o u r d ' h u i c o m m e au 25
t e m p s où le c o n q u é r a n t n o r m a n d détruisait trente-six villages p o u r créer la
Forêt Nouvelle (New Forest).... D e u x millions d'acres, c o m p r e n a n t les
terres les plus fertiles de l'Ecosse, sont t o u t à fait dévastés. Le fourrage n a -
turel de G l e n Tilt passait p o u r un des plus succulents du c o m t é de Perth ;
la deer forest de Ben A u l d e r était la meilleure prairie naturelle d a n s les 30
vastes touffes de B a d e n o c h ; u n e partie de la forêt de Black M o u n t était le
meilleur pâturage d'Ecosse pour les m o u t o n s à face noire. Le sol ainsi sa-
crifié au plaisir de la chasse s'étend sur u n e superficie plus grande q u e le
c o m t é de Perth de b e a u c o u p . La perte en sources de production, que cette
dévastation artificielle a causée au pays, p e u t s'apprécier par le fait q u e le 35
sol de la forêt de Ben Aulder, capable de nourrir q u i n z e mille m o u t o n s , ne
forme q u e le % du ||324| territoire de chasse écossais. T o u t ce terrain est
0

d e v e n u i m p r o d u c t i f . . . . On l'aurait pu t o u t aussi b i e n engloutir au fond de


la m e r du N o r d . Il faut que le bras de la loi intervienne p o u r d o n n e r le
c o u p de grâce à ces solitudes, à ces déserts improvisés.» Toutefois, ce 40
m ê m e Economist de Londres publie aussi des plaidoyers en faveur de cette

650
Chapitre XXVIII · Législation sanguinaire contre les expropriés

fabrication de déserts. On y prouve, à l'aide de calculs rigoureux, q u e le re-


venu net des landlords s'en est accru, et, partant, la richesse n a t i o n a l e des
38
Highlands .
La spoliation des b i e n s d'église, l'aliénation frauduleuse des d o m a i n e s
5 de l'État, le pillage des terrains c o m m u n a u x , la transformation usurpatrice
et terroriste de la propriété féodale ou m ê m e patriarcale en propriété m o -
derne privée, la guerre a u x c h a u m i è r e s , voilà les procédés idylliques de
l'accumulation primitive. Ils ont c o n q u i s la terre à l'agriculture capitaliste,
incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles
10 d ' u n prolétariat sans feu ni lieu. |

|325| CHAPITRE XXVIII

Législation sanguinaire
contre les expropriés à partir de la fin
du quinzième siècle - Lois sur les salaires

15 La création du prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands seigneurs


féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées - al-
38
E n A l l e m a g n e , c'est s u r t o u t après l a guerre d e T r e n t e A n s q u e les p r o p r i é t a i r e s n o b l e s s e
m i r e n t à exproprier leurs p a y s a n s de vive force. Ce p r o c é d é , qui p r o v o q u a plus d ' u n e révolte
(dont u n e des d e r n i è r e s é c l a t a e n c o r e en 1790 d a n s la Saxe Électorale), infestait p r i n c i p a l e -
20 m e n t l ' A l l e m a g n e o r i e n t a l e . D a n s l a p l u p a r t des p r o v i n c e s d e l a P r u s s e p r o p r e m e n t dite, F r é -
déric II fut le p r e m i e r à p r o t é g e r les p a y s a n s c o n t r e ces entreprises. A p r è s la c o n q u ê t e de la Si-
lésie, il força les p r o p r i é t a i r e s fonciers à rétablir les h u t t e s , les granges, q u ' i l s a v a i e n t
d é m o l i e s , et à fournir a u x p a y s a n s le b é t a i l et l'outillage agricole. Il avait b e s o i n de soldats
p o u r son a r m é e , e t d e c o n t r i b u a b l e s p o u r s o n trésor. D u reste, i l n e faut pas s ' i m a g i n e r q u e les
25 p a y s a n s m e n a s s e n t u n e vie agréable sous son r é g i m e , m é l a n g e d e d e s p o t i s m e m i l i t a i r e , d e b u -
r e a u c r a t i e , d e f é o d a l i s m e e t d ' e x a c t i o n financière. Q u ' o n lise, par e x e m p l e , l e p a s s a g e s u i v a n t ,
e m p r u n t é à son a d m i r a t e u r , le g r a n d M i r a b e a u : « L e lin, dit-il, fait d o n c u n e des g r a n d e s ri-
chesses d u cultivateur d a n s l e n o r d d e l ' A l l e m a g n e . M a l h e u r e u s e m e n t p o u r l'espèce h u m a i n e ,
c e n ' e s t q u ' u n e r e s s o u r c e c o n t r e l a m i s è r e , e t n o n u n m o y e n d e b i e n - ê t r e . Les i m p ô t s directs,
30 les corvées, les servitudes de t o u t g e n r e , é c r a s e n t le c u l t i v a t e u r a l l e m a n d , q u i p a y e e n c o r e des
i m p ô t s i n d i r e c t s d a n s t o u t c e q u ' i l a c h è t e . . . . et, p o u r c o m b l e d e m i n e , i l n ' o s e p a s v e n d r e ses
p r o d u c t i o n s où et c o m m e il v e u t ; il n ' o s e p a s a c h e t e r ce d o n t il a b e s o i n a u x m a r c h a n d s q u i
p o u r r a i e n t le lui livrer au m e i l l e u r prix. T o u t e s ces c a u s e s le m i n e n t i n s e n s i b l e m e n t , et il se
trouverait h o r s d'état de payer les i m p ô t s directs à l ' é c h é a n c e s a n s la fîlerie ; elle l u i offre u n e
35 ressource en o c c u p a n t u t i l e m e n t sa f e m m e , ses enfants, ses servantes, ses valets, et l u i - m ê m e :
m a i s quelle p é n i b l e vie m ê m e a i d é e de ce secours !
En été, il se c o u c h e à n e u f h e u r e s et se lève à d e u x p o u r suffire a u x t r a v a u x ; en hiver, il d e -
vrait réparer ses forces par un p l u s g r a n d repos, m a i s il m a n q u e r a de grains p o u r le p a i n et les
semailles, s'il se défait des d e n r é e s q u ' i l faudrait v e n d r e p o u r p a y e r les i m p ô t s . Il faut d o n c fi-
40 1er p o u r suppléer à ce vide . . . . il y faut a p p o r t e r la p l u s g r a n d e a s s i d u i t é . A u s s i le p a y s a n se
couche-t-il en hiver à m i n u i t , u n e h e u r e , et se lève à c i n q ou six; ou b i e n il se c o u c h e à n e u f
et se lève à d e u x , et cela t o u s les j o u r s de sa vie, si ce n ' e s t le d i m a n c h e . Cet excès de veille et
d e travail u s e l a n a t u r e h u m a i n e , e t d e l à v i e n t q u e h o m m e s e t f e m m e s vieillissent b e a u c o u p
p l u s t ô t d a n s les c a m p a g n e s q u e d a n s les villes.» ( M i r a b e a u , 1. c, t. I l l , p. 212 et suiv.)

651
Huitième section · L'accumulation primitive

lait nécessairement plus vite q u e son absorption par les m a n u f a c t u r e s nais-


santes. D'autre part, ces h o m m e s b r u s q u e m e n t arrachés à leurs conditions
de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi s u b i t e m e n t à la discipline du
nouvel ordre social. Il en sortit d o n c u n e m a s s e de m e n d i a n t s , de voleurs,
de vagabonds. De là vers la fin du q u i n z i è m e siècle et p e n d a n t tout le sei- 5
z i è m e , dans l'ouest de l'Europe, u n e législation sanguinaire contre le vaga-
b o n d a g e . Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été
réduits à l'état de vagabonds et de pauvres. La législation les traita en cri-
m i n e l s volontaires; elle supposa qu'il d é p e n d a i t de leur libre arbitre de
c o n t i n u e r à travailler c o m m e par le passé et c o m m e s'il n'était survenu 10
a u c u n c h a n g e m e n t d a n s leur condition.
En Angleterre, cette législation c o m m e n c e sous le règne de H e n r i VIL
Henri VIII, 1530 : Les m e n d i a n t s âgés et incapables de travail o b t i e n n e n t
des licences pour d e m a n d e r la charité. Les vagabonds robustes sont
c o n d a m n é s au fouet et à l ' e m p r i s o n n e m e n t . Attachés derrière u n e char- 15
rette, ils doivent subir la fustigation j u s q u ' à ce q u e le sang ruisselle de leur
corps ; puis ils ont à s'engager par serment à retourner, soit au lieu de leur
n a i s s a n c e , soit à l'endroit qu'ils ont habité dans les trois dernières a n n é e s ,
et à « s e remettre au travail» (to put himself to labour). Cruelle i r o n i e ! Ce
m ê m e statut fut encore trouvé trop d o u x d a n s la vingt-septième a n n é e du 20
règne d ' H e n r i VIII. Le P a r l e m e n t aggrava les peines par des clauses addi-
tionnelles. En cas de première récidive, le vagabond doit être fouetté de
n o u v e a u et avoir la moitié de l'oreille c o u p é e ; à la d e u x i è m e récidive il de-
vra être traité en félon et exécuté c o m m e e n n e m i de l'État.
D a n s son Utopie, le chancelier T h o m a s M o r u s dépeint vivement la situa- 25
t i o n des m a l h e u r e u x qu'atteignaient ces lois atroces. « A i n s i il arrive», dit-
il, « q u ' u n glouton avide et insatiable, un vrai fléau p o u r son pays natal,
p e u t s'emparer de milliers d'arpents de terre en les e n t o u r a n t de p i e u x ou
de haies, ou en t o u r m e n t a n t leurs propriétaires par des injustices q u i les
contraignent à tout vendre. De façon ou d'autre, de gré ou de force, il faut 30
qu'ils déguerpissent tous, pauvres gens, coeurs simples, h o m m e s , femmes,
époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et t o u t leur avoir;
p e u de ressources, m a i s b e a u c o u p de têtes, car l'agriculture a besoin de
b e a u c o u p de bras. Il faut, dis-je, qu'ils traînent leurs pas loin de leurs an-
ciens foyers, sans trouver un lieu de repos. D a n s d'autres circonstances, la 35
vente de leur mobilier et de leurs ustensiles d o m e s t i q u e s eût pu les aider, si
peu qu'ils valent; mais, jetés s u b i t e m e n t dans le vide, ils sont forcés de les
d o n n e r pour u n e bagatelle. Et, q u a n d ils ont erré çà et là et m a n g é j u s q u ' a u
dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose q u e de voler, et alors, m o n
D i e u ! d'être p e n d u s avec toutes les formes légales, ou d'aller m e n d i e r ? Et 40
alors encore on les jette en prison c o m m e des vagabonds, parce qu'ils m è -

652
Chapitre XXVIII • Législation sanguinaire contre les expropriés ...

n e n t u n e vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au m o n d e


ne veut d o n n e r de travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir p o u r t o u t
genre de besogne. » De ces m a l h e u r e u x fugitifs, d o n t T h o m a s M o r u s , leur
c o n t e m p o r a i n , dit q u ' o n les força à vagabonder et à voler, ||326| « s o i x a n t e -
39
5 d o u z e mille furent exécutés sous le règne de H e n r i V T I I » .
Edouard VI: Un statut de la première a n n é e de son règne (1547) o r d o n n e
que tout individu réfractaire au travail sera adjugé p o u r esclave à la per-
s o n n e qui l'aura d é n o n c é c o m m e t r u a n d . (Ainsi, pour avoir à son profit le
travail d ' u n pauvre diable, on n'avait q u ' à le d é n o n c e r c o m m e réfractaire
10 au travail.)
Le maître doit nourrir cet esclave au p a i n et à l'eau, et lui d o n n e r de
t e m p s en t e m p s q u e l q u e boisson faible et les restes de viande q u ' i l jugera
convenable. Il a le droit de l'astreindre a u x besognes les plus dégoûtantes à
l'aide du fouet et de la chaîne. Si l'esclave s'absente u n e q u i n z a i n e de
15 jours, il est c o n d a m n é à l'esclavage à perpétuité et sera m a r q u é au fer rouge
de la lettre S sur la j o u e et le front; s'il a fui p o u r la troisième fois, il sera
exécuté c o m m e félon. Le maître p e u t le vendre, le léguer par testament, le
louer à autrui à l'instar de t o u t autre b i e n m e u b l e ou du bétail. Si les es-
claves m a c h i n e n t q u e l q u e chose contre les maîtres, ils doivent être p u n i s
20 de mort. Les juges de paix ayant reçu information sont t e n u s à suivre les
m a u v a i s g a r n e m e n t s à la piste. Q u a n d on attrape un de ces va-nu-pieds, il
faut le m a r q u e r au fer rouge du signe V sur la poitrine et le r a m e n e r à son
lieu de naissance où, chargé de fers, il a u r a à travailler sur les places publi-
ques. Si le vagabond a i n d i q u é un faux lieu de naissance, il doit devenir,
25 p o u r punition, l'esclave à vie de ce lieu, de ses h a b i t a n t s ou de sa corpora-
tion ; on le m a r q u e r a d ' u n e S. Le p r e m i e r venu a le droit de s'emparer des
enfants des vagabonds et de les retenir c o m m e apprentis, les garçons
j u s q u ' à vingt-quatre ans, les filles j u s q u ' à vingt. S'ils p r e n n e n t la fuite, ils
d e v i e n n e n t j u s q u ' à cet âge les esclaves des patrons, q u i ont le droit de les
30 m e t t r e aux fers, de leur faire subir le fouet, etc., à volonté. C h a q u e maître
p e u t passer un a n n e a u de fer a u t o u r du cou, des bras ou des j a m b e s de son
40
esclave, afin de m i e u x le reconnaître et d'être plus sûr de l u i . La dernière
partie de ce statut prévoit le cas où certains pauvres seraient occupés par
des gens ou des localités qui veuillent b i e n leur d o n n e r à boire et à m a n g e r
35 et les m e t t r e au travail. Ce genre d'esclaves de paroisse s'est conservé en
Angleterre j u s q u ' a u m i l i e u du dix-neuvième siècle sous le n o m de r o u n d s -
m e n ( h o m m e s qui font les rondes).
39
H o l i n s h e d : Description of England, vol. I, p. 186.
4 0
« S o u s le r è g n e d'Edouard V I » , r e m a r q u e u n c h a m p i o n des capitalistes, l ' a u t e u r de Y Essay
40 on Trade, e t c , 1770, « l e s A n g l a i s s e m b l e n t avoir pris à c œ u r l ' e n c o u r a g e m e n t des m a n u f a c -
tures e t l ' o c c u p a t i o n des p a u v r e s , c o m m e l e p r o u v e u n s t a t u t r e m a r q u a b l e o ù i l est dit q u e
t o u s les v a g a b o n d s d o i v e n t être m a r q u é s a u fer r o u g e , e t c . » ( l . c , p . 5).

653
Huitième section · L'accumuiation primitive

Elisabeth, 1572: Les m e n d i a n t s sans permis et âgés de plus de quatorze


ans devront être sévèrement fouettés et m a r q u é s au fer rouge à l'oreille
droite, si personne ne veut les prendre en service pendant un an. En cas de réci-
dive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés, si personne ne
veut les employer pendant deux années. M a i s , pris u n e troisième fois, ils doi- 5
vent être mis à m o r t sans miséricorde c o m m e félons. On trouve d'autres
statuts s e m b l a b l e s : 18 Elisabeth, c h . 3 , et en 1597. Sous le règne aussi m a -
ternel q u e virginal de « Q u e e n Bess», on p e n d i t les vagabonds par fournées,
rangés en longues files. Il ne se passait pas d ' a n n é e qu'il n'y en eût trois ou
q u a t r e cents d'accrochés à la potence d a n s un endroit ou d a n s l'autre, dit 10
Strype d a n s ses A n n a l e s ; d'après lui, le Somersetshire seul en c o m p t a en
u n e a n n é e q u a r a n t e d'exécutés, trente-cinq de m a r q u é s au fer rouge,
trente-sept de fouettés et cent quatre-vingt-trois - « v a u r i e n s incorrigi-
bles» - de relâchés. C e p e n d a n t , ajoute ce philanthrope, « c e grand n o m b r e
d'accusés ne c o m p r e n d pas le c i n q u i è m e des crimes c o m m i s , grâce à la 15
n o n c h a l a n c e des juges de paix et à la sotte compassion du peuple ... D a n s
les autres comtés de l'Angleterre, la situation n ' é t a i t pas meilleure, et, dans
41
plusieurs, elle était p i r e . »
er
Jacques I : T o u s les individus q u i courent le pays et vont m e n d i e r sont
déclarés vagabonds, gens sans aveu. Les juges de paix (tous, b i e n e n t e n d u , 20
propriétaires fonciers, manufacturiers, pasteurs, etc., investis de la juridic-
tion criminelle), à leurs sessions ordinaires, sont autorisés à les faire fouet-
ter p u b l i q u e m e n t et à leur infliger six m o i s de prison à la première récidive
et d e u x ans à la seconde. P e n d a n t t o u t e la durée de l ' e m p r i s o n n e m e n t ils
p e u v e n t être fouettés aussi souvent et aussi fort q u e les juges de paix le 25
trouveront à propros .... Les coureurs de pays rétifs et d a n g e r e u x doivent
être m a r q u é s d ' u n e R sur l'épaule gauche, et, si on les reprend à m e n d i e r ,
exécutés sans miséricorde et privés de l'assistance du prêtre. Ces statuts ne
furent abolis q u ' e n 1714.
En F r a n c e , où vers la m o i t i é du dix-septième siècle les truands avaient 30
établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve des lois sembla-
bles. J u s q u ' a u c o m m e n c e m e n t du règne de Louis XVI ( o r d o n n a n c e du
13 juillet 1777), tout h o m m e sain et b i e n constitué, âgé de seize à soixante
ans, et trouvé sans m o y e n s d'existence et sans profession, devait être en-
voyé a u x galères. Il en est de m ê m e du statut de Charles-Quint p o u r les 35
Pays-Bas, du m o i s d'octobre 1531, du premier édit des états et des villes de
H o l l a n d e , du 19 m a r s 1614, de celui des Provinces-Unies, du 25 j u i n 1649,
etc.
41
John Strype M. A. « A n n a l s of t h e R e f o r m a t i o n a n d E s t a b l i s h m e n t of Religion, a n d o t h e r va-
rious o c c u r r e n c e s in t h e C h u r c h of E n g l a n d d u r i n g Q u e e n E l i s a b e t h ' s H a p p y R e i g n . » La se- 40
c o n d e é d i t i o n de 1725 fut e n c o r e p u b l i é e par l ' a u t e u r l u i - m ê m e .

654
Chapitre XXVIII · Législation sanguinaire contre les expropriés

C'est ainsi que la p o p u l a t i o n des campagnes, v i o l e m m e n t expropriée et


réduite au vagabondage, a été r o m p u e à la discipline qu'exige le système
du salariat par des lois d ' u n terrorisme grotesque, par le fouet, la m a r q u e
au fer rouge, la torture et l'esclavage.
5 Ce n'est pas assez q u e d ' u n côté se présentent les conditions matérielles
du travail, sous forme de capital, et de l'autre des h o m m e s q u i n ' o n t rien à
vendre, sauf leur p u i s s a n c e de travail. Il ne suffit pas n o n plus q u ' o n les
contraigne par la force à se ||327| vendre volontairement. D a n s le progrès
de la production capitaliste il se forme u n e classe de plus en plus n o m -
10 breuse de travailleurs, qui, grâce à l'éducation, la tradition, l'habitude, su-
bissent les exigences du régime aussi s p o n t a n é m e n t q u e le c h a n g e m e n t des
saisons. Dès que ce m o d e de p r o d u c t i o n a acquis un certain développe-
m e n t , son m é c a n i s m e brise t o u t e r é s i s t a n c e ; la présence c o n s t a n t e d ' u n e
surpopulation relative m a i n t i e n t la loi de l'offre et la d e m a n d e du travail,
15 et partant le salaire, d a n s des limites conformes a u x besoins du capital, et
la sourde pression des rapports é c o n o m i q u e s achève le despotisme du capi-
taliste sur le travailleur. Parfois on a b i e n encore recours à la contrainte, à
l'emploi de la force brutale, m a i s ce n'est q u e par exception. D a n s le cours
ordinaire des choses le travailleur p e u t être a b a n d o n n é à l'action des «lois
20 naturelles» de la société, c'est-à-dire à la d é p e n d a n c e du capital, engen-
drée, garantie et perpétuée par le m é c a n i s m e m ê m e de la p r o d u c t i o n . Il en
est a u t r e m e n t p e n d a n t la genèse historique de la p r o d u c t i o n capitaliste. La
bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l'intervention constante de
l'État; elle s'en sert p o u r «régler» le salaire, c'est-à-dire p o u r le d é p r i m e r
25 au niveau convenable, p o u r prolonger la j o u r n é e de travail et m a i n t e n i r le
travailleur l u i - m ê m e au degré de d é p e n d a n c e voulu. C'est là un m o m e n t
essentiel de l ' a c c u m u l a t i o n primitive.
La classe salariée, q u i surgit d a n s la dernière m o i t i é du q u a t o r z i è m e siè-
cle, ne formait alors, ainsi q u e d a n s le siècle suivant, q u ' u n e très-faible
30 portion de la population. Sa position était fortement protégée, à la c a m -
pagne par les paysans i n d é p e n d a n t s , à la ville par le régime corporatif des
métiers ; à la c a m p a g n e c o m m e à la ville, maîtres et ouvriers étaient socia-
l e m e n t rapprochés. L e m o d e d e p r o d u c t i o n t e c h n i q u e n e possédant encore
a u c u n caractère spécifiquement capitaliste, la s u b o r d i n a t i o n du travail au
35 capital n ' é t a i t que d a n s la forme. L ' é l é m e n t variable du capital l'emportait
de b e a u c o u p sur son é l é m e n t constant. La d e m a n d e de travail salarié gran-
dissait d o n c r a p i d e m e n t avec c h a q u e nouvelle a c c u m u l a t i o n du capital,
tandis que l'offre de travailleurs ne suivait q u e l e n t e m e n t . U n e g r a n d e par-
tie du produit national, transformée plus tard en fonds d ' a c c u m u l a t i o n ca-
40 pitaliste, entrait alors encore d a n s le fonds de c o n s o m m a t i o n du travail-
leur.

655
Huitième section • L'accumulation primitive

La législation sur le travail salarié, m a r q u é e dès l'origine au coin de l'ex-


42
ploitation du travailleur et désormais toujours dirigée contre l u i , fut i n a u -
gurée en Angleterre en 1349 par le Statute of Labourers d ' E d o u a r d III. Ce
statut a p o u r p e n d a n t en F r a n c e l'ordonnance du 1350, p r o m u l g u é e au
n o m du roi Jean. La législation anglaise et la législation française suivent 5
u n e m a r c h e parallèle, et leur c o n t e n u est i d e n t i q u e . Je n ' a i pas à revenir
sur ces statuts en t a n t qu'ils c o n c e r n e n t la prolongation forcée de la jour-
n é e de travail, ce point ayant été traité p r é c é d e m m e n t (chap. X).
Le Statute of Labourers fut p r o m u l g u é sur les instances pressantes de la
C h a m b r e des C o m m u n e s , c'est-à-dire des acheteurs de travail. « A u t r e - 10
fois», dit n a ï v e m e n t un tory, «les pauvres d e m a n d a i e n t un salaire si élevé,
q u e c'était u n e m e n a c e pour l'industrie et la richesse. A u j o u r d ' h u i leur sa-
laire est si bas qu'il m e n a c e également l'industrie et la richesse, et peut-
43
être plus d a n g e r e u s e m e n t q u e par le p a s s é . » Un tarif légal des salaires fut
établi p o u r la ville et la campagne, pour le travail à la t â c h e et le travail à la 15
j o u r n é e . Les ouvriers agricoles d u r e n t se louer à l'année, ceux des villes
faire leurs conditions « s u r le m a r c h é p u b l i c » . Il fut interdit sous peine
d ' e m p r i s o n n e m e n t de payer au delà du salaire légalement fixé : m a i s celui
q u i t o u c h e le salaire supérieur encourt u n e p u n i t i o n plus sévère que celui
qui le d o n n e . De plus, les sections 18 et 19 du statut d'apprentissage d'Éli- 20
sabeth p u n i s s e n t de dix jours de prison le patron q u i paye un trop fort sa-
laire et de vingt et un jours l'ouvrier q u i l'accepte. N o n c o n t e n t de n ' i m p o -
ser a u x patrons individuellement que des restrictions q u i t o u r n e n t à leur
avantage collectif, on traite en cas de contravention le patron en c o m p è r e
et l'ouvrier en rebelle. Un statut de 1360 établit des peines encore plus 25
dures et autorisa m ê m e le maître à extorquer du travail au tarif légal, à
l'aide de la contrainte corporelle. T o u s contrats, serments, etc., par lesquels
les m a ç o n s et les charpentiers s'engageaient r é c i p r o q u e m e n t , furent décla-
rés n u l s et n o n avenus. Les coalitions ouvrières furent m i s e s au rang des
plus grands crimes, et y restèrent depuis le q u a t o r z i è m e siècle j u s q u ' e n 30
1824.
L'esprit du statut de 1349, et de ceux auxquels il servit de m o d è l e , éclate
surtout en ceci q u e l'on y fixe un m a x i m u m légal au-dessus d u q u e l le sa-
laire ne doit point m o n t e r , m a i s que l'on se garde b i e n de prescrire un m i -
n i m u m légal au-dessous d u q u e l il ne devrait pas t o m b e r . 35
Au seizième siècle la situation des travailleurs s'était, on le sait, fort em-

42
« P a r t o u t où la législation t e n t e de régler les différends e n t r e les m a î t r e s et leurs ouvriers,
elle a toujours les m a î t r e s p o u r conseillers.» ( A d a m S m i t h . )
43
Sophisms of Free Trade, by a Barrister. L o n d , 1850, p. 206. « L a législation était toujours
prête, ajoute-t-il, à interposer son a u t o r i t é au profit des p a t r o n s ; est elle i m p u i s s a n t e dès q u ' i l 40
s'agit de l'ouvrier.»

656
Chapitre XXVIII · Législation sanguinaire contre les expropriés

pirée. Le salaire n o m i n a l s'était élevé, m a i s p o i n t en proportion de la d é -


préciation de l'argent et de la h a u s s e c o r r e s p o n d a n t e du prix des m a r c h a n -
dises. En réalité il avait d o n c baissé. Toutefois les lois s a n c t i o n n é e s en vue
d e s a r é d u c t i o n n ' e n restèrent pas m o i n s e n vigueur, e n m ê m e t e m p s q u e
5 l'on c o n t i n u a i t à couper l'oreille et à m a r q u e r au fer rouge ceux q u e «per-
s o n n e ne voulait p r e n d r e à son service ». Par le statut d'apprentissage d'Eli-
sabeth (5 Élis.4), les juges de p a i x - et, il faut toujours y revenir, ce ne sont
pas des juges dans le sens propre du m o t , m a i s des landlords, des m a n u f a c -
turiers, des pasteurs et autres m e m b r e s de la classe n a n t i e faisant fonction
10 de juges - furent autorisés à fixer certains salaires et à les modifier suivant
e r
les saisons et le prix des m a r c h a n d i s e s . J a c q u e s I étendit cette réglementa-
t i o n du travail a u x tisserands, a u x fileurs et à u n e foule d'autres catégories
44
de travailleurs . Georges II é t e n d i t les ||328| lois contre les coalitions
ouvrières à toutes les m a n u f a c t u r e s .
15 P e n d a n t la période m a n u f a c t u r i è r e p r o p r e m e n t dite, le m o d e de p r o d u c -
t i o n capitaliste avait assez g r a n d i p o u r r e n d r e la r é g l e m e n t a t i o n légale du
salaire aussi impraticable q u e superflue: m a i s on était bien aise d'avoir
sous la m a i n , p o u r des cas imprévus, le vieil arsenal d'ukases. Sous
Georges III, le p a r l e m e n t a d o p t e un bill d é f e n d a n t a u x c o m p a g n o n s tail-
20 leurs de Londres et des environs de recevoir a u c u n salaire q u o t i d i e n supé-
rieur à 2 s h . Ί%ά., sauf les cas de d e u i l g é n é r a l ; sous Georges I I I (13
G e o . III, c. 68), les juges de p a i x sont autorisés à régler le salaire des tis-
seurs en soie. En 1796 il faut m ê m e d e u x arrêts de cours supérieures p o u r
décider si les o r d o n n a n c e s des juges de paix sur le salaire s'appliquent éga-
25 l e m e n t aux travailleurs n o n agricoles; e n 1799, u n acte d u p a r l e m e n t dé-
clare encore q u e le salaire des m i n e u r s d'Ecosse devra être réglé d'après un
statut du t e m p s d'Elisabeth et d e u x actes écossais de 1617 et de 1661.
44 er
O n voit par u n e clause d u s t a t u t 1 , J a c q u e s I , c . 6 , q u e c e r t a i n s fabricants d e d r a p p r i r e n t ,
e n l e u r q u a l i t é d e j u g e s d e p a i x , sur e u x d e d i c t e r d a n s leurs p r o p r e s ateliers u n tarif officiel
30 d u salaire. - E n A l l e m a g n e les s t a t u t s a y a n t p o u r b u t d e m a i n t e n i r l e salaire a u s s i b a s q u e
p o s s i b l e se m u l t i p l i e n t après la g u e r r e de T r e n t e A n s . « S u r le sol d é p e u p l é les p r o p r i é t a i r e s
souffraient b e a u c o u p du m a n q u e de d o m e s t i q u e s et de travailleurs. Il fut i n t e r d i t à t o u s les
h a b i t a n t s des villages de l o u e r des c h a m b r e s à des h o m m e s ou à des f e m m e s c é l i b a t a i r e s .
T o u t i n d i v i d u d e cette catégorie q u i n e v o u l a i t pas faire l'office d e d o m e s t i q u e devait être si-
35 g n a l é à l ' a u t o r i t é e t j e t é e n p r i s o n , alors m ê m e q u ' i l avait u n e a u t r e o c c u p a t i o n p o u r vivre,
c o m m e d e travailler à l a j o u r n é e p o u r les p a y s a n s o u m ê m e d ' a c h e t e r o u d e v e n d r e d e s grains.
(Privilèges i m p é r i a u x e t s a n c t i o n s p o u r l a Silésie, I , 125.) P e n d a n t t o u t u n siècle les o r d o n -
n a n c e s d e t o u s les petits p r i n c e s a l l e m a n d s f o u r m i l l e n t d e p l a i n t e s a m è r e s c o n t r e l a c a n a i l l e
i m p e r t i n e n t e q u i n e v e u t pas s e s o u m e t t r e a u x d u r e s c o n d i t i o n s q u ' o n l u i fait n i s e c o n t e n t e r
40 du salaire légal. Il est d é f e n d u à c h a q u e p r o p r i é t a i r e i s o l é m e n t de dépasser le tarif é t a b l i p a r
les É t a t s du territoire. Et avec t o u t cela les c o n d i t i o n s du service é t a i e n t parfois m e i l l e u r e s
a p r è s l a guerre q u ' e l l e s n e l e f u r e n t u n siècle a p r è s . E n 1652 les d o m e s t i q u e s a v a i e n t e n c o r e
de la v i a n d e d e u x fois par s e m a i n e en Silésie ; d a n s n o t r e siècle, il s'y est trouvé des districts
o ù ils n ' e n o n t e u q u e trois fois p a r a n . L e salaire a u s s i é t a i t après l a guerre plus élevé q u e
45 d a n s les siècles suivants. » (G. Freytag.)

657
Huitième section · L'accumulation primitive

M a i s , sur ces entrefaites, les circonstances é c o n o m i q u e s avaient subi u n e


révolution si radicale qu'il se produisit un fait inouï dans la C h a m b r e des
C o m m u n e s . D a n s cette enceinte où depuis plus de quatre cents ans on ne
cessait de fabriquer des lois pour fixer au m o u v e m e n t des salaires le m a x i -
m u m qu'il ne devait en a u c u n cas dépasser, W h i t b r e a d vint proposer, en 5
1796, d'établir un m i n i m u m légal pour les ouvriers agricoles. T o u t en com-
b a t t a n t la m e s u r e , Pitt convint c e p e n d a n t q u e «les pauvres étaient d a n s
u n e situation cruelle». Enfin, en 1813, on abolit les lois sur la fixation des
salaires; elles n ' é t a i e n t plus, en effet, q u ' u n e a n o m a l i e ridicule, à u n e épo-
q u e où le fabricant régissait de son autorité privée ses ouvriers par des édits 10
qualifiés de règlements de fabrique, où le fermier complétait à l'aide de la
taxe des pauvres le m i n i m u m de salaire nécessaire à l'entretien de ses
h o m m e s de peine. Les dispositions des statuts sur les contrats entre patrons
et salariés, d'après lesquelles, en cas de rupture, l'action civile est seule re-
cevable contre les premiers, tandis q u e l'action criminelle est a d m i s e 15
contre les seconds, sont encore a u j o u r d ' h u i en vigueur.
Les lois atroces contre les coalitions t o m b è r e n t en 1825 devant l'attitude
m e n a ç a n t e du prolétariat; c e p e n d a n t on n ' e n fit p o i n t table rase. Q u e l q u e s
b e a u x restes des statuts ne disparurent q u ' e n 1859. Enfin, par la loi du
29 j u i n 1871, on prétendit effacer les derniers vestiges de cette législation 20
de classe en reconnaissant l'existence légale des Trades U n i o n s (sociétés
ouvrières de résistance); m a i s par u n e loi s u p p l é m e n t a i r e de la m ê m e
date - «An Act to amend the criminal Law relating to violence, threats and mo-
lestation » - les lois contre la coalition se trouvèrent de fait rétablies sous
u n e nouvelle forme. Les m o y e n s auxquels en cas de grève ou de lock out 25
(on appelle ainsi la grève des patrons q u i se coalisent p o u r fermer tous à la
fois leurs fabriques) les ouvriers p e u v e n t recourir d a n s l ' e n t r a î n e m e n t de la
lutte, soustraits par cet escamotage parlementaire au droit c o m m u n , t o m -
b è r e n t sous le coup d ' u n e législation pénale d'exception interprétée par les
p a t r o n s en leur qualité de juges de paix. D e u x ans auparavant, cette m ê m e 30
C h a m b r e des C o m m u n e s et ce m ê m e M. G l a d s t o n e qui, par l'édit supplé-
m e n t a i r e de 1871, ont inventé de n o u v e a u x délits propres a u x travailleurs,
avaient h o n n ê t e m e n t fait passer en seconde lecture un bill p o u r m e t t r e fin,
en m a t i è r e criminelle, à toutes lois d'exception contre la classe ouvrière.
P e n d a n t d e u x ans nos fins compères s'en tinrent à la seconde l e c t u r e ; on 35
traîna l'affaire en longueur j u s q u ' à ce que « l e grand parti libéral» eût
trouvé d a n s u n e alliance avec les tories le courage de faire volte-face contre
le prolétariat qui l'avait porté au pouvoir. Et, n o n content de cet acte de
trahison, le grand parti libéral, toujours sous les auspices de son o n c t u e u x
chef, p e r m i t aux juges anglais, toujours empressés à servir les classes ré- 40
g n a n t e s , d ' e x h u m e r les lois surannées sur la conspiration p o u r les appli-

658
Chapitre XXVIII · Législation sanguinaire contre les expropriés ...

quer à des faits de coalition. Ce n'est, on le voit, q u ' à contre-cœur, et sous


la pression m e n a ç a n t e des masses, q u e le p a r l e m e n t anglais r e n o n c e a u x
lois contre les coalitions et les Trades U n i o n s , après avoir l u i - m ê m e , avec
un cynisme effronté, fait p e n d a n t c i n q siècles l'office d ' u n e Trade U n i o n
5 p e r m a n e n t e des capitalistes contre les travailleurs.
Dès le d é b u t de la t o u r m e n t e révolutionnaire, la bourgeoisie française
osa dépouiller la classe ouvrière du droit d'association que celle-ci venait à
peine de conquérir. Par u n e loi o r g a n i q u e du 14 j u i n 1791, tout concert en-
tre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts c o m m u n s fut stigmatisé
10 « d ' a t t e n t a t contre la liberté et la déclaration des droits de l ' h o m m e » , pu-
nissable d ' u n e a m e n d e de 500 livres, j o i n t e à la privation p e n d a n t un an
45
des droits de citoyen actif . Ce décret qui, à l'aide du ||329| Code p é n a l et
de la police, trace à la c o n c u r r e n c e entre le capital et le travail des limites
agréables aux capitalistes, a survécu a u x révolutions et aux c h a n g e m e n t s
15 de dynasties. Le régime de la Terreur l u i - m ê m e n'y a pas t o u c h é . Ce n'est
que tout r é c e m m e n t qu'il a été effacé du Code p é n a l ; et encore avec quel
luxe de m é n a g e m e n t s ! R i e n qui caractérise ce coup d'État bourgeois
c o m m e le prétexte allégué. Le rapporteur de la loi, Chapelier, que Camille
46
D e s m o u l i n s qualifie « d ' e r g o t e u r m i s é r a b l e » , veut bien avouer q u e «le sa-
20 laire de la j o u r n é e de travail devrait être un peu plus considérable qu'il ne
l'est à présent .... car d a n s u n e n a t i o n libre les salaires doivent être assez
considérables pour q u e celui q u i les reçoit soit hors de cette dépendance ab-
solue que produit la privation des besoins de première nécessité, et qui est
presque celle de l'esclavage». N é a n m o i n s il est, d'après lui, « instant de préve-
25 nir le progrès de ce désordre», savoir: «les coalitions q u e forment les
ouvriers pour faire a u g m e n t e r le prix de la j o u r n é e de travail», et p o u r miti-
ger cette dépendance absolue qui est presque celle de l'esclavage. Il faut absolu-
m e n t le réprimer, et p o u r q u o i ? Parce q u e les ouvriers portent ainsi atteinte
à «la liberté des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres», et q u ' e n e m -
30 prêtant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation - on ne
l'aurait j a m a i s deviné - ils « cherchent à recréer les corporations anéanties par
47
la r é v o l u t i o n » . |

45
L'article 1 d e c e t t e loi est a i n s i c o n ç u : « L ' a n é a n t i s s e m e n t d e t o u t e s espèces d e c o r p o r a t i o n s
du m ê m e état et profession é t a n t l ' u n e d e s b a s e s de la c o n s t i t u t i o n française, il est d é f e n d u de
35 les rétablir de fait sous q u e l q u e p r é t e x t e et s o u s q u e l q u e forme q u e ce soit. » L'article 4 d é -
clare q u e , « s i des citoyens a t t a c h é s a u x m ê m e s professions, arts e t m é t i e r s , p r e n a i e n t d e s déli-
b é r a t i o n s , faisaient entre e u x d e s c o n v e n t i o n s t e n d a n t à refuser de c o n c e r t ou à n ' a c c o r d e r
q u ' à u n p r i x d é t e r m i n é l e secours d e leur i n d u s t r i e o u d e leurs travaux, lesdites d é l i b é r a t i o n s
et c o n v e n t i o n s seront déclarées i n c o n s t i t u t i o n n e l l e s , a t t e n t a t o i r e s à la liberté et à la déclara-
40 t i o n des droits de l ' h o m m e , e t c . » , c'est-à-dire félonies, c o m m e d a n s les a n c i e n s statuts. {Révo-
lutions de Paris, Paris, 1791, t. I l l , p. 523.)
46
Révolutions de France, etc., n° L X X V I I .
47
B û c h e z et R o u x : Histoire parlementaire de la Révolution française, X, p. 1 9 3 - 9 5 , passim (édit. -
1834).

659
Huitième section · L'accumulation primitive

|330| CHAPITRE XXIX

Genèse des fermiers capitalistes

Après avoir considéré la création violente d ' u n prolétariat sans feu ni lieu,
la discipline sanguinaire q u i le transforme en classe salariée, l'intervention
h o n t e u s e de l'État favorisant l'exploitation du travail, et p a r t a n t l ' a c c u m u - 5
lation du capital, du renfort de sa police, n o u s ne savons pas encore d'où
v i e n n e n t , originairement, les capitalistes. Car il est clair que l'expropria-
tion de la population des c a m p a g n e s n ' e n g e n d r e d i r e c t e m e n t que de grands
propriétaires fonciers.
Q u a n t à la genèse du fermier capitaliste, n o u s pouvons pour ainsi dire la 10
faire t o u c h e r du doigt, parce que c'est un m o u v e m e n t q u i se déroule lente-
m e n t et embrasse des siècles. Les serfs, de m ê m e q u e les propriétaires li-
bres, grands ou petits, o c c u p a i e n t leurs terres à des titres de t e n u r e très-di-
v e r s : ils se trouvèrent donc, après leur é m a n c i p a t i o n , placés d a n s des
circonstances é c o n o m i q u e s très-différentes. 15
En Angleterre, le fermier apparaît d'abord sous la forme du bailiff
(bailli), serf l u i - m ê m e . Sa position ressemble à celle du villicus de l'an-
c i e n n e R o m e , m a i s d a n s u n e sphère d'action plus étroite. P e n d a n t la se-
c o n d e m o i t i é du q u a t o r z i è m e siècle il est remplacé par le fermier libre, q u e
le propriétaire pourvoit de tout le capital requis, s e m e n c e s , bétail et instru- 20
m e n t s de labour. Sa c o n d i t i o n diffère p e u de celle des paysans, si ce n ' e s t
qu'il exploite plus de journaliers. Il devient b i e n t ô t métayer, colon par-
tiaire. U n e partie du fonds de culture est alors avancée par lui, l'autre par
le propriétaire ; tous d e u x se partagent le produit total suivant u n e propor-
tion d é t e r m i n é e par contrat. Ce m o d e de fermage, q u i s'est m a i n t e n u si 25
longtemps en F r a n c e , en Italie, etc., disparaît r a p i d e m e n t en Angleterre
p o u r faire place au fermage p r o p r e m e n t dit, où le fermier avance le capital,
le fait valoir, en employant des salariés, et paie au propriétaire à titre de
rente foncière u n e partie du produit n e t a n n u e l , à livrer en n a t u r e ou en ar-
gent, suivant les stipulations du bail. 30
T a n t q u e le paysan i n d é p e n d a n t et le journalier cultivant en outre p o u r
son propre compte s'enrichissent par leur travail personnel, la c o n d i t i o n du
fermier et son c h a m p de p r o d u c t i o n restent également médiocres. La révo-
l u t i o n agricole des trente dernières a n n é e s du q u i n z i è m e siècle, prolongée
j u s q u ' a u dernier quart du seizième, l'enrichit aussi vite qu'elle appauvrit la 35
48
p o p u l a t i o n des c a m p a g n e s . L'usurpation des pâtures c o m m u n a l e s , etc.,
48
« L e s fermiers, dit H a r r i s o n d a n s s a D e s c r i p t i o n d e l'Angleterre, q u i autrefois n e p a y a i e n t
q u e difficilement q u a t r e livres sterling d e r e n t e , e n p a i e n t a u j o u r d ' h u i q u a r a n t e , c i n q u a n t e ,

660
Chapitre XXIX • Genèse des fermiers capitalistes

lui p e r m e t d ' a u g m e n t e r r a p i d e m e n t et p r e s q u e sans frais ||331| son bétail,


d o n t il tire dès lors de gros profits par la v e n t e , par l'emploi c o m m e bêtes
de s o m m e et enfin par u n e fumure plus a b o n d a n t e du sol.
Au seizième siècle il se produisit un fait considérable qui rapporta des
5 m o i s s o n s d'or aux fermiers, c o m m e a u x autres capitalistes entrepreneurs.
Ce fut la dépréciation progressive des m é t a u x précieux et, par c o n s é q u e n t ,
de la m o n n a i e . Cela abaissa à la ville et à la c a m p a g n e le t a u x des salaires,
d o n t le m o u v e m e n t ne suivit q u e de loin la h a u s s e de toutes les autres mar-
chandises. U n e portion du salaire des ouvriers r u r a u x entra dès lors dans
10 les profits de la ferme. L ' e n c h é r i s s e m e n t c o n t i n u du blé, de la laine, de la
viande, en un mot, de tous les produits agricoles, grossit le capital argent
du fermier, sans qu'il y fût p o u r rien, tandis que la r e n t e foncière qu'il
avait à payer d i m i n u a en raison de la dépréciation de l'argent survenue
p e n d a n t la durée du bail. Et il faut b i e n r e m a r q u e r q u ' a u seizième siècle
15 les b a u x de ferme étaient encore, en général, à long terme, souvent à qua-
tre-vingt-dix-neuf ans. Le fermier s'enrichit d o n c à la fois aux d é p e n s de
49
ses salariés et aux dépens de ses propriétaires . Dès lors rien d ' é t o n n a n t
q u e l'Angleterre possédât à la fin du seizième siècle u n e classe de fermiers
50
capitalistes, très-riches p o u r l ' é p o q u e . |

20 cent, et c r o i e n t avoir fait de m a u v a i s e s affaires, si à l ' e x p i r a t i o n de leur b a i l ils n ' o n t p a s m i s


d e côté u n e s o m m e é q u i v a l e n t e a u total d e l a r e n t e foncière a c q u i t t é e p a r e u x p e n d a n t six o u
sept a n s . »
49
L ' i n f l u e n c e q u e l a d é p r é c i a t i o n d e l'argent e x e r ç a a u s e i z i è m e siècle sur diverses classes d e
la société a été très-bien e x p o s é e p a r un écrivain de cette é p o q u e d a n s : A Compendious or
25 briefe Examination of Certayne Ordinary Complaints of Diverse of our Countrymen in these our Days,
by W . S . G e n t l e m a n . L o n d o n , 1 5 8 1 . La forme d i a l o g u é e de cet écrit c o n t r i b u a l o n g t e m p s à le
faire a t t r i b u e r à S h a k e s p e a r e , si b i e n q u ' e n 1751 il fut e n c o r e édité sous son n o m . Il a p o u r
a u t e u r W i l l i a m Stafford. D a n s un passage le chevalier (knight) r a i s o n n e c o m m e suit :
LE CHEVALIER. - « V o u s , m o n voisin le l a b o u r e u r , vous, m a î t r e mercier, et vous, brave c h a u -
30 d r o n n i e r , v o u s p o u v e z vous tirer d'affaire ainsi q u e les autres artisans. Car, si t o u t e s choses
s o n t plus chères qu'autrefois, vous élevez d ' a u t a n t le prix de vos m a r c h a n d i s e s et de votre tra-
vail. M a i s n o u s , n o u s n ' a v o n s r i e n à v e n d r e sur q u o i n o u s p u i s s i o n s n o u s r a t t r a p e r d e c e q u e
n o u s avons à a c h e t e r . » Ailleurs le chevalier interroge le d o c t e u r : « Q u e l s sont, je vous prie, les
gens q u e v o u s avez en v u e , et d'abord c e u x q u i , selon vous, n ' o n t ici rien à p e r d r e ? » - LE
35 DOCTEUR: « J ' a i en vue t o u s c e u x q u i vivent d ' a c h a t et de vente, car, s'ils a c h è t e n t cher, ils
v e n d e n t en c o n s é q u e n c e . » - LE CHEVALIER: « E t quels sont s u r t o u t c e u x q u i , d'après vous,
d o i v e n t g a g n e r ? » - LE DOCTEUR: « T o u s c e u x q u i ont des entreprises ou des fermes à a n c i e n
b a i l , car, s'ils p a i e n t d'après le t a u x a n c i e n , ils v e n d e n t d'après le n o u v e a u , c'est-a-dire qu'ils
p a i e n t leur terre b o n m a r c h é et v e n d e n t t o u t e s choses à un prix toujours plus élevé . . . » - LE
40 CHEVALIER: « E t q u e l s sont les gens q u i , p e n s e z - v o u s , a u r a i e n t d a n s ces c i r c o n s t a n c e s p l u s de
p e r t e q u e les p r e m i e r s n ' o n t de p r o f i t ? » - LE DOCTEUR: «TOUS les n o b l e s , g e n t i l s h o m m e s , et
t o u s c e u x q u i vivent soit d ' u n e p e t i t e r e n t e , soit de salaires, ou q u i ne cultivent pas le sol, ou
qui n'ont pas pour métier d'acheter et de vendre.»
50
E n t r e le s e i g n e u r féodal et ses d é p e n d a n t s à t o u s les degrés de vassalité, il y avait un agent
45 i n t e r m é d i a i r e q u i devint b i e n t ô t h o m m e d'affaires, e t d o n t l a m é t h o d e d ' a c c u m u l a t i o n p r i m i -
tive, de m ê m e q u e celle des h o m m e s de finance placés entre le trésor p u b l i c et la b o u r s e des
c o n t r i b u a b l e s , consistait en c o n c u s s i o n s , m a l v e r s a t i o n s et escroqueries de t o u t e s sortes. Ce

661
Huitième section • L'accumulation primitive

|332| CHAPITRE XXX

Contre-coup de la révolution agricole


sur l'industrie - Établissement du marché intérieur
pour le capital industriel

L'expropriation et l'expulsion, par secousses toujours renouvelées, des cul- 5


tivateurs, fournit, c o m m e on l'a vu, à l'industrie des villes, des masses de
prolétaires recrutés e n t i è r e m e n t en dehors du milieu corporatif, circons-
t a n c e h e u r e u s e qui fait croire au vieil A n d e r s o n (qu'il ne faut pas confon-
dre avec J a m e s A n d e r s o n ) , d a n s son Histoire du commerce, à u n e interven-
tion directe de la Providence. Il n o u s faut n o u s arrêter un instant encore à 10
cet é l é m e n t de l ' a c c u m u l a t i o n primitive. La raréfaction de la p o p u l a t i o n
c a m p a g n a r d e composée de paysans i n d é p e n d a n t s , cultivant leurs propres
c h a m p s , n ' e n t r a î n a pas s e u l e m e n t la c o n d e n s a t i o n du prolétariat i n d u s -
triel, de m ê m e que, suivant l'hypothèse de Geoffroy Saint-Hilaire, la raré-
faction de la m a t i è r e c o s m i q u e sur un point en entraîne la c o n d e n s a t i o n 15
51
sur un a u t r e . Malgré le n o m b r e décroissant de ses cultivateurs le sol rap-
porta a u t a n t et m ê m e plus de produits q u ' a u p a r a v a n t , parce q u e la révolu-
t i o n d a n s les conditions de la propriété foncière était a c c o m p a g n é e du per-

p e r s o n n a g e , a d m i n i s t r a t e u r et p e r c e p t e u r des droits, r e d e v a n c e s , r e n t e s et p r o d u i t s q u e l c o n -
q u e s d u s au seigneur, s'appela en A n g l e t e r r e Steward, en F r a n c e Régisseur. Ce régisseur était 20
parfois l u i - m ê m e u n grand seigneur. O n lit, par e x e m p l e , d a n s u n m a n u s c r i t o r i g i n a l p u b l i é
par M o n t e i l : « C ' e s t l e c o m p t e q u e m e s s i r e J a c q u e s d e T h o r a i s s e , chevalier c h a s t e l a i n sor Be-
s a n ç o n r e n t es seigneur, t e n a n t les c o m p t e s à D i j o n p o u r m o n s e i g n e u r le d u c et c o m t e de
e
B o u r g o g n e , des r e n t e s a p p a r t e n a n t à l a d i t e c h a s t e l l e n i e , d e p u i s X X V j o u r d e d é c e m b r e
e
M C C C L I X j u s q u ' a u X X V I I I j o u r de d é c e m b r e M C C C L X , etc. » (Alexis M o n t e i l : Histoire des 25
Matériaux manuscrits [, p. 234, 235].) On r e m a r q u e r a q u e d a n s t o u t e s les sphères de la vie so-
ciale la p a r t du lion échoit r é g u l i è r e m e n t à l ' i n t e r m é d i a i r e . D a n s le d o m a i n e é c o n o m i q u e , p a r
e x e m p l e , f i n a n c i e r s , gens de bourse, b a n q u i e r s , n é g o c i a n t s , m a r c h a n d s , etc., é c r é m e n t les af-
faires; en m a t i è r e civile, l'avocat p l u m e les p a r t i e s s a n s les faire crier; en p o l i t i q u e , le r e p r é -
s e n t a n t l ' e m p o r t e sur son c o m m e t t a n t , le m i n i s t r e sur le s o u v e r a i n , etc. ; en religion, le m é d i a - 30
t e u r éclipse D i e u p o u r être à son t o u r s u p p l a n t é par les prêtres, i n t e r m é d i a i r e s obligés e n t r e le
b o n p a s t e u r e t ses ouailles. - E n F r a n c e , d e m ê m e q u ' e n A n g l e t e r r e , les g r a n d s d o m a i n e s féo-
d a u x é t a i e n t divisés e n u n n o m b r e infini d e parcelles, m a i s d a n s des c o n d i t i o n s b i e n p l u s d é -
favorables a u x cultivateurs. L'origine des fermes ou terriers y r e m o n t e au q u a t o r z i è m e siècle.
Ils allèrent en s'accroissant et l e u r chiffre finit p a r d é p a s s e r c e n t m i l l e . Ils p a y a i e n t en n a t u r e 35
ou en argent u n e r e n t e foncière v a r i a n t de la d o u z i è m e à la c i n q u i è m e p a r t i e du p r o d u i t . Les
terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., s u i v a n t la v a l e u r et l ' é t e n d u e du d o m a i n e , ne c o m p r e n a i e n t
parfois q u e q u e l q u e s arpents d e terre. Ils p o s s é d a i e n t t o u s u n d r o i t d e j u r i d i c t i o n q u i était d e
q u a t r e degrés. L'oppression du p e u p l e assujetti à t a n t de petits t y r a n s était n a t u r e l l e m e n t af-
freuse. D ' a p r è s M o n t e i l , il y avait alors en F r a n c e c e n t s o i x a n t e m i l l e j u s t i c e s , là où 40
a u j o u r d ' h u i q u a t r e mille t r i b u n a u x o u justices d e p a i x suffisent.
51
D a n s ses Notions de philosophie naturelle, Paris, 1838.

662
Chapitre XXX • Contre-coup de la révolution agricole sur l'industrie ...

fectionnement des m é t h o d e s de culture, de la coopération sur u n e plus


grande échelle, de la c o n c e n t r a t i o n des m o y e n s de production, etc. En
52
outre, les salariés agricoles furent astreints à un labeur plus i n t e n s e , t a n -
dis q u e le c h a m p qu'ils exploitaient pour leur propre compte et à leur p r o -
5 pre bénéfice se rétrécissait progressivement, le fermier s'appropriant a i n s i
de plus en plus tout leur t e m p s de travail libre. C'est de cette m a n i è r e q u e
les m o y e n s de subsistance d ' u n e grande partie de la population rurale se
trouvèrent disponibles en m ê m e temps qu'elle et qu'ils d u r e n t figurer à
l'avenir c o m m e é l é m e n t m a t é r i e l du capital variable. Désormais le paysan
10 dépossédé d u t en acheter la valeur, sous forme de salaire, de son n o u v e a u
maître, le capitaliste manufacturier. Et il en fut des matières premières de
l'industrie provenant de l'agriculture c o m m e des subsistances: elles se
transformèrent en é l é m e n t du capital constant.
Figurons-nous, par e x e m p l e , u n e partie des paysans westphaliens, qui du
15 temps de Frédéric II filaient tous le lin, b r u s q u e m e n t expropriée du sol, et
la partie restante convertie en journaliers de grandes fermes. En m ê m e
t e m p s s'établissent des filatures et des tisseranderies de d i m e n s i o n s plus ou
m o i n s considérables où les ci-devant paysans sont e m b a u c h é s c o m m e sala-
riés.
20 Le lin ne paraît pas autre q u e jadis, pas u n e de ses fibres n'est changée,
m a i s u n e nouvelle â m e sociale s'est, pour ainsi dire, glissée d a n s s o n corps.
Il fait désormais partie du capital constant du maître manufacturier. R é -
parti autrefois entre u n e m u l t i t u d e de petits p r o d u c t e u r s q u i le cultivaient
e u x - m ê m e s et le filaient en famille par petites fractions, il est a u j o u r d ' h u i
25 concentré d a n s les m a i n s d ' u n capitaliste p o u r q u i d'autres filent et tissent.
Le travail supplémentaire dépensé d a n s le filage se convertissait autrefois
en un s u p p l é m e n t de revenu pour d ' i n n o m b r a b l e s familles de paysans, ou,
si l'on veut, p u i s q u e n o u s s o m m e s au t e m p s de Frédéric, en impôts « p o u r
le roi de Prusse ». Il se convertit m a i n t e n a n t en profit p o u r un petit n o m b r e
30 de capitalistes. Les rouets et les métiers, naguère dispersés sur la surface du
pays, sont à présent rassemblés d a n s quelques grands ateliers-casernes,
ainsi que ||333| les travailleurs et les matières premières. Et rouets, métiers
et matières premières, ayant cessé de servir de m o y e n s d'existence i n d é -
p e n d a n t e à ceux q u i les manoeuvrent, sont désormais m é t a m o r p h o s é s en
35 m o y e n s de c o m m a n d e r des fileurs et des tisserands et d ' e n p o m p e r du tra-
53
vail g r a t u i t .
Les grandes m a n u f a c t u r e s ne trahissent pas à p r e m i è r e vue leur origine

52
U n p o i n t q u e sir J a m e s S t e u a r t fait ressortir.
53
« J e p e r m e t t r a i , dit l e capitaliste, q u e v o u s ayez l ' h o n n e u r d e m e servir, à c o n d i t i o n q u e
40 v o u s m e d o n n i e z l e p e u q u i v o u s reste p o u r l a p e i n e q u e j e p r e n d s d e vous c o m m a n d e r . »
J.-J. R o u s s e a u : Discours sur l'Économie politique.

663
Huitième section • L'accumulation primitive

c o m m e les grandes fermes. Ni la concentration des petits ateliers d o n t elles


sont sorties, ni le grand n o m b r e de petits producteurs i n d é p e n d a n t s qu'il a
fallu exproprier pour les former, ne laissent de traces apparentes.
N é a n m o i n s l'intuition populaire ne s'y laisse p o i n t tromper. Du t e m p s
de M i r a b e a u , le lion révolutionnaire, les grandes m a n u f a c t u r e s portaient 5
encore le n o m de « m a n u f a c t u r e s r é u n i e s » , c o m m e on parle à présent de
«terres r é u n i e s » . M i r a b e a u dit: « O n n e fait attention q u ' a u x grandes m a -
nufactures, où des centaines d ' h o m m e s travaillent sous un directeur, et
q u e l'on n o m m e c o m m u n é m e n t manufactures réunies. Celles où un très-
grand n o m b r e d'ouvriers travaillent c h a c u n séparément, et c h a c u n p o u r 10
son propre compte, sont à peine considérées ; on les m e t à u n e distance in-
finie des autres. C'est u n e très-grande erreur, car les dernières font seules
un objet de prospérité nationale v r a i m e n t i m p o r t a n t ... La fabrique r é u n i e
enrichira prodigieusement u n o u d e u x entrepreneurs, m a i s les ouvriers n e
seront q u e des journaliers plus ou m o i n s payés, et ne participeront en rien 15
au bien de l'entreprise. D a n s la fabrique séparée, au contraire, p e r s o n n e ne
deviendra riche, mais b e a u c o u p d'ouvriers seront à leur aise ; les é c o n o m e s
et les industrieux pourront amasser un petit capital, se m é n a g e r q u e l q u e
ressource pour la naissance d ' u n enfant, pour u n e m a l a d i e , p o u r eux-
m ê m e s ou pour q u e l q u ' u n des leurs. Le n o m b r e des ouvriers é c o n o m e s et 20
industrieux augmentera, parce qu'ils verront dans la b o n n e c o n d u i t e , dans
l'activité, un m o y e n d'améliorer essentiellement leur situation, et n o n
d'obtenir un petit r e h a u s s e m e n t de gages qui ne p e u t j a m a i s être un objet
i m p o r t a n t p o u r l'avenir, et d o n t le seul produit est de m e t t r e les h o m m e s
en état de vivre un peu m i e u x , m a i s s e u l e m e n t au j o u r le j o u r ... Les m a - 25
nufactures réunies, les entreprises de quelques particuliers qui soldent des
ouvriers au j o u r la j o u r n é e , pour travailler à leur compte, p e u v e n t mettre
ces particuliers à leur aise, m a i s elles ne feront j a m a i s un objet digne de
54
l'attention des g o u v e r n e m e n t s . » Ailleurs il désigne les m a n u f a c t u r e s sé-
parées, p o u r la plupart c o m b i n é e s avec la petite culture, c o m m e «les seules 30
libres». S'il affirme leur supériorité c o m m e é c o n o m i e et productivité sur les
«fabriques r é u n i e s » , et ne voit dans celles-ci que des fruits de serre gouver-
n e m e n t a l e , cela s'explique par l'état où se trouvaient alors la plupart des
m a n u f a c t u r e s continentales.
Les é v é n e m e n t s qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs 35
m o y e n s de subsistance et de travail en é l é m e n t s matériels du capital,
créent à celui-ci son m a r c h é intérieur. Jadis la m ê m e famille p a y s a n n e fa-
ç o n n a i t d'abord, puis c o n s o m m a i t d i r e c t e m e n t - du m o i n s en grande par-
tie - les vivres et les matières brutes, fruits de son travail. D e v e n u s m a i n t e -

54
M i r a b e a u : 1 . c , t . I l l , p . 20, 2 1 , 109. 40

664
Chapitre XXX • Contre-coup de la révolution agricole sur l'industrie ...

n a n t m a r c h a n d i s e s , ils sont v e n d u s en gros par le fermier, a u q u e l les


m a n u f a c t u r e s fournissent le m a r c h é . D ' a u t r e part, les ouvrages tels q u e fils,
toiles, laineries ordinaires, etc., - d o n t les m a t é r i a u x c o m m u n s se trou-
vaient à la portée de t o u t e famille de paysans - jusque-là produits à la
5 c a m p a g n e , se convertissent dorénavant en articles de m a n u f a c t u r e aux-
quels la c a m p a g n e sert de d é b o u c h é , tandis que la m u l t i t u d e de chalands
dispersés, dont l'approvisionnement local se tirait en détail de n o m b r e u x
petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne
55
forme plus q u ' u n grand m a r c h é pour le capital i n d u s t r i e l . C'est ainsi que
10 l'expropriation des paysans, leur transformation en salariés, a m è n e l'anéan-
tissement de l'industrie d o m e s t i q u e des c a m p a g n e s , le divorce de l'agricul-
ture d'avec t o u t e sorte de m a n u f a c t u r e . Et en effet, cet a n é a n t i s s e m e n t de
l'industrie d o m e s t i q u e du paysan p e u t seul d o n n e r au m a r c h é intérieur
d ' u n pays l'étendue et la constitution qu'exigent les besoins de la p r o d u c -
15 tion capitaliste.
P o u r t a n t la période m a n u f a c t u r i è r e p r o p r e m e n t dite ne parvient point à
rendre cette révolution radicale. N o u s avons vu qu'elle ne s'empare de l'in-
dustrie nationale que d ' u n e m a n i è r e fragmentaire, sporadique, ayant tou-
j o u r s pour base principale les métiers des villes et l'industrie d o m e s t i q u e
20 des campagnes. Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines
b r a n c h e s particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d'autres,
car elle ne saurait s'en passer p o u r la p r e m i è r e façon des matières brutes.
Elle d o n n e ainsi lieu à la formation d ' u n e nouvelle classe de petits labou-
reurs pour lesquels la culture du sol devient l'accessoire, et le travail i n d u s -
25 triel, dont l'ouvrage se vend aux m a n u f a c t u r e s , soit directement, soit par
l'intermédiaire du c o m m e r ç a n t , l'occupation principale. Il en fut ainsi, par
exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d'Elisabeth. C'est là u n e
des circonstances qui déconcertent lorsqu'on étudie de près l'histoire de
l'Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du q u i n z i è m e siècle, les plaintes
30 contre l'extension croissante de l'agriculture capitaliste et la destruction
progressive des paysans i n d é p e n d a n t s ne cessent d'y retentir q u e p e n d a n t
de courts intervalles, et en m ê m e t e m p s on retrouve c o n s t a m m e n t ces pay-
sans, q u o i q u e en n o m b r e tou||334|jours m o i n d r e et dans des conditions de
plus en plus empirées. Exceptons p o u r t a n t le temps de Cromwell! T a n t

55
35 « V i n g t livres d e laine t r a n q u i l l e m e n t c o n v e r t i e s e n h a r d e s d e p a y s a n p a r l a p r o p r e i n d u s t r i e
de la famille, p e n d a n t les m o m e n t s de loisir q u e lui laisse le travail rural - cela ne fait pas
g r a n d fracas : m a i s portez-les au m a r c h é , envoyez-les à la fabrique, de là au courtier, p u i s au
m a r c h a n d , e t vous a u r e z d e g r a n d e s o p é r a t i o n s c o m m e r c i a l e s e t u n capital n o m i n a l e n g a g é ,
r e p r é s e n t a n t vingt fois la valeur de l'objet . . . . la classe p r o d u c t i v e est ainsi m i s e à c o n t r i b u -
40 t i o n afin d e s o u t e n i r u n e m i s é r a b l e p o p u l a t i o n d e f a b r i q u e , u n e classe d e b o u t i q u i e r s para-
sites et un s y s t è m e c o m m e r c i a l , m o n é t a i r e et financier, a b s o l u m e n t fictif. » (David U r q u h a r t ,
I.e., p . 120.)

665
Huitième section · L'accumulation primitive

q u e la r é p u b l i q u e dura, toutes les couches de la p o p u l a t i o n anglaise se


relevèrent de la dégradation où elles étaient t o m b é e s sous le règne des
Tudor.
Cette réapparition des petits laboureurs est en partie, c o m m e n o u s ve-
n o n s de le voir, l'effet du régime m a n u f a c t u r i e r l u i - m ê m e , m a i s la raison 5
p r e m i è r e en est q u e l'Angleterre s'adonne de préférence tantôt à la culture
des grains, tantôt à l'élève du bétail, et que ses périodes d'alternance e m -
brassent les u n e s un demi-siècle, les autres à p e i n e u n e vingtaine d ' a n n é e s .
Le n o m b r e des petits laboureurs travaillant à leur c o m p t e varie aussi
c o n f o r m é m e n t à ces fluctuations. 10
C'est la g r a n d e industrie seule qui, au m o y e n des m a c h i n e s , fonde l'ex-
ploitation agricole capitaliste sur u n e base p e r m a n e n t e , q u i fait radicale-
m e n t exproprier l ' i m m e n s e majorité de la p o p u l a t i o n rurale, et c o n s o m m e
la séparation de l'agriculture d'avec l'industrie d o m e s t i q u e des campagnes,
en en extirpant les racines - le filage et le tissage. Par e x e m p l e : « D e s m a - 15
nufactures p r o p r e m e n t dites et de la destruction des m a n u f a c t u r e s rurales
ou d o m e s t i q u e s sort, à l ' a v è n e m e n t des m a c h i n e s , la grande industrie lai-
56
n i è r e . » « L a charrue, le j o u g » , s'écrie M . D a v i d Urquhart, «furent l'inven-
tion des d i e u x et l'occupation des héros : le m é t i e r à tisser, le fuseau et le
rouet ont-ils u n e m o i n s n o b l e origine ? Vous séparez le rouet de la charrue, 20
le fuseau du joug, et vous obtenez des fabriques et des workhouses, du cré-
dit et des p a n i q u e s , d e u x n a t i o n s hostiles, l ' u n e agricole, l'autre c o m m e r -
57
c i a l e . » M a i s de cette séparation fatale date le développement nécessaire
des pouvoirs collectifs du travail et la transformation de la p r o d u c t i o n m o r -
celée, routinière, en p r o d u c t i o n c o m b i n é e , scientifique. L'industrie m é c a - 25
n i q u e c o n s o m m a n t cette séparation, c'est elle aussi q u i la première
c o n q u i e r t au capital t o u t le m a r c h é intérieur.
Les philanthropes de l'économie anglaise, tels q u e J. St. Mill, Rogers,
Goldwin Smith, Fawcett, etc., les fabricants libéraux, les J o h n Bright et
consorts, interpellent les propriétaires fonciers de l'Angleterre c o m m e D i e u 30
interpella Caïn sur son frère Abel. Où s'en sont-ils allés, s'écrient-ils, ces
milliers de francs-tenanciers (free-holders)! M a i s v o u s - m ê m e s , d'où venez-
56
T u c k e t t , 1. c, vol. I, p. 142, 143.
57
David U r q u h a r t , l . c , p . 122. M a i s voici Carey q u i a c c u s e l'Angleterre, n o n s a n s r a i s o n assu-
r é m e n t , de vouloir convertir t o u s les autres pays en pays p u r e m e n t agricoles p o u r avoir s e u l e 35
l e m o n o p o l e d e s fabriques. I l p r é t e n d q u e c'est ainsi q u e l a T u r q u i e a été m i n é e , l'Angleterre
« n ' a y a n t j a m a i s p e r m i s a u x propriétaires e t cultivateurs d u sol t u r c d e s e fortifier p a r l'al-
l i a n c e n a t u r e l l e de la c h a r m e et du m é t i e r , du m a r t e a u et de la h e r s e » (The Slave Trade, e t c ,
p . 125). D ' a p r è s lui, D . U r q u h a r t l u i - m ê m e a u r a i t été u n des p r i n c i p a u x agents d e l a m i n e d e
la T u r q u i e en y p r o p a g e a n t d a n s l'intérêt anglais la d o c t r i n e du libre é c h a n g e . Le plus joli, 40
c'est q u e Carey, g r a n d a d m i r a t e u r d u g o u v e r n e m e n t russe, veut p r é v e n i r l a s é p a r a t i o n d u tra-
vail i n d u s t r i e l d'avec l e travail agricole a u m o y e n d u s y s t è m e p r o t e c t i o n n i s t e , q u i n ' e n fait
qu'accélérer la marche.

666
Chapitre XXXI • Genèse du capitaliste industriel

vous, sinon de la destruction de ces free-holders? P o u r q u o i ne d e m a n d e z -


vous pas aussi ce que sont devenus les tisserands, les fileurs et tous les gens
de métiers i n d é p e n d a n t s ? |

| 3 3 5 | CHAPITRE XXXI

5 Genèse du capitaliste industriel


58
La genèse du capitaliste i n d u s t r i e l ne s'accomplit pas petit à petit c o m m e
celle du fermier. N u l d o u t e q u e m a i n t chef de corporation, b e a u c o u p d'ar-
tisans i n d é p e n d a n t s et m ê m e d'ouvriers salariés, ne soient devenus d'abord
des capitalistes en herbe, et q u e p e u à peu, grâce à u n e exploitation tou-
10 jours plus é t e n d u e de travail salarié, suivie d ' u n e a c c u m u l a t i o n correspon-
d a n t e , ils ne soient enfin sortis de leur coquille capitalistes de pied en cap.
L'enfance de la p r o d u c t i o n capitaliste offre, sous plus d ' u n aspect, les
m ê m e s phases que l'enfance de la cité au m o y e n âge, où la question de sa-
voir lequel des serfs évadés serait maître et lequel serviteur était en g r a n d e
15 partie décidée par la date plus ou m o i n s a n c i e n n e de leur fuite. C e p e n d a n t
cette m a r c h e à pas de tortue ne r é p o n d a i t a u c u n e m e n t a u x besoins com-
m e r c i a u x du n o u v e a u m a r c h é universel, créé par les grandes découvertes
de la fin du q u i n z i è m e siècle. M a i s le m o y e n âge avait transmis d e u x es-
pèces de capital, qui p o u s s e n t sous les régimes d ' é c o n o m i e sociale les plus
20 divers, et m ê m e qui, avant l'ère m o d e r n e , m o n o p o l i s e n t à eux seuls le rang
de capital. C'est le capital usuraire et le capital commercial. A présent, dit un
écrivain anglais qui, du reste, ne p r e n d pas garde au rôle j o u é par le capital
commercial, « à présent t o u t e la richesse de la société passe en p r e m i e r lieu
par les m a i n s du capitaliste ... il paie au propriétaire foncier la rente, au
25 travailleur le salaire, au percepteur l'impôt et la d î m e , et retient p o u r lui-
m ê m e u n e forte portion du produit a n n u e l du travail, en fait la partie la
plus grande et qui grandit encore j o u r par jour. A u j o u r d ' h u i le capitaliste
p e u t être considéré c o m m e propriétaire en première m a i n de toute la ri-
chesse sociale, b i e n q u ' a u c u n e loi ne lui ait conféré de droit à cette pro-
30 priété ... Ce c h a n g e m e n t d a n s la propriété a été effectué par les opérations
de l'usure, et le curieux de l'affaire, c'est q u e les législateurs de toute
l'Europe ont voulu e m p ê c h e r cela par des lois contre l'usure ... La puis-
sance du capitaliste sur t o u t e la richesse n a t i o n a l e i m p l i q u e u n e révolution
radicale dans le droit de propriété, et par quelle loi ou par quelle série de

58
35 Le m o t « i n d u s t r i e l » est ici e m p l o y é p a r o p p o s i t i o n ; d a n s le s e n s catégorique, le fermier est
t o u t aussi b i e n u n capitaliste i n d u s t r i e l q u e l e fabricant.

667
Huitième section • L'accumulation primitive

59
lois a-t-elle été o p é r é e ? » L ' a u t e u r cité aurait dû se dire que les révolu-
tions ne se font pas de par la loi.
La constitution féodale des c a m p a g n e s et l'organisation corporative des
villes e m p ê c h a i e n t le capital-argent, formé par la d o u b l e voie de l'usure et
du c o m m e r c e , de se convertir en capital industriel. Ces barrières t o m b è r e n t 5
avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l'expropriation et l'ex-
pulsion partielle des cultivateurs, m a i s on p e u t juger ||336| de la résistance
q u e r e n c o n t r è r e n t les m a r c h a n d s , sur le point de se transformer en p r o d u c -
teurs m a r c h a n d s , par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds en-
voyèrent encore en 1794 u n e deputation au p a r l e m e n t p o u r d e m a n d e r u n e 10
60
loi qui interdît à tout m a r c h a n d de devenir f a b r i c a n t . Aussi les m a n u f a c -
tures nouvelles s'établirent-elles de préférence d a n s les ports de m e r cen-
tres d'exportation, ou a u x endroits de l'intérieur situés hors du contrôle du
régime m u n i c i p a l et de ses corps de métiers. De là, en Angleterre, lutte
a c h a r n é e entre les vieilles villes privilégiées (Corporate towns) et ces n o u - 15
velles pépinières d'industrie. D a n s d'autres pays, en F r a n c e , par exemple,
celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois.
La découverte des contrées aurifères et argentifères de l ' A m é r i q u e , la ré-
d u c t i o n des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les m i n e s ou
leur extermination, les c o m m e n c e m e n t s de c o n q u ê t e et de pillage a u x 20
I n d e s orientales, la transformation de l'Afrique en u n e sorte de v a r e n n e
c o m m e r c i a l e p o u r la chasse aux p e a u x noires, voilà les procédés idylliques
d ' a c c u m u l a t i o n primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore. Aussi-
tôt après éclate la guerre m e r c a n t i l e ; elle a le globe entier p o u r théâtre.
S'ouvrant par la révolte de la H o l l a n d e contre l'Espagne, elle prend des pro- 25
portions gigantesques d a n s la croisade de l'Angleterre contre la révolution
française, et se prolonge, j u s q u ' à nos jours, en expéditions de pirates,
c o m m e les fameuses guerres d'opium contre la C h i n e .
Les différentes m é t h o d e s d ' a c c u m u l a t i o n primitive que l'ère capitaliste
fait éclore se partagent d'abord, par ordre plus ou m o i n s chronologique, le 30
Portugal, l'Espagne, la H o l l a n d e , la F r a n c e et l'Angleterre, j u s q u ' à ce q u e
celle-ci les c o m b i n e toutes, au dernier tiers du dix-septième siècle, d a n s un
e n s e m b l e systématique embrassant à la fois le régime colonial, le crédit p u -
blic, la finance m o d e r n e et le système protectionniste. Q u e l q u e s - u n e s de
ces m é t h o d e s reposent sur l'emploi de la force brutale, m a i s toutes sans ex- 35
ception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de
la société, afin de précipiter v i o l e m m e n t le passage de l'ordre é c o n o m i q u e
féodal à l'ordre é c o n o m i q u e capitaliste et d'abréger les phases de transi-
59
The natural and artificial Rights of Property contrasted. L o n d , 1832, p. 98, 99. L ' a u t e u r de cet
écrit a n o n y m e est T h . H o d g s k i n . 40
60
Dr A i k i n , 1. c.

668
Chapitre XXXI • Genèse du capitaliste industriel

tion. Et en effet, la Force est l'accoucheuse de t o u t e vieille société en tra-


vail. La Force est un agent é c o n o m i q u e .
Un h o m m e dont la ferveur c h r é t i e n n e a fait t o u t le r e n o m , M . W . H o w i t t ,
s'exprime ainsi sur la colonisation c h r é t i e n n e : « L e s barbaries et les atroci-
5 tés exécrables perpétrées par les races soi-disant chrétiennes, dans toutes
les régions du m o n d e et contre tous les peuples qu'elles ont pu subjuguer,
n ' o n t de parallèle dans a u c u n e autre ère de l'histoire universelle, chez
a u c u n e race si sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée qu'elle
61
fût .»
10 L'histoire de l'administration coloniale des Hollandais - et la H o l l a n d e
était au dix-septième siècle la n a t i o n capitaliste par excellence - « déroule
un tableau de meurtres, de trahisons, de corruption et de bassesse, q u i ne
62
sera j a m a i s é g a l é » .
R i e n de plus caractéristique q u e leur système d ' e n l è v e m e n t des naturels
15 des Celebes, à l'effet de se procurer des esclaves pour le Java. Ils avaient
t o u t un personnel spécialement dressé à ce rapt d ' u n n o u v e a u genre. Les
p r i n c i p a u x agents de ce c o m m e r c e étaient le ravisseur, l'interprète et le
vendeur, et les p r i n c i p a u x vendeurs étaient des princes indigènes. La j e u -
nesse enlevée était enfouie dans les cachots secrets de Celebes j u s q u ' à ce
20 q u ' o n l'entassât sur les navires d'esclaves.
« L a seule ville de Makassar, par exemple, dit un rapport officiel, four-
mille de prisons secrètes, toutes plus horribles les u n e s q u e les autres, rem-
plies de m a l h e u r e u x , victimes de l'avidité et de la tyrannie, chargés de fers,
v i o l e m m e n t arrachés à leurs familles.» P o u r s'emparer de Malacca, les
25 Hollandais corrompirent le gouverneur portugais. Celui-ci les fit entrer
d a n s la ville en 1641. Ils c o u r u r e n t aussitôt à sa m a i s o n et l'assassinèrent,
s'abstenant a i n s i . . . . de lui payer la s o m m e de 2 1 8 7 5 liv. st., prix de sa tra-
hison. Partout où ils m e t t a i e n t le pied, la dévastation et la dépopulation
m a r q u a i e n t leur passage. U n e province de Java, Banyuwangi, c o m p t a i t en
30 1 750 plus de 80 000 habitants. En 1811 elle n ' e n avait plus que 8000. Voilà
le doux Commerce !
La c o m p a g n i e anglaise des I n d e s orientales obtint, outre le pouvoir poli-
t i q u e , le m o n o p o l e exclusif du c o m m e r c e du thé et du c o m m e r c e chinois
en général, ainsi que celui du transport des m a r c h a n d i s e s d'Europe en Asie
35 et d'Asie en Europe. M a i s le cabotage et la navigation entre les îles, de
m ê m e q u e le c o m m e r c e à l'intérieur de l'Inde, furent concédés exclusive-
61
W i l l i a m H o w i t t : Colonization and Christianity. A Popular History of the treatment of the natives
by the Europeans en all their colonies. L o n d , 1838, p. 9. S u r le t r a i t e m e n t des esclaves on trouve
e
u n e b o n n e c o m p i l a t i o n c h e z C h a r l e s C o m t e (Traité de la Législation, 3 édit. Bruxelles, 1837).
40 II faut é t u d i e r ce sujet en d é t a i l p o u r voir ce q u e le b o u r g e o i s fait de l u i - m ê m e et du travail-
leur, p a r t o u t où il peut, s a n s g ê n e , m o d e l e r le m o n d e à son i m a g e .
62
T h o m a s Stamford Raffles, late G o v e r n o r of J a v a : Java and its dependencies. L o n d , 1817.

669
Huitième section · L'accumulation primitive

m e n t a u x employés supérieurs de la c o m p a g n i e . Les m o n o p o l e s du sel, de


l'opium, du bétel et d'autres denrées, étaient des m i n e s inépuisables de ri-
chesse. Les employés, fixant e u x - m ê m e s les prix, écorchaient à discrétion
le m a l h e u r e u x H i n d o u . Le g o u v e r n e m e n t général prenait part à ce com-
m e r c e privé. Ses favoris obtenaient des adjudications telles que, plus forts 5
q u e les alchimistes, ils faisaient de l'or avec rien. De grandes fortunes
p o u s s a i e n t e n vingt-quatre heures c o m m e des c h a m p i g n o n s ; l ' a c c u m u l a -
tion primitive s'opérait sans un liard d'avance. Le procès de W a r r e n H a s -
tings fourmille d'exemples de ce genre. Citons-en un seul. Un certain Sulli-
van obtient un contrat pour u n e livraison d ' o p i u m , au m o m e n t de son 10
départ en mission officielle pour u n e partie de l'Inde tout à fait éloignée
des districts producteurs. Sullivan cède son contrat p o u r 40 000 /. st. à un
certain B e n n ; Benn, de son côté, le revend le m ê m e j o u r pour 6 0 0 0 0 /.st.,
et l'acheteur définitif, exécuteur du contrat, déclare après cela avoir réa-|
|337|lisé un bénéfice é n o r m e . D'après u n e liste présentée au Parlement, la 15
C o m p a g n i e et ses employés extorquèrent aux I n d i e n s , de 1757 à 1766, sous
la seule r u b r i q u e de dons gratuits, u n e s o m m e de six millions de /. st. ! De
1769 à 1770, les Anglais provoquèrent u n e famine artificielle en a c h e t a n t
63
t o u t le riz et en ne consentant à le revendre q u ' à des prix f a b u l e u x .
Le sort des indigènes était n a t u r e l l e m e n t le plus affreux d a n s les planta- 20
tions destinées au seul c o m m e r c e d'exportation, telles q u e les I n d e s occi-
dentales, et d a n s les pays riches et populeux, tels q u e les I n d e s Orientales
et le M e x i q u e , t o m b é s entre les m a i n s d'aventuriers européens âpres à la
curée. C e p e n d a n t , m ê m e dans les colonies p r o p r e m e n t dites, le caractère
c h r é t i e n de l ' a c c u m u l a t i o n primitive ne se d é m e n t a i t point. Les austères 25
intrigants du protestantisme, les puritains, allouèrent en 1703, par décret
de leur assemblée, u n e prime de 40 /. st. par scalp d ' I n d i e n et a u t a n t par
c h a q u e P e a u - R o u g e fait prisonnier; en 1722, u n e p r i m e de 1 0 0 / . st.; en
1744, Massachusetts-Bay ayant déclaré rebelle u n e certaine tribu, les
p r i m e s suivantes furent offertes: 1 0 0 / . st. par scalp d'individu m â l e de 30
d o u z e ans et plus, 105 /. st. par prisonnier m â l e , 55 /. st. par f e m m e ou en-
fant pris, et 50 /.st. pour leurs scalpsl Trente ans après, les atrocités du ré-
gime colonial r e t o m b è r e n t sur les d e s c e n d a n t s de ces p i e u x pèlerins (pil-
grim fathers), devenus à leur tour des rebelles. Les limiers dressés à la
chasse des colons en révolte et les I n d i e n s payés pour livrer leurs scalps fu- 35
rent proclamés par le P a r l e m e n t « d e s m o y e n s q u e D i e u et la n a t u r e avaient
m i s entre ses m a i n s » .
Le régime colonial d o n n a un grand essor à la navigation et au com-
63
E n 1866, plus d ' u n m i l l i o n d ' H i n d o u s m o u r u r e n t d e faim d a n s l a s e u l e p r o v i n c e d'Orissa.
On n ' e n c h e r c h a pas m o i n s à e n r i c h i r le trésor p u b l i c p a r les prix de v e n t e d e s d e n r é e s offertes 40
a u x affamés.

670
Chapitre XXXI · Genèse du capitaliste industriel

m e r c e . Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les g o u v e r n e m e n t s de


m o n o p o l e s et de privilèges et servant de puissants leviers à la c o n c e n t r a t i o n
des capitaux. Il assurait des d é b o u c h é s aux m a n u f a c t u r e s naissantes, d o n t
la facilité d ' a c c u m u l a t i o n redoubla, grâce au m o n o p o l e du m a r c h é colo-
5 niai. Les trésors d i r e c t e m e n t extorqués hors de l'Europe par le travail forcé
des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le m e u r -
tre, refluaient à la mère-patrie p o u r y fonctionner c o m m e capital. La vraie
initiatrice du régime colonial, la H o l l a n d e , avait déjà, en 1648, atteint
l'apogée de sa grandeur. Elle était en possession presque exclusive du corn-
ici m e r c e des I n d e s orientales et des c o m m u n i c a t i o n s entre le sud-ouest et le
nord-est de l'Europe. Ses pêcheries, sa m a r i n e , ses manufactures, dépas-
saient celles des autres pays. Les capitaux de la R é p u b l i q u e étaient peut-
être plus importants que tous c e u x du reste de l'Europe pris e n s e m b l e .
De nos jours, la suprématie industrielle i m p l i q u e la suprématie c o m m e r -
15 ciale, m a i s à l'époque manufacturière p r o p r e m e n t dite, c'est la suprématie
c o m m e r c i a l e q u i d o n n e la suprématie industrielle. De là le rôle prépondé-
rant que j o u a alors le régime colonial. Il fut «le dieu étranger» qui «se
place sur l'autel, à c ô t é » des vieilles idoles de l ' E u r o p e ; « u n b e a u j o u r il
pousse du c o u d e ses c a m a r a d e s , et patatras ! voilà toutes les idoles à bas ! »
20 Le système du Crédit Public, c'est-à-dire des dettes publiques, d o n t Ve-
nise et G ê n e s avaient, au m o y e n âge, posé les premiers jalons, envahit
l'Europe définitivement p e n d a n t l'époque manufacturière. Le régime colo-
nial, avec son c o m m e r c e m a r i t i m e et ses guerres commerciales, lui servant
de serre c h a u d e , il s'installa d'abord en H o l l a n d e . La dette p u b l i q u e , en
25 d'autres termes, l'aliénation de l'État, qu'il soit despotique, constitutionnel
ou républicain, m a r q u e de son e m p r e i n t e l'ère capitaliste. La seule partie
de la soi-disant richesse n a t i o n a l e q u i entre réellement d a n s la possession
64
collective des peuples m o d e r n e s , c'est leur dette p u b l i q u e . Il n'y a d o n c
pas à s'étonner de la doctrine m o d e r n e q u e plus un peuple s'endette, plus il
30 s'enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. Aussi le m a n q u e de
foi en la dette p u b l i q u e vient-il, dès l'incubation de celle-ci, p r e n d r e la
65
place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul i m p a r d o n n a b l e .
La dette publique opère c o m m e un des agents les plus énergiques de
l ' a c c u m u l a t i o n primitive. P a r un c o u p de baguette, elle d o u e l'argent im-

64
35 W i l l i a m C o b b e t t r e m a r q u e q u ' e n A n g l e t e r r e t o u t e s les choses p u b l i q u e s s'appellent royales,
m a i s q u e par c o m p e n s a t i o n il y a la dette nationale.
65
Q u a n d , a u m o m e n t l e plus c r i t i q u e d e l a d e u x i è m e guerre d e l a F r o n d e , B u s s y - R a b u t i n d e -
m a n d e , p o u r p o u v o i r lever u n r é g i m e n t , des a s s i g n a t i o n s sur « l e s tailles d u N i v e r n o i s e n c o r e
d u e s » et sur le sel, M a z a r i n r é p o n d : « P l û t à D i e u q u e c e l a se p û t , m a i s t o u t cela est d e s t i n é
40 p o u r les r e n t e s sur l ' H ô t e l de Ville de Paris, et il serait é t r a n g e c o n s é q u e n c e de faire des levées
de ces d e n i e r s - l à ; il ne faut p o i n t irriter les rentiers ni c o n t r e m o i ni c o n t r e v o u s » (Mémoires
du comte de Bussy-Rabutin. N o u v . éd. A m s t e r d a m , 1 7 5 1 , 1.1, p. 165).

671
Huitième section · L'accumulation primitive

productif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital, s a n s qu'il


ait p o u r cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi in-
dustriel et m ê m e de l'usure privée. Les créditeurs publics, à vrai dire, ne
d o n n e n t rien, car leur principal, m é t a m o r p h o s é en effets publics d ' u n
transfert facile, c o n t i n u e à fonctionner entre leurs m a i n s c o m m e a u t a n t de 5
n u m é r a i r e . M a i s , à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la for-
t u n e improvisée des financiers intermédiaires entre le g o u v e r n e m e n t et la
n a t i o n , - de m ê m e q u e celle des traitants, m a r c h a n d s , manufacturiers par-
ticuliers, auxquels u n e b o n n e partie de tout e m p r u n t rend le service d ' u n
capital t o m b é du ciel, - la dette p u b l i q u e a d o n n é le branle a u x sociétés - 10
par actions, au c o m m e r c e de toute sorte de papiers négociables, a u x opéra-
tions aléatoires, à l'agiotage, en s o m m e , aux j e u x de bourse et à la b a n c o -
cratie m o d e r n e .
Dès leur naissance les grandes b a n q u e s , affublées de titres n a t i o n a u x ,
n ' é t a i e n t q u e des associations de spéculateurs privés s'établissant à côté 15
des g o u v e r n e m e n t s et, grâce aux privilèges qu'ils en o b t i e n n e n t , à m ê m e de
leur prêter l'argent du public. Aussi l ' a c c u m u l a t i o n de la dette p u b l i q u e
n'a-t-elle ||338| pas de gradimètre plus infaillible q u e la h a u s s e successive
des actions de ces b a n q u e s , d o n t le développement intégral date de la fon-
dation de la B a n q u e d'Angleterre, en 1694. Celle-ci c o m m e n ç a par prêter 20
t o u t son capital argent au g o u v e r n e m e n t à un intérêt de 8 % ; en m ê m e
t e m p s elle était autorisée par le P a r l e m e n t à battre m o n n a i e du m ê m e capi-
tal en le prêtant de n o u v e a u au public sous forme de billets q u ' o n lui per-
m i t de jeter en circulation, en e s c o m p t a n t avec eux des billets d'échange,
en les avançant sur des m a r c h a n d i s e s et en les e m p l o y a n t à l'achat de m é - 25
t a u x précieux. Bientôt après, cette m o n n a i e de crédit de sa propre fabrique
devint l'argent avec lequel la B a n q u e d'Angleterre effectua ses prêts à l'État
et paya pour lui les intérêts de la dette p u b l i q u e . Elle d o n n a i t d ' u n e m a i n ,
n o n - s e u l e m e n t pour recevoir davantage, m a i s tout en recevant elle restait
créancière de la n a t i o n à perpétuité, j u s q u ' à c o n c u r r e n c e du dernier liard 30
d o n n é . Peu à peu elle devint nécessairement le réceptacle des trésors m é -
talliques du pays et le grand centre a u t o u r d u q u e l gravita dès lors le crédit
commercial. D a n s le m ê m e t e m p s q u ' o n cessait en Angleterre de brûler les
sorcières, on c o m m e n ç a à y pendre les falsificateurs de billets de b a n q u e .
Il faut avoir parcouru les écrits de ce temps-là, c e u x de Bolingbroke, par 35
exemple, p o u r c o m p r e n d r e tout l'effet q u e produisit sur les c o n t e m p o r a i n s
l'apparition s o u d a i n e de cette engeance de bancocrates, financiers, ren-
66
tiers, courtiers, agents de change, brasseurs d'affaires et loups-cerviers .
66
« Si les Tartaree i n o n d a i e n t a u j o u r d ' h u i l ' E u r o p e , il faudrait b i e n des affaires p o u r leur faire
e n t e n d r e ce q u e c'est q u ' u n financier p a r m i n o u s . » ( M o n t e s q u i e u , Esprit des Lois, t. I V , p. 33, 40
éd. L o n d r e s , 1769).

672
Chapitre XXXI · Genèse du capitaliste industriel

Avec lés dettes p u b l i q u e s n a q u i t un système de crédit i n t e r n a t i o n a l qui


cache souvent u n e des sources de l ' a c c u m u l a t i o n primitive chez tel ou tel
peuple. C'est ainsi, par e x e m p l e , q u e les rapines et les violences véni-
tiennes forment u n e des bases de la richesse en capital de la H o l l a n d e , à
5 q u i Venise en d é c a d e n c e prêtait des s o m m e s considérables. A son tour, la
H o l l a n d e , d é c h u e vers la fin du dix-septième siècle de sa suprématie i n d u s -
trielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des c a p i t a u x é n o r m e s
en les prêtant à l'étranger, et, de 1701 à 1776, spécialement à l'Angleterre,
sa rivale victorieuse. Et il en est de m ê m e à présent de l'Angleterre et des
10 États-Unis. M a i n t capital, qui fait a u j o u r d ' h u i son apparition aux États-
U n i s sans extrait de naissance, n'est q u e du sang d'enfants de fabrique ca-
pitalisé h i e r en Angleterre.
C o m m e la dette p u b l i q u e est assise sur le revenu public, qui en doit
payer les redevances annuelles, le système m o d e r n e des impôts était le co-
15 rollaire obligé des e m p r u n t s n a t i o n a u x . Les e m p r u n t s , q u i m e t t e n t les gou-
v e r n e m e n t s à m ê m e de faire face a u x dépenses extraordinaires sans q u e les
contribuables s'en ressentent sur-le-champ, e n t r a î n e n t à leur suite un sur-
croît d'impôts ; de l'autre côté la surcharge d'impôts causée par l'accumula-
tion des dettes successivement contractées c o n t r a i n t les g o u v e r n e m e n t s , en
20 cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d'avoir recours à de n o u v e a u x
e m p r u n t s . La fiscalité m o d e r n e , d o n t les impôts sur les objets de première
nécessité - et p a r t a n t r e n c h é r i s s e m e n t de ceux-ci, formaient de p r i m e
abord le pivot, renferme d o n c en soi un g e r m e de progression a u t o m a t i q u e .
La surcharge des taxes n ' e n est pas un incident, m a i s le principe. A u s s i en
25 H o l l a n d e , où ce système a été d'abord inauguré, le grand patriote de W i t t
l'a-t-il exalté dans ses Maximes c o m m e le plus propre à rendre le salarié
s o u m i s , frugal, industrieux et .... e x t é n u é de travail. M a i s l'influence délé-
tère qu'il exerce sur la situation de la classe ouvrière doit m o i n s n o u s occu-
per ici q u e l'expropriation forcée qu'il i m p l i q u e du paysan, de l'artisan, et
30 des autres éléments de la petite classe m o y e n n e . Là-dessus il n'y a pas
d e u x opinions, m ê m e p a r m i les é c o n o m i s t e s bourgeois. Et son action ex-
propriatrice est encore renforcée par le système protectionniste, qui consti-
t u e u n e de ses parties intégrantes.
La grande part qui revient à la dette p u b l i q u e , et au système de fiscalité
35 correspondant, dans la capitalisation de la richesse et l'expropriation des
masses, a i n d u i t u n e foule d' écrivains, tels q u e William Cobbett, D o u b l e -
day et autres, à y chercher à tort la cause première de la misère des peuples
modernes.
Le système protectionniste fut un m o y e n artificiel de fabriquer des fabri-
40 cants, d'exproprier des travailleurs i n d é p e n d a n t s , de convertir en capital les
i n s t r u m e n t s et conditions matérielles du travail, d'abréger de vive force la

673
Huitième section · L'accumulation primitive

transition du m o d e traditionnel de p r o d u c t i o n au m o d e m o d e r n e . Les États


e u r o p é e n s se disputèrent la p a l m e du p r o t e c t i o n n i s m e , et, u n e fois entrés
au service des faiseurs de plus-value, ils ne se c o n t e n t è r e n t pas de saigner à
b l a n c leur propre peuple, i n d i r e c t e m e n t par les droits protecteurs, directe-
m e n t par les primes d'exportation, les m o n o p o l e s de vente à l'intérieur, etc. 5
D a n s les pays voisins placés sous leur d é p e n d a n c e , ils extirpèrent violem-
m e n t t o u t e espèce d'industrie : c'est ainsi q u e l'Angleterre t u a la m a n u f a c -
t u r e de laine en Irlande, à coups d'ukases parlementaires. Le procédé de fa-
brication des fabricants fut encore simplifié sur le continent, où Colbert
avait fait école. La source e n c h a n t é e d'où le capital primitif arrivait t o u t 10
droit a u x faiseurs, sous forme d'avance et m ê m e de d o n gratuit, y fut sou-
vent le trésor public. « P o u r q u o i ! » s'écrie M i r a b e a u , « p o u r q u o i aller cher-
cher si loin la cause de l'éclat m a n u f a c t u r i e r de la Saxe avant la guerre !
67
Cent quatre-vingt millions de dettes faites par les s o u v e r a i n s . »
R é g i m e colonial, dettes publiques, exactions fiscales, protection i n d u s - 15
trielle, guerres commerciales, etc., tous ces rejetons de la p é r i o d e m a n u f a c -
turière p r o p r e m e n t dite p r e n n e n t u n d é v e l o p p e m e n t gigantesque p e n d a n t
la p r e m i è r e j e u n e s s e de la grande industrie. Q u a n t à sa naissance, elle est
d i g n e m e n t célébrée par u n e sorte de massacre des i n n o c e n t s - le vol d'en-
fants exécuté en grand. Le r e c r u t e m e n t des fabriques nouvelles se fait 20
c o m m e celui de la m a r i n e royale - au m o y e n de la presse! |
|339| Si blasé q u e F . M . E d e n se soit m o n t r é au sujet de l'expropriation
du cultivateur, d o n t l'horreur remplit trois siècles ; q u e l q u e soit son air de
c o m p l a i s a n c e en face de ce d r a m e historique, « n é c e s s a i r e » , p o u r établir
l'agriculture capitaliste et « l a vraie proportion entre les terres de l a b o u r et 25
celles de pacage», cette sereine intelligence des fatalités é c o n o m i q u e s lui
fait défaut dès qu'il s'agit de la nécessité du vol des enfants, de la nécessité
de les asservir, afin de pouvoir transformer l'exploitation m a n u f a c t u r i è r e
en exploitation m é c a n i q u e et d'établir le vrai rapport entre le capital et la
force ouvrière. « L e public, dit-il, ferait peut-être b i e n d ' e x a m i n e r si u n e 30
m a n u f a c t u r e dont la réussite exige q u ' o n arrache a u x c h a u m i è r e s et a u x
workhouses de pauvres enfants qui, se relevant par troupes, p e i n e r o n t la
plus grande partie de la n u i t et seront privés de leur repos, - laquelle, en
outre, agglomère pêle-mêle des individus différents de sexe, d'âge et de
p e n c h a n t s , en sorte q u e la contagion de l'exemple entraîne n é c e s s a i r e m e n t 35
la dépravation et le libertinage, - si u n e telle m a n u f a c t u r e p e u t j a m a i s aug-
68
m e n t e r l a s o m m e d u b o n h e u r individuel e t n a t i o n a l . »
« D a n s le Derbyshire, le N o t t i n g h a m s h i r e et surtout le Lancashire », dit
F i e l d e n , qui était l u i - m ê m e filateur, «les m a c h i n e s r é c e m m e n t inventées
67
M i r a b e a u , 1 . c , t . VI, p . 1 0 1 . 40
68
E d e n , 1. c, 1. II, ch. I, p. 4 2 0 - 4 2 2 .

674
Chapitre XXXI · Genèse du capitaliste industriel

furent employées d a n s de grandes fabriques, t o u t près de cours d'eau assez


puissants p o u r m o u v o i r la r o u e h y d r a u l i q u e . Il fallut t o u t à coup des mil-
liers de bras d a n s ces endroits éloignés des villes, et le Lancashire en parti-
culier, jusqu'alors relativement très-peu p e u p l é et stérile, eut avant tout be-
5 soin d ' u n e population. D e s doigts petits et agiles, tel était le cri général, et
aussitôt n a q u i t la c o u t u m e de se procurer de soi-disant apprentis des work-
h o u s e s a p p a r t e n a n t aux diverses paroisses de Londres, de B i r m i n g h a m et
d'ailleurs. Des milliers de ces pauvres petits a b a n d o n n é s , de sept à treize et
quatorze ans, furent ainsi expédiés vers le nord. Le maître (le voleur d'en-
10 fants) se chargeait de vêtir, n o u r r i r et loger ses apprentis dans u n e m a i s o n
ad hoc tout près de la fabrique. P e n d a n t le travail, ils étaient sous l'œil des
surveillants. C'était l'intérêt de ces g a r d e s - c h i o u r m e de faire trimer les en-
fants à outrance, car, selon la q u a n t i t é de produits qu'ils en savaient ex-
traire, leur propre paye d i m i n u a i t ou a u g m e n t a i t . Les m a u v a i s traitements,
15 telle fut la c o n s é q u e n c e naturelle . . . . D a n s b e a u c o u p de districts m a n u f a c -
turiers, principalement d a n s le Lancashire, ces êtres i n n o c e n t s , sans a m i s
ni soutiens, q u ' o n avait livrés a u x maîtres de fabrique, furent s o u m i s aux
tortures les plus affreuses. Épuisés par l'excès de travail, ils furent fouettés,
enchaînés, t o u r m e n t é s avec les raffinements les plus étudiés. Souvent,
20 q u a n d la faim les tordait le plus fort, le fouet les m a i n t e n a i t au travail. Le
désespoir les porta, en q u e l q u e s cas, au suicide ! ... Les belles et r o m a n t i -
ques vallées du Derbyshire devinrent de noires solitudes où se c o m m i r e n t
i m p u n é m e n t des atrocités sans n o m et m ê m e des meurtres ! ... Les profits
énormes réalisés par les fabricants ne firent qu'aiguiser leurs dents. Ils ima-
25 ginèrent la pratique du travail n o c t u r n e , c'est-à-dire qu'après avoir épuisé
un groupe de travailleurs par la besogne de jour, ils t e n a i e n t un autre
groupe tout prêt pour la besogne de n u i t . Les premiers se j e t a i e n t d a n s les
lits que les seconds v e n a i e n t de quitter au m o m e n t m ê m e , et vice versa.
C'est u n e tradition populaire d a n s le Lancashire que les lits ne refroidis-
6 9
30 saient j a m a i s ! »
69
J o h n F i e l d e n : The Curse of the factory system, p. 5, 6. - R e l a t i v e m e n t a u x i n f a m i e s c o m m i s e s
r
à l'origine des fabriques, voyez D A i k i n (1795), l . c , p. 2 1 9 , et G i s b o r n e : Enquiry into the duties
of men, 1795, vol. I I . - D è s q u e la m a c h i n e à v a p e u r t r a n s p l a n t a les fabriques des c o u r s d ' e a u
d e l a c a m p a g n e a u m i l i e u des villes, l e faiseur d e plus-value, a m a t e u r « d ' a b s t i n e n c e » , t r o u v a
35 s o u s l a m a i n t o u t e u n e a r m é e d ' e n f a n t s s a n s avoir b e s o i n d e m e t t r e des w o r k h o u s e s e n r é q u i -
sition. - L o r s q u e Sir R . P e e l (père du ministre de laplausibilité) p r é s e n t a en 1815 son bill sur
les m e s u r e s à p r e n d r e p o u r p r o t é g e r les enfants, F. H o r n e r , l ' a m i de R i c a r d o , cita les faits sui-
v a n t s d e v a n t l a C h a m b r e des c o m m u n e s : « I l est n o t o i r e q u e r é c e m m e n t , p a r m i les m e u b l e s
d ' u n b a n q u e r o u t i e r , u n e b a n d e d ' e n f a n t s d e f a b r i q u e fut, s i j e p u i s m e servir d e cette e x p r e s -
40 sion, m i s e a u x e n c h è r e s et v e n d u e c o m m e faisant partie de l'actif! Il y a d e u x a n s (1813), un
cas a b o m i n a b l e se p r é s e n t a d e v a n t le t r i b u n a l du Banc du Roi. Il s'agissait d ' u n c e r t a i n n o m -
bre d'enfants. U n e paroisse de L o n d r e s les avait livrés à un fabricant, q u i de son côté les avait
passés à u n autre. Q u e l q u e s a m i s d e l ' h u m a n i t é les d é c o u v r i r e n t f i n a l e m e n t d a n s u n é t a t c o m -
plet d ' i n a n i t i o n . Un a u t r e cas e n c o r e p l u s a b o m i n a b l e a été p o r t é à ma c o n n a i s s a n c e l o r s q u e

675
Huitième section • L'accumulation primitive

Avec le développement de la p r o d u c t i o n capitaliste p e n d a n t la période


m a n u f a c t u r i è r e , l'opinion p u b l i q u e e u r o p é e n n e avait dépouillé son dernier
l a m b e a u de conscience et de p u d e u r . C h a q u e n a t i o n se faisait u n e gloire
cynique de t o u t e infamie propre à accélérer l ' a c c u m u l a t i o n du capital.
Q u ' o n lise, par exemple, les naïves A n n a l e s du C o m m e r c e de l ' h o n n ê t e 5
A n d e r s o n . Ce brave h o m m e a d m i r e c o m m e un trait de génie de la politi-
q u e anglaise que, lors de la paix d'Utrecht, l'Angleterre ait arraché à l'Es-
pagne, p a r le traité d'Asiento, le privilège de faire, entre l'Afrique et l ' A m é -
r i q u e espagnole, la traite des nègres qu'elle n'avait faite j u s q u e - l à q u ' e n t r e
l'Afrique et ses possessions de l'Inde Occidentale. L'Angleterre obtint ainsi 10
de fournir j u s q u ' e n 1743 quatre mille h u i t cents nègres par an à l ' A m é r i q u e
espagnole. Cela lui servait en m ê m e t e m p s à couvrir d ' u n voile officiel les
prouesses de sa contrebande. Ce fut la traite des nègres q u i j e t a les fonde-
m e n t s de la g r a n d e u r de Liverpool; pour cette ville orthodoxe le trafic de
chair h u m a i n e constitua toute la m é t h o d e d ' a c c u m u l a t i o n primitive. Et, 15
j u s q u ' à n o s jours, les notabilités de Liverpool ont c h a n t é les vertus spécifi-
ques du c o m m e r c e d'esclaves, « l e q u e l développe l'esprit d'entreprise
j u s q u ' à la passion, forme des m a r i n s sans pareils et rapporte é n o r m é m e n t
70
d ' a r g e n t » . Liverpool employait à la t r a i t e : 15 navires en 1730, 53 en
1751, 74 en 1760, 96 e n 1770, et 132 e n 1792. 20

D a n s le m ê m e temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angle-


terre l'esclavage des enfants, ||340| aux États-Unis elle transformait le trai-
t e m e n t plus o u m o i n s patriarcal des noirs e n u n système d'exploitation
m e r c a n t i l e . En s o m m e , il fallait p o u r piédestal à l'esclavage dissimulé des
7 1
salariés en E u r o p e l'esclavage sans phrase dans le n o u v e a u m o n d e . 25
Tanice molis erat! Voilà de quel prix n o u s avons payé nos c o n q u ê t e s ;
voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les «lois éternelles et n a t u r e l l e s » de
la p r o d u c t i o n capitaliste, p o u r c o n s o m m e r le divorce du travailleur d'avec
les conditions du travail, p o u r transformer celles-ci en capital et la masse
du peuple en salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d'œuvre 30
72
de l'art, création s u b l i m e de l'histoire m o d e r n e . Si, d'après Augier, c'est

j ' é t a i s m e m b r e du c o m i t é d ' e n q u ê t e p a r l e m e n t a i r e . Il y a q u e l q u e s a n n é e s s e u l e m e n t , u n e pa-


roisse d e L o n d r e s e t u n fabricant c o n c l u r e n t u n traité d a n s l e q u e l i l fut stipulé q u e p a r ving-
t a i n e d ' e n f a n t s sains de corps et d'esprit v e n d u s il devrait a c c e p t e r un idiot. »
70 r
Voy. l e livre déjà cité d u D A i k i n , 1795. 35
71
E n 1790 i l y avait d a n s les I n d e s o c c i d e n t a l e s anglaises d i x esclaves p o u r u n h o m m e l i b r e ;
d a n s les I n d e s françaises q u a t o r z e p o u r u n ; d a n s les I n d e s h o l l a n d a i s e s vingt-trois p o u r u n
( H e n r y B r o u g h a m : An Inquiry into the colonial policy of the European powers. É d i m b , 1803,
vol. II, p . 74).
72
Cette e x p r e s s i o n labouring poor se trouve d a n s les lois anglaises, d e p u i s le t e m p s où la classe 40
des salariés c o m m e n c e à attirer l ' a t t e n t i o n . La qualification de labouring poor est Opposée
d ' u n e part à celle de idle poor, le p a u v r e fainéant, m e n d i a n t , etc., d ' a u t r e p a r t à celle de travail-
leur, possesseur de ses m o y e n s de travail, n ' é t a n t pas e n c o r e t o u t à fait plumé. De la loi l'ex-

676
Chapitre XXXII · Tendance historique de l'accumulation capitaliste

«avec des taches naturelles de sang sur u n e de ses faces» q u e « l ' a r g e n t est
73
venu au m o n d e » , le capital y arrive s u a n t le sang et la b o u e par tous les
74
pores .1

|341| CHAPITRE XXXII

5 Tendance historique de l'accumulation capitaliste

Ainsi d o n c ce qui gît au fond de l ' a c c u m u l a t i o n primitive du capital, au


fond de sa genèse historique, c'est l'expropriation du p r o d u c t e u r i m m é d i a t ,
c'est la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son
possesseur.
10 La propriété privée, c o m m e antithèse de la propriété collective, n'existe
q u e là où les i n s t r u m e n t s et les autres conditions extérieures du travail ap-
p a r t i e n n e n t à des particuliers. M a i s selon q u e ceux-ci sont les travailleurs
ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. Les formes infi-
n i m e n t n u a n c é e s qu'elle affecte à p r e m i è r e vue ne font que réfléchir les
15 états intermédiaires entre ces d e u x extrêmes.
La propriété privée du travailleur sur les m o y e n s de son activité p r o d u c -
tive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou manufacturière, et
celle-ci constitue la pépinière de la p r o d u c t i o n sociale, l'école où s'élabo-
rent l'habileté m a n u e l l e , l'adresse ingénieuse et la libre individualité du

20 pression est p a s s é e d a n s l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e d e p u i s Culpeper, J . Child, etc., j u s q u ' à A d a m


S m i t h et E d e n . On p e u t j u g e r d'après cela de la b o n n e foi de l'exécrable political cantmonger
E d m u n d Burke, q u a n d il d é c l a r e l'expression labouring poor un execrable political cant. Ce sy-
c o p h a n t e , q u i à la solde de l'oligarchie anglaise a j o u é le r o m a n t i q u e c o n t r e la R é v o l u t i o n
française, d e m ê m e q u ' à l a solde des c o l o n i e s d u N o r d d e l ' A m é r i q u e , a u c o m m e n c e m e n t d e
25 leurs troubles, il avait j o u é le libéral c o n t r e l'oligarchie anglaise, avait l ' â m e f o n c i è r e m e n t
b o u r g e o i s e . « L e s lois du c o m m e r c e , dit-il, s o n t les lois de la n a t u r e et c o n s é q u e m m e n t de
D i e u » ( E . B u r k e , l . c , p . 32). R i e n d ' é t o n n a n t q u e , f i d è l e a u x lois d e D i e u e t d e l a n a t u r e , i l s e
soit toujours v e n d u au p l u s offrant e n c h é r i s s e u r . On trouve d a n s les écrits du Rév. T u c k e r - il
était p a s t e u r e t tory, a u d e m e u r a n t h o m m e h o n o r a b l e e t b o n é c o n o m i s t e - u n p o r t r a i t b i e n
30 réussi d e cet E d m u n d B u r k e , a u t e m p s d e son l i b é r a l i s m e . A u n e é p o q u e c o m m e l a n ô t r e , o ù
la l â c h e t é des caractères s ' u n i t à la foi la p l u s a r d e n t e a u x « l o i s du c o m m e r c e » , c'est un d e -
voir d e stigmatiser sans r e l â c h e les gens tels q u e B u r k e , q u e r i e n n e d i s t i n g u e d e leurs s u c c e s -
seurs, rien, si ce n ' e s t le t a l e n t .
73
M a r i e A u g i e r : Du Crédit public. Paris, 1842, p. 2 6 5 .
74
35 « L e capital, dit la Quarterly Review, fuit le t u m u l t e et les d i s p u t e s , et est t i m i d e par n a t u r e .
Cela est très-vrai, m a i s c e n ' e s t p a s p o u r t a n t t o u t e l a vérité. L e capital a b h o r r e l ' a b s e n c e d e
profit ou un profit m i n i m e , c o m m e la n a t u r e a h o r r e u r du vide. Q u e le profit soit c o n v e n a b l e ,
e t l e c a p i t a l d e v i e n t c o u r a g e u x : 10% d'assurés, e t o n p e u t l ' e m p l o y e r p a r t o u t ; 2 0 % , i l
s'échauffe; 5 0 % , il est d ' u n e t é m é r i t é folle; à 100%, il foule a u x p i e d s t o u t e s les lois h u -
40 m a i n e s ; 300 %, et il n'est p a s de c r i m e q u ' i l n ' o s e c o m m e t t r e , m ê m e au r i s q u e de la p o t e n c e .
Q u a n d le désordre et la d i s c o r d e p o r t e n t profit, il les e n c o u r a g e t o u s d e u x ; p r e u v e : la c o n t r e -
b a n d e e t l a traite des n è g r e s . » T . J . D u n n i n g , l . c , p . 35, 36.

677
Huitième section • L'accumulation primitive

travailleur. Certes, ce m o d e de p r o d u c t i o n se r e n c o n t r e au m i l i e u de l'es-


clavage, du servage et d'autres états de d é p e n d a n c e . M a i s il ne prospère, il
ne déploie toute son énergie, il ne revêt sa forme intégrale et classique, q u e
là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de travail qu'il
m e t l u i - m ê m e en oeuvre, le paysan du sol qu'il cultive, l'artisan de l'outil- 5
läge qu'il m a n i e , c o m m e le virtuose de son i n s t r u m e n t .
Ce régime industriel de petits producteurs i n d é p e n d a n t s , travaillant à
leur c o m p t e , présuppose le m o r c e l l e m e n t du sol et l'éparpillement des
autres m o y e n s de production. C o m m e il en exclut la concentration, il ex-
clut aussi la coopération sur u n e grande échelle, la subdivision de la be- 10
sogne d a n s l'atelier et aux c h a m p s , le m a c h i n i s m e , la d o m i n a t i o n savante
de l ' h o m m e sur la n a t u r e , le libre développement des puissances sociales
du travail, le concert et l'unité d a n s les fins, les m o y e n s et les efforts de
l'activité collective. Il n'est compatible qu'avec un état de la p r o d u c t i o n et
de la société étroitement borné. L'éterniser, ce serait, c o m m e le dit perti- 15
n e m m e n t Pecqueur, «décréter la médiocrité en t o u t » . M a i s , arrivé à un
certain degré, il engendre de l u i - m ê m e les agents matériels de sa dissolu-
tion. A partir de ce m o m e n t , des forces et des passions qu'il c o m p r i m e
c o m m e n c e n t à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. Son
m o u v e m e n t d'élimination transformant les m o y e n s de p r o d u c t i o n indivi- 20
duels et épars en m o y e n s de p r o d u c t i o n socialement concentrés, faisant de
la propriété n a i n e du grand n o m b r e la propriété colossale de q u e l q u e s - u n s ,
cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du p e u p l e travailleur,
voilà les origines, voilà la genèse du capital. Elle embrasse t o u t e u n e série
de procédés violents, d o n t n o u s n'avons passé en revue q u e les plus m a r - 25
q u a n t s sous le titre de m é t h o d e s d ' a c c u m u l a t i o n primitive.
L'expropriation des producteurs i m m é d i a t s s'exécute avec un vanda-
lisme impitoyable q u ' a i g u i l l o n n e n t les mobiles les plus infâmes, les pas-
sions les plus sordides et les plus haïssables d a n s leur petitesse. La propriété
privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété q u i soude p o u r 30
ainsi dire le travailleur isolé et a u t o n o m e a u x c o n d i t i o n s extérieures du
travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur
75
l'exploitation du travail d'autrui, sur le s a l a r i a t . |
|342| Dès q u e ce procès de transformation a d é c o m p o s é suffisamment et
de fond en comble la vieille société, q u e les producteurs sont changés en 35
prolétaires et leurs conditions de travail en capital, qu'enfin le régime capi-
taliste se soutient par la seule force é c o n o m i q u e des choses, alors la sociali-
sation ultérieure du travail, ainsi q u e la m é t a m o r p h o s e progressive du sol
75
« N o u s s o m m e s d a n s u n e c o n d i t i o n t o u t à fait n o u v e l l e d e l a société . . . . n o u s t e n d o n s à sé-
p a r e r t o u t e espèce de propriété d'avec t o u t e espèce de travail.» S i s m o n d i : Nouveaux principes 40
de l'Écon. polit, t. I I , p. 434.

678
Chapitre XXXII · Tendance historique de l'accumulation capitaliste

et des autres m o y e n s de p r o d u c t i o n en i n s t r u m e n t s socialement exploités,


c o m m u n s , en un mot, l'élimination ultérieure des propriétés privées - va
revêtir u n e nouvelle forme. Ce q u i est m a i n t e n a n t à exproprier, ce n'est
plus le travailleur i n d é p e n d a n t , m a i s le capitaliste, le chef d ' u n e a r m é e ou
5 d ' u n e escouade de salariés.
Cette expropriation s'accomplit par le j e u des lois i m m a n e n t e s de la pro-
d u c t i o n capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux.
Corrélativement à cette centralisation, à l'expropriation du grand n o m b r e
des capitalistes par le petit, se développent sur u n e échelle toujours crois-
10 sante l'application de la science à la t e c h n i q u e , l'exploitation de la terre
avec m é t h o d e et e n s e m b l e , la transformation de l'outil en i n s t r u m e n t s
puissants s e u l e m e n t par l'usage c o m m u n , p a r t a n t l ' é c o n o m i e des m o y e n s
de production, l'entrelacement de tous les peuples dans le réseau du m a r -
ché universel, d'où le caractère i n t e r n a t i o n a l i m p r i m é au régime capita-
ls liste. A m e s u r e q u e d i m i n u e le n o m b r e des potentats du capital q u i usur-
p e n t et m o n o p o l i s e n t tous les avantages de cette période d'évolution
sociale, s'accroît la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'ex-
ploitation, m a i s aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossis-
sante et de plus en plus disciplinée, u n i e et organisée par le m é c a n i s m e
20 m ê m e de la production capitaliste. Le m o n o p o l e du capital devient u n e en-
trave pour le m o d e de p r o d u c t i o n q u i a g r a n d i et prospéré avec lui et sous
ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts
matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir d a n s leur enve-
loppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L ' h e u r e de la propriété
25 capitaliste a s o n n é . Les expropriateurs sont à leur tour expropriés.
L'appropriation capitaliste, conforme au m o d e de p r o d u c t i o n capitaliste,
constitue la première n é g a t i o n de cette propriété privée qui n'est q u e le co-
rollaire du travail i n d é p e n d a n t et individuel. M a i s la p r o d u c t i o n capitaliste
e n g e n d r e elle-même sa propre n é g a t i o n avec la fatalité q u i préside a u x m é -
30 tamorphoses de la n a t u r e . C'est la négation de la négation. Elle rétablit n o n
la propriété privée du travailleur, m a i s sa propriété individuelle, fondée sur
les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession com-
m u n e de tous les m o y e n s de production, y compris le sol.
P o u r transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail indivi-
35 duel, en propriété capitaliste, il a n a t u r e l l e m e n t fallu plus de temps, d'ef-
forts et de peines, q u e n ' e n exigera la m é t a m o r p h o s e en propriété sociale
de la propriété capitaliste, q u i de fait repose déjà sur un m o d e de p r o d u c -
tion collectif. Là il s'agissait de l'expropriation de la m a s s e par q u e l q u e s
u s u r p a t e u r s ; ici il s'agit de l'expropriation de q u e l q u e s usurpateurs par la
76
40 masse . |
76
« L e progrès d e l ' i n d u s t r i e , d o n t l a b o u r g e o i s i e est l e v é h i c u l e i n c o n s c i e n t , r e m p l a c e p e u à

679
Huitième section • L'accumulation primitive

|343| CHAPITRE XXXIII

La théorie moderne de la colonisation

L ' é c o n o m i e politique cherche, en principe, à entretenir u n e confusion des


plus c o m m o d e s entre d e u x genres de propriété privée b i e n distincts, la pro-
priété privée fondée sur le travail personnel et la propriété capitaliste fon- 5
dèe sur le travail d'autrui, oubliant, à dessein, q u e celle-ci n o n - s e u l e m e n t
forme l'antithèse de celle-là, m a i s qu'elle ne croît q u e sur sa t o m b e . D a n s
l'Europe occidentale, mère-patrie de l'économie politique, l ' a c c u m u l a t i o n
primitive, c'est-à-dire, l'expropriation des travailleurs, est en partie
c o n s o m m é e , soit que le régime capitaliste se soit d i r e c t e m e n t inféodé t o u t e 10
la p r o d u c t i o n n a t i o n a l e , soit q u e - là où les conditions é c o n o m i q u e s sont
m o i n s avancées - il dirige au m o i n s i n d i r e c t e m e n t les couches sociales q u i
persistent à côté de lui et déclinent p e u à p e u avec le m o d e de p r o d u c t i o n
s u r a n n é qu'elles comportent. A la société capitaliste déjà faite l'économiste
a p p l i q u e les n o t i o n s de droit et de propriété léguées par u n e société pré- 15
capitaliste, avec d ' a u t a n t plus de zèle et d'onction, q u e les faits protes-
t e n t plus h a u t contre son idéologie. D a n s les colonies il en est t o u t autre-
7 7
ment .
Là le m o d e de production et d'appropriation capitaliste se h e u r t e partout
contre la propriété corollaire du travail personnel, contre le p r o d u c t e u r qui, 20
disposant des conditions extérieures du travail, s'enrichit l u i - m ê m e au lieu
d'enrichir le capitaliste. L'antithèse de ces d e u x m o d e s d'appropriation,
d i a m é t r a l e m e n t opposés, s'affirme ici d ' u n e façon concrète, par la lutte. Si
le capitaliste se sent appuyé par la puissance de la mère-patrie, il cherche à
écarter v i o l e m m e n t de son c h e m i n la pierre d ' a c h o p p e m e n t . Le m ê m e inté- 25
rêt q u i pousse le sycophante du capital, l'économiste, à soutenir chez lui

p e u l ' i s o l e m e n t des travailleurs n é d e l a c o n c u r r e n c e par leur u n i o n r é v o l u t i o n n a i r e a u m o y e n


de l'association. A m e s u r e q u e la g r a n d e i n d u s t r i e se développe, la b a s e m ê m e sur laquelle la
b o u r g e o i s i e a assis sa p r o d u c t i o n et son a p p r o p r i a t i o n des p r o d u i t s se d é r o b e s o u s ses pieds.
Ce q u ' e l l e p r o d u i t a v a n t tout, ce s o n t ses propres fossoyeurs. S o n é l i m i n a t i o n et le t r i o m p h e 30
d u p r o l é t a r i a t sont é g a l e m e n t inévitables . . . . D e t o u t e s les classes s u b s i s t a n t a u j o u r d ' h u i e n
face de la b o u r g e o i s i e le prolétariat seul forme u n e classe r é e l l e m e n t r é v o l u t i o n n a i r e . L e s
a u t r e s d é p é r i s s e n t et s ' é t e i g n e n t d e v a n t la g r a n d e i n d u s t r i e , d o n t le p r o l é t a r i a t est le p r o d u i t
p r o p r e . . . . La classe m o y e n n e , le petit industriel, le p e t i t c o m m e r ç a n t , l'artisan, le cultivateur,
t o u s c o m b a t t e n t l a b o u r g e o i s i e p o u r sauver l e u r e x i s t e n c e c o m m e classes m o y e n n e s . . . . Ils 35
s o n t r é a c t i o n n a i r e s , car ils c h e r c h e n t à faire t o u r n e r en arrière la r o u e de l ' h i s t o i r e . » F . E n g e l s
et Karl M a r x : Manifest der kommunistischen Partei. L o n d , 1848, p. 1 1 , 9.
77
I I s'agit ici d e colonies réelles, d ' u n sol vierge colonisé p a r des e m i g r a n t s libres. L e s É t a t s -
U n i s s o n t e n c o r e , a u p o i n t d e vue é c o n o m i q u e , u n e c o l o n i e e u r o p é e n n e . O n p e u t aussi d u
reste faire e n t r e r d a n s cette catégorie les a n c i e n n e s p l a n t a t i o n s d o n t l ' a b o l i t i o n de l'esclavage 40
a d e p u i s l o n g t e m p s r a d i c a l e m e n t b o u l e v e r s é l'ordre i m p o s é par les c o n q u é r a n t s .

680
Chapitre XXXIII · La théorie moderne de la colonisation

l'identité théorique de la propriété capitaliste et de son contraire, le déter-


m i n e a u x colonies à entrer dans la voie des aveux, à proclamer b i e n h a u t
l'incompatibilité de ces d e u x ordres sociaux. Il se m e t d o n c à d é m o n t r e r
qu'il faut ou renoncer au d é v e l o p p e m e n t des puissances collectives du tra-
5 vail, à la coopération, à la division manufacturière, à l'emploi en grand des
m a c h i n e s , etc., ou trouver des expédients p o u r exproprier les travailleurs et
transformer leurs m o y e n s de p r o d u c t i o n en capital. D a n s l'intérêt de ce
qu'il lui plaît d'appeler la richesse de la nation, il cherche des artifices pour
assurer la pauvreté du peuple. Dès lors, sa cuirasse de sophismes apologéti-
10 ques se détache fragment par fragment, c o m m e un bois pourri.
78
Si Wakefield n ' a rien dit de n e u f sur les c o l o n i e s , on ne saurait lui dis-
puter le mérite d'y avoir découvert la vérité sur les rapports capitalistes en
79
Europe. De m ê m e q u ' à ses origines le système p r o t e c t e u r t e n d a i t à fabri-
quer des fabricants dans la mère-patrie, de m ê m e la théorie de la colonisa-
is tion de Wakefield que, p e n d a n t des a n n é e s , l'Angleterre s'est efforcée de
m e t t r e légalement en pratique, avait p o u r objectif la fabrication de sala-
riés ||344| dans les colonies. C'est ce qu'il n o m m e la colonisation systémati-
que.
Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies q u e la possession
20 d'argent, de subsistances, de m a c h i n e s et d'autres m o y e n s de production,
ne fait point d ' u n h o m m e un capitaliste, à m o i n s d ' u n certain c o m p l é m e n t ,
qui est - le salarié, un autre h o m m e , en un mot, forcé de se vendre volon-
tairement. Il découvrit ainsi q u ' a u lieu d'être u n e chose, le capital est un
rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire
80
25 des c h o s e s . M. Peel, n o u s raconte-t-il d ' u n ton lamentable, e m p o r t a avec
lui d'Angleterre pour Swan River, N o u v e l l e - H o l l a n d e , des vivres et des
m o y e n s de p r o d u c t i o n d ' u n e valeur de c i n q u a n t e mille /. st. M. Peel eut en
outre la prévoyance d ' e m m e n e r trois mille individus de la classe ouvrière,
h o m m e s , femmes et enfants. U n e fois arrivé à destination, « M . P e e l resta
81
30 sans un d o m e s t i q u e p o u r faire son lit ou lui puiser de l'eau à la r i v i è r e » .
Infortuné M. Peel q u i avait tout prévu ! Il n'avait oublié que d'exporter au
Swan River les rapports de p r o d u c t i o n anglais.
18
L e s q u e l q u e s a p e r ç u s l u m i n e u x d e Wakefield a v a i e n t déjà été développés par M i r a b e a u
p è r e , le physiocrate, et a v a n t l u i p a r des é c o n o m i s t e s anglais du d i x - s e p t i è m e siècle, tels q u e
35 Culpeper, Child, etc.
79
Plus tard, i l d e v i e n t u n e n é c e s s i t é t e m p o r a i r e d a n s l a l u t t e d e l a c o n c u r r e n c e i n t e r n a t i o n a l e .
M a i s , quels q u e soient ses motifs, les c o n s é q u e n c e s r e s t e n t les m ê m e s .
80
« U n n è g r e est u n nègre. C e n ' e s t q u e d a n s c e r t a i n e s c o n d i t i o n s q u ' i l d e v i e n t esclave. Cette
m a c h i n e q u e voici est u n e m a c h i n e à f i l e r d u c o t o n . C e n'est q u e d a n s des c o n d i t i o n s déter-
40 m i n é e s qu'elle devient capital. H o r s de ces c o n d i t i o n s , elle est aussi p e u capital q u e l'or par
l u i - m ê m e est m o n n a i e , e t q u e l e sucre n ' e s t l e p r i x d u sucre . . . . L e c a p i t a l est u n r a p p o r t so-
cial de p r o d u c t i o n . C'est un r a p p o r t de p r o d u c t i o n h i s t o r i q u e . » Karl Marx: Lohnarbeit und Ka-
pital. Voy. N. Rh. Zeitung, n ° 2 6 6 , 7 avril 1849.
81
E. G. Wakefield : England and America, vol. I I , p. 3 3 .

681
Huitième section • L'accumulation primitive

P o u r l'intelligence des découvertes ultérieures de Wakefield, d e u x re-


m a r q u e s préliminaires sont nécessaires. On le sait : des m o y e n s de p r o d u c -
tion et de subsistance a p p a r t e n a n t au p r o d u c t e u r i m m é d i a t , au travailleur
m ê m e , ne sont pas du capital. Ils ne d e v i e n n e n t capital q u ' e n servant de
m o y e n s d'exploiter et de d o m i n e r le travail. Or, cette propriété, leur â m e 5
capitaliste, pour ainsi dire, se confond si b i e n d a n s l'esprit de l'économiste
avec leur substance matérielle, qu'il les baptise capital en toutes circons-
t a n c e s , lors m ê m e qu'ils sont précisément le contraire. C'est ainsi q u e pro-
cède Wakefield. De plus, le m o r c e l l e m e n t des m o y e n s de p r o d u c t i o n
constitués en propriété privée d ' u n grand n o m b r e de producteurs, i n d é p e n - 10
d a n t s les u n s des autres, et travaillant tous à leur compte, il l'appelle égale
division du capital. Il en est de l'économiste politique c o m m e du légiste du
m o y e n âge q u i affublait d'étiquettes féodales m ê m e des rapports p u r e m e n t
pécuniaires.
Supposez, dit Wakefield, «le capital divisé en portions égales entre tous 15
les m e m b r e s de la société, et que p e r s o n n e n ' e û t intérêt à a c c u m u l e r plus
de capital qu'il n ' e n pourrait employer de ses propres m a i n s . C'est ce qui,
j u s q u ' à un certain degré, arrive actuellement d a n s les nouvelles colonies
a m é r i c a i n e s , où la passion pour la propriété foncière e m p ê c h e l'existence
82
d ' u n e classe de salariés .» 20
D o n c , q u a n d le travailleur p e u t a c c u m u l e r p o u r l u i - m ê m e , et il le p e u t
t a n t qu'il reste propriétaire de ses m o y e n s de p r o d u c t i o n , l ' a c c u m u l a t i o n et
la p r o d u c t i o n capitalistes sont impossibles. La classe salariée, d o n t elles ne
s a u r a i e n t se passer, leur fait défaut. M a i s alors c o m m e n t d o n c , d a n s la pen-
sée de Wakefield, le travailleur a-t-il été exproprié de ses m o y e n s de travail 25
d a n s l'ancien m o n d e , de telle sorte que capitalisme et salariat aient pu s'y
établir? Grâce à un contrat social d ' u n e espèce tout à fait originale. L ' h u -
m a n i t é « adopta u n e m é t h o d e bien simple p o u r activer l ' a c c u m u l a t i o n du
capital», laquelle a c c u m u l a t i o n h a n t a i t n a t u r e l l e m e n t l ' i m a g i n a t i o n de la-
dite h u m a n i t é depuis A d a m et Ève c o m m e b u t u n i q u e et s u p r ê m e de son 30
existence ; « elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de
t r a v a i l . . . . Cette division fut le résultat d ' u n e e n t e n t e et d ' u n e c o m b i n a i s o n
83
faites de b o n gré et d ' u n c o m m u n a c c o r d . » En un m o t , la masse de l'hu-
m a n i t é s'est expropriée elle-même en l ' h o n n e u r de l'accumulation du capi-
tal! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire q u e cet instinct d'abnéga- 35
t i o n fanatique d û t se d o n n e r libre carrière p r é c i s é m e n t d a n s les colonies, le
seul lieu où se r e n c o n t r e n t des h o m m e s et des circonstances q u i p e r m e t -
traient de faire passer le contrat social du pays des rêves d a n s celui de la
réalité! M a i s alors p o u r q u o i , en s o m m e , u n e colonisation systématique par
8 2
L . c , vol. I, p . 17. 40
8 3
L . c , p . 18.

682
C h a p i t r e XXXIII · La t h é o r i e m o d e r n e de la c o l o n i s a t i o n

opposition à la colonisation n a t u r e l l e ? H é l a s ! c'est q u e « d a n s les É t a t s du


nord de l ' U n i o n a m é r i c a i n e il est d o u t e u x q u ' u n dixième de la p o p u l a t i o n
appartienne à la catégorie des salariés . . . . En Angleterre ces derniers com-
84
p o s e n t presque t o u t e la m a s s e du p e u p l e . »
5 En fait, le p e n c h a n t de l ' h u m a n i t é laborieuse à s'exproprier à la plus
grande gloire du capital est si imaginaire que, d'après Wakefield l u i - m ê m e ,
la richesse coloniale n ' a q u ' u n seul f o n d e m e n t n a t u r e l - l'esclavage. La co-
lonisation systématique est un simple pis aller, a t t e n d u q u e c'est à des
h o m m e s libres et n o n à des esclaves q u ' o n a affaire. « Sans l'esclavage, le
10 capital aurait été p e r d u d a n s les établissements espagnols, ou du m o i n s se
serait divisé en fractions m i n i m e s telles q u ' u n individu p e u t en employer
dans sa petite sphère. Et c'est ce qui a eu lieu réellement d a n s les dernières
colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences, bétail et
instruments, s'est perdu faute de salariés, et où c h a q u e colon possède plus
85
15 de capital qu'il n ' e n p e u t m a n i e r p e r s o n n e l l e m e n t . »
La première condition de la p r o d u c t i o n capitaliste, c'est q u e la propriété
du sol soit déjà arrachée d'entre les m a i n s de la masse. L'essence de t o u t e
colonie libre consiste, au contraire, en ce q u e la m a s s e du sol y est encore
la propriété du peuple, et q u e c h a q u e colon p e u t s'en approprier u n e partie,
20 qui lui servira de m o y e n de p r o d u c t i o n individuel, sans e m p ê c h e r par là les
86
colons arrivant après lui d'en faire a u t a n t . C'est là le secret de la prospé-
rité des colonies, m a i s aussi celui de leur m a l invétéré | | 3 4 5 | la résistance à
l'établissement du capital chez elles. « L à où la terre ne coûte presque rien
et où tous les h o m m e s sont libres, c h a c u n p o u v a n t acquérir à volonté un
25 m o r c e a u de terrain, n o n - s e u l e m e n t le travail est très-cher, considérée la
part qui revient au travailleur dans le p r o d u i t de son travail, m a i s la diffi-
87
culté est d'obtenir à n ' i m p o r t e q u e l prix du travail c o m b i n é . »
C o m m e dans les colonies le travailleur n'est pas encore divorcé d'avec
les conditions matérielles du travail, ni d'avec leur souche, le sol - ou ne
30 l'est q u e ça et là, ou enfin sur u n e échelle trop restreinte - l'agriculture ne
s'y trouve pas n o n plus séparée d'avec la m a n u f a c t u r e , ni l'industrie do-
m e s t i q u e des campagnes détruite, et alors où trouver p o u r le capital le
m a r c h é intérieur?
« A u c u n e partie de la p o p u l a t i o n de l ' A m é r i q u e n'est exclusivement agri-
35 cole, sauf les esclaves et leurs m a î t r e s q u i c o m b i n e n t travail et capital pour
de grandes entreprises. Les A m é r i c a i n s libres qui cultivent le sol se livrent

8 4
L . c , p . [42,] 4 3 , 44.
8 5
L. c , vol. I I , p . 5.
86
« P o u r devenir é l é m e n t d e c o l o n i s a t i o n , l a terre doit être n o n - s e u l e m e n t i n c u l t e , m a i s e n -
40 core p r o p r i é t é p u b l i q u e , c o n v e r t i b l e e n p r o p r i é t é p r i v é e . » L . c , vol. II, p . 125.
8 7
L. c , vol. I, p . 2 4 7 .

683
Huitième section • L'accumulation primitive

en m ê m e t e m p s à b e a u c o u p d'autres occupations. Ils confectionnent eux-


m ê m e s o r d i n a i r e m e n t u n e partie des m e u b l e s et des i n s t r u m e n t s d o n t ils
font usage. Ils construisent souvent leurs propres m a i s o n s et p o r t e n t le pro-
d u i t de leur industrie a u x m a r c h é s les plus éloignés. Ils filent et tissent, ils
fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les v ê t e m e n t s nécessaires 5
à leur c o n s o m m a t i o n . En A m é r i q u e , le forgeron, le boutiquier, le m e n u i -
88
sier, etc., sont souvent en m ê m e temps c u l t i v a t e u r s . » Q u e l c h a m p de tels
drôles laissent-ils au capitaliste p o u r pratiquer son abstinence ?
La s u p r ê m e beauté de la p r o d u c t i o n capitaliste consiste en ceci, q u e n o n
s e u l e m e n t elle reproduit c o n s t a m m e n t le salarié c o m m e salarié, m a i s q u e 10
proportionnellement à l ' a c c u m u l a t i o n du capital, elle fait toujours naître
des salariés surnuméraires. La loi de l'offre et la d e m a n d e de travail est ainsi
m a i n t e n u e dans l'ornière convenable, les oscillations du salaire se m e u v e n t
entre les limites les plus favorables à l'exploitation, et enfin la subordina-
tion si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie ; ce rapport de 15
d é p e n d a n c e absolue, q u ' e n Europe l'économiste m e n t e u r travestit en le dé-
corant e m p h a t i q u e m e n t d u n o m d e libre contrat entre d e u x m a r c h a n d s
également i n d é p e n d a n t s , l'un aliénant la m a r c h a n d i s e capital, l'autre la
m a r c h a n d i s e travail, est perpétué. Mais d a n s les colonies cette d o u c e er-
reur s'évanouit. Le chiffre absolu de la p o p u l a t i o n ouvrière y croît b e a u - 20
c o u p plus r a p i d e m e n t q u e dans la m é t r o p o l e , a t t e n d u q u e n o m b r e de tra-
vailleurs y v i e n n e n t au m o n d e t o u t faits, et c e p e n d a n t le m a r c h é du travail
est toujours insuffisamment garni. La loi de l'offre et la d e m a n d e est à vau-
l'eau. D ' u n e part, le vieux m o n d e importe sans cesse des c a p i t a u x avides
d'exploitation et âpres à l'abstinence, et d'autre part, la r e p r o d u c t i o n régu- 25
lière des salariés se brise contre des écueils fatals. Et c o m b i e n il s'en faut, à
plus forte raison, que, p r o p o r t i o n n e l l e m e n t à l ' a c c u m u l a t i o n du capital, il
se produise un surnumérariat de travailleurs! Tel salarié d ' a u j o u r d ' h u i de-
vient d e m a i n artisan ou cultivateur i n d é p e n d a n t . Il disparaît du m a r c h é du
travail, m a i s n o n pour reparaître au W o r k h o u s e . Cette m é t a m o r p h o s e in- 30
cessante de salariés en producteurs libres travaillant pour leur propre
c o m p t e et n o n pour celui du capital, et s'enrichissant au lieu d'enrichir M.
le capitaliste, réagit d ' u n e m a n i è r e funeste sur l'état du m a r c h é et p a r t a n t
sur le t a u x du salaire. N o n - s e u l e m e n t le degré d'exploitation reste outra-
g e u s e m e n t bas, m a i s le salarié perd encore, avec la d é p e n d a n c e réelle, t o u t 35
s e n t i m e n t de sujétion vis-à-vis du capitaliste. De là tous les inconvénients
d o n t n o t r e excellent Wakefield n o u s fait la peinture avec a u t a n t d ' é m o t i o n
q u e d'éloquence.
«L'offre de travail salarié, dit-il, n'est ni constante, ni régulière, ni suffi-
sante. Elle est toujours n o n - s e u l e m e n t trop faible, m a i s encore incer- 40
8 8
L . c , p . 2 1 , 22.

684
Chapitre XXXIII • La théorie moderne de la colonisation

8 9
t a i n e . . . . Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le travail-
leur soit considérable, celui-ci en p r e n d u n e portion si large qu'il devient
bientôt capitaliste. Par contre, il n'y en a q u ' u n petit n o m b r e qui puissent
a c c u m u l e r de grandes richesses, lors m ê m e q u e la durée de leur vie dépasse
90
5 de b e a u c o u p la m o y e n n e . » Les travailleurs ne p e r m e t t e n t a b s o l u m e n t
point au capitaliste de r e n o n c e r au p a y e m e n t de la plus grande partie de
leur travail. Et lors m ê m e qu'il a l'excellente idée d'importer d ' E u r o p e avec
son propre capital ses propres salariés, cela ne lui sert de rien. «Ils cessent
bientôt d'être des salariés p o u r devenir des paysans i n d é p e n d a n t s , ou
10 m ê m e p o u r faire c o n c u r r e n c e à leurs a n c i e n s patrons en leur enlevant sur
91
le m a r c h é les bras qui v i e n n e n t s'offrir .» P e u t - o n s'imaginer rien de plus
révoltant? Le brave capitaliste a importé d ' E u r o p e , au prix de son cher ar-
gent, ses propres concurrents en chair et en os ! C'est d o n c la fin du m o n d e !
R i e n d ' é t o n n a n t q u e Wakefield se plaigne du m a n q u e de discipline chez
15 les ouvriers des colonies et de l'absence du s e n t i m e n t de d é p e n d a n c e .
« D a n s les colonies, dit son disciple Merivale, l'élévation des salaires a
porté" j u s q u ' à la passion le désir d ' u n travail m o i n s cher et plus soumis,
d ' u n e classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les conditions au lieu de
se les voir imposer par elle . . . . D a n s les pays de vieille civilisation, le tra-
20 vailleur est, q u o i q u e libre, d é p e n d a n t du capitaliste en vertu d ' u n e loi na-
turelle (!); d a n s les colonies cette d é p e n d a n c e doit être créée p a r des
92
m o y e n s artificiels . » |

8 9
L . c , vol. I I , p . 116.
9 0
L. c , vol. I, p . 1 3 1 .
9 1
25 L . c , v . I I , p. 5.
92
Merivale, l . c , v. II, p. 2 3 5 [ - 2 3 7 ] , 314, passim. - Il n ' e s t p a s j u s q u ' à cet h o m m e de b i e n , éco-
n o m i s t e vulgaire e t libre é c h a n g i s t e d i s t i n g u é , M . d e M o l i n a r i , q u i n e d i s e : « D a n s les c o l o n i e s
où l'esclavage a été aboli s a n s q u e le travail forcé se t r o u v â t r e m p l a c é p a r u n e q u a n t i t é é q u i v a -
l e n t e de travail libre, on a vu s'opérer la c o n t r e - p a r t i e du fait q u i se réalise tous les jours s o u s
30 n o s yeux. On a vu les s i m p l e s (sic) travailleurs exploiter à leur t o u r les e n t r e p r e n e u r s d ' i n d u s -
trie, exiger d ' e u x d e s salaires h o r s de t o u t e p r o p o r t i o n avec la part légitime q u i leur r e v e n a i t
d a n s l e p r o d u i t . Les p l a n t e u r s , n e p o u v a n t o b t e n i r d e leurs sucres u n p r i x suffisant p o u r cou-
vrir la h a u s s e du salaire, ont été obligés de f o u r n i r l ' e x c é d a n t , d ' a b o r d s u r leurs profits, e n s u i t e
sur leurs c a p i t a u x m ê m e s . U n e foule d e p l a n t e u r s o n t été m i n é s d e l a sorte, d ' a u t r e s o n t f e r m é
35 leurs ateliers p o u r é c h a p p e r à u n e m i n e i m m i n e n t e . . . . S a n s d o u t e , i l vaut m i e u x v o i r périr
des a c c u m u l a t i o n s d e c a p i t a u x q u e d e s g é n é r a t i o n s d ' h o m m e s (quelle g é n é r o s i t é ! E x c e l l e n t
M . M o l i n a r i ! ) ; m a i s n e vaudrait-il p a s m i e u x q u e n i les u n e s n i les a u t r e s n e p é r i s s e n t ? » ( M o -
linari, l . c , p . 5 1 , 52.) M o n s i e u r M o l i n a r i ! m o n s i e u r M o l i n a r i ! E t q u e d e v i e n n e n t les d i x c o m -
m a n d e m e n t s , M o ï s e et les p r o p h è t e s , la loi de l'offre et la d e m a n d e , si en E u r o p e l ' e n t r e p r e -
40 n e u r rogne sa part l é g i t i m e à l'ouvrier et d a n s l ' I n d e o c c i d e n t a l e l'ouvrier à l ' e n t r e p r e n e u r ?
M a i s quelle est d o n c , s'il vous plaît, c e t t e part légitime q u e , de votre p r o p r e aveu, le capitaliste
n e p a i e p a s e n E u r o p e ? A l l o n s , m a î t r e M o l i n a r i , v o u s éprouvez u n e d é m a n g e a i s o n terrible d e
p r ê t e r là d a n s les colonies, où les travailleurs s o n t assez simples « p o u r exploiter le c a p i t a l i s t e » ,
un b r i n de secours policier à cette p a u v r e loi de l'offre et la d e m a n d e q u i ailleurs, à votre dire,
45 m a r c h e s i b i e n t o u t e seule.

685
Huitième section • L'accumulation primitive

|346| Q u e l est d o n c d a n s les colonies le résultat du système régnant de


propriété privée, fondée sur le travail propre de c h a c u n , au lieu de l'être sur
l'exploitation du travail d ' a u t r u i ? « U n système barbare q u i disperse les
93
p r o d u c t e u r s et morcelle la richesse n a t i o n a l e . » L'éparpillement des
m o y e n s de production entre les m a i n s d ' i n n o m b r a b l e s producteurs-pro- 5
priétaires travaillant à leur compte anéantit, en m ê m e t e m p s q u e la
concentration capitaliste, la base capitaliste de t o u t e espèce de travail com-
biné.
T o u t e s les entreprises de longue haleine, q u i e m b r a s s e n t des a n n é e s et
nécessitent des avances considérables de capital fixe, d e v i e n n e n t problé- 10
m a t i q u e s . En Europe, le capital n ' h é s i t e pas un instant en pareil cas, car la
classe ouvrière est son a p p a r t e n a n c e vivante, toujours disponible et tou-
j o u r s s u r a b o n d a n t e . D a n s les pays coloniaux .... m a i s Wakefield n o u s ra-
conte à ce propos u n e a n e c d o t e t o u c h a n t e . Il s'entretenait avec quelques
capitalistes du C a n a d a et de l'État de New-York, où les flots de l'émigra- 15
t i o n restent souvent stagnants et déposent un s é d i m e n t de travailleurs.
« N o t r e capital, soupire un des personnages du m é l o d r a m e , notre capital
était déjà prêt pour b i e n des opérations d o n t l'exécution exigeait u n e
g r a n d e période de t e m p s : m a i s le m o y e n de rien e n t r e p r e n d r e avec des
ouvriers qui, n o u s le savons, n o u s auraient b i e n t ô t t o u r n é le dos ! Si n o u s 20
avions été certains de pouvoir fixer ces emigrants, n o u s les aurions avec
joie engagés sur-le-champ, et à des prix élevés. Et malgré la certitude où
n o u s étions de les perdre, n o u s les aurions c e p e n d a n t e m b a u c h é s , si n o u s
avions pu c o m p t e r sur des r e m p l a ç a n t s au fur et à m e s u r e de nos be-
94
soins . » 25
Après avoir fait p o m p e u s e m e n t ressortir le contraste de l'agriculture ca-
pitaliste anglaise, à «travail c o m b i n é » , avec l'exploitation parcellaire des
paysans américains, Wakefield laisse voir malgré lui le revers de la m é -
daille. Il n o u s dépeint la masse du peuple a m é r i c a i n c o m m e i n d é p e n d a n t e ,
aisée, e n t r e p r e n a n t e et c o m p a r a t i v e m e n t cultivée, tandis q u e «l'ouvrier 30
agricole anglais est un misérable en haillons, un pauper.... D a n s quel pays,
excepté l'Amérique du N o r d et quelques colonies nouvelles, les salaires du
travail libre employé à l'agriculture dépassent-ils t a n t soit p e u les m o y e n s
de subsistance a b s o l u m e n t indispensables au t r a v a i l l e u r ? . . . . En Angle-
terre, les c h e v a u x de labour, qui constituent p o u r leurs m a î t r e s u n e pro- 35
priété de b e a u c o u p de valeur, sont a s s u r é m e n t b e a u c o u p m i e u x nourris
95
q u e les ouvriers r u r a u x . » Mais, never mind! encore u n e fois, richesse
de la n a t i o n et misère du peuple, c'est, par la n a t u r e des choses, insé-
parable.
93
Wakefield, 1. c, v. II, p. 52. 40
9 4
L . c , p . 1 9 1 , 192.
9 5
L. c , v. I, p . [24,] 4 7 , 246.

686
Chapitre XXXIII • La théorie moderne de la colonisation

Et m a i n t e n a n t , quel r e m è d e à cette gangrène anticapitaliste des colo-


nies ? Si l'on voulait convertir à la fois t o u t e la terre coloniale de propriété
p u b l i q u e en propriété privée, on détruirait, il est vrai, le m a l à sa racine,
m a i s aussi, du m ê m e c o u p , - la colonie. T o u t l'art consiste à faire d ' u n e
5 pierre d e u x coups. Le g o u v e r n e m e n t doit d o n c vendre cette terre vierge à
un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans n u l égard à la loi de l'offre
et la d e m a n d e . L ' i m m i g r a n t sera ainsi forcé de travailler c o m m e salarié as-
sez longtemps, j u s q u ' à ce qu'il p a r v i e n n e à gagner assez d'argent p o u r être
96
à m ê m e d'acheter un c h a m p et de devenir cultivateur i n d é p e n d a n t . Les
10 fonds réalisés par la vente des terres à un prix presque prohibitoire p o u r le
travailleur immigrant, ces fonds q u ' o n prélève sur le salaire en dépit de la
loi sacrée de l'offre et la d e m a n d e , seront, à m e s u r e qu'ils s'accroissent,
employés par le g o u v e r n e m e n t à importer des g u e u x d ' E u r o p e dans les co-
lonies, afin que m o n s i e u r le capitaliste y trouve le m a r c h é de travail tou-
15 jours c o p i e u s e m e n t garni de bras. Dès lors, tout sera pour le m i e u x d a n s la
meilleure des colonies possibles. Voilà le grand secret de la «colonisation
systématique»!
Wakefield s'écrie t r i o m p h a l e m e n t : « A v e c ce p l a n l'offre du travail sera
nécessairement constante et régulière : p r e m i è r e m e n t , en effet, a u c u n tra-
20 vailleur n ' é t a n t capable de se procurer de la terre avant d'avoir travaillé
pour de l'argent, tous les emigrants, par cela m ê m e qu'ils travailleront
c o m m e salariés en groupes c o m b i n é s , vont produire à leur patron un capi-
tal qui le m e t t r a en état d'employer encore plus de travailleurs; seconde-
m e n t , tous ceux qui c h a n g e n t leur c o n d i t i o n de salariés en celle de paysans
25 doivent fournir du m ê m e coup, par l'achat des terres publiques, un fonds
a d d i t i o n n e l destiné à l'importation de n o u v e a u x travailleurs dans les colo-
97
nies . »
Le prix du sol octroyé par l'État devra n a t u r e l l e m e n t être suffisant (suffi-
cient price), c'est-à-dire assez élevé « p o u r e m p ê c h e r les travailleurs de deve-
30 nir des paysans i n d é p e n d a n t s , avant q u e d'autres soient venus p r e n d r e leur
98
place au m a r c h é du t r a v a i l » . Ce « p r i x suffisant» n'est d o n c après t o u t |
|347| q u ' u n e u p h é m i s m e , q u i dissimule la r a n ç o n payée par le travailleur
au capitaliste pour obtenir licence de se retirer du m a r c h é du travail et de
s'en aller à la c a m p a g n e . Il lui faut d'abord produire du capital à son gra-

96
35 « C ' e s t , ajoutez-vous, grâce à l ' a p p r o p r i a t i o n d u sol e t des c a p i t a u x q u e l ' h o m m e , q u i n ' a
r i e n q u e ses bras, trouve de l ' o c c u p a t i o n et se fait un r e v e n u ... : c'est au c o n t r a i r e grâce à l'ap-
p r o p r i a t i o n i n d i v i d u e l l e d u sol q u ' i l s e trouve des h o m m e s n ' a y a n t q u e leurs bras . . . . Q u a n d
v o u s m e t t e z u n h o m m e d a n s l e vide, v o u s vous e m p a r e z d e l ' a t m o s p h è r e . A i n s i faites-vous
q u a n d v o u s vous e m p a r e z d u sol . . . . C'est l e m e t t r e d a n s l e vide d e richesses, p o u r n e l e lais-
40 ser vivre q u ' à votre v o l o n t é . » (Colins, 1. c, t. I l l , p. 2 6 7 , 2 7 1 , passim.)
97
Wakefield, l . c , v . I I , p . 192.
9 8
L . c , p. 45.

687
Huitième section • L'accumulation primitive

cieux patron, afin que celui-ci puisse exploiter plus de travailleurs, et puis
il lui faut fournir sur le m a r c h é un remplaçant, expédié à ses frais par le
g o u v e r n e m e n t à ce h a u t et puissant seigneur.
Un fait vraiment caractéristique, c'est q u e p e n d a n t n o m b r e d ' a n n é e s le
g o u v e r n e m e n t anglais m i t en pratique cette m é t h o d e d ' a c c u m u l a t i o n pri- 5
mitive r e c o m m a n d é e par Wakefield à l'usage spécial des colonies. Le fiasco
fut aussi complet et aussi h o n t e u x q u e celui du Bank Act de Sir R o b e r t
Peel. Le c o u r a n t de l'émigration se d é t o u r n a t o u t b o n n e m e n t des colonies
anglaises vers les États-Unis. Depuis lors le progrès de la p r o d u c t i o n capita-
liste en Europe, accompagné qu'il est d ' u n e pression g o u v e r n e m e n t a l e tou- 10
j o u r s croissante, a r e n d u superflue la p a n a c é e de Wakefield. D ' u n e part le
c o u r a n t h u m a i n qui se précipite tous les ans, i m m e n s e et c o n t i n u , vers
l ' A m é r i q u e , laisse des dépôts stagnants d a n s l'est des États-Unis, la vague
d ' é m i g r a t i o n partie d'Europe y j e t a n t sur le m a r c h é de travail plus
d ' h o m m e s q u e la seconde vague d'émigration n ' e n p e u t emporter vers le 15
Far West. D ' a u t r e part, la guerre civile a m é r i c a i n e a entraîné à sa suite u n e
é n o r m e dette nationale, l'exaction fiscale, la naissance de la plus vile aris-
tocratie financière, l'inféodation d ' u n e g r a n d e partie des terres p u b l i q u e s à
des sociétés de spéculateurs, exploitant les c h e m i n s de fer, les m i n e s , etc.,
en un mot, la centralisation la plus rapide du capital. La grande r é p u b l i q u e 20
a d o n c cessé d'être la terre promise des travailleurs emigrants. La p r o d u c -
tion capitaliste y m a r c h e à pas de géant, surtout dans les États de l'est,
q u o i q u e l'abaissement des salaires et la servitude des ouvriers soient loin
encore d'y avoir atteint le niveau n o r m a l européen.
Les d o n a t i o n s de terres coloniales en friche, si largement prodiguées par 25
le g o u v e r n e m e n t anglais à des aristocrates et des capitalistes, ont été h a u t e -
m e n t d é n o n c é e s par Wakefield l u i - m ê m e . Jointes au flot incessant des
chercheurs d'or et à la c o n c u r r e n c e que l'importation des m a r c h a n d i s e s an-
glaises fait au m o i n d r e artisan colonial, elles o n t doté l'Australie d ' u n e sur-
p o p u l a t i o n relative, b e a u c o u p m o i n s consolidée q u ' e n E u r o p e , m a i s assez 30
considérable p o u r q u ' à certaines périodes c h a q u e p a q u e b o t apporte la fâ-
c h e u s e nouvelle d ' u n e n c o m b r e m e n t du m a r c h é de travail australien (glut
of the Australian labour-market), et q u e la prostitution s'y étale en certains
endroits aussi florissante q u e sur le H a y m a r k e t de L o n d r e s " .
Mais ce q u i n o u s occupe ici, ce n'est pas la situation actuelle des colo- 35
nies : c'est le secret que l'économie politique de l'ancien m o n d e a décou-

99
D è s q u e l'Australie devint a u t o n o m e , elle é d i c t a n a t u r e l l e m e n t d e s lois favorables a u x co-
lons : m a i s la d i l a p i d a t i o n du sol, déjà a c c o m p l i e p a r le g o u v e r n e m e n t anglais, lui b a r r e le c h e -
m i n . « L e p r e m i e r et p r i n c i p a l objet q u e vise le n o u v e a u Land Act (loir s u r la terre) de 1862,
c'est de créer des facilités de plus en plus g r a n d e s p o u r l ' é t a b l i s s e m e n t de la p o p u l a t i o n . » (The 40
Land taw of Victoria by the Hon. G. Duffy, Minister of Public Lands. L o n d , 1862.)

688
Chapitre XXXIII • La théorie moderne de la colonisation

vert dans le n o u v e a u , et n a ï v e m e n t t r a h i par ses élucubrations sur les colo-


nies. Le voici: le m o d e de p r o d u c t i o n et d ' a c c u m u l a t i o n capitaliste, et
partant la propriété privée capitaliste, présuppose l ' a n é a n t i s s e m e n t de la
propriété privée fondée sur le travail p e r s o n n e l ; sa base, c'est l'expropria-
5 tion du travailleur. I

689
Avis au lecteur

|348| Avis au lecteur

M . J . R o y s'était engagé à d o n n e r u n e t r a d u c t i o n aussi exacte et m ê m e litté-


rale q u e possible ; il a s c r u p u l e u s e m e n t rempli sa tâche. M a i s ses scrupules
m ê m e s m ' o n t obligé à modifier la rédaction, dans le b u t de la rendre plus
accessible au lecteur. Ces r e m a n i e m e n t s faits au j o u r le jour, p u i s q u e le li- 5
vre se publiait par livraisons, ont été exécutés avec u n e attention inégale et
o n t dû produire des discordances de style.
A y a n t u n e fois entrepris ce travail de révision, j ' a i été c o n d u i t à l'appli-
quer aussi au fond du texte original (la seconde édition a l l e m a n d e ) , à sim-
plifier q u e l q u e s développements, à en compléter d'autres, à d o n n e r des m a - 10
tériaux historiques ou statistiques additionnels, à ajouter des aperçus
critiques, etc. Quelles q u e soient d o n c les imperfections littéraires de cette
édition française, elle possède u n e valeur scientifique i n d é p e n d a n t e de
l'original et doit être consultée m ê m e par les lecteurs familiers avec la lan-
gue a l l e m a n d e . 15
Je d o n n e ci-dessous les parties de la postface de la d e u x i è m e édition al-
l e m a n d e , qui ont trait au développement de l ' é c o n o m i e politique en Alle-
m a g n e et à la m é t h o d e employée dans cet ouvrage.
Karl M a r x
Londres, 28 avril 1875 20

690
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

Extraits de la postface
de la seconde édition allemande

E n Allemagne l'économie politique reste, j u s q u ' à cette h e u r e , u n e science


étrangère. - Des circonstances historiques, particulières, déjà en g r a n d e
5 partie mises en lumière par Gustave de G ü l i c h d a n s son Histoire du com-
merce, de l'industrie, etc., ont longtemps arrêté chez n o u s l'essor de la pro-
duction capitaliste, et, partant, le d é v e l o p p e m e n t de la société m o d e r n e , de
la société bourgeoise. Aussi l ' é c o n o m i e politique n'y fut-elle pas un fruit
du sol ; elle n o u s vint t o u t e faite d'Angleterre et de F r a n c e c o m m e un arti-
10 cie d'importation. N o s professeurs restèrent des écoliers; b i e n m i e u x , entre
leurs m a i n s l'expression t h é o r i q u e de sociétés plus avancées se transforma
en un recueil de dogmes, interprétés par eux d a n s le sens d ' u n e société ar-
riérée, d o n c interprétés à rebours. P o u r dissimuler leur fausse position, leur
m a n q u e d'originalité, leur i m p u i s s a n c e scientifique, n o s pédagogues dé-
15 paysés étalèrent un véritable luxe d'érudition historique et littéraire; ou
encore ils m ê l è r e n t à leur denrée d'autres ingrédients e m p r u n t é s à ce
salmigondis de connaissances hétérogènes q u e la b u r e a u c r a t i e alle-
m a n d e a décoré du n o m de Kameralwissenschaften (Sciences administra-
tives).
20 D e p u i s 1848, la p r o d u c t i o n capitaliste s'est de plus en plus enracinée en
Allemagne, et a u j o u r d ' h u i elle a déjà m é t a m o r p h o s é ce ci-devant pays de
rêveurs en pays de faiseurs. Q u a n t à nos économistes, ils n ' o n t d é c i d é m e n t
pas de c h a n c e . T a n t qu'ils pouvaient faire de l'économie politique sans ar-
rière-pensée, le milieu social qu'elle présuppose leur m a n q u a i t . En re-
25 vanche, q u a n d de m i l i e u fut d o n n é , les circonstances q u i en p e r m e t t e n t
l'étude impartiale m ê m e sans franchir l'horizon bourgeois, n'existaient
déjà plus. En effet, t a n t qu'elle est bourgeoise, c'est-à-dire qu'elle voit d a n s
l'ordre capitaliste n o n u n e phase transitoire du progrès historique, m a i s
b i e n la forme absolue et définitive de la p r o d u c t i o n sociale, l ' é c o n o m i e po-

691
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

litique ne p e u t rester u n e science q u ' à c o n d i t i o n q u e la lutte des classes de-


m e u r e latente ou ne se manifeste q u e par des p h é n o m è n e s isolés.
P r e n o n s l'Angleterre. La période où cette lutte n ' y est pas encore déve-
loppée, y est aussi la période classique de l ' é c o n o m i e politique. Son der-
n i e r grand représentant, Ricardo, est le premier é c o n o m i s t e qui fasse dèli- 5
b é r é m e n t de l'antagonisme des intérêts de classe, de l'opposition entre
salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet an-
tagonisme, en effet inséparable de l'existence m ê m e des classes d o n t la so-
ciété bourgeoise se com||349|pose, il le formule n a ï v e m e n t c o m m e la loi
naturelle, i m m u a b l e de la société h u m a i n e . C'était atteindre la limite q u e 10
la science bourgeoise ne franchira pas. La Critique se dressa devant elle, du
vivant m ê m e de Ricardo, en la p e r s o n n e de Sismondi.
La période qui suit, de 1820 à 1830, se distingue, en Angleterre, par u n e
e x u b é r a n c e de vie dans le d o m a i n e de l ' é c o n o m i e politique. C'est l'époque
de l'élaboration de la théorie ricardienne, de sa vulgarisation et de sa lutte 15
contre toutes les autres écoles issues de la doctrine d ' A d a m Smith. De ces
brillantes passes d'armes on sait peu de choses sur le continent, la polémi-
q u e é t a n t presque tout entière éparpillée d a n s des articles de revue, dans
des p a m p h l e t s et autres écrits de circonstance. La situation c o n t e m p o r a i n e
explique l'ingénuité de cette p o l é m i q u e , b i e n q u e q u e l q u e s écrivains n o n 20
enrégimentés se fissent déjà de la théorie r i c a r d i e n n e u n e a r m e offensive
contre le capitalisme. D ' u n côté la grande industrie sortait à peine de l'en-
fance, car ce n'est qu'avec la crise de 1825 q u e s'ouvre le cycle p é r i o d i q u e
de sa vie m o d e r n e . De l'autre côté, la guerre de classe entre le capital et le
travail était rejetée à Γ arrière-plan ; d a n s l'ordre politique, par la lutte des 25
g o u v e r n e m e n t s et de la féodalité, groupés a u t o u r de la sainte alliance,
contre la m a s s e populaire, c o n d u i t e par la bourgeoisie ; dans l'ordre écono-
m i q u e , par les démêlés du capital industriel avec la propriété terrienne
aristocratique qui, en F r a n c e , se cachaient sous l'antagonisme de la petite
et de la grande propriété, et qui, en Angleterre, éclatèrent o u v e r t e m e n t 30
après les lois sur les céréales. La littérature é c o n o m i q u e anglaise de cette
p é r i o d e rappelle le m o u v e m e n t de fermentation q u i suivit, en F r a n c e , la
m o r t de Quesnay, m a i s c o m m e l'été de la S a i n t - M a r t i n rappelle le prin-
temps.
C'est en 1830 qu'éclate la crise décisive. 35
En F r a n c e et en Angleterre la bourgeoisie s'empare du pouvoir politique.
D è s lors, d a n s la théorie c o m m e dans la pratique, la lutte des classes revêt
des formes de plus en plus accusées, de plus en plus m e n a ç a n t e s . Elle
s o n n e le glas de l'économie bourgeoise scientifique. D é s o r m a i s il ne s'agit
plus de savoir, si tel ou tel t h é o r è m e est vrai, m a i s s'il est b i e n ou m a l son- 40
n a n t , agréable ou n o n à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche

692
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

désintéressée fait place au pugilat payé, l'investigation consciencieuse à la


mauvaise conscience, a u x misérables subterfuges de l'apologétique. T o u t e -
fois, les petits traités, d o n t YAnticornlaw-league, sous les auspices des fabri-
cants Bright et Cobden, i m p o r t u n a le public, offrent encore q u e l q u e inté-
5 rêt, sinon scientifique, du m o i n s historique, à cause de leurs a t t a q u e s
contre l'aristocratie foncière. M a i s la législation libre échangiste de R o b e r t
Peel arrache bientôt à l ' é c o n o m i e vulgaire, avec son dernier grief, sa der-
nière griffe.
V i n t la Révolution c o n t i n e n t a l e de 1 8 4 8 - 4 9 . Elle réagit sur l'Angleterre;
10 les h o m m e s q u i avaient encore des prétentions scientifiques et désiraient
être plus q u e de simples sophistes et sycophantes des classes supérieures,
cherchèrent alors à concilier l ' é c o n o m i e politique du capital avec les récla-
m a t i o n s du prolétariat q u i entraient désormais en ligne de compte. De là
un éclectisme édulcoré, d o n t J o h n Stuart Mill est le meilleur interprète.
15 C'était tout b o n n e m e n t , c o m m e l'a si b i e n m o n t r é le grand savant et criti-
q u e russe N.Tschernishewsky, la déclaration de faillite de l'économie bour-
geoise.
Ainsi, au m o m e n t où en A l l e m a g n e la p r o d u c t i o n capitaliste atteignit sa
m a t u r i t é , des luttes de classe avaient déjà, en Angleterre et en F r a n c e ,
20 b r u y a m m e n t manifesté son caractère a n t a g o n i q u e ; de plus, le prolétariat
a l l e m a n d était déjà plus ou m o i n s i m p r é g n é de socialisme. A p e i n e u n e
science bourgeoise de l ' é c o n o m i e politique semblait-elle d o n c devenir pos-
sible chez n o u s , q u e déjà elle était r e d e v e n u e impossible. Ses coryphées se
divisèrent alors en d e u x groupes : les gens avisés, a m b i t i e u x , pratiques, ac-
25 coururent en foule sous le drapeau de Bastiat, le représentant le plus plat,
partant le plus réussi, de l ' é c o n o m i e apologétique ; les autres, t o u t pénétrés
de la dignité professorale de leur science, suivirent J o h n Stuart Mill dans
sa tentative de conciliation des inconciliables. C o m m e à l'époque classique
de l'économie bourgeoise, les A l l e m a n d s restèrent, au t e m p s de sa déca-
30 dence, de purs écoliers, répétant la leçon, m a r c h a n t dans les souliers
des maîtres, de pauvres colporteurs au service de grandes m a i s o n s étran-
gères.
La m a r c h e propre à la société a l l e m a n d e excluait d o n c tout progrès ori-
ginal de l'économie bourgeoise, m a i s n o n de sa critique. En tant q u ' u n e
35 telle critique représente u n e classe, elle ne p e u t représenter q u e celle d o n t
la mission historique est de révolutionner le m o d e de p r o d u c t i o n capita-
liste, et finalement d'abolir les classes - le prolétariat. ...
La méthode employée d a n s le Capital a été peu comprise, à en j u g e r par
les notions contradictoires q u ' o n s'en est faites. Ainsi, la Revue positive de
40 Paris me reproche à la fois d'avoir fait de l ' é c o n o m i e politique, métaphysi-
q u e et - devinez quoi - de m ' ê t r e b o r n é à u n e simple analyse critique des

693
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

éléments d o n n é s , au lieu de formuler des recettes (comtistes?) pour les


marmites de l'avenir. Q u a n t à l'accusation de m é t a p h y s i q u e , voici ce q u ' e n
pense M.Sieber, professeur d ' é c o n o m i e politique à l'Université de Kiew:
« E n ce q u i concerne la théorie, p r o p r e m e n t dite, la m é t h o d e de M a r x est
celle de t o u t e l'école anglaise, c'est la m é t h o d e deductive d o n t les avan- 5
tages et les inconvénients sont c o m m u n s aux plus grands théoriciens de
1
l'économie politique .»
2
M . M a u r i c e B l o c k , lui, trouve que ma m é t h o d e est analytique, et dit
m ê m e : « Par cet ouvrage, M. M a r x se classe p a r m i les esprits analytiques les
plus é m i n e n t s . » N a t u r e l l e m e n t , en A l l e m a g n e , les faiseurs de comptes ren- 10
dus crient à la sophistique hégélienne. Le Messager européen, revue russe,
3
p u b l i é e à Saint-Pétersbourg , dans un article e n t i è r e m e n t consacré à la m é -
t h o d e du Capital, déclare q u e m o n procédé d'investigation est rigoureuse-|
|350|ment réaliste, m a i s q u e m a m é t h o d e d'exposition est m a l h e u r e u s e -
m e n t d a n s la m a n i è r e dialectique. «A première vue, dit-il, si l'on j u g e 15
d'après la forme extérieure de l'exposition, M a r x est un idéaliste renforcé,
et cela d a n s le sens allemand, c'est-à-dire d a n s le m a u v a i s sens du m o t . En
fait, il est infiniment plus réaliste q u ' a u c u n de ceux q u i l'ont précédé d a n s
le c h a m p de l'économie critique . . . . On ne p e u t en a u c u n e façon l'appeler
idéaliste.» 20
Je ne saurais m i e u x répondre à l'écrivain russe q u e par des extraits de sa
propre critique, qui peuvent d'ailleurs intéresser le lecteur. Après u n e cita-
tion tirée de ma préface à la «Critique de l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e » (Berlin,
1859, p. I V - V I I ) , où je discute la base matérialiste de ma m é t h o d e , l'auteur
continue ainsi: 25
« U n e seule chose préoccupe M a r x : trouver la loi des p h é n o m è n e s qu'il
étudie ; n o n - s e u l e m e n t la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et d a n s
leur liaison observable p e n d a n t u n e période de t e m p s d o n n é e . N o n , ce q u i
lui importe, par-dessus tout, c'est la loi de leur c h a n g e m e n t , de leur déve-
l o p p e m e n t , c'est-à-dire la loi de leur passage d ' u n e forme à l'autre, d ' u n or- 30
dre de liaison dans un autre. U n e fois qu'il a découvert cette loi, il e x a m i n e
en détail les effets par lesquels elle se manifeste d a n s la vie s o c i a l e . . . .
A i n s i d o n c , M a r x n e s'inquiète q u e d ' u n e c h o s e : d é m o n t r e r par u n e re-
cherche rigoureusement scientifique, la nécessité d'ordres d é t e r m i n é s de
rapports sociaux, et, a u t a n t que possible, vérifier les faits q u i lui o n t servi 35
de point de départ et de point d'appui. P o u r cela il suffit qu'il d é m o n t r e , en
m ê m e t e m p s que la nécessité de l'organisation actuelle, la nécessité d ' u n e

1
Théorie de la valeur et du capital de Ricardo, etc. Kiew, 1 8 7 1 .
2
«Les théoriciens du socialisme en Allemagne. » Extrait du Journal des Économistes, j u i l l e t et a o û t
1872. 40
3
N ° d e m a i 1872, p . 4 2 7 - 4 3 6 .

694
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

autre organisation d a n s laquelle la p r e m i è r e doit inévitablement passer,


q u e l ' h u m a n i t é y croie ou n o n , qu'elle en ait ou n o n conscience. Il envi-
sage l e m o u v e m e n t social c o m m e u n e n c h a î n e m e n t n a t u r e l d e p h é n o -
m è n e s historiques, e n c h a î n e m e n t soumis à des lois qui, n o n - s e u l e m e n t
5 sont i n d é p e n d a n t e s de la volonté, de la conscience et des desseins de
l ' h o m m e , m a i s qui, au contraire, d é t e r m i n e n t sa volonté, sa conscience et
ses desseins .... Si l'élément conscient j o u e un rôle aussi secondaire d a n s
l'histoire de la civilisation, il va de soi q u e la critique, d o n t l'objet est la ci-
vilisation m ê m e , ne p e u t avoir p o u r base a u c u n e forme de la conscience ni
10 a u c u n fait de la conscience. Ce n'est pas l'idée, m a i s s e u l e m e n t le p h é n o -
m è n e extérieur qui p e u t lui servir de point de départ. La critique se b o r n e à
comparer, à confronter un fait, n o n avec l'idée, m a i s avec un autre fait;
seulement elle exige q u e les d e u x faits aient été observés aussi e x a c t e m e n t
q u e possible, et que d a n s la réalité ils c o n s t i t u e n t vis-à-vis l'un de l'autre
15 d e u x phases de d é v e l o p p e m e n t différentes; par-dessus tout elle exige q u e
la série des p h é n o m è n e s , l'ordre dans lequel ils apparaissent c o m m e phases
d'évolution successives, soient étudiés avec n o n m o i n s de rigueur. M a i s ,
dira-t-on, les lois générales de la vie é c o n o m i q u e sont u n e s , toujours les
m ê m e s , qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est p r é c i s é m e n t ce
20 que Marx conteste ; p o u r lui ces lois abstraites n'existent pas . . . . D è s que la
vie s'est retirée d ' u n e période de d é v e l o p p e m e n t d o n n é e , dès qu'elle passe
d'une phase dans u n e autre, elle c o m m e n c e aussi à être régie par d'autres
lois. En un mot, la vie é c o n o m i q u e présente d a n s son d é v e l o p p e m e n t histo-
rique les m ê m e s p h é n o m è n e s q u e l'on rencontre en d'autres b r a n c h e s de la
25 biologie .... Les vieux é c o n o m i s t e s se t r o m p a i e n t sur la n a t u r e des lois éco-
n o m i q u e s , lorsqu'ils les c o m p a r a i e n t a u x lois de la physique et de la chi-
m i e . U n e analyse plus approfondie des p h é n o m è n e s a m o n t r é que les orga-
nismes sociaux se distinguent a u t a n t les u n s des autres q u e les organismes
a n i m a u x et végétaux. Bien plus, un seul et m ê m e p h é n o m è n e obéit à des
30 lois a b s o l u m e n t différentes, lorsque la structure totale de ces organismes
diffère, lorsque leurs organes particuliers v i e n n e n t à varier, lorsque les
conditions dans lesquelles ils fonctionnent v i e n n e n t à changer, etc. M a r x
nie, par exemple, que la loi de la p o p u l a t i o n soit la m ê m e en tout t e m p s et
en tout lieu. Il affirme, au contraire, q u e c h a q u e é p o q u e é c o n o m i q u e a sa
35 loi de population p r o p r e . . . . Avec différents développements de la force
productive, les rapports sociaux c h a n g e n t de m ê m e q u e leurs lois régula-
trices . . . . En se plaçant à ce point de vue p o u r e x a m i n e r l'ordre é c o n o m i -
que capitaliste, M a r x ne fait que formuler d ' u n e façon r i g o u r e u s e m e n t
scientifique la t â c h e imposée à t o u t e é t u d e exacte de la vie é c o n o m i q u e .
40 La valeur scientifique particulière d ' u n e telle étude, c'est de mettre en lu-
mière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la m o r t d ' u n

695
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

organisme social d o n n é , et son r e m p l a c e m e n t par un autre s u p é r i e u r ; c'est


cette valeur-là que possède l'ouvrage de Marx. »
En définissant ce qu'il appelle ma m é t h o d e d'investigation avec t a n t de
justesse, et en ce qui concerne l'application que j ' e n ai faite, [avec] t a n t de
bienveillance, qu'est-ce d o n c que l'auteur a défini, si ce n ' e s t la m é t h o d e 5
d i a l e c t i q u e ? Certes, le procédé d'exposition doit se distinguer formellement
du procédé d'investigation. A l'investigation de faire la m a t i è r e sienne
d a n s tous ses détails, d'en analyser les diverses formes de développement,
et de découvrir leur lien i n t i m e . U n e fois cette t â c h e accomplie, m a i s seu-
l e m e n t alors, le m o u v e m e n t réel p e u t être exposé dans son ensemble. 10
Si l'on y réussit, de sorte q u e la vie de la m a t i è r e se réfléchisse d a n s sa
r e p r o d u c t i o n idéale, ce mirage p e u t faire croire à u n e construction à
priori.
Ma m é t h o d e dialectique, n o n - s e u l e m e n t diffère par la base de la m é -
t h o d e hégélienne, m a i s elle en est m ê m e l'exact opposé. P o u r Hegel le 15
m o u v e m e n t de la pensée, qu'il personnifie sous le n o m de l'Idée, est le
d é m i u r g e de la réalité, laquelle n'est que la forme p h é n o m é n a l e de
l'Idée. P o u r m o i , au contraire, le m o u v e m e n t de la p e n s é e n'est q u e la
réflexion du m o u v e m e n t réel, transporté et transposé d a n s le cerveau de
l'homme. 20
J'ai critiqué le côté m y s t i q u e de la dialectique h é g é l i e n n e il y a près de
trente ans, à u n e é p o q u e où elle était encore à la m o d e .... M a i s b i e n que,
grâce à son q u i p r o q u o , Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce
n ' e n est pas m o i n s lui qui en a le p r e m i e r exposé le m o u v e m e n t d'ensem-
ble. ||351| Chez lui elle m a r c h e sur la t ê t e ; il suffit de la remettre sur les 25
pieds p o u r lui trouver la p h y s i o n o m i e t o u t à fait raisonnable.
Sous son aspect mystique, la dialectique devint u n e m o d e en Allemagne,
parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect ra-
t i o n n e l , elle est un scandale et u n e a b o m i n a t i o n p o u r les classes diri-
geantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce q u e d a n s la c o n c e p t i o n p o - 30
sitive des choses existantes, elle inclut du m ê m e c o u p l'intelligence de leur
n é g a t i o n fatale, de leur destruction nécessaire ; parce q u e saisissant le m o u -
v e m e n t m ê m e , d o n t t o u t e forme faite n'est q u ' u n e configuration transi-
toire, rien ne saurait lui i m p o s e r ; qu'elle est essentiellement critique et ré-
volutionnaire. 35
Le m o u v e m e n t contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au
bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'in-
dustrie m o d e r n e à travers son cycle périodique, d o n t le point c u l m i n a n t
est - la crise générale. Déjà n o u s apercevons le retour de ses p r o d r o m e s ;
elle approche de n o u v e a u ; par l'universalité de son c h a m p d ' a c t i o n et l'in- 40
tensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique d a n s la tête m ê m e

696
Extraits de la postface de la seconde édition allemande

a u x tripoteurs qui ont poussé c o m m e c h a m p i g n o n s d a n s le n o u v e a u Saint-


4
Empire prusso-allemand . |

4
La postface de la d e u x i è m e é d i t i o n a l l e m a n d e est d a t é e du 24 j a n v i e r 1873, et ce n ' e s t q u e
q u e l q u e t e m p s après sa p u b l i c a t i o n q u e la crise q u i y a été p r é d i t e éclata d a n s l ' A u t r i c h e , les
5 É t a t s - U n i s et l ' A l l e m a g n e . B e a u c o u p de g e n s c r o i e n t à tort q u e la crise g é n é r a l e a été e s c o m p -
t é e p o u r ainsi dire p a r ces e x p l o s i o n s violentes, m a i s partielles. Au c o n t r a i r e , elle t e n d à son
a p o g é e . L'Angleterre sera le siège de l'explosion c e n t r a l e , d o n t le c o n t r e - c o u p se fera sentir
s u r le m a r c h é universel.

697
Table des matières

|352| Table des matières

Pages.
Préface 9
Livre premier. - Développement de la production capitaliste . . . 13

Première section. - Marchandise et monnaie 13 5


Chapitre premier. - La m a r c h a n d i s e 13
Chapitre IL - Des échanges 34
Chapitre III. - L a m o n n a i e o u l a circulation des m a r c h a n d i s e s . . . 39

Deuxième section. - Transformation de l'argent en capital. . . . 61


Chapitre IV. - F o r m u l e générale du capital 61 10
Chapitre V. - Contradictions de la formule générale 66
Chapitre VI. - A c h a t et vente de la force de travail 71

Troisième section. - Production de la plus-value absolue 76


Chapitre VIL - Production de valeurs d'usage et p r o d u c t i o n de la
plus-value 76 15
Chapitre VIII. - Capital constant et capital variable 85
Chapitre IX. - Le t a u x de la plus-value 91
Chapitre X. - La j o u r n é e de travail 99
Chapitre XL - T a u x et masse de la plus-value 131

Quatrième section. - Production de la plus-value relative . . . . 135 20


Chapitre XII. - La plus-value relative 135
Chapitre X I I I . - Coopération 140
Chapitre XIV. - Division du travail et m a n u f a c t u r e 146
Chapitre XV. - M a c h i n i s m e et grande industrie 161

Cinquième section. Nouvelles recherches sur la production de la 25


plus-value 219

698
Table des matières

Chapitre XVI. - Plus-value absolue et plus-value relative 219


Chapitre XVII. - Variations d a n s le rapport de g r a n d e u r de la plus-
value avec la valeur de la force ouvrière 224
Chapitre XVIII. - F o r m u l e s diverses p o u r le t a u x de la plus-value . 229

5 Sixième section. - Le salaire 231


Chapitre XIX. - Transformation de la valeur ou du prix de la force
ouvrière en salaire 231
Chapitre XX. - Le salaire au t e m p s 235
Chapitre XXI. - Le salaire a u x pièces 239
10 Chapitre XXII. - Différence d a n s le t a u x des salaires n a t i o n a u x . . 243

Septième section. - Accumulation du capital 246


Chapitre X X I I I . - R e p r o d u c t i o n simple 247
Chapitre XXIV. - Transformation d e l a plus-value e n capital . . . . 254
Chapitre XXV. - Loi générale d e l ' a c c u m u l a t i o n capitaliste . . . . 269

15 Huitième section. - L'accumulation primitive 314


Chapitre XXVI. - Le secret de l ' a c c u m u l a t i o n primitive 314
Chapitre XXVII. - L'expropriation de la p o p u l a t i o n c a m p a g n a r d e . 316
Chapitre XXVIII. - Législation sanguinaire contre les expropriés à
partir de la fin du q u i n z i è m e siècle. - Lois sur les salaires . . . . 325
20 Chapitre XXIX. - G e n è s e du fermier capitaliste 330
Chapitre XXX. - R é a c t i o n de la révolution agricole sur l'in-
dustrie. - É t a b l i s s e m e n t du m a r c h é intérieur p o u r le capital
industriel 332
Chapitre XXXI. - G e n è s e du capitaliste industriel 335
25 Chapitre XXXII. - T e n d a n c e historique de l ' a c c u m u l a t i o n capita-
liste 341
Chapitre XXXIII. - La théorie m o d e r n e de la colonisation 343
Avis au lecteur 348
Extraits de la postface de la seconde édition a l l e m a n d e 348
30 Errata 351

F i n de la table des matières |

699
Seite 351 mit dem Druckfehlerverzeichnis

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