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Revue française de sociologie

Genèse et structure du champ religieux


Pierre Bourdieu

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Bourdieu Pierre. Genèse et structure du champ religieux. In: Revue française de sociologie, 1971, 12-3. pp. 295-334;

doi : 10.2307/3320234

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1971_num_12_3_1994

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Abstract
Pierre Bourdieu : Historical and structural analysis of the sociology of religion.
Sociology of religion and more specifically of ideologies is governed by the opposition between a
certain tradition which considers religion as an instrument of communication and learning, i.e. as a
structured and structuring system, and another tradition which emphasizes the political function of
religious ideology. In fact, it is through its logical function of prescribing its structure to the mind, that
religion fulfils the political function of maintaining the eternity of structures, i.e. the absolute of the
relative and the legitimacy of the arbitrary and thus the domestication of the dominated.

Resumen
Pierre Bourdieu : Génesis y estructura del campo religioso.
Se halla dominada la sociología de la religión (y más generalmente la de las ideologies) por la
oposición entre la tradición que trata la religión como instrumento de communicación y de
conocimiento, es decir como sistema estructurado y estructurante, y la tradición que insiste en las
funciones póliticas de la ideologia religiosa. En realidad, es precisamente porque cumple una función
logica, imponiendo sus estructuras al pensamiento, que la religion desempeña el papel politico de
eternización de las estructuras, es decir de absolutización del relativo y de legitimación del arbitrario y,
con eso, de domesticación de los dominados.

Zusammenfassung
Pierre Bourdieu : Entstehung und Struktur des religiosen Gebietes.
Die Soziologie der Religion und — allgemein gesehen die Soziologie der Ideologien — wird beherrscht
vom Gegensatz einerseits zwischen der Tradition, die die Religion als ein Kommunikations — und
Wissensinstrument ansieht — das heisst, als ein strukturiertes und strukturierendes System — und
anderseits der Tradition, die die politischen Funktionen der religiosen Ideologie unter- streicht. In
Wirklichkeit erfüllt die Religion nur insofern eine politische Funktion der Verewigung der Strukturen —
das heisst die Absolutisierung des Relativen und die Legitimation des Willkurlichen und dadurch die
Zähmung der Beherrschten — als sie eine logische Funktion erfüllt, indem sie dem Denken ihre
Strukturen auferlegt.

резюме
Pierre Bourdieu : « Генеза и структура социологии религии ».
Социология религии (и вообще всех идеологий) подчинена противоречию между традицией
которая видит в религии средство сообщения и познания, т. е. структурной и структирующей
системы и традицией, которая ставит ударение на политические функции религиозной
идеологии. В действительности, это только когда религия исполняет свою логическую функцию
заставить живую мысль принять свои структуры, что она принимает на себя политические
функции увековечивания структур, делая абсолютным релативное, легальным арбитральное и
таким образом приручая господствуемых.
R. franç. Sociol., XII, 1971, 295-334

PIERRE BOURDIEU

Genèse et structure
du challlp religieux

« L'homme, disait Wilhelm von Humboldt, appréhende les objets


principalement - en fait, on pourrait dire exclusivement puisque ses
sentiments et ses actions dépendent de ses perceptions -, comme le lan­
gage les lui présente. Selon le même processus par lequel il dévide
le langage hors de son être propre, il s'enchevêtre lui-même en lui; et
chaque langage dessine un cercle magique autour du peuple auquel il
appartient, un cercle dont on ne peut sortir qu'en bondissant dans un
autre » (1). Cette théorie du langage comme mode de connaissance que
Cassirer a étendue à toutes les << formes symboliques» et, en particulier,
aux symboles du rite et du mythe, c'est-à-dire à la religion conçue
comme langage, s'applique aussi aux théories et, en particulier, aux
théories de la religion, comme instruments de construction des faits
scientifiques: tout se passe en effet comme si l'exclusion des questions
et des principes qui rendent possibles les autres constructions des faits
religieux faisait partie des conditions de possibilité implicites de chacune
des grandes théories de la religion (qui, on le verra, peuvent toutes
être situées par rapport à trois positions symbolisées par les noms de
Marx, Weber et Durkheim). Pour sortir de l'un ou l'autre des cercles
magiques sans tomber simplement dans un autre ou sans se condamner
à sauter indéfiniment de l'un à l'autre, bref, pour se donner le moyen
d'intégrer en un système cohérent, sans sacrifier à la compilation scolaire
où à l'amalgame éclectique, les apports des différentes théories partielles
et mutuellement exclusives (apports aussi indépassables, en l'état actuel,
que les antinomies qui les opposent), il faut tâcher de se situer au lieu
géométrique des différentes perspectives, c'est-à-dire au point d'où se
laissent apercevoir à la fois ce qui peut et ce qui ne peut pas être aperçu
à partir de chacun des points de vue.
Traitant la religion comme une langue, c'est-à-dire à la fois comme
un instrument de communication et comme un instrument de connais­
sance ou, plus précisément, comme un medium symbolique à la fois
structuré (donc justiciable d'une analyse structurale) et structurant, au

(1) HUMBOLDT (W. von). Einleitung zum Kawi-Werk, VI, 60, cité par E. Cassirer,
in « Sprache und Mythos >>, Studien der Bibliothek Warburg, Leipzig, VI, 1925,
reproduit in Wesen und Wirkung des Symbolbegriffs, Darmstadt, Wissenschaft­
liche Buchgesellschaft, 1965, p. 80.

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titre de condition de possibilité de cette forme primordiale du consensus


qu'est l'accord sur le sens des signes et sur le sens du monde qu'ils
permettent de construire, la première tradition procède de l'intention
objective ou consciente d'apporter une réponse scientifique au problème
kantien de la connaissance posé en sa forme la plus générale, celle-là
même que lui donne Cassirer dans sa tentative pour rétablir la fonction
que la langue, le mythe (ou la religion), l'art et la science remplissent
dans la construction des différents « domaines d'objectivité » (2). Cette
intention théorique est tout à fait explicite chez Durkheim qui, considé­
rant la sociologie de la religion comme une dimension de la sociologie
de la connaissance, entend dépasser l'opposition entre l'apriorisme et l'em­
pirisme et trouver dans une <<théorie sociologique de la connaissance» (3)
qui n'est autre chose qu'une sociologie des formes symboliques, le fonde­
ment «positif» et <<empirique» de l'apriorisme kantien (4). Il n'est
pas rare que la dette, pourtant mainte fois déclarée, du structuralisme
ethnologique à l'égard du durkheimisme passe inaperçue et les philosophes
peuvent même s'émerveiller de leur perspicacité lorsqu'ils découvrent la
survivance d'une problématique kantienne dans des travaux qui, comme
le chapitre de La Pensée sauvage consacré à << la logique des classifications
totémiques» (5), sont encore une réponse, sans doute incomparablement
plus élaborée, au problème durkheimien, donc kantien, des «formes
primitives de classification» (6). S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement
que les apports fondamentaux de l'école durkheimienne sont si puissam­
ment refoulés par les censures conjointes de la bienséance spiritualiste
et du bon ton intellectuel qu'ils ne peuvent apparaître dans la discussion

(2) CASSIRER (E.). Philosophie deT symbolischen Formen, Berlin, Bruno Cassirer,
1923-1929 (trad. à paraître aux Ed. de Minuit); « Structuralism in Modern Linguis­
tics », W oTd, I, (1945), pp. 99-120. Cassirer qui avait écrit, en 1922, un essai intitulé
« Die Begriffsform im mythischen Denken», (Studien der Bibliothek WaTburg, Leip­
zig, I, 1922), reprend à son compte les thèses fondamentales de l'Ecole durkheimienne
(«le caractère fondamentalement social du mythe est indiscutable » - An Essay on
Man, New York, Doubleday and Co, 1956, - 1 re éd., Yale University Press, 1944,
p. 107) et emploie le concept même de « forme de classification » comme un équiva­
lent de sa notion de « forme symbolique» (The Myth of the State, New York, Dou­
bleday and Co, 1955, 1 re éd., Yale University Press, 1946, p. 16).
(3) Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, p. 25. Dans la
suite de l'article les initiales F.E.V.R. feront référence à cet ouvrage.
(4) « Ainsi renouvelée, la théorie de la connaissance semble donc appelée à
réunir les avantages contraires des deux théories rivales, sans en avoir les incon­
vénients. Elle conserve tous les principes essentiels de l'apriorisme; mais en même
temps elle s'inspire de cet esprit de positivité auquel l'apriorisme s'efforçait de satis­
faire» (F.E.V.R., p. 27).
(5) LÉVI-STRAUSS (Cl.) La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, pp. 48-99; DURKHEIM
(E.) et MAuss (M.). « De quelques formes primitives de classification. Contribution
à l'étude des représentations collectives», i n MAuss (M.), ŒuvTes, Paris, Ed. de
Minuit, 1969, t. II, pp. 13-195.
(6) «Aussi suis-je particulièrement reconnaissant à M. Ricœur d'avoir souligné
la parenté qui pouvait exister entre mon entreprise et celle du kantisme. Il s'agit,
en somme, d'une transposition de la recherche kantienne au domaine ethnologique,
avec cette différence qu'au lieu d'utiliser l'introspection ou de réfléchir sur l'état
de la science dans la société particulière où le philosophe se trouve placé, on se
transporte aux limites : par la recherche de ce qu'il peut y avoir de commun entre
l'humanité qui nous apparaît plus éloignée, et la manière dont notre propre esprit
travaille; en essayant, donc, de dégager des propriétés fondamentales et contrai­
gnantes pour tout esprit, quel qu'il soit». Cl. LÉVI-STRAUSS. « Réponses à quelques
questions ». EspTit, (11), nov., 1963, pp. 628-653.

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distinguée que sous le travesti plus seyant de la linguistique saussurienne


(7); c'est aussi que la contribution la plus décisive de la science structu­
raliste consiste à fournir les instruments théoriques et méthodologiques
permettant de réaliser pratiquement l'intention de découvrir la logique
immanente du mythe ou du rite: bien qu'elle s'exprime déjà dans la
Philosophie der Mythologie de Schelling, défenseur d'une interprétation
«tautégorique» - par opposition à «allégorique» - du mythe, cette
intention serait sans doute restée à l'état de vœu pieux si, grâce au modèle
de la linguistique structurale , l'intérêt pour le mythe en tant que structure
structurée ne l'avait emporté sur l'intérêt pour le mythe en tant que
structure structurante, c'est-à-dire en tant que principe de structuration
du monde (ou «forme symbolique» , « forme primitive de classification»,
«mentalité»). Mais si l'on est toujours fondé à laisser de côté, au moins
à titre provisoire, la question des fonctions économiques et sociales des
systèmes mythiques, rituels ou religieux soumis à l'analyse, dans la mesure
où, appelant une interprétation «allégorique >>, elles font obstacle à
l'application de la méthode structurale, il reste que ce parti méthodologique
est de plus en plus stérile et dangereux à mesure que l'on s'éloigne des
productions symboliques des sociétés les moins différenciées o u des
productions symboliques les moins différenciées (comme la langue, ce
produit du travail anonyme et collectif des générations successives) des
sociétés divisées en classes (8). Du seul fait qu'elle ouvre un champ
illimité à une méthode qui a trouvé dans la phonologie et la <<mythologie»
ses applications les plus fécondes et les plus rigoureuses à la fois sans
s'interroger sur les conditions sociales de possibilité de ce privilège
méthodologique, la sémiologie traite implicitement tous les systèmes sym­
boliques comme de simples instruments de communication et de connais­
sance (postulat qui n'est légitime, en toute rigueur, que pour le niveau
phonologique de la langue) : aussi s'expose-t-elle à importer en tout
objet la théorie du consensus qui est impliquée dans le primat conféré
à la question du sens et que Durkheim énonce explicitement sous la
forme d'une théorie de la fonction d'intégration logique et sociale des
«représentations collectives » et, en particuler, des «formes de classifica­
tion» religieuses (9).
(7) Sur la relation entre Durkheim et Saussure, les deux pères fondateurs, iné­
galement reconnus, du structuralisme, voir W. DoROSZEWSKI, « Quelques remarques
sur les rapports de la sociologie et de la linguistique: E. Durkheim et F. de Saus­
sure», JouTnal de Psychologie, janv.-avril 1933, republié in CASSIRER et al., Essais
suT le langage, Paris, Ed. de Minuit, 1969, pp. 99-109.
(8) C'est dire que l'on est en droit de suspecter a pTioTi toutes les tentatives
pour appliquer aux produits de l'industrie culturelle ou aux œuvres d'art savant
des méthodes qui ne sont que la transposition plus ou moins mécanique de l'analyse
linguistique, en faisant abstraction et de la position des producteurs dans le
champ de production et des fonctions que remplissent ces objets symboliques pour
les producteurs et pour les différentes catégories de consommateurs.
(9) << Si donc, à chaque moment du temps, les hommes ne s'entendaient pas sur
ces idées essentielles, s'ils n'avaient pas une conception homogène du temps, de
l'espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les
intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle aban­
donner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s'abandonner elle-même.
Pour pouvoir vivre, elle n'a pas besoin seulement d'un suffisant conformisnw moTal;
il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer »
(F.E.V.R., p. 24, souligné par moi).

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Du fait que les systèmes symboliques tiennent leur structure, comme


on le voit à l'évidence dans le cas de la religion, de l'application systé­
matique d'un seul et même principe de division et qu'ils ne peuvent
organiser le monde naturel et social qu'en y découpant des classes antago­
nistes, du fait en un mot qu'ils engendrent le sens et le consensus sur le
sens par la logique de l'inclusion et de l'exclusion, ils sont prédisposés
par leur structure même à servir simultanément des fonctions d'inclusion
et d'exclusion, de sociation et de dissociation, d'intégration et de distinc­
tion : ces << fonctions sociales» (au sens durkheimien ou << structuro-fonc­
tionnaliste» du terme) tendent toujours davantage à se transformer en
fonctions politiques à mesure que la fonction logique de mise en ordre du
monde que le mythe remplissait de façon socialement indifférenciée en
opérant une diacrisis à la fois arbitraire et systématique dans l'univers
des choses se subordonne aux fonctions socialement différenciées de diffé­
renciation sociale et de légitimation des différences, c'est-à-dire à mesure
que les divisions qu'opère l'idéologie religieuse viennent recouvrir (au
double sens du terme) les divisions sociales en groupes ou classes concur­
rents ou antagonistes.
L'idée que les systèmes symboliques, religion, art ou même langue,
puissent parler de pouvoir et de politique, c'est-à-dire d'ordre encore,
mais en un tout autre sens, n'est pas moins étrangère à ceux qui font de
la sociologie des faits symboliques une dimension de la sociologie de
la connaissance que l'intérêt pour la structure de ces systèmes, pour leur
manière de parler de ce dont ils parlent - leur syntaxe -, plutôt que
pour ce dont ils parlent - leur thématique - à ceux qui en font une
dimension de la sociologie du pouvoir. Et il ne saurait en être autrement
parce que chàcune des théories ne peut appréhender l'aspect qu'elle appré­
hende qu'en surmontant l'obstacle épistémologique que constitue pour elle
l'équivalent dans l'ordre de la sociologie spontanée de l'aspect que cons­
truit la théorie complémentaire et opposée. Ainsi, l'apparence d'intelli­
gibilité que procuraient à trop bon compte toutes les interprétations
<<allégoriques» (ou externes) du mythe, qu'elles soient astronomiques,
météorologiques, psychologiques, psychanalytiques ou même sociologiques,
comme l'explication par des fonctions universelles mais vides, à la manière
de Malinowski, ou même par des fonctions sociales, a sans doute au moins
autant contribué à empêcher l'interprétation <<tautégorique» ou structu­
rale que l'impression d'incohérence et d'absurdité bien faite pour renfor­
cer la propension à ne voir dans ce discours en apparence arbitraire qu'une
manifestation de I'Urdummheit, de la « stupidité primitive», ou, au mieux,
une forme élémentaire de la spéculation philosophique, une << science
campagnarde », pour parler comme Platon; et tout se passe comme si
Lévi-Strauss n'avait pu le premier traverser le miroir des explications
« trop faciles», parce que naïvement projectives, qu'au prix d'un doute
radical, c'est-à-dire hyperbolique sur toute lecture externe, qui le porte
à rejeter jusqu'au principe même de la relation entre les structures
des systèmes symboliques et les structures sociales: «Les psychana­
lystes, ainsi que certains ethnologues, veulent substituer aux interpré­
tations cosmologiques et naturalistes d'autres interprétations, empruntées

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à la sociologie et à la psychologie. Mais alors les choses deviennent


trop faciles. Qu'un système mythologique fasse une place importante à
un certain personnage, disons une grand-mère malveillante, o n nous
expliquera que, dans telle société, les grands-mères ont une attitude
hostile envers leurs petits-enfants; la mythologie sera tenue pour un
reflet de la structure sociale et des rapports sociaux » (10) . Il n'est
pas moins évident qu'en posant d'emblée que les actions magiques ou
religieuses sont mondaines (diesseitig) dans leur principe et doivent
être accomplies « afin de vivre longuement » (11) , Max Weber s'interdit
d'appréhender le message religieux tel que le saisit Lévi-Strauss, c'est-à­
dire comme le produit d' << opérations intellectuelles » (par opposition à
<< affectives » ou pratiques) et de s'interroger sur les fonctions proprement
logiques et gnoséologiques de ce qu'il considère comme un ensemble quasi
systématique de réponses à des questions existentielles. Mais, du même
coup, il se donne le moyen de rattacher le contenu du discours mythique
(et même sa syntaxe) aux intérêts religieux de ceux qui le produisent,
qui le diffusent et qui le reçoivent, et, plus profondément, de construire
le système des croyances et des pratiques religieuses comme l'expression
plus ou moins transfigurée des stratégies des différents groupes de spécia­
listes placés en concurrence pour le monopole de la gestion des biens de
salut et des différentes classes intéressées à leurs services. C'est ici que
Max Weber, qui s'accorde avec Marx pour établir que la religion remplit
une fonction de conservation de l'ordre social en contribuant, pour parler
son langage même, à la « légitimation » du pouvoir des << dominants » et
à la << domestication des dominés », fournit le moyen d'échapper à l'alter­
native simpliste dont ses analyses les plus incertaines sont le produit,
c'est-à-dire à l'opposition entre l'illusion de l'autonomie absolue du dis­
cours mythique ou religieux et la théorie réductrice qui en fait le reflet
direct des structures sociales : mettant en pleine lumière ce que les deux
positions opposées et complémentaires ont en commun d'oublier, à savoir
le travail religieux que réalisent les producteurs et les porte-paroles
spécialisés, investis du pouvoir, institutionnel ou non, de répondre, par
un type déterminé de pratique ou de discours, à une catégorie particulière
des besoins propres à certains groupes sociaux, il trouve dans la genèse
historique d'un corps d'agents spécialisés le fondement de l'autonomie

(10) LÉVI- STRAUSS (Cl.) . Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 229. Les
textes admirables que Lévi-Strauss consacre au problème de l'efficacité symbolique
(op. cit., ch. IX et X, pp. 183-226) restent comme isolés dans l'œuvre, le plus
significatif pour notre propos étant le chapitre de Tristes Tropiques intitulé << La
leçon d'écriture » : « C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son
apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les
conditions d'existence de l'humanité; et que ces transformations dussent être sur­
tout de nature intellectuelle. (...) Il faut admettre que la fonction primaire de la
communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à
des fins désintéressées, en vue d'en tirer des satisfactions intellectuelles et esthé­
tiques, est un résultat secondaire si même il ne se réduit pas le plus souvent à un
moyen pour renforcer, dissimuler ou justifier l'autre » (Lévi-Strauss (Cl.) , Tristes
Tropiques, Paris, Plon, 1955, pp. 317-318, souligné par moi).
(11) « Afin que tout aille bien pour toi et que tu vives longtemps sur la terre »
(selon les termes de la promesse faite à ceux qui honorent leurs parents) (M.
WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, Cologne-Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 1964,
T. I, p. 317. Cité dans la suite de l'article par W. u. G.)

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relative que la tradition marxiste accorde, sans en tirer toutes les consé­
quences, à la religion (12), conduisant du même coup au cœur du système
de production de l'idéologie religieuse, c'est-à-dire au principe le plus
spécifique (mais non ultime) de l'alchimie idéologique par laquelle s'opère
la transfiguration des rapports sociaux en rapports surnaturels, donc ins­
crits dans la nature des choses et par là justifiés.
Arrivé à ce point, il suffit de reformuler la question durkheimienne des
«fonctions sociales» que la religion remplit pour le «corps social» dans
son ensemble sous la forme de la question des fonctions politiques que
la religion remplit, pour les différentes classes sociales d'une formation
sociale déterminée, en vertu de son efficacité proprement symbolique, pour
être conduit à la racine commune des deux traditions partielles et mutuel­
lement exclusives : si l'on prend au sérieux à la fois l'hypothèse durkhei­
mienne de la genèse sociale des schèmes de pensée, de perception, d'appré­
ciation et d'action et le fait de la division en classes, on est nécessairement
conduit à l'hypothèse qu'il existe une correspondance entre les structures
sociales (à proprement parler, les structures du pouvoir) et les structures
mentales, correspondance qui s'établit par l'intermédiaire de la structure
des systèmes symboliques, langue, religion, art, etc. ; ou, plus précisément,
que la religion contribue à l'imposition (dissimulée) des principes de
structuration de la perception et de la pensée du monde et en particulier
du monde social dans la mesure où elle impose un système de pratiques
et de représentations dont la structure, objectivement fondée sur un
principe de division politique, se présente comme la structure naturelle­
surnaturelle du cosmos.

l. Les progrès de la division du travail religieux


et le processus de m oralisation et de systématisation
des pratiques et des croyances religieuses

1.1. L'ensemble des transformations technologiques, économiques et


sociales qui sont corrélatives de la naissance et du développement des
villes, et en particulier des progrès de la division du travail et de l'appa-
(12) Bien que l'on puisse évidemment transposer au corps des spécialistes reli­
gieux ce que Engels écrit des juristes professionnels dans sa lettre à Conrad
Schmitdt du 27 octobre 1890 : « Il en va de même du droit : dès que la nouvelle
division du travail devient nécessaire et crée des juristes professionnels, s'ouvre
à son tour un domaine nouveau, autonome, qui, tout en étant dépendant d'une
façon générale de la production et du commerce, n'en possède pas moins, lui aussi,
une capacité particulière de réaction sur ces domaines. Dans un état moderne, il
faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale
et en soit l'expression, mais encore qu'il soit une expression systématique qui ne
s'inflige pas un propre démenti par ses contradictions internes. Et pour y réussir,
il reflète de moins en moins fidèlement les contradictions économiques. » Et Engels
décrit ensuite l'effet d'apriorisation qui résulte de l'illusion de l'autonomie absolue :
«le juriste s'imagine qu'il opère par proposition a priori alors que ce ne sont pour­
tant que des reflets économiques»; parlant de la philosophie, il note une des consé­
quences de la professionnalisation qui est de nature à renforcer, par un effet circu­
laire, l'illusion de l'autonomie absolue : « En tant que domaine déterminé de la
division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation
intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par ses prédécesseurs et dont elle
se sert comme point de départ. »

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Pierre Bourdieu

rition de la séparation du travail intellectuel et du travail matériel,


constituent la condition commune de deux processus qui ne peuvent
s'accomplir que dans une relation d'interdépendance et de renforcement
réciproque, soit la constitution d'un champ religieux relativement auto­
nome et le développement d'un besoin de <<moralisation» et de « systé­
matisation» des croyances et des pratiques religieuses.
L'apparition et le développement des grandes religions universelles
sont associés à l'apparition et au développement de la ville, l'opposition
entre la ville et la campagne marquant une coupure fondamentale dans
l'histoire de la religion en même temps qu'une des divisions religieuses
les plus importantes en toute société affectée par une telle opposition
morphologique. Ayant observé que « la grande division du travail matériel
et du travail intellectuel, c'est la séparation de la ville et de la campagne >>,
Marx écrivait dans L'Idéologie allemande : « La division du travail ne
devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère
une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment
la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la
conscience de la praxis existante, qu'elle représente réellement quelque
chose sans représenter quelque chose de réel [ ... ] . (Elle) devient capable
de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie
« pure», théologie, philosophie, morale, etc. » (13) . Il est à peine besoin
de rappeler les caractéristiques de la condition paysanne qui font obstacle
à la <<rationalisation» des pratiques et des croyances religieuses, soit,
entre autres traits, la subordination au monde naturel qui encourage
<< l'idolâtrie de la nature» (14), la structure temporelle du travail agricole,
activité saisonnière, intrinsèquement rebelle au calcul et à la rationali­
sation (15), la dispersion spatiale de la population rurale, qui rend difficiles
les échanges économiques et symboliques et, par là, la prise de conscience
des intérêts collectifs. Inversement, les transformations économiques et
sociales qui sont corrélatives de l'urbanisation, qu'il s'agisse du dévelop­
pement du commerce et surtout de l'artisanat, activités professionnelles
relativement indépendantes des aléas naturels et, du même coup, relati­
vement rationalisées ou rationalisables, ou du développement de l'indi­
vidualisme intellectuel et spirituel favorisé par le rassemblement d'indi­
vidus arrachés aux traditions enveloppantes des anciennes structures
sociales, ne peuvent que favoriser la « rationalisation» et la « moralisa­
tion» des besoins religieux. << L'existence économique de la bourgeoisie
repose, comme l'observe Weber, sur un travail plus continu (comparé au
caractère saisonnier du travail agricole) et plus rationnel (ou, du moins,
plus rationalisé sur le mode empirique) [ ... ]. Cela permet essentiellement
de prévoir et de �comprendre' la relation entre but, moyens et réussite
ou échec». A mesure que disparaît « la relation immédiate avec la réalité
plastique et vitale des puissances naturelles», « ces puissances, cessant
(13) MARX (K.) et ENGELS (F.) , L'idéologie allemande, Paris, Editions sociales,
1968, p. 60.
(14) MARX (K.) , Principes d'une critique de l'Economie politique, Paris, Gallimard,
T. II, p. 260. (Pléiade.)
(15) Cf. M. WEBER, W.u.G., p. 368 et II, p. 893 («le sort du paysan est étroitement
lié à la nature, fortement dépendant à l'égard des processus organiques et des
événements naturels et peu disponible, du point de vue économique, pour une
systématisation rationnelle ») ; K. MARx, Le Capital, II, 2e section, ch. VIlI, in K.
MARx, Œuvres, Paris, Gallimard, T. II, p. 655 (Pléiade) , (structure temporelle de
l'activité productive et impossibilité de prévoir) ; op. cit., III, 5 e section, ch. XIX,
p. 1273 (incertitude et contingences) .

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Revue française de socio logie

d'être immédiatement intelligibles, se transforment en problèmes» et « la


question rationaliste du 'sens' de l'existence» commence à se poser,
cependant que l'expérience religieuse s'épure et que les relations directes
avec le client introduisent des valeurs morales dans la religiosité de
l'artisan (16) . Mais le plus grand mérite de Max Weber est d'avoir montré
que c'est dans la mesure et dans la mesure seulement où elle favorise
le développement d'un corps de spécialistes de la gestion des biens de
salut que l'urbanisation (avec les transformations corrélatives) contribue
à la « rationalisation» et à la « moralisation» de la religion. « Les pro­
cessus d' 'intériorisation' et de 'rationalisation' des phénomènes religieux,
et en particulier l'introduction de critères et d'impératifs éthiques, la
transfiguration des dieux en puissances éthiques qui veulent et récom­
pensent le 'bien' et punissent le 'mal', de façon à sauvegarder aussi les
aspirations éthiques, et enfin le développement du sentiment du 'péché'
et le désir de 'rédemption', ce sont là autant de traits qui, en règle géné­
rale, ont progressé parallèlement au développement du travail industriel,
la plupart du temps en relation directe avec le développement de la
ville. Sans qu'il s'agisse pour autant d'une relation de dépendance uni­
voque : la rationalisation de la religion a sa normativité propre sur
laquelle les conditions économiques ne peuvent agir que comme 'lignes
de développement' (Entwicklungswege) et elle est liée surtout au déve­
loppement d'un corps spécifiquement sacerdotal» (17) . Si la religion de
Jahveh a subi une évolution « éthico-rationnelle» dans une Palestine
qui, malgré ses grands centres culturels, n'a jamais connu un développe­
ment urbain et industriel comparable à celui de l'Egypte et de la Méso­
potamie, c'est que, à la différence de la polis méditerranéenne qui n'a
jamais produit de religion rationalisée en raison de l'influence d'Homère
et surtout de l'absence de corps sacerdotal hiérocratiquement organisé
et spécialement préparé à sa fonction, l'Ancienne Palestine disposait d'un
clergé citadin. Mais, plus précisément, si l e culte de Jahveh a pu triompher
des tendances au syncrétisme, c'est que la conjonction des intérêts des
prêtres citadins et des intérêts religieux d'un type nouveau que l'urbani­
sation suscite chez les laïcs a surmonté les obstacles qui s'opposent com­
munément au progrès vers le monothéisme, soit d'une part « les puis­
sants intérêts idéaux et matériels du clergé, intéressé au culte des dieux
particuliers», donc hostiles au processus de « concentration» qui fait
disparaître les petites entreprises de salut et, d'autre part, << les intérêts
religieux des laïcs pour un objet religieux proche, susceptible d'être
influencé magiquement» (18) : les conditions politiques devenant de plus
en plus difficiles, les Juifs qui ne pouvaient plus attendre que de leur
conformité aux commandements divins une amélioration future de leur
sort, vinrent à juger peu satisfaisantes les différentes formes tradition­
nelles de culte et, particulièrement, les oracles aux réponses ambiguës
et énigmatiques, en sorte que le besoin se fit sentir de méthodes plus
rationnelles pour connaître la volonté divine et de prêtres capables de les
pratiquer; dans ce cas, le conflit entre cette demande collective, - qui
coïncidait en fait avec l'intérêt objectif des Lévites, puisqu'elle tendait
à exclure tous les cultes concurrents -, et les intérêts particuliers des
prêtres des nombreux sanctuaires privés trouva dans l'organisation cen­
tralisée et hiérarchisée de la prêtrise une solution de nature à préserver
(16) W.u.G., II, p. 893.
(17) W.u.G., II, p. 894.
(18) W.u.G., p. 332.

302
Pierre Bourdieu

les droits de tous les prêtres sans contredire l'instauration d'un monopole
du culte de Jahveh à Jérusalem.

1.2. Le processus qui conduit à la constitution d'instances spécifiquement


aménagées en vue de la production, de la reproduction ou de la diffusion
des biens religieux et l'évolution (relativement autonome par rapport aux
conditions économiques) du système de ces instances vers une structure
plus différenciée et plus complexe, i.e. vers un champ religieux relative­
ment autonome, s'accompagnent d'un processus de systématisation et de
moralisation des pratiques et des représentations religieuses qui conduit
du mythe comme (quasi) système objectivement systématique à l'idéologie
religieuse comme (quasi) système expressément systématisé et, parallèle­
ment, du tabou et de la contamination magique au péché ou du mana,
du << numineux» et du Dieu punisseur, arbitraire et imprévisible, au
Dieu juste et bon, garant et protecteur de l'ordre de la nature et de la
société.
Extrêmement rare dans les sociétés primitives, le développement d'un
véritable monothéisme (par opposition à la «monolâtrie», qui n'est
qu'une forme de polythéisme), est lié, selon Paul Radin, à l'apparition
d'un corps de prêtres fortement organisé. C'est dire que le monothéisme,
totalement ignoré des sociétés dont l'économie repose sur la cueillette,
la pêche et / ou la chasse, ne se rencontre que dans les classes dominantes
des sociétés fondées sur une agriculture déjà développée et sur une divi­
sion en classes ( certaines sociétés de l'ouest africain, les Polynésiens,
les indiens Dakota et Win nebago) dans lesquelles les progrès de la divi­
sion du travail s'accompagnent d'une division corrélative de la division
du travail de domination et en particulier de la division du travail reli­
gieux (19). Tenter de comprendre ce processus de systématisation et
de moralisation comme l'effet direct et immédiat des transformations éco­
nomiques et sociales, ce serait ignorer que l'efficacité propre de ces
transformations s e limite à rendre possible, par une sorte de double néga­
tion, i.e. par la suppression des conditions économiques toutes négatives
du développement des mythes, la constitution progressive d'un champ reli­
gieux relativement autonome et, par là, l'action convergente (en dépit de
la concurrence qui les oppose) du corps sacerdotal (avec les intérêts maté­
riels et symboliques qui lui sont propres) et des << forces extra-sacer­
dotales», i.e. les exigences religieuses de certaines catégories de laïcs et
les révélations métaphysiques ou éthiques du prophète (20) .
Ainsi le processus de moralisation de notions comme a te, time, aidos,
phtonos, etc., qui se marque, fondamentalement, par << le transfert de la
notion de pureté de l'ordre magique à l'ordre moral», i.e. par la trans­
formation de la faute comme souillure (miasma) en << péché», n'est
complètement intelligible que si l'on prend en compte , outre les trans­
formations concomitantes des structures économiques et sociales, les
transformations de la structure des rapports de production symbolique
qui conduiront à la constitution d'un véritable champ intellectuel dans

(19) RADIN (P.) , Primitive Religion, its Nature and Origine, New York, Dover
Publications, 1957, 1 re éd. 1937.
(20) Cf. A. W. H. .ADKINS, Merit and Responsability, A Study in Greek Values,
Oxford, Clarendon Press, 1960, (particulièrement le chap. V) et surtout E. R. DoDDS,
The Greeks and the Irrational, Boston , Beacon Press, 1957, i re éd., 1951.

303
Revue française de sociologie

!'Athènes du v" siècle. La prêtrise a partie liée avec la rationalisation


de la religion : elle trouve le principe de sa légitimité dans une théo­
logie érigée en dogme dont elle garantit en retour la validité et la
perpétuation. Le travail d'exégèse qui lui est imposé par la confrontation
ou l'affrontement de traditions mythico-rituelles différentes, dès lors
juxtaposées dans le même espace urbain, ou par la nécessité de conférer
à des rites ou des mythes devenus obscurs un sens mieux accordé aux
normes éthiques et à la vision du monde des destinataires de leur prédi­
cation et aussi à ses valeurs et à ses intérêts propres de groupe lettré,
tend à substituer à la systématicité obj ective des mythologies la cohé­
rence intentionnelle des théologies, voire des philosophies, préparant par
là la transformation de l'analogie syncrétique qui est au fondement de
la pensée magico-mythique en analogie rationnelle et consciente de ses
principes ou même en syllogisme (21) . L'autonomie du champ religieux
s'affirme dans la tendance des spécialistes à s'enfermer dans la référence
autarcique au savoir religieux déjà accumulé et dans l'ésotérisme d'une
production quasi cumulative, d'abord destinée aux producteurs (22) : de
là le goût typiquement sacerdotal pour l'imitation transfiguratrice et l'in­
fidélité déconcertante, la polyonymie délibérée et l'ambiguïté recherchée,
l'équivoque ou l'obscurité méthodique et la métaphore systématique,
bref tous ces jeux avec les mots qui se retrouvent dans toutes les tradi ­
tions lettrées et dont on peut trouver le principe, avec Jean Bollack,
dans l'allégorie, entendue comme l'art de penser autre chose sous les
mêmes mots, de dire autre chose avec les mêmes mots ou de dire autre­
ment les mêmes choses ( << donner un sens plus pur aux mots de la
tribu») (23) .
1.3. En tant qu'elle est l'aboutissement de la monopolisation de la
gestion des biens de salut par un corps de spécialistes religieux, sociale­
ment reconnus comme les détenteurs exclusifs de la compétence spéci­
fique qui est nécessaire à la production ou à la reproduction d'un corpus
délibérément organisé de savoirs secrets (donc rares) , la constitution d'un
champ religieux est corrélative de la dépossession objective de ceux qui
en sont exclus et qui se trouvent constitués par là même en tant que
laïcs (ou profanes, au double sens du terme) dépossédés du capital reli-

(21) Cf. W.u.G., p. 323.


(22) Si marquée que puisse être la coupure entre les spécialistes et les profanes,
le champ religieux se distingue du champ intellectuel proprement dit en ce qu'il
ne peut j amais se consacrer totalement et exclusivement à une production ésotérique,
i.e . destinée aux seuls producteurs, et qu'il doit toujours sacrifier aux exigences
des laïcs. « L'aède connaît aussi la langue des dieux 'qui sont touj ours', il en révèle
quelques termes, mais il est obligé de traduire pour les hommes qui l'écoutent et
de se conformer à l'usage » (BoLLACK (J.) , Empédocle, I. Introduction à l'ancienne
physique, Paris, Ed. de Minuit, 1965, p. 286) .
(23) I l faut lire tout le chapitre intitulé « La transposition >> (op. cit. pp. 277-310)
où Jean Bollack dégage les principes de l'interprétation et de la réinterprétation
qu'Empédocle fait subir aux textes homériques et qui pourraient caractériser sans
doute le rapport que toute tradition lettrée entretient avec son héritage : « C'est
dans la variation que se manifestait le mieux et le plu� visiblement le pouvoir
qu'on avait sur la langue >> (p. 284) . « Du jeu de lettres j usqu'au réemploi complexe
de groupe s entiers, la création verbale s'appuie d'abord sur les éléments de la
mémoire <. .. ) . La variation est d'autant plus savante qu'elle est plus infime et qu'elle
laisse apparaître le texte imité » (p. 285) . Sur la fonction de « l'étymologie sacrée »
et du « j eu de mots » et sur la recherche d'un mode d'expression « polyphonique »
chez les scribes égyptiens, on pourra aussi consulter l'ouvrage de Serge SAUNERON,
Les prêtres de l'ancienne Egypte (Paris, Seuil, 1957, pp. 123-133) .

304
Pierre Bourdieu

gieux (comme travail symbolique accumulé) et reconnaissant la légiti­


mité de cette dépossession du seul fait qu'ils la méconnaissent comme telle.
La dépossession objective ne désigne rien d'autre que la relation
objective qu'entretiennent avec le nouveau type de biens de salut né de
la dissociation du travail matériel et du travail symbolique et des progrès
de la division du travail religieux les groupes ou classes occupant une
position inférieure dans la structure de la distribution des biens religieux,
structure qui se superpose elle-même à la structure de la distribution
des instruments de production religieuse, i.e. de la compétence ou,
pour parler comme Max Weber, de la « qualification» religieuse. On
voit que la dépossession objective n'implique pas nécessairement une
<< paupérisation» religieuse, i.e. un processus visant à accumuler et à
concentrer entre les mains d'un groupe particulier un capital religieux
jusque-là plus également distribué entre tous les membres de la
société (24). Toutefois, s'il est vrai que ce capital peut se perpétuer
inaltéré, tant dans son contenu que dans sa distribution, tout en se
trouvant objectivement dévalué dans et par la relation qui l'unit aux
formes nouvelles de capital, il reste que cette dévaluation est de nature
à entraîner, plus ou moins rapidement, le dépérissement du capital
traditionnel et, par là, la « paupérisation» religieuse et la séparation
symbolique, qu'exprime et renforce le secret, du savoir sacré et de l'igno­
rance profane.

1.3.1. Les différentes formations sociales peuvent être distribuées, en


fonction de degré de développement et de différenciation de leur appa­
reil religieux, i.e. des instances objectivement mandatées pour assurer la
production, la reproduction, la conservation et la diffusion des biens
religieux, selon leur distance par rapport à deux pôles extrêmes, l'auto­
consommation religieuse d'une part et la monopolisation complète de la
production religieuse par des spécialistes d'autre part.

1.3.1.1. A ces deux types extrêmes de structure de la distribution


du capital religieux correspondent : a) des types opposés de rapports
objectifs (et vécus) aux biens religieux et, en particulier, de compétence
religieuse, soit d'un côté la maîtrise pratique d'un ensemble de schèmes
de pensée et d'action objectivement systématiques, acquis à l'état impli­
cite par simple familiarisation, donc communs à tous les membres du
groupe, et mis en œuvre sur le mode préréflexif, et de l'autre la maî­
trise savante d'un corpus de normes et de savoirs explicites, explicite­
ment et délibérément systématisés par des spécialistes appartenant à
une institution socialement mandatée pour reproduire le capital religieux
par une action pédagogique expresse; b) des types nettement distincts de
systèmes symboliques, soit les mythes (ou systèmes mythico-rituels) et

(24) Durkheim définissait les catégories sociales de pensée comme « de savants


instruments de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgés au cours
des siècles et où ils ont accumulé le meilleur de leur capital intellectuel ». Et il
commentait en note: << C'est pourquoi il est légitime de comparer les catégories à
des outils; car l'outil, de son côté, est du capital matériel accumulé. D'ailleurs
entre les trois notions d'outil, de catégorie et d'institution, il y a une étroite pa­
renté. » (F.E. V.R., 4 ° éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p. 27 et
n ° 1, souligné par moi).

305
Revue française de sociologie

les idéologies religieuses (théogonies, cosmogonies, théologies) qui sont


le produit d'une réinterprétation lettrée, opérée par référence à de nou­
velles fonctions, fonctions internes d'une part, corrélatives de l'existence
du champ des agents religieux, fonctions externes d'autre part, comme
celles qui naissent de la constitution des Etats et du développement des
antagonismes de classe et qui donnent leur raison d'être aux grandes
religions à prétention universelle.
Le refus éthique de l'évolutionnisme et des idéologies racistes qui
en sont socialement solidaires sans en être le moins du monde insépa­
rables logiquement conduit certains ethnologues à !'ethnocentrisme inversé
qui consiste à prêter à toutes les sociétés, même les plus «primitives»,
des formes de capital culturel qui ne peuvent se constituer qu'à un niveau
déterminé du développement de la division du travail. Les couches
paysannes appellent cette autre forme de l'erreur primitiviste qu'est
l'erreur populiste: confondant la dépossession et la paupérisation, on
s'expose à traiter les bribes décontextualisées et réinterprétées de la
culture savante du passé comme les vestiges précieux d'une culture
originale (25). Pour échapper à ces erreurs, il suffit, comme le suggèrent
les analyses de Weber (qui semble inconnu des ethnologues), de rapporter
la structure du système des pratiques et des croyances religieuses à la
division du travail religieux. C'est ce que fait Durkheim, mais sans en
tirer aucune conséquence, parce que son objectif n'est pas là, lorsqu'il
entend distinguer des << religions primitives» les << religions complexes»
caractérisées par << le heurt des théologies, les variations des rituels, la
multiplicité des groupements, la diversité des individus» : << Que l'on
considère des religions comme celles de l'Egypte, de l'Inde ou de l'anti­
quité classique ! C'est un enchevêtrement touffu de cultes multiples,
variables avec les localités, avec les temples, avec les générations, les
dynasties, les invasions, etc. Les superstitions populaires y sont mê lées
aux dogmes les plus raffinés. Ni la pensée ni l'activité religieuse ne sont
également réparties dans la masse des fidèles; suivant les hommes, les
milieux, les circonstances, les croyances comme les rites sont ressentis d e
façons différentes. Ici, ce sont des prêtres, là, des moines, ailleurs des
laïcs; il y a des mystiques et des rationalistes, des théologiens et des
prophètes, etc. » (26). En fait, n est extrêmement rare que les ethno­
logues fournissent des informations systématiques sur l'univers complet
des agents religieux, sur leur recrutement et leur formation, leur position
et leur fonction dans la structure sociale; ils ne se posent que par
exception la question de la distribution de la compétence religieuse selon
le sexe, l'âge, le rang social, la spécialisation technique ou telle ou telle
particularité sociale, s'interdisant du même coup de s'interroger sur la
relation entre la maîtrise pratique du système mythique que détiennent,
à des degrés d'excellence différents, les indigènes et la maîtrise savante
que l'ethnologue peut s'en donner au terme d'une analyse fondée sur des
informations systématiquement recueillies par l'observation armée et par
l'interrogation d'informateurs différents et choisis pour leur compétence
particulière. Si l'on sait en outre qu'ils tendent aujourd'hui à écarter,
au nom d'une idéologie naïvement antifonctionnaliste, la question des
relations entre la structure sociale et la structure des représentations
(25) Pour une critique de cette illusion, voir L. BoLTANSKI, Prime éducation et
morale de classe, Paris, Mouton, 1969.
(26) F.E.V.R., p. 7, souligné par moi.

306
Pierre Bourdieu

mythiques ou religieuses, on voit qu'ils ne peuvent poser la question


(que seules des études comparatives permettraient de résoudre) de la
relation entre le degré de développement de l'appareil religieux et la
structure ou la thématique du message. Bref, la tradition intellectuelle
de sa discipline, la structure relativement peu différenciée (même au
point de vue religieux) des sociétés qu'il étudie et la méthode idiogra­
phique qu'il utilise tendent à imposer à l'ethnologue la théorie de la
religion que résume la définition durkheimienne de l'Eglise, diamétra­
lement opposée à celle de Max Weber : << Le magicien est à la magie
ce que le prêtre est à la religion, et un collège de prêtres n'est pas une
Eglise, non plus qu'une congrégation religieuse qui vouerait à quelque
saint, dans l'ombre du cloître, un culte particulier. Une Eglise ce n'est
pas simplement une confrérie sacerdotale; c'est la communauté morale
formée par tous les croyants de la même foi, les fidèles comme les
prêtres » (27) . Il s'ensuit que, contrairement à l'ambition fondamentale
de Durkheim (28) qui espérait trouver la vérité des «religions com­
plexes» dans «les religions élémentaires », les limites de validité de
l'analyse durkheimienne de la religion et de toute méthode qui fait de
la sociologie de la religion une simple dimension de la << sociologie de
la connaissance», sont impliquées dans la pétition de principe par laquelle
est écartée la question des variations de la forme et du degré de différen­
ciation de l'activité productive et, plus directement, de la forme et du
degré de différenciation du travail de production symbolique et des
variations corrélatives des fonctions et de la structure du message reli­
gieux (29) . Etant donné que, comme le remarque justement Weber, la
(27) F.E.V.R., pp. 62-63. Durkheim notait pourtant, quelques pages plus tôt, que
l'on rencontre partout, fût-ce à l'état rudimentaire, la division du travail religieux :
« Sans doute, il est rare que chaque cérémonie n'ait pas son directeur au moment
où elle est célébrée; même dans les sociétés les plus grossièrement organisées, il y
a généralement des hommes que l'importance de leur rôle social désigne pour
exercer une influence directe sur la vie religieuse (par exemple les chefs des
groupes locaux dans certaines sociétés australiennes) . Mais cette attribution de fonc­
tions est encore très flottante 1> (F.E.V.R., p. 61, n. n .
(28) Et sans doute, plus o u moins confusément, de tout ethnologue qui a un
intérêt professionnel à refuser la thèse de Marx selon laquelle les formes les plus
complexes de la vie sociale enferment le principe de la compréhension des formes
les plus rudimentaires ( « L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe ... »)
(29) On peut consulter sur ce point le compte rendu du débat entre Claude Lévi­
Strauss et Paul Ricœur (Esprit, nov. 1963, pp. 628-653) où l'on verra que la question
de la spécificité des productions de la prêtrise est escamotée tant par le philosophe,
soucieux de sauver l'irréductibilité de la tradition biblique (A) , que par l'ethnologue
qui, tout en reconnaissant explicitement le travail religieux des spécialistes (B) ,
l'élimine de son analyse : (A) « pour ma part, j e suis frappé que tous les exemples
soient pris dans l'aire géographique qui a été celle du soi-disant totémisme, et
jamais dans la pensée sémitique, pré-hellénique ou indo- européenne <...) . Je me
demande si le fonds mythique sur lequel nous sommes branchés - fonds sémitique
(égyptien, babylonien, araméen, hébreu) , fonds proto-hellénique, fonds indo-euro­
péen - se prêtent aussi facilement à la même opération ou plutôt, ( .. .) ils s'y
prêtent sûrement, mais s'y prêtent-ils sans reste ? » (p. 607) . (B) « L'Ancien Testa­
ment, qui met certainement en œuvre des matériaux mythiques, les reprend en
vue d'une autre fin que celle qui fut originellement la leur. Des rédacteurs les ont,
sans nul doute, déformés en les interprétant; ces mythes ont donc été soumis,
comme dit très bien M. Ricœur, à une opération intellectuelle. Il faudrait commencer
par un travail préliminaire, visant à retrouver le résidu mythologique et archaïque
sous-jacent à la littérature biblique, ce qui ne peut évidemment être l'œuvre que
d'un spécialiste » (p. 631) . « Des mythes historisés nous en connaissons beaucoup
par le monde ; il est tout à fait frappant, par exemple, que la mythologie des Indiens
Zunis du sud-ouest des Etats-Unis ait été •historisée' ( ... ) par des théologiens indi­
gènes d'une manière comparable à celle d'autres théologiens à partir des mythes
des ancêtres d'Israël » (p. 636) .

307
Revue française de sociologie

vision du monde que proposent les grandes religions universelles est le


produit de groupes bien définis (théologiens puritains, savants confucéens,
Brahmanes hindous, Lévites juifs, etc.) voire d'individus (comme les
prophètes) parlant pour des groupes déterminés, l'analyse de la struc­
ture interne du message religieux ne peut impunément ignorer les fonc­
tions sociologiquement construites qu'il remplit d'abord pour les groupes
qui le produisent et d'autre part pour les groupes qui le consomment, la
transformation du message dans le sens de la moralisation et de la ratio­
nalisation pouvant par exemple résulter au moins pour une part du fait
que le poids relatif des fonctions que l'on peut appeler internes croît à
mesure que le champ s'autonomise.
1.3. 1.2. L'opposition entre les détenteurs du monopole de la gestion
du sacré et les laïcs, objectivement définis comme profanes, au double
sens d'ignorants de la religion et d'étrangers au sacré et au corps des
gestionnaires du sacré, est au principe de l'opposition entre le sacré et
le profane et, corrélativement, entre la manipulation légitime (religion)
et la manipulation profane et profanatrice (magie ou sorcellerie) du
sacré, qu'il s'agisse d'une profanation objective, i.e. de la magie ou de
la sorcellerie comme religion dominée, et de la profanation intentionnelle,
i.e. de la magie comme antireligion ou religion inversée.
Du fait que la religion, comme tout système symbolique, est prédis­
posée à remplir une fonction d'association et de dissociation ou, mieux,
de distinction, un système de pratiques et de croyances est voué à appa­
raître comme magie ou comme sorcellerie, au sens de religion inférieure,
toutes les fois qu'il occupe une position dominée dans la structure des
rapports de force symbolique, i.e. dans le système des relations entre les
systèmes de pratiques et des croyances propres à une formation sociale
déterminée. C'est ainsi qu'on désigne communément par magie soit une
religion inférieure et ancienne, donc primitive, soit une religion inférieure
et contemporaine, donc profane (équivalent ici de vulgaire) et profana­
trice. Ainsi, l'apparition d'une idéologie religieuse a pour effet de relé­
guer à l'état de magie ou de sorcellerie les anciens mythes et, comme
l'observe Weber, c'est la suppression d'un culte, sous l'influence d'un
pouvoir politique ou ecclésiastique, au profit d'une autre religion qui,
en réduisant les anciens dieux au rang de démons, a donné naissance, la
plupart du temps, à l'opposition entre la religion et la magie (30) . On
est donc en droit de se demander si lorsque la tradition ethnologique
recourt à l'opposition entre magie et religion pour distinguer des for­
mations sociales dotées d'appareils religieux inégalement développés et
de systèmes de représentations religieuses inégalement moralisés et
systématisés elle a réellement rompu avec ce sens premier et primitif.
D'autre part, le fait que, au sein d'une même formation sociale, l'oppo­
sition entre la religion et la magie, entre le sacré et le profane, entre la
manipulation légitime et la manipulation profane du sacré, dissimule
l'opposition entre des différences de compétence religieuse, liées à la
structure de la distribution du capital culturel, ne se voit jamais aussi
bien que dans la relation entre le confucianisme et la religiosité des
classes populaires chinoises, rejetées dans l'ordre de la magie par le
mépris et la suspicion des lettrés qui élaborent le rituel raffiné de la
religion d'état et qui imposent la domination et la légitimité de leurs
(30) W.u.G., p. 335.

308
Pierre Bourdieu

doctrines et de leurs théories sociales, malgré quelques victoires locales


et provisoires des prêtres taoïstes et boudhistes, dont les doctrines et les
pratiques sont plus proches des intérêts religieux des masses (31) . Etant
donné d'une part la relation qui unit le degré de systématisation et de
moralisation de la religion au degré de développement de l'appareil
religieux et d'autre part la relation qui unit les progrès de la division
du travail religieux aux progrès de la division du travail et de l'urbani­
sation, on comprend que la plupart des auteurs tendent à accorder à
la magie des caractéristiques qui sont celles des systèmes de pratiques
et de représentations propres aux formations sociales les moins déve­
loppées économiquement ou des classes sociales les plus défavorisées des
sociétés divisées en classes (32) . Si la plupart des auteurs s'accordent
pour reconnaître les pratiques magiques au fait qu'elles visent des buts
concrets et spécifiques, partiels et immédiats (par opposition aux fins
plus abstraites, plus générales et plus lointaines qui seraient celles de la
religion) , qu'elles s'inspirent d'une intention de coercition ou de mani­
pulation des pouvoirs surnaturels (par opposition aux dispositions pro­
pitiatoires et contemplatives de la << prière» par exemple) ou qu'elles
demeurent enfermées dans le formalisme et le ritualisme du do ut des (33) ,
c'est que tous ces traits qui trouvent leur principe dans des conditions
d'existence dominées par une urgence économique interdisant toute
prise de distance par rapport au présent et aux besoins immédiats et peu
favorables au développement de compétences savantes en matière de
religion ont plus de chances, évidemment, de se rencontrer dans les
sociétés ou dans les classes sociales les plus démunies au point de vue
économique et prédisposées de ce fait à occuper une position dominée
dans les rapports de force matériels et symboliques. Mais il y a plus :
toute pratique ou croyance dominée est vouée à apparaître comme
profanatrice dans la mesure où, par son existence même et en l'absence
de toute intention de profanation, elle constitue une contestation objec­
tive du monopole de la gestion du sacré, donc de la légitimité des déten­
teurs de ce monopole : et, de fait, la survivance est toujours une résis­
tance, i.e. l'expression du refus de se laisser déposséder des instruments
de production religieux. C'est pourquoi la magie inspirée par une inten­
tion de profanation n'est que la limite ou, plus exactement, la vérité de
la magie comme profanation objective: «La magie, dit Durkheim, met
une sorte de plaisir professionnel à profaner les choses saintes ; dans ses
rites elle prend le contre-pied des cérémonies religieuses» (34) . Le
sorcier va jusqu'au bout de la logique de la contestation du monopole
lorsqu'il redouble le sacrilège résultant de la mise en relation d'un agent
profane avec un objet sacré en inversant ou en caricaturant les opéra­
tions délicates et complexes auxquelles les détenteurs du monopole de
la manipulation des biens religieux doivent se livrer pour légitimer une
telle mise en relation.
(31) WEBER (M.) , Gesamme lte Aufsatze ZUT Religionssoziologie, Tübingen, J. C. B.
Mohr, 1920-1921, vol. I, pp. 276-536.
(32) Il n'est sans doute pas de formation sociale qui, pour si faible qu'y soit le
développement de l'appareil religieux, ignore l'opposition qu'établissait Durkheb:n
après Robertson Smith, entre la religion institutionnellement établie, expression
patente et légitime des croyances et des valeurs communes du groupe, et la magie
comme ensemble des croyances et des partiques caractéristiques des groupes ou des
catégories dominés (comme les femmes) ou occupant des positions sociales structu­
ralement am biguës (comme le forgeron ou la vieille femme dans les sociétés berbères) .
(33) W.u.G., pp. 368-369.
(34) F.E.V.R., pp. 59-60.

309
Revue française de socio logie

2. L'intérêt propre,nent religieux

2.1. En tant que système symbolique structuré fonctionnant comme


principe de structuration qui 1) construit l'expérience (en même temps
qu'il l'exprime) au titre de logiqtte à l'état pratique, condition impensée
de toute pensée, et de problématique implicite, - i.e. de système de
questions indiscutées délimitant le champ de ce qui mérite discussion
par opposition à ce qui est hors de discussion, donc admis sans discus­
sion -, et qui 2) , grâce à l'effet de consécration (ou de légitimation)
qu'exerce le seul fait de l'explicitation, fait subir au système des dispo­
sitions à l'égard du monde naturel et du monde social inculquées par les
conditions d'existence un changement de nature, transmuant en parti­
culier l'ethos comme système de schèmes implic ites d'action et d'appré­
ciation en éthique comme ensemble systématisé et rationalisé de normes
explicites, la religion est prédisposée à assumer une fonction idéolo­
gique, fonction pratique et politique d'absolutisation du relatif et d e
légitimation de l'arbitraire qu'elle ne peut remplir qu'en tant qu'elle
assure une fonction logique et gnoséologique et qui consiste à renforcer
la force matérielle ou symbolique susceptible d'être mobilisée par un
groupe ou une classe en légitimant tout ce qui définit socialement ce
groupe ou cette classe, i.e. toutes les propriétés caractéristiques d'une
manière parmi d'autres d'exister, donc arbitraires, qui lui sont obj ecti­
vement attachées en tant qu'il occupe une position déterminée dans la
structure sociale (effet de consécration comme sacralisation par la <<natu­
ralisation » et l'éternisation) .
2.1.1. La religion exerce un effet de consécration 1) en convertissant
en limites de droit, par ses sanctions sanctifiantes, les limites et les
barrières économiques et politiques de fait et, en particulier, en contri­
buant à la manipulation symbolique des aspirations qui tend à assurer
l'aj ustement des espérances vécues aux chances objectives, et 2) en
inculquant un système de pratiques et de représentations consacrées
dont la structure (structurée) reproduit sous une forme transfigurée,
donc méconnaissable, la structure des rapports économiques et sociaux
en vigueur dans une formation sociale déterminée et ne peut produire
l'objectivité qu'elle produit (en tant que structure structurante) qu'en
produisant la méconnaissance des limite s de la connaissance qu'elle rend
possible, donc en apportant le renforcement symbolique de ses sanctions
aux limites et aux barrières logiques e t gnoséologiques imposées par un
type déterminé de conditions matérielles d'existence (effet de connais­
sance-méconnaissance) .
Il faut se garder de confondre l'effet de consécration que tout système
de pratiques et de représentations religieuses tend à exercer, de manière
directe ou immédiate, dans le cas de la religiosité des classes dominantes,
de manière indirecte, dans le cas de la religiosité des classes dominées.
avec l'effet de connaissance-méconnaissance que tout système de pra­
tiques et de représentations religieuses exerce nécessairement en tant
qu'imposition de problématique et qui est sans doute la médiation la

310
Pierre Bourdieu
plus cachée par laquelle s'exerce l'effet de consécration : les schèmes
de pensée et de perception qui sont constitutifs de la problématique
religieuse ne peuvent produire l'obj ectivité qu'ils produisent qu'en pro­
duisant la méconnaissance des limites de la connaissance qu'ils rendent
possible (i.e. l'adhésion immédiate, sur le mode de la croyance, au
monde de la tradition vécu comme «monde naturel ») et de l'arbitraire
de la problématique, système de questions qui n'est pas mis en question.
Ainsi, on ne peut sans contradiction assigner à la fois à la religiosité
populaire une fonction mystificatrice de déplacement des conflits poli­
tiques et voir dans certains types de mouvements religieux, comme les
hérésies médiévales, une forme déguisée de la lutte des classes, à moins
de prendre en compte, ce qu'Engels ne fait pas, l'effet de connaissance­
méconnaissance, i.e. tout ce qui découle du fait que la lutte des classes
ne peut s'accomplir, à un moment donné du temps, qu'en prenant la
forme et en empruntant le langage (et non le « déguisement ») de la
guerre de religion. Bref, les guerres de religion ne sont ni les «violentes
querelles théologiques» que l'on y voit la plupart du temps ni les conflits
d' « intérêts matériels de classe » qu'Engels y découvre et elles sont les
deux choses à la fois parce que les catégories de pensée théologiques
sont ce qui rend impossible de penser et de mener la lutte des classes
en tant que telle en permettant de la penser et de la mener en tant que
guerre de religion. De même que, dans le domaine pratique, l'alchimie
religieuse fait << de nécessité vertu», ou, selon le mot de William James,
<< rend facile et heureux ce qui est inévitable», de même, dans le domaine
gnoséologique, elle fait «de nécessité raison» en transformant les bar­
rières sociales qui définissent l' << impensable» en limites logiques, éter­
nelles et nécessaires. Ainsi par exemple, il serait facile de montrer que,
comme le suggère Paul Radin, la représentation de la relation entre
l'homme et les puissances surnaturelles que proposent les différentes reli­
gions ne peut dépasser les limites imposées par la logique régissant
l'échange de biens dans le groupe ou la classe considéré (35) : tout se
passe comme si la représentation «eucharistique» du sacrifice, à peu près
totalement inconnue des sociétés primitives, où les échanges obéissent à
la loi du don et du contre-don, et même des classes paysannes qui,
comme l'observe Weber, tendent à obéir, dans leurs relations avec le
dieu et avec le prêtre, à « une morale strictement formaliste du do
ut des », ne pouvait se développer que lorsque les structures de l'échange
économique viennent à se transformer, en particulier avec le dévelop­
pement du commerce et de l'artisanat urbain, qui, en instaurant la rela­
tion avec le client, rend possible la conception d'une moralisation calcu­
latrice des relations entre l'homme et la divinité. Et l'on sait l'efiet de
consécration que peut exercer en retour, non seulement dans le domaine
pratique mais aussi dans le domaine théorique, la transfiguration reli­
gieuse de l'ethos ascétique de la classe bourgeoise naissante en une
éthique religieuse de l'ascèse dans le siècle.
2.2. Du fait que l'intérêt religieux dans ce qu'il a de pertinent pour
la sociologie, i.e. l'intérêt qu'un groupe ou une classe trouve dans un type
déterminé de pratique ou de croyance religieuse et, en particulier, dans
la production, la reproduction, la diffusion et la consommation d'un type
déterminé de biens de salut (parmi lesquels le message religieux lui-

(35) RADIN (P.) , op. cit., pp. 182-183.

311
Revue fran çaise de sociologie

même) , est fonction du renforcement que le pouvoir de légitimation de


l'arbitraire qu'enferme la religion considérée peut apporter à la force
matérielle et symbolique susceptible d'être mobilisée par ce groupe ou
cette classe en légitimant les propriétés matérielles ou symboliques atta­
chées à une position déterminée dans la structure sociale, la fonction
générique de légitimation ne peut par définition s'accomplir sans se spé­
cifier en fonction des intérêts religieux attachés aux différentes positions
dans la structure sociale.
S'il y a des fonctions sociales de la religion et si, par conséquent,
la religion est justiciable de l'analyse sociologique, c'est que les laïcs
n 'en attendent pas - ou pas seulement - des justifications d'exister
capables de les arracher à l'angoisse existentielle de la contingence et
de la déréliction ou même à la misère biologique, à la maladie, à la souf­
france ou à la mort, mais aussi et surtout des justifications d'exister
dans une position sociale déterminée et d'exister comme ils existent,
i.e. avec toutes les propriétés qui leur sont socialement attachées. La
question de l'origine du mal (unde malum et quare ?) qui, comme le
rappelle Weber, ne devient une interrogation sur le sens de l'existence
humaine que dans les classes privilégiées, touj ours à la recherche d'une
<< théodicée de leur bonne fortune », est fondamentalement une interro­
gation sociale sur les causes et les raisons des injustices ou des privilèges
sociaux : les théodicées sont toujours des sociodicées. A ceux qui juge­
raient réductrice cette théorie des fonctions de la religion, il suffira
d'indiquer que les variations des fonctions obj ectivement conférées à la
religion par les différentes classes sociales en différentes sociétés et en
différentes époques désignent comme une expression d' ethnocentrisme
les théories qui mettent au premier plan les fonctions psychologiques ( ou
« personnelles ») de la religion : c'est seulement avec le développement
de la bourgeoisie urbaine, portée à i nterpréter l'histoire et l'existence
humaine plutôt comme le produit du mérite ou du démérite de la per­
sonne que comme l'effet de la fortune ou du destin que la religiosité
revêt le caractère intensément personnel qui est trop souvent considéré
comme appartenant à l'essence de toute expérience religieuse. Il suffit
donc de construire le fait religieux de manière proprement sociologique,
i.e. comme l'expression légitimatrice d'une position sociale, pour aper­
cevoir les conditions sociales de possibilité, donc les limites, des autres
types de construction, et en particulier de celle que l'on peut appeler
phénoménologique et qui, dans son effort pour se soumettre à la vérité
vécue de l'expérience religieuse comme expérience personnelle, irré­
ductible à ses fonctions externes, omet d 'opérer une ultime << réduction >>,
celle des conditions sociales qui doivent être remplies pour que cette
expérience vécue soit possible. Comme la vertu selon Aristote, la reli­
giosité personnelle (et, plus généralement, toute forme de << vie inté­
rieure ») « veut une certaine aisance ». La question du salut personnel
o u de l'existence du mal, de l'angoisse de la mort o u du sens de la
souffrance et toutes les interrogations situées aux frontières de la << psy­
chologie » et de la métaphysique qui en sont la forme sécularisée et que
produisent et traitent, par des méthodes et avec des succès différents, les
confesseurs et les prédicateurs, les psychologues et les psychanalystes, les
romanciers et les conseillers conj ugaux, sans parler des hebdomadaires
féminins, ont pour condition sociale de possibilité un développement de
l'intérêt pour les problèmes de consci ence et un accroissement de la

312
Pierre Bourdieu

sensibilité aux m1seres de la condition humaine qui n'est lui-même


possible que dans un type déterminé de conditions matérielles d'exis­
tence : la représentation du Paradis comme lieu d'une félicité individuelle
entretient avec l'espérance millénariste d'une subversion de l'ordre social
qui hante la foi populaire la même opposition que la révolte « méta­
physique » contre l'absurdité de l'existence humaine et contre les seules
<< aliénations » universelles, - celles que la situation de privilège n'abolit
jamais totalement et qu'elle peut même redoubler en développant l'apti­
tude à les exprimer, à les analyser et, par là, à les ressentir -, et la
résignation des déshérités devant le destin commun de souffrances, de
séparations et de solitude, toutes ces oppositions parallèles ayant pour
principe l'opposition entre les conditions matérielles d'existence et les
positions sociales où s'engendrent ces deux types opposés de représen­
tations transfigurées de l'ordre social et de son avenir.
Si la représentation du Paradis comme lieu d'une félicité individuelle
correspond mieux aujourd'hui aux demandes religieuses de la petite
bourgeoisie qu'à celles des fractions dominantes de la bourgeoisie, aussi
accueillantes à l'eschatologie scientiste d'un Teilhard de Chardin, qu'à
la futurologie des planificateurs prospectivistes, c'est que, comme le
remarque Reinhold Niebuhr, le << millénarisme évolutionniste a toujours
exprimé l'espérance des classes aisées et privilégiées qui se jugent trop
rationnelles pour accepter l'idée d'une émergence soudaine de l'absolu
dans l'histoire », pour qui << l'idéal est dans l'histoire et chemine vers
son triomphe final » et qui << identifient Dieu et la nature, le réel et
l'idéal, non pas parce que les conceptions dualistes de la religion clas­
sique sont trop irrationnelles pour eux, mais parce qu'ils ne souffrent pas
autant que les déshérités des brutalités de la société contemporaine et
ne se font pas une image aussi catastrophique de l'histoire >> (36).

2.2.1. Etant donné que l'intérêt religieux a pour principe le besoin


de légitimation des propriétés attachées à un type déterminé de condi­
tions d'existence et de position dans la structure sociale, les fonctions
sociales que la religion remplit pour un groupe ou une classe se diffé­
rencient nécessairement en fonction de la position que ce groupe ou
cette classe occupe a) dans la structure des rapports de classe et b) dans
la division du travail religieux.
2.2.1.1. Les relations de transaction qui s'établissent sur la base d'in­
térêts différents entre les spécialistes et les laïcs et les relations de
concurrence qui opposent les différents spécialistes à l'intérieur du champ
religieux constituent le principe de la dynamique du champ religieux
et, par là, des transformations de l'idéologie religieuse.
2.2.2. Etant donné que l'intérêt religieux a pour principe le besoin
de légitimation des propriétés matérielles ou symboliques attachées à un
type déterminé de conditions d'existence et de position dans la structure
sociale et qu'il dépend donc étroitement de cette position, le message
religieux le plus capable de satisfaire l'intérêt religieux d'un groupe
déterminé de laïcs, donc d'exercer sur lui l'effet proprement symbolique

36) NIEBUHR (R.) , Moral Man and Immoral Society, New York, Charles Scribners'
Sons, 1932, p. 62.

313
Revue française de sociologie

de mobilisation qui résulte du pouvoir d'absolutisation du relatif et de


légitimation de l'arbitraire est celui qui lui apporte un (quasi) système
de justification des propriétés qui lui sont obj ectivement attachées en
tant qu'il occupe une position déterminée dans la structure sociale.
Cette proposition qui se déduit directement d'une définition propre ­
ment sociologique de la fonction de la religion trouve sa validation empi­
rique dans l'harmonie quasi miraculeuse qui s'observe toujours entre la
forme que revêtent les pratiques et les croyances religieuses dans une
société donnée à un moment donné du temps et les intérêts proprement
religieux de sa clientèle privilégiée à ce moment. Ainsi par exemple,
si << la noblesse guerrière et toutes les forces féodales ne sont aucunement
prédisposées à devenir porteuses d'une éthique religieuse rationnelle »,
c'est, comme l'observe Weber, que des « concepts tels que � faute ',
• rédemption ', • humilité ', sont non seulement étrangers, mais antino­
miques au sentiment de dignité propre à toutes les couches politiquement
dominantes et en particulier à la noblesse guerrière » (37) . Cette harmo­
nie est le résultat d'une réception sé lective impliquant nécessairement
une réinterprétation dont le principe n'est autre chose que la position
occupée dans la structure sociale, cela dans la mesure où les schèmes
de perception et de pensée qui sont la condition de la réception et qui
en définissent aussi les limites sont le produit des conditions d'existence
attachées à cette position (habitus de classe ou de groupe) . C'est dire
que la circulation du message religieux implique nécessairement une
réinterprétation qui peut être consciemment opérée par des spécialistes
(e.g. la vulgarisation religieuse en vue de l'évangélisation) ou effectuée
inconsciemment par la seule vertu des lois de la diffusion culturelle
(e.g. la << vulgarisation » résultant de la divulgation) et qui est d'autant
plus grande que la distance économique, sociale et culturelle est plus
grande entre le groupe des producteurs, le groupe des diffuseurs et le
groupe des récepteurs. Il s'ensuit que la forme que prend la structure
des systèmes de pratiques et de croyances religieuses à un moment donné
du temps (la religion historique) peut être très éloignée du contenu
o riginel du message et qu'elle ne peut se comprendre complètement que
par référence à la structure complète des relations de production, de
reproduction, de circulation et d'appropriation du message et à l'histoire
de cette structure (38) . Ainsi, au terme de son histoire monumentale de
l'enseignement social des églises chrétiennes, Ernst Troeltsch conclut
qu'il est extrêmement difficile de « trouver un point invariable et absolu
dans l'éthique chrétienne » et cela parce que, en chaque formation
sociale et à chaque époque, toute la vision du monde et tout le dogme
(37) W.u.G., p. 371.
(38) C'est pourquoi la tentative de Max Weber pour caractériser les grandes
religions universelles par les groupes professionnels ou les classes qui ont j oué un
rôle déterminant dans leur propagation a surtout une valeur suggestive dans la
mesure où elle indique le principe du style p ropre à chacun des grands messages
originels : « Si l'on veut caractériser d'un mot les groupes sociaux qui ont été
les porteurs et les propagateurs des religions universelles, on peut indiquer, pour
le Confucianisme, le bureaucrate ordonnateur du monde, pour l'Hindouisme, le
1nagicicn ordonnateur du monde, pour le Bouddhisme, le moine mendiant errant
par le monde, pour l'Islam, le guerrier conquérant du monde, pour le Judaïsn1e,
le commerçant parcourant le monde, pour le Christianisme, le compagnon artisan
itinérant : tous ces groupes agissant non pas comme les porte-parole de leurs
-intérêts de classe' professionnels ou matériels, mais en tant que porteurs idéolo­
giques (ideologische Trii.ger) du type d'éthique ou de doctrine du salut qui s'har­
monisait le mieux avec leur position sociale » (W.u.G., pp. 400-401, souligné par moi) .

314
Pierre Bourdieu

chrétiens dépendent des conditions sociales caractéristiques des différents


groupes ou classes dans la mesure où ils doivent s'adapter à ces condi­
tions pour les maîtriser (39) . De même que les croyances et les pratiques
qui sont communément désignées comme chrétiennes (et qui n'ont guère
plus en commun que ce nom} doivent leur survie au cours du temps au
fait qu'elles ne cessent de changer à mesure que changent les fonctions
qu'elles remplissent auprès des groupes toujours renouvelés qui les
accueillent, de même, dans la synchronie, les représentations et les
conduites religieuses qui se réclament d'un seul et même message originel
ne doivent leur diffusion dans l'espace social qu'au fai t qu'elles reçoivent
des significations et des fonctions radicalement différentes dans les diffé­
rents groupes ou classes : ainsi, l'unité de façade de l'église catholique
au XIIIe siècle ne doit pas dissimuler l'existence de véritables schismes
ou hérésies internes qui permettaient à l'Eglise de donner à des intérêts
et à des exigences radicalement différents une réponse en apparence
unique (contribuant par là à dissimuler les différences) .
2.2.2.1. Dans une société divisée en classes, la structure des systè mes
de représentations et de pratiques religieuses propres aux différents
groupes ou classes contribue à la perpétuation et à la reproduction de
l'ordre social (au sens de structure des rapports établis entre les groupes
et les classes) en contribuant à le consacrer, i.e. à le sanctionner et le
sanctifier, et cela parce que, lors même qu'elle se présente comme offi­
ciellement une et indivisible, elle s'organise par rapport à deux positions
polaires, soit 1) les systèmes de pratiques et de représentations (religio­
sité dominante) tendant à justifier les classes dominantes d'exister en
tant que dominantes et 2) les systèmes de pratiques et de représentations
(religiosité dominée} qui tendent à imposer aux dominés une reconnais­
sance de la légitimité de la domination fondée sur la méconnaissance
de l'arbitraire de la domination et des modes d'expression symboliques
de la domination (e. g. le style de vie et aussi la religiosité des classes
dominantes) en contribuant au renforcement symbolique de la repré­
sentation dominée du monde politique et de l'ethos de la résignation
et du renoncement directement inculqué par les conditions d'existence,
i.e. de la propension à mesurer les espérances aux possibilités inscrites
dans ces conditions, au moyen de techniques de manipulation symbolique
des aspirations aussi différentes (bien que convergentes) que le dépla­
cement des aspirations et des conflits par la compensation et la transfi­
guration symbolique (promesse du salut) ou la transmutation du destin
en choix (exaltation de l'ascétisme) .
La structure des systèmes de représentations et de pratiques peut
trouver un renforcement de son efficacité mystificatrice dans le fait
qu'elle donne les apparences de l'unité en dissimulant sous un minimum
de dogmes et de rites communs des interprétations radicalement opposées
des réponses traditionnelles aux questions les plus fondamentales de
l'existence. Il n'est aucune des grandes religions universelles qui ne
présente une telle pluralité de significations et de fonctions, qu'il s'agisse
(39) TROELTSCH (E.) Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tü­
bingen, Mohr, 1912, T. I. in Gesammelte Schriften -von E. Troe ltsch ( 1922), réimpr.,
Aalen, Scientia Verlag, 1961.

315
Revue française de sociologie

du Judaïsme qui, comme l'a montré Louis Finklestein, conserve dans


l'opposition entre la tradition pharisaïque et la tradition prophétique les
traces des tensions et des conflits économiques et culturels entre les
pasteurs semi-nomades et les agriculteurs sédentaires, entre les groupes
sans terre et les grands propriétaires et entre les artisans et les nobles
citadins (40) , ou de !'Hindouisme, diversement interprété aux différents
niveaux de la hiérarchie sociale, ou du Bouddhisme j aponais, aux très
nombreuses sectes, ou enfin du Christianisme, hybride fait d'éléments
empruntés à la tradition judaïque, à l'humanisme grec et à différents
cultes initiatiques, qui fut d'abord véhiculé, comme l'observe Weber,
par des artisans itinérants, pour devenir, à son apogée, la religion du
moine et du guerrier, du serf et du noble, de l'artisan et du marchand.
L'unité apparente de ces systèmes profondément différents est d'autant
plus aisée à maintenir que les mêmes concepts, les mêmes pratiques
tendent à prendre des sens opposés lorsqu'ils servent à exprimer des
expériences sociales radicalement opposées : que l'on pense par exemple
à la << résignation » qui, pour les uns, est la première leçon de l'existence
tandis que, pour les autres, elle doit être conquise laborieusement contre
la révolte devant les formes universelles de l'inévitable. L'effet de double
entente qui se produit inéluctablement et sans qu'il soit besoin de le
rechercher explicitement toutes les fois qu'un message unique est inter­
prété par référence à des conditions d'existence opposées n'est sans doute
qu'une des médiations à travers lesquelles s'effectue l'effet d'imposition
logique que réalise toute religion.

2.3. Etant donné qu'une pratique ou une idéologie religieuse ne peut


par définition exercer l'effet proprement religieux de mobilisation qui
est corrélatif de l'effet de consécration que dans la mesure où l'intérêt
politique qui la détermine et la soutient reste dissimulé tant à ceux qui
la produisent qu'à ceux qui la reçoivent, la croyance dans l'efficacité
symbolique des pratiques et des représentations religieuses fait partie
des conditions de l'efficacité symbolique des pratiques et des représen­
tations religieuses.
Sans prétendre rendre raison complètement des relations entre la
croyance et l'efficacité symbolique des pratiques ou des idéologies reli­
gieuses, - ce qui supposerait que l'on prenne en compte les fonctions
et les effets psychologiques ou même psychosomatiques de la croyance
(41) -, on voudrait seulement suggérer que l'explication des pratiques
et des croyances religieuses par l'intérêt religieux des producteurs ou
des c onsommateurs peut rendre compte de la croyance elle-même : il
suffit pour cela d'apercevoir que, étant donné que le principe même de
l'effet de consécration réside dans le fait que l'idéologie et la pratique
religieuse remplissent une fonction de connaissance-méconnaissance, les
spécialistes religieux doivent nécessairement se cacher et cacher que leurs
luttes ont pour enjeu des intérêts politiques, parce que l'efficacité symbo­
lique dont ils peuvent disposer dans ces luttes en dépend et qu'ils
ont donc un intérêt politique à cacher et à se c acher leurs intérêts poli-

(40) FINKLESTEIN (L.) , The Pharisees : The Sociological Background of their Faith,
New York, Harper and Bros., 1949; 2 vol.
(41) Cf. LÉVI-STRAUSS (Cl.) , Anthropologie structurale, op. cit., ch. IX et X, pp. 183-
226.

316
Pierre Bourdieu

tiques (ou, dans le langage << indigène», << temporels») {42). Aussi faut-il
peut-être réserver le nom de charisme pour désigner les propriétés
symboliques {avec, au premier chef, l'efficacité symbolique) qui adviennent
aux agents religieux dans la mesure où ils adhèrent à l'idéologie du cha­
risme, i.e. le pouvoir symbolique que leur confère le fait de croire en leur
propre pouvoir symbolique : s'il faut refuser au charisme le statut d'une
théorie sociologique de la prophétie, il reste que toute théorie de la pro­
phétie doit faire une place au charisme comme idéologie professionnelle
du prophète qui est la condition de l'efficacité spécifique de la prophétie,
dans la mesure où elle soutient la foi du prophète en sa propre << mission »
en même temps qu'elle lui fournit les principes de son éthique profession­
nelle, à savoir le refus proclamé de tous les intérêts temporels. Et l'idéo­
logie de la révélation, de l'inspiration ou de la mission n'est la forme par
excellence de l'idéologie charismatique que parce que la conviction du
prophète contribue à l'opération de renversement et de transfiguration
que réalise le discours prophétique en imposant une représentation de la
genèse du discours prophétique qui fait descendre du ciel ce qu'il y
projette depuis la terre. Mais cela ne signifie pas seulement que celui qui
demande à être cru sur parole doit avoir l'air de croire en sa parole
ou que celui qui fait profession d'imposer la foi par ses discours, doit
manifester dans son discours ou dans sa conduite la foi qu'il a en son
discours ou même que le pouvoir d'exprimer ou d'imposer par le discours
ou par l'action oratoire la foi dans la vérité du discours contribue pour
l'essentiel au pouvoir de persuasion du discours. Sans doute le principe de
la relation entre l'intérêt, la croyance et le pouvoir symbolique doit-il
être cherché dans ce que Lévi-Strauss appelle << le complexe shama­
nique», i.e. dans la dialectique de l'expérience intime et de l'image sociale,
circulation quasi magique de pouvoirs au cours de laquelle le groupe
produit et projette le pouvoir symbolique qui s'exercera sur lui et au
terme de laquelle se constitue, pour le prophète comme pour ses secta­
teurs, l'expérience du pouvoir prophétique qui fait toute la réalité de
ce pouvoir (43). Mais comment ne pas voir, plus profondément, que la
(42) Il suffira de rapporter ici la prière qu'une communauté religieuse du Pendj ab
réputée pour sa piété adresse à son saint patron :
« Un homme affamé ne peut accomplir ton culte.
Reprends ton rosaire.
Je ne demande que la poussière des pieds du Saint.
Fais que je ne sois pas endetté.
Je te demande deux seer de farine,
Un quart de seer de beurre et de sel.
Je te demande la moitié d'un seer de pulse,
Qui me nourrira deux fois par j our.
Je te demande un lit à quatre pieds,
Un coussin et un matelas.
Je te demande un pagne pour moi
Et alors ton esclave te servira avec dévotion.
Je n'ai j amais été cupide.
Je n'aime rien d'autre que ton nom. »
(P. RADIN, op. cit., pp. 305-306.)
(43) « Quesalid n'est pas devenu un grand sorcier parce qu'il guérissait ses ma­
lades, il guérissait ses malades parce qu'il était devenu un grand sorcier >> (Cl. LÉVI­
STRAUSS, op. cit., p. 198.) Pour s e donner une image plus proche de cette dialectique,
il faudrait analyser les rapports objectifs et les interactions qui unissent le peintre
à son public grosso modo depuis Duchamp et qui trouvent leur forme archétypale
aujourd'hui chez les tenants de l'art pauvre ou de l'art conceptuel, conduits à
« vendre » leur conviction ou leur sincérité en tant qu'elle est le garant unique
et ultime de leur prétention à décréter l'appartenance d'un obj et quelconque à la

317
Revue française de sociologie

dialectique de l'expérience intime et de l'image sociale n'est que la face


visible de la dialectique de la foi et de la mauvaise foi (au sens de
mensonge à soi-même, individuel ou collectif) qui est au principe des
j eux de masques, des jeux de miroir et des j eux de masque devant le
miroir, visant à fournir aux individus et aux groupes contraints au
refoulement intéressé de l'intérêt temporel (économique mais aussi sexuel)
les voies détournées d'un assouvissement spirituellement irréprochable ?
La force de refoulement n'est jamais aussi grande et le travail de trans­
figuration aussi important qu'en ces domaines où la fonction proclamée
et l'expérience vécue contredisent purement et simplement la vérité objec­
tive de la pratique. Et la réussite de l'entreprise, i.e. la force de la
croyance, est fonction du degré auquel le groupe apporte sa collaboration
à l'entreprise individuelle d'occultation, donc de l'intérêt qu'il a à voir
occultée la contradiction. C'est dire que le mensonge à soi-même qu'im­
plique toute foi (et plus généralement toute idéologie) n'a de chance de
réussir que si la mauvaise foi individuelle est entretenue et soutenue
par la mauvaise foi collective. «La société, disait Mauss, se paie toujours
elle-même de la fausse monnaie de son rêve » : la société et elle seule,
parce qu'elle seule peut organiser la fausse circulation de fausse monnaie
qui, en donnant l'illusion de l'objectivité, distingue la folie comme
croyance privée et la foi comme croyance reconnue, i.e. comme orthodoxie,
opinion et croyance (doxa) droites et, si l'on veut, de droite; appréhendant
le monde naturel e t le monde social comme ils demandent à être appré­
hendés, c'est-à-dire comme a llant de soi. C'est dans cette logique qu'il faut
poser la question des conditions de la réussite du prophète, qui se situe
précisément à la frontière incertaine de l'anormal et de l'extraordinaire,
et dont les conduites excentriques et étranges peuvent être admirées
comme hors du commun ou méprisées comme n'ayant pas le sens com­
mun (44) .

3. Fonction propre et fonctionnement du champ religieux


Le capital re ligieux que, en fonction de leur position dans la structure
de la distribution du capital d'autorité proprement religieuse, les diffé­
rentes instances religieuses, individus ou institutions, peuvent engager
dans la concurrence pour le monopole de la gestion des biens de salut
et de l'exercice légitime du pouvoir religieux comme pouvoir de modi-
classe des œuvres d'art ou, ce qui revient au même, à affirmer leur prétention au
monopole de la production artistique par le seul fait de produire en artistes, i.e. en
se pensant et en se disant artistes, un objet délibérément quelconque, et que n'im­
porte qui pourrait produire.
(44) Que l'on pense à tel de ces prophètes dont parle Evans-Pritchard, qui vivait
dans la brousse, mangeant des excréments humains et animaux et qui courait du
sol de son étable à son sommet ou à tel autre qui passait tout le jour à crier du
haut de la pyramide de terre et de débris qu'il avait lui-même édifiée Œ. E. EvANS­
PRITCHARD, Nuer Religion, Oxford, Clarendon Press, 1962, l"' éd., 1956, pp. 305-307) .
De même dans le Judaïsme antique, Max Weber décrit les prophètes bibliques, des­
cendant dans la rue pour couvrir d'invectives personnelles, de menaces et d'injures
les hauts dignitaires du j udaïsme et manifestant tous les signes de la passion la
plus forcenée. Divers états pathologiques précédaient ces moments de haute inspi­
ration : Ezechiel se frappait les reins et piétinait le sol; à la suite de l'une de ses
visions, il resta paralysé pendant sept j ours; il se sentait flotter dans les airs.
Jérémie était comme un homme ivre. Beaucoup de prophètes connaissaient des hal­
lucinations visuelles et auditives : ils tombaient dans des états d'hypnose et se
lançaient dans des discours incontrôlés.

318
Pierre Bourdieu

fier durablement les représentations et les pratiques des laïcs en leur incul­
quant un habitus religieux, principe générateur de toutes les pensées,
perceptions et actions conformes aux normes d'une représentation reli­
gieuse du monde naturel et surnaturel, i.e. obj ectivement ajustés aux
principes d'une vision politique du monde social, - et de celles-là seule­
ment - d'une part (1) dépend de l'état, à un moment donné du temps,
de la structure des relations objectives entre la demande religieuse (i.e.
les intérêts religieux des différents groupes ou classes de laïcs) et l'offre
religieuse (i.e. les services religieux plutôt orthodoxes ou plutôt héré­
tiques) que les différentes instances sont portées à produire et à offrir
du fait de leur position dans la structure des rapports de force religieux,
i.e. en fonction de leur capital religieux, d'autre part (II) commande la
nature, la forme et la force des stratégies que ces instances peuvent
mettre au service de la satisfaction de leurs intérêts religieux ainsi que
les fonctions qu'elles remplissent dans la division du travail religieux,
donc dans la division du travail politique (45) .
Ainsi, le capital d'autorité proprement religieuse dont dispose une
instance religieuse dépend de la force matérielle et symbolique des
groupes ou classes qu'elle p eut mobiliser en leur offrant des biens et des
services capables de satisfaire leurs intérêts religieux, la nature de ces
biens et de ces services d épendant à son tour, par la médiation de la
position d e l'instance productrice dans la structure du champ religieux,
du capital d'autorité religieuse dont elle dispose. Cette relation circulaire
ou, mieux, dialectique (puisque le capital d'autorité que les différentes
instances peuvent engager dans la concurrence qui les oppose est le
produit des relations antérieures de concurrence) , est au principe de
l'harmonie qui s'observe entre les produits religieux offerts par le champ
et les demandes des laïcs en même temps que de l'homologie entre les
positions des producteurs dans la structure du champ et les positions
dans la structure des rapports de classe des consommateurs de leurs
produits.

3.1. Du fait que la position des instances religieuses, institutions ou indi­


vidus, dans la structure de la distribution du capital religieux commande
toutes leurs stratégies, la lutte pour le monopole de l'exercice légitime
du pouvoir religieux sur les laïcs et de la gestion des biens de salut
s'organise nécessairement autour de l'opposition entre (I) l'Eglise qui,
dans la mesure où elle parvient à imposer la reconnaissance de son mono­
pole (extra ecclesiam nulla salus) , tend, pour se perpétuer, à interdire plus
ou moins complètement l'entrée sur le marché de nouvelles entreprises
de salut telles que les sectes ou toutes les formes de communauté religieuse
indépendantes ainsi que la recherche individuelle du salut (e.g. par l'ascé­
tisme, la contemplation ou l 'orgie) et à conquérir ou à défendre par là un
monopole plus ou moins total d'un capital de grâce institutionnelle ou
sacramentelle (dont elle est dépositaire par délégation et qui constitue

(45) Sur la distinction entre le niveau des interactions (où se situe l'analyse
weberienne des relations entre les spécialistes) et le niveau de la structure des
relations objectives, voir P. BOURDIEU, « Une interprétation de la théorie de la
religion selon Max Weber », Archives européennes de Sociologie, XII (1971) , 3-21.

319
Revue française de sociologie

un obj et d'échange avec les laïcs et un instrument de pouvoir sur les


laïcs) en contrôlant l'accès aux moyens de production, de reproduction
et de distinction des biens de salut (i.e. en assurant le maintien de l'ordre
dans le corps des spécialistes) et en déléguant au corps des prêtres, fonc­
tionnaires du culte interchangeables, donc quelconques sous le rapport
du capital religieux, le monopole de l a distribution institutionnelle ou
sacramentelle en même temps qu'une autorité (ou une grâce) de fonction
(ou d'institution) de nature à les dispenser de conquérir et de confirmer
continûment leur autorité et à les mettre à l'abri des conséquences de
l'échec de leur action religieuse et (Il) le prophète (ou l'hérésiarque) et
sa secte qui contestent par leur seule existence, et, plus précisément, par
leur ambition de satisfaire eux-mêmes leurs propres besoins religieux,
sans l'intermédiaire et l'intercession de l'Eglise, l'existence même de
l'Eglise en mettant en question le monopole des instruments de salut
et qui doivent réaliser l'accumulation initiale du capital religieux en
conquérant et en reconquérant sans cesse une autorité soumise aux fluc­
tuations et aux intermittences de la relation conjonctuelle entre l'offre
de service religieux et la demande religieuse d'une catégorie particulière
de laïcs.
Du fait de l'autonomie relative du champ religieux comme marché
des biens de salut, on peut voir dans les différentes configurations histori­
quement réalisées de la structure des relations entre les différentes
instances en concurrence pour la légitimité religieuse autant de moments
d'un système de transformations et tâcher de dégager la structure des
re lations invariantes qui s'observent entre les propriétés attachées aux
groupes de spécialistes occupant des positions homologues en des champs
différents, sans ignorer que c'est seulement à l'intérieur de chaque
configuration historique que les relations entre les différentes instances
pourraient être caractérisées de manière exhaustive et précise.

3.1.1. La gestion du dépôt de capital religieux (ou de sacré) qui est


le produit d u travail religieux accumulé et le travail religieux nécessaire
pour assurer la perpétuation de ce capital en assurant la conservation ou
la restauration du marché symbolique sur lequel il a cours ne peuvent
être assurées que par un appareil de type bureaucratique, capable, comme
l'Eglise, d'exercer durablement l'action continue, i.e. ordinaire, qui est
nécessaire pour assurer sa propre reproduction en reproduisant les pro­
ducteurs de biens de salut et de services religieux, i.e. le corps des
prêtres, et le marché offert à ces biens, i.e. les laïcs (par opposition aux
infidèles et aux hérétiques) comme consommateurs dotés au minimum
de compétence religieuse (habitus religieux) nécessaire pour éprouver
le besoin spécifique de ses produits.

3.1.2. Produit de l'institutionnalisation et de la bureaucratisation de la


secte prophétique (avec tous les effets de << banalisation » corrélatifs) ,
l'Eglise qui présente nombre des caractéristiques d'une bureaucratie (déli­
mitation explicite des domaines de compétence et hiérarchisation régle­
mentée des fonctions, avec la rationalisation corrélative des rémunérations>
des << nominations », des << promotions » et des << carrières », codification

320
Pierre Bourdieu

des règles régissant l'activité professionnelle et la vie extra-professionnelle,


rationalisation des instruments de travail, tels le dogme et la liturgie,
et de la formation professionnelle, etc.) s'oppose objectivement à la secte
comme l'organisation ordinaire (banale et banalisante) à l'action extra­
ordinaire de contestation de l'ordre ordinaire.
Toute secte qui réussit tend à devenir Eglise, dépositaire et gardienne
d'une orthodoxie, identifiée à ses hiérarchies et à ses dogmes, et vouée
de ce fait à susciter une nouvelle réforme.

3.2. La force dont dispose le prophète, entrepreneur indépendant de


salut, prétendant produire et distribuer des biens de salut d'un type
nouveau et propres à dévaluer les anciens, en l'absence de tout capital
initial et de toute caution ou garantie autre que sa << personne», dépend
de l'aptitude de son discours et de sa pratique à mobiliser les intérêts
religieux virtuellement hérétiques de groupes ou classes déterminés de
laïcs grâce à l'effet de consécration qu'exerce le seul fait de la symboli­
sation et de l'explicitation et à contribuer à la subversion de l'ordre
symbolique établi (i.e. sacerdotal) et à la mise en ordre symbolique de
la subversion de cet ordre, i.e. à la désacralisation du sacré (i.e. de l'arbi­
traire << naturalisé ») et à la sacralisation du sacrilège (i.e. de la transgres­
sion révolutionnaire).
3.2.1. Le prophète et le sorcier, qui ont en commun de s'opposer au
corps des prêtres en tant qu'entrepreneurs indépendants exerçant leur
office en dehors de toute institution, donc sans protection ni caution
institutionnelles, se distinguent par les positions différentes qu'ils occupent
dans la division du travail religieux et où s'expriment les ambitions très
différentes qu'ils doivent à des origines sociales et des formations très dif­
férentes : tandis que le prophète affirme sa prétention à l'exercice légitime
du pouvoir religieux en se livrant aux activités par lesquelles le corps
sacerdotal affirme la spécificité de sa pratique et l'irréductibilité de sa
compétence, donc la légitimité de son monopole (e.g. la systématisation),
i.e. en produisant et en professant une doctrine explicitement systéma­
tisée, propre à donner un sens unitaire à la vie et au monde et à fournir
par là le moyen de réaliser l'intégration systématique de la conduite
quotidienne autour de principes éthiques, i.e. pratiques, le sorcier répond
coup par coup à des demandes partielles et immédiates, usant du discours
comme d'une technique de cure (du corps) parmi d'autres et non comme
un instrument de pouvoir symbolique, i.e. de prédication ou de « cure des
âmes ».
Il suffit de mettre en relation les caractéristiques les plus universelle­
ment attestées du prophète, soit le renoncement au profit (ou, pour parler
comme Weber, le refus de « l'utilisation économique du don de grâce
comme source de revenus» (46) ) et l'ambition d'exercer un véritable
pouvoir religieux, i.e. d'imposer et d'inculquer une doctrine savante, expri­
mée dans une langue savante et insérée dans toute une tradition ésotérique,
avec les caractéristiques correspondantes, mais strictement inversées, qui
(46) W.u.G., pp. 181 et 347.

321
Revue française de sociologie

définissent le sorcier, soit la soumission à l'intérêt matériel et l'obéissance


à la commande (corrélative d'un renoncement à exercer une domination
spirituelle) , pour apercevoir que le prophète doit en quelque sorte légi­
timer son ambition du pouvoir proprement religieux par un refoulement
plus absolu de l'intérêt temporel - i.e. d'abord politique - dont l'ascétisme
et toutes les épreuves physiques sont une autre manifestation, tandis
que le sorcier peut ouvertement louer ses services contre rémunération
matérielle, i.e. s'installer explicitement dans la relation de vendeur à client
qui est la vérité objective de toute relation entre spécialistes religieux
et laïcs. Et l'on peut donc se demander si le d ésintéressement n'a pas
une fonction intéressée en tant que composante de l'investissement initial
exigé par toute entreprise prophétique. Le sorcier au contraire est lié au
paysan, l'homme de la fides implicita, qui prédispose peu, comme l'observe
Weber, à accueillir les systématisations du prophète, mais qui n'est pas
exclusive du recours au sorcier, seul à utiliser sans intention de pro­
sélytisme et sans réserve mentale le sermo rusticus et à fournir ainsi
une expression à ce qui n'a de nom dans aucune langue savante.

3.3. Du fait que la conservation du m onopole d'un pouvoir symbolique


tel que l'autorité religieuse dépend de l'aptitude de l'institution qui le
détient à faire reconnaître à ceux qui en sont exclus la légitimité de leur
exclusion, i.e. à leur faire méconnaitre l'arbitraire de la monopolisation
d'un pouvoir et d'une compétence accessibles au premier venu, la contes­
tation prophétique (ou hérétique) de l'Eglise menace l'existence même
de l'institution ecclésiastique lorsqu'elle met en question non seulement
l'aptitude du corps sacerdotal à remplir sa fonction proclamée (au nom
du refus de la << grâce institutionnelle ») mais aussi la raison d'être du
sacerdoce (au nom du principe du << sacerdoce universel ») et, lorsque
les rapports de force sont en faveur de l'Eglise, elle ne peut s'achever
que par la suppression du prophète (ou de la secte) , par la violence
physique ou symbolique (excommunication) , à moins que la soumission
du prophète (ou du réformateur) , i.e. la reconnaissance de la légitimité
du monopole ecclésiastique (et de la hiérarchie qui le garantit) , n'autorise
l'annexion par la canonisation (e.g. Saint-François d'Assise) .
3.3. 1. Forme particulière de la lutte pour le monopole qui s'observe
lorsque l'Eglise détient un monopole total des instruments de salut, l'oppo­
sition entre l'orthodoxie et l'hérésie (homologue de l'opposition entre
l'Egli se et le prophète) se déroule selon un processus à peu près cons­
tant : le conflit pour l'autorité proprement religieuse entre les spécialistes
(conflit théologique) et/ ou le conflit pour le pouvoir à l'intérieur de
l'Eglise conduit à une contestation de la hiérarchie ecclésiastique qui
prend la forme d'une hérésie lorsque, à la faveur d'une situation de crise,
la contestation d e la monopolisation du monopole ecclésiastique par une
fraction du clergé rencontre les intérêts anticléricaux d'une fraction
des laïcs et conduit à une contestation du monopole ecclésiastique en tant
que tel.
La concentration du capital religieux n'a sans doute jamais été plus
forte que d ans l'Europe médiévale : l'Eglise, organisée selon une hiérar­
chie complexe, utilise un langage à peu près inconnu du peuple et détient

322
Pierre Bourdieu

le monopole de l'accès aux instruments du culte, textes sacrés et sur­


tout sacrements; reléguant le moine au second rang dans la hiérarchie
des ordines, elle fait du prêtre dûment mandaté l'instrument indispensable
du salut et confère à la hiérarchie le pouvoir de sanctification. Faisant
dépendre le salut de la réception des sacrements et de la profession de
foi plus que de l'obéissance aux règles morales, elle encourage cette forme
de ritualisme populaire qu'est la quête des indulgences: « les foules du
XI' au xv e siècle furent pleines de confiance en la bénédiction du prêtre
pour la rémission des péchés, soit qu'il s'agisse d'absolution au sens sacra­
mentel du terme, soit qu'il s'agisse de !'absoute donnée aux défunts, des
indulgences accordées sous certaines conditions et qui remettent la
peine, des pélerinages entrepris pour obtenir les « grandes indulgences >>,
des j ubilés romains, des confessionalia accordant à certains fidèles des
faveurs spirituelles dans l'usage de la confession » (47) . Dans une telle
situation, le champ religieux est coextensif au champ des relations de
concurrence qui s'établissent à l'intérieur même de l'Eglise. Les conflits
pour la conquête de l'autorité spirituelle qui s'instaurent dans le sous­
champ relativement autonome des savants (théologiens) produisant pour
d'autres savants et portés par la recherche proprement intellectuelle de
la distinction à des prises de position schismatiques dans le domaine de
la doctrine et du dogme sont voués par leur nature à demeurer circons­
cri ts au monde << universitaire » et la transformation de ce que nous
appellerons les schismes cléricaux en hérésies populaires est peut-être
toujours plus apparente que réelle {48) , dans la mesure où, même dans
les cas les plus favorables à la thèse de la diffusion (e.g. John Wyclif
et les Lollards, Jean Huss et les Hussites, etc.) , on a sans doute affaire
en réalité à un mixte d'invention simultanée et de réinterprétation défor­
mante accompagnées d'une recherche des autorités et des cautions
savantes. Tout incline à supposer que c'est dans la mesure et dans la
mesure seulement où la structure des relations de concurrence pour le
pouvoir à l'intérieur de l'Eglise lui offre la possibilité de s'articuler avec
un conflit «liturgique» et ecclésiastique, i.e. un conflit pour le pouvoir
sur les instruments de salut que le schisme clérical a des chances de
devenir une hérésie populair e (49) : si les idéologies religieuses (et même

(47) DELARUELLE (E.) . « Dévotion populaire et hérésie au Moyen Age ». in J. LE


GoFF (éd.) , Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-industriel le, xr e -xvrn e sièdes,
Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 152.
(48) Cf. H. GRUNDMANN, « Hérésies savantes et hérésies populaires au Moyen Age »,
in J. LE GOFF, op. cit., pp. 209-210, 218.
(49) Greenslade a bien vu le poids déterminant qui revient aux « disputes litur­
giques » dans les schismes de l'Eglise primitive (Cf. S. L. GREENSLADE, Schism in the
Early Church, New York, Harper and Bros., 1953, pp. 37-124) . Parmi les facteurs
explicatifs de l'apparition des hérésies, il faut prendre en compte des propriétés
structurales de la bureaucratie sacerdotale et en particulier sa plus ou moins grande
aptitude à se réformer ou à accueillir et tolérer e n son sein des groupes réforma­
teurs : ainsi, on peut distinguer dans l'histoire de l'Eglise chrétienne au Moyen Age
des périodes pendant lesquelles les tendances « hérétiques » peuvent s'accomplir
en même temps que s'anéantir dans la création de nouveaux ordres religieux
(soit grosso modo j usqu'au début du x1ne siècle) et des périodes pendant lesquelles
ces tendances ne peuvent prendre la forme que du refus explicite de l'ordre ecclé­
siastique en raison de l'interdiction de fonder des ordres nouveaux (Cf. G. LEFF, in
J. LE GoFF, op. cit., pp. 103 et 220-221) . On peut, prolongeant une suggestion d e
Jacques L e Goff (op. cit., p. 144) , se demander s i l es variations d e la fréquence d e
l'hérésie n'entretiennent pas une relation avec des phénomènes morphologiques tels
que les fluct uations du volume du corps des clercs et de l'aptitude corrélative de
l'Eglise à digérer les hérésies en leur offrant en son sein même une évasion mys­
tique.

323
Revue française de sociologie

sécularisées) qui, en des états très différents du champ idéologique, se


désignent comme hérétiques (en ce sens qu'elles tendent à contester
l'ordre religieux que la « hiérarchie » ecclésiastique vise à maintenir)
présentent autant de thèmes invariants (e.g. refus de la grâce institution­
nelle, prédication des laïcs et sacerdoce universel, autogestion directe
des entreprises de salut, les « permanents » ecclésiastiques étant considérés
comme de simples « serviteurs » de l a communauté, << liberté de cons­
cience », i.e. droit de chaque individu à l'auto-détermination religieuse,
au nom de l'égalité des qualifications religieuses, etc.) , c'est qu'elles
ont toujours pour principe générateur une c ontestation plus ou moins
radicale de la hiérarchie sacerdotale qui peut s'exaspérer en une dénon­
ciation de l'arbitraire d'une autorité religieuse non fondée sur la sainteté
de ses détenteurs et même en une condamnation radicale du monopole
ecclésiastique en tant que tel; c'est aussi que, initialement produites­
reproduites pour les besoins de la lutte interne contre la hiérarchie ecclé­
siastique (à la différence de la plupart des idéologies purement << théo­
logiques », obéissant à d'autres fonctions et cantonnées de ce fait dans le
monde des clercs) , elles étaient prédisposées à exprimer-inspirer, au prix
d'une radicalisation, les intérêts religieux des catégories de laïcs les plus
inclinées à contester la légitimité du m onopole ecclésiastique des instru­
ments de salut. En ce cas comme ailleurs, la question du premier com­
mencement ou, si l'on préfère, de l'hérésiarque et des sectaires, est à
peu près dépourvue de sens et l'on n'en finirait pas d'énumérer les
erreurs qu'engendre ce faux problème. En fait, l e sous-champ théologique
lui-même est un champ de concurrence et l'on peut faire l'hypothèse
que les idéologies produites pour les besoins d e cette concurrence sont
plus ou moins prédisposées à être reprises et utilisées dans d'autres
luttes (e.g. les luttes pour le pouvoir dans l'Eglise) selon la fonction
sociale qu'elles remplissent pour des producteurs occupant des positions
différentes dans ce champ. En outre, toute idéologie investie d'une effi­
cacité historique est le produit du travail collectif de tous ceux qu'elle
exprime, inspire, légitime et mobilise et les différents moments du pro­
cessus de circulation-réinvention sont a utant de premiers commencements.
Un tel modèle permet de comprendre le rôle imparti aux groupes situés
au point archimédien où s'articule le c onflit entre spécialistes religieux
situés en des positions opposées (dominantes et dominées) de la struc­
ture de l'appareil religieux et le conflit externe entre les clercs et les laïcs,
i.e. les membres du bas clergé, encore dans les ordres ou défroqués, occu­
pant une position dominée dans l'appareil de domination symbolique. Le
rôle imparti au bas clergé (et, plus généralement, à l'intelligentsia prolé­
taroïde) dans les mouvements hérétiques pourrait s'expliquer par le fait
qu'ils occupent dans la hiérarchie de l'appareil ecclésiastique de domina­
tion symbolique une position dominée, présentant certaines analogies,
en raison de l'homologie de position, avec celle des classes dominées et
que, ainsi placés en porte-à-faux dans la structure sociale, ils disposent
d'un pouvoir de critique qui leur permet de donner à leur révolte une
formulation (quasi) systématique et de servir ainsi de porte-parole aux
classes dominées. Le passage est facile de la dénonciation de l'Eglise
mondaine et des mœurs corrompues du clergé et surtout des hauts
dignitaires de l'Eglise à la contestation du prêtre comme distributeur atti­
tré de la grâce sacramentelle et aux revendications extrémistes d'une
démocratie totale du « don de la grâce » : suppression des intermédiaires,
avec la substitution de l'expiation volontaire à la confession et aux corn-

324
Pierre Bourdieu

pensations que l'Eglise, détentrice du monopole du sacrement de péni­


tence, avait seule le droit d'imposer au pécheur; suppression des inter­
médiaires, encore, avec le refus des commentateurs et des commentaires,
des <<symboles ecclésiastiques obligatoires, compris comme sources d'inter­
prétation » (50) , et la volonté de revenir à la lettre même de la source
sacrée et de ne reconnaître d'autre autorité que le preceptum evangelicum;
dénonciation du monopole sacerdotal et refus de la grâce d'institution au
nom de l'égale distribution du don de grâce qui s'affirme aussi bien
dans la recherche d'une expérience directe de Dieu que dans l'exaltation
de l'inspiration divine capable de permettre à l'innocence, voire à la
stultitia des humbles et des << pauvres chrétiens», de professer les secrets
de la foi mieux que les ecclésiastiques corrompus (51) .

3.4. La logique du fonctionnement de l'Eglise, la pratique sacerdotale


et, du même coup, la forme et le contenu du message qu'elle impose et
inculque sont la résultante de l'action conjuguée de contraintes internes
qui sont inhérentes au fonctionnement d'une bureaucratie revendiquant
avec un succès plus ou moins total le monopole de l'exercice légitime
du pouvoir religieux sur les laïcs et de la gestion des biens de salut,
comme l'impératif de l'économie de charisme, imposant de confier l'exer­
cice du sacerdoce, activité nécessairement << banale » parce que quoti­
dienne et répétitive, à des fonctionnaires du culte interchangeables et
dotés d'une qualification professionnelle homogène, acquise par un appren­
tissage spécifique, et d'instruments homogènes, propres à soutenir une
action homogène et homogénéisante, et de forces externes qui revêtent
des poids inégaux selon la conjoncture historique, soit (I) les intérêts
religieux des différents groupes ou classes de laïcs capables d'imposer
à l'Eglise des concessions et des compromis plus o u moins importants
selon le poids relatif (a) de la force qu'ils peuvent mettre au service des
virtualités hérétiques enfermées dans leurs déviations par rapport aux
normes traditionnelles (et que le corps sacerdotal affronte directement
dans la cure des âmes) et (b) du pouvoir de coercition impliqué dans
le monopole des biens de salut, (II) la concurrence du prophète (ou de
la secte) et du sorcier qui, en mobilisant ces virtualités hérétiques,
affaiblissent d'autant le pouvoir de coercition de l'Eglise.
C'est dire qu'il n'est d'autre interprétation adéquate du message en
telle ou telle de ses formes historiques que celle qui met en relation
le système de relations constitutif de ce message avec le système des
relations entre les forces matérielles et symboliques qui constituent le
champ religieux correspondant. La valeur explicative des différents
facteurs varie selon les situations historiques et il peut se faire que les
oppositions qui s'établissent entre les puissances surnaturelles (e.g.
l'opposition entre dieux et démons) reproduisent dans une logique
proprement religieuse les oppositions entre les différents types d'action

(50) KoIAKOVSKI (L.) , Chrétiens sans église, la conscience religieuse et le lien


confessionnel au XVII" siècle, Paris, Gallimard, 1969, p. 306.
(51) La contestation de la hiérarchie établie qui, avec le Montanisme, va jusqu'au
refus du principe même d'ordre et d'autorité, conduit les hérésies de l'Eglise pri­
mitive à des thèmes idéologiques tout à fait voisins de ceux des hérésies médiévales
(Cf. S. L. GREENSLADE, op. cit.) .

325
Revue française de sociologie

religieuse, i.e. les rapports de force qui s'établissent dans le champ


religieux entre différentes catégories de spécialistes (e.g. l'opposition entre
spécialistes dominants et spécialistes dominés) . Les intérêts du corps
sacerdotal peuvent aussi s'exprimer dans l'idéologie religieuse qu'ils
produisent ou reproduisent : << De même que les prêtres brahmanes ont
monopolisé la capacité de prier efficacement, i.e. l'influence magique,
efficace sur les dieux, de même ce Dieu (Brahma, ' seigneur de la prière ')
monopolise la disposition à l'égard de cette efficace et, en conséquence,
le pouvoir sur l'aspect le plus important de l'action religieuse » (52) .
La logique du marché des biens religieux est telle que tout renforcement
du monopole de l'Eglise, i.e. toute extension ou tout accroissement du
pouvoir temporel et spirituel du corps sacerdotal sur les laïcs (e.g.
évangélisation) , doit être payé par un redoublement des concessions
accordées, tant dans l'ordre du dogme que dans l'ordre de la liturgie,
aux représentations religieuses des laïcs ainsi conquis. S'agissant de
rendre raison des propriétés des biens religieux (ou aujourd'hui des
bien culturels) , offerts sur le marché, la valeur explicative des facteurs
liés au champ de production proprement dit tend à décroître au profit
des facteurs liés aux consommateurs à mesure que l'aire de diffusion et
de circulation de ses produits s'accroît, i.e., dans une société divisée en
classes, se diversifie socialement. Il s'ensuit que lorsque l'Eglise détient
un monopole de fait à peu près parfait, comme dans l'Europe médiévale,
sous les apparences de l'unité que peuvent donner les invariants de la
liturgie se dissimulent la diversification expresse des techniques de
prédication et de cure des âmes et la diversité extrême des expériences
religieuses, qui se distribuent depuis le fidéisme mystique j usqu'au
ritualisme magique. De même, le jeu des réinterprétations et des transac­
tions a fait de l'Islam nord-africain une totalité complexe où l'on ne
saurait, sans arbitraire, distinguer ce qui est proprement islamique et
ce qui tient au fond local : la religiosité des bourgeois citadins ( << tra­
ditionalistes » ou << occidentalisés ») , conscients d'appartenir à une religion
universelle, s'oppose en tous points au ritualisme des paysans, ignorants
des subtilités du dogme et de la théologie et l'Islam se présente comme
un ensemble hiérarchisé où l'analyse peut isoler différents << niveaux »,
dévotion animiste et rites agraires, culte des saints et maraboutisme,
pratique réglée par la religion, droit, dogme et ésotérisme mystique.
L'analyse différentielle décèlerait sans doute des types extrêmement
différents de profils religieux (par analogie avec la notion bachelardienne
de << profil épistémologique ») , i.e. des modes d'intégration hiérarchique
très différents de ces différents niveaux dont l'importance relative en
chaque type d'expérience et de pratique varie selon les conditions d'exis­
tence et le degré d'éducation caractéristiques du groupe ou de la classe
considéré (53) .

3.4.1. La concurrence du sorcier, petit entrepreneur indépendant, loué


à l'occasion par des particuliers et exerçant son office à temps partiel
et contre rémunération, sans y avoir été spécifiquement préparé et sans
c aution institutionnelle (et, le plus souvent, de manière clandestine) , se
conjugue avec la demande des groupes ou classes inférieurs (en parti-

(52) W.u.G., p. 421.


(53) Cf. P. BouRDIEU, Sociologie de l'Algérie, Paris, Presses Universitaires de
France, 1 re éd. 1958, 3 e éd. 19'10, pp. 101-103.

326
Pierre Bourdieu.

culier des paysans) qui fournissent sa clientèle au sorcier, pour imposer


à l'Eglise la « ritualisation » de la pratique religieuse et la canonisation
des croyances populaires.
Le Manue l de Folklore français contemporain d' Arnold Van Gennep,
fourmille d'exemples de ces échanges entre la culture paysanne et la
culture ecclésiastique - « fêtes liturgiques folklorisées », comme les
<<rogations», rites païens intégrés dans la liturgie commune, saints inves­
tis de propriétés et de fonctions magiques, etc. - qui sont la marque
des concessions que les clercs doivent accorder aux demandes profanes,
ne serait-ce que pour arracher aux sollicitations concurrentes de la
sorcellerie les clients qu'un << aggiornamento» leur abandonnerait (54) .
De même, l'Islam tient sa force et sa forme, dans la campagne nord­
africaine, de ce qu'il s'est accommodé aux aspirations des ruraux en
même temps qu'il les assimilait au prix de transactions incessantes :
tandis que la religion agraire se réinterprète constamment dans le langage
de la religion universelle, les préceptes de la religion universelle se
redéfinissent en fonction des coutumes locales, la tendance de l'ortho­
doxie à considérer les droits et coutumes vernaculaires (berbères par
exemple) ou les cultes agraires comme survivances et déviations étant
toujours contrebalancée par l'effort plus ou moins méthodique pour
absorber ces formes de religiosité ou de droit sans les reconnaître (55) .

3.4.2. A l'inverse, la concurrence du prophète (ou de la secte) se


conjugue avec la critique intellectualiste de certaines catégories de laïcs
pour renforcer la tendance de la bureaucratie sacerdotale à soumettre
la liturgie aussi bien que le dogme à une << sytématisation casuistico­
rationnelle » et à une << banalisation », destinées à en faire des instru­
ments de lutte symbolique homogènes ( << banalisés ») , cohérents, distinc­
tifs et fixés ( « canonisés ») et par là susceptibles d'être acquis et utilisés
par n'importe qui mais seulement au terme d'un apprentissage spécifique,
donc inaccessibles au premier venu (fonction de légitimation du mono­
pole religieux impartie à l 'éducation) .
Preuve que les nécessités de la défense contre la prophétie concur­
rente (ou l'hérésie) et contre l'intellectualisme laïc contribuent à favoriser
la production d'instruments «banalisés » de la pratique religieuse, la
production des écrits canoniques est accélérée lorsque le contenu de la
tradition se trouve menacé (56) . C'est aussi le souci de définir l'origina­
lité de la communauté par rapport aux doctrines concurrentes qui conduit
à valoriser les signes distinctifs et les doctrines discriminantes, à la fois
pour lutter contre l'indifférentisme et pour rendre difficile le passage à
la religion concurrente (57) . Par ailleurs, la < < systématisation casuistico­
rationnelle » et la << banalisation» constituent les conditions fondamentales
du fonctionnement d'une bureaucratie de la gestion des biens de salut
en ce qu'elles permettent à des agents quelconques (i.e. interchangeables)
d'exercer de manière continue l'activité sacerdotale en leur fournissant
(54) Cf. J. LE GoFF, << Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisa­
tion mérovingienne ». in L. Bergeron (éd.) , Niveaux de culture et groupes sociaux,
Paris, Mouton, 1967, pp. 21-32.
(55) Cf. P. BOURDIEU, ibid.
(56) W.u.G., p. 361.
(57) W.u.G., p. 362.

327
Revue française de sociologie

les instruments pratiques qui leur sont indispensables pour remplir leur
fonction au moindre coût (pour eux-mêmes) et au moindre risque (pour
l'institution) , surtout lorsqu'il leur faut « prendre position (dans la pré­
dication ou la cure des âmes) sur des problèmes qui n'ont pas été résolus
dans la révélation » (58) , - le bréviaire, le sermonnaire ou le catéchisme
j ouant à la fois le rôle d'un pense- bête et d'un garde-fou, destiné à
assurer l'économie de l'improvisation e n même temps qu'à l'interdire.
Enfin, par les raffinements et les complications qu'elle apporte au fonds
culturel primaire, la systématisation sacerdotale a pour efiet de tenir
les laïcs à distance (c'est une des fonctions de toute théologie ésoté­
rique) (59) , de les convaincre que cette activité suppose une « qualifica­
tion » spéciale, « un don de grâce », inaccessible au commun, et de les
persuader d'abandonner la gestion de leurs affaires religieuses à la caste
dirigeante, seule en mesure d'acquérir la compétence nécessaire pour
devenir un théoricien religieux (60) .

4. Pouvoir politique et pouvoir religieux

Du fait que l'autorité proprement religieuse et la force temporelle


que les différentes instances religieuses peuvent engager dans leur lutte
pour la légitimité religieuse n'est jamais indépendante du poids des laïcs
qu'elles mobilisent dans la structure des rapports d e force entre les
classes et que, par conséquent, la structure des relations obj ectives entre
les instances occupant des positions différentes dans les rapports de
production, de reproduction et de distribution de biens religieux tend
à reproduire la structure des rapports de force entre les groupes ou
les classes, mais sous la forme transfigurée et déguisée d'un champ
de rapports de force entre des instances en lutte pour le maintien ou
pour la subversion de l'ordre symbolique, la structure des relations
entre le champ religieux et le champ d u pouvoir commande, en chaque
c onj oncture, la configuration de la structure des relations constitutives
d u champ religieux qui remplit une fonction externe de légitimation de
l'ordre établi dans la mesure où le maintien de l'ordre symbolique con­
tribue directement au maintien de l'ordre politique tandis que la sub­
version symbolique de l'ordre symbolique ne peut affecter l'ordre politique
que lorsqu'elle accompagne une subversion politique de cet ordre.

4.1. L'Eglise contribue au maintien d e l'ordre politique, i.e. au renfor­


cement symbolique des divisions de cet ordre, dans et par l'accomplisse­
ment de sa fonction propre qui est de c ontribuer au maintien de l'ordre
symbolique, i.e. (I) en imposant et en inculquant des schèmes de percep­
tion, de pensée et d'action obj ectivement accordés aux structures poli­
tiques et propres de ce fait à donner à ces structures la légitimation
suprême qu'est la « naturalisation », e n instaurant et en restaurant
raccord sur la mise en ordre du monde par l'imposition et l'inculcation
d e schèmes de pensée communs et par l'affirmation ou la réaffirmation
(58) W:u.G., p. 366.
(59) P. RADIN, op. cit., p. 19.
(60) P. RADIN, op. cit., p. 37.

328
Pierre Bourdieu

solennelle de cet accord dans la fête ou la cérémonie religieuse, action


symbolique du second ordre qui utilise l'efficacité symbolique des sym­
boles religieux pour renforcer leur efficacité symbolique en renforçant
la croyance collective en leur efficacité; (II) en engageant l'autorité
proprement religieuse dont elle dispose pour combattre sur le terrain
proprement symbolique les tentatives prophétiques ou hérétiques de
subversion de l'ordre symbolique.
Ce n'est sans doute pas par un effet du hasard que deux des sources
les plus importantes de la philosophie scolastique manifestent, de manière
idéaltypique, dans leur titre même, l'homologie entre les structures
politiques, cosmologiques et ecclésiastiques que l'Eglise a pour fonction
d'inculquer : ces deux ouvrages, attribués à Denys l'Aréopagite, Sur la
hiérarchie céleste et Sur la hiérarchie ecclésiastique, enferment une phi­
losophie émanatiste qui établit une stricte correspondance entre la hié­
rarchie des valeurs et la hiérarchie des êtres en faisant de l'univers le
résultat d'un processus de dégradation depuis l'Un, !'Absolu, jusqu'à la
matière en passant par les archanges, les anges, les séraphins et les
chérubins, l'homme et la nature organique. Ce système symbolique,
où la cosmologie aristotélicienne s'intègre sans difficulté, avec son
<<premier moteur immobile », qui transmet son mouvement aux sphères
célestes les plus hautes, d'où il descend, par degrés successifs, jusqu'au
monde sublunaire du devenir et de la corruption, semble prédisposé par
quelque harmonie préétablie à exprimer la structure <<émanatiste » du
monde ecclésiastique et du monde politique : chacune des hiérarchies
- Pape, Cardinaux, Archevêques, Evêques, bas clergé, Empereur, Princes,
Ducs et autres vassaux -, étant une image fidèle de toutes les autres,
elle n'est, en dernier ressort, qu'un aspect de l'ordre cosmique établi par
Dieu, donc éternel et immuable. En instaurant une correspondance aussi
parfaite entre les différents ordres, à la façon du mythe qui ramène la
diversité du monde à des séries d'oppositions simples et hiérarchisées,
elles-mêmes réductibles les unes aux autres, haut et bas, droite et gauche,
masculin et féminin, sec et humide, l'idéologie religieuse produit cette
forme élémentaire de l'expérience de la nécessité logique qu'engendre
la pensée analogique en unifiant des univers séparés. La contribution la
plus spécifique de l'Eglise (et plus généralement de la religion) au
maintien de l'ordre symbolique consiste moins dans la transmutation à
l'ordre de la mystique (61) que dans la transmutation à l'ordre de la
logique qu'elle fait subir à l'ordre politique par le seul fait de l'unification
des différents ordres : l'effet d'absolutisation du relatif et de légitimation
de l'arbitraire se trouve produit non seulement par l'instauration d'une
correspondance entre la hiérarchie cosmologique et la hiérarchie sociale
ou ecclésiastique mais aussi et surtout par l'imposition d'un mode de
pensée hiérarchique qui, en reconnaissant l'existence de points privilégiés
tant dans l'espace cosmique que dans l'espace politique, «naturalise »
(Aristote ne parle-t-il pas de « lieux naturels ») les relations d'ordre.
« La discipline logique, disait Durkheim, est un cas particulier de la
discipline sociale » (62). Inculquer, par l'éducation implicite et explicite,
(61) « Le système social est en quelque sorte transféré sur le plan de la mystique.
où il fonctionne comme un système de valeurs sociales placé à l'abri de toute
critique et de toute révision » (M. J. FORTES and E. EvANs-PRrrcHARD, African Poli­
cal Systems, p. 16.)
(62) F.E.V.R. , p. 24, n.

329
Revue française de sociologie

le respect de disciplines « logiques » telles que celles qui soutiennent le


système mythico-rituel ou l'idéologie religieuse et la liturgie, et, plus
précisément, imposer les observances rituelles qui, vécues comme la
condition de la sauvegarde de l'ordre cosmique et de la subsistance du
groupe (le c ataclysme naturel jouant dans certains contextes le rôle que
la révolution politique joue en d'autres) , tendent en fait (une des fonc­
tions principales du rite étant de rendre possible la réunion de principes
mytho-logiquement séparés, comme le masculin et le féminin, l'eau et
le feu, etc.) à perpétuer les relations fondamentales de l'ordre social,
c'est transmuer la transgression des barrières sociales en sacrilège
enfermant sa propre sanction, quand ce n'est pas rendre impensable
l'idée même de la transgression de frontières si parfaitement << natura­
lisées » (parce qu'intériorisées comme principes de structuration du
monde) qu'elles ne peuvent être abolies qu'au prix d'une révolution
symbolique ( e.g. la révolution copernicienne et galiléenne d'un côté,
machiavélienne de l'autre) corrélative d'une profonde transformation
politique (e.g. l'effondrement progressif de l'ordre féodal) . Bref, non
seulement parce que les topologies cosmologiques sont toujours des
topologies politiques « naturalisées », mais aussi parce que, comme en
témoigne la place que toutes les éducations aristocratiques font à l'appren­
tissage de l'étiquette et des manières, l'inculcation du respect des formes,
même et surtout sous les espèces du formalisme et du ritualisme magiques,
imposition arbitraire d'un ordre arbitraire, constitue un des moyens les
plus efficaces d'obtenir la reconnaissance - méconnaissance des interdits
et des normes garantissant l'ordre social, une institution qui, comme
l'Eglise, se trouve investie d'une fonction de maintien de l'ordre symbo­
lique du fait de sa position dans la structure du champ religieux,
c ontribue toujours, par surcroît, au maintien de l'ordre politique.

4.1.1. La relation d'homologie qui s'établit entre la position de l'Eglise


d ans la structure du champ religieux et la position des fractions domi­
nantes des classes dominantes dans le champ du pouvoir et dans la
structure des rapports de classe et qui fait que l'Eglise contribue à la
conservation de l'ordre politique en contribuant à la conservation de
l'ordre religieux, n'exclut pas les tensions et les conflits entre le pouvoir
politique et le pouvoir religieux qui, malgré la complémentarité partielle
de leurs fonctions dans la division du travail de domination, peuvent
entrer en concurrence et qui, au cours de l'histoire, ont trouvé (au prix
de compromis tacites ou de concordats explicites fondés dans tous les
cas sur l'échange de la force temporelle contre l'autorité spirituelle)
différents types d'équilibre situés entre les deux pôles constitués par la
hiérocratie ou gouvernement temporel des prêtres et le césaropapisme ou
subordination totale du pouvoir sacerdotal au pouvoir séculier.
Tout incline à supposer que la structure des relations entre le champ
du pouvoir et le champ religieux commande la configuration de la struc­
ture des relations constitutives du champ religieux. Ainsi, Max Weber
montre, dans le Judaïsme antique, que selon le type de pouvoir politique
et selon le type de rapports entre les instances religieuses et les instances
politiques, diverses solutions peuvent être données à la relation antago­
niste entre la prêtrise et la prophétie : dans les grands empires bureau­
cratiques comme l'Egypte et Rome, la prophétie est tout simplement

330
Pierre Bourdieu.

exclue d'un champ religieux strictement contrôlé par la police religieuse


d'une religion d'Etat. A l'inverse, en Israël, la prêtrise ne pouvait
compter sur une monarchie trop faible pour supprimer de façon défini­
tive la prophétie, qui trouvait un soutien parmi les notables et qui avait
derrière elle une longue tradition. En Grèce, on trouve une solution
intermédiaire : le fait que liberté soit laissée d'exercer la prophétie, m ais
seulement en un lieu bien circonscrit, le temple de Delphes, manifeste
la nécessité de composer « démocratiquement » avec les demandes de
certains groupes de laïcs. A ces différents types de structure de la rela­
tion entre les instances du champ religieux correspondent d'ailleurs des
différences dans la forme de la prophétie.

4.2. L'aptitude à formuler et à nommer ce que les systèmes symbo­


liques en vigueur rej ettent d ans l'informulé ou l'innommable et à déplacer
ainsi la frontière du pensé e t de l'impensé, du possible et de l'impossible,
du pensable et de l'impensable, aptitude qui est corrélative d'une haute
naissance associée à une position de porte-à-faux dans la structure du
champ religieux et dans la structure des rapports de classe, constitue
le capital initial qui permet au prophète d'exercer une action mobilisa­
trice sur une fraction suffisamment puissante des laïcs en symbolisant
par son discours et sa conduite extraordinaires ce que les systèmes sym ­
boliques ordinaires sont structuralement incapables d'exprimer, et en
particulier les situations extraordinaires.
La réussite du prophète reste incompréhensible aussi longtemps que
l'on se tient dans les limites du champ religieux. Sauf à invoquer un
pouvoir miraculeux, i.e. une création e x nihilo de capital religieux, ce
que fait Max Weber dans certaines de ses formulations de la théorie
du charisme. En fait, de même que le prêtre a partie liée avec l'ordre
ordinaire, de même le prophète est l'homme des situations de crise, où
l'ordre établi bascule et où l'avenir tout entier est suspendu. Le discours
prophétique a plus de chances d'apparaître dans les périodes de crise
ouverte ou larvée affectant soit des sociétés entières, soit certaines classes,
i.e. dans les périodes où les transformations économiques ou morpholo­
giques déterminent, dans telle ou telle partie de la société, l'effondrement,
l'affaiblissement ou l'obsolescence des traditions ou des systèmes symbo­
liques qui fournissaient les principes de la vision du monde et de la
conduite de la vie. Ainsi, comme l'observait Max Weber, << la création
d'un pouvoir charismatique [ . . . ] est toujours le produit de situations exté­
rieures inhabituelles » ou d'une « excitation commune à un groupe d'hom­
mes, suscitée par quelque chose d'extraordinaire » (63) . Et de même, Marcel
Mauss notait : « des disettes, des guerres, suscitent des prophètes, des
hérésies; des contacts violents entament même la répartition de la popu­
lation, la nature de la population, des métissages de sociétés entières
(c'est le cas de la colonisation) font surgir forcément et précisément de
nouvelles idées et de nouvelles traditions [ . . . ] . Il ne faut pas confondre
ces causes collectives, organiques, avec l'action des individus qui en sont
les interprètes plus que les maîtres. Il n'y a donc pas à opposer l'inven­
tion individuelle à l'habitude collective. Constance et routine peuvent
être le fait des individus, novation et révolution peuvent être l'œuvre des
groupes, des sous-groupes, des sectes, des individus agissant par et pour
(63) W.u.G., II, p. 442.

331
Revue française de sociologie

les groupes > (64) . Wilson D. Wallis observe que les messies surgissent
dans les périodes de crise, en relation avec une aspiration profonde au
changement politique, et que « quand la prospérité nationale refleurit,
l'espérance m essianique s'évanouit » (65) . De même enfin, Evans Pritchard
note que, comme la plupart des prophètes hébreux, le prophète est lié
à la guerre : « la principale fonction sociale des principaux prophètes
du passé était de diriger les raids sur le bétail des Dinka et les combats
c ontre les différents groupes étrangers du nord » (66). Pour en finir
complètement avec la représentation du charism e comme propriété atta­
chée à la nature d'un individu singulier, il faudrait encore déterminer,
en chaque cas particulier, les caractéristiques sociologiquement pertinentes
d'une biographie singulière qui font que tel individu s'est trouvé socia­
lement prédisposé à éprouver et à exprimer avec une force et une
cohérence particulières des dispositions éthiques ou politiques déjà pré­
sentes, à l'état implicite, chez tous les membres de la classe ou du groupe
de ses destinataires. Il faudrait analyser en particulier les facteurs qui
prédisposent les catégories et les groupes structuralement ambigus,
boiteux ou bâtards (mo ts choisis pour leur vertu évocatrice) , occupant
des lieux de grande tension structurale, positions de porte-à-faux et
points archimédiens (e.g. les forgerons dans nombre de sociétés primitives,
l'intelligentsia prolétaroïde dans les mouvements millenaristes ou, à un
niveau psychosociologique, les individus au statut fortement décristal­
lisé), à remplir la fonction qui leur incombe tant dans l'état normal du
fonctionnement des sociétés (manipulation des forces dangereuses et
incontrôlées) que dans les situations de crise (formulation de l'infor­
mulé) . Bref, le prophète est moins l'homme << extraordinaire )> dont parlait
Weber que l'homme des situations extraordinaires, celles dont les gar­
diens de l'ordre ordinaire n'ont rien à dire, et pour cause, puisque le
seul langage dont ils disposent pour les penser est celui de l'exorcisme.
C'est parce qu'il réalise, dans sa personne et dans son discours comme
paroles exemplaires, la rencontre d'un signifiant et d'un signifié qui lui
préexistait, mais seulement à l'état potentiel et implicite, qu'il p2ut
mobiliser les groupes ou les classes qui reconnaissent son langage p3.rce
qu'ils se reconnaissent en lui, les couches aristocratiques et princiè res par
exemple dans le cas de Zarathoustra, de M:ohammed et des prophètes
indiens, les classes moyennes, citadines ou campagnardes, dans le cas
des prophètes d'Israël. Le fait que l'analyse savante révèle que le dis­
cours prophétique n'apporte à peu près rien qui ne soit enfermé dans
la tradition antérieure, soit sacerdotale, soit sectaire, n'exclut aucune­
ment qu'il ait pu produire l'illusion de la nouveauté radicale par exemple
en vulgarisant auprès de publics nouv eaux un message é�;::>t&rique. La
crise du langage ordinaire appelle ou autorise le langage de crise et la
critique du langage ordinaire : la révélation, i.e. le fait de dire ce qui
va être ou de dire ce qui était impensable parce qu'indicible, veut de
ces moments où tout peut être dit parce que tout peut arriver. C'est une
telle conjoncture qu'évoque C. Vasoli, pour rendre raison de l'apparition
d'une secte hérétique florentine à la fin du xv" siècle : « Après 1480
surtout, on rencontre des traces nombreuses et fréquentes d'une forte

(64) MAuss (M.) , Œuvres, 111, Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris,
Ed. de Minuit, pp. 333-334.
(65) WALLIS <W. D.) , Messiahs, Their Role in Civilization, Washington, American
Council on Public Affairs, 1943, p. 182.
(66) Op. cit., p. 45.

332
Pierre Bourdieu

sensibilité eschatologique, des attentes diffuses d'événements mystiques,


des prodiges terrifiants, des signes avant-coureurs et des apparitions
mystérieuses qui annoncent de grands bouleversements dans les choses
humaines et divines, dans la vie ecclésiastique, et dans le destin à venir
de toute la chrétienté. L'invocation d'un grand réformateur n'est pas
rare et même de plus en plus vive et insistante, pour qu'il vienne purifier
et renouveler l'Eglise, la purger de tous ses péchés et la reconduire à ses
origines divines, à la pureté sans tache de l'expérience évangélique [ . . . ].
Nous ne sommes pas étonnés que, dans cette ambiance, réapparaissent
aussi des thèses nettement prophétiques » (67) . Le prophète qui réussit
est celui qui réussit à dire ce qui est à dire, dans une de ces situations
qui paraissent appeler et refuser le langage, parce qu'elles imposent la
découverte de l'inadéquation de toutes les grilles de déchiffrement dis­
ponibles. Mais plus profondément, l'exercice même de la fonction pro­
phétique n'est concevable que dans des sociétés qui, échappant à la
simple reproduction, sont, si l'on peut dire, entrées dans l'histoire : à
mesure que l'on s'éloigne des sociétés les plus indiŒérenciées et les plus
capables de maîtriser leur propre devenir en le ritualisant (rites agraires
et rites de passage) , les prophètes, inventeurs du futur eschatologique et,
par là, de l'histoire comme mouvement vers le futur, qui sont eux-mêmes
les produits de l'histoire, i.e . de la rupture du temps cyclique qu'introduit
la crise, viennent remplir la place jusque-là impartie aux mécanismes
sociaux de ritualisa tion de la crise, i.e. d'exercice contrôlé c!e la crise,
qui supposent une division du travail religieux conférant des rôles com­
plémentaires aux responsables de l'ordre ordinaire, brahmanes dans l'Inde
ou flamines à Rome, et aux fauteurs du désordre sacré, Lupcrques et
Gandharva. Et l'on ne peut manquer d'apercevoir au passage que la
stylisation qu'opère le mythe présente sous une forme paradigmatique
l'opposition entre les deux pouvoirs antagonistes, entre la celeritas et la
gravitas, principe de toute une série d'oppositions secondaires telles que
l'opposition entre le discontinu et le continu, entre la création et la
conservation, la mystique et la religion : << les brahmanes et aussi les
flamines avec la hiérarchie sacerdotale qu'ils ouvrent, représentent la
religion permanente et constamment pu b lique dans laquelle trouve place
- à l'exception d'un seul j our - toute la vie de la société et de tous
ses membres. Les Luperques, et aussi le groupe d'hommes dont les Gan­
dharva semblent être la transposition mythique, constituent précisément
cette exception; ils relèvent, eux, d'une religion qui n'est publique et
accessible que dans une apparition éphémère [ . . . ]. Flarnines et brah­
manes assurent l'ordre sacré, Luperques et Gandharva sont les agents
d'un désordre non moins sacré; des deux religions qu'ils représentent,
l'une est statique, réglée, c a lme, l'autre est dynamique, li bre, violent e ;
c'est j ustement à cause de cette nature que la seconde ne peut dominer
que dans un temps très court, le temps de purifier et aussi de ranimer,
de 'recréer' tumultueusement la première » (68) . Qu'il suffise d'aj outer
que les flamines sont buveurs et musiciens tandis que les brahmanes
s'abstiennent de liqueurs enivrantes et ignorent le chant, la danse et la
musique : << rien d'original, rien qui relève de Z,inspiration e t d e l a fan­
taisie » (69) ; que « la vitesse (rapidité extrême, apparition et disparition
(67) VAsoLI (C.) , « Une secte hérétique florentine à la fin du xv e siècle, les 4oints' »,
in J. LE GOFF, op. cit., p. 259.
(68) Dt;MÉZIL (G.) , .MitTa-Varuna, Essai SUT deux TepTésentations indo-euTopéennes
de la souveTaineté, Paris, Gallimard, 1948, pp. 39-40, souligné par moi.
(69) Op. cit., p. 45.

333
Revue française de .sociologie

soudaines, prise immédiate, etc.) est l e comportement, le • rythme ' qui


c onvient le mieux à l'activité de ces sociétés violentes, improvisatrices,
créatrices », tandis que la religion publique << requiert un comportement
maj estueux, un rythme lent » (70) ; que les Luperques et les flamines
s'opposent aussi comme juniores et seniores, comme légers et lourds
(guru) ; que les flamines << assurent le cours régulier d'une fécondité
continue, sans interruption, sans accident », mais, capables « de prolonger
la vie et la fécondité » par leurs sacrifices, ne peuvent « les ranimer »
tandis que les miracles des Luperques, << réparant un accident, rétablissent
une fécondité interrompue » (71) ; et enfin que << c'est parce qu'ils sont
• excessifs ' que les Luperques et les Gandharva peuvent créer, alors que
les flamines et les brahmanes, n'étant qu' • exacts ' ne peuvent que
maintenir » (72) .
4.2.1. La relation qui s'établit entre la révolution politique et la révo­
lution symbolique n'est pas symétrique.
S'il n'est sans doute pas de révolution symbolique qui ne suppose
une révolution politique, la révolution politique ne suffit pas, par soi,
à produire la révolution symbolique qui est nécessaire pour lui donner
un langage adéquat, condition d'un plein accomplissement : « La tradition
de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cer­
veau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer,
eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est
précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent crain­
tivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs
mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène
de l'histoire sous un déguisement respectable et avec ce langage
emprunté » (73) . Aussi longtemps que la crise n'a pas trouvé son pro­
phète, les schèmes avec lesquels on pense le monde renversé sont encore
le produit du monde à renverser. Le prophète est celui qui peut contri­
buer à réaliser la coïncidence de la révolution avec elle-même en opérant
la révolution symbolique qu'appelle la révolution politique. Mais s'il est
vrai que la révolution politique ne trouve son accomplissement que dans
la révolution symbolique qui la fait exister pleinement en lui donnant
les moyens de se penser dans sa vérité, i.e. comme inouïe, impensable
et innommable selon toutes les grilles anciennes, au lieu de se prendre
pour l'une ou l'autre des révolutions du passé; s'il est vrai donc que
toute révolution politique appelle cette révolution des systèmes symbo­
liques que la tradition métaphysique désigne du nom de me tanoïa, il
reste que la conversion des esprits comme révolution en pensée n'est
une révolution que dans les esprits d'avance convertis des prophètes
religieux qui, faute de pouvoir penser les limites de leur pouvoir, i.e.
de leur pensée du pouvoir, ne peuvent donner les moyens de penser cet
impensable qu'est la crise sans imposer du même coup cet impensé
qu'est la signification politique de la crise, se rendant ainsi coupables,
sans le savoir ni le vouloir, du vol de pensée qui leur est fait.
Pierre BOURDIEU.
Centre de sociologie européenne.

(70) Op. cit., p. 47.


(71) Op. cit., p. 52.
(72) Op. cit., p. 53.
(73) MARx (K.) , Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1963, p. 13.

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