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Actes de la recherche en

sciences sociales

Domination symbolique et géographie artistique


dans l'histoire de l'art italien
Monsieur Enrico Castelnuovo, Monsieur Carlo Ginzburg

Citer ce document / Cite this document :

Castelnuovo Enrico, Ginzburg Carlo. Domination symbolique et géographie artistique . In: Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 40, novembre 1981. Sociologie de l’œil. pp. 51-72;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1981.2133

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1981_num_40_1_2133

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Zusammenfassung
Symbolische Herrschaft und künstlerische Geographie in der italienischen Kunstgeschichte.
Die Begriffe «Zentrum» und «Peripherie» haben bislang noch selten die Aufmerksamkeit der
Kunsthistoriker erregt ; häufig fielen sie fur diese mit den Begriffen «Innovation» und «Rückständigkeit»
zusammen. Tatsächlich aber stellt das künstlerische Feld seit jeher schon eine Stätte von Konflikten
und Auseinandersetzungen um symbolische Herrschaft dar. Gegenstand der vorliegenden neuen
Lektüre der italienischen Kunstgeschichte sind die diversen durch Plünderung des künstlerichen Erbes
der beherrschten Regionen, durch Annexion der «Gehirne», durch Aufoktroyierung von Modellen,
durch Verdunkelung der Vergangenheit mittels einer im hochsten Grade ideologisierten Historiographie
unternommenen Versuche der Herrschaftsausübung seitens des «Zentrums» zum einen, der
Widerstand der «Peripherien» zum anderen, der zu unterschiedlichen Tendenzen und effektiven
«Abweichungen» führen kann.

Résumé
Domination symbolique et géographie artistique dans l'histoire de l'art italien.
Les notions de «centre» et de «périphérie» n'ont guère retenu l'attention des historiens de l'art qui ont
eu souvent tendance à les faire coïncider avec celles d'innovation et de retard. En réalité, le champ
artistique a été de tout temps le lieu de luttes et de conflits qui avaient pour enjeu la domination
symbolique. Les différentes tentatives de domination qu'ont exercées les «centres» à travers les
spoliations de l'héritage artistique des régions dominées, l'annexion des «cerveaux», l'imposition de
modèles, l'occultation du passé au travers d'une historiographie fortement idéologisée, et d'autre part
la résistance des «périphéries» qui peuvent produire des tendances différentes et de véritables
«écarts» sont l'objet de cette relecture de l'histoire de l'art italien.

Abstract
Symbolic Domination and Artistic Geography in the History of Italian Art.
Art historians have paid little attention to the notions of «centre» and «periphery», tending to regard
them as synonymous with innovation and backwardness. In reality, the artistic field has always been
the site of struggles and conflicts for symbolic domination. This re-reading of the history of Italian art
deals with the various attempts the «centres» have made to consolidate their dominance by plundering
the artistic heritage of dominated regions, annexing «brains» and obscuring the past by means of a
highly ideologized historiography ; and with the resistance of the «peripheries», which may produce
different tendencies and genuine aesthetic «deviations».
W
«L'histoire de l'art européen est dans une large
mesure l'histoire d'une série de centres, de chacun
desquels a irradié un style. Pour une période plus ou
moins longue, ce style a dominé l'art du temps ; il
est devenu de ce fait un style international,
métropolitain au centre et de plus en plus provincial à
mesure qu'il gagnait la périphérie. Un style ne se
développe pas spontanément dans une aire étendue.
Il est la création d'un centre, d'une unité singulière
d'où provient l'impulsion ; ce centre peut être petit,
comme la Florence du XVe siècle, ou grand comme
le Paris de l'avant-guerre, mais il a l'assurance et la
cohérence d'une métropole» (1).
Si, comme le suggère ce texte de lord Kenneth
Clark,le centre est par définition le lieu de la création
artistique, et que la périphérie ne signifie rien
d'autre que l'éloignement du centre, il ne reste qu'à
considérer la périphérie comme synonyme de retard
artistique, et tout est dit. Il s'agit là cependant, à y
bien regarder, d'un schéma subtilement tautolo-
gique, qui élimine les difficultés au lieu de chercher
à les résoudre. Essayons au contraire de situer les
termes «centre» et «périphérie», ainsi que leurs
rapports mutuels, dans toute leur complexité :
géographique, politique, économique, religieuse - et
artistique (2). Nous apercevrons d'emblée qu'une

*Cet article est une version nouvelle d'un travail présenté


sous le titre Centro e periferia dans le 1 er volume (Questioni Periphery.
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1 — K. Clark, Provincialism, The English Association
Presidential Address, London, 1962, p. 3.
2— En Italie, ce type de questions s'est développé à partir
des enquêtes récentes sur le territoire et des expositions
telles que Arte in Calabria (Cosenza, 1976), Arte a Gaeta
(Gaeta, 1976), Opere d'arte a Vercelli e n ella sua provincia
(Vercelli, 1976), Valle di Susa. Arte e storia dall' XI al
XVIII secólo (Turin, 1977). Mais la réflexion
méthodologique est restée jusqu'ici le fait des Allemands. Voir à ce
sujet K. Gerstenberg, Ideen zu einer Kunstgeographie
Europas, Leipzig, 1922 ;D. Frey, Die Entwicklung nationaler
:

Stile in der mittelalterlichen Kunst des Abendlandes,


Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und
Geistesgeschichte, XVI, 1938, pp. 1-74 ; P. Frankl, Das
System der Kunstwissenschaft, Brunn-Leipzig, 1938,
pp. 893-939 ; H. Lehmann, Zur Problematik der
Abgrenzung von Kunstlandschaften dargestellt am Beispiel der Po
Ebene, Erdkunde, XV, 1961, pp. 249-264 ; R. Hausherr,
Ueberlegungen zum Stand der Kunstgeographie, Rheinische
Vierteljahrsblätter, XXX, 1965, pp. 351-372 ; D. Frey,
Geschichte und Probleme der Kultur und Kunstgeographie,
52 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

Le cas italien
L'Histoire de la peinture italienne L'Italie apparaît comme un laboratoire privilégié
de l'abbé Lanzi pour l'étude des liens entre centre et périphérie dans
L'abbé Lanzi fut le premier, à la fin du 18e siècle, à prendre le champ artistique. Il y a à cela plusieurs raisons,
ses distances par rapport aux schémas traditionnels axés sur mais tout d'abord des raisons géographiques.
les biographies des artistes et à adopter un schéma différent, Rappelons ici les faits les plus saillants : ce sont la
historico-géographique (qui, d'ailleurs, n'était qu'un reflet
de ses préoccupations de conservateur de la Galerie du Grand- longueur de la péninsule, le rapport entre sa superficie
Duc de Toscane). Selon lui, la division en «écoles» fournit et son périmètre côtier ; le nombre de ses baies ; la
un critère de classification dépourvu de rigidité et de présence des deux chaînes de montagnes - l'une
schématisation qui, en un mot, permet de «tisser une histoire transversale, l'autre longitudinale - des Alpes et des
complète, telle que l'Italie la souhaite». La nouveauté de sa
méthode consistait à joindre aux grandes écoles régionales, Apennins, l'abondance des vallées et des cols. Ces
déjà reconnues (romaine, florentine, vénitienne) une éléments ont produit un paysage très diversifié et
constellation de petites écoles, soit 14 au total. Il s'agissait riche en oppositions. A côté d'échanges relativement
toutefois d'un tableau fortement déséquilibré du point de vue faciles avec les pays éloignés, ont pu ainsi subsister
géographique. Dans la 3ème édition de la Storia Pittorica des communications rares et difficiles avec des zones
délia Italia dal risorgimento délie belle arti fin presso al fine
del XVIII secólo, (1809), les grandes écoles se partageaient intérieures pourtant très proches ; aujourd'hui
la plus grande partie du texte : florentine (300 pages), encore, du reste, il est plus simple d'aller en train
vénitienne (293), romaine (280), bolonaise (214). Loin de Turin à Dijon que de Grosseto à Urbino.
derrière venaient l'école milanaise (98 pages), l'école génoise
(73), l'école siennoise (70), l'école ferraraise (64). Plus loin L'histoire de la péninsule, loin d'atténuer
encore, les écoles de Parme, de Crémone, du Piémont, de cette contradiction, a contribué à l'accentuer dès
Modène, de Mantoue. Aussi la partie consacrée aux peintres la fin de l'Antiquité. L'existence d'un réseau serré
de l'Italie méridionale -cette «école napolitaine» qui de voies romaines et d'une quantité exceptionnelle
constituait un appendice de l'école romaine- n'était-elle que d'un
vingtième de l'ensemble, soit 85 pages sur 1600. de centres urbains, la division politique de la
L'appartenance à une école semble être liée à des péninsule à partir de la guerre gréco-gothique ont promu
considérations politiques, telle que la provenance de l'artiste d'une part la diversification, et de l'autre,
d'une «ville sujette» de la capitale. Il y a certes aussi un l'abondance des communications. Dès lors, la production
critère stylistique, mais les deux critères coïncident souvent
parce que chaque école présuppose un centre qui est aussi artistique italienne devait être marquée par une
un centre politique. Toutefois ce n'est pas toujours le cas tendance extrêmement forte au poly centrisme ; mais
puisque il y a eu des centres artistiques qui étaient dans le à un poly centrisme informé, caractérisé
passé des centres politiques mais qui, à l'époque de Lanzi, généralement par la multiplicité et non par l'absence des
n'avaient plus aucun poids. En d'autres termes la géographie contacts mutuels. Contacts d'ailleurs souvent plus
artistique et la géographie politique de l'Italie, lorsque Lanzi
écrit son histoire, ne sont pas toujours superposables. La subis que recherchés : il suffit de songer aux
constellation picturale italienne décrite par Lanzi apparaît empereurs d'Orient et à ceux du Saint Empire Romain,
donc dominée par quatre planètes plus importantes, les aux califes arabes et aux rois francs, aux envahisseurs
«villes-capitales», Florence, Rome, Venise, Bologne. Il y a hongrois et aux pirates normands. Repenser la
ensuite des planètes de deuxième importance et enfin physionomie de la production artistique italienne du
quantité de satellites (les «villes sujettes») qui gravitent point de vue des rapports entre centres et périphéries
d'une façon totalement subordonnée autour des planètes
de premier et deuxième ordre. La périphérie n'est présente (en nous basant cependant surtout sur la peinture,
que négativement, pour mieux mettre en valeur la peu sur la sculpture et presque pas sur l'architecture)
métropole ; des caractères frustes ou le manque d'idées signifie donc repenser l'histoire italienne en son
caractérisent les peintres des «villes sujettes». entier.
Douceur du climat, mécénat, émulation, tels sont, De ce point de vue, les villes communales ont
selon Lanzi, les traits caractéristiques de la métropole
favorables au développement des arts. A ceux-là se sont ajoutées, joué un rôle décisif dans le développement de l'art
à une époque plus récente, la diffusion de la culture italien. Nous n'entendons pas reproposer ici
artistique et la naissance des académies. La peinture est d'ailleurs certaines divagations rhétoriques dans le goût du
une branche du commerce, les principes de la concurrence XIXe siècle sur la commune libre, paysanne ou non.
sont donc bons pour elle ; on peut voir dans l'importance Ce qui compte à nos yeux est avant tout la présence
accordée à F«intérêt» en tant que moteur du développement
artistique la trace des idées d'Adam Ferguson dont une simultanée, dans une série de centres urbains, d'un
édition italienne de V Essay on the History of Civil Society pouvoir communal et d'un pouvoir episcopal qui,
(1767) avait paru à Vicence en 1791-92. La lecture de parfois alliés, plus souvent affrontés, permettent
Ferguson par Lanzi est loin d'être prouvée, mais elle pourrait l'existence pour un temps considérable d'une
expliquer la présence d'un thème qui réapparaît à plusieurs
reprises dans les pages de la Storia Pittorica. Si la présence commande artistique double, laïque et ecclésiastique.
de nombreux commanditaires, et par conséquent d'un En second lieu, c'est la violente tension municipa-
marché, influence d'une façon positive la production artistique, liste, particulièrement explosive au cours de l'ère
elle risque aussi de faire que l'artiste, pour répondre aux communale mais destinée à lui survivre longtemps,
commandes et surmonter la concurrence, soit amené à
économiser sur le temps et les matériaux. et qui a contribué puissamment à promouvoir la
diversification artistique. Nous trouvons donc une
situation de concurrence potentielle au sein des
Déséquilibres territoriaux divers centres d'une part, entre ces centres eux-
Cette relecture de la Storia de Lanzi dans la perspective des mêmes d'autre part. Or une tendance plus ou moins
rapports entre centre et périphérie fait apparaître deux séries
de problèmes non résolus et, comme on le verra, affirmée à l'innovation artistique est étroitement
indépendants. Du point de vue géographique, le déséquilibre entre liée à la présence plus ou moins affirmée d'une
la partie consacrée à l'Italie du Centre et du Nord et celle situation de concurrence entre les artistes et entre
consacrée au Sud et aux îles ; du point de vue historico- les commanditaires. Nous nous garderons cependant
génétique l'importance décisive attribuée à la concurrence d'identifier innovation et qualité - comme le faisait
la tautologie que nous avons repérée dans les mots de
Domination symbolique et géographie artistique 53

entre artistes mais aussi entre commanditaires et, par là, un parties de la péninsule apparu au 1er siècle av. J.-C. était
lien, qui n'est pas totalement éclairci, entre centres du toujours marqué**.
pouvoir (politique ou d'autre type) et centres d'élaboration Enfin, si l'on veut déterminer les conditions d'entrée
artistique. Aujourd'hui encore, nous sommes confrontés à au club des centres artistiques, on peut dire 1) que l'origine
ces problèmes, même s'ils sont posés en des termes un peu romaine ou pré-romaine n'est pas une condition nécessaire
différents. Cette «distorsion» de Lanzi est-elle due à un (il suffit de penser à Venise et à Ferrare) et encore moins
manque d'information ? Il est vrai que la peinture du suffisante, 2) qu'avoir été centre de diocèse est par contre
royaume de Naples et des îles doit être, encore aujourd'hui, une condition presque nécessaire, mais non suffisante (il
en grande partie redécouverte*. Il est vrai aussi que suffit de penser aux dizaines et dizaines de diocèses mineurs
l'historiographie artistique a continué à ignorer cette partie de de l'Italie du Sud). Et d'autre part, on peut remarquer que
l'Italie, et cependant aucune recherche prenant pour objet les nouveaux diocèses institués après le Xle siècle ont eu
la peinture de l'Italie méridionale n'arrivera à révéler un très peu de chances de devenir des centres artistiques. On
réseau de centres artistiques comparable à celui du Centre pourrait dire que les inscriptions au club ont été fermées
et du Nord de l'Italie. Dans ce sens, nous pouvons dire que au Xle siècle. Mais ce qui, finalement, permet de déchiffrer
la «distorsion» de Lanzi est la distorsion par excellence qui les coordonnées géographiques et chronologiques des
caractérise l'histoire picturale (et pas seulement picturale) centres artistiques italiens, c'est l'opposition décisive entre deux
de l'Italie. Italies, l'une communale, l'autre féodale, opposition qui se
Essayons maintenant de considérer l'ensemble des manifeste justement au début du Xle siècle. Dans l'Italie
centres artistiques de l'Italie comme une sorte de club. du Centre et du Nord (aux exceptions près de Rome et de
Quelles étaient les conditions pour faire partie de ce club Venise), les centres artistiques s'identifient avec les villes
et quand a-t-on fermé les inscriptions ? Pour quelle raison qui ont développé une vie communale intense et qui ont été,
finalement certaines villes italiennes ont-elles été des centres sans exception, sièges de diocèses***. Dans l'Italie
artistiques, et d'autres pas ? En fait un contraste méridionale, ces centres s'identifient par contre (à part le cas
fondamental entre les centres urbains de la péninsule était déjà de Messine) avec les villes étouffées ensuite par le
présent dès le 1er siècle av. J.-C. D'une part la guerre centralisme des Normands et des Staufen (Amalfi, Bari) et avec
sociale (88 av. J.-C.) a été l'occasion d'un dépeuplement des les villes sièges de cours (Palerme, Naples). La frontière
campagnes, d'autre part la fondation des centres urbains entre ces deux Italies artistiques, l'une polycentrique,
dans le Sud et dans le Nord a suivi des modalités tout à fait l'autre oligocentrique, ne fait que calquer celle du 1er siècle
différentes : d'un côté, au Sud, une sorte d'«urbanisation av. J.-C. qui n'a jamais été effacée par les vicissitudes
sauvage» gérée par les différents «municipia», de l'autre une postérieures.
urbanisation réglée et planifiée par Rome. Pour finir, des
rapports différents et différemment équilibrés entre villes et *G. Previtali, Teodoro d'Errico e la «questione méridionale»,
campagnes. A la fin de l'Antiquité, la résistance des deux Prospettiva, 3, 1976, pp. 17-34 et également G. Previtali, La
réseaux, déjà affaiblis, aux bouleversements, qui suivirent pittura del Cinquecento a Napoli e nel Vicereame, Torino,
fut bien différente. Il suffit, pour tester ce phénomène, 1978.
d'examiner la carte des diocèses italiens au commencement
du Vile siècle : puisque les sièges des évêques coïncidaient **E. Gabba, Urbanizzazione e rinnovamento urbanistici
avec les centres urbains, la destruction ou le dépeuplement nell'Italia centro-meridionale dal I secólo a.C, Studi Classici
de ces derniers entraînaient, dans un temps qui pouvait être e Orientali, XXI, 1972, pp. 73-112 et également E. Gabba,
très long, le passage du siège du diocèse à un centre proche Considerazioni politiche e economiche sullo sviluppo urbano
ou sa suppression. Or sur les 232 diocèses qui existaient au in Italia nei secoli II ela.C, in -.Hellenismus im Mittelitalien
commencement du Vile siècle, 106 furent supprimés : 15 (P. Zanker Ed.), «Abh. d. Akad. d. Wissen, in Göttingen»,
au Nord, 42 au Centre, 49 (presque la moitié) au Sud et II, Göttingen, 1976, ppo 317-326 ; C. Violante, Primo
dans les îles. Reportons-nous maintenant à quelques siècles contributo a una storia délie istituzioni ecclesiastiche
plus tard. Après l'an 1000, on observe en Italie toute une nell'Italia centrosettentrionale durante il Medioevo :
floraison de villes : mais en l'espace d'un siècle, la situation province, diócesi, sedi vescovili, in : Miscellanea Historiae eccle-
du Centre-Nord d'une part, du Sud de l'autre, diverge encore siasticae, V (Colloque de Varsovie. ..sur la cartographie
une fois. A l'Italie des Communes s'oppose une Italie féodale. ecclésiastique), Louvain, 1974, pp. 169-204.
Le développement autonome des villes méridionales s'arrête ***Cf. E. Sestan, La città comunale italiana nelle sua note
(voir l'exemple d'Amalfi). En réalité l'aire de diffusion des caratteristiche rispetto al movimento comunale europeo,
communes coïncide largement avec cette partie de l'Italie in Xlème Congrès International des Sciences Historiques ,
où le réseau urbain d'origine romaine ou pré-romaine avait Rapports, III, Stockholm, 1960, pp. 75-95, en particulier
:

le mieux résisté. 1000 ans après, le constraste entre les deux p. 85.

lord Kenneth Clark. Mais c'est bien dans les centres groupes, pourvus chacun d'habitudes de perception
que se rencontrent les conditions qui tendent à et de critères d'évaluation propres et susceptibles
favoriser l'innovation artistique. L'on pourrait en de se traduire en attentes et en demandes
effet définir le centre artistique comme un lieu spécifiques.
caractérisé par la présence d'un nombre important Cette définition, comme on le voit, est très
d'artistes et de groupes significatifs de commanditaires générique ; mais elle est aussi historiquement
qui, à partir de motivations diverses - orgueil familial restrictive. Il n'apparaît en effet guère possible, par
ou individuel, volonté d'hégémonie ou recherche du exemple, de retrouver au sein d'un monastère du
salut éternel - sont prêts à investir une partie de leurs haut moyen-âge la pluralité de commanditaires qui
richesses dans des œuvres d'art. Ce dernier point fera parfois porter l'opposition entre évêque et
implique évidemment que le centre doive être un lieu chapitre sur le terrain des choix artistiques. Mais il
où affluent en quantités considérables des surplus est clair que les notions de «centre» et de
susceptibles d'être affectés à la production «périphérie» ne sauraient avoir pour l'Europe monastique
artistique. Il pourra être en outre doté d'institutions de le sens que l'on peut leur attribuer pour les siècles
tutelle, de formation et de promotion des artistes, postérieurs à l'an mille. En outre, la définition que
comme de distribution de leurs œuvres. Enfin, il nous avons proposée implique que la notion d'un
comptera un public bien plus étendu que celui centre exclusivement artistique est contradictoire.
constitué par les commanditaires proprement dits ; un Ne pourra être centre artistique qu'un centre de
public qui, loin d'être homogène, sera divisé en pouvoir extra-artistique, qu'il soit politique et/ou
54 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

économique et/ou religieux. La simple présence ou alors, pour voir sa réaction, qu'il ne s'était pas
même la concentration d'œuvres d'art dans un lieu donné beaucoup de peine et qu'il avait, par appât
donné ne suffisent donc pas à faire de ce lieu un du gain et pour économiser son temps, abandonné
centre artistique au sens où nous l'entendons. Les les bonnes méthodes de travail. A quoi Pietro
châteaux, les villas ou les sanctuaires peuvent être répondit : 'J'ai employé les figures que vous avez
parfois considérés comme les projections physiques louées jadis, et qui vous ont plu infiniment ; si elles
sur le territoire d'un pouvoir politique, économique vous déplaisent aujourd'hui et si vous n'en faites
ou religieux situé ailleurs. plus l'éloge, qu'y puis-je ?' Mais ils l'attaquaient
durement par des sonnets et des insultes en public.
Il quitta donc Florence et revint, à un âge
avancé, à Perouse, où il fit quelques fresques dans
Invention et déclassement l'église Saint-Sévère [...]. Il travailla aussi à Montone
et à Fratta, et en plusieurs lieux de la région de
Si le centre tend à apparaître comme le lieu de Perouse [...]» (5).
l'innovation artistique, la périphérie tend Aux divers niveaux que nous avons schéma-
corrélativement à apparaître (même si tel n'est pas toujours
le cas) comme le lieu du retard. Tentons d'esquisser tiquement distingués correspondent ainsi divers
une typologie sommaire de ce phénomène, de loin degrés de «viscosité» (et une possibilité également
le plus fréquent au sein des rapports entre centres plus ou moins grande de dater les objets). On peut
et périphéries. en conclure sans risque d'erreur que dans une
On peut distinguer un retard pluriséculaire, situation d'autarcie artistique comme celle des paysans,
comme dans le cas de la production artistique dite la tendance à l'innovation est pratiquement nulle.
«populaire», souvent élaborée par des paysans pour Dans une situation de semi-monopole, comme celle
des paysans ; un retard de plusieurs générations, où travaillaient les peintres itinérants de Vercelli, il
comme dans le cas des produits exécutés par des est possible d'utiliser tranquillement des modèles
artistes professionnels, mais pour une clientèle parfois très anciens, sans courir le risque de décevoir
paysanne ; et un retard de quelques années, perçu les attentes d'un public dépourvu de toute
cependant comme traumatisant parce qu'il coïncide possibilité de comparaison. Enfin, dans une situation de
avec des moments et des situations caractérisés par concurrence comme celle de Florence autour de
1505, c'est la critique exercée par les «nouveaux
de subites évolutions du goût. Nous aurons ainsi artistes», collègues et rivaux du Pérugin qui obligent
affaire respectivement à des cuillères et berceaux celui-ci à quitter la ville -même si ce n'est pas
décorés, à des lits, coffres, tissus de divers genres, à définitivement- pour la campagne ombrienne. Nous ne
des objets usuels construits par leurs propres pouvons pas parler dans ce cas de «retard
usagers ; puis à des cycles de fresques exécutés par périphérique» au sens propre : mais c'est à la périphérie que
des équipes de peintres itinérants, engagées pour la le peintre est alors contraint de chercher refuge
décoration d'oratoires de campagne ou d'églises de pour pouvoir continuer à travailler et recevoir des
bourgades ; ou enfin à des œuvres de peintres commandes pour une production qui ne satisfait
renommés qui se trouvent repoussés d'un coup vers plus le centre.
les marges du marché artistique. Il est d'autres cas où c'est le déplacement
Prenons un produit paysan, soit un ustensile matériel des œuvres du centre vers la périphérie
ou un objet liturgique (fig. 1, 2 et 3). Ses formes -géographique et/ou sociale- qui signale
fondamentales sont basées sur un répertoire limité l'identification de cette dernière avec un goût artistique
(spirales, cercles, étoiles, etc., combinés de diverses retardataire. Prenons le cas de la chaire de la cathédrale
manières) qui traverse les siècles presque sans subir de Cagliari (fig. 5), sculptée par Maître Guglielmo
de modifications, au point que certains de ses entre 1159 et 1162 pour la cathédrale de Pise, et
éléments semblent remonter directement à la période transportée en Sardaigne en 1312, au moment où
néolithique. Dans ce milieu en effet, la «viscosité», l'on inaugurait à Pise la chaire de Giovanni Pisano
la persistance typologique sont particulièrement (fig. 6). Une inscription en vers vint commémorer
fortes. Si nous examinons maintenant les produits l'événement :
des ateliers itinérants, par exemple de ces équipes «Castello Castri concexit
d'artistes actifs dans la région de Vercelli vers Virgini Matri direxit
1450-70 à qui l'on doit entre autres la décoration Me templum istud invexit
picturale de l'oratoire de Saint Bernard à Gattinara Civitas Pisana» (6).
(4) (fig. 4), nous les voyons reprendre avec de très Le nouveau public auquel la chaire se voyait
faibles variations des modèles qui remontent aux ainsi destinée était celui de la colonie pisane établie
dernières décennies du XI Ve siècle. Comme exemple à Cagliari, dans le haut quartier dominé par le Castel
d'œuvres de peintres renommés, l'on peut se di Castro. C'est auprès de ce dernier, symbole et
reporter à ce qu'écrit Vasari à propos de certaines
peintures exécutées par Le Pérugin pour l'église de la
Santissima Annunziata à Florence : «On dit que 5— Le opere di G. Vasari con nuove annotazioni e commenti
lorsque l'œuvre fut dévoilée, tous les artistes de la di G. Milanesi, Florence, 1906, III, pp. 586 sq. (Les autres
nouvelle école la critiquèrent beaucoup, surtout citations des Vies de Vasari se réfèrent également à cette
édition). La traduction française est ici celle d'André Chastel
parce que Pietro y reprenait des figures qu'il avait (Vasari, Les peintres toscans, Paris, 1966, pp. 206-207).
souvent employées autrefois, et ses amis lui dirent 6— «La cité de Pise m'a donnée à Castel di Castro, m'a
consacrée à la Vierge Mère et m'a dressée dans ce temple» :
D. Scano, Storia dell'arte in Sardegna dall' XI al XIV secólo ,
4— Opere d'arte a Vercellie nella sua -provincia, op. cit., p. 5 Cagliari-Sassari, 1907, pp. 292 sq.
.
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56 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

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avait accordé l'investiture du royaume de Sardaigne rapport invariable entre innovation et retard, mais
au roi d'Aragon. Mais le fait que cette consolidation qu'il s'agit au contraire d'un rapport dont les
symbolique des liens culturels avec la mère-patrie changements parfois brutaux sont liés aux modifications
se soit effectuée à travers une œuvre vieille de 1 50 politiques et sociales autant qu'artistiques.
ans n'est pas lui-même insignifiant : à la colonie
était à jamais attribué un goût retardataire par
rapport à celui de la métropole.
D'autres cas du même genre, même s'ils sont Un cas exemplaire : l'Ombrie
moins éclatants, montrent que cette interprétation Des centres comme Perouse, Gubbio, Foligno,Todi,
ne repose pas sur une pétition de principe. Entre le Assise, Montefalco, Spoleto, Orvieto avaient connu,
XVIe et le XVIIIe siècle, l'on voit les polyptiques du XHIe au XVe siècle, une production artistique
du XlVe quitter les églises les plus célèbres de Sienne complexe et diversifiée ; mais ils tombèrent victimes
pour se voir reléguer dans des oratoires ou des églises de l'optique centralisatrice de Vasari, au point que
de campagne éloignés ; celui de Pietro Lorenzetti, la peinture ombrienne antérieure au Pérugin n'est
autrefois au Carmine, finit ainsi à Sant'Ansano à devenue l'objet d'analyses spécifiques que depuis
Dofana. D'autres fois, le déclassement est plutôt quelques décennies. Il est vrai qu'au XVIe siècle,
social que géographique, comme dans le cas de cependant, ce panorama si varié fait de plus en plus
YAnnonciation d'Ambrogio Lorenzetti, qui passe place à l'uniformité et à la répétition, et que
de la Salle du Consistoire du Palazzo Pubblico à l'innovation semble devenir alors le privilège et la
«une pièce (...) à côté de la cuisine où les serviteurs caractéristique de quelques centres majeurs.
ont coutume de dîner». De ce fait, une œuvre
commandée par un haut fonctionnaire des finances
siennoises finit par toucher un public socialement
modeste, au lieu du gouvernement auquel elle 7— C. Brandi, La Regia Pinacoteca di Siena, Rome, 1933,
pp. 135 sq. Pour le polyptique du Carmine, voir aussi
était destinée à l'origine (7). Comme on le voit, Ricomposizione e restauro della Pala del Carmine di Pietro
:

il arrive que les monuments, les objets et les Lorenzetti, Bollettino d'arte, XXXIII, 1948, pp. 68 sq.
Domination symbolique et géographie artistique 57

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la

des Réformés de Montesanto à Todi (fig. 8) que Le en fils à la production artistique pour
Spagna dut s'engager à exécuter «avec de l'or et des l'extraordinaire église de Saint Léonard, et dont l'on peut
couleurs et en tous points semblable au panneau de encore visiter la maison, proche du sanctuaire.
l'église de Saint Jérôme à Narni», et qui fut terminé Cette peinture périphérique florissante ne
en 1511 ; dans celui que le même Spagna peignit présente pas tout d'abord les caractères
pour les Franciscains de Trevi (fig. 9), et dans celui franchement retardataires qui seront les siens par la suite,
réalisé par Jacopo Siculo en 1541 pour l'église de lorsque le fossé se sera creusé entre centre et
l'Annonciation près de Norcia (fig. 10). périphérie. Liée à des groupes de commanditaires
Cette transformation se caractérise aussi par socialement homogènes, elle témoigne d'une propension
la constitution de dynasties artistiques locales, aux investissements artistiques considérable de la
phénomène particulièrement observable à partir de part de ces groupes sociaux qui ne s'étaient jusque
la seconde moitié du XVe siècle, et qui semble se là que peu engagés dans cette voie.
dérouler grosso modo de la manière suivante. Au Le phénomène constitué par l'installation en
début se constitue un atelier familial, où travaillent province d'artistes provenant eux-mêmes de
un père et son fils. Leurs produits peuvent être tout localités éloignées et souvent tout aussi périphériques,
d'abord assez «modernes», basés sur des formules s'accentue au cours du XVIe siècle ; parallèlement,
et des schemes récents qui connaissent un grand des artistes renommés se voient poussés ou
succès. Le chef de l'atelier peut, quant à lui, repoussés du centre à la périphérie, parce qu'ils se
bénéficier d'une expérience relativement large, acquise montrent incapables de s'adapter aux propositions des
lors de voyages, par une formation reçue hors de sa «nouveaux artistes» et aux changements consécutifs
bourgade ou au cours d'un apprentissage auprès d'un du goût et des attentes du public. Outre le cas déjà
peintre étranger. Par la suite, l'atelier fait de mentionné du Pérugin qui doit s'enfuir de Florence,
l'utilisation des cartons et du répertoire formel de son nous avons celui assez semblable de Signorelli, et
chef son modus operandi habituel, pratique propre le cas antérieur d'Antonio da Viterbo qui, après
à assurer la survivance de certains schémas pendant avoir accompli à Rome des travaux importants, se
des générations entières. Avec le temps s'accroît le voit, face à l'activité des peintres ombriens et
hiatus entre cette répétition de formules désormais florentins appelés par Sixte IV, repoussé dans la
58 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

campagne de Viterbe et réduit à peindre pour le l'existence d'une culture picturale spécifique à
petit village de Corchiano. Orvieto dans la seconde moitié du XlVe siècle. Et
pourtant, cette culture avait existé» (10). Identifier
purement et simplement périphérie et retard revient
Retard ou écart ? donc en définitive à se résigner à écrire
Mais si tous les retards ne sont pas périphériques, perpétuellement l'histoire du point de vue du vainqueur.
comme le montre bien le cas du Pérugin, toutes les Même Giorgio Vasari, producteur et
périphéries ne sont pas non plus retardataires. défenseur d'un modèle historiographique monocentrique,
Supposer le contraire signifierait faire sienne une vision admet la possibilité d'un développement autonome
unilinéaire de l'histoire de la production artistique, de la part de la périphérie. Dans certaines
vision qui d'une part croit possible d'identifier une circonstances, le défi de l'émulation peut être déterminant
ligne de progrès (quelle que soit sa justification du pour atteindre de grands résultats. Ainsi, c'est sous
point de vue idéologique), et de l'autre taxe le signe de l'émulation que s'accomplit la formation
automatiquement de retard toute solution différente de de Mantegna : «La concurrence encore représentée
celle proposée par le centre innovateur. L'on finit par le bolonais Marco Zoppo, par Dario da Trevisi,
ainsi par chercher dans l'art de la périphérie les et par Niccolô Pizzolo de Padoue, disciples de son
éléments, les canons et les valeurs qui ont été établis maître et père adoptif, l'aida et le stimula
en se basant précisément sur les caractères des grandement à l'étude» (11).
œuvres produites au centre. Dans le cas où, par la De même l'affirmation artistique d'un peintre
suite, l'on en vient à reconnaître l'existence de de Ferrare, Galasso, est-elle vue par Vasari comme
canons différents, ceux-ci n'en seront pas moins une sorte de riposte municipale au succès obtenu
examinés à leur tour sur la base du paradigme dans cette ville par un peintre «étranger», Piero
dominant, par un procédé d'où naîtront les
jugements de décadence, de corruption, de chute
qualitative, de grossièreté, etc. Tel a été par exemple le 10— R. Longhi, Tracciato Orvietano, Paragone, XIII, 1962.
cas des peintures bolonaise et ombrienne du XlVe n. 149, p. 4.
siècle, réduites au rang d'imitations frustes et Il— Le opere di G. Vasari..., op. cit., III, p. 386.
médiocres de l'art florentin ou siennois.
Jacob Burckhardt écrivait ainsi en 1855 :
«Seuls les incapables sont restés apparemment Vasari
indépendants [de Giotto]. Parmi les septentrionaux, les
Bolonais devaient être exclus de l'influence de
l'école florentine de la manière la plus absolue. Mais Selon Vasari, un artiste né et élevé en province ne peut
leur activité et leur habileté picturales au XlVe siècle participer au jeu de l'innovation et du progrès, s'il n'entre pas en
contact avec le centre. La vocation à l'hégémonie qui
sont d'une maladresse et d'une insignifiance caractérise Florence à partir de la fin du XHIe siècle est reprise
épouvantables. Le plus ancien d'entre eux, Vitale, un par Rome à partir de la deuxième décennie du XVIe siècle.
contemporain de Giotto, parvient tout au moins Et c'est à Rome que les artistes de toutes les régions d'Italie
dans un tableau de la Pinacothèque de Bologne cherchent à venir, comme s'ils étaient poussés par une sorte
de tropisme perpétuel. En découvrant la vie artistique
(Vierge en trône avec deux anges , 1320) à être doux romaine, des artistes déjà affirmés rejettent leur éducation
et gracieux à la manière siennoise, de telle façon première et recommencent à zéro. On peut même dire que
qu'il nous rappelle Duccio. Mais les autres, à moitié le «topos» de l'artiste déjà célèbre qui redevient élève une
giottesques, font preuve pour l'essentiel d'une telle fois qu'il a découvert le bon style est récurrent dans l'œuvre
pauvreté dans leurs œuvres sur panneau, qu'à de Vasari. On arrive donc à Rome de Parme, de Florence,
de Venise, de Mantoue ou de Ferrare et celui qui est contraint
Florence on ne prendrait même pas la peine d'en de quitter Rome en souffre cruellement.
parler. Et la même manière de procéder, la même L'image de la province que nous trouvons chez
absence de talent restent le signe distinctif de cette Vasari est la plus éloignée possible de celle du centre. Un cas
école au-delà de la moitié du XVe siècle» (8). extrême est celui de la Calabre, patrie de Marco Cardisco dont
Vasari écrit : «...mais si nous sommes surpris quand nous
Et Bernhard Berenson déclarait en 1908, à voyons pousser un fruit inhabituel dans quelque province
propos de la peinture ombrienne antérieure au éloignée, nous pouvons d'autant plus nous réjouir quand nous
Pérugin : «Nelli was and remains an idiot» (9). Le voyons une grande intelligence naître dans un pays où on n'a
même Berenson intitulait encore en 1918 un essai pas l'habitude de voir des hommes semblables».
consacré au peintre d'Orvieto Cola Petruccioli La province n'est pas toujours présentée comme cette
A Sienese Little Master in New York and elsewhere , plage désolée impropre à l'éclosion des artistes, mais il vaut
mieux pour ceux qui y sont ne pas y rester trop longtemps,
ce qui, comme l'a remarqué Roberto Longhi, «en puisque on y manque d'exemples, d'émulation, de
dit suffisamment long sur le rang inférieur que l'on concurrence. Arezzo, patrie de Vasari, se trouve dans cette situation,
assignait à cet artiste, comme sur la sujétion absolue mais aussi Perouse et Volterra. Aux yeux de Vasari, même
qu'on lui attribuait à l'égard de l'école siennoise. Il Sienne passe pour une province peu stimulante de même
que Bologne ou Ferrare... Il s'agit toujours de cas où, selon
était alors de règle d'exalter de façon quasi Vasari, l'artiste aurait pris conscience de sa situation ; ailleurs
obsessionnelle les produits siennois du XlVe siècle, et de il se limite à remarquer que si tel ou tel artiste avait eu la
leur subordonner instantanément tout ce qui possibilité de sortir de sa province, il aurait fait des choses
pouvait leur ressembler en quelque manière. [...] Il extraordinaires (impossibles justement pour ceux qui restent
à la périphérie) ; ce qui pour Vasari est le plus dur à admettre,
semblait inadmissible, voire impensable d'envisager c'est le cas de ceux qui, délibérément, ne quittent pas leur
ville, tel Cola dell'Amatrice, provincial volontaire qui «resta
" toujours à Ascoli sans se préoccuper de voir Rome ou de
8-J. Burckhardt, Der Cicerone, Bale, 1855, p. 780. changer de ville».
9— B. Berenson, The Central Italian Painters of the
Renaissance, New York-Londres, 1909, p. V.
Domination symbolique et géographie artistique 59

délia Francesca «Quand des étrangers viennent duit en particulier dans le Frioul où, en vertu d'un
travailler dans une ville qui compte d'excellents

:
tel principe, l'on a vu récemment apparaître une
artistes, l'on voit toujours se réveiller le talent de infinité d'excellents peintres, ce qui n'était pas arrivé
quelqu'un qui s'efforce par la suite, en apprenant dans ces régions pendant de nombreux siècles» (13).
le même art, de faire en sorte que sa ville n'ait plus Il semble donc possible
à appeler des étrangers pour l'embellir et emporter qu'exceptionnel ement, «en vertu d'un tel principe», des peintres
ses richesses ; il s'efforce ainsi de mériter et d'obtenir produisent des «œuvres merveilleuses» «sans voir Rome
par son habileté ces richesses qui lui ont paru trop ni Florence». Dans la suite de son discours
belles pour les étrangers. Tel fut clairement le cas cependant, Vasari finit par nuancer les jugements
du ferrarais Galasso : voyant Piero délia Francesca entièrement positifs qu'il avait formulés dans son
rémunéré par le Duc pour les travaux qu'il avait Préambule, et par souligner à plusieurs reprises les limites
accomplis, et retenu en outre à Ferrare avec de l'œuvre du Pordenone par rapport au Titien, à
honneur, il fut si vivement incité par cet exemple, Beccafumi, etc. Cette espèce de miracle qui avait
après la perte de Piero, à se consacrer à la peinture, permis la naissance hors du centre d'« œuvres
qu'il acquit dans sa ville la réputation d'un maître merveilleuses» ne parviendra donc pas à faire de la
excellent» (12). périphérie le lieu d'une direction concurrente ; c'est
La présence d'une forte émulation peut même que des solutions de ce type ne sauraient trouver
permettre de modifier la position subalterne d'une place dans le système de Vasari.
aire provinciale. Il arrive en effet que «...lorsqu'un Un tel cas a cependant pu se présenter
seul commence, beaucoup d'autres se mettent à lui ponctuellement, et à plusieurs reprises ; la périphérie,
faire concurrence ; et ils font tant d'efforts que par plutôt que le lieu du retard, a pu être celui de
émulation mutuelle, et sans voir Rome, Florence ou l'élaboration de propositions alternatives, également
d'autres lieux riches en peintures remarquables, ils valables.
produisent des œuvres merveilleuses. Cela s'est pro- Cette affirmation demande un bref éclaircis-

12-Jftid.,III, pp. 89 sq. 13 -Ibid., Y, pp. 103 sq.

D'ailleurs le défi représenté par les œuvres des grands Fin du poly centrisme
ne conduit pas automatiquement à l'émulation. Dans certains et naissance de la «troisième manière»
cas, l'artiste mis au défi se dérobe parce qu'il a l'impression
d'être incapable de relever le défi, ce qui est le cas de L'opération accomplie par Vasari fut radicale. Il a projeté
Franciabigio qui ne voulut jamais sortir de Florence parce dans le passé la situation toscane du milieu du XVIe siècle,
qu'il craignait la comparaison avec Raphaël ou d'autres caractérisée par la subordination et la spoliation des
peintres ; d'autres en revanche ne renoncent pas mais différents centres au profit de la capitale, minimisé le rôle de
repoussent la confrontation. Sienne ou de Pise, effacé celui de Pistoia, Volterra ou
L'émulation entre artistes et l'action stimulante que Lucques. Si Arezzo arrivait à sauver quelque chose de son
peuvent avoir les attentes du public sont, pour Vasari, des passé, c'est qu'elle était la patrie de l'historien. Mais cette
ressorts fondamentaux du progrès artistique. Or l'absence de projection du présent sur le passé n'était pas limitée à la
termes de comparaison et la satisfaction facile du public font Toscane. A quelques décennies de distance, Vasari tire les
que dans les provinces les artistes sont moins stimulés ; c'est conséquences d'un processus qui avait provoqué, au
bien ce qui arrive à Donatello à Padoue, qui «parce qu'il y commencement du XVIe siècle, une double coupure politique
était considéré comme une espèce de miracle et loué par et artistique dans l'histoire italienne, en abolissant
toutes les personnes de goût, décide de rentrer à Florence, brusquement le polycentrisme antérieur au profit de quelques
car s'il restait encore à Padoue, loué par tous, il aurait tout centres capables de garder une certaine autonomie. Les
oublié, tandis que dans son pays où il aurait plutôt été blâmé premières années du XVIe siècle qui voient la périphérisa-
sans cesse, il aurait été encouragé à étudier et à acquérir une tion subite du Pérugin, obligé par les attaques des
gloire encore plus grande». «nouveaux artistes» de quitter Florence, sont des années où un
La fonction des commanditaires est donc décisive nouveau paradigme est en train de naître et de s'imposer,
pour Vasari qui donne un tableau très négatif de la situation cette «troisième manière que -écrit Vasari- nous voulons
napolitaine où «on avait plus de considération pour un appeler moderne», celle de Léonard, de Giorgione, de
cheval qui sautait que pour un peintre qui de ses mains Raphaël et du «divin Michelagnolo Buonarroti». La
pouvait faire des figures qui semblaient vivantes». Si Naples est «terrible» variété et la richesse de la «troisième manière» font
un cas-limite, même la Rome du XVe siècle en dépit de ses apparaître brutalement comme vieillie la «beauté nouvelle
grands investissements artistiques apparaît à Vasari comme et plus vivante» que le Bolonais Francia et le Pérugin
l'expression d'un goût arriéré et périphérique. Et Vasari se avaient commencé à utiliser et montrent «l'erreur» de ceux
fait un plaisir de montrer comment le pape Sixte IV, cible qui «ont couru comme des fous pour la voir, ne croyant
habituelle de la polémique politique et culturelle des pas qu'on puisse faire mieux».
Florentins, aurait montré son ignorance en préférant les C'est bien la victoire de cette «troisième manière»
couleurs voyantes et coûteuses de Cosimo Rosselli aux qui accompagne le processus de restructuration de la
inventions subtiles de Botticelli, Ghirlandaio, Signorelli ou du géographie artistique italienne, ce processus que Vasari
Pérugin. Il existe même un passage où, racontant la vie enregistre et qu'il contribue à accentuer en le projetant
de Michel-Ange, Vasari parle d'un artiste populaire nommé dans le passé.
Menighella qui travaillait pour les paysans ; or les goûts de
cette clientèle modeste sont, selon Vasari, marqués par
l'admiration pour les couleurs tapageuses et voyantes, en un
mot leurs goûts sont les mêmes que ceux du pape Sixte IV
de culture et de formation franciscaines, lié à un milieu
retardataire -pour Vasari, bien entendu- comme celui de la Rome
du XVe siècle. Encore une fois périphérie sociale et périphérie
géographique se superposent.
60 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

sèment terminologique : «différent» et «alternatif» sait pas d'un cas isolé. Dans un raccourci foudroyant,
ne sont pas synonymes ; toutes les variations ne Roberto Longhi a rapproché du «maniérisme» de
peuvent être définies comme parallèles, comme Genga, Beccafumi, Rosso et Pontormo l'œuvre du
écarts. Nous employons ce dernier terme dans bolonais Aspertini, «véritable nœud de
l'acception particulière de «brusque déplacement communications spirituelles entre les tendances du centre de
latéral par rapport à une trajectoire donnée», tel l'Italie et celles du Nord, [elle est] finalement aussi
qu'on l'utilise par exemple en parlant de certains importante pour comprendre le soudain abandon
mouvements des chevaux. L'écart, en somme, du 'classicisme chromatique' de Giorgione et du
pourrait être figuré par le mode de déplacement jeune Titien qu'opère au cours de la seconde
du cheval dans le jeu d'échecs ; et l'usage de ce décennie du XVIe siècle un groupe de peintres du
terme permet d'éviter les expressions connotées Véneto et surtout du Frioul, de Vicence, de Trente
négativement telles que par exemple «déviation». et de Crémone» (16).
Dans le domaine des faits artistiques, l'on peut Les protagonistes de cette guérilla
entendre par «trajectoire donnée» la langue anticlassique ont opéré dans des situations excentriques,
artistique courante. ou se sont servi d'armes importées d'une culture
Des formules comme «langue» ou «langage périphérique comme la culture allemande -culture
artistique» sont devenues à tel point usuelles que qui apparaissait périphérique du moins aux yeux de
leur nature métaphorique est presque oubliée. En Vasari, qui remarquait sarcastiquement : «...les
fait, l'analogie entre langue au sens propre et visages de tous ces soldats sont peints à l'allemande
«langue artistique» est boiteuse et rien moins avec des airs extravagants, et amènent celui qui les
qu'innocente (14). Nous n'userons donc de termes regarde à plaindre de sa simplicité l'homme qui a
comme «code» et «langue» qu'avec la conscience consacré tant d'efforts à acquérir ce dont les autres
d'introduire des métaphores qui posent un problème cherchaient au contraire à se débarrasser, en
plutôt qu'elles ne le résolvent. Malgré tout ce qui a abandonnant ce style qui surpassait tous les autres en
été écrit par de grandes autorités sur la «grammaire» qualité et plaisait à tous infiniment. Pontormo
du «langage artistique», nous ne sommes ignorait-il donc que les Allemands et les Flamands
actuellement pas à même de distinguer avec rigueur entre viennent chez nous apprendre ce style italien qu'il
«variations» et «écarts», entre emprunts lexicaux et a cherché si laborieusement à perdre, comme s'il
structures syntaxiques. L'important est toutefois était mauvais ?» (17).
qu'une distinction de ce genre -quoique formulée L'attitude adoptée par Dürer envers la culture
différemment- ait existé pour un public de figurative italienne lors de ses voyages à Venise
connaisseurs dans une situation historique donnée. Et tel montre d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas là que d'un
est bien le cas lorsque Vasari écrit à propos de préjugé italo-centrique de la part de Vasari.
Pontormo (fig. 11) : «Nul ne pense que c'est pour Dans le cas de Pontormo, le choix de la
avoir imité Albrecht Dürer dans les compositions périphérie s'accompagne d'une véritable auto-exclusion
{invenzioni) que Jacopo est à blâmer, car une s'agit matérielle du groupe de ses amis et collègues peintres
pas là d'une faute, et bien des peintres l'ont fait et -phénomène qui apparaît dans son Journal comme
le font continuellement ; mais c'est pour avoir dans ce que raconte Vasari. Dans d'autres cas, l'on
adopté le vrai style allemand {la maniera stietta se trouve face à une périphérisation soit
tedesca) en toutes choses, dans les drapés, l'allure douloureusement subie, soit délibérément acceptée. Mais le
des têtes et des attitudes. Et c'est là ce qu'il devait problème ne s'épuise pas dans les cas de résistance
éviter, pour ne se servir que des compositions, car d'individus qui, face à un centre qui ne laisse plus
il possédait entièrement, avec grâce et beauté, le place à la diversité, parviennent à trouver dans l'aire
style moderne {la maniera moderna)» (15). périphérique un débouché, voire une simple
Pour Vasari, l'opposition entre «maniera» et possibilité de survie. Il doit être envisagé dans une
«invenzioni» est nette : le «style moderne» est perspective plus large, jusqu'à inclure les cas où 1 '«écart»,
parfaitement à même d'assimiler les compositions la solution alternative, l'opposition à certains
des Allemands. L'erreur de Pontormo, dans modèles représentent l'attitude qui prévaut dans
l'optique normative de Vasari, a donc consisté à une aire entière.
abandonner les formes typiques du «style moderne»
pour adopter le «véritable style allemand». Pour
nous, les «invenzioni», les compositions, peuvent
apparaître comme des éléments plus profonds et La résistance au modèle
plus déterminants d'un style que les drapés, l'allure Dans la reconstruction de la cathédrale de Chartres,
des têtes et des attitudes. Mais cela importe peu ici : détruite par un incendie en juin 1194, un maître
l'essentiel est que Vasari distinguait entre des inconnu employa des solutions spectaculairement
éléments que l'on pouvait modifier sans conséquences nouvelles : il unifia et standardisa les supports et
essentielles, et d'autres qui ne pouvaient l'être sans réduisit au maximum la tridimensionnalité des
faire éclater le cadre de référence. parois en éliminant les tribunes et en atténuant
Le cas de Pontormo est donc bien celui d'un toutes les allusions à la profondeur. Le modèle
véritable «écart». Et, comme on le sait, il ne s'agis- d'écran bidimensionnel ainsi créé ouvrait la voie à

14— Cf. P. Junod, Transparence et opacité , Lausanne, 1976, 16— R. Longhi, Officina ferrarese, Opere complete di
particulièrement pp. 50-52 et 306-307. Roberto Longhi, V, Florence, 1956, p. 151.
15— Le opere di G. Vasari..., op. cit., VI, p. 270. \1 —Le opere di G. Vasari..., op. cit., VI, p. 267.
Domination symbolique et géographie artistique 61

Fig. 12— Collaborateur de Buff almacco,


Vierge à l'enfant. Pergognano, église de San Donato.

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-si

de résistance cohérente (18). Fig. 1 Jacopo


Le Christ devant Pilate.
Résistance et retard sont évidemment des
phénomènes bien différents, l'un actif, l'autre passif
et subordonné. En outre, la solution des opposants
à Chartres ne s'appuyait pas simplement sur des
modèles plus anciens ; il s'agissait plutôt de
l'élaboration extrêmement originale d'une sorte de seconde
paroi, légère et ajourée, placée devant la première,
et qui permettait de récupérer au niveau de la
perception les effets de la paroi tridimensionnelle. Cette
proposition concurrente tentait ainsi de conserver,
en les transformant, des éléments que la nouvelle
solution chartrienne éliminait. Ce fut celle-ci qui
l'emporta, grâce à la position centrale que l'Ile-de-
France vint à assumer sur les plans politique,
économique et culturel.
Or si nous revenons en Italie, et plus
précisément à la Florence du début du XlVe siècle, nous
nous trouvons face à des solutions de résistance, à
des propositions concurrentes, enfin à une périphé-
risation de ces solutions et de ces propositions qui
ne sont pas sans rapports avec le cas de la résistance
à Chartres.
Les solutions proposées par Giotto dans le
domaine de la peinture avaient eu un caractère

18— J. Bony, The Resistance to Chartres in Early Thirteenth-


Century Architecture, The Journal of the British
Archaeological Association, XX-XXI, 1957-58, pp. 35-52.
62 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

encore plus radicalement novateur que celles de formes et de schemes qui, recevant l'appui d'un
avancées par le maître de Chartres. Avec Giotto, en effet, puissant groupe de commanditaires, en vient à
était né à Florence un nouveau paradigme, qui avait déterminer les demandes et les attentes du public,
brusquement modifié la situation et relégué d'un les artistes qui ne souscrivent pas à ce système
seul coup dans les marges de la constellation doivent soit s'y soumettre, soit s'expatrier vers des
artistique ceux qui n'y adhéraient pas. situations culturelles moins contraignantes. C'est
Nous utilisons ici l'expression «nouveau précisément au moment où les tendances
paradigme» en empruntant le sens que lui a donné «irrégulières» disparaissent de Florence que cessent les
l'histoire des sciences (19) pour désigner mentions de l'activité de Buffalmacco dans la ville,
l'émergence d'un langage non seulement nouveau, mais si tandis qu'il se met à apparaître dans d'autres centres.
prestigieux qu'il s'impose comme norme et exerce Représentant une ligne d'«écart» par rapport à celle
une action inhibitrice sur ceux qui, pour une raison de Giotto, Buffalmacco se voit donc contraint au
ou une autre, en sont exclus. L'on trouve une bonne cours de la troisième décennie du XlVe siècle de
description de l'action que peut avoir un tel modèle quitter le centre le plus prestigieux pour travailler
chez Vasari, lorsqu'il évoque l'effet proprement à Arezzo, Pise et Bologne ; de même, une fronde
stupéfiant exercé par les œuvres romaines de la «expressionniste» est accueillie et trouve à se
«terza maniera» sur ceux qui les voyaient pour la développer à Pistoia.
première fois : «...Celui qui change d'endroit ou de Il faut rappeler ici le cadre géographique de
pays semble changer aussi de nature, de vertus, de ces vicissitudes : «...une Italie municipale, mais non
vêtements, d'habitudes, au point qu'il paraît n'être régionale, qui a existé indomptée pendant des
plus le même homme, mais un autre, et qu'il en est siècles ; trop vigoureuse et rude à la fois pour se
tout étourdi et stupéfait. C'est ce qui a pu arriver satisfaire d'elle-même dans son état sauvage, pour
au Rosso à Rome, à cause de l'architecture et de la pouvoir se renfermer dans sa coquille ; et pour
sculpture stupéfiantes qu'il y vit, et surtout des accepter une soumission docile, en matière politique
peintures et des statues de Michel- Ange, qui le ou littéraire, à la région et à la nation» (21).
mirent presque hors de lui ; les mêmes œuvres En matière politique, littéraire ou artistique
chassèrent d'ailleurs de Rome Fra Bartolomeo di car ce dernier domaine représente une composante

:
San Marco et Andrea del Sarto sans les y laisser essentielle de l'identité municipale dont parle
travailler à quoi que ce fût» (20). Carlo Dionisotti. C'est donc tout le contraire d'une
La première conséquence qu'eut l'affirmation périphérie amorphe et indifférenciée qui fournit
du paradigme giottesque à Florence et en Toscane aux «écarts» leur base territoriale.
fut de périphériser un nombre considérable
d'artistes, et même d'anciens centres artistiques. Si l'on
vit, dans un premier temps, subsister à Florence, à
côté de Giotto et des giottesques de stricte L'écart avignonnais
observance, un groupe de peintres hétérodoxes qui, tout et les régions frontière
en adoptant certains éléments de base du nouveau L'un de ces peintres rebelles, le Maître du Codex de
paradigme - ce qui leur évita une périphérisation Saint Georges, devait chercher un point d'appui à
immédiate -, s'en écartaient sur quelques points et Avignon. Parler d'Avignon, au XI Ve siècle siège de
tentaient par exemple de poursuivre les expériences la cour papale, comme d'une périphérie serait
entreprises par Cimabue à la fin du XlIIe siècle évidemment absurde. Cependant, si la ville prit tout
dans le domaine de l'expression et d'en démontrer d'un coup une importance indiscutable sur les plans
l'actualité (fig. 12), cette dissidence ne fut pas économique, politique et religieux, elle appartint
longtemps tolérée. A la fin de la première moitié pour un certain temps, du point de vue artistique,
du siècle, après la mort de Giotto, sa vision à ceux qui la prenaient. En peinture, ce furent des
conditionnait si bien les peintres travaillant à Florence Italiens, siennois ou florentins comme Simone
que toute proposition s'écartant tant soit peu de sa Martini ou le Maître du Codex de Saint Georges ;
ligne était automatiquement repoussée. L'écart que mais l'absence d'une tradition contraignante
les peintres de la «résistance à Giotto» manifestaient favorisa le développement d'une production assez
dans leurs œuvres par rapport à son paradigme ne éloignée des canons et des schemes habituels dans les
pouvait cependant être considéré comme principaux centres italiens. C'est ainsi que peuvent
l'expression d'un retard ou d'un attachement à un modèle s'expliquer le succès exceptionnel et le langage
dépassé : dans leur proposition concurrente, ces extraordinairement personnel d'un artiste comme
artistes cherchaient à montrer quels développements Matteo Giovannetti de Viterbe, excentrique par la
l'on pouvait tirer de certaines prémisses dont ils culture comme par la naissance, et qui devient le
saisissaient toute la fécondité. Par certains aspects, peintre des papes pour plus de 20 ans (fig. 13).
leur situation pourrait donc être comparée à celle Car certaines de ses propositions n'auraient jamais
des architectes qui travaillaient dans le sens de la été acceptées dans un milieu où opérait une forte
«résistance à Chartres» et proclamaient l'actualité tradition. L'on peut en voir une confirmation dans
d'un système dérivé du mur épais anglo-normand. le fait que les «écarts» de Giovannetti, qui avaient
Quand s'impose dans un centre un système été très bien accueillis dans la nouvelle capitale
papale et avaient eu un impact important au niveau
19— Cf. T. S. Kuhn, La structure des révolutions
scientifiques, Paris, Flammarion, 1970. 21— C. Dionisotti, Culture regionali e letteratura nazionale
20— Le opere di G. Vasari..., op. cit., V, pp. 161 sq. in Italia, Lettere italiane, XXII, 1970, p. 137.
Domination symbolique et géographie artistique 63

européen, se virent ensuite occultés par une


tradition historiographique née et développée à
Florence, et portée en conséquence à adopter et à
célébrer des canons et des normes plus orthodoxes.
Le nom même du peintre de Viterbe disparut
jusqu'à la fin du XIXe siècle, et quand on le retrouva
dans les archives vaticanes, ses œuvres ne
manquèrent pas de susciter une profonde méfiance.
Les solutions avignonnaises présentaient en
effet, par rapport aux habitudes artistiques de
Florence et de Sienne, des différences
substantiel es ; la symétrie, l'équilibre, la distribution des
figurations, la mise en page des scènes, les visages et les
expressions des personnages y subissaient des
modifications sensibles, voire des déformations dont l'on
s'accorde désormais cependant à reconnaître
qu'elles allaient constituer le point de départ de la
peinture du gothique international.
Ces «écarts», qui devaient ainsi fournir à la
peinture européenne une ouverture en direction de
l'avenir, furent possibles à Avignon pour plusieurs
raisons et, en premier lieu, grâce au changement de
commanditaires et de public qui s'y était opéré. Du
début du siècle aux années 1340-1350, la
physionomie de la cour papale avait en effet
profondément évolué. Le pape et la majorité des cardinaux
provenaient désormais de la France méridionale
quant au public qui avait accès au palais, il était des
:

plus hétérogènes. Les artistes eux-mêmes se


trouvaient à Avignon dans des conditions bien
différentes de celles alors courantes en Italie. Les équipes Fig. 13— Matteo
qui travaillaient sous la direction de Matteo Giovan- l'ensevelissement du
netti comprenaient en effet, outre des Toscans de Avignon, Palais des
Illustration non autorisée à la diffusion
diverses origines, des artistes de Viterbe, des
Parmesans, des Piémontais, des Provençaux, des Lyonnais,
des Anglais et des Allemands. Enfin, le réseau des
références artistiques possibles incluait des exemples
gothiques de maîtres de la France du Nord ou
d'Angleterre, et une culture figurative occitane qui,
bien qu'en grave déclin à la suite de la guerre contre
les Albigeois, n'en subsistait pas moins. Tous ces
éléments faisaient d'Avignon dans ces années un cas
de «double périphérie» artistique : dans le déclin
de la culture occitane, les références majeures
étaient en effet d'une part la peinture de l'Italie
centrale, et de l'autre le dessin gothique du Nord.
Il ne s'agit pas là d'un phénomène isolé. A
plusieurs reprises, les régions frontière italiennes se
sont trouvées dans des situations analogues ; et la
situation de «double périphérie» propre à ces
marches a même pu contribuer à la naissance de zones-
charnières, lieux de rencontre de cultures différentes
et d'élaboration d'expériences originales. Tel fut le
cas du Piémont alpin sous le duc Amédée VIII, au
début du XVe siècle, quand grâce à l'alliance
d'artistes d'origines culturelles différentes - Italiens,
Bourguignons, Haut-Rhénans - cette aire devint un
haut-lieu du gothique international.
Pour beaucoup de centres et de régions
d'Italie, le langage du gothique tardif a représenté
un dernier moment d'intégration, d'homogénéité,
de participation sur un pied d'égalité à la production
artistique. Leurs contributions ne jouirent plus
ensuite pendant longtemps d'une autorité
comparable. Seul le style que Vasari appelle la «maniera Fig. 14— Defendente
moderna», et dont la plus ou moins complète du Christ à sa Mère
.
64 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

acceptation traça une première ligne de partage La domination symbolique


entre centres et périphéries, donna lieu à un
nouveau paradigme qui supplanta définitivement L'on sait que les images peuvent servir d'instruments
l'ancien. Les premières formulations de la de persuasion et de domination dans les rapports,
Renaissance avaient cependant coexisté avec le gothique jamais pacifiques, entre centre et périphérie. Leur
emploi peut être direct, s'il s'agit par exemple de la
tardif sans produire d'effets paralysants. Mais c'est mise en valeur de l'effigie du souverain et de ses
précisément l'élargissement du fossé entre centre
et périphérie à l'intérieur de la péninsule qui rendit armes. Il suffira d'évoquer à ce propos l'usage fait
possible la constitution de l'Italie en centre de ses portraits par le pape Boniface VIII pour
artistique par rapport à une périphérie européenne. sanctionner la domination de l'Eglise et son pouvoir
personnel, d'Orvieto à Bologne et Anagni ; la statue
Le Piémont occidental nous fournit un autre équestre d'Azzone Visconti, dominant sujets et
cas d'«écart» tirant profit de la situation de «double fidèles du sommet de l'autel principal de San
périphérie» de la région. C'est celui de Defendente Giovanni à Conca ; les armes peintes et effacées sur
Ferrari qui, dans des formes qui auront un écho les portes des villes au gré des changements de
notable dans toute l'aire alpine, élabore à partir pouvoir ; enfin les dispositifs construits pour les entrées
d'éléments d'origines diverses(provençale, flamande, triomphales, célébrant la puissance et la
rhénane, lombarde) des modèles significativement magnanimité du seigneur.
éloignés du paradigme désormais répandu dans toute Mais l'utilisation des images est souvent plus
l'Italie. Cette distance n'était pas due à l'ignorance indirecte et s'intègre dans un discours politique
ou à une information déficiente sur les nouveautés plus complexe. Ici aussi, les exemples ne manquent
artistiques de Florence et de Rome. En effet, des pas, des entreprises des Lombards peintes au Palais
œuvres de Raphaël comme la Madone d'Orléans de Théodolinde à Monza, aux Pères de l'Eglise que
(aujourd'hui à Chantilly) avaient circulé dans le Martin I fit représenter sur les parois de Santa
Piémont : le duc Charles II, qui possédait cette toile, Maria Antiqua après le Concile de Latran (649),
en avait même fait exécuter une copie (disparue) afin de combattre l'hérésie monothélite soutenue
par Martino Spanzotti en 1507 ; les copies encore par Constantinople, pour finir avec les scènes du
existantes, dues à Defendente et à Giovenone, Risorgimento peintes par Cesare Maccari, Amos
montrent assez la diffusion que connaissait ce Cassioli et d'autres dans la salle Victor-Emmanuel
prototype. Quant à Michel-Ange, une copie de son du Palazzo Pubblico de Sienne, ou avec des épisodes
Jugement était peinte un peu plus tard sur les parois
de la Madonna dei Boschi de Boves. La voie encore plus récents dont la production artistique de
d'apparent retour au gothique suivie par Defendente n'est la période fasciste fournit d'innombrables exemples.
donc pas le produit d'un retard périphérique, mais Il est d'autres cas où c'est dans les heurts
stylistiques qu'il faut déchiffrer les conflits
représente bien plutôt un écart délibéré. Le
caractère dévotionnel d'une grande partie de sa politiques, en recherchant comment un certain style et
production a pesé sans aucun doute sur son choix ; mais certaines formules de représentation ont pu être
imposés. L'étude de la Croix de Ruthwell et des
là encore se révèle l'intrication de l'archaïsme et chapiteaux de Santo Domingo de Silos a ainsi
de la nouveauté qui caractérise si souvent révélé l'existence de véritables batailles symboliques
l'élaboration laborieuse des «écarts périphériques». au cours du Moyen-Age, dans lesquelles des styles
L'inscription qui accompagne V Adieu du Christ à sa Mère
est la suivante : «Toi qui contemples ce simulacre nouveaux, soutenus par une autorité politique et
divin, dirige vers lui le vif rayon [de ton regard], et religieuse, furent imposés contre la résistance de
considère attentivement avec quelle humilité et cultures autochtones (22).
quelle clémence [le Christ] fait preuve envers la L'adoption forcée de modèles stylistiques
et iconographiques provenant du centre ;
Mère aimée de sagesse ineffable, et avec quelle l'élaboration par celui-ci de codes stylistiques différenciés
grâce celle-ci lui montre en retour sa compassion valides les uns pour la métropole, les autres pour la
maternelle, sans souffle par l'effet de la douleur périphérie ; le pillage des biens symboliques des pays
plus grande encore que lui cause le souvenir du soumis ; l'exode des meilleurs talents de la périphérie
supplice à venir, profondément imprimé dans son vers le centre, et le reflux vers celle-ci de produits à
cœur». Le spectateur de l'image sacrée se voit ici haut potentiel symbolique : tels sont les formes et
proposer non pas une réaction immédiate et quasi les épisodes dans lesquels se manifestent ces modes
physiologique, mais une projection bien plus de domination. Faute de pouvoir les examiner de
complexe, dont le modèle est fourni par la mémoire manière plus détaillée et structurée, nous nous
prévoyante de Marie, qui aperçoit dans le futur le bornerons ici à donner des exemples de cas et de
supplice de son fils. Le «mode d'emploi», formulé problèmes au gré d'une sorte d'énumération
dans une langue riche en latinismes, invite un public typologique.
vraisemblablement clérical à déchiffrer avec
attention les implications psychologiques de l'image. L'on peut ainsi s'attacher aux positions des
La dévotion «néo-gothique» de Defendente éléments constitutifs du champ artistique : les
Ferrari le fera parfois rejoindre les recherches de œuvres, les artistes, les commanditaires, le public.
quelques maniéristes. Et il semble en effet qu'un
résultat fréquent de l'élaboration d'un écart
périphérique consiste à avoir reculé pour mieux sauter. 22— M. Schapiro, The Religious Meaning of the Ruthwell
Y contribuent d'une part les attentes du public et Cross, The Art Bulletin, XXVI, 1944, pp. 232-245 ;
des commanditaires, et de l'autre la volonté de également, From Mozarabic to Romanesque in Silos, The Art
Bulletin, XXI, 1939, pp. 312-374, repris dans M. Schapiro,
tourner une situation sans issue en empruntant des Selected Papers. Romanesque Art, New York, 1977,
voies éloignées dans le temps et dans l'espace. pp. 28 sq.
Domination symbolique et géographie artistique 65

Ce dernier tend à faire figure d'élément stable comme les peintres les plus habiles à produire
auprès des constantes modifications qui affectent beaucoup en peu de temps, travaillèrent à la préparation
les trois autres ; mais c'est aussi qu'il est le moins des fêtes publiques qui marquèrent son entrée
étudié, et donc le plus insaisissable : notre enquête solennelle dans la ville. Et l'on employa ensuite
portera donc surtout sur les autres éléments, et divers peintres, en particulier Bambini et Croma,
avant tout sur les œuvres. pour copier un certain nombre de tableaux choisis
Les situations que nous pouvons distinguer dans la ville, que la cour de Rome avait décidé de
ici à leur propos vont du phénomène totalement transporter dans la capitale, en laissant les copies
négatif de la destruction, véritable degré zéro de à Ferrare et les pleurs aux historiens ferrarais» (25).
l'échelle, jusqu'à l'envoi à la périphérie d'œuvres Parmi les «pleurs» de ces derniers , il faut
de très haut niveau. citer ceux d'Antonio Frizzi (26) : «En 1617, les
Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur citoyens eurent la douleur de voir leurs églises
ce que nous avons appelé le «degré zéro» : les dépouillées d'une quantité de leurs meilleurs
destructions dues à des conflits entre centre et tableaux -des œuvres de Dossi, de l'Ortolano, du
périphérie peuvent appartenir grosso modo à deux Garofalo, de Carpi, du Titien, de Giovanni Bellini,
types, selon qu'elles proviennent directement de la de Mantegna et d'autres maîtres illustres parmi
volonté d'éliminer les témoignages de la culture les peintres nationaux et étrangers- et de leur voir
d'une aire soumise, ou qu'elles sont dues au peu de substituer des copies sans doute estimables de
cas que ces aires elles-mêmes font de leur ancienne Bononi, du Scarsellino, de Bambini, de Naselli et
culture. Comme exemple du premier cas, on peut d'autres encore. Nous ne sûmes pas qui les
citer la destruction des anciennes «delizie» ducales transportait et vers quelle destination, mais nous savons
situées à l'extérieur des murs de Ferrare, destruction que bien d'autres de nos précieux monuments,
opérée après la dévolution des Etats au Saint-Siège : manuscrits et antiquités sont allés à diverses
un historien ferrarais justifiait cette suppression époques enrichir la capitale».
radicale des témoignages architecturaux de l'ancien Girolamo Baruffaldi témoigne de ces
pouvoir par le fait que «les dépenses inutiles que spoliations en écrivant la vie de Niccolô Bambini, l'un
leur conservation aurait occasionnées au Trésor des artistes employés à copier les tableaux volés :
[de la papauté], et l'incompatibilité naturelle des «Au moment de la dévolution de Ferrare au
fortifications avec pareilles délicatesses ne pouvaient gouvernement ecclésiastique, c'est-à-dire en 1598,
leur permettre de durer plus longtemps» (23). Pour [Bambini] était l'un des professeurs qui y
le second cas, on peut se reporter aux plaintes sur travaillaient, et c'est à ce titre qu'il fut engagé pour copier
la situation du patrimoine artistique dans les villes divers tableaux précieux, dus à de très grands
de province qui reviennent si fréquemment dans les maîtres, qui se trouvaient dans la ville, de manière
Lettere Pittoriche. à ce que l'on pût envoyer les originaux à la cour
Le sac des biens symboliques mérite un papale qui les convoitait. Je puis désigner avec
examen plus détaillé. De Charlemagne emportant de certitude deux de ces œuvres : il s'agit du panneau
Ravenne à Aix-la-Chapelle la statue équestre dite de de VAscension du Christ à Santa Maria in Vado, et
Théodoric, aux réquisitions menées dans toute de la Sainte Marguerite de l'église de la Consolation
l'Europe pour la constitution du Musée Napoléon, (fig. 15 et 16). Cette dernière était de l'Ortolano,
et à celles d'Hitler en vue de la création du et YAscension de Ben venu to da Garofalo» (27).
«supermusée» de Linz, l'histoire de ces rapines Ferrare représente le modèle d'une situation
romanesques et aventureuses est largement que l'on pourrait décrire à partir d'autres cas. La
divulguée. Bibliothèques, collections, statues équestres, recherche et l'étude systématiques de ces moments
panneaux d'autel, portraits et sculptures négatifs de l'histoire artistique italienne seraient
abandonnent leurs lieux d'origine pour être transférés dans riches en enseignements sur les vicissitudes des
les capitales et augmenter ainsi leur primat rapports entre centre et périphérie ; il ne faudrait
symbolique (24). Le fait s'est produit souvent au cours du pas manquer d'y inclure les colossales exportations
processus de périphérisation de nombreuses régions d'œuvres d'art dont l'Italie a été la victime au cours
italiennes après la restructuration du XVIe siècle. des 150 dernières années.
Le cas de Ferrare, au moment où la dynastie s'étant
éteinte, l'Etat est dévolu au Saint-Siège, est encore
une fois exemplaire. Lanzi, évoquant les La dynamique des œuvres
conséquences artistiques de ces événements, écrivait :
«Le changement de gouvernement eut lieu sous le Nous pouvons également distinguer plusieurs types
pape Clément VIII. Le Scarsellino et Mona, choisis parmi les envois d'œuvres d'art effectués par le
centre vers la périphérie.
Prenons comme exemple le cas de Massa
23— A. Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, V, Ferrare, Marittima au cours du XlVe siècle. Les œuvres
1809, p. 64 ; cf. aussi E. Riccomini, II Seicento ferrarese,
Milan, 1969, p. 10.
24— E. Müntz, Les annexions de collections d'art ou de 25— L. Lanzi, Storia pittorica délia Italia dal risorgimento
bibliothèques et leur rôle dans les relations internationales, délie belle arti fin presso al fine del XVIII secólo, a cura di
Revue d'Histoire diplomatique, VIII, 1894, pp. 481-497 ; M. Capucci, 3 vol., Florence, 1968-74, III, p. 169.
IX, 1895, pp. 375-393 ; X, 1896, pp. 481-508 ; W. Treue, 26— A. Frizzi, Memorie per la storia di Ferrara, op. cit., V,
Kunstraub, lieber die Schicksale von Kunstwerken in Krieg,
Revolution und Frieden, Düsseldorf , 1957 ;H. Trevor-Roper, p. 64.
The Plunder of the Arts in the Seventeenth Century, London, 27— G. Baruffaldi, Vite de' pittori e scultori ferraresi, II,
1970. Ferrare, 1846, p. 27.
66 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

importées de Sienne y servirent d'instruments de


culture siennoise, devançant
de la ville qui eut lieu
premières décennies du XI Ve
dominées par une série
artistiques confiées à
: la grande icône destinée à
Cathédrale, œuvre inspirée de
et certainement exécutée
artiste siennois ; un des
sculpture gothique italienne,
; et quelques années plus
la conquête siennoise, la
Ambrogio Lorenzetti.
Illustration non autorisée à la diffusion minière se voit donc destiner
parmi les plus importantes de
ainsi totalement dominée
que celle-ci ne s'en
Contrairement à d'autres
et San Gimignano,
en dépit de l'ampleur de ses
jamais de tradition
l'hégémonie d'une culture
coups d'œuvres d'une qualité
la domination
cas d'envoi d'œuvres d'art,
dans l'aire siennoise et
s'agit pas cette fois d'une ville
que Massa, mais de ce qui
humble petit village situé
Roccalbegna. Son église
trois panneaux d'une très
Ambrogio Lorenzetti, ce qui
à s'interroger sur les
amener l'un des plus grands
à produire une œuvre d'une
un bourg aussi reculé. La
se trouve probablement
les Siennois attribuaient à ce
à la frontière méridionale
avaient acquis et rebâti à la
Le cas de ces panneaux doit
le cadre de la création d'une
ville et efforts visant à y faire s'établir
siennois (notamment par
Illustration non autorisée à la diffusion facilités), auprès de qui
de l'un des meilleurs artistes de
comme instrument

d'ailleurs faire partie de la


et des commandes
cours du XlVe siècle dans les
la Maremma méridionale, de
c'est-à-dire précisément dans
siennoise.
cas, l'envoi d'œuvres révèle et
dépendance culturelle qui peut
dépendance économique et
paroissiale de Calvi, en Corse,
qui orne l'autel principal porte
Barbagelata, «de Gênes»
du lieu d'origine des
signatures, confrontées aux
des œuvres concernées, pourrait
très utiles. Des documents
Domination symbolique et géographie artistique 67

indiquent que ce polyptique fut commandé par cas de Niccolo di Lombarduccio de Vico, l'un des
deux citoyens de Calvi, et qu'ils le désiraient artistes majeurs travaillant en Ligurie au XVe
semblable à celui exécuté en 1465 par Giovanni siècle, qui était originaire de la Corse et connu pour
Mazone pour Santa Maria di Castello à Gênes. cette raison sous le nom de Niccolo Corso (fig. 1 8 et
Deux faits significatifs sont ici à relever : le prestige 19) ; et ceux des deux plus célèbres emigrants
dont jouit une œuvre ancienne auprès de ces deux siciliens, Antonello da Messina et Francesco
Corses ; et le fait que leur prototype soit génois et Juvarra, à qui la Venise de la fin du XVe siècle et le
qu'ils chargent un peintre génois d'en exécuter la Turin du début du XVIIIe founirent les bases d'une
copie : à ce moment, l'île est en effet politiquement diffusion italienne, voire européenne de leurs
et économiquement dominée par Gênes. Mais la modèles.
subordination culturelle peut survivre à la sujétion Des circonstances différentes poussèrent
politique, comme en témoignent entre autres les parfois les artistes à fuir au contraire le centre politique.
envois d'œuvres pisanes (sculptures, polyptiques, C'est ainsi qu'une grande partie des peintres de Pise
cloches) en Sardaigne, qui se poursuivent après quittèrent la ville pour Gênes après qu'elle eût été
même que l'île soit passée aux mains des Aragonais. conquise par Florence -contrairement à ce qui
s'était passé dans les centres de la terre ferme
occupés par Venise. Leur nombre était tel qu'une
assemblée de la confrérie des artistes de Gênes- à
La dynamique des artistes laquelle trois des vingt participants seulement
étaient génois et au moins neuf pisans- décida en
Les artistes peuvent aussi se déplacer, parallèlement 1415 de modifier ses statuts de manière à favoriser
aux œuvres mais souvent, comme on le verra, en
sens inverse. Il faut cependant distinguer entre les les maîtres étrangers qui venaient travailler dans la
diverses situations. L'étendue de la domination ville (29).
vénitienne, par exemple, ne semble pas avoir Un autre cas que cette typologie sommaire
conduit à un assujettissement culturel généralisé. Nous doit prendre en considération est celui dans lequel
pourrions répéter pour la peinture dans les Etats de des artistes se déplacent d'un centre vers une aire
terre ferme de la Sérénissime ce que l'on a dit à qui, plus que périphérique, pourrait être qualifiée de
propos de la persistance d'une culture littéraire subordonnée. Outre le cas des Siennois au XlVe
locale dans la Vérone du XVIIIe siècle : «Quatre siècle, qui ne font pas qu'envoyer à Massa, San
siècles de domination vénitienne n'ont pas réussi à Gimignano et Paganico leurs œuvres, mais vont
rendre conforme cette tradition littéraire eux-mêmes y travailler, nous trouvons des exemples
municipale, encore moins à la soumettre à celle de la de ce phénomène sur une vaste échelle avec l'activité
capitale, Venise. [...] J'ai dit que quatre siècles de des Vénitiens dans les villes de terre ferme du XVe
domination vénitienne n'étaient pas parvenus à faire au XVIe siècle et avec la véritable ruée des peintres
plier Vérone, mais il doit être bien clair qu'il n'entra lombards en Ligurie lorsque Gênes fut passée en
jamais dans les intentions de Venise de la faire 1421 sous la protection des Visconti. Dans ce
plier...» (28). dernier cas, il s'agissait pour les peintres de s'assurer
Cela ne signifie pas que les artistes n'affluaient les commandes et les positions les meilleures dans
pas à Venise du Cadore, des rives du Brenta ou de un centre qui était économiquement un géant, mais
l'Adige, mais plutôt que les conditions d'une activité culturellement -et politiquement à ce moment- un
nain. Du reste, le cas de Gênes aux XlVe et XVe
locale n'y furent jamais détruites.
Dans d'autres cas ne restaient par contre dans siècles représente une anomalie par rapport à la
leur province que des artistes de stature modeste, physionomie des centres artistiques tels que
qui ne trouvaient de débouchés que dans les Florence, Sienne et Venise : ces pénétrations
commandes d'un public lui-même modeste. Un peintre massives de peintres étrangers (pisans, piémontais,
corse comme Maître Antonio di Simone de Calvi lombards) en font une sorte de centre-relais où se
devait se contenter de signer en 1 505 un polyptique recueillent et d'où se transmettent et s'amplifient
les expériences les plus diverses.
pour l'église de Cassano, près de Calvi ; celui de
l'autel principal de l'église paroissiale de la ville avait
été commandé, comme on l'a vu, à un artiste génois.
Parfois, tandis que les œuvres sur panneaux sont
systématiquement importées, les maîtres locaux se La dynamique des commanditaires
consacrent à certaines productions spécifiques, Restent les commanditaires. A leur propos comme
comme la peinture des plafonds. Ainsi, au XlVe à celui des œuvres, nous pouvons fixer un degré
siècle à Palerme, des artistes locaux, «Mastru zéro de l'échelle, celui qui voit la mise à l'écart
Simuni pinturi di Curigluni», «Mastru Chicupinturi totale d'un groupe de commanditaires. C'est ce qui
di Naro» et «Mastru Darenu» peignent le plafond arrive à Cásale Monferrato, lorsque Guglielmo
du Steri, tandis que des peintres génois et pisans Gonzaga, succédant à l'ancienne dynastie des
envoient panneaux et polyptiques pour les églises Paléologues, fait un objectif politique de la
et les oratoires (fig. 17). liquidation de certains groupes sociaux urbains et d'une
L'attirance exercée sur les artistes originaires tradition picturale qu'il récupérera ensuite, mais
des zones périphériques par les centres détenteurs
de l'hégémonie politique a toujours été très forte.
La liste des artistes qui ont pris ainsi le chemin 28— C. Dionisotti, Culture regionali..., art. cit., p. 139.
d'une capitale est trop longue pour que nous la 29— F. Alizeri, Notizie dei professori del disegno in Liguria
détaillions ici : nous mentionnerons seulement le dalle origini al secólo XVI, II, Gênes, 1 870, p. 2 1 0.
68 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

dans une direction radicalement différente (30).


Des cas semblables ont pu se présenter à Urbino et
dans d'autres centres italiens.
Un autre cas est constitué par les
commanditaires qui, provenant d'un centre important, laissent
des traces de leur passage dans la périphérie. Il s'agit
d'évêques, de lieutenants, de gouverneurs ou d'abbés
commanditaires qui se plaisent à commander pour
leur siège temporaire des œuvres destinées à révéler
leur origine, leurs voyages, le niveau de leur position
sociale et culturelle. Les résultats d'un tel mécénat
font un peu figure de météores, coupés de tout
contexte, de tout développement et de toute attente
dans la région où ils sont envoyés. Tel est le cas du
ferrarais Philos Roverella, qui revient en 1545 du
Concile de Trente à son diocèse d'Ascoli Piceno en
emmenant avec lui l'un des artistes les plus en vue
de la cour du prince-évêque de Trente, Marcello
Fogolino du Frioul, à qui il demande de décorer de

Illustration non autorisée à la diffusion Illustration non autorisée à la diffusion


Domination symbolique et géographie artistique 69

II est encore d'autres situations : ainsi celle


où des commanditaires périphériques témoignent
à travers leurs choix artistiques de leur
subordination culturelle à l'égard du centre. Les commandes
des Sangineto, seigneurs d'Altomonte, en
fournissent un exemple typique, et très symptomatique des
structures féodales de régions telles que la Calabre.
Filippo di Sangineto, traversant en 1326 la Toscane
à la suite de Carlo de Calabre, commande un Saint
Ladislas à Simone Martini et un polyptique à
Bernardo Daddi. Plus tard, un autre membre de la
même famille, qui se trouve cette fois à la remorque
des choix de Ladislao di Durazzo, commande à
Naples un polyptique avec des histoires de la Passion
au maître anonyme dit d'Antonio etOnofrio Penna.
Dans les deux cas, les choix des Sangineto se
modèlent sur ceux des Anjou de Naples, et dans les deux
cas les œuvres commandées trouvent place dans
l'église d'Altomonte, siège du pouvoir féodal où se
trouve une concentration remarquable de symboles
culturels, en regard du désert constitué par le
territoire qui l'entoure. Cette disparité dans la
distribution des biens culturels et leur hétérogénéité
dénoncent une situation qui n'est pas seulement
périphérique mais véritablement coloniale.
Une telle subordination culturelle a pu
également se manifester chez des commanditaires
appartenant à d'autres groupes sociaux. L'on trouve ainsi, Illustration non autorisée à la diffusion
dans une zone limitée de la montagne de Norcia,
une singulière concentration de tableaux florentins
du gothique tardif et de la Renaissance (fig. 20).
Cette présence d 'œuvres qui finissent par composer
un ensemble assez homogène s'explique par les
rapports qui ont longtemps lié à Florence un groupe
de villages de cette zone des Apennins ; les
montagnards ombriens y étaient en effet
traditionnellement employés comme portefaix à la douane (32).
Les rapports économiques entre ces villages
périphériques voués à l'émigration et le centre où leurs
habitants trouvaient du travail ont ainsi donné lieu
à une forme de sujétion culturelle.
Dans les Pouilles enfin, la présence militaire,
politique et commerciale de Venise s'est
accompagnée d'un afflux d'œuvres vénitiennes dans les
centres de la côte Adriatique ; ces œuvres, qui vont
du XlVe au XVIe siècle, et auxquelles devait
succéder la pénétration de produits napolitains, furent
souvent commandées par des ordres religieux, mais Fig. 20—Piero di
non exclusivement, car le prestige de Venise touchait Perouse,
dell' Umbría
Galleria
(autrefois
tous les groupes sociaux.

L'Eglise après Trente


La restructuration centralisatrice et bureaucratique
des Etats territoriaux et la réorganisation de l'Eglise
entreprises après le Concile de Trente devaient
entraîner l'apparition, dans le cours du XVIe siècle,
de nouvelles formes de domination du centre sur la
périphérie ; celles-ci se manifestèrent par un pro-

31— V. Cásale, G. Falcidia, F. Pansecchi, B. Toscano,


Ricerche in Umbría, I, Trevise, 1976, p. 34.
32— Ao Fabbi, Artisti fiorentini sul territorio di Norcia,
Rivistad'Arte, XXXIV, 1959, pp. 109-122.
70 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

cessus de systématisation et de codification accrues Ancône, il m'a été impossible d'y trouver un
des images et des architectures, processus à la fois architecte digne de ce nom, non plus d'ailleurs que dans
soutenu et révélé par le développement de la toute la province. Il est vrai que j'y trouvai un grand
littérature de traités. Plus près de nous, dans l'Allemagne nombre de gens désireux d'apprendre cet art dans
de Guillaume II, un règlement spécifique stipulait mon atelier ; mais lorsqu'ils eurent mieux reconnu
que les bureaux de poste devaient être construits en ses difficultés, ils trouvèrent plus raisonnable de
style «Renaissance allemande» dans les villes de reprendre le cours de leur oisiveté et de leurs
moins de 50 000 habitants, et en style roman dans divertissements, que de m'obliger à les supporter à
celles dont la population dépassait les 100 000(33). l'étude dans mon atelier. Depuis lors, je n'ai jamais
La classification des traités de la Contre-Réforme ne appris que personne s'y fût avancé dans cette
préconisait certes pas de recourir de manière science si difficile, qui réunit en elle toutes les
différenciée aux styles historiques -mais elle tentait de autres» (34).
construire une typologie hiérarchisée en distinguant
les solutions et les registres à adopter selon que
l'église à laquelle les œuvres étaient destinées était
cathédrale, collégiale, paroissiale, succursale ou L'Italie et l'Europe
monastique, et que l'oratoire était ou non destiné Au XVIIIe siècle, l'art et la culture de l'Italie avaient
à la célébration de la messe. D'autre part, la création connu une large diffusion européenne ; mais après
d'institutions spécifiques assurant la formation la mort de Piranèse et de Canova, aucun artiste
artistique comme les Académies, qui s'imposent au italien ne vit plus de longtemps son œuvre accéder
XVIIIe siècle, devait contribuer à permettre au rang de modèle. La longue éclipse qui suivit
l'obtention d'un meilleur contrôle culturel. n'était d'ailleurs pas imprévisible, et c'est au milieu
Cependant, la codification de la typologie des du XVIIe siècle qu'une ère pluriséculaire s'était
œuvres et la centralisation de l'enseignement close. Par une coïncidence symbolique, la même
artistique, en facilitant la circulation internationale des année 1665 vit la mort de Poussin à Rome et l'échec
expériences et la connaissance d'un répertoire élargi, du projet du Bernin pour le Louvre à Paris. La
produiront également d'autres effets, situés tout à crise profonde de la société italienne, et plus encore
l'opposé de l'extension mécanique d'une sorte de la faiblesse de la cour romaine parmi l'ensemble
conformisme périphérique. L'on en trouve un des puissances européennes devaient rendre
exemple dans l'œuvre de Bernardo Vittone, l'une désormais impossible qu'un paradigme artistique global
des figures les plus remarquables du XVIIIe siècle s'impose à partir de la péninsule, comme il était
européen, qui tout en travaillant essentiellement arrivé dans un passé encore relativement proche.
à la contruction d'églises paroissiales et d'oratoires Le prestige artistique et extra-artistique de la
de campagne dans le cadre presque exclusif de la capitale de la chrétienté -même si cette chrétienté
province piémontaise, parvint à dialoguer avec les était catholique de nom plutôt que de fait- avait
expériences européennes les plus avancées en alors été tel qu'elle avait pu assurer le succès
proposant ses propres solutions innovatrices. mondial des deux paradigmes qui s'y étaient
A travers les mutations qui affectent la développés en concurrence : ceux de Raphaël et de
formation des artistes et la circulation des informations, Michel-Ange, puis des Carrache et du Caravage, le
le XVIIIe siècle assiste donc à des modifications paradigme apparemment victorieux et son
profondes des structures culturelles, de leur concurrent.
fonctionnement et même de leur cadre de référence Cette situation ne se répétera plus. Tout au
géographique. L'insertion de la province plus des modèles sectoriels pourront-ils émerger,
piémontaise dans l'ensemble des recherches architecturales comme celui des «Védutistes», lié à la position
de l'aire alpine européenne en donne un signe privilégiée occupée par l'Italie dans le Grand Tour.
tangible, bien que cette situation favorable ne soit pas Les vicissitudes du paradigme néo-classique
généralisable. donneront une preuve de la durée de cette situation.
Le 14 septembre 1755, un certain Lorenzo Si les racines du mouvement étaient en effet
Daretti, architecte provincial, exprimait sa position italiennes, ses protagonistes ne le furent qu'en
de la façon la plus spectaculaire en se présentant à partie. Telle était en fait la situation paradoxale des
Vanvitelli, à qui il écrivait d'Ancône pour lui artistes étrangers travaillant à Rome qu'ils s'y
demander l'autorisation d'y poursuivre la trouvaient totalement coupés de la vie artistique locale,
construction de l'église des Augustiniens, commencée par et bien plutôt occupés à y chercher dans les
l'architecte napolitain : «Après mon retour dans monuments du passé les clés d'un nouvel avenir. C'est à
cette ville d'Ancône, patrie de mes études si Rome que l'Anglo-Suisse Füssli élabore les prémisses
faiblement menées dans le domaine de l'architecture, de son style visionnaire, à Rome qu'étudient et
j'eus l'occasion de construire bien faiblement divers travaillent des Anglais comme Barry et Runciman,
petits bâtiments, qui ont rencontré quelque sorte des Suédois comme Sergel, des Danois comme
de compassion...». L'architecte du centre répond Abildgaard et plus tard Thorwaldsen, des Américains
de Naples avec superbe : «Votre nom m'est en effet comme Benjamin West, des Suisses comme
inconnu, comme vous le dites vous-même, mais Abraham-Louis Ducros et des Français comme
vos compétences en matière d'architecture me le Jacques-Louis David. C'est à Rome que le manifeste
sont encore davantage, car quand je suis allé à
34— E. Rufini, Ricerche sull'attività del Vanvitelli nelle
33— N. Pevsner et ah, Historismus und bildende Kunst, Marche, in : Atti dell' XI Congresso di Storia dell' Architet-
Munich, 1967, p. 89. tura. Marche, 6-13 setiembre 1959, Rome, 1965, pp. 466 sq.
Domination symbolique et géographie artistique 71

de la nouvelle peinture, le Serment des Horaces de C'est dans cette situation de retard, où le
David, est exposé en public pour la première fois, passé hypothèque partout le présent, que
en 1784 ; mais malgré la curiosité qu'elle suscite, l'unification politique de l'Italie pose le problème de
cette œuvre n'y obtient que de faibles résonances. l'unification «linguistique» de son art. Ce processus va
Rome n'est plus alors le centre moteur qu'elle avait se réaliser avant tout au niveau thématique : des
été, ni même un centre-relais ; plutôt une sorte de artistes d'origines culturelles et géographiques
centre fantasmatique où se concentrent les désirs, diverses (Lombards, Vénitiens, Toscans,
les attentes et les projets d'innombrables artistes Méridionaux) se trouvent engagés dans la multiplication
étrangers. A peine un mois avant la prise de la et la diffusion d'une iconographie patriotique
Bastille, David, qui ne parvient pas à se résigner à commune célébrant l'histoire italienne récente, de
un Paris qui lui apparaît périphérique, encourage son Garibaldi aux guerres d'indépendance et aux
élève Wicar à demeurer en Italie et lui confesse : entreprises coloniales. L'enquête sociale fournit une
«Je suis dans ce pauvre pays comme un chien qu'on a autre thématique unitaire, critique celle-ci et non
jeté à l'eau malgré lui, et qui s'efforce de gagner le de célébration : dans ce cas aussi, des artistes
bord pour ne pas perdre la vie ; et moi, pour ne pas d'origines diverses entreprennent de mettre au jour les
perdre le peu que j'ai rapporté d'Italie ; [...]» (35). réalités obscures et cachées du pays, s'attelant à
Si pour les étrangers, l'Italie est un passé une sorte de recherche anthropologique qui présente
susceptible de révéler l'avenir, le rapport des artistes les aspects les plus particuliers des différentes
italiens à l'Antiquité est rien moins que dramatique cultures régionales. Mais dans les deux veines, cet
et novateur. Aucun Italien n'avait su poursuivre la engagement thématique commun s'accompagne de
voie tracée par Piranèse qui avait créé, dans ses la recherche d'une unification également
gravures des ruines romaines et dans ses Prisons, les «linguistique» que ne satisfait que partiellement une
prototypes d'une interprétation sublime et exigence diffuse de réalisme. Les particularismes
visionnaire de la grandeur colossale de l'Antiquité. D'une locaux se réaffirment : et à côté des centres
certaine manière, le paradigme néo-classique ne traditionnels comme Venise, sortie d'une longue crise,
gagnera finalement l'Italie que par ricochet, à Milan, Turin, Florence, Rome et Naples
travers l'hégémonie politique plus encore qu'artistique apparaissent pour la première fois sur la scène artistique des
exercée par la France napoléonienne. régions oubliées comme les Abruzzes de Michetti.
Sous la Restauration subsistent encore divers Les rapports artistiques que l'Italie entretient
centres régionaux, de niveau variable, renforcés par avec l'Europe se précisent : il s'agit presque
la présence des Académies qui ont donné un cadre exclusivement de rapports avec les artistes, les critiques
institutionnel aux écoles régionales. Tandis que et les marchands qui gravitent autour des Salons
Parme et Modène, Lucques et Mantoue se trouvent officiels, et non de contacts avec des groupes plus
définitivement à la remorque des centres principaux, avancés de la recherche artistique. Dans la période
et que Venise traverse une crise importante qui de conflits sociaux, de tensions idéologiques et de
durera plusieurs décennies, Milan, parallèlement à luttes de paradigmes que fut le XIXe siècle, un tel
son rôle politique de capitale du Lombardo Véneto, choix devait entraîner des conséquences
renforce son rôle culturel. C'est d'ailleurs à Milan particulièrement graves. Et de fait, lorsqu'en France éclate
que vient s'établir le vénitien Francesco Hayez, la crise de l'art des Salons avec l'émergence des
Nestor imperturbable qui dominera la scène avant-gardes, nombre d'artistes et même de centres
artistique lombarde jusqu'au-delà des années 1880, artistiques italiens se trouvent complètement mis
recevant les commandes des patriotes lombards, les en marge. L'école napolitaine fournit un cas
certificats de bonne conduite de l'empereur exemplaire de ce phénomène ; encouragée et soutenue
d'Autriche et les honneurs du royaume d'Italie. par Goupil, Fortuny et Meissonier, elle finit par
Turin maintient ses liens privilégiés avec la France, disparaître du panorama artistique européen. Les
mais dans le climat de mortification et de bigoterie causes de ce glissement progressif ne sont pas
qui voit un Gioacchino Serangeli, ancien élève de difficiles à découvrir : ce sont le choix comme modèles
David chargé par la Convention de graver la grande d'expériences françaises mal sélectionnées et mal
icône révolutionnaire du Marat assassiné, finir par comprises ; une perpétuelle tendance au compromis
peindre uno. Apparition de la Vierge à Saint Bernard entre réalité et idéalisation, vérité et symbole ; la
pour l'abbaye de Hautecombe, reconstruite par complaisance à l'égard des attentes d'un public
Charles Félix comme monument dynastique européen riche et de goûts faciles d'une part, et de
savoyard. Grâce à la présence d'importantes l'autre, de marchands internationaux à la recherche
colonies d'artistes étrangers, Rome, Florence et de virtuosité technique et de démonstrations de
Naples poursuivent des rapports encore intenses métier. Le tout s'inscrivant dans le cadre de la
avec les cultures transalpines ; mais les structures décadence économique progressive de la ville.
particulièrement fortes et prégnantes héritées du La biographie de Vincenzo Gemito,
passé font qu'il leur est extrêmement difficile de potentiellement l'un des grands sculpteurs européens de son
plier leur langage artistique aux concepts et aux époque, résume les équivoques qui forment la
contenus nouveaux. L'on assiste ainsi dans les trame de ces vicissitudes. On le voit d'une part créer,
centres italiens à une sorte d'épuisement des codes, avec une efficacité et une immédiateté
à une véritable incapacité de les renouveler. extraordinaires, une galerie de pêcheurs et de gamins
(sengnizzi) napolitains, poursuivant avec virtuosité
35— Lettre de David à Wicar, 14 juin 1789. Reproduite dans dans le bronze l'effet des chefs-d'œuvre
0. et G. Wildenstein, Documents complémentaires au hellénistiques ; et de l'autre, faire le portrait de Fortuny,
catalogue de l'œuvre de Louis David, Paris, 1973, p. 28. admirer inconditionnellement Meissonier et obtenir
72 Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg

un grand succès aux Salons. Il est possible de polycentrisme italien se révèle à nouveau plus fort
comprendre la longue crise psychologique qui le que toute tentative centralisatrice.
maintient pendant plus de 20 ans dans l'isolement Polycentrisme ou polypériphérie ? L'on
comme le résultat de la faille qui sépare ses attentes pourrait appliquer à ce dilemme un passage célèbre
de ses réalisations, l'ampleur exceptionnelle de ses de Lewis Carroll : «A propos de 'colline', intervint
dons techniques de l'absence d'horizons stylistiques la Reine, j'ai vu, moi, des collines en comparaison
adéquats. Pour éviter de tomber dans l'esquisse de qui vous appeleriez celle-ci une vallée. —Non,
pittoresque, Gemito cherche des éléments de sûrement pas, répliqua Alice (...) : une colline ne
correction dans la grande tradition ; mais l'on ne peut saurait être une vallée, voyez-vous bien. Ce serait
éviter de reconnaître la marque de l'auto-exclusion là une parfaite ineptie...» (38).
provinciale dans sa tentative désespérée pour C'est que le problème de la culture italienne,
rivaliser avec les bronzes hellénistiques du Musée de et pas seulement figurative, continue alors à être
Naples. Gemito donne ainsi l'exemple de l'éloi- celui de ses rapports avec l'Europe. Cette Europe a
gnement de l'Europe moderne qui frappe la culture une capitale, Paris : mais il s'agit dans une large
artistique napolitaine. mesure d'une capitale fantasmatique, isolée par les
Rome et Milan deviennent les deux centres soins d'une historiographie qui n'a rien à envier à
détenteurs de l'hégémonie : Rome est le siège des celle de Vasari quant au sectarisme.
principales institutions culturelles du royaume, Mais régler ses comptes avec l'Europe signifie
tandis qu'à Milan naît le premier marché d'art pour l'Italie les régler avec son propre passé. Sous
italien, qui soutient et promeut même l'expérience le poids irrévocable d'une tradition aussi
divisionniste. A la fin du siècle, Segantini et Pellizza prestigieuse, il est impossible de ne pas se sentir
da Volpedo ne sont nullement des peintres «périphérique». Se présentent alors les deux propositions les
provinciaux ; et quand, dans ces années d'aspirations plus radicales, celle des futuristes et celle de De
libertaires et socialistes, de vastes espérances Chirico : mettre le feu au musée ou l'éloigner dans
annonçant, entre Milan et Rome, la montée du une lumière ironique et sublime.
prolétariat, apparaît le Quarto Stato (de Pellizza da (Traduction de Dario Gamboni)
Volpedo) le grand tableau qui clôt la peinture
italienne du XIXe siècle, il a des qualifications
européennes -plus peut-être que n'en aura le 36— B. Moore, Social Origins of Dictatorship and Democracy ,
mouvement futuriste qui, à Milan et autour du Boston, Beacon Press, 1967 ; trad, fr., Paris, Maspero, 1969.
programme de Marinetti, se proposera de reconduire 37— M, Schapiro, Nature of Abstract Art, Marxist Quarterly
l'art italien dans l'orbite des expériences les plus (New York), I, n. 1, janv.-fév. 1937.
modernes de l'Europe, voire de le placer à leur 38— L. Carroll, De l'autre côté du miroir et ce qu'Alice y
tête. trouva, trad. d'Henri Parisot, Paris, 1969, po 39.
Le futurisme, produit comme le fascisme
d'une industrialisation tardive (36), peut être
considéré en un sens comme un cas exemplaire d' «écart
périphérique» -ce qui pourrait contribuer à
expliquer le succès qu'il obtint en Europe, où certaines
de ses propositions et certains de ses résultats
n'étaient plus possibles. En effet, sa modernolâtrie
optimiste et provocatrice n'était imaginable que
dans un pays où la révolution industrielle venait à
peine de commencer (37), et sa synthèse
dynamique et dissonante de recherches aussi
contradictoires que les récentes expériences européennes
(du pointillisme à l'expressionnisme et au cubisme)
était impensable dans les milieux où ces expériences
avaient connu un développement organique. Enfin
les futuristes, tout en proposant une politique et
une action collectives, privilégiaient l'aspect
héroïque et démiurgique du travail artistique,
écartant la problématique moderne des «arts
appliqués», que d'autres avaient pourtant déjà
posée correctement en Italie.
L'épuisement de la première vague du
futurisme, le déplacement du centre du mouvement
vers Rome, la courte saison de la peinture
métaphysique modifient encore la géographie des
centres artistiques italiens. La tentative futuriste
de créer un axe Milan-Rome échoue. Les décennies
qui suivent jusqu'à la chute du fascisme voient la
résurgence des tendances municipales, plus ou
moins liées aux expériences européennes : des Six
turinois au groupe milanais de Corrente, de l'école
romaine de via Cavour aux expériences solitaires
de Rosai à Florence, de Morandi à Bologne. Le

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