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SCULPTEURS DE LUMIÈRE

La paroi de verre, entre tradition et


modernité
« Le verre, par ses qualités
uniques de transparence, de
réflexion et d'accroche de
la lumière ainsi que par la
palette très étendue des
effets décoratifs dont il
peut se parer, est une mat-
ière à part, plus sensible
que les autres, magique. Il
peut faire apparaître, dis-
paraître, éclairer, dédou-
bler, déformer, colorer son
environnement, mais aussi
supporter de lourdes charg-
es, être vecteur de fluides…
Paradoxalement ce matériau
presque invisible est plus
expressif que tous les au-
tres, mais la qualité de
son expression réside dans
l’accord profond qu’elle
doit avoir avec ce qui l’en-
toure. »

Bernard Pictet
INTRODUCTION 5

I. UNE COMPAGNIE À LA CONQUÊTE DE LU-


MIÈRE

1. La fin du monopole vénitien 11


2. Vers une nouvelle architecture: Saint-Gobain à
l’ère industrielle 21
3. L’âge du verre: entre innovation et utopie 29

II. LE VERRE PLAT, UN COMPROMIS ENTRE ARTI-


SANAT ET INDUSTRIE

1. L’uniformisation du verre plat 39


2. La redécouverte d’un savoir-faire traditionnel:
l’exemple de la verrerie de Saint-Just 44
3. Artisans du verre plat: de l’industriel au fait-main 53

III. L’ARTISAN AU COEUR DE LA RECHERCHE?

1. Néo-artisans: l’expérimentation comme expéri- 65


ence
2. L’artisanat, laboratoire de recherches pour l’in- 71
dustrie?

CONCLUSION 75

BIBLIOGRAPHIE 77

MÉMOIRE CAMONDO 2014


Yann STEINER
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

INTRODUCTION

La paroi de verre est le reflet des mutations sociétales.


Auparavant réservée à l’élite, de par son caractère
précieux et mystique, le verre, matériau indomptable,
va se retrouver, peu à peu, au cœur des mœurs social-
es. D’une production artisanale à industrielle, le verre
plat va connaître un essor considérable qui va con-
tribuer parallèlement à l’évolution de la société.

L’objectif de ce mémoire est de mettre en évidence


cette relation bilatérale entre artisanat et industrie, au
travers d’un objet témoin de son temps : la paroi de
verre.

Comment une entreprise à l’image de la Compagnie


de Saint-Gobain, née de l’artisanat, va-t-elle délaisser
des savoir-faire traditionnels au profit de son expan-
sion industrielle? Et, paradoxalement, comment cette
géante multi-nationale va-t-elle contribuer indirecte-
ment au développement de nouvelles formes d’arti-
sanat français ?

Après avoir mis en lumière l’intérêt grandissant de


l’homme pour le verre et les premières applications
de ce matériau dans l’architecture, une première part-
ie s’intéressera à la création de la Manufacture Royale
des Glaces, et comment celle-ci, avec l’ère industri-
elle, va-t-elle s’imposer internationalement et être à
l’origine d’une architecture révolutionnaire.

Dans un second temps, nous allons analyser com-


ment l’uniformisation architecturale et l’utilisation
outrancière de ce verre plat va-t-elle contribuer à son
appauvrissement esthétique ? Et comment de cette
industrialisation abusive allons-nous retourner à la
recherche un savoir-faire plus traditionnel (à travers
l’exemple de la verrerie de Saint-Just) et d’une émo-
tion esthétique. Enfin nous nous intéresserons à ces
artisans du verre plat qui, grâce à l’apparition d’un
procédé industriel de fabrication, vont pouvoir exercer
toute l’étendue de leurs talents

Un troisième axe visera à identifier cette nouvelle


génération d’artisans du verre, qui s’inscrit à la fois
dans une démarche artisanale et artistique, et priv-
ilégie l’expérimentation comme expérience. Puis,
dans un dernier temps, nous étudierons cet intérêt
naissant qu’a l’industrie du verre plat pour ces nou-
velles formes d’esthétisme : l’artisanat deviendrait-il
un moteur de recherches ?

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

La verrerie, ou l’art de la fabrication du verre en petits carreaux. Ce procédé, chronophage et labo-


par l’homme, dont les premières techniques remon- rieux, et donc, en conséquence onéreux, firent de ces
tent à un peu plus de 5000 ans, prend sa source dans carreaux de verre, un matériau rare et précieux que
la région du Croissant fertile (Phénicie, Assyrie, Méso- seuls les plus aisés purent s’offrir. En témoigne l’an-
potamie, Égypte), berceau des civilisations. ecdote du duc de Northumberland qui faisait ôter les
carreaux des fenêtres de son château avant chacun de
Toutefois, la présence de bijoux en pâte de verre ses voyages. De surcroît, l’usage du verre à vitre dans
exhumés des tombeaux pharaoniques ainsi que la l’architecture civile demeurait encore peu coutumier
découverte de fresques datant de 1400 avant J-C à à l’avènement du XVème siècle. L’alternative à ces
Tell el-Amarna, sur le site archéologique d’Akhéna- parures, aussi bien répandue dans l’Antiquité qu’au
ton, entre Thèbes et Memphis, représentant toutes Moyen-Âge, demeurait les panneaux de toile huilée,
les étapes de fabrication du verre, attesteraient de la destinés à garnir les fenêtres des demeures les plus
suprématie égyptienne quant à la maîtrise de ce nou- prosaïques, si fenêtres il y avait.
veau matériau. De même, les peintures murales des
hypogées de Beni-Hassan, à proximité de Thèbes, il- La diminution de la taille des fenêtres au cours de
lustrant chaque étape du soufflage du verre à la canne l’âge médiéval, ainsi que la fabrication exclusive de
(dont la fabrication remonte à 1 siècle avant J.C.) verre pour vitraux des cathédrales gothiques et de
comme nous l’effectuons de nos jours, témoignent de verre à vitres pour riches demeures, entraînent une
l’avancée technique dont faisaient preuve les Égyp- stagnation du développement des technologies ver-
tiens. (Il semblerait cependant que l’interprétation rières, puis une disparition progressive inéluctable.
de ces fresques soit erronée ; il s’agirait, au contraire, En France, l’activité verrière est en hibernation jusqu’au
d’une technique liée à la métallurgie. Les prémices du XVIIème siècle, avant d’être réveillée par l’impétueux
soufflage du verre à la bouche, remonteraient donc Jean-Baptiste Colbert, ministre d’État sous le règne
vers 250 avant J.C. par les Babyloniens.) de Louis XIV de 1661 à sa mort en 1683 cumulant dès
lors les fonctions : intendant des finances, surintendant
Sous l’occupation romaine, les procédés de fabrication des Bâtiments du roi, arts et manufactures, contrôleur
se répandirent dans tout l’Empire. Ainsi, on put ob- général des Finances, secrétaire d’État à la Maison du
server dans les ruines de Pompéi, des objets en verre, roi et à la Marine.
mais également des vitres, reflétant les premières ap-
plications du verre plat dans l’architecture. Ces dern-
ières, dont la transparence relative dû à l’absence de Les rouages de la machine Saint-Gobain sont alors
polissage (procédé qui était jusque-là inexploré), ont enclenchés.
permis de mettre en évidence : d’une part, l’améliora-
tion de la composition des recettes antiques mêlant
sable, oxyde de fer et soude (qui conférait au verre
un aspect translucide en raison de la couleur bleu-vert
due aux oxydes métalliques) par l’adjonction d’autres
ingrédients tels que le bioxyde de manganèse, le cal-
caire, la potasse ou encore la cendre de fougère ; et
d’autre part, le modus operandi de fabrication de ces
verres plats. Effectivement, la répartition des bulles au
sein même du verre démontre que ces vitres ont été
obtenues par coulage.

Par opposition, au Moyen-Âge, l’obtention de verre


à vitres se faisait par le procédé de soufflage. Nous
reviendrons sur ce procédé artisanal ultérieurement
dans la deuxième partie de ce mémoire. Pour ex-
pliquer de manière assez sommaire, le verre était
soufflé au travers d’une canne, que l’on faisait tourn-
er afin de parvenir à la forme d’une plaque qui était,
par la suite, pressée contre une dalle, puis découpée

9
1.La fin du monopole Vénitien

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

UNE COMPAGNIE
À LA CONQUÊTE
DE LUMIÈRE

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1.La fin du monopole Vénitien

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

« L’une des pierres les plus précieuses qui concernent le


diadème de la République est l’art des verriers, particu-
lier et propre à cette ville et dont les fourneaux de Mura-
no sont reconnus comme l’un des plus grands fondements ».(1)

LA FIN D’UN MONOPOLE VÉNITIEN verre fin et clair, fruit de ce procédé révolutionnaire,
assurera une renommée internationale aux verreries
vénitiennes (Murano, entre autres) dont le monopole
technique et commercial, et le savoir-faire sibyllin sus-
L’art de la fabrication du verre connaît en citeront l’envie et la convoitise des verreries voisines.
engouement sans précédent au XIIIème et XIVème Comment, de cette hégémonie verrière, dont jouit la
siècle suite à la redécouverte du savoir-faire byzantin Sérénissime, naîtra la Manufacture Royale des Glac-
par les vénitiens. es, une des industries les plus influentes et les plus
avant-gardistes, en terme d’architecture et de design?
Le pillage et le saccage de Constantinople, en 1204,
par la quatrième croisade, entraînent l’exode des arti-
sans byzantins vers Venise. Depuis la moitié du XVIIème siècle, une con-
sommation frénétique des glaces « à l’italienne » af-
Au XVème siècle, deux facteurs assureront, à Venise, folent les franges aisées de la société. Jean-Baptiste
la domination du marché du verre. D’une part, la prise Colbert, ministre des finances sous Louis XIV, alarmé
de Constantinople en 1453 par les Ottomans, accroît par les statistiques douanières et par les sommes in-
considérablement l’émigration d’artisans verriers. vesties dans l’importation de ces miroirs vénitiens,
D’autre part, le développement de nouvelles tech- souhaite mettre fin à cette suprématie commerciale et
niques verrières, à partir de 1450, ainsi que l’utilisa- technique dont bénéficie la ville de Venise, grâce à ses
tion d’un nouvel ingrédient, la chaux de soude dont verreries.
la particularité permet d’éclaircir le verre par lessivage
(c’est-à-dire en éliminant les colorants que contien- En adoptant une politique économique mercantil-
nent les cendres végétales), contribuent à la création iste et interventionniste, Colbert prône une autarcie
d’un nouveau matériau : le verre cristallin. Le cristallo, consumériste par la création de manufactures et le

(1) Rapport du 3 juillet 1665 de deux maîtres verriers informant le gouvernement de la République de la présence à Paris de Mura-
nais.

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1.La fin du monopole Vénitien

ci-dessus: Lettres patentes créant la Manufacture royale de glaces de miroirs, signature autographe de Louis XIV, con-
tre-signature du Guéguénaud, du chancelier d’Aligre et de Colbert
octobre 1665
ARCHIVES SAINT-GOBAIN

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

développement d’un savoir-faire français, inspiré des importations vénitiennes, ce qui attise la fureur des
ouvrages des états voisins, dans l’unique but de com- inquisiteurs de la République de Venise, chargés de
bler le déficit économique du pays, et par la même surveiller la divulgation des secrets d’états. En janvi-
occasion, d’asservir la gloire du roi. Grâce aux lettres er 1667, deux des verriers Muranais meurent, empoi-
patentes de Louis XIV, et en faisant recours à l’octroi sonnés au mercure (employé dans la fabrication des
de privilèges, il établit, en octobre 1665, la Manufac- glaces).
ture Royale des Glaces, dont l’appellation souligne Suite à cet incident, ces derniers sont renvoyés, et
l’importance de cette industrie émergente et l’intérêt la manufacture déménage dans la verrerie tenue par
que lui accorde le pouvoir royal. Celle-ci prend pour Richard Lucas de Nehou, à Tourlaville, près de Cher-
nom, la Compagnie du Noyer, avec à sa tête, Nicolas bourg, en Normandie.
du Noyer.
Le relais de fabrication est assuré par l’entreprise fa-
Afin de mener à bien son projet, Colbert parvient à miliale où les verres à vitres sont soufflés selon la tech-
faire venir à Paris un groupe de huit verriers Muranais, nique dite « en manchons », avant d’être acheminés
dont le savoir-faire permettra d’enrichir l’artisanat ver- dans les ateliers parisiens, où ils subissent, par la suite,
rier français. une opération de doucissage et de polissage. L’arrêt
Ainsi, embauchés pour une période de quatre ans, ces de 1672, prohibant toutes importations vénitiennes de
derniers vont contribuer, pendant un premier temps, produits verriers et miroitiers, confirme la qualité des
à l’évolution de la manufacture et de la qualité de fabrications de Tourlaville.
ses productions : les premiers miroirs sans défauts Ainsi, une décennie plus tard, l’année 1682 marque
sont fabriqués en 1666, rivalisant alors avec ceux de un tournant dans l’histoire de la manufacture avec la
Venise. Néanmoins, les artisans vénitiens refusent de commande des glaces (qui seront installées en 1684)
transmettre leurs secrets de fabrication et abusent des pour la future grande Galerie des Glaces du château
privilèges qui leur sont accordés, empêchant alors la de Versailles.
Compagnie de faire des bénéfices.
Parallèlement, Colbert envisage d’interdire toutes
Alors qu’en 1683, la Compagnie du Noyer se voit ac-
corder le renouvellement de ses privilèges pour une
vingtaine d’années, l’État octroie un privilège à une
nouvelle société, la Compagnie d’Abraham Thévart,
dont la mise au point d’un nouveau procédé de fabri-
cation va révolutionner l’industrie verrière.
Le coulage du verre en table va répartir la fabrication
des verres à vitres entre ces deux compagnies, brisant
ainsi le monopole dont bénéficiait la société basée à
Tourlaville, et instaurer une rivalité entre celles-ci.
La Compagnie du Noyer se voit confier la confec-
tion des glaces soufflées « façon Venise », de 10 à 40
pouces par 40 ; tandis que la Compagnie de Thévart,
grâce à cette nouvelle technique, réalise des glaces
d’une qualité inhabituelle avec des dimensions qui
n’étaient auparavant jamais atteintes, allant de 60 à 80
pouces de hauteur et de 35 à 40 pouces de largeur.

À l’origine de ce procédé mis au point pour le compte


de la Compagnie Thévart, est Louis Lucas de Nehou,
neveu de Richard Lucas de Nehou, et détenteur des
savoir-faire de Tourlaville.

En raison des quantités de bois excessives dont né-


cessite le procédé de coulage pour la fabrication des
grandes glaces, la nouvelle compagnie, alors basée à

ci-dessus: Portrait de Richard Lucas de Nehou


seconde moitié du XVIIème siècle

COLLECTION PARTICULIÈRE

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1.La fin du monopole Vénitien

Paris, s’installe en Picardie, à partir de 1693, plus pré-


cisément sur le site de Saint-Gobain, nouvellement
acquis, et à proximité d’un massif forestier de 6000
hectares.

Cette rivalité préjudiciable dont sont victimes les deux


sociétés, sans oublier la conjoncture économique de
1695, entraîneront, sept ans après la création de la
Compagnie Thévart, leur fusionnement, dont la syn-
thèse donnera naissance à la Compagnie Plastrier.

Sept ans plus tard, en 1702, cette dernière est mise


en faillite, avant d’être secourue par des investisseurs
franco-genevois. La société prend le nouveau nom de
Compagnie Dagincourt et jouit d’un monopole tech-
nique et légal qui va se révéler être un atout décisif
dans le bon développement de la Manufacture des
glaces, dès les années 1720.

À la fin du règne de Louis XIV, les exportations


françaises de produits miroitiers, à hauteur de 300
000 à 400 000 livres par an, confirment la qualité du
savoir-faire français, mettant un terme au monopole
vénitien. Celui-ci est remplacé dès lors par le mono-
pole français.

en haut à droite: Album historique de Saint-Gobain. Table de coulée à Saint-Gobain vers 1740
ARCHIVES SAINT-GOBAIN
ci-dessus: Coulée d’une glace à Saint-Gobain en présence du directeur Pierre Delaunay-Deslandes, vers 1780
COLLECTION SAINT-GOBAIN

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

Les deux procédés de fabrication, coulage et era. En revanche, le second procédé, adopté par la
soufflage, seront utilisés jusqu’en 1763, où ce dernier verrerie de Saint-Gobain, contribue à l’amélioration
sera abandonné définitivement. En raison d’un épu- de la productivité, des prix de revient ainsi que de la
isement des ressources en bois à Tourlaville, et l’im- logistique, et concorde avec une demande naissante
port de charbon anglais étant trop coûteux, la verrerie, du marché, aussi bien au niveau quantitatif que quali-
spécialisée dans le soufflage de verre à vitres, périclit- tatif.

LE COULAGE

L’invention du verre en table marque, en 1680, une rupture décisive avec les procédés traditionnels.
Après affinage, le verre était apporté dans une cuvette et versé au moyen d’une potence et d’une tenaille
sur une table de métal, bordée de réglettes, permettant de varier la dimension et l’épaisseur de la pièce
à couler.
À l’état semi-visqueux, il était par la suite laminé par un rouleau de cuivre. Une fois l’opération achevée,
la glace passait par une recuisson pour un refroidissement progressif de plusieurs jours. Le procédé per-
mettait d’obtenir de grands volumes. Ainsi, à la fin du XVIIIème siècle, on fabriquera des glaces de près
de 3 mètres de hauteur.

ci-dessus: Planche XXIV de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1770-1775. Glaces


L’opération de verser et de rouler
ARCHIVES SAINT-GOBAIN

17
1.La fin du monopole Vénitien

LE SOUFFLAGE

Inventée au Porche-Orient, un siècle et demi, avant notre ère, la technique du soufflage de verre est
d’abord réservée à la production d’objets (bouteilles et flacons), avant de se répandre pour la fabrication
de verre plat, à partir du haut Moyen-Âge.
Deux types de procédés concurrents existent:
- la fabrication dite en plateaux (utilisée en Normandie et en Angleterre)
- la technique dite en manchons (adoptées par la Lorraine, l’Allemagne, la Bôhème et Venise.
Cette dernière sera utilisée à la Manufacture des glaces à Paris, puis à Tourlaville à partir de 1667.
Elle consiste à cueillir le verre en fusion, puis à former par réchauffements, soufflages et balancements
successifs une masse de verre qui prend peu à peu la forme d’un cylindre (“le manchon”).
Ce dernier est ensuite fendu à chaud dans le sens de la longueur avant d’être aplani et recuit dans un
four de refroidissement progressif.
Ce procédé est expliqué plus en détails dans la deuxième partie de ce mémoire. (page 46)

ci-dessus: Opération de soufflage d’une glace. Planche extraite de L’Art de la verrerie de Fougeroux de Bondaroy
ARCHIVES SAINT-GOBAIN

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

L’utilisation de grandes glaces exalte l’inspiration et


la créativité des architectes et décorateurs. Ainsi, de
nouvelles vogues, originellement établies dans les bâ-
timents royaux, se répandront subséquemment dans
les hôtels particuliers et intérieurs fortunés: les miroirs
orneront les dessus de cheminées, ou seront posés
dans les boiseries des entre-fenêtres (apparition des
trumeaux). Outre leur rôle narcissique, ces glaces con-
tribuent au changement progressif des intérieurs : un
effet optique d’agrandissement, une réverbération de
la lumière…(Ces innovations, injustement attribuées à
Robert de Cotte, architecte français, pour la réalisation
du grand salon de Marly en 1699, sembleraient revenir
à Claude III Audran, peintre décorateur, pour le cabi-
net du Grand Dauphin à Versailles.)

En 1789, frappée de plein fouet par la Révolution, la


Manufacture royale des glaces se retrouve dépourvue
de ses privilèges, et, par conséquent, de ses protec-
tions et avantages monopolistiques : ainsi naît la Com-
pagnie de Saint-Gobain.

ci-dessus: Jacques-Ange Gabriel (Paris, 1698-1782)


Élévation du Cabinet du Conseil. Élévation de la face opposée aux croisées côté de la cheminée
1755
PARIS, ARCHIVES NATIONALES

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1.La fin du monopole Vénitien

en haut: Porte d’entrée de l’usine de Saint-Gobain (1757), XIXème siècleGravure de L’Illustration du 3 décembre 1898,
n°2910 ARCHIVES SAINT-GOBAIN

en bas: Jean-Louis-Joseph Hoyer (Lausanne, 1762 - Soissons, 1829)


Atelier de polissage des glaces dans la maison de travail de Soissons (vers 1780-1785) MUSÉE DE SOISSONS

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

VERS UNE NOUVELLE ARCHITECTURE: SAINT- « Le caractère général de


GOBAIN À L’ÈRE INDUSTRIELLE
l’architecture moderne,
c’est l’étendue. Aucune
Les bouleversements de la Révolution
civilisation n’a demandé
française ont favorisé le développement d’un marché autant que la nôtre de cou-
concurrentiel. Avec l’abrogation du traité de 1786, vrir de vastes surfaces. »
concernant la taxation des importations étrangères
de produits verriers, et l’abolition des privilèges de
Viollet-le-Duc,
la Manufacture royale des glaces, l’industrie verrière
Entretiens sur l’architecture, 1872,
anglaise acquiert une aura menaçante.
II, XIII,
p. 110
À partir de 1794, la Manufacture de Ravenhead au
Royaume-Uni suffit à combler les exigences nation- Parallèlement, la concurrence se fait de plus en plus
ales. D’autant plus qu’une révolution industrielle est pressante avec la naissance d’une glacerie française à
engrenée ; ainsi, les prémices de l’industrialisation Commentry, en 1824, et l’éclosion des premières glac-
vont contribuer aux perfectionnements techniques eries en Belgique vers 1837. Pour autant, la qualité
des usines de production à l’orée du XIXème siè- moyenne des produits verriers rivaux anglais, belges
cle : des machines à vapeur sont utilisées pour les et français, n’égalent en rien la haute qualité des glac-
procédés de doucissage et de polissage du verre, les es de Saint-Gobain, qui conserve une constance dans
fours au charbon sont améliorés… ses parts de marché sur ce commerce.

Cette productivité, sans précédent, suscitera l’intérêt Cependant, de cette productivité concurrentielle,
de la Compagnie de Saint-Gobain, qui enverra un de dont la qualité médiocre n’entrave en rien l’écoule-
ses administrateurs se renseigner sur ces dernières in- ment des glaces produites à l’étranger, Saint-Gobain
novations techniques. constate une évolution de la clientèle et des besoins.

en haut: Porte d’entrée de l’usine de Saint-Gobain (1757), XIXème siècleGravure de L’Illustration du 3 décembre 1898,
n°2910 ARCHIVES SAINT-GOBAIN

en bas: Jean-Louis-Joseph Hoyer (Lausanne, 1762 - Soissons, 1829)


Atelier de polissage des glaces dans la maison de travail de Soissons (vers 1780-1785) MUSÉE DE SOISSONS

23
2.Vers une nouvelle architecture: Saint-Gobain à l’ère industrielle

Ainsi, l’ère industrielle permet d’accéder d’un marché en scène.


élitiste et aristocratique, à une diffusion plus éten-
due du produit, allant même jusqu’à révolutionner le Les intérieurs cossus ne suffisent plus à contenir leur
marché du bâtiment. utilisation ; cette mode conquiert peu à peu la rue,
dans les années 1850-1860, où les devantures de ma-
La recherche d’un élargissement du marché de la gasins, en guise de carreaux de verre à vitre, se voient
glace épaisse, et l’extension de la fabrication vers des parées de grandes parois de glaces. Ces dernières
produits bas de gamme, confirment la progression de vont même finir par être utilisées, de manière expo-
la politique verrière au cœur de la transformation so- nentielle, pour la fermeture des fenêtres d’habitations
ciétale. de grand luxe, en premier lieu, puis des immeubles de
L’expansion urbaine et la restructuration des marchés, rapport. Peu à peu, le verre à vitre, produit suivant des
ont pour conséquence une mutation progressive de technologies industrielles, va se retrouver évincé par
l’habitat et de l’urbanisme : nous assistons dès 1848, le verre à plat.
à l’ « âge d’or » (comme le qualifie Albert de Broglie,
homme d’état français) de l’industrie des glaces. (De
1850 à 18770, la production mondiale de glaces con-
naît un accroissement annuel moyen de 9%.) Simultanément, de nouveaux produits annex-
es vont émerger tels que les dalles de verre, qui per-
L’utilisation des glaces va se répandre dans les hôtels mettront aux bâtiments aveugles de gagner en lumi-
de luxe (Grand Hôtel, Hôtel du Louvre), les théâtres nosité par le haut (comme, par exemple, pour le siège
et l’Hôtel de Ville de Paris, mais aussi dans l’un des du Crédit Lyonnais conçu par l’architecte William
bâtiments les plus emblématiques du Second Empire, Bouwens Van der Boijen), ou encore le verre coulé en
l’Opéra de Paris, où les miroirs, présents dans le grand feuille, qui remplacera peu à peu, toitures et cloisons,
foyer et au foyer de la Danse, reflètent les ballets in- et dont la conception sera à l’origine d’une nouvelle
cessants des spectateurs mondains, venus se mettre architecture omniprésente dans le paysage urbain

ci-dessus: Crédit Lyonnais, vue de la salle des coffres vers 1914


LE CRÉDIT LYONNAIS, ARCHIVES HISTORIQUES

ci-contre: Le foyer de la Danse du Nouvel Opéra pendant un entracte vers 1880


BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, MUSÉE DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

25
2.Vers une nouvelle architecture: Saint-Gobain à l’ère industrielle

L’architecture de verre, de fer et de fonte gag- architecturales de demain, (et où Saint-Gobain par-
nera, progressivement, les lieux publics tels que les ticipe à la fois en tant que fournisseur et exposant),
musées, , les grands magasins, les serres, les gares, les la magie du verre acquiert une notoriété universelle,
musées, les galeries d’expositions et marchés couverts déterminante dans l’évolution des nouvelles manières
entre autres…, offrant ainsi des espaces nettement de vivre.
plus grands, plus dégagés, plus lumineux, plus libres
et plus hygiéniques. La créativité, moteur de diversité, Ainsi, en 1851, lors de la Première Exposition Univer-
va contribuer à l’élargissement et à une diversification selle à Londres, vit-on un monument symbolique de
de la gamme traditionnelle de ces produits verriers, l’ère industrielle, uniquement constitué de métal et
afin de satisfaire les nouveaux besoins architecturaux. de verre, et dont la transparence influencera les archi-

Dès 1853, Saint-Gobain présente de nouvelles créa- tectures futures, qu’elles soient utopiques ou non. Le
tions : des verres coulés à reliefs, des glaces brutes Crystal Palace, pavillon rectangulaire aux dimensions
épaisses, semi-épaisses pour vitrages, ou minces, imposantes (563 mètres de longueur par 124 mètres
coulées et laminées. De 1855 à 1900, on constate une de largeur), imaginé par Joseph Paxton, jardinier et
augmentation de la superficie des glaces, de 18,04 architecte spécialisé dans la construction de serres,
à 32,60 à mètres, ainsi qu’une démultiplication de était constitué de 18000 vitres (soit plus de 80 000
produits verriers novateurs tels que « […] les glaces m2 de glaces) en verre soufflé selon la technique du
étamées puis argentées, glaces et dalles polies, verre manchon, fourni par un verrier britannique, Lucas R.
brut mince, dalles de verre coulé, moulages, phares et Chance.
optiques, puis verre imprimé, verre armé, hublots de
navire, verre triplex pour les voitures. » (Saint-Gobain, Cette architecture suscitera des répliques comme le
1665-1937, Une entreprise devant l’histoire, Édition Crystal Palace de New-York en 1853, disparu en 1858
Fayard Musée d’Orsay, p.108) dans un incendie, et le Glaspalast de Munich en 1854,
dont les vitres ont été fournies par la compagnie de
Saint-Gobain.
Les progrès techniques, et les réformes visant à cor-
réler la demande du marché avec le prix de revient, En 1855, a lieu la première Exposition Universelle
engendrent l’apparition d’un commerce international française, pour laquelle la France tente de rivaliser avec
dont de nouveaux modes de vie urbaine vont découl- l’exposition qui a eu lieu à Londres, trois ans aupara-
er. vant. L’architecte Jean-Marie Victor Viel (1796-1863) et
l’ingénieur Alexis Barrault (1812-1867) conçoivent en-
Grâce aux premières Expositions Universelles, foires semble le Palais des Industries, fortement inspiré du
internationales faisant l’apologie de l’art et l’industrie, Crystal Palace, pour lequel Saint-Gobain reçoit une
qui permettent de dévoiler les dernières découvertes commande de près de 6500 mètres de glaces. Non-
techniques, technologiques, et les expérimentations obstant les efforts fournis pour l’érection de ce palais,

ci-dessus: Charles Rohaut de Fleury (1801-1875), Serres du Muséum d’histoire naturelle, coupe longitudinale,
27 février 1855
PARIS, ARCHIVES NATIONALES

26
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut: Photographie en noir et blanc du Crystal Palace à Londres

en bas: Max Berthelin (Troyes, 1811-Paris, 1877)


Exposition universelle de 1855, Palais de l’industrie; vue perspective et coupe transversale. 1854
PARIS MUSÉE D’ORSAY

27
2.Vers une nouvelle architecture: Saint-Gobain à l’ère industrielle

celui-ci concourt difficilement avec le pavillon britan- « Les briques ou dalles de verres sont posées verticale-
nique de 1851 ; la chaleur de serre et l’intensité des ment, adossées et jointes à l’aide d’un mastic spécial.
variations lumineuses projetant les peintures des deux On constitue une double paroi à l’intérieur de laquelle
verrières du Maréchal de Metz, nuisent à l’apprécia- on peut faire circuler l’hiver de l’air chaud et l’été de
tion de l’espace proposé et des œuvres présentées. l’air comprimé qui s’y détend et provoque le refroi-
dissement. Dans ces parois sont logés les fils électri-
Pour les Expositions Universelles de 1867 et 1878, des ques et téléphoniques, les conduites d’eau, etc. On
architectures de verre sont érigées à nouveau pour comprend, sans qu’il soit besoin d’insister, les avan-
lesquelles Saint-Gobain fournit des verres. De même, tages d’un tel système de construction. Partout, l’air, la
pour la galerie des Machines, dessinée par l’architecte lumière, les lavages rendus faciles, les impuretés des
Ferdinand Dutert, en 1889, et dont l’imposante toiture parois rendues visibles : telles sont les conditions que
vitrée reste une des réalisations les plus mémorables l’emploi du verre permet de réaliser et qui établissent
à laquelle Saint-Gobain ait participé pour une exposi- nettement le rôle que peut et doit jouer cette merveil-
tion universelle. leuse matière dans notre monde moderne » (Jacques
Henrivaux, op, cit., p124)
Les expositions universelles de 1900 verront apparaître
deux palais-attractions, le Palais Lumineux Ponsin et le
Palais des illusions, entièrement constitués de glaces, À l’aube du XXème siècle, les produits es-
des dalles de parois aux rampes d’escaliers, qui ren- tampillés Saint-Gobain couvrent de nombreuses con-
verront au rêve utopiste de Jules Henrivaux : la con- structions monumentales qui deviennent les vitrines
ception d’une maison de verre. de la compagnie verrière française, illustrant ainsi la
suprématie de leur savoir-faire. La manufacture con-
tribue à l’installation d’une majeure partie de la ver-
rière du Grand Palais, mais est également sollicitée
pour celle du Petit Palais, et de nombreux autres
palais, notamment ceux du Champs-de-Mars et des
Invalides. (39600 dalles de verre sont utilisées pour
recouvrir l’esplanade des Invalides) Les verres coulés
et autres vitrages, issues des usines de Saint-Gobain,
vont garnir les toitures et les façades de bâtiments pa-
risiens et européens (« […] les halles de Baltard, les
serres du Jardin des Plantes et le Muséum d’histoire
naturelle, les gares de Paris, Budapest, Zurich, Milan
ou Lisbonne, mais aussi les musées de Vienne ou Leip-
zig, les grands magasins et les galeries couvertes telle
la galerie Victor Emmanuel de Milan […] » p.114).

Toutes ces innovations, et tous ces efforts


rassemblés par l’entreprise de Saint-Gobain dans la
conception et la diffusion de ces produits verriers, of-
frent les possibilités d’une architecture visionnaire et
nourrissent les fantasmes d’une transparence architec-
turale.

ci-dessus: Les Vitriers et mosaïstes travaillant à la façade du dôme central, Exposition universelle de 1889
PARIS, MUSÉE CARNAVALET

28
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut: Photographie en noir et blanc du Palais Lumineux Ponsin (1900)

en bas: Photographie en noir et blanc du Palais des Illusions (1900)

29
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

« Le verre tient lieu de tout, suffit à tout. Nous pouvons


vivre dans le verre »

René Chavance, « Le pavillon de Saint-Gobain »,


La Construction moderne, 53ème année, n°4, 24 octobre 1937, p.254

L’ÂGE DU VERRE: ENTRE INNOVATION ET UTOPIE chons de verre géants qui vont, par la suite, subir des
opérations d’étendage.
En contradiction, la deuxième solution permet de con-
denser chaque étape de la fabrication, de la fonte au
Les nouvelles théories étayées par le courant bassin des matières premières jusqu’au produit fini, en
hygiéniste du milieu du XIXème siècle, combinées aux une seule et unique chaîne d’opérations. (à l’image du
rêves utopistes des architectes d’ouvrir la voie à de procédé d’étirage mécanique du verre dont le brevet
constructions de plus en plus aseptisées, lumineuses a été déposé par Émile Fourcault en 1901. Cependant,
et accessibles, ont donné l’impulsion nécessaire à une ce procédé encore bien rudimentaire, et dont la pro-
diversification considérable des produits verriers. De duction est semi-continue, ne suscitera pas immédi-
1910 à 1937, la mécanisation gagne du terrain dans atement l’intérêt de la Compagnie de Saint-Gobain.)
les industries verrières, remplaçant peu à peu le souf-
fle de l’homme au cœur du processus de fabrication, De nouveaux procédés brevetés (limitant l’apparition
l’industrialisation prenant le pas sur l’artisanat. d’ondes thermiques visibles dans le verre à cause
Deux solutions techniques s’opposent. La première, d’une hétérogénéité thermique du verre pâteux)
étant le soufflage à l’air comprimé, produit des man- éclosent et permettent de passer d’une production

ci-dessus: Essai de coulée Boudin, 1926


ARCHIVES SAINT-GOBAIN

31
3.l’âge du verre: entre innovation et utopie

d’un four, duquel il s’écoule sans interruption. En se


déversant sur un plan incliné, la feuille de glace prend
forme, avant d’être acheminée, à l’aide de rouleaux,
vers un tunnel de recuisson long de 150 mètres envi-
ron. S’ensuit alors du travail à froid avec le procédé de
doucissage et polissage continu, élaboré par la firme
britannique Pilkington, et adopté par Saint-Gobain, en
1924, et installé en 1935. Cette opération consiste à
doucir et polir une première face des glaces, grâce à
un train sur lesquelles celles-ci sont attachées, avant
de repartir dans le sens opposé, où le processus est
réitéré sur la deuxième face. Un second procédé, le
« twin-douci », acheté à Pilkington vers la fin des an-
nées 1930, va permettre d’accomplir le doucissage et
le polissage des deux faces simultanément.

Cette politique de mécanisation nécessite une analyse


beaucoup plus précise de la composition du verre et
de ses réactions vis-à-vis des variations thermiques
(contrôle plus minutieux des températures, accéléra-
tion de la recuisson du verre). Le procédé de trempe
thermique industrielle est le fruit, parmi tant d’autres,
de ces recherches expérimentales. Grâce à un refroi-
dissement rapide en surface, le verre est plongé dans
un bain à basse température, lui assurant une amélio-
ration de ses propriétés mécaniques en terme de
résistance aux chocs (de deux à cinq fois plus impor-
tantes qu’un verre ordinaire).

La première moitié du XXème siècle verra une démul-


tiplication des produits verriers parmi lesquels une
nouvelle catégorie de verres conçues pour l’univers
semi-continue à continue, et de qualité nettement du bâtiment : les « verres spéciaux ». S’avérant être un
supérieure. Le procédé Bicheroux, inventé par Max véritable succès commercial, les verres à vitre, verres
Bicheroux (directeur de la glace Bicheroux en Alle- imprimés et verres moulés (briques Nevada, pavés de
magne), consiste au déversement « en masse » de verre Sécurex et autres produits de verre creux pressés
verre fondu contenu dans un pot basculant, sur une et moulés) vont envahir les parois architecturales pen-
trémie, qui sera par la suite, laminé entre deux rou- dant plusieurs décennies.
leaux, à l’image du procédé Chance, puis coupée par La diffusion de ces produits est la réponse à une con-
une cisaille, afin d’obtenir une glace plus mince et plus sommation effrénée du verre plat, en Europe et en
régulière. Amérique du Nord, qui va révolutionner l’architecture
(mais aussi le secteur automobile).
De son côté, la coulée continue Boudin (instaurée
dans les usines de Saint-Gobain à partir de 1929) est
une version améliorée du procédé Bicheroux ; d’une
“Nous vivons le plus souvent
production rythmée par le système de pot basculant dans des espaces clos. Ils
se vidant et se remplissant, nous évoluons vers un flot
continu, compensant ainsi le temps perdu par le pre-
constituent le milieu d’où
mier processus de fabrication. émerge notre civilisation.
Afin de conserver une homogénéité thermique, le Notre civilisation est pour
verre en fusion est brassé continuellement à l’intérieur

ci-dessus: Coulée Bicheroux


ARCHIVES SAINT-GOBAIN

ci-contre: Home Insurance Building, William Le Baron Jenney, 1885

32
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

ainsi dire le résultat de fonction des murs porteurs extérieurs, tout en offrant
notre architecture. Si nous la possibilité d’agrandir les dimensions des glaces.

voulons élever le niveau de


notre civilisation, nous
sommes donc contraints, bon
gré mal gré, de transformer
notre architecture. Et cela
ne nous sera alors possi-
ble que si nous ouvrons les
espaces clos dans lesquels
nous vivons. La seule manière
d’y parvenir est d’adopter
l’architecture de verre, qui
laisse pénétrer la lumière
du soleil et la clarté de la
lune et des étoiles dans les
espaces, non seulement par
quelques fenêtres mais aus-
si par le plus grand nombre
possible de murs, entière-
ment en verre et en verres
de couleur. Le nouveau mi-
lieu, que nous aurons ainsi
créé, ne peut que nous ap-
porter une nouvelle civili-
sation.” Cette architecture moderne et novatrice, mêlant fonc-
tion hygiéniste (plus on va en hauteur, plus il y a de
lumière) et commerciale (installation de grandes vit-
Paul Scheerbart, L’Architecture de rines au rez-de-chaussée des bâtiments), s’illustrent
verre par l’érection des premiers gratte-ciels.

L’Europe, quant à elle, tâte le terrain en proposant des


prototypes pionniers d’architecture transparente.
Peu à peu, le verre va acquérir une dimension sociale.
Ainsi, de 1890 à 1930, de nouveaux mouvement d’ar- En 1914, Bruno Taut présente son pavillon de la foire
chitecture et d’urbanisme, l’École de Chicago et le de Cologne, peut-être le bâtiment le plus embléma-
fonctionnalisme, nés aux Etats-Unis, avec en chefs de tique de ces concepts utopistes, à l’exposition du
file William Le Baron Jenney (1832-1907) et Louis Hen- Werkbund.
ry Sullivan (1856-1924) vont moderniser les modes de Ce pavillon, construits en briques et dalles, de verre
construction, en faisant appel à des matériaux inédits, fait la part belle à l’architecture transparente, avec le
l’acier et le béton armé, dont l’utilisation va abolir la premier escalier de verre de l’histoire de l’architecture

33
3.l’âge du verre: entre innovation et utopie

menant à une salle où s’écoule une cascade de verre des architectures futures de verre où les façades ne
sous un dôme à ossature métallique de forme ovoïde dévoilent rien de l’espace intérieur. L’utilisation de la
et constitué de panneaux de verre. brique Nevada, conçue par Saint-Gobain, (dont les
caractéristiques sont l’effet « granité » sur une face
Parallèlement, Ludwig Mies van der Rohe envisage de et son autre face concave, favorisant une luminosité
construire un immeuble en verre à Berlin, et Le Cor- beaucoup plus diffuse) en guise de paroi verticale est
busier mène des études sur les parois de verre pour une véritable prouesse technique quant à son aspect
l’immeuble de l’Armée du Salut à Paris (1929-1933). industriel et son système constructif.

En 1928, Pierre Chareau (1883-1950) réalise la Maison


de verre, du docteur Dalsace, un prototype d’une
habitation en acier et en verre translucide, trop coû- Cette quête inextinguible de performances
teux à reproduire, mais dont la technique inspirera architecturales, et ce désir de transparence, utopies

ci-dessus: Pavillon de verre, Bruno Taut, 1914

34
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut, à gauche: Escalier du Pavillon de verre, Bruno Taut, 1914 ARCHIVES SAINT-GOBAIN

en haut, à droit : Ludiwig Mies van der Roher


Maquette d’un gratte-ciel en acier et verre, Berlin, 1921

en bas: Maison de verre, Pierre Chareau, 1928


35
3.l’âge du verre: entre innovation et utopie

d’homme idéal caressées au début du siècle, sont


rendus possible grâce à l’expansion de l’industrie ver-
rière à laquelle l’entreprise Saint-Gobain contribue.
Toutefois, avec l’évolution sociale du verre plat, ces
expérimentations utopiques, à l’image de la maison
de Pierre Chareau pour le docteur Dalsace, ne peu-
vent être reproductibles.

Afin de répondre à un marché, qui n’a de cesse d’évol-


uer, l’esthétisme va peu à peu être délaissé au profit
d’une production industrielle. Inéluctablement, nous
allons assister à une uniformisation architecturale, et
à une exploitation outrancière du verre plat, qui vont
dénuer ce matériau de tout caractère et de tout in-
térêt.

ci-dessus: Immeuble de l’Armée du Salut à Paris

36
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité
38
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

LE VERRE PLAT,
un compromis entre
artisanat et
industrie

39
1.l’uniformisation du verre plat

40
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

« Cet effroyable déploiement le traumatisme de cette effroyable expérience per-


de la technique plongea les dure dans l’esprit des architectes modernes qui ont
le souci de faire table rase des traditions, et prennent
hommes dans une pauvreté appui sur ces évolutions technologiques.
tout à fait nouvelle. » Avec la production mécanisée, commence une nou-
velle histoire de l’environnement humain, écrite par
Walter Benjamin, les industriels et non plus uniquement les artisans et
Expérience et pauvreté, 1933 les artistes. D’une part, l’industrialisation a rendu ser-
vice à l’humanité en proposant aux foyers moyens et
en diffusant des produits utiles à bas prix, tout en sac-
rifiant le côté humain qui est censé illuminer les objets
L’UNIFORMISATION DU VERRE PLAT du quotidien.

En ce sens, les pensées de Walter Benjamin rejoign-


Comme le souligne le philosophe allemand ent l’idéologie Mingei forgée par Soetsu Yanagi. Ainsi,
Walter Benjamin, dans son œuvre écrite en 1933, in- comme le décrivait ce dernier dans Artisan et Incon-
titulée Expérience et pauvreté, l’architecture de verre, nu, ces objets sont dénués de toute « sensibilité, de
dont la froideur et l’absence de pudeur évoquent la chaleur, de la convivialité et de la beauté. » Avant
pour lui la notion d’une « nouvelle pauvreté », devient cet ère-là, celle de la technique et de l’industrie mod-
la vitrine des progrès techniques, faisant fi de toute erne, « l’artisanat jaillissait du cœur et des mains de
approche liée à l’art. l’homme. » L’industrialisation et la mécanisation per-
mettent d’apporter « vitesse, puissance, uniformité
L’horizon du XXème siècle n’est plus celui de l’artisan- totale et précision », tandis que « la main de l’homme,
at, mais en revanche celui de l’innovation technique et contrairement à la machine, apporte créativité, adapt-
industrielle. Au sortir de la première guerre mondiale, abilité, liberté, hétérogénéité. »

41
1.l’uniformisation du verre plat

Le verre assouvit les désirs naissants des ar- Le processus consiste à verser du verre fondu,
chitectes de « matérialiser » la transparence. Cette débarrassé de toutes bulles gazeuses et homogénéisé,
profusion de verres plats qu’arborent ces nouvelles sur un lit complètement lisse d’étain de grande pureté
architectures transparentes, au cours du XXIème siè- en fusion.
cle est due à l’invention d’un procédé de fabrication Le verre, étant moins dense que l’étain, flotte sur le lit
révolutionnaire : le « float ». de métal et forme un ruban dont la capillarité (l’épais-
seur naturelle) est de 6 mm.
Inventé en 1952, par Sir Alastair Pilkington, le verre « L’épaisseur du verre et le parallélisme des faces peu-
float » ou verre flotté, en raison de son haut niveau de vent être maîtrisée grâce à des dispositifs annexes,
qualité, représente 80% des parts de marché dans l’in- permettant d’influencer la capillarité du verre, en l’ac-
dustrie du verre. Il existe à peu près 260 usines ou fab- célérant ou en la limitant. Le bain d’étain en fusion
riques de par le monde appliquant le procédé « float contribue au polissage de la face du verre, avec lequel
», ceci représentant une production globale d’environ celui-ci est en contact, tandis que l’autre face est polie
800 000 tonnes de verre par semaine. naturellement grâce à l’action du feu.
En sortant du four dans lequel le bain d’étain est con-
tenu, le verre est reconduit grâce à un système de
rouleaux dans un tunnel de recuisson, l’ « étenderie
», dans lequel il refroidit progressivement à 250°C afin
de le libérer de toutes contraintes internes, pouvant
nuire à son exploitation future.
Par la suite, le ruban de verre est découpé automa-
tiquement en plateaux de 6000 mm par 3210 mm,
puis manipulés à l’aide de ventouses afin d’être stocké
et expédiés à l’aide de véhicules spéciaux. Ce mode
de fabrication est actuellement le plus utilisé dans le
monde.

Avec l’apparition du procédé « float », nous


assistons à une banalisation du verre plat et à une uni-
formisation des architectures transparentes.

Comme le décrit James Carpenter, artiste américain


adepte du Light Art, dans un article pour « L’architec-
ture d’aujourd’hui n°342 », « Le verre contemporain
méconnaît trop souvent ce dynamisme du matériau,
le réduisant à n’être qu’une simple frontière inerte ou
qu’un panneau publicitaire statique. Le verre gagne-
rait à retrouver sa vitalité, tout l’éclat de sa lumière. »
La transparence de ce matériau suscite un intérêt

ci-dessus: Schéma du procédé “float”

42
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

stérile quant à son utilisation. Le verre est assidûment


relégué à son rôle abstrait de « frontière »; ses pro-
priétés fondamentales étant négligées.

La Fondation Cartier, signée Jean Nouvel en 1994,


est l’exemple même d’une application pauvre de ce
matériau, ne le résumant qu’à être un écran de verre
prolongeant la perspective du boulevard Raspail. Ce-
tte façade de verre, plate et uniforme, en reflétant son
environnement gomme partiellement l‘édifice, tout en
révélant son caractère froid et inhumain.

De surcroît, dans un certain nombre de constructions


contemporaines, les architectes rivalisent d’imagina-
tion afin de créer des systèmes structurels innovants et
complexes pour maintenir les pans de verre transpar-
ent entre eux. Ainsi, l’effet recherché est occulté par
la structure, le regard du spectateur étant attiré par
cette dernière. Dans d’autres cas, le verre n’est plus
qu’un support à vocation publicitaire, il fait office de
substrat et est destiné à recevoir différentes formes de
graphismes superflus. Le verre plat, devenu support
de publicité commerciale, est ainsi confiné au rôle
statique de panneau, et est exonéré de tout son po-
tentiel dynamique.

ci-dessus: La Fondation Cartier, Jean Nouvel, 1995

43
1.l’uniformisation du verre plat

Ce constat renvoie à une anecdote du soci- anecdote reflète donc le résultat d’une production
ologue américain, Richard Sennett, dans son livre Ce industrielle et d’une utilisation abusive du verre plat
que sait la main, paru en 2008, dans lequel il met en dans le domaine architectural.
exergue la nécessité de retourner à un savoir-faire de
l’artisan. Vers la fin du XVIIème siècle, dans la cam- Aujourd’hui, sur le marché, nous ne trouvons plus que
pagne anglaise, les briquetiers produisaient une cer- des vitres fabriquées selon le procédé du« float».
taine quantité de briques bon marché dont la couleur
rouge variait. Ces nuances dépendaient d’où l’argile
provenait, et des différentes pratiques de cuisson pro- Néanmoins, Saint-Gobain, leader dans l’in-
pres à chaque villageois. Utilisés dans la construction, dustrie verrière, et à l’origine de l’expansion du verre
ces différentes variations de rouge qu’offraient les bâ- plat, a su anticiper cette monotonie architecturale, en
timents, étaient comparées à une « crinière resplendis- conservant le patrimoine artisanal verrier avec le ra-
sante » ou à « une peau marbrée » par les contempo- chat de la verrerie de Saint-Just, qui demeure la seule
rains du XVIIIème siècle. fabrique en France à produire du verre plat soufflé à
la bouche. Ainsi, paradoxalement, l’imperfection des
Avec l’avènement de l’ère industrielle, il s’avérait év- vitres obtenues par les procédés plus traditionnels,
ident que les machines étaient capables d’imiter la à l’image de la technique dite « du manchon », va
main de l’artisan et de produire en quantité abondan- séduire peu à peu l’architecture contemporaine, et
te des briques, tout comme les villageois anglais. L’in- s’imposer comme une référence dans la rénovation
dustrialisation des briqueteries a contribué à l’unifor- (monuments historiques, hôtels particuliers) et dans le
misation des briques manufacturées dont la couleur domaine du luxe.
ne présentait plus aucune variation.
L’homogénéisation de ces briques, par l’ajout de
teintures minérales et dont la production connut une
croissance exponentielle ont contribué à l’appau-
vrissement esthétique des bâtiments anglais. Cette

ci-dessus: Quartier de la Défense, à Paris

44
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité
2.Une redécouverte d ‘un savoir-faire traditionnel: l’exemple de la verrerie de Saint-Just

« Contre les exigences de


la perfection, nous devons
affirmer notre propre in-
dividualité, qui donne un
caractère distinctif au
travail que nous accomplis-
sons. »

Richard Sennett,
Ce que sait la main.

Le verre produit artisanalement connaît un re-


gain d’intérêt avec la verrerie de Saint-Just. L’engoue-
ment pour ces produits nés de la main, et en l’occur-
rence de la bouche de l’homme, marque le déclin
d’une société trop conformiste ; la perfection étant
devenu synonyme d’ennui. Pour comprendre com-
ment cette verrerie va, petit à petit, s’ériger comme
étant une figure incontournable dans ce paysage in-
dustriel, nous allons dans un premier temps revenir à
ses origines.

46
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

Né par ordonnance royale de Charles X, en 1826, les « Verreries de la Loire » s’installent sur la commune de
Saint-Just-Saint-Rambert, près de Saint-Étienne, dans l’actuel département de la Loire.
À l’origine, la verrerie produit des bouteilles et des flacons de verre en faisant fondre le sable de la Loire
avec le charbon des mines voisines. À partir de 1865, Mathias André Pelletier, maître verrier et propriétaire de la
verrerie, combine l’art du verre soufflé de France avec les savoir-faire de Suisse et de Bohème, et spécialise celle-ci
dans le verre de couleur soufflé à la bouche. Au travers de ses recherches, il ressuscite la splendeur et la singularité
des rouges et bleus des vitraux du Moyen-Âge, tout en créant une gamme de couleurs qui composent la collection
la plus complète et la plus unique au monde.
Dès 1921, la Compagnie de Saint-Gobain va prendre part au capital de la Verrerie de Saint-Just, et va dével-
opper et consolider ses capacités de production, tout en préservant le savoir-faire unique de l’art du verre soufflé.
En 1948, Saint-Gobain porte sa participation à 50%, puis 100% en 1961, investissant dans de nouvelles
capacités de production. La préservation de ce savoir-faire unique reconnu internationalement reste une priorité
absolue.
Actuellement, il n’existe plus que trois verreries consacrées à ce procédé artisanal de fabrication ; les deux
autres étant situées en Allemagne et en Pologne.

ci-dessus: Verrerie de Saint-Just, dans les années 30: ouvrier étirant un manchon

47
2.Une redécouverte d ‘un savoir-faire traditionnel: l’exemple de la verrerie de Saint-Just

Ces verres précieux sont fabriqués selon la tech-


nique dite « du manchon ».

Le verre plat de Saint-Just voit le jour, de manière con-


tradictoire, sous la forme d’un cylindre, le « manchon
». Celui-ci naît entre les mains du « cueilleur » avant de
s’épanouir sous le souffle du « souffleur » et d’éclore
sous le regard de l’ « étendeur ».

À l’aide d’une canne creuse, le cueilleur prélève le


verre fondu à plusieurs reprises (de trois à quatre fois)
pour en former une boule en fusion que l’on appelle la
« paraison ». (1) Si bariolé le verre doit être, la paraison
sera mélangée avec des émaux d’oxydes métalliques.

Afin de créer un vide à l’intérieur de la boule de verre


en fusion et éviter de boucher la canne, le cueilleur
souffle, et transmet par la suite le relais au souffleurDa-
ns un mouvement de balancier, celui-ci va à son tour
souffler au-dessus d’une fosse, laissant le manchon se
former peu à peu, jusqu’à celui-ci puisse atteindre en-
viron un mètre de hauteur. (2)

Déposé ensuite sur une structure de bois, le cylindre


est séparé de la canne, avant d’être coupé dans le
sens de la longueur par le fendeur (3). (1)

(2) (3)

48
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

(4)

Là où il y aura le plus de défauts, le fendeur coupe de La Verrerie de Saint-Just, labellisée « Entre-


manière à avoir les résidus sur les extrémités du verre prise du patrimoine vivant », est devenue, en Europe
plat en devenir. et outre-Atlantique, le fournisseur de référence des
verres et des vitraux des bâtiments anciens (et pour
Intervient, ensuite, l’étendeur, qui accompagnera le certains cas, modernes) dans le domaine de la restau-
manchon, recuit à 600°C, dans son aplanissement, au ration d’art.
moyen d’une canne en bois de peuplier (pour ne pas
rayer le verre). (4) Le château de Versailles a ainsi vu ses vitres restaurées
avec des verres provenant de cette verrerie, après la
Le verre plat est enfin équarri avant d’être emballé. Du tempête de 1999, tout comme la Maison Blanche ou
verre bullé, à l’effet cordelé, en passant par le verre encore le bâtiment du siège des Nations unies ont pu
craquelé, la « matériauthèque » de Saint-Just ne cesse en bénéficier. La basilique de Yamoussoukro, en Côte
de croître. d’Ivoire, ou bien l’École Française d’Extrême-Orient,
au Japon, sont d’autres exemples de bâtiment inter-
nationaux, arborant les productions artisanales de ce-
tte verrerie.
Cette dernière a également pris part à l’élaboration
des vitraux de Matisse, Chagall, Rouault, Miró Fernand
Léger.

En jouant avec la lumière et la transparence, la couleur


et la texture, le mouvement et l’espace, le verre unique
de Saint-Just propose une relecture, un langage neuf
au design et à l’architecture contemporaine. Allié du
temps, conjuguant la tradition la plus pure à la moder-

49
2.Une redécouverte d ‘un savoir-faire traditionnel: l’exemple de la verrerie de Saint-Just

nité la plus audacieuse, celui-ci commence à s’établir


au sein des espaces intérieurs ; son utilisation ne se
limitant plus à la restauration, ou à la conception de
vitraux.

Cette percée remarquable dans l’architecture d’in-


térieur des espaces luxueux et de lieux d’exception
s’effectue notamment grâce à Philippe Starck qui, en
2007, habille le showroom de Baccarat avec du verre
Saint-Just.
Désormais, à la demande de designer et d’architect-
es d’intérieur en France et à l’étranger, la Verrerie
de Saint-Just conçoit de nouvelles gammes de pro-
duits plus contemporains, alliant le verre soufflé à des
émaux aux couleurs exceptionnelles.

Ces nouvelles créations que l’on peut qualifier de


verres haute-couture et sur mesure, rehaussent de
nombreux intérieurs privés ou publics à l’instar de la
boutique Louis Vuitton à Shanghai, conçu par Peter
Marino, ou bien l’Ambassade de France à Tokyo. Ainsi,
le retrouve-t-on également, lors de la cinquième édi-
tion d’AD Intérieurs 2014 : Décors à vivre, présentée
au musée des Arts Décoratifs de Paris, au sein de
l’espace proposé, par Laurent Bourgeois et Caro-
line Sarkozy, mettant en avant le savoir-faire artisanal
français.

en haut: Showroom Baccarat, Philippe Starck, 2007


en bas: Basilique de Yamoussoukro, Côté d’Ivoire

50
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut: Ginzan Onsen Fujiya, Yamagata, Japon, 2008


Architecte: Kengo Kuma

en bas: AD Intérieurs 2014: Décors à vivre, Caroline Sarkozy et Laurent Bourgeois

51
2.Une redécouverte d ‘un savoir-faire traditionnel: l’exemple de la verrerie de Saint-Just

Le verre soufflé à la bouche, par La Verrerie de Saint-Just, danseuse de Saint-Gobain?


sa surface inégale et les aspérités présentes dans la
matière, acquiert une dimension charnelle, voire sen- Probablement. Alors que celle-ci ne représente qu’une
suelle, inexistante dans le verre plat tel que nous le branche discrète dans les activités de cette géante
connaissons. Cette matière organique, onirique, évo- multinationale, l’invention de ces verres, à la jonction
quant la surface de l’eau, interagit avec la luminosité de l’utile et du beau, favorise l’expansion d’un univ-
environnante afin d’offrir chaque jour au spectateur un ers créatif et d’un savoir-faire, encore peu connus du
ballet de lumières évanescent. Ces imperfections dis- grand public mais dont le succès futur ne saurait se
tillées offrent au spectateur une approche nettement démentir.
plus sensible à la lumière, non sans rappeler l’expéri-
ence transcendante à laquelle sommes-nous soumis
face aux « cives » des vitraux médiévaux. Cette relation ambigüe entre savoir-faire et
progrès n’est pas non plus étrangère aux maîtres verri-
Aujourd’hui, l’art traditionnel du verrier a glissé vers ers décorateurs sur verre, qui sans production industri-
une technologie poussée de fonctionnalité des vit- elle, ne pourrait exercer leur savoir-faire comme ils le
rages. Aussi, la Compagnie de Saint-Gobain com- font actuellement.
bine-t-elle ses solutions technologiques avec les qual-
ités plastiques du verre de Saint-Just. Alliant à la fois
sécurité, économies d’énergie et esthétisme, le verre
soufflé se retrouve feuilleté à la résine ou combiné à
du verre isolant Saint-Gobain Glassolutions dernier cri.
Ce double-vitrage innovant, associe du côté extérieur,
le verre artisanal et traditionnel au verre industriel
doué de capacités isolantes, qui lui, se trouve à l’in-
térieur. Les bâtiments anciens disposent, désormais,
de performances énergétiques comparables à celles
des architectures contemporaines.

ci-dessus: École Française d’Extrême-Orient, Kyoto, Japon, 2014


Architecte: Manuel Tardits, Mikan Gumi

52
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

« La culture de la machine mûrissant, l’artisan du XIXème


siècle apparut toujours moins comme un médiateur, et toujo-
urs plus comme un ennemi de la machine. Face à la rigoureuse
perfection de la machine, l’artisan devin désormais un em-
blème d’individualité humaine, et un emblème concrètement
composé de la valeur positive accordée aux variations, aux
lacunes et aux irrégularités du travail manuel. »

Richard Sennett,
Ce que sait la main.

ARTISANS DU VERRE PLAT: DE L’INDUSTRIEL AU ier, pratiquant cette discipline au XIXème siècle, réal-
FAIT-MAIN isait des vitraux, pratiquait la peinture sur verre, fabri-
quait du verre mousseline à chaud, façonnait du verre
à la roue ou le gravait par acide. Toutefois, cet artisan-
at se destine essentiellement à l’art du vitrail. Cette
Bien avant le développement de nouvelles techniques profession d’alors, se divise en deux classes: ceux qui
artisanales liées à la décoration sur verre plat, un atel- ne fabriquent que des vitraux, et ceux dont le vitrail

55
3.Artisans du verre plat: de l’industriel au fait-main

ne représente qu’une partie de leurs productions. En tionnalisme et les lignes droites, s’illustre par un rejet
1880 la France compte environ 208 Ateliers actifs de des matières nobles et naturelles à l’instar du bois et
peintres verriers dont un tiers sur Paris. Les autres sont du verre. Cette revendication de matériaux innovants
disséminés sur le reste du pays avec quelques concen- exprime l’intérêt grandissant des créatifs aux valeurs
trations sur Toulouse, Rouen et Lille. véhiculées par l’utopie technologique environnante,
ainsi qu’aux prouesses techniques modernes.
Comparativement, tout au long du XXème siècle, cet Avec l’essor des industries nouvelles, notamment de la
artisanat évolue et va se spécialiser dans trois branch- pétrochimie, s’ouvre l’ère des matériaux synthétiques.
es sectorielles qui représentent aujourd’hui les méti- Les plastiques, offrant des possibilités techniques et
ers de la décoration sur verre plat contemporain : le esthétiques encore inexploitées, imitent la transpar-
vitrail, la miroiterie d’art et la décoration sur verre. ence et les coloris qu’offrent le verre. Dès le début des
En ce qui concerne cette dernière catégorie, celle- années 1960 avec la volonté de produire des objets
ci va acquérir une certaine notoriété au début du nouveaux, les créateurs se tournent vers des matières
XXème siècle, grâce à René Lalique et ses parois de synthétiques et des technologies performantes.
verre sculptées (pour les portes de l’hôtel d’Albert Ier Cependant, à partir du premier choc pétrolier de
à Paris, les décorations des wagons-restaurants de 1973, le consommateur a commencé à tourner un re-
l’Orient-Express (1929), celles des salles à manger de gard accusateur sur la matière plastique. L’envahisse-
la première classe du paquebot Normandie (1936), ment des objets en plastiques, produits massivement,
ou encore les fontaines du rond-point des Champs- nous a amené à remettre en question la matière même
Élysées (en 1958, aujourd’hui démontées) ), avant de l’objet plutôt que son renouvellement et nos us-
de connaître un nouvel essor considérable dans la ages de consommation. De surcroît, contrairement au
seconde moitié du XXème siècle, notamment grâce verre, le plastique, en vieillissant, a tendance à jaunir,
à l’industrie verrière. Ce paradoxe soulève ainsi une et résiste difficilement aux conditions thermiques.
question essentielle dans l’établissement de l’artisan-
at « pariétal » : comment cette production industrielle En réponse à cela, à partir des années 1980, le de-
va-t-elle devenir le fer de lance de la décoration sur sign et l’architecture intérieure vont être marqués par
verre plat ? l’individualisme. Des mouvements, comme le groupe
de Memphis en Italie ou le post-industrialisme en An-
Voltaire, à l’adresse de ces confrères philosophes, af- gleterre, sont le reflet de cette remise en cause de la
firme que « la quête de perfection peut plonger les société et de ses modes de consommation, et se re-
êtres humains dans le chagrin plutôt que nourrir le tournent vers des créations en série limitée, voire des
progrès ». Toutefois, cette même quête de perfection, pièces uniques. De manière contestataire, le design
à l’origine d’un esthétisme stérile, va stimuler de nou- adopte, dès lors, les codes de l’art et de l’artisanat, et
velles manières de créer et d’exister. Contre toute at- un retour à des matériaux plus authentiques.
tente, deux facteurs liés à l’industrialisation vont jouer
un rôle primordial en faveur de l’artisanat lié au décor
sur verre, qui n’était encore qu’à ses balbutiements : la
fin de l’âge d’or des matières plastiques et l’invention
du procédé « float ».

Le verre, seul matériau, capable de répondre aux dé-


sirs de transparence des architectes et des designers,
connaît une baisse de régime avec l’apparition des
matières plastiques après la seconde guerre mondi-
ale.

Au cours de la période des Trente Glorieuses (1945-


1973), après le cataclysme de la guerre, le monde
connaît un redressement économique et un dévelop-
pement technologique, bouleversant les modes de
vie traditionnels et de consommation. Cette césure
brutale avec « le monde d’avant », incarné par le fonc-

56
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

C’est dans ce contexte que des ateliers d’art En choisissant d’emprunter des voies inédites
consacrés à la décoration sur verre plat vont naître, à pour travailler le verre, Bernard Pictet aiguise la curi-
l’instar des ateliers de Bernard Pictet en 1981, ou bien osité d’une clientèle de luxe, qui va s’enticher de ces
s’affirmer, comme celui de Gilles Chabrier. Avec l’in- créations « haute-couture ». Dès 1987, il effectue son
vention du procédé « float », la production industrielle premier chantier en collaboration avec des designers,
de verres plats va nourrir la créativité de ces ateliers, avant de conquérir le marché très haut de gamme, à
qui se servent du verre flotté comme point de départ. partir de 1994, avec le chantier sur le hall du siège de
Ces parois de verre, semblables les unes aux autres, Louis Vuitton. Parmi ses clients, des sièges sociaux
aux surfaces planes irréprochables, vont être mal- d’entreprise comme EDF, ou encore les boutiques
menées, à coup de gravure, de sablage, d’acidage, de Chanel, Guerlain et Christian Dior, et même Baccarat,
burinage, de bouchardage, de dorure ou d’argenture, sans oublier les nombreuses demandes de particuli-
entre autres, afin de créer des parois de verres uniques ers, et les chantiers navals pour les yachts. En 2010,
et sur mesure. son entreprise acquiert le label « Entreprise du patri-
moine vivant ».
La main de l’homme, au travers de techniques artisan-
ales anciennes et nouvelles, façonne ces verres plats, Ce magicien du verre s’applique à changer l’appar-
en créant des accidents, et en sculptant la lumière. ence de ces plaques de verre industrielles, afin de les
Ainsi, chaque verre « float » dont la transparence ordi- rendre décoratives, au travers de techniques comme
naire lasse, va subir une métamorphose qui va révéler l’éclaté au burin, dans laquelle son atelier excelle, ou
tout son potentiel enfoui. Dès lors, le fait-main fascine, encore la métallisation. Puisant son inspiration dans
puisqu’il propose des perspectives que l’industrie a l’univers de l’art et du design, il relève des défis tech-
longtemps essayé d’estomper. niques et esthétiques tout en conservant le caractère
Généralement perçu comme un matériau de pare- unique de ses créations qui vont contribuer à sa no-
ment ou de remplissage, ces artisans contemporains toriété.
ont pour ambition de prouver qu’il peut prétendre à
d’autres applications. Changer de point de vue sur la
matière, telle est leur préoccupation. Que ce soit en
guise de parements, de cloisons, de façade ou bien
encore de mobiliers, le verre ne doit plus disparaître
mais, au contraire, se révéler subtilement.

57
3.Artisans du verre plat: de l’industriel au fait-main

en bas, à gauche: Table basse, verre et ébène, réalisée par Bernard Pictet, et Ludwig&Dominique
en bas, à droit: AD Intérieurs 2013

58
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut: Boutique Chanel, rue Cambon, Paris, Peter Marino


en bas, à gauche: Yacht Quinta Essentia - Nakhimov Yack (Monaco Yacht Show Award 2011)
en bas, à droit: Yacht Eos

59
3.Artisans du verre plat: de l’industriel au fait-main

en haut: Gravure à main levée en forme d’ondes


en bas: Boutique Taschen à Los Angeles

60
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut, à gauche: Boutique Dior, Berverly Hills, Mural éclaté au burin, argenté
en haut, à droite: Détail mural boutique Dior, éclaté au burin
en bas: Tour Défense Europe, Architecte: Yogarassi

61
3.Artisans du verre plat: de l’industriel au fait-main

Gilles Chabrier, maître-verrier spécialisé dans ce dernier qui se considère comme un sculpteur, dans
les techniques à froid, principalement la gravure et le une démarche de recherches expérimentales.
sablage, reprend, en 1985, l’atelier familial (créée en
1928). Sa technique de gravure relève d’un savoir-faire Au travers de techniques traditionnelles, ces plas-
transmis de génération en génération, qu’il a su per- ticiens verriers déambulent au fil d’expérimentations
fectionner et en faire aujourd’hui sa signature. Dans dont ils se nourrissent. Ces approches du matériau
le respect de la tradition, il retravaille le verre en en- verre vont être au cœur de leurs démarches artis-
tamant la surface avec un abrasif, le corindon, projeté tiques, et vont leur permettre de s’approprier un sa-
à grande vitesse à l’aide d’air comprimé, afin d’y faire voir-faire qu’ils vont développer au fur et à mesure de
apparaître motifs et lumière. leurs explorations. Cette nouvelle forme de création, à
la croisée de l’art et de l’artisanat, s’axe non plus sur la
Délaissant la production de commande et de série au maîtrise d’une technique traditionnelle, mais sur l’ex-
profit de la décoration et de la création avec le verre « périmentation comme expérience.
float » comme matériau de base, sa démarche va s’in-
scrire à cheval entre l’art et l’artisanat. Celui-ci d’ail-
leurs ne cherche pas à prendre position, ni à se limiter
qu’à une seule étiquette ; Gilles Chabrier se définit à
la fois, comme étant, d’un côté, un artiste et de l’autre
un artisan.

Ces statuts d’artistes et d’artisans, évoqués


par Gilles Chabrier, sont également revendiqués par
d’autres créatifs qui s’inscrivent eux, à la différence de

ci-dessus: Gilles Chabrier et son équipe, travaillant sur un panneau de 2mx1,5m.


Ils enlèvent le papier de protection (censé protéger des attaques abrasives) en fonction des motifs du dessin collé par
dessus

62
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut, à gauche: Sablage puis argenture


en haut, à droite: Verre sablé
en bas, à gauche: Gilles Chabrier
en bas, à droite: Verre sablé d’après un bas de collant, puis poli

63
l’artisan,
au coeur de la recherche?
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

“ En recherche, on est par- De nos jours, un artiste est un individu qui, grâce à la
fois le maître , parfois maîtrise d’un art, d’un savoir, d’une technique, va créer
une œuvre suscitant une émotion, un sentiment, une
l’éléve. “ réflexion.

L’évolution de l’industrialisation, ayant favorisé la


Cedric Villani , mathématicien
monotonie du quotidien et épuisé l’être humain,
a contribué, paradoxalement, au développement
d’un savoir-faire traditionnel, et en l’occurrence, du
NÉO-ARTISANS: L’EXPÉRIMENTATION COMME
savoir-faire verrier et de la décoration sur verre. La
EXPÉRIENCE
redécouverte de techniques anciennes, et l’émer-
gence de nouvelles, permettent à l’homme, victime
du monotone et du massif, d’explorer et de retrouver
Avant toute chose, comment définissons-nous artisan
une esthétique hors du commun, plurielle et raffinée.
et un artiste aujourd’hui ?
Ainsi, comme l’évoque le comité Colbert, qui imagine
le luxe de demain dans son œuvre collective, Rêver
2074 – Une utopie du luxe français: “Cet artisanat ret-
D’après l’Union Nationale des Métiers d’Arts, un ar-
rouvé, rajeuni, rendu puissant, novateur, utopiste, uni-
tisan est « un professionnel dont le métier nécessite
versel, a rejoint l’art, et l’a même dépassé, car les arts
la maîtrise d’un savoir-faire, de techniques et d’outils
ont été compromis, depuis le XXe siècle, par la spécu-
traditionnels mais aussi innovants dans le but de créer,
lation et les bulles financières.”
transformer, restaurer ou conserver, seul ou en équi-
pe sous sa responsabilité, des objets d’art, utilitaires
Avec la mutation de la création artistique au profit
et décoratifs produits en pièce unique ou en petite
d’une technique, et ce, grâce au fait-main, la frontière
série.»

ci-dessus: “MOA MOA” - Sculpture de verre, Perrin & Perrin

67
1.Néo-artisans verriers: l’expérimentation comme expérience

entre art et artisanat s’amenuise. In fine, la maîtrise


d’une technique artisanale n’est-elle pas un art ? Et
l’art n’est-il pas une manière de découvrir de nou-
velles techniques ? Rappelons d’ailleurs, que le mot
technique, provenant du grec techné, traduit en latin
par ars, artis, signifie art. Avec cette nouvelle généra-
tion d’artisans-artistes, la technique retrouverait alors
sa signification première.

L’artisan se définit par la maîtrise d’une technique,


cette expérience qu’il acquiert en effectuant une gest-
uelle cérémoniale.
En revanche, ces « néo-artisans », à cheval entre art
et artisanat, privilégient l’expérimentation comme ex-
périence. Ces derniers, ainsi poussés par des velléités
artistiques, vont s’inscrire dans une démarche pure-
ment expérimentale. L’expérimentation se place
au cœur du processus de création, et devient le sa-
voir-faire de cette nouvelle génération d’artisans.
Cette plongée dans l’inconnu va ainsi nourrir cette
démarche empirique initiée par le couple Martine et
Jacki Perrin.

Passés maître dans l’art de varier les différents para-


mètres agissant sur la création, il y a dans la démarche
artistique de Perrin & Perrin, un côté artisanal, dont la
qualité de l’œuvre vient d’une maîtrise subtile de la
tonalité de la couleur.
À travers un procédé de création qu’ils ont mis au
point et dont ils maîtrisent maintenant la technique, le
build-in-glass, ce couple invente et réinvente la mat-
ière. En superposant à l’infini des plaques et de bri-
ques de verre, ils construisent un « mur », qu’ils vont
par la suite porté à un point de fusion.
De cette manière, ils partent à la recherche de terri-
toires encore inexploités du verre. Stimulés par cet in-
connu, ils explorent à la fois les possibilités techniques
et les qualités esthétiques de ce matériau, qui vont
par la suite pouvoir être applicables dans le domaine
architectural ou bien dans la création d’objets. Cette
approche, à la fois artistique et artisanale, les amène là
où d’autres entreprises industrielles ont échoué.

En témoignent les verres qu’ils ont créés pour le bar


du Royal Monceau agencé par Philippe Starck. En ef-
fet, la Compagnie de Saint-Gobain était chargée de
trouver une entreprise susceptible de pouvoir fab-
riquer des verres imitant la couleur du champagne.
Après avoir présenté plusieurs essais industriels non
concluants, la géante multinationale Saint-Gobain
s’est ainsi tournée vers le couple d’artistes-artisans

en haut: “Fantaisie”, sculpture Perrin et Perrin


en bas: “New-Town”, sculpture Perrin et Perrin

68
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut, à gauche: Jacki et Martine Perrin


en bas: “A”, sculpture en verre

69
1.Néo-artisans verriers: l’expérimentation comme expérience

Perrin & Perrin, afin d’inventer ce fameux verre. Cette différentes techniques artisanales, ses recherches
« victoire » de l’artisanat verrier sur l’industrie prouve aboutissent à des accidents, des essais et des inexacti-
les qualités irréfutables du travail fait-main. tudes qui peuvent alimenter ainsi le secteur de la créa-
tion. Cette ligne fine, entre arts appliqués et beaux-
« Ces interventions artistiques sur des projets archi- arts, articule son processus de recherche, qui définit
tecturaux », comme l’évoquent Jacki et Martine, sont cette artiste comme un néo-artisan du verre.
le fruit de recherches, de déambulations, de chem- Ainsi, l’une de ses créations, la mousse de verre, dont
inements autour du verre, au travers de techniques le secret de fabrication réside dans la maîtrise d’une
traditionnelles qu’ils ont su faire évoluer. Leur art ne cuisson afin d’empêcher les gaz de s’échapper, pour-
correspond pas à la maîtrise d’une technique, mais à rait éventuellement devenir un matériau applicable
la découverte et à la maîtrise d’un matériau indomp- dans le domaine de l’architecture et du design.
table.

Cette recherche expérimentale est aussi au cœur du


travail de Damien François qui s’inscrit dans la lignée
du couple Perrin & Perrin. Sa démarche artistique con-
temporaine s’oriente principalement sur l’expérimen-
tation du matériau verre dont l’exploration offre de
multiples possibilités d’exploitations futures.
En confrontant diverses traditions de travail du verre,

ci-dessus et ci-contre: Mousse de verre, Damien François

70
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

Ces expérimentations artistiques et artisan-


ales fascinent, et ce, en raison, des accidents et des
imperfections rencontrés en cours : un nouveau matér-
iau, un nouvel effet de matière, une nouvelle manière
de travailler le verre ? Autant de voies d’exploitations
possibles qui vont nous permettre d’aboutir à de nou-
velles applications futures, dans quelque domaine que
ce soit. Ces découvertes techniques et esthétiques,
au final, n’ont-elles pas toujours été à l’origine d’un
développement industriel ?

Car, dans un monde où il faut affirmer à la fois des


valeurs de partage et l’importance vitale de l’émotion
esthétique pour chacun, l’artisanat n’est-il pas devenu
un laboratoire de recherches pour l’industrie ?

71
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

« NOVENTIQUE, adjectif et manières de traiter la matière, ou même de nouveaux


nom masculin. matériaux, à l’image des ateliers de Bernard Pictet, ou
des néo-artisans comme Perrin et Perrin.
Ce mot est formé sur le rad-
ical nov- de innover et de Reconnu dans le monde du luxe pour la création de
produits verriers artisanaux très sophistiqués, et à
nouveau, et sur la finale forte présence décorative, les ateliers de Bernard Pic-
de l’adjectif authentique. tet se distinguent également par la diversité de ses
recherches. Ces ateliers correspondent donc à un lab-
Ce mot transmet […] l’idée oratoire où Bernard Pictet expérimente, et créé conti-
d’une association intime nuellement de nouveaux effets de matières, parfois en
collaboration avec les designers ou clients.
entre l’innovation, la nou-
veauté, d’une part, et, de Ainsi, dernièrement, avons-nous pu observer, l’appa-
rition d’un verre « vivant », notamment à l’exposition
l’autre, l’authenticité, AD Intérieurs 2014, au sein de l’espace aménagé par
fondée sur une tradition de l’agence d’architecture Bismut & Bismut. Ce verre
cinétique (inspiré de l’art cinétique des années 70) est
savoir-faire hérité et sans le résultat d’une superposition de panneaux en verre
cesse amélioré. » de couleur dont certains cercles aléatoires découvrent
la texture et la couleur de l’élément suivant, en fonc-
L’œuvre collective du comité Colbert, tion du point de vue du spectateur. Une impression
Rêver 2074 – Une utopie du luxe de mouvement, de vibration de la surface engendre
français une illusion d’optique au sein du verre, en fonction de
l’angle sous lequel on l’observe.

L’ARTISANAT, LABORATOIRE DE RECHERCHES Dans la continuité de son travail sur le verre vivant,
POUR L’INDUSTRIE? Bernard Pictet a également exploré les interactions
possibles entre le verre et l’image en collaboration
avec le VIDE, une agence et laboratoire du « Design
Virtuel » créés par Philippe Schiepan. En ajustant la
Après avoir été longtemps mis à l’écart par semi-transparence du verre, les ateliers réalisent des
le phénomène d’industrialisation, celui-ci doit con- éléments verriers décoratifs donnant l’impression que
server une longueur d’avance en conciliant les notions l’image évolue librement dans le verre. L’écran devient
de patrimoine et d’avant-garde. Dans une société en une cloison dont l’esthétique s’adapte au contenu
perpétuelle mutation, si celui-ci, veut subsister, il doit audiovisuel et à son environnement architectural.
s’adapter et innover pour survivre (fondement du dar- Dans le même esprit, les ateliers de Bernard Pictet ont
winisme social), comme le soutenait déjà Jean Paquet, exploré les possibilités qu’offre la projection d’imag-
ancien président de l’Assemblée Permanente des es grâce à un traitement breveté, en dosant la trans-
Chambres de métiers, dans les années 80 : «Il faut que parence du verre et donner toute forme ou intensité
les artisans accèdent aux nouvelles technologies […] à l’image projeté sur une plaque de verre. De même
L’innovation est la clé du renouveau artisanal. » pour le verre optique. Bernard Pictet s’intéresse à des
effets décoratifs et spectaculaires, que peuvent don-
L’irruption de la technologie, que nous connaissons ner les lentilles et les hologrammes optiques.
actuellement, ne doit en rien entraver le savoir-faire
propre à l’artisan, mais accompagner celui-ci dans
une quête de constante évolution, et la recherche
d’un esthétisme émotionnel. En s’appropriant les in- Ces recherches constantes d’innovation au sein de
novations technologiques, les entreprises artisanales ces laboratoires artisanaux sont autant de territoires
verront émerger des processus créatifs différents, tout d’explorations qui peuvent susciter l’intérêt de l’in-
en restant dans le respect de la tradition. Ainsi dével- dustrie du verre. En témoignent le procédé de la
opperont-elles de nouvelles techniques, de nouvelles sérigraphie et l’impression numérique sur verre. Ces

73
2.L’artisanat, laboratoire de recherches pour l’industrie?

nouveaux procédés industriels, inspirés des procédés est l’exemple-même. Devenue danseuse de Saint-
artisanaux de décorations sur verre, sont une sim- Gobain, celle-ci lui permet de conquérir le marché de
plification et une vulgarisation du travail de l’artisan la restauration de monuments, de vitraux, d’œuvres
par les machines. Ces techniques, dépendantes des d’arts…
moyens technologiques, se retrouvent intégrées au En combinant ses prouesses technologiques avec un
sein de grands groupes industriels verriers à l’image savoir-faire artisanal, Saint-Gobain souhaite s’ouvrir de
de Saint-Gobain. Le « dynamisme technologique » nouvelles voies d’exploitations. Ainsi stimulée par les
auquel se confrontent ces entreprises artisanales ne expérimentations menées par les artisans, l’industrie
faciliterait-elle pas également la transmission de leurs verrière ne cessera de se renouveler.
savoir-faire à l’industrie du verre plat ?
La collaboration entre Guillaume Saalburg et l’entre-
prise Saint-Gobain prouve également cet intérêt gran-
dissant qu’a l’industrie verrière pour l’artisanat de la « Le plus grand dilemme au-
décoration sur verre. Grâce à sa compétence d’artisan
verrier, à ses connaissances sur la maîtrise du verre, les
quel est confronté l’arti-
besoins des architectes et de ses qualités esthétiques, san-craftsman moderne tient
Guillaume Saalburg a développé un procédé, jusque- à la machine. Est-ce un out-
là artisanal, pour produire industriellement des verres
dépolis à l’aspect sablé. il amical ou un ennemi qui
remplace le travail de la
La démarche créative initiée par Perrin & Perrin ou- main de l’homme ? »
vre également la voie à de nouvelles qualités esthé-
tiques et techniques encore explorées par le domaine Richard Sennett,
de l’industrie verrier. Ces dernières sont difficilement Ce que sait la main.
applicables à l’architecture puisqu’elles font preuve
d’une recherche approximative et chronophage.
Néanmoins, il leur arrive de concilier leur savoir-faire
dans le domaine de l’architecture ou du design. C’est
ainsi le cas pour les luminaires de l’Opéra de Pékin,
conçu par l’architecte Paul Andreu, en 2007. En raison
de la dimension du projet, ils ont dû s’adapter afin de
pouvoir combiner leur savoir-faire à des techniques de
conception beaucoup plus industrielles. Ce procédé
de production semi-industrielle, qu’ils ont établi spé-
cialement pour le luminaire du Grand Théâtre Nation-
ale de Chine, leur a permis de rapprocher leur pro-
cessus de création (une seule pièce) à une production
beaucoup plus étendue.

Ainsi, nous pouvons questionner le rôle de l’artisan


(traditionnel ou néo-artisan) vis-à-vis de l’industrie.
L’artisan est-il l’avenir de l’industrie ? Rappelons-nous
déjà, que de l’artisanat, s’est développé l’industrie
telle que nous la connaissons. Ces deux notions, à la
base que tout oppose, sont intrinsèquement liées.
Actuellement, l’industrie revient vers des techniques
plus traditionnelles afin de conquérir un marché qui
lui échappe, un marché à la recherche d’objets sur
mesure, d’objets suscitant une émotion de par ses
qualités esthétiques. La verrerie de Saint-Juste en

74
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

en haut: Luminaire de l’Opéra de Pékin, Perrin & Perrin en collaboration avec Paul Andreu
en bas: Verre cinétique présenté dans le salon de lecture conçu par les architectes Bismut & Bismut pour AD Intérieurs
2014: Décors à vivre.

75
SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

CONCLUSION Toutefois, un architecte comme Frank Gerhy capable


de bousculer les conventions architecturales, devraient
également collaborer avec des artisans. De telles réal-
isations, nécessitent de revendiquer les techniques
artisanales, de démontrer que l’homme est tout aussi
La paroi de verre a connu ainsi plusieurs évo- capable de réaliser des prouesses esthétiques aussi
lutions, de l’artisanat à l’industrie, et de l’industrie à emblématiques.
l’artisanat. Le verre plat a connu ses heures de gloire
avec l’expansion industrielle et l’invention du procédé Mettre en avant le savoir-faire traditionnel, le travail
« float » avant de tomber dans l’anonymat, à cause artisanal, l’objet qui naît sous la main de l’homme, et
d’une uniformisation de ce matériau. Toutefois, cette non l’imiter pour tenter de l’égaler, telle doit être la
industrialisation a conduit à la recherche de nouvelles démarche de l’industrie.
manières de susciter des émotions, notamment par
des artisans qui s’inscrivent dans une démarche artis-
tique.

L’expérimentation comme expérience, ce procédé de


recherche permet ainsi la découverte de nouvelles
manières d’exploiter le verre. De nouvelles voies peu-
vent ainsi être empruntées, autant par les industriels
que par les artisans. L’un étant un moteur de recherche
pour l’autre, et l’autre une manière de stimuler l’éner-
gie créatrice de l’artisan afin de le faire évoluer.

Toute cette recherche esthétique autour de la paroi


révèle également le manque d’intérêt de la part des
architectes d’exploiter les matières vivantes, à l’image
des verres plats soufflés à la bouche de Saint-Just, qui
dégagent une véritable émotion esthétique.
D’autant plus, lorsqu’une compagnie comme Saint-
Gobain, établit de nouveaux procédés, à la croisée de
l’artisanat et de la technologie, permettant l’applica-
tion de ces verres dans des domaines autres que la
restauration.

Ainsi, prenons pour exemple, l’architecture de Fonda-


tion Louis Vuitton, dédiée à l’art contemporain, réal-
isée par l’architecte américain Frank Gehry. Celle-ci se
compose de douze voiles de verres comportant 3600
panneaux de verre Saint-Gobain extra-clair « SGG Di-
amant » sérigraphiés (la surface totale de sa verrière
est de 13.500 m2), courbé au millimètre près. Chacune
des 3600 parois de verre, qui constituent la voile de
l’édifice, est différenciée par sa courbure et moulée sur
mesure ; chaque plaque de verre étant ainsi unique.
Les savoir-faire liés au verre plat ont ainsi été recon-
sidérés pour répondre aux exigences de courbure et
d’élancement. Un four a ainsi été conçu en exclusivité.
En conséquence, une trentaine de procédés ont ainsi
été brevetés, faisait de cette architecture, une vérita-
ble prouesse technologique, qui s’inscrit déjà dans les
réalisations emblématiques du XXIème siècle.

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SCULPTEURS DE LUMIÈRE La paroi de verre, entre tradition et modernité

BIBLIOGRAPHIE

Livres

HAMON Maurice, MATHIEU Caroline,


Saint-Gobain : 1665-1937 Une entreprise devant l'histoire,
Éditions Musée d’Orsay, Paris, 2006, 223 p.

HAMON Maurice,
Du soleil à la terre, histoire de Saint-Gobain,
Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1999, 269 p.

SENNETT Richard,
Ce que sait la main. La culture de l’artisanat,
Éditions Albin Michel, 2010, 410 p.

YANAGI Soetsu,
Artisan et inconnu, la beauté de l’esthétique japonaise
L’asiathèque, 1992, 168 p.

Articles de presse

Carpenter James, “La transparence, entre mémoire et rêve”


L’architecture d’aujourd’hui n°342, pp. 100-103

“De l’intégration du design dans l’industrie”,


INTRAMUROS n°41, pp. 32-35

Sources électroniques

PERRIN & PERRIN http://www.perrinetperrin.fr/

ATELIERS BERNARD PICTET http://www.bernardpictet.com

DAMIEN FRANÇOIS http://www.damienfrancois.com

Architectures de la transparence
http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=138#tocto1n2

Architecture et lumière
http://www.crdp-montpellier.fr/themadoc/Architecture/reperes2.htm

Une oeuvre collective du COMITÉ COLBERT,


Rêver 2074, une utopie du luxe français,
Livre électronique, Éditions Le Comité Colbert, 2014, 319 p.

Entretiens

Rencontre avec Gilles Chabrier, maître-verrier


Rencontre avec Jacki et Martine Perrin, artistes verrier
Rencontre avec Nolwenn Kerveillant, Directrice des ressources humaines de la
Verrerie de Saint-Just

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