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Hors-collection des Cahiers de

Fontenay

Fonction fabulatrice, mysticisme et science psychique chez Bergson


Jean-Louis Labarrière

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Labarrière Jean-Louis. Fonction fabulatrice, mysticisme et science psychique chez Bergson. In: Scepticisme et exégèse.
Hommage à Camille Pernot;

https://www.persee.fr/doc/cafon_0984-9912_1993_mel_13_1_1023

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Abstract
Fantasising plays an unique role in the Two Sources of Morality and Religion. Theoretically locked into
the framework of static religion -its "raison d'être"-it is in fact its secular arm ; but it may overstep its
strict function, consisting in creating fantasising images intended to ensure social cohesion and, in so
doing, to open out to what well and truly seems to come from pure creative fiction, as is attested by the
relation of Greek mythology to Roman religion. The fact that the Christian mystic - the most worthy
representative of dynamic religion - needs to have recourse to this in order to be heard, confirms this
singularity.

Zusammenfassung
Die Funktion der Phantasie übt eine einzigartige Funktion in der Ökonomie der Deux sources de la
morale et de la religion (Zwei Wurzeln der Moral und der Religion) aus. In theoretischer Absicht ist sie
in den Rahmen der statischen Religion eingesetzt, deren Vernunft grund der weltliche Arm ist, die aber
ihre strenge Funktion überspringen kann, die darin besteht, den Zusammenhalt der Gesellschaft zu
sichern und darin sich dem zu öffnen, was die reine Fiktion des Schaffens aufzustellen scheint, wie
sich in der griechischen Mythologie im Verhältnis zur römischen Religion unter Beweis stellt. Die
Verpflichtung, die dem christlichen Mystizismus als der würdigsten Repräsentantin der dynamischen
Religion, die darauf rekurriert, erwächst, um sich verständlich zu machen, bestätigt diese
Einzigartigkeit.

Résumé
La fonction fabulatrice exerce une fonction bien singulière dans l'économie des Deux sources de la
morale et de la religion. Théoriquement enfermée dans le cadre de la religion statique, sa «raison
d'être», elle en est le bras séculier, mais elle peut déborder sa stricte fonction consistant à créer des
représentations fantasmatiques destinées à assurer la cohésion de la société et, ce faisant, s'ouvrir à
ce qui semble bien relever de la pure fiction créatrice, ainsi qu'en témoigne la mythologie grecque par
rapport à la religion romaine. L'obligation qu’a le mystique chrétien, le plus digne représentant de la
religion dynamique, d'y avoir recours pour se faire entendre, confirme cette singularité.

Resumen
La función fabuladora ejerce una función singular en la economía de las Dos fuentes de la moral y la
religión, teóricamente encerrada en el marco de la religión estática, su razón de ser, ella es su brazo
secular, pero puede desbordar su función estricta que consiste en crear representaciones
fantasmagóricas destinadas a asegurar la cohesión de la sociedad, y, con ello, abrirse a lo que parece
proceder de la pura ficción creadora, de la manera en que lo testimonia la mitología griega en relación
a la religión romana. La obligación que tiene el místico cristiano, el más digno representante de la
religión dinámica, de disponer recursos para hacerse entender, confirma dicha singularidad.
FONCTION FABULATRICE, MYSTICISME
ET SCIENCE PSYCHIQUE CHEZ BERGSON

Jean-Louis LABARRIÈRE

«Chacun de nous peut faire l'expérience, s'il lui plaît : il verra la


superstition jaillir, sous ses yeux, de la volonté de succès. Placez
une somme d'argent sur un numéro à la roulette et attendez que la
bille touche à la fin de sa course : au moment où elle va parvenir
peut-être, malgré ses hésitations, au numéro de votre choix, votre
main avance pour la pousser, puis pour l'arrêter ; c'est votre
propre volonté, projetée hors de vous, qui doit combler ici
l'intervalle entre la décision qu'elle a prise et le résultat qu'elle
attend ; elle en chasse ainsi l’accident. Fréquentez maintenant les
salles de jeu, laissez faire l’accoutumance, votre main renonce bien
vite à se mouvoir ; votre volonté se rétracte à l'intérieur d'elle-
même ; mais, à mesure qu'elle quitte la place, une entité s’y
installe, qui émane d'elle et reçoit d’elle une délégation : c’est la
veine, en laquelle le parti pris de gagner se transfigure. La veine
n'est pas une personne complète ; il faut plus que cela pour faire
une divinité.
vous vous en Mais
remettiez
elle en
à elle.»
a certains
(1) éléments, juste assez pour que

Allons plus loin. Imaginez encore que, tel un sorcier yaki ou un


archer zèn, vous deveniez cette bille au point de vous fondre en elle,
vous ne vous en remettriez plus alors à la veine, puisque vous seriez
l'élan même de cette bille ; vous n'échafauderiez plus non plus une
quelconque martingale, laquelle n'est jamais qu'une veine
mathématisée, elle aussi visant à réduire la «marge décourageante

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d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité» (2). Ce faisant, vous
auriez laissé derrière vous les étapes qui vont des présences efficaces du
sauvage ou primitif aux dieux et à l'intelligence de l’homme civilisé,
étapes qui toutes relèvent d’une même logique et se séparent nullement
une soi-disant «mentalité primitive», prélogique, de l'esprit logique de
l’homme blanc, pour, grâce à une démarche toute d’ouverture et non de
maîtrise, vous trouver en terre mystique.
La prolongation de cette image n'est certes pas parfaitement
probante - n'est pas Bergson qui veut! - mais elle fait tout de même
sentir la différence entre deux attitudes : celle qui s'en remet à une force
extérieure et celle qui tire sa force d’un élan intérieur. Aux yeux de
Bergson l'imperfection n'en serait pas moins réelle pour au moins trois
raisons. Tout d'abord, s'il est vrai, comme le faisait remarquer
Jankélévitch, que «la mystique hante déjà la magie» (3), il y a loin du
sorcier yaki au «grand mystique», et c'est également le cas pour le
mysticisme oriental (4), puisque le mysticisme complet ne saurait être
que chrétien. Ensuite, on pourrait croire que, de la religion statique,
ayant partie liée à la fonction fabulatrice, à la religion dynamique, la
différence ne serait que de degré, alors qu’elle est de nature et que l'on
ne passe pas de l'une à l’autre par une progression mais grâce à une
conversion, la première s'occupant du social tandis que la seconde
s’attache à l'humain. Enfin, le langage fabulateur est sans doute le plus
impropre qui soit à décrire les états du mystique, ce christophore de
l'humanité, car, si «le dynamisme religieux a besoin de la religion
statique pour s'exprimer et se répandre» (5), ou, autrement dit, si «la
religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles
que fournit la fonction fabulatrice» (6), il n'en reste pas moins que c’est
là, pourrions-nous dire, un accident dû à la nature humaine, le
«surhomme» (7) restant homme et s’adressant à des hommes qu'il
s'efforce d’entraîner vers une humanité divine qui est tout amour, ainsi
que lui est apparu Dieu (8). De là que leurs visions «sont vite dépassées
et n'ont à leurs yeux qu’une valeur symbolique» (9).
Tout le problème est alors de savoir jusqu'à quel point ce créateur
d'humanité qu'est le mystique s'affranchit de la fonction fabulatrice. De
ce point de vue, les imperfections de la prolongation de l’image de la
bille n’en étaient peut-être pas. En effet, si l'on comprend bien ce que
Bergson veut désigner en opposant la religion statique à la religion
dynamique, le clos à l’ouvert, le social au vital, bref la pression à
l'aspiration (10), il n'en reste pas moins qu’en rapportant la seconde
attitude, génialement incarnée dans le grand mystique, à l'émotion
créatrice (11), elle-même on ne peut mieux «représentée» par l'artiste,
qu'il soit peintre, mais plus souvent musicien ou écrivain (12), Bergson
joue un jeu dangereux et s'expose à une critique que lui avait déjà
adressée Höffding dès 1915 : votre intuition philosophique ne se

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confondrait-elle pas tout simplement avec l’art et, partant, la
philosophie elle-même (13)? On sait que Bergson, dans sa réponse à
Höffding,
œuvre en soutenant
s’est très nettement
: opposé à une telle interprétation de son

«l’intuition philosophique, après s'être engagée dans la même


direction que l'intuition artistique, va beaucoup plus loin : elle
prend le vital avant son éparpillement en images, tandis que l’art
porte sur les images» (14)

Sans doute Bergson pourrait-il dire de même à propos du mystique :


il prend le vital avant son éparpillement en images, c'est-à-dire, en
l’occurence, avant sa retombée en social. Mais, peut-on pour autant tenir
que la comparaison avec l’artiste authentiquement créateur n’a d’autre
vertu pédagogique que celle de «suggérer» (15) l’effort créateur du
mystique? Allons plus loin, le peut-on vraiment dès lors que l’on se
souvient que la fonction fabulatrice sait s’affranchir de ce pourquoi elle
a été créée - produire des représentations rassurantes pour l’intelligence
afin de maintenir la vie sociale - pour s'ouvrir au libre jeu de la
fabulation, tel qu'il est à l'œuvre dans la mythologie grecque ou dans
l’univers
Remontons
des romanciers
donc aux etsources
des dramaturges
de la fonction
(16)?fabulatrice et suivons la
dans ces développements ultérieurs. Chemin faisant, nous
rencontrerons divers points de méthode bergsonienne, laquelle sera
appréciée à la fois dans sa critique des sciences sociales et dans son
appel à l'expérience vécue des mystiques. Ajoutons qu'il est aussi en
filigrane une question qui ne saurait être totalement ignorée : pourquoi
Bergson, alors qu’il s’en était donné les moyens, n’a-t-il pas bâti une
esthétique? La réponse est bien connue car s'il y a bien chez Bergson,
selon l'heureuse expression de H. Gouhier, une «philosophie de
l'artiste» (17), il n’y a pas d'esthétique ou de philosophie de l’art, car, dès
1911, danssur
moraliste «Lal’artiste
conscience
: et la vie», Bergson tient pour la supériorité du

«Créateur par excellence est celui dont l'action, intense elle-même,


est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et
d'allumer, généreuse, des foyers de générosité» (18)

A cette précellence correspond donc celle d'un livre sur la morale et


la religion, que Bergson mit près de vingt-cinq ans à méditer et à écrire,
tant il est vrai qu' «on n'est jamais obligé de faire un livre» (19). Mais,
plutôt que de se demander si le «bergsonisme» est un «esthétisme»,
question vague et fourbe comme tous les mots en isme (20), la question
bergsonienne que nous pourrions retourner à Bergson ne serait-elle pas

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de s'interroger sur ce qu'il fait plus que sur ce qu'il dit (21)? Auquel cas,
s'il y a bien chez lui une «philosophie de l'artiste», n'aurait-il pas ouvert,
avec sa fonction fabulatrice susceptible de devenir une fonction de récit
aussi irréductible que le temps-invention (22), une poétique du récit
fondée non sur le seul enchaînement logique des possibles narratifs,
lequel «accélère» la chronologique-créateur au point de le réduire à ime
logique réparable et répétable, mais encore et surtout sur l'émotion
créatrice de ce véritable «acteur» qu’est l'auteur? Peut-être même
pourrions-nous nous amuser - activité que ne dédaignait pas Bergson à
propos de son propre «élan vital» (23) - à voir en Bergson un «post¬
moderne» exhibant au moyen de la fonction fabulatrice, «machine-
récit», la source des «grands récits» de réassurance.
Revenons donc à la transfiguration de votre main, voulant arrêter la
bille, en veine. Cette expérience, que «chacun de nous peut faire»,
permet donc à Bergson d'établir deux points étroitement liés : la non-
différence essentielle entre le civilisé et le primitif car, pourrions-nous
dire, la superstition est fille de l'intelligence, laquelle est autant humaine
que l'instinct est animal (24), et, partant, le fait qu’il n’y a que des
différences de degré entre les «présences efficaces» ou intentions placées
dans les choses, les «esprits» et les Dieux de la fable. Tout cela n'est
jamais que l'effet de la fonction fabulatrice, productrice de
représentations fantasmatiques, laquelle est une «découpure naturelle»
du «domaine vaguement et sans doute artificiellement délimité de 1'
«imagination»» (25). La religion semble avoir été sa raison d'être car,
soutient Bergson, si l’humanité a pu se passer des romancière et des
dramaturges, elle ne s’est jamais passée de religion, laquelle, prise à sa
racine, a pour fonction de souder ce que l'intelligence aurait tendance à
dessouder, la société. Pour ce faire, en tant qu'elle est nécessaire à la
nature pour parer aux tendances désocialisantes et décourageantes de
l'intelligence qui d'emblée conseille l'égoïsme et se représente
l'inévitabilité de la mort, la religion fait appel à ce succédané d'instinct
qu'est la fonction fabulatrice pour faire surgir des représentations, des
fictions, toutes susceptibles de tromper l'intelligence pour la bonne
cause. La religion est donc à double titre une réaction défensive de la
nature contre l'intelligence, et la fonction fabulatrice, son bras, c’est le
cas de le dire, séculier (26).
Maintenant, comment ce bras agit-il? Ici, l'appel à la «science
psychique» va tenir lieu d'expérience cruciale à la mode biranienne : de
même qu’une salutaire hallucination, faisant surgir un liftier, empêche
une brave dame de se précipiter dans le vide d'une cage d’ascenseur
dont la barrière s’était accidentellement ouverte alors qu'elle aurait dû
rester fermée, l'ascenseur n’étant pas au palier où l'attendait la dame, de
même c'est à ce résidu d'instinct social qu'on appellera la nature pour
lutter contre «le pouvoir dissolvant de l'intelligence». En lieu et place de

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cette fiction de liftier repoussant la dame sur le palier, surgira un «dieu
protecteur de la cité, lequel défendra, menacera, réprimera» (27). La vie
de la cité sera donc préservée grâce à ces représentations
fantasmatiques. Mais ces dernières ne sont pas d'emblée celles d'une
personne et encore moins d'un personnage, car ce sont là des
abstractions bien trop complexes pour le naturel en tant qu’originel, ce
qui est pour Bergson, le vrai sens de «primitif». Au départ, nous ne
trouvons donc que la superstition, véritable produit de l’intelligence
refusant de s'avouer vaincue quand son action mécanique sur la matière
lui échappe. On imprègne donc la nature d'humanité en espérant qu'elle
agisse pour nous. Comme le dit joliment Bergson, «à défaut de
puissance, nous avons besoin de confiance.» (28)
Là réside au demeurant une des profondes originalités de l'analyse
bergsonienne : c'est moins la crainte qui est à l'origine de ces
représentations plaçant des intentions dans la nature, intentions que l'on
s'efforce
fois notred'amadouer,
auteur : que le besoin de se rassurer. Citons une nouvelle

«Des entités surgissent, qui n'ont pas besoin d'être des


personnalités complètes : il leur suffit d'avoir des intentions, ou
même de coïncider avec elles. Croyance signifie donc
essentiellement confiance ; l’origine première n’est pas la crainte,
mais une assurance contre la crainte. Et d’autre part ce n’est pas
nécessairement une personne que la croyance prend pour objet
d’abord ; un anthropomorphisme partiel lui suffit.» (29)

De là que Bergson puisse se payer le luxe de rejeter à la fois la notion


de «mentalité primitive» alors chère à Lévy-Bruhl et l’interprétation du
«mana» proposée par Hubert et Mauss : dans le premier cas, l'analyse
est trop simpliste et n’accorde pas assez à l'intelligence «primitive»,
dans le second, elle met la charrue avant les boeufs et pèche par l'excès
inverse. Dans un cas comme dans l'autre, l'erreur provient de ce que la
source, savoir la fonction fabulatrice, n'a pas été identifiée. Partant, aussi
bien l'intelligence primitive, laquelle nous caractérise aussi puisque du
primitif au civilisé, ce n'est pas la nature de l'intelligence qui change,
mais seulement le degré d'instruction et le progrès des
connaissances (30), que les relations entre la magie et la religion sont
mésinterprétées (31). Ainsi, grâce à un type d'analyse dont il a le secret,
Bergson soutient que ce degré zéro qu'est celui des présences efficaces
ou intentions dans les choses, est en fait un état intermédiaire duquel
«par le bas» sort la magie, en ce qu'elle entend maîtriser ces forces, et,
«par le haut», la religion, en ce qu'elle s'efforce d'obtenir, par la prière,
des faveurs de ces forces, bien vite devenues des personnalités.
L'appauvrissement de la croyance originelle produit donc la magie,

381
tandis que son enrichissement engendre progressivement les Dieux de
la fable,libre
laisser là où,
cours
du àmoins
sa fantaisie
chez les
(32).
Grecs,
Ainsiladonc,
fonction
si Ton
fabulatrice
s'en tient pourra
à cette
fonction de l’esprit, la magie appartient à la religion, comprenons : à la
religion statique ; mais, si l’on se tourne vers les représentations et les
moyens dont usent l'une et l’autre, alors la religion, qu'elle soit statique
ou dynamique, s’oppose à la magie : là où «l'une prétend forcer le
consentement de la nature, l'autre implore la faveur du dieu» (33).
Laissons de côté ces étapes que furent la croyance aux esprits,
«fond de toutes les anciennes religions» restant celui de «la religion
populaire», ainsi que le culte des animaux (34), et transportons nous
d'un coup dans le domaine de la croyance aux dieux, là où la
fonction fabulatrice, découpure naturelle de Z * imaginatio, agit à plein
ainsi qu'en témoigne le titre dequelques pages : «la fantaisie
mythologique» (phantasia), ou bien encore, «fonction fabulatrice et
littérature» (35). Nous touchons ici à ce que j'ai appelé le
débordement de la fonction fabulatrice, lequel est dû à un processus
d’enrichissement et de surabondance, thème par ailleurs cher à la
Poïétique de P. Valéry. Nous voilà donc maintenant dans le domaine
de ce qui est produit «par surcroit» (36). Fabulant, la fonction
fabulatrice excède sa fonction au sens strict et semble s'en jouer,
tournant la nécessité en liberté. Rien n'illustre mieux ce point que
l'opposition entre les dieux de l’ancienne Rome et la mythologie
grecque : les premiers sont rivés à leur seule fonction, laquelle n’est
jamais que celle attribuée aux esprits, la différence entre ceux-là et
ceux-ci étant que les dieux ont une personnalité, mais précisément, la
personnalité des dieux de «la religion romaine archaïque» ne
correspond qu’à celle de leur fonction spécifique, tandis que celle des
dieux grecs relève bien plutôt du processus de la création
littéraire (37). Autrement dit, si le poète ou dramaturge grec n’a pas
totalement rompu la barrière de la religion statique, il a su
néanmoins la déplacer pour «faire-récit» et non plus seulement pour
se rassurer. Les fictions de la mythologie grecque, si elles restent bien
des fictions ayant «en dernière analyse», comme d'aucuns disaient,
les mêmes fonctions que les autres fictions issues de la fonction
fabulatrice, «dépassent de tous côtés ce besoin» (38) et, ajouterai-je,
jouent des multiples sens du terme «fiction».
Nous assistons alors à quelque chose comme la naissance de la
littérature, la fonction de récit s'autonomisant par rapport à la
fonction fabulatrice, nulle part mieux à l'aise que dans le domaine
religieux, où elle peut imposer avec force ses inventions (39). Le prix
à payer est sans doute celui d'une perte d’efficacité, car, si les fictions
suscitées par la fonction fabulatrice dans le domaine religieux tirent
leur force de l'adhésion de tous, il commence à n’en plus aller de

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même dès que les fictions débordent du cadre strict de leurs
fonctions. Allons plus loin :

«Chaque invention, prise à part, est acceptée avec l'arrière-


pensée qu'une autre eût été possible. Le panthéon existe
indépendamment de l'homme, mais il dépend de l'homme d'y
faire entrer un dieu, et de lui conférer l'existence» (40)

Rien n'interdit plus alors d'imaginer un Bergson écrivant une


cinquantaine d'années plus tard un essai au titre suggestif : «Les Grecs
ont-ils cru à leurs mythes?». Il y aurait sans doute soutenu que c'est une
chose de croire en ses dieux, ou plutôt en un Dieu, tant il est vrai que «le
polythéisme proprement dit, avec sa mythologie, implique un
monothéisme latent, où les divinités multiples n’existent que
secondairement, comme représentatives du divin» (41), et que c'en est
une autre d’accorder créance à ces fictions littéraires que sont les
mythes.
Remarquons cependant que ce que risque de perdre en efficacité la
mythologie grecque, elle commence de le gagner en liberté. L’homme
grec, dont déjà la morale n'était plus tout à fait close sans être encore
ouverte, et dont Socrate est le plus illustre représentant - non le Socrate
pris dans les arcanes des dialogues de Platon, mais le Socrate investi de
«sa mission d'ordre religieux et mystique», animé par une «émotion
créatrice» (42) - l'homme grec donc, pour en revenir à lui, est celui dont
l'âme s'ouvre, et Socrate est un de ces héros ayant fait avancer
l'humanité au point que «pendant un temps le monde put se demander
s’il allait devenir chrétien ou néo-platonicien. C'était Socrate qui tenait
tête à Jésus» (43). La faiblesse du mythe se tourne dès lors en force, car
l'émotion créatrice, qui préside aussi bien aux mythes socratiques
qu'aux «mythes mythologiques», commence de rompre le cercle. Tel est
l'effet
la littérature.
des rares explosions de lyrisme chez Socrate et de la naissance de

«Tout se passe ainsi comme si» il aurait suffi à Bergson d'oublier


pour un temps le point de départ de la mythologie, ce qu’il se refuse à
faire (44), mais tend parfois à faire, pour lier plus fortement la fonction
de récit et l'émotion créatrice porteuse d'humanité. Ce faisant nous
aboutirions sans doute à quelque chose comme un authentique
mysticisme grec, ce à quoi Bergson ne veut pas aboutir, car si le Grec est
intermédiaire entre le clos et l’ouvert, il doit néanmoins rester enfermé
dans les limites de la religion statique, limites que pourtant parvient à
excéder la fantaisie fabulatrice, de laquelle est sortie «une littérature, un
art, des institutions, enfin tout l'essentiel de la civilisation antique» (45).
Allons une nouvelle fois un peu plus loin et la fonction de récit
apparaîtrait alors comme une puissance critique des «grands récits». Se

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jouant de sa fonction, la fonction fabulatrice, mettant en scène ses
fictions, dénoncerait le cercle de la religion statique en portant un peu
plus loin le fardeau de l'humanité. Elle se replacerait par là dans l'élan
vital lui-même, ce à quoi devrait conduire, d'après les principes mêmes
de Bergson, l’émotion créatrice qui y préside. Bergson ne pourrait-il
ainsi comprendre le mythe de Prométhée? Mais voilà, Jésus a triomphé
de Socrate... et du Dieu de la Loi, auquel cas les vrais héros porteurs
d’humanité, ceux qui briseront vraiment le cercle, ce seront les grands
mystiques chrétiens et il faudra donc écouter ces témoins de l'humanité
divine. Or c'est là que, somme toute assez paradoxalement, vaudra à
plein l'image de l’artiste créateur (46). Mais, quand bien même nous
ferions grâce à Bergson du fait que cette image, comme toute image, ne
fait que suggérer, ce qu’elle suggère n'induit-il pas quelques chose
comme une «esthétique de la création»? Ne peut-on en effet, quand
Bergson somme le philosophe de penser à l'émotion créatrice de
l'écrivain tentant de «réaliser l'irréalisable» afin de se représenter
l'intuition mystique, se demander si le philosophe-écrivain novateur
n'en appelle pas à sa propre expérience?
On le peut semble-t-il d'autant plus que dans un billet adressé à
Léon Bopp en 1935, Bergson écrivait :

«Bien souvent, au cours de ma carrière, j'ai dit à mes élèves ou à


mes auditeurs, que l'esthétique ferait des progrès rapides le jour
où le mécanisme de la production artistique, envisagée du côté
technique, serait étudiée par le producteur lui-même» (47).

Or, en appeler à une image ou «théorie de la production littéraire»,


pour penser l'action régénératrice du grand mystique, c’est en appeler
d'une certaine façon à cette esthétique. La surabondance d'amour qui
emplit ce dernier et qu’il entend reverser sur une humanité qu’il
voudrait divine, fonctionne chez lui sensiblement de même que la
surabondance fabulatrice : elle est ce qui permet de sortir du cercle en se
jouant de la fonction. Là les dieux devenaient des personnages de
roman, ici Dieu a maintenant «besoin de nous» (48). Malgré les
différences, dans un cas comme dans l'autre, une énergie s'est libérée,
énergie maintenant ouverte et non plus s'ouvrant. Interroger le
mystique est, de ce point de vue, comparable à interroger l'artiste
créateur : voilà autant de témoins du processus de création, quand bien
même la création du mystique est moralement plus belle et plus noble
que celle de l'artiste. Mais, ce jugement de valeur ne saurait faire oublier
qu'une émotion créatrice est une émotion créatrice et que l'on se sert de
celle de l'artiste pour en comprendre le mécanisme.
Voilà qui soulève de remarquables problèmes de méthode puisque
nous touchons ici à l'ineffable ne pouvant s'exprimer, encore une fois,

384
que grâce à la fonction fabulatrice (49). Autrement dit, le grand
mystique vient ainsi buter sur un indépassable qu'il dépasse sans
toutefois le dépasser totalement, car il ne peut s'en passer, sauf à ne pas
progresser dans ses états et à échouer dans sa volonté créatrice. La
fonction fabulatrice vient donc se rappeler à nous d’un double point de
vue : tout d'abord, en tant qu'elle a enfanté l'art et la littérature, en
appeler à l'écrivain authentique, ne serait-ce que selon un tour
pédagogique, c'est remonter à la source ; ensuite, quand bien même c'est
maintenant plus en action qu'en discours que le mystique s'exprime, il
ne peut le faire qu'en s’efforçant de se faire entendre et suivre d'au
moins quelques happy few (50), lesquels, pour en revenir à la roulette,
sont comparables à ces joueurs, décrits par Françoise Sagan, qui, à la
grande surprise des non joueurs, s'écrient, hilares, à la sortie du casino :
«Je perds 200 francs!» (51). Dès lors, puisque le rapport des deux
religions entre elles est peut-être en fait du même ordre que celui des
deux cités d'Augustin, la fonction fabulatrice, dont l’origine a pourtant
partie liée à la religion statique et à la morale close, gagne encore en
universalité : puisqu’elle est, selon une expression naguère à la mode,
«incontournable», c'est par elle qu'aussi bien se pense et se construit la
religion dynamique dans le monde de la religion statique.
devions
De làêtre
que,
à l'affût
rien des
ne pouvant
manifestations
être fondé
de l’élan
hors
vitall’expérience,
et de ses moments
nous

de triomphe sur la matière. De ces manifestations, les grands mystiques


sont les témoins, et leur témoignage fera fonction d'expérience : par eux,
quelque chose est passé qui nous dit quelque chose de l'amour divin et
de l'au-delà (52). Tant du point de vue de la méthode qu'en ce qui
concerne le message, il y a donc lieu d'accorder autant de créance au
mystique qu'au télépathe. La «science psychique» fait ainsi un retour
remarquable dans les dernières pages des Deux sources..., quand bien
même il n'a pas toujours été assez remarqué tant l'on compte de
bergsoniens honteux. En effet, la méthode ayant été posée dans
«Fantômes de vivants et recherche psychique» (53), Bergson y revient en
concluant son dernier livre pour soutenir qu'il faut décidément être bien
obtus pour se priver de ces témoignages scientifiquement recueillis,
lesquels nous
l'existence de l'au-delà
donnent une
(54). certitude
Or, c'est suffisamment
somme toute satisfaisante
à la même méthode
quant à
qu'il faut recourir lorsqu'il s'agit des mystiques : tout comme les
télépathes, et sans doute encore plus, ils témoignent de cet au-delà.
Interrogeons-les donc ces grands témoins, et nous saurons ce qu’il en
est, puisqu'ils ont vécu, au moins pour les mystiques, ce qu'en droit,
sinon en fait, tous peuvent réitérer. Refaisons donc le «voyage» et le
«voyage» de la vie se poursuivra (55). Telle est pour Bergson l'évidence.
Par un singulier pied de nez, le cinéma vient à sa rescousse : en effet,
Bergson allègue en faveur de l'expérience mystique le voyage de Stanley

385
allant retrouver Livingstone (56), or, qui ne se souvient de Spencer Tracy
s'avançant vers le seul blanc d’un village africain et disant, la voix pleine
d'émotion, à ce barbu surgi d'un autre monde : «De Livingstone, I
presume?».

NOTES

(1) Cf. D.SM.R., pp. 146-147/1904. La première numérotation renvoie, comme c'est
l'usage, à la dernière édition parue du vivant de l'auteur (1939-1941) ; la seconde,
pourabbréviations
Les plus de commodité,
des œuvres
à l'édition
citées sont
du Centenaire
les suivantes
publiée
: par les P.U.F. en 1959.
D.I., Essai sur les données immédeàtes de la conscience, 1889.
E.C., L'Evolution créatrice, 1907.
E.S., L ’Energie spirituelle, 1919.
D.SM.R., Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932.
PM., La Pensée et le mouvant, 1934.
A4., Mélanges, P.U.F., Paris, 1972.
Toutes les références sans mention de titre renvoient à D.SM.R.
(2) Ibid.
(3) Cf. Henri Bergson, P.U.F., Paris, 1975, p. 1%.
(4) Cf. pp. 234-240/1163-1 168.
(5) Cf. p. 188/1127.
(6) Cf. p. 285/1203.
(7) VCf. H. Gouhier, Bergson et le Christ des évangiles, Vrin, Paris, 1987, pp. 115-144
(1ère éd., Fayard, 1961).
(8) Cf. pp. 267-271/1189-92 ; «La conscience et la vie», E.S., pp. 23-25/832-34.
(9) Cf. p. 262/1185.
(10) Cf. pp. 48-53/1017-23.
(11) Cf. pp. 33-48/1006-17.
(12) Quelques références parmi d'autres : D.I., p. 129/113 ; E.C., pp. 339-341/782-84 et
363-64/802-3 ; E.S., pp. 23-25/832-834 ; D.SMJl., pp. 36-38/1008-9, 42-44/1013-
14, 74-75/1038, 268-270/1190-91 ; PM., pp. 225-227/1431-32.
(13) Cf. La philosophie de Bergson, Alcan, Paris, 1917, pp. 147-1498 et 154-155.
(14) Cf. la lettre-réponse de Bergson, id., pp. 159-160, reproduite en A4., p. 1148.
(15) Cf. Bergson à Fl. Delattre, déc. 1935, A4., pp. 1526-27.
(16) Cf. 1pp. 204-208 : 1 140-43.
(17) Cf. les interventions de H. Gouhier dans les Actes du Congrès Bergson, Paris, 17-
19 mai 1959, Discussions, Bulletin de la Société française de Philosophie,
54ème année, 1959, Armand Colin, Paris, pp. 201-202 et 209.
(18) Cf. E.S., p. 25/834 ; M., p. 1024.
(19) Cf. A4., p. 1198. Sans doute ce principe a-t-il également conduit Bergson à ne pas
écrire d'esthétique, car, s'il faut en croire une confidence rapportée par R.M.

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Mossé-Bastide, Bergson répondit, en 1934, à Isaac Benrubi qui lui demandait
pourquoi il n'écrirait pas ime esthétique : «Je suis trop vieux pour pouvoir me
documenter. Mais si je revenais un jour sur la terre, j'en écrirais certainement
une». (Actes..., op. cit., p. 207).
(20)
(21) Cf. M.,
149/10%.
p. 1515.
(22) Cf. E.C.,p. 341/784.
(23) Cf. M., p. 1527.
(24) Cf. pp. 105-106/1061-63.
(25) Cf. pp. 111-113/1066-67.
(26) Cf. pp. 124-137/1076-86. On sait que l’action du mystique consiste plutôt à
s'inscrire dans le clergé régulier (pp. 250-251/1175-76).
(27) Cf. pp. 124-128/1076-78. Pour la «science psychique», on se reportera
principalement à «Fantômes de vivants», conférence originellement publiée en
anglais dans Proceedings of the Society for Psychological Research, vol. XXVI,
Glasgow, University Press, 1913, pp. 462-479. La première traduction a été
reprise dans M., pp. 1002-1019. Le texte définitif, assez différent, se trouve dans
E.S., pp. 61-84/860-878.
(28) Cf. p. 172/1114.
(29) Cf. p. 159/1104. On se reportera aussi au souvenir d'enfance de Bergson (pp. 158-
159/1103-1104) et à l'analyse du tremblement de terre vécu par W. James
(pp. 161-165/1105-1109).
(30) Cf.
158/1096-1103,
pp. 24/999,292/1208-9.
83-84/1045, 106-107/1062-63, 132-33/1082-83, 140/1089, 149-

(31) Cf. pp. 182-184/1122-24.


(32) Cf. p. 187/1126.
(33)
(34) Cf. 184-195/1124-1133.
p. 183/1123.
(35) Cf. pp. 200-210/1137-44.
(36) Cf. p. 112/1067.
(37) Cf. pp. 200-208/1137-43. Comment ne pas pense ici à ce que dire G. Dumézil des
Grecs et regretter que Bergson n'ait pas été centenaire pour savoir comment il
aurait apprécié les travaux postérieurs à 1938?
(38) Cf. p. 210/1145.
(39) Cf. p. 208/1143.
(40)
(41) Cf. p. 211/1145.
Ibid.

(42) Cf. pp. 56-68/1024-33.


(43) Cf. p. 62/1028.
(44)
(45) Cf. p. 197/1134.
Ibid.

(46) Cf. pp. 268/70/1189-91 et, bien sûr, 36/37/1008-24.


(47) Cf. M. p. 1519.
(48) Cf. p. 270/1192.
(49) Cf. pp. 188/1127 et 285/1203. On se reportera aussi au rapport sur «Etudes
d'histoire et de psychologie du mysticisme» d'Henri Delacroix, fait le
30 janv. 1909, et repris dans M., pp. 788-790.
(50) Cf. pp. 249-53/1175-78.
(51) Cf. Avec mon meilleur souvenir, Le jeu, Gallimard, Paris, 1984.

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(52) Cf. pp. 278-9/1198.
(53) Cf. supra n. 27.
(54) Cf. aussi la lettre de Bergson à J. Labadié, du 12 fév. 1936, sur la «Métapsychie»,
M., p. 1541.
(55) Cf. p. 333/1241.
(56) Cf. p. 261/1183-4.

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