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Emmanuel Salanskis

Moralistes darwiniens: les psychologies


évolutionnistes de Nietzsche et Paul Rée
Résumé: Cet article est consacré à l’influence philosophique de Paul Rée sur Nietzsche
à l’époque d’Humain, trop humain. Je n’interprète pas cette influence de manière ana-
lytique, c’est-à-dire en la déclinant en thèmes ou en aspects distincts, mais de manière
synthétique: Nietzsche s’inspire selon moi du programme de recherche original défini
par Rée dans les Observations psychologiques, qui opère une synthèse entre la tradi-
tion moralistique française et la théorie de l’évolution darwinienne. Ce programme
«moraliste darwinien» pose les jalons d’une des premières psychologies évolution-
nistes du XIXe siècle. Nietzsche et Rée partagent l’objectif de discerner une nature
humaine en évolution, qui ne peut être comprise indépendamment de l’histoire. Mais
leurs manières différentes d’articuler psychologie et évolution caractérisent deux
logiques de raisonnement incompatibles entre lesquelles le philosophe doit choisir.

Mots-clés: Darwin, darwinisme, psychologie, évolution, Rée, moralistes.

Zusammenfassung: Der vorliegende Aufsatz untersucht Paul Rées philosophischen


Einfluss auf Nietzsche in der Zeit von Menschliches, Allzumenschliches. Ich interpre-
tiere diesen Einfluss nicht analytisch, durch eine Überprüfung von Themen oder
Aspekten, sondern synthetisch: Nietzsche, dies ist meine These, lässt sich von dem
ursprünglichen Forschungsprogramm inspirieren, das Rée in seinen Psychologischen
Beobachtungen definiert, indem er eine Synthese herstellt zwischen der französi-
schen moralistischen Tradition und der darwinistischen Evolutionstheorie. Dieses
„moralistisch-darwinistische“ Programm legt den Grundstein für eine der ersten
evolutionären Psychologien im 19.  Jahrhundert. Nietzsche und Rée teilen das Ziel,
eine sich entwickelnde menschliche Natur zu konzipieren, die nicht unabhängig von
der Geschichte zu verstehen ist. Aber ihre unterschiedlichen Weisen, Psychologie
mit Evolution zu verbinden, entsprechen zwei unvereinbaren Denkarten, zwischen
denen der Philosoph wählen muss.

Schlüsselwörter: Darwin, Darwinismus, Psychologie, Evolution, Rée, Moralisten.

Abstract: This paper explores Paul Rée’s philosophical influence on Nietzsche at


the time of Human, All Too Human. I do not interpret this influence in an analytic
way, namely by declining it in distinct themes or aspects, but in a synthetic way: I
argue that Nietzsche draws an inspiration from the original research program defined
by Rée in the Psychological Observations, which performs a synthesis of the French
moralist tradition and the Darwinian theory of evolution. This „moralist-Darwinian”
program does the groundwork for one of the first 19th-century evolutionary psycholo-
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gies. Nietzsche and Rée share the goal of discerning an evolving human nature, which
cannot be understood independently of history. But the different ways in which they
combine psychology and evolution characterize two incompatible modes of reason-
ing, between which the philosopher has to choose.

Keywords: Darwin, Darwinism, Psychology, Evolution, Rée, Moralists.

L’amitié philosophique de Nietzsche et Paul Rée fait l’objet d’un intérêt accru dans les
études nietzschéennes depuis un peu plus d’une décennie¹. Plusieurs travaux récents
tentent à la fois de dépasser le propre point de vue de Nietzsche sur la relation, et
de sortir d’une appréhension purement biographique. Ces contributions prolongent
d’ailleurs une orientation défendue dès les années 1980 par Brendan Donnellan:
étudier non pas les aspects personnels du dialogue, mais l’influence philosophique
de Rée sur le Nietzsche des écrits intermédiaires². Le présent article voudrait s’inscrire
dans la même lignée de commentaires.
Je propose cependant une stratégie différente de celle qui me paraît générale-
ment adoptée. La plupart des commentateurs déclinent l’influence de Rée en thèmes
ou en modalités distincts. Parmi ces rubriques figurent en particulier: le naturalisme
scientifique, le darwinisme, l’appréciation des moralistes français et le choix de la
forme aphoristique. Les contemporains de Nietzsche et Rée recouraient déjà à ce type
d’approche, qu’on peut qualifier d’analytique³. Mais il me semble qu’on se heurte sur
cette voie à une difficulté fondamentale. Ainsi que l’a montré la critique des sources,
Nietzsche était renseigné sur le darwinisme avant de rencontrer Rée, grâce à l’Histoire
du matérialisme de Friedrich Albert Lange. Et il connaissait les moralistes français au
moins par le biais de Schopenhauer⁴. Pourquoi, dans ce cas, Nietzsche aurait-il eu

1 Cf. en particulier: Robin Small, Nietzsche and Rée. A Star Friendship, Oxford 2005; Enrico Müller,
Mehr als «Réealismus»? Paul Rée – Neue Ausgaben und Neuerscheinungen, in: Nietzsche-Studien 35
(2006), p. 327–332; Paul Rée, Gesammelte Werke 1875–1885, hg. von Hubert Treiber, Berlin / New York
2004; Paul Rée, Basic Writings, transl. by Robin Small, Champaign 2003.
2 Brendan Donnellan, Friedrich Nietzsche and Paul Rée: Cooperation and Conflict, in: Journal of the
History of Ideas 43.4 (1982), p. 595–612.
3 Comme l’attestent les témoignages de Malwida von Meysenbug et de Lou von Salomé. Cf. respec-
tivement: Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin. Nachtrag zu den «Memoiren
einer Idealistin», Berlin / Leipzig 1905, p. 59–60; et Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in sei-
nen Werken, Frankfurt am Main / Leipzig 1994, p. 132–133.
4 En ce qui concerne la lecture nietzschéenne de Lange, et plus spécialement du chapitre «Darwi-
nisme et téléologie» de l’Histoire du matérialisme, cf. George Stack, Lange and Nietzsche (Monogra-
phien und Texte zur Nietzsche-Forschung, Bd.  10), Berlin / New York 1983, p.  156–194. Sur le rôle
des moralistes français dans la pensée de Schopenhauer, voir les «Erläuterungen» de Hubert Treiber
dans: Rée, Gesammelte Werke 1875–1885, p. 386. Nietzsche possédait sans doute également une an-
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besoin de Rée pour infléchir sa philosophie dans ces deux directions? Une démarche
purement analytique ne permet pas de répondre à cette question.
Je plaide donc pour une interprétation plus synthétique du mode de pensée
que Nietzsche a baptisé «Rée-alisme». Comme Robin Small, je ne crois pas que Rée
soit un grand philosophe⁵. Mais s’il a joué un rôle important dans la réflexion de
Nietzsche, c’est parce qu’il a eu l’idée originale de relire les moralistes français à la
lumière de la théorie de l’évolution darwinienne. La fécondité de cette perspective
tient essentiellement à deux raisons. D’une part, elle apparaît au moment où l’exten-
sion du point de vue évolutionniste à la psychologie devient un enjeu scientifique
majeur, souligné par Darwin lui-même à la fin de L’Origine des espèces⁶. D’autre part,
une psychologie inspirée conjointement par les moralistes français et par l’évolu-
tionnisme darwinien corrige ces deux optiques, en quelque sorte l’une par l’autre.
Elle opère une synthèse entre une tradition littéraire et une théorie scientifique. Et
dans cet article, je soutiens que c’est de ce programme «moraliste darwinien» que
Nietzsche s’inspire à partir d’Humain, trop humain, pour développer sa propre psy-
chologie évolutionniste.
Je procéderai en trois étapes pour justifier cette thèse. Dans un premier moment,
j’analyserai l’explication darwinienne de la vanité que Rée élabore dans les Obser-
vations psychologiques. Outre qu’il s’agit d’un thème récurrent chez Rée, il illustre
parfaitement la double posture dont je souhaite traiter ici. Le deuxième moment sera
consacré à la manière dont Nietzsche s’approprie ce questionnement dans Humain,
trop humain. Enfin, une troisième et dernière partie confrontera les points de vue de
Nietzsche, Rée et Darwin sur la question des motivations fondamentales de l’homme.
Je mettrai l’accent sur une divergence importante entre Nietzsche et Darwin, qui tient
au fait que le premier aborde l’évolution à partir d’une psychologie individuelle,
tandis que le second réfléchit en sens inverse.

thologie de La Rochefoucauld, La Bruyère et Vauvenargues, offerte par sa sœur en 1869: cf. Brendan
Donnellan, Nietzsche and La Rochefoucauld, in: The German Quarterly 52.3 (1979), p. 303–318, p. 303.
5 Cf. Small, Nietzsche and Rée, p. X.
6 Cf. Charles Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of
favoured races in the struggle for life, London 1859, p. 488: «Psychology will be based on a new foun-
dation, that of the necessary acquirement of each mental power and capacity by gradation. Light will
be thrown on the origin of man and his history».
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I L’évolution de la vanité selon Paul Rée


On sait que Rée place son premier livre, les Observations psychologiques, sous l’auto-
rité de La Rochefoucauld⁷. L’ouvrage se présente comme une collection de sentences,
définies comme des «extrait[s] intellectuel[s] que chacun peut prolonger selon son
goût»⁸. Rée choisit donc de s’affilier à la tradition des moralistes français sur le fond
et sur la forme. Comme La Rochefoucauld, il pratique l’observation psychologique
afin de dévoiler les motivations cachées et la nature profonde de l’être humain. Mais
une différence essentielle réside dans les présupposés respectifs de leurs démarches.
Contrairement aux moralistes proprement dits, Rée ne limite pas son étude à un
contexte social particulier, et il ne postule pas l’existence d’une nature humaine
fixe et universelle. Il esquisse notamment une théorie de l’évolution de la vanité qui
exploite les nouvelles perspectives ouvertes par le darwinisme. C’est le point que je
voudrais établir ci-dessous.
Je commence par écarter un problème de définition initial. En France, la notion
de moralistes français a été employée dans une extension telle, qu’on pourrait douter
qu’elle constitue réellement un concept⁹. Je m’appuierai ici sur la définition limpide,
mais restrictive au bon sens du terme, proposée par la romaniste allemande Margot
Kruse:

Les moralistes français ne sont pas des philosophes de la morale ou des écrivains qui critiquent
la morale de leur temps dans une intention normative, mais des auteurs qui observent les mœurs
des hommes, analysent leur propre comportement et celui de leur entourage, réfléchissent à
l’essence de l’homme et aux mobiles de ses actions, et présentent leurs réflexions sous une forme
non systématique, appropriée à l’objet de l’observation¹⁰.

Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld demeurent


l’exemple privilégié d’un tel projet littéraire¹¹. Le moraliste cherche à décrire les mul-
tiples facettes de l’«essence de l’homme»: il présuppose donc une certaine représen-

7 Cf. Paul Rée, Psychologische Beobachtungen, Berlin 1875, p. 4. Rée défend «les adeptes de La Roche-
foucauld» contre une objection de Vauvenargues: «Si l’illustre auteur des Maximes eût été tel qu’il a
tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages et le culte idolâtre de ses prosélytes?».
Selon Rée, il faut admirer chez La Rochefoucauld la finesse de sa tête, et non la bonté de son cœur.
8 Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 3, trad. E.S.
9 L’étude classique de W. D. Williams, Nietzsche and the French. A Study of the Influence of Nietzsche’s
French Reading on his Thought and Writing, Oxford 1952, adopte cette conception française très large
du moraliste, évoquant «the whole body of French moralists, from Montaigne to Stendhal».
10 Cf. Margot Kruse, Die französischen Moralisten des 17. Jahrhunderts, in: Margot Kruse (Hg.), Bei-
träge zur französischen Moralistik, Berlin 2003, p. 1–27, p. 1.
11 Cf. François de La Rochefoucauld, Maximes; suivies des Réflexions diverses, du Portrait de La Ro-
chefoucauld par lui-même, et des Remarques de Christine de Suède sur les Maximes, texte établi par
Jacques Truchet, Paris 1967.
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tation de cette essence. On peut dire, pour reprendre une métaphore de Nietzsche,
que la sentence moraliste prend pour cible la nature humaine. Nietzsche prête en tout
cas cette intention à La Rochefoucauld et Rée:

La Rochefoucauld et ces autres maîtres français de l’examen psychique (auxquels s’est joint ré-
cemment un Allemand, l’auteur des «Observations psychologiques») ressemblent à des tireurs
qui ne cessent encore et toujours de viser dans le mille, mais dans le mille de la nature humaine
(MA I 36, KGW IV 2.57)¹².

Deux questions se posent dès lors conjointement à l’auteur de sentences. Première-


ment, quel statut philosophique reconnaît-il à la nature humaine? Et deuxièmement,
à quelle méthode psychologique recourt-il pour la discerner? L’objet et le mode d’in-
vestigation étant indissociablement liés, ces questions appellent des réponses corré-
latives. L’examen des deux difficultés permettra de préciser ce qui distingue Rée de la
tradition moralistique française.
Margot Kruse remarque avec raison que les moralistes français ne sont pas des
philosophes de la morale. On a parfois comparé leur démarche à celle de l’ethnologie,
dans la mesure où ils écrivent avant tout sur les mœurs des hommes¹³. Mais tous les
moralistes ne sont pas aussi documentés que Montaigne en matière de relations de
voyage, et ils n’adoptent pas nécessairement une méthode de comparaison intercultu-
relle. C’est d’abord à sa propre société que le moraliste emprunte ses observations. En
ce sens, Norbert Elias a attiré l’attention sur le rôle particulier de la «société de cour»
dans l’apparition d’un nouvel art psychologique. Selon Elias, la cour est un univers où
chacun s’efforce de sonder les intentions des autres sans dévoiler les siennes. Or en
s’exerçant ainsi à deviner autrui, on apprend aussi, et comme par réflexion optique,
à distinguer ses propres mobiles avec plus d’acuité¹⁴. Ce processus est symétrique de
celui que La Rochefoucauld décrit dans une maxime célèbre: «Nous sommes si accou-

12 L’expression allemande que nous rendons par «tirer dans le mille», «in’s Schwarze treffen», signifie
littéralement «tirer dans le noir». Nietzsche joue évidemment sur les connotations négatives de cette
couleur. Je cite les écrits de Nietzsche d’après l’édition allemande de référence: Friedrich Nietzsche,
Werke. Kritische Gesamtausgabe, begründet von Giorgio Colli / Mazzino Montinari, weitergeführt von
Wolfgang Müller-Lauter / Karl Pestalozzi, Berlin / New York 1967  ff. Les traductions de l’allemand sont
de ma responsabilité, bien qu’effectuées en consultant chaque fois la traduction Gallimard: Friedrich
Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, 18 vol., Paris 1968  ff.
13 Cf. Jürgen von Stackelberg, Französische Moralistik im europäischen Kontext, Darmstadt 1982, p. 3
(cité par Treiber dans: Rée, Gesammelte Werke 1875–1885, p. 394).
14 Cf. Norbert Elias, La Société de cour, trad. P. Kamnitzer et J. Etoré, Paris 2008, p. 99: «Dans l’univers
de la cour, on regarde l’individu toujours avec ses implications sociales, dans ses rapports avec les
autres. […] l’art de l’observation ne s’applique pas uniquement aux autres, il englobe aussi l’observa-
teur. Nous assistons à la création d’un genre particulier d’auto-observation. Il s’établit une correspon-
dance entre l’observation de soi-même et l’observation des autres. L’une sans l’autre serait dépourvue
de sens».
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tumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes»¹⁵. De
fait, tout se passe comme si l’art du déguisement et l’art de démasquer se stimulaient
mutuellement dans le contexte de la vie de cour. Le duc de La Rochefoucauld, issu de
la haute aristocratie et longtemps homme d’intrigues, a évidemment fréquenté cette
école psychologique. Mais une observation située autorise-t-elle à raisonner sur la
nature humaine en termes universels et intemporels?
C’est le cas si l’on adopte un cadre de réflexion fixiste. Et c’est effectivement ce
que La Rochefoucauld semble faire dans les Maximes. Considérons par exemple la
maxime 36:

Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre
heureux, nous ait aussi donné l’orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imper-
fections.

Malgré le caractère hypothétique du propos, il s’inscrit visiblement dans une pensée


des créations spéciales. La nature est censée avoir créé le corps humain dans une
intention déterminée, universelle et définitive: «nous rendre heureux». Par analogie,
la psychologie innée de l’homme devrait avoir la même finalité immuable. Mais ceci
s’accorde difficilement avec le propre discours de La Rochefoucauld sur l’orgueil en
tant que facteur de discorde entre les hommes¹⁶. L’hypothèse d’une création spéciale
de la nature humaine ne rend donc pas compte de toutes ses maximes. On pourrait
objecter qu’elle doit être complétée par la doctrine du péché originel, à laquelle il est
par exemple fait allusion dans la maxime 230. Toutefois, ce complément comporte-
rait alors une contradiction philosophique implicite. L’orgueil est-il un mécanisme de
défense adapté à son but, ou bien un vice qui participe d’une nature corrompue? Il y
a là une aporie, semble-t-il, pour les moralistes fixistes qui prétendent éclairer notre
nature sans référence à l’histoire¹⁷.
Le mérite de Paul Rée est précisément de réconcilier la sentence moraliste avec
une conception évolutionniste de la nature humaine. Chez La Rochefoucauld lui-
même, l’observation psychologique ne s’appuie certes pas sur une anthropologie
explicite et positive¹⁸. Mais nous venons de voir que l’auteur des Maximes fait impli-

15 Cf. La Rochefoucauld, Maximes, maxime 119.


16 Cf. notamment La Rochefoucauld, Maximes, maxime 34: «Si nous n’avions point d’orgueil, nous
ne nous plaindrions pas de celui des autres».
17 Le paradoxe d’un homme à la fois divinement créé et corrompu par le péché traverse les Pensées
de Pascal, où il est conçu comme le mystère même de notre condition. (Cf. notamment la pensée 131
[éd. Lafuma] / 434 [éd. Brunschvicg]). Si Pascal parle seulement de «contrariété», on peut cependant
y voir une contradiction. Un même caractère ne peut pas être interprété en même temps, et sous le
même rapport, de manière téléologique et antitéléologique.
18 Oskar Roth, La Rochefoucauld: de l’anthropologie pessimiste à la recherche d’un goût vrai et auto-
nome», in: Dix-septième siècle n° 254 (2012/1), p. 59–71, ici p. 59, parle à ce sujet d’«anthropologie
négative», par opposition à l’anthropologie positive qui «serait plutôt l’affaire du XVIIIe siècle».
50   Emmanuel Salanskis

citement des postulats fixistes. Au lieu d’accepter tacitement une idée de l’essence
de l’homme, Rée choisit de clarifier ses prémisses évolutionnistes, quitte à renoncer
pour un temps à la forme aphoristique: elle disparaît de fait dans le petit «Essai sur la
vanité» qui clôt les Observations psychologiques¹⁹. Rée semble avoir déjà lu La Filia-
tion de l’homme de Darwin avant d’écrire son texte. Il ne cache pas, du moins, qu’il
aborde le problème de la vanité dans un cadre darwinien.
En guise de préambule, l’essai rappelle que le phénomène de la vanité demeure
inexpliqué:

L’existence de la vanité est un problème: pourquoi plaire et être admiré sont agréables en soi et
pour soi, pourquoi être tenu en faible estime et être méprisé sont douloureux en soi et pour soi,
cela est obscur²⁰.

Les explications par la sagesse ou la malignité de la nature se bornent manifestement


à reformuler le problème. Rée suggère donc de changer de méthode: il convient d’élu-
cider la vanité à partir de son évolution. Par hypothèse, ceci suppose de se replacer
dans une situation théorique antérieure à l’apparition de cette tendance:

Admettons que les premiers hommes, qui vivaient ensemble en hordes, étaient dépourvus de
vanité, c’est-à-dire que l’admiration et le mépris, le fait de plaire et de déplaire leur étaient indif-
férents²¹.

L’hypothèse des hordes primitives est probablement empruntée à Darwin, dont le


nom est cité quelques lignes plus bas entre parenthèses. On sait du reste que Freud se
donnera le même point de départ dans Totem et tabou²². Mais à la différence de Freud,
Rée invoque effectivement deux principes darwiniens pour faire émerger la vanité de
ce contexte initial.
Le premier de ces principes est la sélection sexuelle, à laquelle Darwin consacre
tout le second volume de La Filiation de l’homme (dans l’édition de 1871). Ainsi que
le rappelle Rée, «que les femmes, même aux premiers stades de la civilisation, n’ac-
ceptent pas chaque individu masculin, mais font un choix comme les femelles de
presque tous les autres animaux, Darwin l’a suffisamment établi»²³. L’admiration du

19 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 149–160. Rée conservera cette stratégie d’explicitation
des prémisses dans L’Origine des sentiments moraux: l’introduction formule d’emblée les présuppo-
sés darwiniens et lamarckiens du livre (cf. Paul Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen,
Chemnitz 1877, p. vii-viii).
20 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 150, trad. E.S.
21 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 150–151, trad. E.S.
22 Cf. Sigmund Freud, Gesammelte Schriften, Bd. 10, Leipzig / Wien / Zürich 1925, p. 152 et suivantes.
Freud cite Darwin à ce propos dans Totem et tabou, sans toutefois recourir par la suite à la théorie de
la sélection naturelle.
23 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 151, trad. E.S.
Moralistes darwiniens   51

sexe opposé étant susceptible de favoriser la reproduction, le désir d’être admiré a


pu apparaître sur ce terrain. Assez curieusement, Rée imagine cependant un méca-
nisme lamarckien pour suppléer à la sélection sexuelle proprement dite. Les premiers
hommes auraient été «instruits par l’expérience» de l’utilité qu’il y a à être admiré²⁴.
Ils auraient ensuite commencé à y prendre plaisir par habitude associative. Et pour
finir, «l’instinct ou la pulsion acquis par là sont […] transmis héréditairement à la
descendance, et consolidés en vertu de l’activité poursuivie au fil de nombreuses
générations»²⁵. Même si ce raisonnement part d’une situation sélective, il repose en
définitive sur l’hérédité des caractères acquis, ce qui suggère que Rée n’a pas saisi
toutes les implications du concept de sélection sexuelle. Il est vrai que Darwin non
plus n’est pas parfaitement clair sur cette question difficile²⁶.
Comme pour multiplier les explications possibles, l’«Essai sur la vanité» fait éga-
lement intervenir la sélection naturelle, de manière cette fois beaucoup plus darwi-
nienne. C’est plus précisément à la sélection de groupe que Rée en appelle en tant que
facteur subsidiaire:

Enfin, la vanité a dû être extraordinairement renforcée par la sélection naturelle, c’est-à-dire par
le fait que dans la lutte pour l’existence, ce furent les tribus qui contenaient le plus grand nombre
d’hommes vaniteux qui subsistèrent. Car puisque le vaniteux souhaite l’admiration, et que celle-
ci échoit particulièrement aux individus courageux, les hommes vaniteux pousseront plus loin
le courage que ceux qui ne le sont pas ou peu²⁷.

Rée utilise en allemand l’expression de «natürliche Zuchtwahl», que Julius Victor


Carus a imposée en 1867 pour rendre «sélection naturelle»²⁸. Étant donné que Carus
est l’auteur d’une traduction allemande de La Filiation de l’homme, Rée a vraisembla-
blement étudié celle-ci pour écrire son essai²⁹. C’est ce que suggère également la réfé-
rence à la sélection de groupe. En effet, l’idée d’une sélection résultant de la compéti-
tion entre des groupes humains plutôt qu’entre des individus est justement introduite

24 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 151.


25 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 152, trad. E.S. Nous traduisons l’allemand «vererbt»
par «transmis héréditairement». On trouve une analyse similaire dans: Rée, Der Ursprung der mora-
lischen Empfindungen, p. 72–74.
26 Il lui manque pour cela la théorie contemporaine de l’investissement parental: cf. Russil Durrant
/ Bruce J. Ellis, Evolutionary Psychology, in: Irving B. Weiner (ed.), Handbook of Psychology, vol. 3:
Biological Psychology, Hoboken, NJ 2003, p. 1–33, en particulier p. 12–14.
27 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 152–153.
28 Cf. Charles Darwin, Die Entstehung der Arten im Thier- und Pflanzen-Reich durch natürliche
Zuchtwahl, oder Erhaltung der vervollkommneten Rassen im Kampfe um’s Daseyn. Aus dem Eng-
lischen übers. v. Heinrich Georg Bronn / J.  Victor  Carus, Stuttgart 1867. Dans la première édition,
Bronn traduisait quant à lui «natural selection» par «natürliche Züchtung», soit littéralement «éle-
vage naturel».
29 Cf. Charles Darwin, Die Abstammung des Menschen und die geschlechtliche Zuchtwahl. Aus dem
Englischem übers. v. J. Victor Carus, 2 Bde., Stuttgart 1871–1872.
52   Emmanuel Salanskis

dans La Filiation de l’homme³⁰. Darwin affirme que cette forme de sélection a surtout
favorisé le développement des instincts sociaux et moraux, tels que le patriotisme, la
fidélité, l’obéissance, le courage et la sympathie. Or l’analyse de Rée montre que des
tendances psychiques jugées immorales, comme la vanité, auraient tout aussi bien pu
être sélectionnées par ce biais.
Je m’en tiendrai à cette brève présentation pour illustrer le point annoncé en in-
troduction. Dans la réflexion de Rée, le darwinisme et la moralistique se corrigent
pour ainsi dire l’un par l’autre. Darwin ne prenait pas assez au sérieux l’éventualité
que la sélection inter-groupes ait promu des qualités «humaines, trop humaines» et
non simplement des tendances morales³¹. Rée apparaît à cet égard comme un psy-
chologue plus perspicace, parce que plus moraliste: il hérite de la finesse d’observa-
tion d’un La Rochefoucauld. Pour autant, Rée peut mesurer à l’aune de la théorie de
l’évolution ce que les représentations traditionnelles de la nature humaine avaient
d’erroné. Une nature vaniteuse créée pour le seul bonheur de l’individu semble
une contradiction dans les termes. Car Rée remarque que «la vanité nous apporte
beaucoup de souffrance et peu de joie»³². Si elle est néanmoins apparue au cours de
l’évolution, c’est parce qu’elle procurait un avantage reproductif à l’individu et un
avantage adaptatif au groupe. La vanité n’est donc pas une propriété de l’individu
isolé: c’est une propriété de l’individu en relation. Et elle constitue un héritage psy-
chique bien plutôt qu’une qualité intemporelle. Aux yeux de Rée, les efforts pour la
comprendre synchroniquement dans les limites de la psychologie individuelle sont
ainsi voués à l’échec. On pourrait en dire autant de ses proches parents, l’ambition et
l’orgueil³³.
Cet exemple montre bien l’originalité de la démarche de Rée. Elle ne réside pas
seulement dans son art de la sentence, puisqu’on trouve des réflexions semblables
dans la tradition moralistique française. L’adoption de la théorie darwinienne n’a,
elle non plus, rien de novateur en tant que telle. C’est en vérité la convergence de
ces deux orientations qui renouvelle le genre de l’investigation psychologique. On

30 Darwin considère la sélection de groupe comme une forme de sélection naturelle. Cf. Charles
Darwin, The Descent of Man, London 1874, Chap. 5, p. 132: «A tribe including many members who,
from possessing in a high degree the spirit of patriotism, fidelity, obedience, courage, and sympathy,
were always ready to aid one another, and to sacrifice themselves for the common good, would be
victorious over most other tribes; and this would be natural selection. At all times throughout the
world tribes have supplanted other tribes; and as morality is one important element in their success,
the standard of morality and the number of well-endowed men will thus every-where tend to rise and
increase». En toute rigueur, Darwin reprend ici une idée de Wallace: cf. Robert J. Richards, Darwin on
Mind, Morals and Emotions, in: Jonathan Hodge / Gregory Radick (eds.), The Cambridge Companion
to Darwin, Cambridge 2003, p. 92–115, p. 103.
31 Darwin souscrit à la thèse d’un progrès moral global dans l’histoire humaine, notamment sous
l’effet de la sélection de groupe. Voir à ce sujet la note précédente.
32 Cf. Rée, Psychologische Beobachtungen, p. 155, trad. E.S.
33 Sur l’ambition, cf. infra, note 69, p. 63.
Moralistes darwiniens   53

peut considérer Rée, en ce sens, comme le premier moraliste darwinien. D’une part,
il pratique l’observation psychologique avec le souci de pénétrer les mobiles secrets,
à l’instar des moralistes français. Mais d’autre part, il tâche également de retracer
la genèse de nos motivations au cours de l’évolution. Sa psychologie vise désormais
une nature en devenir au lieu d’une essence intangible. Dans la deuxième partie de
cet article, je soutiendrai que Nietzsche s’inspire de ce programme de recherche à
l’époque d’Humain, trop humain.

II L’«histoire des sentiments moraux» dans Humain,


trop humain
Nombreux sont les commentateurs qui ont signalé l’influence des moralistes fran-
çais sur Humain, trop humain³⁴. Cette influence a toutefois été généralement traitée
comme un chapitre spécial de l’étude des sources nietzschéennes, conformément au
modèle analytique dont il a été question en introduction. Je propose ici d’interpré-
ter l’inspiration moralistique dans la perspective englobante et synthétique du pro-
gramme de Paul Rée, tel qu’il a été présenté en première partie. Il s’agira, ce faisant,
de comprendre ce que Nietzsche fait concrètement de la tradition moralistique, sans
utiliser la catégorie de source comme un passe-partout qui dispenserait d’une inter-
prétation plus précise. Le propos de Nietzsche montre qu’il a saisi la double dimen-
sion du «Rée-alisme»: il entend s’engager dans une voie similaire, baptisée «histoire
des sentiments moraux».
Commençons par rappeler quelques signes de la présence de Rée dans Humain,
trop humain. La deuxième section s’intitule «Contribution à l’histoire des sentiments
moraux»³⁵, titre qui fait discrètement écho à L’Origine des sentiments moraux. Le livre
de Rée est d’ailleurs cité un peu plus loin au § 37 (MA I 37, KGW IV 2.59). La section
débute ensuite par deux paragraphes dans lesquels Nietzsche évalue les avantages et
les inconvénients de l’«observation psychologique». L’expression fait cette fois allu-
sion aux Psychologische Beobachtungen, que Nietzsche a lues dès leur parution en

34 Cf. notamment Williams, Nietzsche and the French, p. xix-xx; Donnellan, Nietzsche and La Roche-
foucauld, p. 304 et suivantes; Robert Pippin, Nietzsche moraliste français, trad. Isabelle Wienand,
Paris 2006, p. 39 et suivantes. Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture. La philosophie comme
généalogie philologique, Paris 2006, p.  142, va jusqu’à caractériser Humain, trop humain et Aurore
comme les «écrits moralistes» de Nietzsche.
35 En allemand: «Zur Geschichte der moralischen Empfindungen». On pourrait aussi traduire par
«Éléments pour l’histoire des sentiments moraux», en reprenant la solution de Patrick Wotling pour
rendre le «Zur» de «Zur Genealogie der Moral». (Cf. Friedrich Nietzsche, Éléments pour la généalogie
de la morale, trad. P. Wotling, Paris 2000).
54   Emmanuel Salanskis

1875³⁶. L’histoire des sentiments moraux nietzschéenne est donc d’emblée mise en
relation avec l’approche de Rée. Peut-on dire que Nietzsche discerne les deux aspects
moraliste et darwinien de cette approche, tels qu’ils ressortent notamment de l’«Essai
sur la vanité»?
En ce qui concerne le premier point, j’ai déjà mentionné page 48 que Nietzsche
compte Rée au nombre des moralistes, ceux-ci étant caractérisés comme des psycho-
logues de la nature humaine. Ajoutons qu’au début du § 35, Nietzsche identifie «ob-
servation psychologique» et «réflexion sur l’humain, trop humain» (MA I 35, KGW IV
2.55)³⁷. Compte tenu du titre de l’ouvrage, c’est pour Nietzsche une manière de s’in-
clure lui aussi dans la famille des «maîtres de l’examen psychique».
Ce premier rapprochement peut du reste être étendu aux motifs avancés pour
raviver la tradition moralistique, qui dénotent également un enjeu «Rée-aliste».
Nietzsche suggère en effet que l’observation psychologique doit dorénavant être mise
au service de la connaissance scientifique. On ne la pratiquera plus comme un simple
divertissement ou pour alléger le fardeau de l’existence (MA I 35, KGW IV 2.55). Car
il faut des raisons plus impérieuses pour s’adonner à un art qui suscite la méfiance
envers toutes les vertus humaines (MA I 36, KGW IV 2.56  f.). Comme le dit nettement
le §  37: «ici commande cette science qui s’enquiert de l’origine et de l’histoire des
sentiments dits moraux, et qui doit poser et résoudre les problèmes sociologiques les
plus compliqués» (MA I 37, KGW IV 2.57  f.). On le voit, Nietzsche veut promouvoir un
nouvel usage de l’observation psychologique. Le moraliste n’était pas traditionnelle-
ment un homme de science. Il procédait sans méthode rigoureuse, ce qui explique la
méfiance que les scientifiques continuent d’éprouver face à cette littérature:

Il est vrai: d’innombrables remarques isolées sur l’humain et le trop humain ont, d’abord, été
découvertes et énoncées dans des cercles de la société qui étaient habitués à offrir toute espèce
de sacrifice non à la connaissance scientifique, mais à une afféterie spirituelle; et le parfum de
cette ancienne patrie de la sentence moraliste – un parfum très séducteur – s’est attaché presque
indissolublement au genre tout entier: au point que l’homme de science, quant à lui, laisse invo-
lontairement paraître quelque méfiance envers ce genre et sa gravité (MA I 37, KGW IV 2.58  f.).

Le passage ci-dessus invite le moraliste à inscrire ses réflexions dans un véritable


projet de recherche, au lieu de formuler des remarques isolées. Mais Nietzsche
demande aussi à l’homme de science de reconsidérer la méfiance qu’il témoignait
aux moralistes. N’est-ce pas précisément le clivage que Rée a voulu surmonter avec sa
synthèse entre moralistique et darwinisme?

36 Cf. Thomas Brobjer, Nietzsche’s Philosophical Context. An Intellectual Biography, Urbana /


Chicago 2008, p. 210.
37 Le texte allemand porte «das Nachdenken über Menschliches, Allzumenschliches – oder wie der
gelehrtere Ausdruck lautet: die psychologische Beobachtung».
Moralistes darwiniens   55

En toute rigueur, Nietzsche parle cependant d’histoire des sentiments moraux


plutôt que de psychologie évolutionniste. Il nous reste à établir que la science qu’il
appelle de ses vœux a un lien conceptuel avec la théorie de l’évolution. Considérons
de ce point de vue le § 43, intitulé «Les hommes cruels en tant qu’arriérés». Nietzsche
y adopte une perspective phylogénétique sur la cruauté:

Les hommes qui sont cruels aujourd’hui doivent passer à nos yeux pour des stades de cultures
antérieures qui ont subsisté: la montagne de l’humanité exhibe ici ses formations plus profondes
qui se trouvaient autrement dissimulées. Ce sont des hommes arriérés dont le cerveau, à travers
tous les hasards possibles au cours de l’hérédité, ne s’est pas développé de manière aussi déli-
cate et multiforme. Ils nous montrent ce que nous étions tous, et nous effraient: mais ils sont
eux-mêmes aussi peu responsables que l’est un morceau de granit d’être du granit. Dans notre
cerveau aussi doivent se trouver des sillons et des circonvolutions qui correspondent à cette dis-
position, de même que doivent se trouver des réminiscences de la condition de poisson dans la
forme d’organes humains singuliers. Mais ces sillons et circonvolutions ne sont plus le lit dans
lequel roule à présent le cours de notre sensibilité (MA I 43, KGW IV 2.64).

Ce paragraphe très riche fournit des indications sur la conception nietzschéenne de


l’hérédité (Vererbung), qui est indissociable d’une pensée de l’évolution, puisqu’un
parallèle est ici établi entre un atavisme culturel et une hérédité organique pré-hu-
maine. Lorsque Nietzsche évoque les vestiges anatomiques du poisson qu’on décèle
dans certains organes humains, il fait référence à un argument évolutionniste clas-
sique en faveur de l’ascendance commune des vertébrés. L’embryologie et la morpho-
logie comparées, en mettant en évidence des homologies entre les mammifères et les
poissons, atteste que les premiers descendent d’organismes aquatiques³⁸.
Comment interpréter la notion d’arriération autour de laquelle s’organise le para-
graphe que nous venons de citer³⁹? Nietzsche suggère que des stades successifs de
culture se traduisent dans l’hérédité humaine, par exemple par un développement
croissant du cerveau, qui devient plus «délicat et multiforme». Ce processus consti-
tue une forme de transmission des caractères acquis. De fait, plusieurs paragraphes
d’Humain, trop humain souscrivent à l’idée qu’une habitude ancienne devient à la
longue héréditaire⁴⁰. L’arriération des hommes cruels doit donc être comprise au sens

38 Les poumons humains sont, par exemple, homologues de la vessie natatoire des poissons. Cf.
Darwin, The Descent of Man, Chap. 7, p. 161: «At a still earlier period the progenitors of man must
have been aquatic in their habits; for morphology plainly tells us that our lungs consist of a modified
swim-bladder, which once served as a float. The clefts on the neck in the embryo of man show where
the branchiæ once existed». Rappelons que des caractères homologues sont des caractères qui se
correspondent chez des espèces biologiques différentes, en raison de leur origine phylogénétique
commune.
39 Nous rendons «zurückgeblieben» par «arriéré».
40 C’est le cas des paragraphes 34, 107 et 110. Il y est respectivement question de mobiles qui per-
sistent «par une vieille habitude héréditaire» («aus alter vererbter Gewöhnung her»: MA I 34, KGW IV
2.50); de «l’habitude héréditaire d’apprécier, d’aimer et de haïr de façon erronée» («die vererbte
56   Emmanuel Salanskis

propre, pour autant qu’ils sont restés en arrière sur la voie d’un développement du
cerveau et de la sensibilité: ceci en raison de «tous les hasards possibles au cours de
l’hérédité». Il y a ici atavisme dans la mesure où la cruauté en question existait chez
nos ascendants, avant de devenir latente parmi nous. Elle ne resurgit plus désormais
que chez des individus isolés⁴¹.
Je voudrais maintenant attirer l’attention sur la métaphore géologique que
Nietzsche applique à l’hérédité. Cette métaphore renvoie à la préface de L’Origine des
sentiments moraux, où Rée s’était lui aussi comparé à un géologue:

De même que le géologue repère et décrit d’abord les différentes formations, puis recherche les
causes qui les ont produites, de même aussi l’auteur a d’abord tiré les phénomènes moraux de
l’expérience, et s’est enquis ensuite de l’histoire de leur émergence, autant que ses forces le per-
mettaient⁴².

Rée se présentait en quelque sorte comme un géologue de la morale: il assimilait l’huma-


nité à une montagne dont les formations successives se seraient sédimentées au cours
de l’histoire. En allemand, l’image est confortée par le jeu de mots entre Geschichte
(l’histoire) et Schichten (les couches), qui fait l’effet d’une étymologie, sans toutefois en
être réellement une⁴³. Le programme de recherche de Rée justifie cette caractérisation
figurée, car une psychologie évolutionniste étudie précisément les couches stratifiées
de l’hérédité psychique⁴⁴. Nietzsche, qui reprend la métaphore pour évoquer l’histoire
des sentiments moraux, semble avoir parfaitement saisi sa dimension lamarckienne.
On remarquera qu’il rapproche l’histoire culturelle de l’humanité et sa phylogenèse.
De fait, la frontière que nous traçons aujourd’hui entre l’évolution et l’histoire n’existe
pas de façon aussi tranchée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en raison du cadre

Gewohnheit des irrthümlichen Schätzens, Liebens, Hassens»: MA I 107, KGW IV 2.103); et de la «puis-
sance héréditaire ancienne» du besoin métaphysique («unter der altvererbten Macht jenes «meta-
physischen Bedürfnisses»»: MA  I 110, KGW  IV 2.110). Le §  250 laisse entendre a contrario que des
manières d’agir cessent graduellement de se transmettre lorsqu’elles ne sont plus cultivées: cf. MA I
250, KGW IV 2.211  f.
41 L’atavisme se définit en biologie comme la «réapparition, chez un organisme, d’un caractère an-
cestral disparu depuis plusieurs générations» (cf. Magdeleine Moureau / Gerald Brace (dir.), Diction-
naire des sciences de la terre, Paris 2000, p. 37).
42 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, Vorwort, p. iii, trad. E.S.
43 Je dois cette indication à Éric Blondel. Selon le Digitales Wörterbuch der deutschen Gegenwarts-
sprache, le mot «Geschichte» est dérivé de «geschehen», et non de «Schicht».
44 Conformément au principe lamarckien d’inscription héréditaire progressive, les habitudes
contractées par un organisme modifient peu à peu son organisation, et se transmettent ensuite à sa
progéniture. Elles s’impriment ainsi de plus en plus profondément dans la race, sous forme d’ins-
tincts. Cf. Jean-Baptiste Lamarck, Habitude, in: Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle …, Paris
1817, Vol. 14, p. 128–138, en particulier p. 133.
Moralistes darwiniens   57

de réflexion néo-lamarckien qui prédomine⁴⁵. En ce sens, Nietzsche et Rée considèrent


la psychologie comme une investigation à la fois historique et évolutionniste.
Ceci ne veut pas dire pour autant que Nietzsche adhère sans réserves au darwi-
nisme de Rée, même à l’époque d’Humain, trop humain. C’est ce dont témoigne le
§ 224, intitulé «Ennoblissement par dégénérescence», qui ouvre la cinquième section
portant sur les «Signes de culture supérieure et inférieure»⁴⁶. Nietzsche y relativise
l’importance de la lutte pour l’existence en tant que facteur de progression spirituelle.
Il propose à la place une théorie du progrès en deux temps, qui passe d’abord par la
stabilisation d’un type à l’intérieur d’une communauté, puis par l’altération du type
communautaire sous l’action de natures individuelles déviantes. De manière signifi-
cative, cette théorie comporte donc deux moments, comme celle de Darwin:

Dans cette mesure, la fameuse lutte pour l’existence ne me semble pas être l’unique point de
vue à partir duquel peuvent être expliqués la progression et le renforcement d’un homme, d’une
race. Ce sont plutôt deux choses différentes qui doivent concourir: d’une part l’accroissement
de la force stable par liaison des esprits dans des croyances et un sentiment communautaire;
ensuite la possibilité de parvenir à des buts supérieurs, du fait que surviennent des natures en
dégénérescence et, en conséquence de celles-ci, des affaiblissements et des blessures partiels de
la force stable […] (MA I 224, KGW IV 2.192).

Chez Darwin, la variation individuelle précède la sélection naturelle, celle-ci rendant


compte de la formation des espèces. Nietzsche médite sur une logique de développe-
ment différente et propre à l’espèce humaine⁴⁷. Il n’est pas exclu, d’ailleurs, que cette
logique présuppose une sélection de groupe antérieure: le fragment préparatoire de
1875 «Sur le darwinisme» semble aller dans ce sens⁴⁸. Quoi qu’il en soit, le schéma
de Nietzsche fait surgir la variation comme une déviance à partir d’un type préétabli.

45 L’inné et l’acquis étant réputés perméables, l’historien peut dire son mot sur l’hérédité d’un
peuple, et le naturaliste revendiquer une compréhension de l’histoire humaine. La première attitude
est illustrée par le discours d’ouverture de Renan au Collège de France: cf. Ernest Renan, De la part des
peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, Paris 1862, en particulier p. 18–19 (sur le «carac-
tère» inné de la race sémitique). Taine offre un exemple de la seconde attitude dans la préface de ses
Essais de critique et d’histoire, lorsqu’il énumère les principes de l’histoire naturelle qui se transposent
à l’histoire humaine: cf. Hippolyte Taine, Essais de critique et d’histoire, Paris 1866, p. xx et suivantes.
46 Le titre allemand du paragraphe est «Veredelung durch Entartung». Je laisse de côté les questions
complexes qui entourent la traduction du vocabulaire de la dégénérescence chez Nietzsche.
47 C’est ce qui ressort du fragment préparatoire de 1875 qui a pour titre «Zum D a r w i n i s m u s »:
«Je veux d’ailleurs limiter mes considérations à l’homme et me garder, à partir des lois de l’ennoblis-
sement humain dû à des natures plus faibles, dégénérées, de tirer des conclusions sur l’évolution
animale.» (Nachlass 1875, 12[22], KGW IV 1.335).
48 Cf. Nachlass 1875, 12[22], KGW IV 1.333: «Plus un homme avait de sens communautaire, d’affec-
tions sympathiques, plus il tenait à sa tribu; et la tribu où se trouvaient les individus les plus dévoués
se conservait le mieux». Nietzsche ne mentionne pas cependant de compétition inter-communautaire
pour expliquer cette meilleure conservation des communautés soudées.
58   Emmanuel Salanskis

C’est bien sûr de variation et de développement psychiques qu’il est question en


l’occurrence. Toutefois, on aurait tort d’en conclure immédiatement que Nietzsche
oppose une philosophie de la culture à la théorie de l’évolution. D’une part, Nietzsche
affirme seulement que la lutte pour l’existence n’est pas l’unique point de vue sur le
changement humain, ce qui n’implique pas qu’il en conteste la réalité. D’autre part,
le § 224 évoque le progrès ou le renforcement d’une race. Or ce dernier terme dénote
généralement chez Nietzsche un type héréditaire⁴⁹. Par conséquent, si l’on entend
par psychologie évolutionniste une histoire de la genèse des propriétés et tendances
psychiques innées, la démarche de Nietzsche en participe en tant qu’elle trace les
grandes lignes d’une «histoire de l’émergence de la pensée» (MA I 16 et 18, KGW IV
2.33  f.). Nietzsche n’est pas darwinien au sens strict d’adepte de la sélection naturelle,
mais il l’est au sens large de partisan de l’évolutionnisme. Je reviendrai sur cette dis-
tinction p. 59‒60.
Dans quelle mesure Nietzsche fait-il effectivement œuvre de moraliste dans la
deuxième section d’Humain, trop humain, après avoir salué la démarche de Rée? Trois
aspects de la définition de Margot Kruse s’appliquent à l’«histoire des sentiments
moraux»⁵⁰. Elle s’appuie d’abord fréquemment sur des observations psychologiques
qui fournissent un point de départ à la réflexion. C’est par exemple le cas au §  43
déjà commenté où Nietzsche s’intéresse aux «hommes qui sont cruels aujourd’hui».
Dans le même ordre d’idées, on pourrait citer plusieurs paragraphes qui commencent
par «il y a des cas où» (MA  I 46, KGW  IV 2.66), «il y a des hommes qui» (MA  I 47,
KGW IV 2.66), «la plupart du temps dans la vie quotidienne» (MA I 54, KGW IV 2.71),
ou encore «des hommes qui ne sont pas rares, peut-être la plupart» (MA I 63, KGW IV
2.77). En second lieu, Nietzsche présente ses réflexions sous la forme non systéma-
tique de l’aphorisme ou de l’«essai miniature» en un paragraphe⁵¹. Mais surtout, troi-
sièmement, Humain, trop humain examine les actions et les sentiments moraux afin
de dégager un petit nombre de motivations amorales fondamentales. Nietzsche est
ainsi conduit à critiquer la typologie pulsionnelle que Rée avait dressée au début de
L’Origine des sentiments moraux, en particulier la distinction entre pulsion égoïste et
pulsion non égoïste, reconduite à un concept plus large d’égoïsme⁵².
Il faut à présent apporter une nuance importante à l’idée d’un Nietzsche mora-
liste. Nietzsche a bel et bien un projet philosophique lorsqu’il aborde l’histoire des
sentiments moraux, ce qui le différencie de la définition de la page 47. Et ce projet
comporte non seulement une visée théorique, mais également une ambition pratique.

49 Cf. en particulier le § 264 de Par-delà bien et mal, qui évoque le «problème de la race» en opposant
l’hérédité à l’éducation.
50 Cf. supra, p. 47.
51 Sur la notion d’«essai miniature», cf. Donnellan, Nietzsche and La Rochefoucauld, p. 311.
52 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, §  1, p.  1: «Chaque homme réunit en lui
deux pulsions, à savoir la pulsion égoïste et la pulsion non égoïste» (trad. E.S.). Pour les objections
de Nietzsche, cf. infra, p. 64.
Moralistes darwiniens   59

Sur le plan théorique, Nietzsche entend faire valoir l’absence de liberté et l’irrespon-
sabilité métaphysiques de l’homme (MA  I 107, KGW  IV 2.101–104), ainsi que nous
l’avons déjà vu transparaître au § 43⁵³. Il y a là un point de convergence avec L’Ori-
gine des sentiments moraux, puisque Rée y combat lui aussi l’erreur de la liberté de
la volonté⁵⁴. Cette thèse philosophique dépasse, à n’en pas douter, le cadre purement
moralistique. Quant au projet pratique d’Humain, trop humain, il distingue cette fois
Nietzsche de Rée. Rée est en effet resté schopenhauérien sur la question des buts der-
niers de la philosophie: il ne croit pas qu’elle puisse exercer une influence morale sur
le caractère⁵⁵. Or Nietzsche souligne – contre la doctrine schopenhauérienne de l’im-
mutabilité du caractère – que l’histoire transforme l’humanité en profondeur (MA I
41, KGW IV 2.63). Le philosophe peut jouer un rôle dans cette dynamique, non en tant
qu’agent libre, mais en tant que force nécessaire. La «philosophie historique» nous
enseigne à voir dans l’homme d’aujourd’hui un préambule à celui de demain (MA I
107, KGW IV 2.104). Nietzsche ne veut donc pas demeurer simple spectateur de la psy-
chologie humaine et s’écarte, là encore, d’une posture strictement moraliste. Mais ce
n’est pas nécessairement un argument pour lui retirer cette épithète. La richesse de
sa pensée semble plutôt appeler une diversité de caractérisations, dont chacune peut
être éclairante sans être exhaustive.
Récapitulons les acquis de cette seconde partie. Si Nietzsche apparaît dans
Humain, trop humain comme un «moraliste darwinien», c’est dans un sens quelque
peu modifié. Il a certainement compris l’intérêt philosophique du programme de Rée.
Ce n’est pas un hasard si l’inspiration moralistique et le dialogue avec la théorie de
l’évolution se font jour simultanément en 1878, alors qu’ils étaient absents de l’œuvre
antérieure⁵⁶. La sentence moraliste amorce en effet l’histoire des sentiments moraux,
de même que l’observation de la vanité étayait les hypothèses darwiniennes de Rée
dans les Observations psychologiques. Nietzsche et Rée font tous deux un usage inédit
de la tradition moralistique qui ne correspond pas intégralement à la définition de
Margot Kruse. Certes, Nietzsche se démarque de Rée, en mettant l’histoire au service
d’un projet philosophique et en résistant à un darwinisme orthodoxe appliqué à la
psychologie humaine. Mais il admet que l’hérédité nous rattache à la fois à des stades
de culture passés et à des espèces biologiques antérieures. Or ceci suffit à faire de

53 Dans l’affirmation que les hommes cruels sont «aussi peu responsables que l’est un morceau de
granit d’être du granit»: cf. supra, p. 55.
54 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, § 3, p. 28–44.
55 Rée annonce clairement dans la préface de son livre de 1877: «Le point de vue de cet écrit est pure-
ment théorique» (cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. iii). Cf. également Rée,
Psychologische Beobachtungen, p. 5.
56 Même si le darwinisme est évoqué à deux reprises dans les Considérations inactuelles, il est perçu
comme un adversaire culturel et non comme un interlocuteur théorique. Cf. DS 7, KGW III 1.190–192,
et HL 9, KGW III 1.315.
60   Emmanuel Salanskis

lui un philosophe évolutionniste, darwinien au sens large qui est sans doute le plus
représenté dans la deuxième moitié du XIXe siècle⁵⁷.
Après avoir illustré le concept de moraliste darwinien que je propose dans cet
article, je voudrais confronter les points de vue de Nietzsche, Rée et Darwin sur la
question des motivations fondamentales de l’homme. Je mettrai en évidence une
divergence essentielle entre Nietzsche et Darwin, qui se manifeste dès Humain, trop
humain au travers de la critique de Rée.

III Évolution et motivation: Nietzsche face à Rée et


Darwin
La tradition moralistique réfléchit sur les mobiles des actions humaines. Elle s’efforce
en outre de réduire certains mobiles apparents à des mobiles cachés⁵⁸, et pose donc
le problème des motivations fondamentales de l’homme. Nietzsche et Rée héritent
l’un et l’autre de cette problématique, mais diffèrent dès l’origine dans le traitement
qu’ils en offrent. En effet, Nietzsche invoque des arguments psychologiques pour pa-
rachever la réduction des motivations, alors que Rée refuse, pour des raisons évolu-
tionnistes, de réduire intégralement la pulsion non égoïste à la pulsion égoïste. Ainsi
que je le montrerai ci-dessous, la position de Rée découle de l’analyse de Darwin
dans La Filiation de l’homme. Nietzsche cherche quant à lui une logique pulsion-
nelle où convergent toutes les tendances psychiques, «comme les fleuves se perdent
dans la mer»⁵⁹. On peut dire en ce sens qu’il est plus moraliste et que Rée est plus
darwinien. Mon objectif dans cette troisième partie sera de clarifier, chez Nietzsche,
Rée et Darwin, la relation de dépendance entre une psychologie des motivations et
une conception de l’évolution. Comme annoncé en introduction, je soutiendrai que
Darwin raisonne en sens inverse par rapport à Nietzsche, ce qui pose une alternative
intéressante pour le philosophe.
Il convient de partir de Darwin pour respecter l’ordre génétique des influences
et des distanciations. La théorie des instincts sociaux développée dans La Filiation
de l’homme comporte trois aspects essentiels qui seront successivement détaillés ci-

57 Ce darwinisme est celui de lecteurs qui acceptent l’idée d’évolution, mais minorent le rôle de la
sélection naturelle. Cf. C. Kenneth Waters, The Arguments in the Origin of Species, in: Hodge / Radick
(eds.), The Cambridge Companion to Darwin, p. 116–139, en particulier p. 116. Il n’existe pas d’oppo-
sition systématique entre darwinisme et lamarckisme dans la deuxième moitié du XIXe siècle. À ce
sujet, cf. Thierry Hoquet, Darwin contre Darwin: comment lire L’Origine des espèces?, Paris 2009.
58 Pensons à la première des Maximes de La Rochefoucauld: «ce n’est pas toujours par valeur et par
chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes».
59 Cf. La Rochefoucauld, Maximes, maxime 171: «Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les
fleuves se perdent dans la mer».
Moralistes darwiniens   61

dessous: premièrement, elle procède pour une large part du principe de sélection
naturelle. Deuxièmement, elle remet en question la dérivation utilitariste de l’al-
truisme. Et troisièmement, elle permet d’interpréter l’altruisme comme une impulsion
instinctive.
Examinons d’abord le rôle de la sélection naturelle dans cette théorie. D’un point
de vue évolutionniste, les instincts sociaux ne sont pas propres à l’homme. Ils se ren-
contrent plus généralement chez les animaux qui vivent en groupe en vertu d’une
tendance innée à l’association et à la coopération⁶⁰. Or Darwin impute l’émergence
d’une telle sociabilité à la sélection naturelle:

Le sentiment de plaisir pris à la société est probablement une extension des affections parentales
ou filiales, car l’instinct social semble se développer du fait que les petits restent longtemps avec
leurs parents; et cette extension peut être attribuée en partie à l’habitude, mais principalement
à la sélection naturelle. Dans le cas des animaux avantagés par une vie en étroite association,
les individus qui prenaient le plus de plaisir à vivre en société auraient mieux échappé à divers
dangers, tandis que ceux qui se souciaient le moins de leurs camarades, et vivaient en solitaires,
auraient péri en plus grand nombre⁶¹.

La dernière phrase de cette citation effectue un raisonnement sélectif, reconnaissable


à son caractère hypothétique exprimé par le verbe «would» en anglais⁶². Étant donné
un groupe d’animaux, les individus dotés d’instincts sociaux seraient généralement
avantagés par rapport aux individus solitaires, et donc sélectionnés. La théorie de la
sélection naturelle rend ainsi probable l’apparition de tendances sociales héréditaires
chez les membres d’un même groupe.
Ce cadre de réflexion a une conséquence importante relative à la notion même
de sociabilité. Même si les instincts sociaux «poussent un animal à prendre plaisir à
la société de ses semblables»⁶³, on ne peut pas identifier chez Darwin le plaisir pris
à socialiser et l’instinct social. En effet, la théorie darwinienne explique l’évolution
du premier (le plaisir) par l’avantage sélectif procuré par le second (l’instinct). C’est
prendre à contre-pied la psychologie ordinaire, qui tient la recherche du plaisir et
l’évitement de la douleur pour les causes de nos actions. Au plan évolutif, c’est l’in-
verse qui est vrai, c’est-à-dire que la sélection des comportements avantageux condi-
tionne celle du plaisir et de la douleur associés⁶⁴. Quand nous croyons manger par

60 Cf. Darwin, The Descent of Man, Chap. 4, p. 98: «the social instincts lead an animal to take pleas-
ure in the society of its fellows, to feel a certain amount of sympathy with them, and to perform
various services for them».
61 Cf. Darwin, The Descent of Man, p. 105, trad. E.S.
62 Le même «would» figure dans la citation de la note 30 au sujet de la sélection de groupe: cf. supra,
p. 52.
63 Cf. Darwin, The Descent of Man, p. 98, trad. E.S., et supra, note 61.
64 Cf. Darwin, The Descent of Man, p. 105: «It has often been assumed that animals were in the first
place rendered social, and that they feel as a consequence uncomfortable when separated from each
62   Emmanuel Salanskis

plaisir, nous méconnaissons que ce plaisir a été sélectionné parce qu’il nous incitait à
manger. Les instincts sociaux sont justiciables de la même analyse.
Une telle perspective modifie dès lors profondément la psychologie des motiva-
tions individuelles. Même lorsqu’un plaisir accompagne la satisfaction d’un instinct,
rien n’exige que la représentation anticipée du plaisir ait été la cause de l’acte instinc-
tif. Et c’est justement sur ce point que Darwin s’oppose aux philosophes utilitaristes:

[…] tous les auteurs [i.e. tous les philosophes de la morale de l’école dérivative] dont j’ai consulté
les travaux, à quelques exceptions près, écrivent comme s’il devait y avoir un mobile distinct
pour chaque action, et comme si celui-ci devait être associé à quelque plaisir ou déplaisir. Mais
l’homme paraît souvent agir impulsivement, à savoir par instinct ou par longue habitude, sans
aucune conscience de plaisir, de la même façon que le fait probablement une abeille ou une
fourmi quand elle suit aveuglément ses instincts⁶⁵.

Darwin refuse ici l’axiome selon lequel toute action devrait être motivée par une
conscience préalable de plaisir ou de déplaisir. Il souligne que les instincts sont aveugles
par défaut, de telle sorte que le plaisir ou le déplaisir constituent seulement des méca-
nismes de renforcement, biologiquement avantageux mais psychologiquement facul-
tatifs. Lorsque les philosophes attribuent des mobiles hédonistes ou utilitaires à toutes
nos actions, ils commettent de ce point de vue un contresens évolutionniste.
C’est à l’aune de ces considérations que Darwin interprète les instincts altruistes
sur lesquels la moralité repose en partie dans nos sociétés. Darwin ne nie pas que
ces instincts soient moins puissants que les penchants égoïstes⁶⁶. Mais il affirme que
l’altruisme constitue essentiellement une impulsion aveugle, sélectionnée au cours
de l’évolution dans les sociétés humaines et pré-humaines:

Dans une situation de danger extrême, par exemple lors d’un incendie, quand un homme entre-
prend de sauver un de ses congénères sans un instant d’hésitation, il peut difficilement éprouver
du plaisir; et il a moins encore le temps de réfléchir à l’insatisfaction qu’il pourrait ressentir ulté-
rieurement s’il ne faisait pas cette tentative. S’il devait par la suite réfléchir à sa propre conduite,
il sentirait qu’une puissance impulsive très différente d’une recherche du plaisir ou du bonheur
se trouve en lui; et ceci semble être l’instinct social profondément enraciné⁶⁷.

Si Darwin rejette la dérivation classique de l’altruisme à partir de l’égoïsme, c’est donc


pour mieux pointer les racines animales de l’instinct social. La recherche de motiva-

other, and comfortable whilst together; but it is a more probable view that these sensations were first
developed, in order that those animals which would profit by living in society, should be induced to
live together, in the same manner as the sense of hunger and the pleasure of eating were, no doubt,
first acquired in order to induce animals to eat».
65 Cf. Darwin, The Descent of Man, p. 120, trad. E.S.
66 Cf. Darwin, The Descent of Man, p. 112.
67 Cf. Darwin, The Descent of Man, p.  120. Sur l’acquisition (probable) d’instincts sociaux par les
progéniteurs simiens de l’homme, voir ibid., p. 109.
Moralistes darwiniens   63

tions plus profondes, chez les moralistes et les philosophes de la morale, s’appuie gé-
néralement sur le présupposé que toutes les tendances individuelles devraient avoir
une fonction individuelle. Or ce postulat apparaît contestable au regard d’une pensée
de la sélection naturelle.
J’aborde à présent la question de l’influence de Darwin sur Paul Rée. Dans
L’Origine des sentiments moraux, Rée se pose globalement en disciple de Darwin au
sujet de l’interprétation de l’altruisme. Non seulement il reconnaît l’existence d’une
pulsion non égoïste, mais il invoque le principe de sélection de groupe pour en rendre
compte:

Lorsque les membres d’une race animale ont un instinct social relativement fort, la cohésion
et l’assistance mutuelle ainsi renforcées leur donnent une prépondérance considérable dans la
lutte avec d’autres races. […] Par conséquent, dans les luttes des races animales, les moins égo-
ïstes subsisteront constamment⁶⁸.

Il est vrai que Rée limite l’action de ce principe aux sociétés animales. Chez l’homme,
la compétition entre les peuples est en revanche tranchée par une supériorité de
culture, à laquelle certaines qualités égoïstes contribuent au fond bien plus que le pa-
triotisme⁶⁹. Rée retrouve sa plume de moraliste pour noter que «l’amour des hommes
pour la patrie n’est pas même fort»⁷⁰. Incidemment, il est peut-être victime d’une
confusion dans sa lecture de Darwin lorsqu’il fait procéder l’instinct social tout entier
d’une sélection inter-groupes. La citation de la page 61 suggère que l’instinct social
serait d’abord sélectionné à l’intérieur d’un même groupe⁷¹.
Mais l’essentiel est que Rée trouve chez Darwin son principal argument pour
postuler une pulsion altruiste. La première section du livre ne laisse aucun doute à
ce sujet. Après avoir énuméré plusieurs théories philosophiques de l’altruisme, Rée
introduit l’explication de Darwin: c’est elle qu’il adopte dans la suite de l’ouvrage⁷².
Toujours en référence à Darwin, il soutient qu’une investigation historique pouvait
seule élucider la possibilité de tendances non égoïstes. Et Rée en tire même une sorte
de devise générale: «Oui, l’essence de chaque sentiment n’est claire que dans l’exacte
mesure où l’histoire de son émergence est claire»⁷³. Il défend donc une certaine
conception du rapport entre psychologie des motivations et théorie de l’évolution.

68 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 120–121, trad. E.S.
69 Notamment l’ambition: Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 121–122. Citons éga-
lement la vanité, conformément à la citation des Observations psychologiques donnée p. 51.
70 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 121, trad E.S.
71 Dès lors que les individus sociables (i.e. désireux et capables de s’associer) seraient mieux protégés
des dangers extérieurs que les individus solitaires. C’est le célèbre principe évolutionniste du «Safety
is in numbers».
72 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 7–8.
73 Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 7, trad. E.S.
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Rée pourrait écrire comme Nietzsche dans les Opinions et sentences mêlées: «L’intros-
pection immédiate ne suffit pas longtemps pour apprendre à se connaître» (VM 223,
KGW IV 3.113). Il ajouterait lui aussi que «nous avons besoin de l’histoire» pour éclai-
rer le passé dont nous sommes dépositaires. Toutefois, Rée fait primer l’histoire sur
l’examen moralistique au moment de fixer sa doctrine des mobiles fondamentaux. Il
concède que l’existence de l’altruisme semble obscure à la spéculation, mais objecte
qu’elle devient claire pour une réflexion diachronique⁷⁴.
Nietzsche fait un raisonnement inverse quand il entreprend de réduire la pulsion
non égoïste à un concept plus large d’égoïsme. Prenant plusieurs exemples de senti-
ments apparemment altruistes, comme celui d’une mère qui se sacrifie à son enfant
et d’un soldat qui meurt pour sa patrie, il reprend la question de Rée: «Mais tous ces
états sont-ils non égoïstes?» (MA I 57, KGW IV 2.74). Il donne alors un argument décisif
pour répondre par la négative: «Le p e n c h a n t à q u e l q u e c h o s e (souhait,
pulsion, aspiration) est présent dans tous les cas cités; lui céder, avec toutes les
conséquences que cela implique, n’est en tout cas pas ‚non égoïste‘» (MA I 57, KGW IV
2.74). Nietzsche juge donc l’altruisme incompatible avec le fait de suivre un penchant,
au motif qu’il n’y a pas alors sacrifice de l’égoïsme personnel. Ceci revient à penser
l’égoïsme comme un caractère spontané des pulsions: elles tendent par définition au
plaisir ou à la puissance, soit à ce que Nietzsche appelle d’un mot la «jouissance de
soi» («Selbstgenuss») à l’époque d’Humain, trop humain⁷⁵.
La logique de cette argumentation s’oppose fondamentalement à celle de Darwin.
Celui-ci souhaite s’abstenir de toute hypothèse positive sur l’essence de l’instinct⁷⁶,
mais estime, négativement, qu’un instinct altruiste n’est pas une contradiction dans
les termes. Or ceci suppose que la variation instinctuelle ne soit pas limitée par une
essence égoïste, car la sélection naturelle ne peut conserver et accumuler que ce que
la variation lui fournit. Un postulat psychologique est donc admis implicitement pour
laisser une pleine latitude à la théorie de l’évolution. Nietzsche semble au contraire
faire primer la psychologie sur l’évolution et l’histoire dans sa doctrine des mobiles
fondamentaux. Il propose une psychologie cohérente et économique, qui rend su-

74 Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p.  7: «Cette conception [i.e. la conception
schopenhauérienne de la pitié], qui doit céder à l’explication plus simple de D a r w i n , doit nous faire
discerner à quel point il est malvenu de faire du non-égoïste en et pour soi un objet de spéculation,
sans considérer l’histoire de son émergence» (trad. E.S.). Voir également la citation des Observations
psychologiques sur la vanité, p. 50. Rée y fait valoir de la même manière que la vanité demeure obscure
quand on la considère en et pour soi.
75 Sur le «Selbstgenuss», cf.: MA I 50, KGW IV 2.68  f.; MA I 89, KGW IV 2.86; MA I 103, KGW IV 2.97;
MA I 107, KGW IV 2.102; MA I 545, KGW IV 2.341. Cette jouissance de soi peut être conçue à plusieurs
échelles, y compris celle de la pulsion elle-même, en-deçà de l’ego proprement dit. On peut d’ailleurs
se demander si Nietzsche ne pense pas un égoïsme pulsionnel plutôt qu’un égoïsme individuel.
76 Le chapitre VII de L’Origine des espèces, intitulé «Instinct», précise dès l’abord: «I will not attempt
any definition of instinct» (cf. Darwin, On the origin of species, p. 207).
Moralistes darwiniens   65

perflue l’antithèse de Rée entre pulsion égoïste et non égoïste⁷⁷. Mais cette économie
conceptuelle a un prix: elle nécessite l’introduction d’un principe d’égoïsme pulsion-
nel que Darwin qualifierait sans doute de téléologique. C’est cette ligne de réflexion, à
mon sens, qui se traduira à partir de 1881 dans l’hypothèse de la volonté de puissance.
On la décèle en particulier au § 36 de Par-delà bien et mal, où la justification de l’idée
de volonté de puissance prend comme point de départ «notre monde des désirs et
passions» (JGB 36, KGW VI 2.50). Pour la même raison, Nietzsche envisagera l’évo-
lution à l’aune de sa psychologie de la volonté de puissance: par exemple quand il
définira la psychologie comme une «morphologie et théorie de l’évolution de la volonté
de puissance» (JGB 23, KGW VI 2.32), ou quand il critiquera la lutte pour l’existence au
nom de la lutte pour la puissance (GD, Streifzüge eines Unzeitgemässen 14, KGW VI
3.114). Son explication du sacrifice, inverse de celle de Darwin, repose dès 1878 sur
l’idée d’une division de l’ego et non d’un renoncement à l’égoïsme (MA I 57, KGW IV
2.74). La psychologie nietzschéenne met donc au jour une logique pulsionnelle uni-
verselle – comparable à l’amour-propre de La Rochefoucauld, qui engendre lui aussi
tous les contraires⁷⁸.

Conclusion
J’ai défendu dans cet article une interprétation synthétique de l’influence de Rée sur le
Nietzsche d’Humain, trop humain. Je pense que cette influence ne doit pas être décom-
posée en un aspect moralistique et un aspect darwinien: l’originalité de Rée consiste
justement à expliquer les observations du moraliste par des hypothèses évolution-
nistes. Rée définit ainsi un programme de recherche «moraliste darwinien», inédit
dans l’histoire des idées, dont Nietzsche s’inspire lorsqu’il s’enquiert de l’histoire des
sentiments moraux. Ce programme remet en question l’essentialisme implicite des
moralistes français, en tant qu’il prend pour objet une nature humaine en devenir.
Mais il va aussi à l’encontre des préjugés moraux des naturalistes, en faisant valoir
que la sélection naturelle a promu la vanité et l’ambition humaines. Le «Rée-alisme»
donne ainsi naissance à l’une des premières psychologies évolutionnistes du XIXe
siècle: c’est à ce titre qu’il contribue à une inflexion importante dans la pensée de
Nietzsche.
La synthèse entre darwinisme et tradition moralistique crée cependant une al-
ternative entre deux logiques de raisonnement. La première, celle de Rée, soumet

77 Une formule du § 46 résume bien la position de Nietzsche: «le non-égoïste en nous – ce mot ne
doit jamais être pris au sens strict, il n’est au contraire qu’un euphémisme» (MA I 46, KGW IV 2.66).
78 Cf. La Rochefoucauld, Maximes, Maximes retranchées après la première édition, 1: «[L’amour-
propre] est tous les contraires: il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et
cruel, timide et audacieux».
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la psychologie des motivations à la théorie de l’évolution, arguant que «l’essence de


chaque sentiment n’est claire que dans l’exacte mesure où l’histoire de son émergence
est claire»⁷⁹. La seconde, celle de Nietzsche, subordonne l’évolution psychique à une
psychologie unifiée des motivations. Il s’agit pour ainsi dire d’arbitrer entre deux pro-
fondeurs, celle de l’observation et celle de l’histoire. Pour autant, les deux logiques
ont en commun de circuler entre la psychologie et l’évolution afin d’éclairer la nature
humaine. Et qu’on soit avant tout moraliste ou darwinien, on peut dire avec Nietzsche
que «l’histoire pensée comme achevée serait conscience cosmique de soi» (VM 185,
KGW IV 3.97).

79 Cf. Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen, p. 7 et supra, p. 63.

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