LA BIBLE
Publié sous la direction de
Élian CUVILLIER Et Bernadette ESCAFFRE
ENTRE EXÉGÈTES
ET THÉOLOGIENS :
LA BIBLE
24e Congrès ACFEB
Toulouse, 2011
ISBN : 978-2-204-00000-0
LISTE DES ABRÉVIATIONS
AVANT-PROPOS
4. VON RAD G., Theologie des Alten Testaments, t. I : Die Theologie der
geschichtlichen Überlieferungen Israels ; t. II : Die Theologie der prophetischen
Überlieferungen Israels, Munich, 1957, 1967.
5. Dans Mélanges Marie-Dominique Chenu (Bibliothèque thomiste XXXVII),
Paris, J. Vrin, 1967, p. 439-449.
6. Celles-ci n’ont pas été totalement écartées, puisqu’on les retrouve en particulier
dans les conférences et ateliers de Jean L’Hour et Daniel Gerber.
AVANT-PROPOS 13
LA MARGINALISATION DE L’EXÉGÈSE
compris lui qui, dans le second tome de son Jésus de Nazareth, fait de Bult-
mann son principal interlocuteur sur les récits de Résurrection7).
EXÉGÈSE ET DOGMATIQUE
7. Voir le compte rendu de ce second opus fait par Élian CUVILLIER, Le Monde de
la Bible, hors série été 2011, p. 13. Pour le premier opus, voir « Qu’est-ce que
l’histoire ? “Jésus de Nazareth” de Benoît XVI », C.E. 141 (Lire la Bible
aujourd’hui. Quels enjeux pour les Églises ?) [2007], p. 133-134.
AVANT-PROPOS 15
par la lecture d’un exégète (en l’occurrence Jean-Pierre Lémonon, lui aussi
théologien), peut réfléchir à la modernité et à la pertinence d’une lecture de
Paul et, singulièrement, de Ga 3. Ce souci du théologien de se confronter aux
travaux de l’exégèse soulève cependant une question de fond :
Comment, dans l’espace de la théologie, l’exégèse informe-t-elle la dog-
matique ? Dit autrement : quel exégète informe quel systématicien (Lémonon
est catholique, Bordeyne est catholique : la relecture sera théologiquement
catholique). À l’inverse, comme l’a magistralement illustré P. Bühler, quand
R. Bultmann, l’exégète luthérien, informe Gerhard Ebeling le systématicien
luthérien, la théologie sera forcément luthérienne. L’enjeu est alors : est-ce
que cela peut se déplacer à l’intérieur de ces systèmes ? Est-ce qu’il peut y
avoir de l’extériorité ? Et si oui, comment ? Ne faudrait-il pas, alors, élargir
le dialogue avec des partenaires qui ne sont pas « de notre école » ?
Il y aura, quoi qu’il en soit, toujours un théologien exégète et un théolo-
gien dogmaticien qui se réclameront (consciemment ou non) d’une tradi-
tion : un « point de vue » idéologiquement situé (comme le point de vue dit
« neutre » l’est aussi).
ATELIERS
dans l’Ancien Testament. On peut en trouver une grille de lecture sur le site
de l’ACFEB, à la page du groupe Sud-Ouest. De même, un complément à
l’article de Marie-Thérèse Desouche est consultable dans des pages WEB
voisines8.
Dans cette publication, les premiers ateliers posent des questionnements
d’ordre herméneutique : Élian Cuvillier, « Exégèse et théologie : un double
défi » ; Jean Emmanuel de Ena, « “Sans confusion, sans séparation” : quelle
union entre exégèse et théologie ? Jalons pour une herméneutique renouve-
lée des divers sens de l’Écriture ».
Les ateliers suivants traitent le rapport exégèse théologie à partir
d’exemples concrets pris dans des livres bibliques et/ou des commentaires :
Philippe Abadie, « David pécheur et converti. Réécriture par le Chroniste
(1 Ch 21) du recensement (2 S 24) » ; Jean-François Lefebvre, « Quelle
articulation théologique entre sacerdoce et royauté ? À propos du
psaume 110 relu dans l’épître aux Hébreux, à la lumière du commentaire de
saint Thomas d’Aquin9 » ; Amaury Begasse de Dhaem et Jean Radermakers,
« Entre exégètes et théologiens : le Christ selon saint Marc » ; Jean Landier
et Jacqueline Landier-Bonhomme, « Relectures contemporaines des pro-
logues johanniques : Dei Verbum, Verbum Domini et Michel Henry » ; et
René Lafontaine, « La lecture rhétorique de la lettre aux Galates et son
commentaire luthérien de 1535 ». Ce dernier, ainsi qu’Amaury Begasse et
Jean Radermakers, tous trois jésuites enseignant à l’Institut d’études théolo-
giques de Bruxelles, parlent du rapport entre exégèse et théologie à partir de
la pédagogie mise en œuvre dans cet institut.
Avec Philippe Molac, nous voyons ensuite l’exemple d’un Père de
l’Église : « Grégoire de Nazianze à l’écoute des Écritures ». De son côté,
Alain Marchadour discute de questions historico-critiques à partir des travaux
de Simon Légasse10. Nous terminons cette publication avec deux ateliers
« pratiques » : Sophie Schlumberger décrit la marche des groupes qu’elle
anime, « Un animateur biblique entre exégèse et théologie11 ». Marie-Thérèse
Desouche présente l’expérience d’un cours-séminaire de l’ICT, « Le rapport
Nous aimerions terminer par une image : celle de la crête. C’est sur une
crête, et là seulement, que nous devons rester. C’est aux uns et aux autres
notre vocation, c’est-à-dire, ce à quoi nous sommes appelés. À savoir éviter
de basculer sur un versant ou sur l’autre de cette crête. Pour les uns, éviter
de dévisser du côté d’une exégèse « hors la foi », coupée de son enracine-
ment théologique13 qui seul peut lui donner cet éclairage particulier, singu-
lier peut-on dire, qui ouvre pour l’exégète un regard spécifique informé sur
le texte. Pour les autres, éviter la dérive « dogmatisante » où l’exégèse n’est
qu’un instrument servile, donc inutile, pour défendre des postures qui se
suffisent à elles-mêmes14. La Parole de vie deviendrait ainsi lettre morte au
service d’une idéologie.
Une crête, une arête devrait-on dire sur laquelle il est difficile – impos-
sible ? – de marcher et qui est cependant notre chemin et notre pain quoti-
dien. Et c’est pourquoi nous laissons la parole à un exégète bien connu de
nous tous, Jean Zumstein, qui résume admirablement le défi auquel les uns
et les autres nous sommes confrontés :
« Si le Nouveau Testament est considéré comme un objet cultuel relevant
de la science des religions, la communauté académique et érudite forme son
seul lien d’insertion. En revanche, si l’exégèse est conçue comme discipline
théologique, c’est-à-dire comme l’écoute d’une parole qui interpelle, qui
éclaire et qui suscite une pratique, alors elle est en lien avec la communauté
ecclésiale. Cette relation doit être vue comme un compagnonnage critique.
12. Cet atelier était aussi animé par Jean-Michel POIRIER enseignant à la faculté
de théologie de Toulouse.
13. En ouvrant le congrès, le recteur de l’Institut catholique, Mgr Pierre
DEBERGÉ, rappelait qu’une exégèse ne laissant pas de place à la théologie ne
pourrait être que desséchante.
14. Est-il ici utile de rappeler qu’il ne s’agit pas bien sûr d’un rejet du « dogme »
ou de la Tradition qui auront toujours leur place dans la lecture de la Bible ? Sur les
rapports Écriture et Tradition, voir le cardinal VANHOYE A., « La réception dans
l’Église de la constitution dogmatique Dei Verbum du concile Vatican II à
aujourd’hui », Esprit et Vie 107 (juin 2004), p. 3-13 et GARRIGUES Jean-Miguel, « La
parole de Dieu comme Révélation. Questions bibliques en théologie fondamentale »,
RevThom 110 (2010), p. 463-492.
20 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE
RÉTROSPECTIVES ET PERSPECTIVES
PIERRE BÜHLER
17. LUZ U. (éd.), La Bible : une pomme de discorde. Un livre unique – différents
chemins d’approche (Essais bibliques 21), Genève, Labor et Fides, 1992.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 25
ses risques de biblicisme. Enfin, le contexte disciplinaire peut jouer son rôle,
et c’est ce point précisément qui est au cœur du thème du congrès : comment
la Bible est-elle lue selon la discipline dans laquelle s’effectue cette lecture,
et y a-t-il continuité ou incompatibilité ? Mais cette question se posera peut-
être différemment selon qu’on se trouve en situation de pluralité ou de mo-
nopole, ou encore selon qu’on est en régime protestant ou catholique. Dans
ce sens, les contextes évoqués peuvent interagir entre eux, ce qui rend la
question d’autant plus complexe.
2. À TITRE D’HYPOTHÈSE :
L’HERMÉNEUTIQUE B DE PIERRE-ANDRÉ STUCKI
20. KIERKEGAARD S., Œuvres complètes, Paris, Éd. de l’Orante, t. XVIII, 1966,
p. 61-141 (cit. p. 83).
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 29
Dès lors, comprendre, c’est se comprendre devant le texte. Non point imposer
au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et rece-
voir de lui un soi plus vaste […]. La compréhension est alors tout le contraire
d’une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste de dire
que le soi est constitué par la « chose » du texte23.
Chez Bultmann, cet accent conduira à la mise en place du programme de
l’interprétation existentiale des textes bibliques, reprenant les catégories de
la philosophie de l’existence, sous l’influence de Heidegger notamment,
mais aussi et surtout de Kierkegaard, à l’arrière-plan. Ainsi, pour Bultmann,
l’interprétation existentiale constitue l’enjeu herméneutique de l’exégèse.
Mais elle constitue également, pour cette raison même, la plate-forme
d’interaction entre l’exégèse et la théologie systématique.
Gerhard Ebeling est moins connu dans l’espace francophone, parce que
moins traduit en français aussi28. Ayant fait une partie de ses études à Mar-
bourg, il est influencé par Bultmann, mais aussi par Bonhoeffer, chez lequel
il a accompli sa formation pastorale. Après avoir été pasteur de l’Église
confessante à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale29, il a développé sa
carrière théologique d’abord comme historien de l’Église, de la Réforme
luthérienne surtout, à Tübingen, puis comme systématicien à Zurich. Mais,
comme il le dira constamment, il est resté pendant toute sa vie historien et
systématicien, assumant ces deux disciplines en tension constante30. Je le
prendrai en considération ici sous l’angle du systématicien soucieux
d’histoire et donc aussi d’exégèse.
31. À cet égard, voir surtout EBELING, L’essence…, p. 21-32 (dans un chapitre
consacré à l’histoire de la foi).
32. Ibid., p. 21.
33. EBELING G., Dogmatik des christlichen Glaubens, Tübingen, J. C. B. Mohr
(Paul Siebeck), (1979) 19873-1993 ; pour une présentation succincte, voir
BÜHLER P., « Une dogmatique existentielle. À propos de la dogmatique de Gerhard
Ebeling », RTP 113 (1981), p. 139-153.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 35
4.4. La proclamation :
entre théologie historique et théologie systématique
Pour cette raison, la théologie tout entière est inscrite dans le mouvement
de la proclamation, qui constitue aussi son unité d’ensemble37. La proclama-
tion de l’événement de parole fondateur a toujours déjà eu lieu : c’est la
tâche des sciences bibliques et de l’histoire de l’Église d’explorer et
d’interpréter les multiples constellations de cette proclamation aux origines
et à travers la tradition. En même temps, cette proclamation de l’événement
de parole doit toujours à nouveau avoir lieu : c’est la tâche de la théologie
systématique et de la théologie pratique d’étudier les conditions et les moda-
38. Pour une réflexion de fond sur les rapports entre exégèse et dogmatique, voir
EBELING G., « Dogmatik und Exegese », dans : ID., Wort und Glaube, t. IV, 1995,
p. 492-509.
39. Voir EBELING, Théologie et proclamation.
40. EBELING G., Die Wahrheit des Evangeliums. Eine Lesehilfe zum Galaterbrief,
Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1981.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 37
5. EN GUISE DE CONCLUSION :
QUELQUES PERSPECTIVES À REPRENDRE…
Mon but n’était pas d’insinuer qu’avec Bultmann et Ebeling tous nos pro-
blèmes sont résolus. Mon exposé était de nature introductive : il s’attachait à
expliciter le problème et à proposer des pistes de réflexion pour la suite. Il
est bien clair que les pensées de Bultmann et Ebeling ne peuvent être re-
prises telles quelles aujourd’hui : ce serait faire fi de l’historicité de la théo-
logie soulignée au début et dont ils étaient tous deux très conscients. En
particulier, il leur manque une explicitation plus précise des implications sur
le plan sociopolitique. Mais il me paraîtrait possible de concevoir
l’herméneutique B aussi sous l’angle d’une théologie de la libération.
Néanmoins, j’aimerais retenir quelques perspectives chez Bultmann et
Ebeling susceptibles de nous inspirer pour notre travail.
a) Dans une interview, le comédien Bourvil disait : « Quand on est artiste,
il faut savoir faire dans tous les genres. » Dans ce sens, Bultmann et Ebeling
sont peut-être des « artistes » de la théologie. Ils nous exhortent à lutter
contre la spécialisation à outrance qui a tendance à se propager en théologie
aussi, pour le bien de jeux ouverts d’interdisciplinarité. Le risque de ne sa-
voir presque rien sur presque tout est-il vraiment plus grand que celui de
savoir presque tout sur presque rien ?
b) Tant chez Bultmann que chez Ebeling, le présupposé de base est celui
de la légitimité de principe d’une pluralité de registres selon lesquels on peut
lire les textes bibliques. Ils nous montrent, en lien avec le thème du congrès,
43. Voir BÜHLER P., « L’interprète interprété », dans : BÜHLER P., KARAKASH C.
(éd.), Quand interpréter c’est changer. Pragmatique et lectures de la Parole (Lieux
théologiques 28), Genève, Labor et Fides, 1995, p. 237-262.
44. Dessin tiré de PIEM, Dieu et vous, Paris, Le Cherche Midi, 1996.
PIERRE GIBERT, S.J.
47. RATZINGER J./BENOÎT XVI, Jesus von Nazareth, Fribourg – Bâle – Vienne,
Herder, 2011, p. 11 (trad. fse p. 8-9).
48. Art. « J. G. Eichhorn », dans le dictionnaire MICHAUD (dir.), Biographie
universelle ancienne et moderne, t. XII, nouvelle éd. 1855, p. 321 s.
49. Il s’agissait des pères Lyonnet et Zorell, s.j.
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 41
Si j’entends bien saint Paul, dans l’épître aux Galates notamment, mais
plus encore si j’entends les réponses homilétiques d’un Origène aux objec-
tions des premières générations chrétiennes alexandrines, une chose est pa-
tente : les Saintes Écritures n’ont pas été immédiatement audibles aux oreilles
de ces premières générations d’origine païenne ! Et si elles ne l’étaient pas,
ce n’était pas seulement parce que ce qu’elles rapportaient ne leur était pas
familier ; bien au contraire : trop d’éléments leur rappelaient trop immédia-
tement du déjà entendu et connu, de « vieilles histoires » de sièges de villes
ou de défaites, des contes et légendes, et toutes formes de mythes et de règles
plus ou moins rituelles dont les cultures païennes débordaient, et dont les
nouveaux chrétiens pensaient que l’accès au Christ les avait libérés.
On sait comment la réponse est venue, dans la mouvance de saint Paul
lui-même, de la part des Pères alexandrins notamment, bientôt reprise par
toute la chrétienté : la pratique allégorique issue de l’hellénisme, d’abord
relayée par Philon d’Alexandrie à l’intérieur du judaïsme, puis universalisée
dans la chrétienté jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les récits des patriarches,
les grands moments de l’histoire sinaïtique et de l’entrée en Terre promise,
l’histoire même des rois d’Israël et de Juda, quels que soient leur sens pre-
mier, littéral, sublime ou trivial, feraient désormais figures et images annon-
ciatrices du Christ qui leur donnait le sens ultime et vrai, par-delà une
signification immédiate plus ou moins réaliste ou historique.
Sans doute n’était-il pas question alors de distinguer et encore moins
d’opposer exégèse et théologie, dont les termes n’étaient pas encore fondés
en épistémologie. Mais il ne faisait aucun doute qu’une « science divine »
s’était déployée par cette pratique allégorique pour nous fournir non seule-
ment les grands commentaires patristiques et médiévaux, mais aussi quelques
grands chefs-d’œuvre de l’art chrétien jusqu’au seuil du XVIe siècle.
Vous connaissez la suite : dès la fin du XIVe siècle et tout au long du
XVe siècle, la contestation parfois virulente et le rejet de l’allégorie et de la
théorie des quatre sens de l’Écriture au bénéfice du seul sens littéral tout
uniment qualifié de christique, spirituel et mystique. Puis ce fut l’avènement
de l’imprimerie dont on n’exagérera jamais l’influence dans la vulgarisation
du texte biblique mis pour la première fois dans son intégralité à la disposi-
tion de tout lecteur chrétien, qu’il fût clerc ou laïque. L’imprimerie allait
jouer un rôle important dans l’approche des Écritures et leur mise au service
des réformes dont on estimait alors la chrétienté en grand besoin.
Qui allait prôner ce retour à la lettre du texte biblique ? Dès le début du
XVIe siècle, des gens qui ne se désignaient donc pas comme exégètes et en-
core moins comme « exégètes critiques » ou « historico-critiques » : le mot
« critique » n’était pas encore appliqué à la Bible, et ne le sera qu’à partir
des années 1580 grâce à la suggestion d’un voisin de Toulouse, un Agenais
d’origine, le calviniste Scaliger. Ceux qui tout au long du XVIe siècle se-
raient les pionniers de cette exégèse, d’Érasme à Maldonat, étaient des gens
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 43
50. MINOIS G., Bossuet entre Dieu et le Soleil, Paris, Perrin, 2003, p. 230-240
passim.
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 45
aurait dû, si elle n’avait pas été gênée, aider à repenser ces expressions et ce
qu’elles induisaient, en particulier dans les concepts de canonicité, voire de
canonisation. N’oublions pas aujourd’hui en particulier les ambiguïtés d’un
faux œcuménisme qui parle des « religions du Livre » (avec une majus-
cule !). Au moment précisément où certains musulmans commencent à re-
garder du côté de l’expérience critique des biblistes, il me semble urgent
d’être nous-mêmes au clair sur tous les concepts de sacralisation de l’écrit.
Raison de plus pour nous interroger sur nos propres expressions, non pour
les supprimer ou les interdire, mais pour écarter tous les malentendus à
l’intérieur de nos confessions comme dans nos approches des autres reli-
gions. Il me semble qu’en tant qu’exégètes et exégètes synonymement théo-
logiens nous sommes à même d’apporter des éclaircissements.
Un deuxième point à examiner, en dérivé du premier, me paraît être dans le
rapport culturel des écrits bibliques tant du Nouveau que de l’Ancien Testa-
ment avec leur contemporanéité. Je ne prétends pas que cela n’ait jamais été
étudié. Mais il me semble qu’il y a aujourd’hui à renouveler notre recherche
sur la conscience des écrivains bibliques quand ils se mettaient au travail.
Nous avons parfois joué de fausses évidences, du type si tel auteur était prêtre,
c’est qu’il appartenait à un groupe sacerdotal… et son écrit en relevait. Certes,
certes, mais encore ? Il me semble qu’il y a à être plus pertinent, j’ai envie de
dire « plus laïque » dans nos approches du lien qu’il y avait entre ces auteurs
et l’art et le besoin d’écrire, avec leurs lecteurs rarissimes en ces temps
d’écriture exclusivement manuscrite, avec les moyens très limités et plus ou
moins contraignants de leurs différentes époques. Là encore, nous devons
nous méfier des solutions par trop évidentes ou définitives apportées par
l’exégèse canonique. Car il ne s’agit pas seulement d’histoire en ce qui la
rendrait négligeable au regard d’une conscience croyante seulement réceptive
de ce qu’exigeraient ses nécessités propres, prière, évocations imagina-
tives, etc. Il s’agit de vérité, de cette vérité que produit justement l’histoire
dans sa mouvance et son mouvement, dans sa nature comme dans sa très large
prégnance sur l’ensemble du corpus biblique.
Ainsi j’arrive au troisième et dernier point que je voulais suggérer, ce qui
n’exclut évidemment rien de toutes les questions ouvertes ou pendantes.
Comme croyants ou exégètes d’un corpus à prédominances historiques et
historiennes donc, et dans le cadre d’une religion et d’une théologie de
l’Incarnation, nous ne pouvons considérer les problèmes d’historicité, voire
de relativisations historiques et historiennes comme secondaires, largement
dépassés, et en tout cas relatifs aux confessions de foi, ou aux définitions
dogmatiques qui du coup en limiteraient la portée et la signification.
Dans la mesure où l’Ancien Testament d’abord a marqué dès l’Antiquité
une rupture avec une perception du divin exclusivement cantonné dans des
espaces et des temps précisément sacralisés, dans la mesure où il ose affron-
ter l’histoire comme lieu de la révélation et de la manifestation divines, rien
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 47
51. MOINGT J., Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du
catholicisme, Paris, Temps présent, 2010, p. 152.
DEUXIÈME PARTIE
LA CRÉATION
Regards d’exégètes et de théologiens
ANDRÉ WÉNIN
52. Étant donné la perspective propre à cet essai et les limites d’un article, j’ai
choisi de ne pas prendre en compte les livres deutérocanoniques, en particulier la
Sagesse de Salomon. – Cet article vient compléter une série de réflexions publiées
ces dernières années concernant le lien entre exégèse (en particulier narrative) et
théologie, suite à des interventions dans divers colloques où il était question du lien
entre exégèse et théologie. Voir « Péché des origines ou origine du péché ? Le récit
52 ANDRÉ WÉNIN
dans le canon biblique, le premier passage sur la création ait été le discours
qu’Adonaï adresse à Job du milieu de la tempête. Dans une lecture suivie du
premier Testament, cela n’aurait-il pas donné un ton doucement ironique à
la prétention du poète de Gn 1 ? Car, l’auteur de Gn 1, sans compter qu’il
met l’humanité au centre de l’univers créé à la différence de Jb 38-41 qui
s’emploie au contraire à le repousser à la marge, raconte calmement les
origines comme s’il avait réponse à toutes les questions que Dieu pose à
Job ; comme si, tel l’homme primordial figuré par le prince de Tyr en
Ez 28,12-16 – un homme « plein de sagesse, parfait en beauté », chez lui
dans le jardin de Dieu –, il était né avant la création de la lumière ; ou encore
comme si, au contraire de Job, il avait reçu une révélation du créateur lui-
même ; à moins que, maître de la Sagesse, il ne perce les secrets les plus
intimes de celle qui, précédant la naissance du monde, assistait Dieu au
moment où il posait les bases de l’univers.
Adonaï m’a créée, prémices de son œuvre,
avant ses œuvres les plus anciennes.
Dès l’éternité je fus établie,
dès le principe, avant l’origine de la terre.
Quand les abîmes n’étaient pas, je fus enfantée,
quand n’étaient pas les sources aux eaux abondantes.
Avant que fussent implantées les montagnes,
avant les collines, je fus enfantée ;
avant qu’il eût fait la terre et la campagne
et les premiers éléments du monde.
Quand il affermit les cieux, j’étais là,
quand il traça un cercle à la surface de l’abîme,
quand il condensa les nuées d’en haut,
quand se gonflèrent les sources de l’abîme,
quand il assigna son terme à la mer,
– et les eaux n’en franchiront pas le bord –
quand il traça les fondements de la terre,
j’étais à ses côtés comme le maître d’œuvre,
je faisais ses délices, jour après jour,
53. À ce propos, voir VON RAD G., Israël et la sagesse, Genève, Labor et Fides,
1970, p. 175-185, surtout p. 184.
54. Parue sous le titre « L’argument de la création dans le livre de Job », dans
DEROUSSEAUX L. (éd.), La Création dans l’Orient ancien (Lectio divina 127), Paris,
Éd. du Cerf, 1987, p. 261-299.
54 ANDRÉ WÉNIN
devant le pouvoir du Créateur et, dès lors, à inviter Job à l’humilité face à
l’Absent qui excède tout espace. On perçoit à ce propos le « souci moralisa-
teur, voire polémique » (p. 279) de ceux qui cherchent à faire passer Job
sous les fourches caudines de la rétribution. Dans la bouche de Job,
l’exaltation de la force de celui qui a créé le monde et l’humain sert à souli-
gner la contradiction que Job perçoit chez Dieu entre sa puissance et son
hèsèd, puisque le créateur se montre incapable de maîtriser sa violence et
qu’il méprise l’être humain, pourtant l’œuvre de ses mains (Jb 10,3). Enfin,
lorsque Dieu lui-même évoque longuement la création (Jb 38-41), que ce
soit pour se présenter comme le garant de l’ordre cosmique ou pour illustrer
sa sollicitude envers le monde animal, il se réfère à la création pour affirmer
une sagesse paradoxale que l’humain ne peut comprendre en raison des
limites qui grèvent sa durée, son savoir et son pouvoir et qui restreignent
l’étendue de sa prétendue souveraineté sur un réel qui ne cesse de lui résis-
ter. Le but ultime de ce discours, c’est de suggérer que « ce que le Créateur a
fait pour le monde et pour l’homme garantit ce qu’il fera » (p. 297) et que sa
puissance et sa liberté, même si elles sont difficilement compréhensibles
pour l’être humain, ne s’articulent pas moins sur une générosité qui ne se
dément pas et sur un amour que Job est invité à reconnaître comme une
force de salut à l’œuvre jusque « dans son histoire d’homme souffrant »
(p. 299). Quant à la façon d’évoquer la création, il faut encore souligner
avec J. Lévêque combien l’auteur de Job est peu soucieux d’une quelconque
orthodoxie : avec la liberté du poète, il « amalgame sans contrainte théolo-
gique le vocabulaire typique de Gn 1-3, la phraséologie des hymnes cos-
miques, les énumérations de type sapientiel, l’image, chère aux prophètes,
de l’homme d’argile, enfin surtout, des matériaux aseptisés des vieux
mythes du Proche-Orient » (p. 287-288).
Il en va de même dans le psautier, ce qui est assez compréhensible vu la
nature et l’origine très variée des pièces poétiques qui le composent. Le plus
souvent, la création n’y est évoquée qu’en fonction de la louange que mérite
le créateur. Ainsi, dans le psaume 104 – poème évoquant la création s’il en
est – la louange que chante le psalmiste est inspirée par l’admiration que
suscite en lui l’univers créé, plus exactement même la manière dont il
l’interprète comme manifestation de l’action d’un Dieu qui, en créant le
monde, se revêt de splendeur et de majesté (v. 1-2a). Mais si ce poème té-
moigne manifestement d’une vision somme toute assez mythique de la créa-
tion, peut-on dire qu’il déploie autre chose qu’une théologie implicite basée
sur une foi assez générique selon laquelle le monde dépend tout entier du
vouloir divin, non seulement dans ce qui le fonde depuis les commence-
ments (v. 2-9) mais aussi dans le maintien permanent de l’ordre cosmique
dont bénéficient les vivants (v. 10-30) ? En cela, ce psaume diffère-t-il subs-
A DÉFINIR 55
55. Voir le texte de cet hymne dans le collectif Prières de l’ancien Orient (Cahiers
Évangile Supplément 27), Paris, Service biblique Évangile et vie – Éd. du Cerf,
1979 (trad. André Barucq), p. 68-72.
56. WESTERMANN C., « La création dans les Psaumes », dans DEROUSSEAUX L.
(éd.), La Création dans l’Orient ancien, p. 301-321 (cit. p. 321).
56 ANDRÉ WÉNIN
nage parlant, mais aussi dont la parole est efficace et fiable61 ; c’est aussi en vue
de ce qui suit que les humains sont présentés comme les interlocuteurs que Dieu
se donne, les destinataires de sa bénédiction et les maîtres du monde qui est le
leur ; c’est encore en vue de ce qui suit que le retrait de Dieu au septième jour
libère en quelque sorte le champ, de sorte que l’humanité exerce sa responsabili-
té, ainsi que Gn 2-3 commence à le raconter. Dans ce nouvel épisode, d’ailleurs,
le registre narratif n’est plus celui de l’exposition. Car si le narrateur revient
chronologiquement en arrière en Gn 2,4, c’est pour reprendre les choses au
niveau de l’humain concret afin de raconter cette fois une « vraie » histoire qui
est aussi une « histoire vraie » dans la mesure où elle propose une manière de
prolepse de l’essentiel de l’histoire d’Israël qui va suivre. En effet, à l’instar du
deuxième livre des Rois, Gn 3 se termine par l’expulsion des personnages loin
de la terre que Dieu leur a donnée, une sanction que ce dernier leur inflige pour
avoir transgressé sa Loi après qu’ils eurent reçu de lui tant de biens. Mais ce
qu’il est convenu d’appeler le « second récit de création », Gn 2,4-25, constitue
difficilement un discours autonome sur la création. Comme cela a été maintes
fois souligné, ce récit est construit comme en miroir de la situation consécutive à
l’intervention du serpent et à la consommation du fruit, une situation décrite en
Gn 3,7-24, où la condition des humains est présentée comme résultat de la dé-
gradation des relations instaurées initialement par Adonaï Dieu entre l’humain et
le jardin, entre l’humain et les animaux, entre la femme et l’homme62.
Celles et ceux qui ont lu mes travaux sur le début de la Genèse seront
peut-être étonnés de lire ce qui précède. Pourtant, je pense que, si ces textes
parlent de création, ils le font de manière oblique, leur préoccupation pre-
mière n’étant pas, même dans leur langage propre, de proposer une réflexion
théologique à propos de la création, mais plutôt de poser les bases du vaste
récit de l’alliance entre Dieu et son peuple en le situant sur un arrière-plan
universel à même d’en faire ressortir les profonds enjeux cachés. Cela dit,
cet état de fait n’interdit aucunement au lecteur d’entreprendre une hermé-
neutique de ces textes, pas plus qu’il ne suffirait à invalider éventuellement
les résultats d’un tel travail. En effet, ce n’est pas parce qu’un texte n’a pas
pour visée première de traiter un sujet théologique que ce qu’il dit de ce
sujet, même de manière indirecte et dans un genre littéraire très éloigné,
manque de pertinence ou d’intérêt. Mais garder conscience de ce que l’on
fait alors permet de situer l’effort à son juste niveau : celui d’une interpréta-
tion qui, dialoguant avec les données d’un texte tout en mettant entre paren-
61. Selon la belle expression de SONNET J.-P., « Du personnage de Dieu comme être
de parole », dans : MIES F. (éd.), Bible et théologie. L’intelligence de la foi (Le livre et
le rouleau 26), Namur - Bruxelles, PUN - Lessius, 2006, p. 15-36, en particulier p. 18-
20.
62. Voir le schéma et l’analyse du texte dans WÉNIN A., Actualité des mythes.
Relire les récits mythiques de Genèse 1-11, Namur, CEFOC, 20012, p. 21-25.
A DÉFINIR 59
63. Voir WÉNIN A., D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain (Lire la
Bible 148), Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 20-27. Dans les deux paragraphes qui
suivent, je reprends quelques idées exprimées dans l’article que j’ai publié dans Les
lettres romanes 54 (2000), sous le titre « Création sens et éthique dans le poème de
la création en Genèse 1 », p. 11-16.
60 ANDRÉ WÉNIN
64. Pour ce qui suit, voir BEAUCHAMP P., « Création et fondation de la Loi en
Gn 1,1 - 2,4a. Le don de la nourriture végétale en Gn 1,29 s. », dans : DEROUSSEAUX
L. (éd.), La Création dans l’Orient ancien, p. 139-182.
A DÉFINIR 61
offre des possibilités suffisamment larges pour que tout commentateur puisse
y trouver du grain à moudre65. Ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres de ce
qui constitue au minimum une forme d’ingénuité dans la lecture de Gn 1-3, un
défaut qui, à mon sens, affecte tout essai de faire de ces pages une utilisation
théologique presque immédiate en oubliant qu’elles relèvent d’un genre litté-
raire particulier, ce qui, il faut bien le dire, est monnaie courante dans
l’histoire de la théologie de la création. Cela dit, comme je l’ai souligné au
début de cet article, la prétention de ces chapitres de la Genèse (en particulier
Gn 1) à décrire les commencements est radicalement questionnée par Dieu
lui-même à la fin du livre de Job. Est-ce en raison de leur caractère franche-
ment poétique que des textes tels que celui-là sont moins facilement exploi-
tables par le théologien ? Pourtant, Jb 38-40, par exemple, n’amènerait-il pas
des éléments utiles à la réflexion – même si sa perspective propre se déploie,
au sein de la dramatique du livre, dans une autre direction que celle d’une
réflexion sur la création ? Car les questions adressées à Job sur le savoir qu’il
aurait du monde et de ses origines, sur le prétendu pouvoir qu’il exercerait sur
la terre et les animaux, sur sa soumission radicale à l’espace-temps qui est le
sien ou sur sa vaine conscience d’être le chef-d’œuvre de la création – ce qui
lui vaudrait d’en être le roi –, ces questions, dis-je, soulèvent de vraies interro-
gations. Elles portent en particulier sur la place et le rôle de l’être humain qui,
même s’il perd la première place qu’il s’est appropriée, n’en reste pas moins
l’interlocuteur de Dieu et, à ce titre, porte une responsabilité unique au sein du
monde créé. Un tel travail permettrait sans doute de corriger l’orientation très
anthropocentrique de Gn 1-3, une orientation largement tributaire de la visée
principale de ces pages qui, je le répète, est d’introduire, en le situant dans un
horizon universel, le vaste récit de l’histoire des humains en général et d’Israël
en particulier. Dans le même sens, malgré le genre lyrique qui se prête mal à
une élaboration systématique, le psaume 104 qui chante les splendeurs de la
nature et y lit la trace de son auteur et de sa bonté ne serait-il pas à même
d’inspirer une esthétique théologique valorisant, dans l’univers créé, la dimen-
sion de don, et dans l’humanité, la dimension de l’émerveillement qui suppose
une attitude très différente de celle que soutient l’anthropocentrisme des pre-
miers chapitres de la Genèse ? Ou encore, le poème de Pr 8,22-31, bien qu’en
soi il évoque l’intimité entre la sagesse et le Dieu de la vie, de manière à pré-
parer l’appel à écouter sa leçon, ne peut-il inviter à penser théologiquement la
création comme présence d’une Sagesse qui n’est pas captive d’une révélation
particulière, une création où tout humain, quelle que soit sa culture, peut dé-
couvrir, dans le plaisir que lui procurent le monde et la vie, un chemin vers
l’Ailleurs qui irrigue en même temps tout vivant et ce qui le fonde ?
65. Sur la polysémie de l’expression, voir par exemple SCHÜLE A., « Made in the
“Image of God” : The Concepts of Divine Images in Gen 1-3 », ZAW 117 (2005),
p. 1-20, surtout p. 4-9.
62 ANDRÉ WÉNIN
Ces mots ne sont pas de moi, mais de quelqu’un que vous connaissez sans
doute. Quelqu’un qui n’est pas de notre sérail des exégètes et biblistes, mais
qui nourrit son activité professionnelle et sa vie personnelle d’une étude
passionnée de la Bible : la psychanalyste Marie Balmary66. Après avoir
découvert ces mots que leur auteure a prononcés au cours d’un colloque
interdisciplinaire organisé ici-même, il y a deux ans, sur le thème de la fragi-
lité, j’ai jugé qu’ils constitueraient une belle entrée en matière pour mon
propre propos. En effet, il m’a été demandé d’aborder le quatrième évangile
à partir de la notion de création. Or, s’il est vrai – comme André Wénin le
dit – que la première page de la Genèse n’est pas le seul endroit de l’Ancien
Testament qui traite de la création, loin de là, il n’en reste pas moins que le
choix de l’emplacement qui lui fut octroyé confère à cette page une qualité
particulière. Car, on le sait, les commencements et les fins sont d’une grande
importance pour l’intelligence d’un récit, d’un livre, voire d’une collection
comme la Bible.
J’avoue cependant que, à l’écoute de la proposition qui me fut faite, j’ai
d’abord réagi comme Nathanaël, en murmurant : de Jean, que peut-il sortir de
bon concernant la thématique de la création (voir Jn 1,46) ? Certes, il y a les
premiers mots de l’évangile, ἐν ἀρχῇ, clin d’œil évident en direction du début
de la Genèse. Certes, il y a aussi les v. 3-5 du prologue, qui évoquent le rôle
e
yoneh de‘olmo’, « le Vivificateur du monde », pour ὁ σωτὴρ τοῦ κόσμου
(Jn 4,42)71.
Si Jean a quelque chose à nous dire sur la création, ce sera dans cette op-
tique du don de la vie, véhiculée par sa conception du salut. Cela nous ra-
mène à la première page de la Bible, où le Dieu vivant communique la vie
aux êtres qu’il crée. Je vais donc commencer par quelques réflexions sur ce
que l’on appelle souvent « le premier récit de création », Gn 1,1 - 2,4a.
75. Il faut dire que cette tendance a commencé il y a fort longtemps, par la LXX !
76. Voir EPSTEIN J., Les légendes des Juifs I (Patrimoines Judaïsme), Paris, Éd. du
Cerf, 1997, p. 188. Cet auteur a raison de dire qu’on ne trouve en Gn 1 que neuf
occurrences du syntagme ויארמ םיהלא. Mais il semble avoir oublié la formule
légèrement différente du v. 28, ויאמר להם אלהים. Il y a donc bien dix emplois du
verbe ויארמavec Dieu pour sujet, soit un Décalogue de la création.
77. Je laisserai toutefois de côté la question de la différence des sexes,
caractéristique de l’humanité. On trouvera une intéressante analyse du récit
johannique sous cet angle de vue dans la monographie de BEIRNE M. B., Women and
Men in the Fourth Gospel. A Genuine Discipleship of Equals (JSNT.S 242),
Sheffield, Sheffield Academic Press, 2003 (voir ma recension dans RB 113 [2006],
p. 146-149). Cette exégète estime que Jean défend magistralement la thèse de
l’égalité des hommes et des femmes dans leur relation avec Jésus.
78. Voir DEVILLERS L., « “Porter du fruit”. Approche sapientielle et canonique
d’une expression biblique », dans : AGUILAR J. E., O’MAHONY K. J., ROGER M.
(éd.), Bible et Terre sainte, mélanges Marcel Beaudry, New York, Lang, 2008,
p. 23-30. Je remercie André Wénin de m’avoir fait remarquer combien « ce sens
A DÉFINIR 67
“combatif” voire guerrier est clairement celui de Gn 9,1-3. Signe d’une dégradation
suite à l’apparition de la violence » (échange de courrier avant le congrès).
79. DANIEL-ROPS, De l’amour humain dans la Bible, Paris, A. Tallone, 1949,
p. 11.16… 19.
68 LUC DEVILLERS, O.P.
80. Voir FIELD F. (éd.), Origenis Hexapla quae supersunt ; sive Veterum
Interpretum Graecorum in totum Vetus Testamentum Fragmenta, t. I, Oxford, 1875,
p. 11 (note sur Gn 1,28).
81. « La quatrième [raison d’être de la circoncision], et la plus importante, c’est
que la circoncision dispose à une grande fécondité, car le sperme, dit-on, va droit
son chemin, sans se répandre ni couler dans les replis du prépuce. En conséquence,
les nations qui pratiquent la circoncision sont manifestement les plus prolifiques et
les plus populeuses » (PHILON D’ALEXANDRIE, De specialibus legibus – Lib. I-II
[Œuvres de Philon d’Alexandrie 24], introd., trad. et notes Suzanne Daniel, Paris,
Éd. du Cerf, 1975, p. 15.17). Dans sa note 7 (p. 15), la traductrice écrit : « Allusion
au “Croissez et multipliez” de Genèse 1,28, et surtout à la promesse de Dieu à Abra-
ham (Genèse 17,4-6 ; 22,17). »
82. Le peuple hébreu sera si nombreux qu’il suscitera l’hostilité des Égyp-
tiens : ויפרו וירבו מאד, « ils furent féconds et devinrent très nombreux » (Gn 47,27) ;
ובני ישראל פרו וישרצו וירבו ויעצמו במאד, « מאד ותמלא הארץ אתםLes Israélites furent
féconds et se multiplièrent, ils devinrent de plus en plus nombreux et puissants, au
point que le pays en fut rempli » (Ex 1,7). Jérémie encouragera les exilés à
s’installer à Babylone : וובר־שם, « multipliez-vous là-bas » (Jr 29,6). Le verbe רבה
sert aussi à exprimer la promesse d’une longue vie : למען ירבו ימיכם, « afin d’avoir de
nombreux jours » (Dt 11,21).
A DÉFINIR 69
83. Voir MARGUERAT D., Les Actes des apôtres (1-12) [CNT 5a], Genève, Labor
et Fides, 2007, p. 213 (reprise quasiment identique p. 442).
84. MENKEN M. J. J., Old Testament Quotations in the Fourth Gospel. Studies in
Textual Form (Contributions to Biblical Exegesis & Theology 15), Kampen, Kok
Pharos Publishing House, 1996 : « It is evident that the LXX is the Bible of the
fourth evangelist […] The evangelist’s use of the LXX does not exclude an
occasional recourse to the Hebrew text […]. It is important to observe that in all
three cases where John evidently did not quote from the LXX [= Jn 12,40 ; 13,18 et
19,37], good reasons can be adduced for his not doing so » (p. 205).
70 LUC DEVILLERS, O.P.
85. Sur cette remarquable chaîne des témoins présentée par Jn 1, voir
COTHENET E., La chaîne des témoins dans l’Évangile de Jean : de Jean-Baptiste au
disciple bien-aimé (Lire la Bible 142), Paris, Éd. du Cerf, 2005.
86. En Jn 1,46 on a deux impératifs successifs. Mais, selon la syntaxe sémitique
que Jean suivrait ici, le deuxième a un sens consécutif et peut se traduire par un futur
(voir BIENAIMÉ G., « L’annonce des fleuves d’eau vive en Jean 7,37-39 », RTL 21
[1990], p. 281-310 ; 417-454 [p. 304-307]).
87. Voir DEVILLERS L., « Les trois témoins : une structure pour le quatrième
évangile », RB 104 (1995), p. 40-87 (p. 66-68.77-79).
A DÉFINIR 71
88. Lorsqu’on interroge Jean Baptiste sur son identité – « Qui es-tu ? […] Que
dis-tu de toi-même ? » (Jn 1,23) –, il répond non par ἐγώ εἰμι φωνή…, mais
simplement par ἐγὼ φωνή… La traduction de Sœur Jeanne d’Arc – « [Qui es-tu ?…]
– Moi ? Une voix… » – est remarquable, car elle évite d’introduire ici un verbe
« être » absent du grec, et qui mettrait Jean sur le même plan que le Jésus
johannique, seul habilité à dire ἐγώ εἰμι… (avec l’aveugle-né, Jn 9,9 !) [Évangile
selon Jean, présentation du texte grec, trad. et notes, Paris, Belles Lettres - Desclée
de Brouwer, 1990, ad loc.].
89. Par la suite, Jésus louera Jean pour son témoignage en faveur de la vérité
(Jn 5,33). Lui qui est « la Lumière du monde » (Jn 8,12 ; 9,5 ; 12,46), il reconnaît en
Jean une « lampe » (λύχνος), à la lumière de laquelle on a pu se réjouir « une
heure ». Chaque témoin est nécessaire, mais aussi limité.
90. Jn 4,1 reviendra sur cette concurrence, en rappelant que Jésus avait fait
davantage de disciples que Jean.
72 LUC DEVILLERS, O.P.
91. TM : « des arbres [à fruit] faisant du fruit », où le mot עץa valeur de collectif.
La LXX a traduit les deux fois par ξύλον κάρπιμον ποιοῦν καρπόν, « des arbres
[collectif] fruitiers faisant du fruit… », l’adjectif κάρπιμον ne se lisant qu’ici dans
toute la LXX (Gn 1,11.12), et nulle part dans le Nouveau Testament.
A DÉFINIR 73
1. « ζωὴ αἰώνιος is not the reaper’s wage but that for (εἰς) which the crop is
gathered ; that is, the crop represents the converts (in the first instance, the
Samaritans) to the Christian faith, who will receive eternal life » (BARRETT C. K.,
The Gospel according to St. John, Londres, SPCK, 1978, p. 242).
2. « So erweist sich das mit Hilfe einer in der Antike bekannten Sentenz ausge-
sagte Sterben Jesu in seinem Effekt des Fruchtbringens als Verherrlichung (12,23 im
Sachzusammenhang mit 12,24 ; 12,28 ; s.a. 17,1) » (LABAHN M., « Bedeutung und
Frucht des Todes Jesu im Spiegel des johanneischen Erzählaufbaus », dans : VAN
BELLE G. [éd.], The Death of Jesus in the Fourth Gospel [BEThL 200], Leuven,
University Press - Peeters, 2007, p. 431-456, ici p. 451-452).
3. « Es geht in Jesu Tod nicht allein um seine eigene δόξα (Joh 17,1), sondern um
um die “Frucht” (12,24), den Nutzen für andere. Jesu Lebenshingabe erfolgt “für
seine Freunde”, “für die Seinen”, etc. Es geht also um ein für andere wirksames
Geschehen, und dies bringt eine zweite, mit der Rede vom “noble death” durchaus
verbundene Forschungskategorie ins Spiel, die Rede vom wirksamen Tod, dem
“effective death” » (FREY J., « Edler Tod – Wirksamer Tod – Stellvertretender Tod –
Heilschaffender Tod : Zur narrativen und theologischen Deutung des Todes Jesu im
Johannes-evangelium », dans : VAN BELLE G. [éd.], The Death of Jesus, p. 65-94,
ici p. 76).
4. « In 12,24, Jesus’ death produces “fruit” […], which is a metaphor for those who
who believe. B. Olsson has argued that the “fruit bearing” in 12,24 should be related
conceptually to the eschatological harvest imagery in 4,36 where Jesus designates his
ministry among the Samaritans as “gathering fruit εἰς ζωὴν αἰώνιον”. On the basis of
an impressive array of OT parallels, Olsson has shown that the harvest imagery behind
John 4,36 and 12,24 is the harvest of the restoration of Israel » (John DENNIS, « The
“Lifting Up of the Son of Man” and the Dethroning of the “Ruler of this World” :
Jesus’ Death as the Defeat of the Devil in John 12,31-32 », dans : VAN BELLE G. [éd.],
74 LUC DEVILLERS, O.P.
The Death of Jesus, p. 677-691, ici p. 679). Dennis s’appuie sur des propos de Olsson,
mais sans en donner la référence précise : voir OLSSON Β., Structure and Meaning in
the Fourth Gospel. A Text-Linguistic Analysis of John 2:1-11 and 4:1-42 (Coniectanea
Biblica. NT Series 6), Lund, CWK Gleerup, 1974, p. 247-248.
1. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’il faut interpréter la remarque de Labahn :
« Umstritten ist, ob das Fruchtbringen ekklesiologisch oder individuell zu verstehen
ist. M. E. ist kein Gegensatz aufzumachen : das Sterben zielt auf die Frucht der
Nachfolge, die auch im johanneischen Sinn Gemeinde als Raum der aus der
Lebensgabe Jesu Lebenden konstituiert » (LABAHN Μ., « Bedeutung und Frucht des
Todes Jesu », p. 452).
2. « The bearing of fruit is simply living the life of a Christian disciple […] ;
perhaps especially the practice of mutual love » (BARRETT, The Gospel, p. 474) ;
« fruit-bearing and becoming a disciple […] are indeed inseparable, but John seems
to think of fruit-bearing as the outward and visible sign of being a disciple. Cf.
13.35, where mutual love is the sign of discipleship » (p. 475).
A DÉFINIR 75
seuls emplois de la préposition χωρίς chez Jean1. Ainsi nous voilà ramenés,
une fois de plus, au prologue, avec son verset qui évoque le rôle créateur du
Verbe. Jn 15 laisse entendre que, pour leur vie et leur action dans le monde,
les croyants sont aussi nécessairement liés à Jésus que le monde doit son
existence à l’intervention du Verbe2.
Les deux derniers versets contenant la thématique du fruit sont parmi les
plus importants. Le v. 8 (ἐν τούτῳ ἐδοξάσθη ὁ πατήρ μου, ἵνα καρπὸν πολὺν
φέρητε καὶ γένησθε ἐμοὶ μαθηταί, « En ceci est glorifié mon Père : que vous
portiez beaucoup de fruit et soyez mes disciples ») annonce que le fait de
porter du fruit en abondance sera pour les disciples de Jésus une occasion de
glorifier le Père. En ce sens, les disciples demeurent à l’image de leur
Maître, puisque sa propre mort a porté du fruit en visant la gloire de son
Père : « Père, voici venue l’heure : glorifie ton Fils, afin que le Fils te glori-
fie » (Jn 17,1b). Mais cette glorification du Père – qui rappelle la sanctifica-
tion du Nom de la tradition juive – a une conséquence pour les disciples :
« que, selon le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, [le Fils] donne à
tout ceux que tu lui as donnés la vie éternelle » (Jn 17,2). Par rapport au
projet de Dieu énoncé en Gn 1, et rappelé dans le prologue de l’évangile
(voir Jn 1,4.12), la boucle est bouclée : par la vie du Fils librement offerte,
toute chair (tout être humain, appelé à devenir disciple) recevra la vie éter-
nelle. Jean interprète le projet de Dieu sur l’humanité à l’aide deux formules,
heureusement combinées dans la liturgie d’expression française : la gloire de
Dieu et le salut du monde. Si Jésus glorifie le Père par sa mort, les disciples
en feront autant. Le chapitre 21 le dit explicitement à propos de Pierre :
« “Un autre te ceindra et te mènera là où tu ne veux pas.” Cela, il le dit pour
signifier par quel type de mort [Pierre] glorifierait Dieu ; et ayant dit cela il
s’adresse à [Pierre] : “Suis-moi” » (Jn 21,18d-19).
Enfin, le v. 16 rappelle le choix par Jésus de ses disciples : ἐγὼ ἐξελεξάμην
ὑμᾶς καὶ ἔθηκα ὑμᾶς ἵνα ὑμεῖς ὑπάγητε καὶ καρπὸν φέρητε καὶ ὁ καρπὸς ὑμῶν
μένῃ, « C’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai établis afin que vous par-
tiez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. » Bien que Jean
ait mis en valeur, dans son premier chapitre, la libre initiative des disciples
1. Jean connaît un autre emploi de χωρίς, mais il est adverbial : il s’agit du linge
ayant recouvert la tête de Jésus dans le tombeau, roulé à part des bandelettes (Jn 20,7).
2. « [À] proprement parler, les sarments ne sauraient être distingués de la vigne,
ils en font partie. Si le texte opère néanmoins cette distinction, c’est dans un but bien
précis : par cette hyperbole, il veut signifier que l’appartenance du disciple au Christ
est nécessaire et irréversible » (ZUMSTEIN J., L’Évangile selon saint Jean [13-21]
[CNT 4b], Genève, Labor et Fides, 2007, p. 101).
76 LUC DEVILLERS, O.P.
1. Chez Jean, seul Philippe reçoit au début de l’évangile l’appel typique des
synoptiques : « Suis-moi » (Jn 1,43). Pour Pierre, cet appel sera reporté après Pâques
(Jn 21,19), car il n’y était pas encore prêt auparavant (Jn 13,36).
2. « Thus the mission in Jn is the work of the Father, the Son and the disciples »
(OLSSON, Structure and Meaning, p. 248).
3. LÉGASSE S., L’épître de Paul aux Galates (Lectio divina. Commentaires 9),
Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 430-431.
4. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008,
p. 181.
A DÉFINIR 77
6. POUR CONCLURE
Jn 21,19). Pour accomplir en vérité cet ordre reçu du Créateur dès le com-
mencement (« Portez du fruit ! » Gn 1,28), les disciples n’ont décidément
pas d’autre chemin que celui de l’imitation de leur Seigneur.
Nous touchons là un des paradoxes de la foi chrétienne, que Jean a bien
perçu et rendu à l’aide de son langage si subtil et allusif. Et puisqu’on peut
voir en Isaïe son livre de chevet, un détour par le Deutéro-Isaïe ne sera pas
inutile pour en prendre conscience. Dans sa contribution au dernier congrès
de Lille, Jacques Vermeylen avait signalé que le livret de la Consolation est
encadré par deux oracles mettant en valeur la pérennité et l’efficacité de la
Parole de Dieu1. Or, ce n’est peut-être pas un hasard si on les retrouve tous
les deux dans le prologue de Jean. Avec son insistance sur la fécondité de la
Parole envoyée en mission, l’oracle de Is 55,10-11 a permis d’interpréter le
prologue comme une courbe parabolique décrivant la trajectoire du Verbe de
Dieu, de l’alpha de l’avant-création (Jn 1,1-2) à l’omega de sa venue fruc-
tueuse « dans le sein du Père » (Jn 1,18) :
De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n’y retournent pas
sans avoir arrosé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer pour fournir
la semence au semeur et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de
ma bouche, elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j’ai
voulu et réalisé l’objet de sa mission2.
D’autre part, un des sommets du prologue affirme l’incarnation de la Pa-
role éternelle de Dieu dans la fragilité de la chair (Jn 1,14), non sans évoquer
a contrario l’oracle de Is 40,6-8 :
Toute chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs.
L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le souffle de Yhwh passe sur elles […] ;
l’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais.
1. « Un épilogue (55,9-13) souligne que la parole de Yhwh ne reste pas sans effet
[…]. Cette finale correspond au prologue de toute la deuxième partie du livre (40,1-
11), avec le même thème de la parole divine » (VERMEYLEN J., « Isaïe le visionnaire.
La montée vers l’accomplissement de l’ordre du monde dans le livre d’Isaïe », dans :
VERMEYLEN J. [éd.], Les prophètes de la Bible et la fin des temps. XXIIIe Congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible [Lille, 24-27 août 2009]
[Lectio divina 240], Paris, Éd. du Cerf, 2010, p. 17-71, ici p. 62).
2. Pour les deux citations d’Isaïe, j’emprunte la traduction de la Bible de
Jérusalem (1998). Cette lecture parabolique du prologue a été proposée dès les
années 1950 par Marie-Émile Boismard. Pour une exégèse qui en tient compte, voir
DEVILLERS L., « Exégèse et théologie de Jean I, 18 », RevThom 89 (1989), p. 181-
217 ; « Le sein du Père. La finale du prologue de Jean », RB 112 (2005), p. 63-79 ;
« Le prologue du quatrième évangile, clé de voûte de la littérature johannique »,
NTS 58/3 (2012), p. 317-330.
A DÉFINIR 79
1. TAYLOR C., L’âge séculier [2007], Paris, Éd. du Seuil, 2011, p. 395.
2. WILLIAMS R., Tokens of Trust : An Introduction to Christian Belief, Norwich,
Canterbury Press, 2007, « The Risk of Love : Maker of Heaven and Earth », p. 31-
55. Dans ce commentaire du Symbole des Apôtres, l’archevêque de Cantorbéry
82 PHILIPPE BORDEYNE
que la question éthique, qui concerne l’action humaine, y est envisagée dans
l’horizon d’une théologie de l’action de Dieu. Dès lors, il ne suffit plus de rap-
porter la liberté humaine au dessein divin de la création et à ses apories (la
théodicée et le problème du mal) : on doit aussi envisager l’exercice de la liber-
té comme la réponse raisonnable et ajustée de l’homme à l’action de Dieu dans
l’histoire humaine – telle sera mon hypothèse de lecture en Galates.
Si l’éclipse de la thématique de la création au profit de celle de l’action
relève d’une problématique contemporaine, elle n’en rejoint pas moins le
constat fait par André Wénin dans son investigation de la Bible hébraïque,
par exemple lorsqu’il observe que la thématique de la création apparaît de
manière « oblique » en Gn 2,2. Bien plus, certaines de ses analyses font
ressortir des points de contact saisissants entre la Bible hébraïque et
l’humanisme radical. Par exemple, Pr 8 s’intéresse plus à la sagesse qu’à la
création, à l’instar des humanistes de l’époque moderne qui fondèrent
l’ordre moral sur une rationalité présente dans la nature et, de manière émi-
nente, dans la raison humaine. Plus fondamentalement, l’avertissement
d’André Wénin à l’encontre des discours théologiques trop simplistes sur la
création rejoint mes préoccupations de théologien moraliste face à un argu-
mentaire de la loi naturelle qui reposerait sur un concept trop étriqué de
création. Ainsi, nous verrons que l’interprétation de l’éthique déployée en
Galates apporte un précieux correctif par rapport aux approches de la loi
naturelle qui limiteraient leurs sources scripturaires au témoignage de
Rm 2,14-15 relu à la lumière de la théologie de la création nouvelle en Ro-
mains. Ce correctif est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que, dans la
sphère publique, l’argumentaire de la loi naturelle tend à être appréhendé
dans le registre de l’humanisme radical qui a reconfiguré le concept de loi
naturelle au XVIIe siècle. Dès lors, l’emploi du concept de loi naturelle par
les théologiens risque toujours de conforter l’idée ambiante que le christia-
nisme n’aurait d’intérêt que débarrassé de ses vieux mythes – au nombre
desquels les mêmes détracteurs feraient assurément figurer la grâce !
Pour redonner quelque chance au discours théologique dans le forum con-
temporain de l’éthique, il importe plus que jamais de revenir à la manière
dont l’Écriture pose la problématique de l’éthique à partir de la dynamique
de la foi, en dialogue avec d’autres conceptions de l’éthique. De ce point de
vue, l’épître aux Galates s’avère particulièrement instructive. Je procéderai
en trois temps. Je m’attacherai d’abord à préciser le contexte qui m’incite
aujourd’hui à reformuler l’éthique théologique de Galates non à partir de la
seule parénèse de Ga 5,2 - 6,10 ou des seuls passages consacrés aux ver-
tus (Ga 5), mais à partir de l’ensemble de l’épître – ce que je ferai en
3. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008.
4. KEENAN J. F., A History of Catholic Moral Theology in the Twentieth Century :
From Confessing Sins to Liberating Consciences, New York, Continuum, 2010.
5. Voir HARRINGTON D., KEENAN J. F., Jesus and Virtue Ethics. Building Bridges
Between New Testament Studies and Moral Theology, Lanham, Sheed & Ward,
2002.
6. Sur le renouveau de l’éthique aristotélicienne des vertus, voir NUSSBAUM
M. C., The Fragility of Goodness : Luck and Ethics in Greek Tragedy and
Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Sur le renouveau des
vertus dans la tradition thomiste, voir PORTER J., The Recovery of Virtue. The
Relevance of Aquinas for Christian Ethics, Londres, SPCK, 1994.
7. Lorsque le moraliste jésuite James Keenan, animé par la perspective téléolo-
gique des vertus, interprète le Royaume comme telos et la venue du Royaume
comme la capacité à « voir la fin dans le contexte réaliste de l’histoire », il réduit la
part de l’action de Dieu et de son irruption intempestive dans l’histoire, pourtant
mise en évidence par son confrère bibliste Harrington quelques pages plus haut.
Keenan peut s’appuyer (implicitement) sur l’autorité thomiste de la vision béati-
fique, mais il manque un aspect central de la théologie néotestamentaire du
Royaume (HARRINGTON, KEENAN, Jesus and Virtue Ethics, p. 44).
8. KEENAN J. F., Les vertus, un art de vivre, Paris, Éd. de l’Atelier, 2002.
84 PHILIPPE BORDEYNE
9. Dans son approche des vertus chez saint Thomas, Servais Pinckaers a soin de
les replacer dans l’axe théologique de la destination de l’homme à la vision
béatifique, tel qu’il ressort notamment de la structure de la Somme théologique.
10. DEMMER K., Shaping the Moral Life : An Approach to Moral Theology,
Washington (D. C.), Georgetown University Press, 2000, p. 3.
11. Ibid., p. 4.
12. Ibid. Nous traduisons.
A DÉFINIR 85
1.3. Paul élabore une éthique théologique face à des problèmes concrets
Conformément à l’objectif affiché de la collection, Jean-Pierre Lémonon
s’efforce de « faire apparaître la dynamique du texte pris comme un en-
19. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates, p. 43. Dans la suite du texte, les
numéros de pages qui figurent entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
88 PHILIPPE BORDEYNE
20. En faisant appel à l’exégèse des Pères grecs, la traduction de Lémonon permet
de comprendre le v. 6 comme un verset d’attestation et non comme l’expression
d’un lien de causalité, de sorte que l’envoi de l’Esprit n’est pas interprété comme
une conséquence de l’adoption filiale (ce que faisait en général l’exégèse du
XIXe siècle), mais comme un signe donné de la réalité de l’adoption filiale.
A DÉFINIR 89
fils et de l’esprit de son fils, de sorte que l’éthique de l’adoption filiale est
une éthique de l’action de grâce.
Il en résulte que la réflexion éthique sur l’agir communautaire appelle une
anamnèse et une juste interprétation de l’action de Dieu, notamment de
l’action décisive (justice de Dieu) qu’est l’envoi, par le Père, du Fils et de
l’Esprit afin d’accorder aux hommes l’adoption filiale par le don d’une foi
agissante (« la foi agissant par la charité », Ga 5,6). On peut en dégager une
définition brève de l’éthique théologique élaborée par Paul en Galates : il
s’agit d’une réflexion organisée sur les orientations à donner à l’agir hu-
main en tant qu’il est rénové dans l’agir salvateur de Dieu, Père, Fils et
Saint-Esprit envers l’humanité fragile et pécheresse.
21. MACINTYRE A., Après la vertu. Étude de théorie morale [1981] (Léviathan),
Paris, PUF, 1997. S’appuyant de son côté sur l’œuvre de Herbert McCabe, le
moraliste catholique David Cloutier souligne le caractère structurant des grands
récits bibliques, notamment du récit de l’idolâtrie. CLOUTIER D., Love, Reason &
God’s Story : An Introduction to Catholic Sexual Ethics, Winona (MN), Anselm
Academic, 2008.
90 PHILIPPE BORDEYNE
aux nations, promesse qui sera pleinement réalisée en Christ (p. 119-120).
Ensuite, en Ga 4,1-7, Paul s’appuie sur l’expérience de la foi des Galates qui
ont reçu l’Esprit en accueillant l’Évangile de la croix du Christ. Ainsi, toute
la lettre est commandée par l’invitation faite aux Galates de revenir à la fer-
veur de leur premier accueil de l’Évangile, et de se rendre disponibles à la
grâce sans se laisser égarer par les « agitateurs ». Les Galates ont besoin
d’une nouvelle évangélisation, qui comporte un versant doctrinal et un ver-
sant éthique (p. 43).
Tous, vous êtes fils de Dieu par la foi en Christ Jésus ; car, vous tous qui avez
été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a pas Juif ni Grec, il n’y a
pas esclave ni homme libre, il n’y a pas de mâle et de femelle : car tous vous êtes
un en Christ Jésus. Or, si vous êtes du Christ, donc vous êtes la descendance
d’Abraham, héritiers selon la promesse [Ga 3,26-29].
Dans cette perspective, les relations au sein de la communauté acquièrent
une portée nouvelle. Il ne s’agit en aucun cas de supprimer les différences
structurantes de l’humanité ; celles-ci sont au contraire assumées pour rendre
possibles des relations nouvelles inspirées par la reconnaissance mutuelle et
par la charité, sans qu’il soit fait acception de personnes (p. 134). En admet-
tant que les chrétiens d’origine païenne ne soient pas contraints à la circonci-
sion, le concile de Jérusalem reconnaît la contingence de la loi de la
circoncision (p. 86). En revanche, la charité est posée par les apôtres comme
la condition d’une communion ecclésiale à visée universelle : les Églises nées
de la conversion des païens devront « se souvenir des pauvres » de l’Église
de Jérusalem. La diaconie est à la fois principe d’unité dans l’Église (p. 87) et
principe d’ouverture des pratiques ecclésiales à l’universalité de l’agapè.
mettez-vous au service les uns des autres. Car toute la Loi, [c’est] dans une seule
parole [qu’]elle a été accomplie, dans celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même [Ga 5,13-14].
Le passif « a été accomplie » renvoie au Seigneur Jésus comme agent
sous-entendu, puisque pour Paul le ministère du Christ et sa mort en particu-
lier sont à comprendre comme un acte d’amour volontaire (Ga 2,20b).
Mettre les commandements de Dieu en pratique, c’est donc imiter le Christ ;
d’où l’appel réitéré à imiter Paul (Ga 4,12a) qui s’efforce lui-même d’imiter
Christ dans ce rapport rénové et juste aux commandements de Dieu, à la
lumière de la norme suprême de l’agapè, telle que Jésus l’a vécue concrète-
ment et jusqu’au bout, dans le don de sa vie pour la multitude.
CONCLUSION
30. Bien que figure en épigraphe de son manuel le verset de Rm 8,2 : « La loi de
L’Esprit de Vie dans le Christ Jésus m’a libéré de la loi du péché et de la mort »
(HÄRING Β., La loi du Christ. Théologie morale à l’intention des prêtres et des laïcs
[1954], t. I, Tournai, Desclée, 1955).
31. LÉMONON, L’épître aux Galates, p. 35.
A DÉFINIR 97
THÉOLOGIES BIBLIQUES
ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT
JEAN L’HOUR, M.E.P.
INTRODUCTION
32. Pour un état des lieux voir en particulier : KNIGHT D. A. (éd.), Tradition and
Theology in the Old Testament, Londres, SPCK, 1977 ; BARR J., The Concept of
Biblical Theology, An Old Testament Perspective, Minneapolis, Fortress Press, 1999 ;
ALEXANDER T. D., ROSNER B. S. (éd.), New Dictionary of Biblical Theology,
Leicester, Inter-Varsity Press, 2000 ; trad. fse : Dictionnaire de théologie biblique,
Charols, Excelsis, 2006, p. 3-125. Pour des présentations plus brèves, voir
PORTEOUS N., Living the Mystery, Collected Essays, Oxford, Blackwell, 1967, p. 7-
19 ; RÖMER Th., « La théologie de l’Ancien Testament : Définitions et Problèmes »,
cours de l’université de Genève, UNIGE, 2011, p. 1-9 ; SIMIAN-YOFRE H., « Sulla
natura della teologia biblica », notes de cours PIB, 15 octobre 2008, p. 1-9, reprise
partielle et améliorée de « La naturaleza de la teología bíblica. Un acercamiento
crítico », Revista Bíblica Argentina 66 (2004), p. 13-36 ; BLENKINSOPP J., Treasures
Old and New. Essays in the Theology of the Pentateuch, Grand Rapids, Eerdmans,
2004. Pour un éclairage sur le débat entre les approches diachroniques et les approches
synchroniques, voir BARTON J. (éd.), The Cambridge Companion to Biblical
Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Concernant les débats
en cours, particulièrement aux États-Unis, sur la théologie de l’Ancien Testament, voir
le numéro de BibInt 6/2 (1998) consacré à ce sujet, Negotiating Theology.
102 JEAN L’HOUR, M.E.P.
la théologie de von Rad a puissamment influé sur les recherches aussi bien
exégétiques que théologiques. Malgré tant d’apports positifs, leurs limites
n’en sont pas moins évidentes. Elles peinent en effet à intégrer quelques
données fondamentales et achoppent sur des questions essentielles :
– Le fait que la Bible ne développe pas de synthèse théologique jette le
soupçon sur toute tentative de lui faire un habit inévitablement mal taillé. La
prise en compte à la fois de la totalité et de l’unité de l’Ancien Testament et
de sa diversité théologique interne semble impossible sans opérer un lissage
et une harmonisation conceptuelle de toutes les données.
– Le fait que la Bible ne parle de Dieu que dans sa relation avec le peuple
et de celui-ci en rapport avec son Dieu invite à penser que la « théologie »
en tant que discours sur Dieu lui est étrangère54.
– Le rapport à l’histoire, classique dans toute entreprise traditionnelle de
théologie vétérotestamentaire, pose bien des questions selon les divers ni-
veaux d’historicité : histoire référente, histoire des traditions et de la produc-
tion des textes, histoire de la réception des textes. D’où la question pour le
théologien biblique : où advient la Parole de Dieu ? Dans des événements
dits fondateurs ou bien dans l’interprétation textualisée de ces événements ?
Dans les gesta Dei ou dans les textes ? Ou bien encore dans l’appropriation
des textes par leurs lecteurs successifs ?
– Le rapport au Nouveau Testament pose à l’exégète et au théologien
chrétien la question de la possibilité d’une théologie autonome de l’Ancien
Testament. Comment résoudre le dilemme entre leur corpus et leur canon ?
Inversement, une théologie chrétienne de l’Ancien Testament n’est-elle pas
réductrice de l’Ancien Testament55 ?
Ces difficultés paraissent insurmontables et nombre d’auteurs n’hésitent
pas à considérer impossible une théologie globale de l’Ancien Testament56,
et se replient soit sur l’histoire de la religion soit sur des études théologiques
limitées à un livre ou à une tradition57.
2. NOUVELLE PROBLÉMATIQUE
Testament ; we find a religion […]. Hence our subject really is the History of Religion
as represented in the Old Testament. » Plus récemment, BRUNNER E., Offenbarung und
Vernunft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1961, p. 287 : « Il n’y a pas
de “théologie de l’Ancien Testament”. »
57. Voir BARR, Concept, p. 53 : « It seems that a Theology written for a single
book or source is much closer to the traditional historical and critical style than one
written for the entire Old or New Testament could be. »
58. SWEENEY M. A., « Reconceiving the Paradigms of Old Testament Theology in
the Post-Shoah Period », BibInt 6/2 (1998), p. 142-161.
59. Ainsi RATZINGER J./BENOÎT XVI, Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem
à la résurrection, Paris, Éd. du Rocher, 2011, p. 8 : « Une chose me semble
évidente : en deux cents ans de travail exégétique, l’interprétation historico-critique
a désormais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner. Si l’exégèse biblique
scientifique ne veut pas s’épuiser à rechercher sans cesse de nouvelles hypothèses,
A DÉFINIR 107
intérêt à concentrer leurs efforts sur la lecture croyante. Pour les tenants de
cette opinion, l’exégèse historico-critique aurait en quelque sorte atteint son
apogée avec les écoles d’Albright et de de Vaux : le récit biblique, certes,
colore les événements sous le regard de la foi, mais son objectivité histo-
rique fondamentale n’en est pas affectée.
Pour d’autres – et ils sont nombreux –, l’exégèse historico-critique serait
tout bonnement devenue obsolète, pour la simple raison que les textes ne
renvoient qu’à eux-mêmes et au lecteur60. L’histoire référente serait de na-
ture mythique, invention des écrivains bibliques.
Dans la mesure où l’exégèse historico-critique avait été, jusqu’à une
époque assez récente, le point d’appui de la vaste majorité des théologies de
l’Ancien Testament, celles-ci seraient-elles à congédier une fois pour toutes
au bénéfice soit d’une théologie conservatrice, voire fondamentaliste, de
l’histoire du Salut, soit du seul face-à-face du lecteur d’aujourd’hui avec le
texte ? L’enjeu, on le voit, est de taille et mérite qu’on s’y attarde.
of taking a literary construct, the biblical narrative, and making it the object of
historical investigation. This scholarly construct is contradictory, imaginative and
ideologic […]. It is during the Persian and Hellenistic periods that the biblical
literature ought to have been composed, and it is within a society in this period that
we shall now search for the preconditions which permitted and motivated the
generation of that ideological construct which is the biblical Israel » (p. 73).
63. Pour une évaluation critique du révisionnisme historique, voir BARR, History,
en particulier le chapitre 4 (p. 59-101). L’auteur conclut : « much revisionist history
seeks to explain the uncertain by pushing it into the unknown » (p. 97).
64. À titre d’exemples, comment, sans un examen des sources, expliquer la notion
de berît en Gn 17 et dans le Deutéronome, les deux récits de création, les trois récits
de l’épouse-sœur et du roi étranger en Gn 12,20 et 26, l’histoire de Juda et de la
prostituée en Gn 38, les deux récits de vocation de Moïse (Ex 3 et 6), les deux récits
du veau d’or (Ex 32 et Dt 9), les multiples récits d’alliance, les valses-hésitations sur
le thème de la rétribution, la pluralité des corps législatifs ? Sur les reprises hagga-
diques du thème de la rétribution à l’intérieur de la Bible, voir FISHBANE M., Bibli-
cal Interpretation in Ancient Israel, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 335-350.
A DÉFINIR 109
– Plus radicale est la récusation, par les courants postmodernes, de toute va-
leur informative des récits bibliques65. Exit l’histoire réduite au statut de mythe.
67. Pourquoi certains « événements » ont-ils été retenus comme fondateurs, et pas
d’autres ? Sans doute en raison de leur importance traditionnelle historique liée à un
enracinement dans certains groupes ou lieux, et pas seulement en raison de leur utilité
supposée pour les écrivains exiliques et postexiliques. Les limites de la présente étude
ne permettent pas de mesurer l’historicité de l’histoire référente mais seulement de la
situer comme tradita d’une œuvre de Tradition. S’il s’ensuit une certaine relativisa-
tion de leur historicité objective, il serait contraire à leur potentiel de tradita de réfé-
rence d’en récuser tout enracinement dans l’histoire. La question demeure importante
pour l’exégèse critique et, indirectement, pour une théologie de la Tradition.
68. Voir GIBERT P., « Histoire biblique et conscience historienne », RSR 93/3
(2005), p. 355-380 ; La Bible à la naissance de l’histoire, Paris, Fayard, 1979,
p. 339-535 ; ABADIE Ph., L’histoire d’Israël entre mémoire et relecture, Paris, Éd. du
Cerf, 2009.
A DÉFINIR 111
Prends garde à toi, garde-toi bien d’oublier les choses que tes yeux ont vues,
qu’elles ne sortent de ton cœur tous les jours de ta vie, et tu les feras connaître à
tes fils et aux fils de tes fils [Dt 4,9].
Les événements passés, y compris la sacro-sainte rencontre du Sinaï-
Horeb, deviennent ainsi des événements présents :
Yhwh notre Dieu a conclu avec nous une alliance à l’Horeb. Ce n’est pas avec
nos pères que Yhwh a conclu cette alliance, mais avec nous, nous ici, au-
jourd’hui, tous vivants [Dt 5,2-3].
La compréhension des événements dits fondateurs comme « paradigmes »
couvrant toute l’histoire d’Israël mais aussi toute l’histoire humaine redonne
sa place à la « théologie naturelle » de P69 ainsi qu’à la tradition sapientielle
comme témoignant de la présence et de l’action divine dans la totalité de
l’existence quotidienne de l’humanité70. Et c’est dans l’évocation et
l’actualisation en obéissance nouvelle, chaque jour, de ces événements pas-
sés que Yhwh se fait proche de son peuple, se manifeste à lui (Dt 4,7). Quoi
qu’il en soit des situations ou événements historiques qui ont donné nais-
sance aux traditions, il est bien fait référence à un passé perçu comme nor-
matif et sans lequel le présent ne serait pas lisible. Mais, dans le même
temps, le passé ne prend sens que dans une réinterprétation dans le présent.
À la question donc de savoir s’il faut parler d’événements fondateurs ou de
textes fondateurs de la présence de Dieu et de la foi d’Israël, la réponse ne
peut être univoque. Ce qui est fondateur, ce qui est action et parole divine,
ce ne sont ni les uns ni les autres pris séparément, mais bien la rencontre
dialectique du passé « rappelé » et du présent vécu et interprété dans un acte
de foi. Cet acte de relecture et de foi est le « lieu », le « moment »,
l’« événement » de la rencontre de Dieu et de son peuple.
Replacer ces « événements » que sont les errances patriarcales, l’Exode, le
Sinaï, le désert, la conquête ou l’élection davidique dans toute la chair histo-
rique d’Israël ne les met pas à part de cette histoire quotidienne, mais sert à
rappeler que la rencontre de Yhwh et d’Israël est historique. Que
l’historiographie scientifique s’adonne à une critique de la présentation de ces
événements marqueurs ou indicateurs est nécessaire. Qu’elle en vienne à con-
clure à l’impossibilité de parvenir à la connaissance des « faits bruts » derrière
les récits de l’Exode ou de la conquête est non seulement inévitable mais même
théologiquement capital. Les récits bibliques n’ont pas, en effet, pour but, de
69. Voir SCHÜLE A., Der Prolog der hebräischen Bibel : Der literar- und
theologiegeschitliche Diskurs der Urgeschichte (Genesis 1-11) [AThANT 86],
Zurich TVZ, 2006, p. 59-96.
70. Contrairement à ceux qui considèrent la tradition de sagesse comme un corps
étranger dans la Bible, voire comme « païenne » en esprit et en contenu. Voir
KNIGHT, Tradition, p. 173-174.
112 JEAN L’HOUR, M.E.P.
Parmi les nombreux problèmes que doit affronter toute entreprise de théo-
logie de l’Ancien Testament et, probablement, de toute théologie biblique, il
en est trois qui ont toujours été et demeurent, avec une acuité parfois accrue,
ses défis majeurs. Ce sont :
1. La prise en compte par la théologie biblique de l’histoire à son triple
niveau : l’histoire racontée ou référente, l’histoire des textes et des écrivains,
l’historicité enfin des lecteurs. Comment appréhender l’unité organique de
ces divers niveaux ?
2. L’unité de la Bible hébraïque face à la pluralité des livres et des données
théologiques : comment concevoir à la fois l’unité de la Bible et son plura-
lisme interne ? Quels que soient le « centre » thématique ou les catégories
bibliques choisis comme lieux de synthèse, aucun ne peut intégrer, sans les
dénaturer, des données aussi disparates que les sagas patriarcales, l’Exode, le
désert, les alliances, la théophanie sinaïtique, Sion, le Temple, l’élection, les
promesses, la création, la sagesse, l’eschatologie, l’apocalyptique.
3. L’unité de la Bible chrétienne face à la dualité des deux Testaments :
comment envisager à la fois la possibilité d’une théologie autonome de
l’Ancien Testament et une théologie chrétienne de l’Ancien Testament qui ne
dénature pas celui-ci ? En d’autres termes, le chrétien peut-il ou doit-il recevoir
l’Ancien Testament comme lieu de parole divine, de dialogue avec Dieu ?
tions, dans la ligne de von Rad. En outre, toutes ces entreprises ont en com-
mun d’être plus exégétiques que théologiques et de ne pas répondre à la ques-
tion fondamentale de toute « théologie » qui est de faire émerger, de façon
structurée, la Bible comme Parole de Dieu aux femmes et aux hommes
d’aujourd’hui et de rendre possible une réponse croyante à sa parole.
La question de départ dans une recherche de synthèse théologique est celle
de l’unité de la Bible. Cette unité n’est pas dans un concept ni dans une tradi-
tion et l’unité du canon n’en est que la trace écrite. L’unité de l’Ancien Testa-
ment, ce qui en fait le continuum, n’est autre, à notre avis, que le face-à-face
historique, ininterrompu, dialectique et sans cesse renouvelé, d’Israël avec son
Dieu. C’est dans les méandres de ce long fleuve, tout sauf tranquille, d’écoutes
et de réponses qu’il nous faut, croyons-nous, chercher l’unité profonde de la
Bible et donc le point de départ de notre théologie de l’Ancien Testament73.
4.1. La Traditio
La Traditio74 n’est pas prise ici au sens d’un ensemble de contenus, qu’ils
soient factuels ou conceptuels, auxquels les générations successives rendent
simplement témoignage, mais au sens formel de processus75. Ce n’est pas
l’accumulation de tradita supposés être des « moments » uniques de révéla-
tion76. C’est un processus vital ininterrompu de mémoire créative, c’est-à-dire
73. SCHREINER, J., Theologie des Alten Testaments, Würzburg, Echter, 1995.
L’auteur fait de cette relation la trame de sa théologie de l’Ancien Testament.
74. Caractéristiques des tradita ou traditions selon KNIGHT, Tradition, p. 15 : reçus
d’autres et transmis à d’autres ; comportant forme et contenu ; propriétés d’une
communauté pour laquelle ils remplissent une fonction ; vivants, réinterprétables,
relativement stables ; généralement oraux ; tendant à devenir cumulatifs et à
s’agglomérer. – Pour le Pentateuque correspondent à ces caractéristiques les cinq grandes
traditions de NOTH M., Überlieferungsgeschichte des Pentateuch, Stuttgart,
Kohlhammer, 1948, p. 48-67 : la sortie d’Égypte, la conduite en Canaan, la promesse aux
patriarches, la conduite dans le désert, la révélation au Sinaï. Sur la base de ces traditions
se serait bâti le Pentateuque. L’accord est toutefois loin d’être assuré sur l’identité et la
dimension de ces traditions. Par ailleurs d’autres traditions absentes du Pentateuque ont
également joué un rôle majeur dans la Bible : la royauté davidique, Sion, le Jour de
Yhwh, le mariage comme symbole de la relation entre Yhwh et le peuple, le Saint.
75. C’est la raison pour laquelle j’emploie le mot latin avec majuscule et non le
terme français « tradition » qui serait ambigu.
76. KNIGHT, Tradition, p. 152-153 : « it appears that the question of an absolute,
primal revelatory datum in the ideal sense of something to which later tradition
“simply witnesses” (= recollects, remembers, preserves in memory) yields a
contorted picture of Old Testament revelation. To state it schematically again, a
given act of revelation is not a punctiliar event limited to the original historical
situation in which it occurred, but ideally it is a durative confrontation – sometimes
with, but often without an identifiable, retrievable origin. »
A DÉFINIR 115
77. SCHOTROFF W., « Gedenken » im Alten Orient und im Alten Testament. Die
Wurzel ZAKAR im semitischen Spachkreis (WMANT 15), Assen, Neukirchener
Verlag, 1964.
78. Voir ZIMMERLI W., « Prophetic Proclamation and Reinterpretation », dans :
KNIGHT, Revelation, p. 69-100, en particulier p. 69-76 : « The Prophetic “NO” to
Israel’s Traditions ».
116 JEAN L’HOUR, M.E.P.
79. Voir, dans le même ouvrage, p. 101-124, l’étude de KAPELRUD A. S., « Tradi-
tion and Worship : The Role of the Cult in Tradition Formation and Transmission ».
Exemples des avatars des figures de Moïse et de David au cours de la Traditio dans
GESE, « Erwägungen », p. 21-23.
80. Comparer les caractéristiques requises pour une théologie de l’Ancien Testa-
ment selon JEANROND W. G., « The Significance of Revelation for Biblical Theo-
logy », BibInt 6/2 (1998), p. 243-257, surtout p. 245-246 ; SIMIAN-YOFFRE, « Sulla
natura », p. 8-9 ; RÖMER, « La théologie », p. 10.
81. BARR, Concept, p. 140-145. Citant D. RIRSCHL (« Nous ne lisons pas la Bible,
nous lisons dans la Bible »), l’auteur constate que les théologies bibliques les plus
utiles sont celles de commentateurs de livres ou de passages particuliers.
A DÉFINIR 117
85. Ibid., p. 317 : « only tradition history […] can describe biblical theology. It is
only by these means that the historical as well as the kerygmatic character of
revelation becomes manifest. Tradition history can become the method of biblical
theology because it goes beyond historical facts and religious phenomena and
describes the living process forming tradition. »
86. Selon la terminologie de SIMIAN-YOFRE.
87. CRENSHAW J. L., « The Human Dilemma and Literature of Dissent », dans :
KNIGHT, Revelation, p. 235-258 (p. 257) : « tradition found ways to baptize radical
scepticism, either by the context within which it was set or by the addition of neutralizing
observations. The effect of juxtaposing creedal affirmation and profound denial electrifies,
for dissent against a loving God turned enemy cannot be termed idle banter. Thus the force
of sceptical argument burns within the conscience of generation after generation. At the
same time, the intensity and eloquence of protest testify to the transforming power of vital
faith […]. In a word, truth resides in creed and in scepticism. »
88. BARR, Concept, p. 279 : « What can be done […] is for Christian scholarship
at least to gain a perception that the post-biblical development of Jewish tradition is
a valid – not necessarily the only valid, but at least one valid – continuation of the
lines set up in the Old Testament itself. » Plus sans doute que le christianisme, le
judaïsme, réfractaire à toute théologie « holistique », est particulièrement sensible à
la polyphonie théologique de la Bible hébraïque.
89. GESE, « Tradition and Biblical Theology », p. 322 : « A unity of the Bible is
not to be established artificially through exegetical cross-references between the Old
and New Testaments. A unity exists already because of tradition-history. The gulf
supposedly between the Old and New Testaments does not exist tradition-
historically at all, and no dubious bridges are needed to span it. »
A DÉFINIR 119
Tout aussi indispensable est une réception critique du texte biblique reçu
comme cadre herméneutique de lecture de l’histoire d’aujourd’hui. C’est
l’un des garants de l’authenticité des interprétations. La résistance du texte
biblique est la prévention nécessaire contre toute appropriation abusive –
fondamentaliste ou indûment subjective – du texte biblique et, à travers lui,
de son témoignage90. C’est en cela que réside la tâche propre de l’exégète91.
S’appuyant donc sur l’exégèse, la lecture théologique de l’Ancien Testament
va cependant au-delà et doit également s’appuyer sur la réalité historique du
peuple croyant à chaque étape et en chaque lieu de sa croissance.
Last but not least, entreprendre une lecture théologique de l’Ancien Tes-
tament exige la prise en compte de l’histoire présente et l’engagement dans
cette histoire comme lieu de la rencontre avec le Dieu de la Bible. Au-
jourd’hui comme dans l’Israël de l’Ancien Testament, ce n’est pas par la
répétition de tradita figés et sacralisés mais par leur réinterprétation
croyante dans un face-à-face critique avec le présent que la Bible devient
messagère du Dieu qui parle et que le peuple, par la foi, entre en dialogue
avec Lui92. Traditio, parole divine et foi sont coextensives93 et fonctionnent
en relations dialectiques entre le passé et le présent, mais aussi en relations
94. Voir LAURIN R. L., « Tradition and Canon », dans : KNIGHT, Tradition, p. 261-
300.
95. Sur le caractère nécessairement limité et provisoire de toute entreprise de
théologie biblique, voir OLSON D. T., « Biblical Theology as Provisional
Monologization : A Dialogue with Childs, Brueggemann and Bakhtin », BibInt 6/2
(1998), p. 162-179.
96. La nécessité souvent invoquée d’actualiser l’Écriture est ambiguë. Il ne s’agit
pas en effet de rendre présent ce qui est irrémédiablement révolu, que ce soient les
événements référents ou leurs interprétations bibliques, encore moins de le répéter, mais
bien, à la lumière de ce passé reconnu comme tel mais aussi comme paradigmatique et,
à ce titre, normatif, de lire et de critiquer le présent. Voir BARR, Concept, p. 203.
DANIEL GERBER
97. WOLTER M., « Probleme und Möglichkeiten einer Theologie des Neuen
Testaments », dans : BUITENWERF R., HOLLANDER H. W. et TROMP J., Jesus, Paul,
and Early Christianity. Studies in Honour of Henk Jan de Jonge (NT.S 130), Leyde,
Brill, 2008, p. 417-438 (p. 417).
98. Outre les théologies du Nouveau Testament que nous avons consultées, nous
avons pris pour principaux guides : SCHNACKENBURG R., La théologie du Nouveau
Testament. État de la question (SN. Subsidia I), Bruges, Desclée de Brouwer, 1961 ;
MERK O., Biblische Theologie des Neuen Testaments in ihrer Anfangszeit. Ihre
methodischen Probleme bei Johann Philipp Gabler und Georg Lorenz Bauer und
deren Nachwirkungen (MThSt 9), Marburg, N. G. Elwert, 1972 ; STRECKER G. (éd.),
Das Problem der Theologie des Neuen Testaments (WdF 367), Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975 ; BREYTENBACH C. et FREY J. (éd.),
Aufgabe und Durchführung einer Theologie des Neuen Testaments (WUNT 1/205),
Tübingen, Mohr Siebeck, 2007.
99. SCHNACKENBURG, La théologie, p. 14.
122 DANIEL GERBER
De 1787 à 1897
Ce qu’on peut appeler l’« acte de naissance3 » d’une théologie biblique
affranchie de toute tutelle a en effet été signé par Johann Philipp Gabler lors
de la leçon inaugurale qu’il a prononcée devant ses pairs à l’université
d’Altdorf le 30 mai 1787. Sa conférence s’intitulait De iusto discrimine
theologiae biblicae et dogmaticae regundisque recte utriusque finibus (Au
sujet de la juste distinction de la théologie biblique et de la théologie dogma-
tique et des fins à attribuer à juste titre à l’une et à l’autre)4. Le jeune profes-
fesseur insistait alors tout particulièrement sur le caractère
fondamentalement historique, et non pas dogmatique, de ce qu’il appelait la
théologie biblique. « C’est à Georg Lorenz Bauer », un de ses collègues,
« que l’on doit, dans un second temps, la distinction entre théologie biblique
de l’Ancien Testament et théologie biblique du Nouveau Testament5 ». Le
principe de l’unité même du Nouveau Testament a ensuite été remis en
cause par Ferdinand Christian Baur, attentif pour sa part aux tensions et aux
oppositions décelables à l’intérieur de ce corpus et soucieux de replacer
chaque écrit dans son cadre historique6. Réfléchissant à son tour aux princi-
1. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Die Vielfalt des Neuen
Testaments. Theologiegeschichte des Urchristentums, Tübingen, Mohr Siebeck, 20052,
p. 11.
2. WILCKENS U., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Geschichte der
urchristlichen Theologie, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 20083, p. 15.
3. Nous empruntons cette expression à FREY J., « Zum Problem der Aufgabe und
und Durchführung einer Theologie des Neuen Testaments », dans : BREYTENBACH et
FREY (éd.), Aufgabe, p. 3-53 (p. 23) : « Der Text, der gemeinehin als die
Geburtsurkunde der “biblischen Theologie” angesehen wird, die Altdorfer
Antrittsrede Johann Philipp Gablers […], geht über die […] Vorläufer deutlich
hinaus. » Pour la période qui a préparé cette revendication explicite, nous renvoyons
à MERK, Biblische Theologie, p. 7-23.
4. Pour le texte original, voir GABLER J. P., Opuscula academica 2, Ulm, 1831,
p. 179-198. Nous avons utilisé la traduction allemande de ce texte telle que reprise par
STRECKER (éd.), Das Problem, p. 32-44, à MERK, Biblische Theologie, p. 273-284.
5. VOUGA F., Une théologie du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible 43),
Genève, Labor et Fides, 2001, p. 19 ; voir BAUER G. L., Biblische Theologie des
Neuen Testaments, t. I-IV, Leipzig, Weygand, 1800-1802. Pour une présentation du
parcours de ce bibliste et de ses publications, voir MERK, Biblische Theologie,
p. 141-203.
6. Voir HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 2-3 : « Ferdinand
Christian Baur wies […] in seiner “Geschichte des Christentums in den ersten drei
Jahrhunderten” (1853) und seinen “Vorlesungen über neutestamentliche Theologie”
A DÉFINIR 123
(posthum 1864) darauf hin, dass man eine neutestamentliche Theologie nicht ohne
weiteres als Einheit betrachten und behandeln dürfe, dass er vielmehr eine Vielzahl
von Spannungen und Gegensätze im Urchristentum gegeben habe, was eine
entsprechende Darstellungsweise erfordert. »
1. Voir DEISSMANN A., « Zur Methode der biblischen Theologie des Neuen
Testaments », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 67-80.
2. WREDE W., « Über Aufgabe und Methode der sogennaten neutestamentlichen
Theologie », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 81-154 (82.85-86.91.132).
L’auteur conclut, p. 154 : « Unsere heutige biblische Theologie […] ist überhaupt im
wahren, strengen Sinne noch keine historische Disziplin. Möchte sie es werden ! »
3. WILCKENS, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 43 : « William Wrede
verstand sich durchaus ernsthaft als Totengräber der gesamten Disziplin
neutestamentlicher Theologie. Diese sollte insgesammt zu einer Religions- und
Theologiegeschichte des Urchristentums werden. »
4. SCHNACKENBURG, La théologie, p. 25. L’auteur avance, p. 28 : « Le reproche
de “biblicisme” qui […] fut adressé [aux théologiens protestants conservateurs] était
en partie justifié : en effet, dans ces ouvrages, les concepts et affirmations bibliques
n’étaient pas suffisamment replacés dans leur cadre historique, mais érigés en
formulation théologique de valeur absolue. La forme descriptive de l’exposé ne
dégageait pas assez nettement les problèmes théologiques, et le problème
fondamental, – celui que pose la théologie biblique du fait qu’elle est historique, –
apparaissait à peine. On se contentait de décrire les diverses “formes
d’enseignement” de chaque groupe d’écrits du Nouveau Testament. »
5. WEISS B., Lehrbuch der Biblischen Theologie des Neuen Testaments, Berlin,
Wilhelm Hertz, 1868 ; Stuttgart - Berlin, Cotta, 19037 ; voir ID., « Die biblische
124 DANIEL GERBER
Faut-il le préciser ? Ce sont surtout les conservateurs qui étaient alors préoc-
cupés par la question de l’unité du Nouveau Testament2.
Theologie des Neuen Testaments », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 45-66
(p. 52) : « Die biblische Theologie des Neuen Testaments hat die Lehrbegriffe der
einzelnen neutestamentlichen Schriften oder der Verfasser, von denen mehrere
Schriften herrühren, gesondert darzustellen. »
1. HOLTZMANN H. J., Lehrbuch der neutestamentlichen Theologie, Fribourg -
Leipzig, Mohr, 1897 ; Tübingen, Mohr, 19112 ; voir SCHNACKENBURG, La théologie,
p. 25 : « Par rapport à la théologie du Nouveau Testament au XIXe siècle, l’ouvrage en
deux volumes de H. J. Holtzmann est à la fois un sommet et un point d’arrivée.
L’auteur vise à relever et à exposer les concepts du Nouveau Testament […], mais veut
faire voir en même temps le développement historique du christianisme primitif. »
2. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. II, Die Einheit des Neuen
Testaments. Thematische Darstellung, Tübingen, Mohr Siebeck, 20052, p. 12 : « Es
ist interessant zu beobachten, dass im 19. und beginnenden 20. Jahrhundert vor
allem bei den Vertretern der konservativen Theologie das Problem der Einheit des
Neuen Testaments berücksichtigt geworden ist. Die Repräsentanten der liberalen
Theologie oder der religionswissenschaftlichen Schule haben sich dagegen einseitig
mit der Vielfalt des urchristlichen Zeugnisses befasst, wie die Werke von Heinrich
Julius Holtzmann, Wilhelm Bousset oder Heinrich Weinel zeigen. »
3. SCHLATTER A., Die Theologie des Neuen Testaments, Stuttgart, Verlag der
Vereinsbuchhandlung, 1909-1910, 1922-19232.
4. BOUSSET W., Kyrios Christos. Geschichte des Christusglaubens von den
Anfängen des Christentums bis Irenaeus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
1913, 19676.
5. STAUFFER E., Die Theologie des Neuen Testaments, Stuttgart, Kohlhammer,
1941, 19473. L’ouvrage est ainsi conçu : deux brèves parties – « Der Werdegang der
urchristlichen Theologie » (p. 1-33) ; « Die Glaubensformeln der Urkirche » (p. 212-
234) – encadrent le cœur de l’ouvrage intitulé « Die Christozentrische
Geschichtstheologie des Neuen Testaments » (p. 34-211). À la page 33, l’auteur
emploie l’expression apokalyptische Geschichtstheologie.
A DÉFINIR 125
suivi par Oscar Cullmann1 qui a privilégié le principe de l’« histoire du salut
(Heilsgeschichte) ». Mais le véritable tournant a été marqué par Rudolf
Bultmann et sa « Théologie du Nouveau Testament », livrée entre 1948
et 1953 avant de connaître plusieurs rééditions2. Tout en se situant dans le
courant libéral et sans renoncer à l’approche historique du Nouveau Testa-
ment3, il dessine sa propre route, profondément convaincu que les écrits néo-
testamentaires « ont quelque chose à dire au temps présent4 ». Il défend donc
l’idée qu’une théologie du Nouveau Testament doit expliquer la « nouvelle
compréhension de soi du croyant » et « rendre apparente [cette] compréhen-
sion de soi dans sa confrontation avec le kérygme5 ». Aussi s’applique-t-il à
présenter dans son essai essentiellement la théologie paulinienne et la théolo-
gie johannique, car c’est en elles que, d’après lui, « l’interprétation de soi-
même par la foi a trouvé sa description la plus claire6 ». Ce faisant, il relègue
la prédication de Jésus7 ainsi que le kérygme de la communauté primitive au
rang de « présuppositions (Voraussetzungen) » et n’aborde les épîtres post-
pauliniennes que dans une dernière partie, intitulée de façon ambivalente
« L’évolution vers l’Église ancienne ». Notons qu’en voulant réduire l’écart
entre le kérygme et le lecteur, Bultmann n’a pas su donner une égale place à
chaque écrit sous sa forme actuelle.
1. CULLMANN O., Christus und die Zeit. Die Urchristliche Zeit- und
Geschichtsauffassung, Zurich, EVZ, 1946, 19623 (Christ et le temps. Temps et
histoire dans le christianisme primitif, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1947) ; ID.,
Heil als Geschichte. Heilsgeschichtliche Existenz im Neuen Testament, Tübingen,
Mohr, 1965 (Le salut dans l’histoire. L’existence chrétienne selon le Nouveau
Testament, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1966).
2. BULTMANN R., Theologie des Neuen Testaments (UTB 630), Tübingen, Mohr
Siebeck, 19808.
3. FREY, « Zum Problem », p. 29, observe : « Bultmann will dezidiert die
historische Arbeit dem Interesse der Interpretation dienstbar machen. »
4. BULTMANN, Theologie, p. 599.
5. Pour reprendre la formulation de SCHNACKENBURG, La théologie, p. 30-31.
BULTMANN, Theologie, p. 599, s’exprime personnellement ainsi : « [Es gilt] die
theologischen Gedanken des NT in ihrem Zusammenhang mit dem “Lebensakt”,
d. h. als Explication des glaubenden Selbstverständnisses, zu interpretieren. […]
Dieses glaubende Selbstverständnis in seinem Bezuge auf das Kerygma deutlich zu
machen, ist die Aufgabe einer Darstellung der neutest. Theologie. »
6. LOHSE E., Théologie du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible), Genève,
Labor et Fides, 1987, p. 13 ; voir BULTMANN, Theologie, p. 599.
7. CONZELMANN H., Théologie du Nouveau Testament, Paris - Genève, Centurion
- Labor et Fides, 1969, p. 23-24, relève que, « pour Bultmann, [l’enseignement
historique de Jésus] n’est pas une partie constitutive de la théologie du Nouveau
Testament, mais le matériau sur lequel elle travaille ».
126 DANIEL GERBER
1. Ibid., p. 9. Pour l’édition originale, voir Grundriss der Theologie des Neuen
Testaments, Munich, Kaiser Verlag, 1967.
2. CONZELMANN, Théologie, p. 11.
3. KÜMMEL W. G., Die Theologie des Neuen Testaments nach seinen
Hauptzeugen. Jesus, Paulus, Johannes (Das Neue Testament Deutsch
Ergänzungsreihe 3), Göttigen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1969, 19804, p. 23 : « Dass
die Frage nach dem geschichtlichen Jesus an den Anfang der Bemühung um die
Theologie des Neuen Testaments gehört, kann […] keinen Zweifel leiden. »
4. Ibid., p. 18, qui précise toutefois : « Diese Beschränkung […] geschieht
keineswegs von der Überzeugung aus, dass die übrigen Schriften des Neuen
Testaments unwesentlich oders jedenfalls von geringerem Werte seien. » La partie
finale de cet ouvrage est intitulée « Jesus – Paulus – Johannes : Die Mitte des Neuen
Testaments ».
5. JEREMIAS J., Théologie du Nouveau Testament, Première partie, La prédication
de Jésus (Lectio divina 76), Paris, Éd. du Cerf, 1975. Pour l’édition originale, voir
Neutestamentliche Theologie, I, Die Verkündigung Jesu, Gütersloh, Gerd Mohn, 1971.
A DÉFINIR 127
nier a en effet opté pour une présentation par thèmes1, regroupés sous ces
titres généraux : la création (Schöpfung), Dieu était en Christ (Gott war in
Christus), l’éthos (Ethos), l’accomplissement de la création et de la rédemp-
tion (Vollendung von Schöpfung und Erlösung), la communauté des dis-
ciples et l’Église (Jüngergemeinde und Kirche)2.
1. Ibid., III, p. 16, présente ainsi son travail : « Bei aller Verschiedenheit der
neutestamentlichen Schriften sprechen wir aber trotzdem nicht nur von
verschiedenen Theologien der Synopse, des Paulus, des Johannes, sondern von einer
und von der neutestamentlichen Theologie. » Il précise toutefois, p. 28 : « Innerhalb
der grossen und kleinen Themen ist dann je auf die geschichtliche Entwicklung im
Neuen Testament zu achten. »
2. Voir la critique de HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 17 : « Sein
Werk ist verdienstvoll im Sinn einer thematischen Zusammenfassung, ist aber mehr
eine Materialsammlung zu den genannten Themen, als eine unter der Frage nach der
Einheit des urchristlichen Zeugnisses ausgearbeitete Theologie. »
3. GNILKA J., Jesus von Nazareth. Botschaft und Geschichte (HThK.S 3),
Fribourg, Herder, 1990.
4. GNILKA J., Theologie des Neuen Testaments (HThK.S 5), Fribourg, Herder,
1994. Le lien avec l’ouvrage précédemment cité est ainsi posé, p. 11 : « Ich habe ein
Jesu-Buch vorgelegt, das man – wenn man will – als Hinführung zur Theologie
lesen kann. »
5. Ibid., p. 9 : « Neutestamentliche Theologie lässt sich […] umreissen als
Beschreibung des rettenden Handelns Gottes in Jesus Christus, wie es im Neuen
Testament oder : in seinen einzelnen Schriften bezeugt wird. »
6. BERGER K., Theologiegeschichte des Urchristentums. Theologie des Neuen
Testaments, Tübingen - Bâle, Francke Verlag, 1994. Dans l’avant-propos, l’auteur
note : « Das hier vorgelegte Buch unternimmt den Versuch, Theologie des Neuen
Testaments als Theologiegeschichte (und umgekehrt) zu entwerfen. »
130 DANIEL GERBER
gramme établi un siècle plus tôt par William Wrede1. Son objectif est
double : rendre compte d’un développement historique non continu, mais
aussi expliquer les points de convergence et de divergence entre les diffé-
rents écrits ou groupes d’écrits2. Le modèle qu’il retient est explicité par
l’image d’un arbre. Ce que les textes ont en commun correspondrait au tronc
et les spécificités de chacun – dues essentiellement aux différentes géogra-
phies, et donc aux disparités culturelles et sociales – aux ramifications3.
Comme le remarque Thomas Söding, l’intérêt de cette démarche tient à
l’attention portée à des aspects trop souvent négligés du Nouveau Testament
et au fait que la diversité n’est pas perçue comme un problème, mais comme
une évolution naturelle4. De la New Testament Theology de George Brad-
ford Caird5 également parue en 1994, on retiendra surtout que son auteur
s’appuie sur la première « conférence de Jérusalem » (Ga 2,1-10) pour pro-
poser le modèle d’une Conference Table Approach. De son point de vue en
effet, « écrire une théologie du Nouveau Testament revient à présider une
conférence6 » et à distribuer la parole aux auteurs de ce corpus.
En l’an 2000 paraissaient deux ouvrages qui s’inscrivent dans la logique
de William Wrede et qui défendent une même cause. Ils sont signés, l’un par
Heikki Räisänen7, et l’autre par Gerd Theissen8. Tous deux plaident pour
1. Voir ibid., p. 3.
2. Ibid., p. 4 : « Gibt es ausser dem Modell der literarischen Abhängigkeit einer
Schrift von der anderen und dem der Wirkungsgeschichte einer Schrift (oder eines
Autors) auf spätere vielleicht ein drittes Modell, das eher früchristliche Theologien
in Einheit und Verschiedenheit erklären kann ? Es kann sicher nicht angehen,
überhaupt eine kontinuierliche Entwicklung zu postulieren. Vielmehr folgen wir hier
dem Grundsatz “Kontakt vor Kontinuität”. »
3. Ibid., p. 5 : « Das hier vorgeschlagene Modell kommt vielmehr dem eines
Baumes in manchen Punkte nahe. Die allen gemeinsamen und dabei kennzeichnend
christlichen Traditionen sind dem Stamm ähnlich, und für das Folgende sind die
Knotenpunkte der Verzweigungen und Verästelungen wichtig. Das Ende der
Verästelungen (gewissermasse die Früchte) bilden die einzelnen frühchristlichen
theologischen Entwürfe. Die Knotenpunkte sind tunlichst geographisch zu
lokalisieren. Sie stellen die jeweils gemeinsame Basis (Plattform) für eng verwandte
Entwürfe dar. »
4. SÖDING T., Einheit der Heiligen Schrift ? Zur Theologie des biblischen Kanons
(QD 211), Fribourg, Herder, 2005, p. 134.
5. CAIRD G. B., New Testament Theology, Oxford, Clarendon, 1994.
6. Ibid., p. 18.
7. RÄISÄNEN H., Neutestamentliche Theologie ? Eine religionsgeschichtliche
Alternative (SBS 186), Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2000.
8. THEISSEN G., Die Religion der Ersten Christen. Eine Theorie des
Urchristentums, Gütersloh, Kaiser, 2000. Pour l’édition française, voir La religion
des premiers chrétiens. Une théorie du christianisme primitif (Initiations au
christianisme ancien), Paris - Genève, Éd. du Cerf - Labor et Fides, 2002.
A DÉFINIR 131
1. Ibid., p. 20.
2. VOUGA F., « Die Aufgaben der Theologie des Neuen Testaments. Verstehen als
interdisziplinäre Kunst der Interpretation », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.),
Aufgabe, p. 159-173 (p. 167) : « Als Vorschlag habe ich versucht, das innere Prinzip
des neutestamentlichen Kanon, der einen Konflikt der Interpretationen (Paul
Ricœur) inszeniert, als Gestaltungsprinzip einer Theologie des Neuen Testaments
wahrzunehmen. Die neutestamentliche Texte verstehen sich als verschiedene
Interpretationen desselben Gründungsereignisses, so dass sich ihre Einheit und
Vielfalt gegenseitig bedingen. »
3. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Die Vielfalt des Neuen
Testaments. Theologiegeschichte des Urchristentums ; t. II, Die Einheit des Neuen
Testaments. Thematische Darstellung. À la page 1 du premier volume, il avance :
« Es [gilt], sowohl die einzelnen Überlieferungsschichten und Schriften des Neuen
Testaments zu untersuchen, was im Rahmen einer Theologiegeschichte des
Urchristentums zu erfolgen hat, als auch nach dem Gesamtzeugnis zu fragen, was
unter thematischer Perspektive geschehen soll. Das erfordert eine zweiteilige
Behandlung der neutestamentliche Theologie. Die Frage der Verbindlichkeit der
Texte kann in beiden Fällen nicht ausgeklammert werden. »
4. Voir CONZELMANN, Théologie, p. 7.
5. DUNN J. D. G., « Not so much “New Testament Theology” as “New Testament
Theologizing” », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.), Aufgabe, p. 225-246. À la
page 226, il annonce : « I put my protest against the restrictiveness of NT theology,
as usualy practised, in terms of NT theologizing, in hope of bringing some or a
A DÉFINIR 133
Une chose est sûre : on est loin d’avoir atteint un consensus au bout de
ces 225 années d’efforts déployés pour fixer la feuille de route d’une théolo-
gie du Nouveau Testament. Arrêtons-nous à trois des questions débattues.
greater sense of movement back into our perception of the task. » Il explique p. 246 :
« “NT theologizing” rather than “NT theology” seems to be the more appropriate
term. And NT theology/theologizing is not to be seen as simply something we
observe and describe, but rather as something we “do”. We […] theologize
“newtestamently” […]. We produce not simply “New Testament Theologies”, but
New Testament theology. It is not Paul and John who write NT Theology, but we do !
We theologize in, with and through the writings of the NT – a much more engaging
and exciting pursuit than simply describing the thought processes of some early
Christians in antiquity. »
1. Voir WOLTER, « Probleme », p. 432-436.
2. Nous empruntons ce vocabulaire à FREY, « Zum Problem », p. 18. L’auteur
soutient : « Das Verhältnis von Rekonstruktion und Interpretation erscheint als das
Kernproblem der Durchführung einer “Theologie des Neuen Testaments”. »
3. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 2 : « Die Behandlung der
theologischen Einzelentwürfe ist noch keine “neutestamentliche Theologie”, wenn
der Singular wirklich ernst genommen wird. »
4. WREDE, « Über Aufgabe », p. 153-154.
134 DANIEL GERBER
ment » (Klaus Berger)1 – quand ils n’ont pas tout simplement opté pour une
tout autre formulation – « La religion des premiers chrétiens. Une théorie du
christianisme primitif » (Gerd Theissen).
1. SCHRÖTER J., « Die Bedeutung des Kanons für eine Theologie des Neuen
Testaments », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.), Aufgabe, p. 135-158 (p. 143) :
« Wenn “Theologie des Neuen Testaments” bei Berger als Untertitel doch wieder
auftaucht, dann soll damit zum Ausdruck gebracht werden : Eine Theologie des
Neuen Testaments lässt sich nur als Theologiegeschichte des Urchristentums
angemessen konzipieren. »
2. Voir HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 5-6.
3. Voir BULTMANN, Theologie, p. 585-589.
4. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 6 : « Die Vielfalt des
Zeugnisses ist die notwendige Spiegelung des einen Kerygmas. […] Für Bultmann ist
die Darstellung der neutestamentlichen Theologie im Sinn einer Theologiegeschichte
des Urchristentums theologisch unerlässlich und legitim. »
5. Voir GNILKA, Theologie, p. 454 : « Es kann […] nicht darum gehen, eine
Systematisierung zu versuchen, was wegen der Reichhaltigkeit der Aussagen und der
zum Teil beträchtlichen Unterschiede auch gar nicht möglich ist, ja sich verbietet. »
A DÉFINIR 135
sée de l’extérieur, mais elle est tirée du Nouveau Testament lui-même ; elle
fixe un point de fuite à partir duquel l’ensemble est mis en perspective. Son
talon d’Achille est cependant évident : il y a forcément une part de subjecti-
vité dans le choix de la norme, sans parler de la tendance avérée à tenir pour
irréductibles des oppositions qui ne sont pas aussi radicales qu’il y paraît de
prime abord1. Rechercher un « centre du Nouveau Testament » consiste par
contre à repérer au cœur des voix multiples qui se font entendre dans les
vingt-sept livres leur « dénominateur commun2 » ou leur « centre de gravi-
té3 ». Chaque écrit ou groupe d’écrits est donc théoriquement pris en compte
dans cette opération qui se veut plus respectueuse de la diversité et qui remet
moins radicalement en cause la notion même de canon du Nouveau Testa-
ment. Il n’empêche qu’au final une hiérarchie est établie entre les différents
points de vue exprimés en fonction de leur proximité ou de leur éloignement
par rapport à un centre qui, il faut bien l’admettre, ne s’impose pas de lui-
même, mais qui est lui aussi retenu en fonction d’une certaine orientation
théologique.
[Käsemann], so konsequent und nachdrücklich wie kein anderer die Botschaft von
der durch die theologia crucis begründeten iustificatio impii als unerlässliches
Kriterium für die Scheidung der Geister im NT herausgestellt zu haben. »
1. Pour les avantages et les limites de la méthode, nous renvoyons à SÖDING,
Einheit, p. 104-107.
2. WOLTER, « Probleme », p. 423.
3. SÖDING, Einheit, p. 104.
4. VOUGA, « Die Aufgaben », p. 170 : « Die Modelle können kombiniert oder
addiert werden. »
5. Voir THEISSEN, La religion, p. 8.
138 DANIEL GERBER
de repère pour mieux comprendre les différentes évolutions. Mais elle est
fragilisée, en particulier, par les difficiles questions de datation et de localisa-
tion géographique. On rappellera que, si les partisans d’une ligne purement
historique ont estimé que cette option constituait une fin en soi, d’autres, qui
ne réduisent pas la « théologie » à une « science religieuse », l’ont valorisée
en tant que première étape seulement d’une enquête plus longue1.
La deuxième des options prises est celle qu’on a quelquefois qualifiée de
« mosaïque ». Elle consiste en effet à présenter les unes après les autres les
grandes lignes théologiques, sinon de chaque écrit ou groupe d’écrits du
Nouveau Testament, du moins des témoins majeurs de ce corpus, mais sans
chercher vraiment à établir leurs points d’accord et à expliquer leurs diver-
gences. Cette voie moyenne a certes l’avantage de ne pas se perdre dans les
dédales problématiques de l’histoire ou de ne pas réduire une diversité avé-
rée. Mais on a reproché à cette option essentiellement additive, que George
Bradford Caird a taxé de lazy way2, d’avoir le défaut de sa qualité : si elle
scrute attentivement tout ou partie des systèmes de conviction, elle ne les
confronte guère entre eux.
Une dernière option, parmi les trois principales prises, est celle des « con-
cepts doctrinaux (Lehrbegriffe) », une méthode qui a été mise en œuvre au
XIXe siècle, quoique dans des perspectives différentes, notamment par
Bernhard Weiss et Heinrich Julius Holtzmann. En quoi consiste-t-elle ? Tout
en reconnaissant une certaine disparité des points de vue néotestamentaires,
elle ne durcit cependant pas les différences observées, mais opère par sélec-
tion pour proposer au final une succession de thèmes synthétiques. Son
avantage est certes de nous renseigner sur un certain nombre de consensus à
l’intérieur du Nouveau Testament. Mais elle court le danger de trop se lais-
ser ordonner par une logique extérieure à ce corpus, comme celle du Credo
ou des loci d’une quelconque dogmatique. Sans compter qu’une telle entre-
prise relativise la trame historique qui a donné naissance aux différents
écrits ou groupes d’écrits.
Un mot pour finir au sujet de l’option particulière de la « théologie bi-
blique », un concept qui a plusieurs fois changé de sens. Si, à l’origine, il
supposait « l’unité foncière de l’Ancien et du Nouveau Testament,
l’intégrité du canon biblique et l’identité de la doctrine scripturaire et de la
théologie systématique3 », il n’est plus aujourd’hui à comprendre dans « sa
1. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 23 : « Die nach der Einheit
des Neuen Testaments fragende neutestamentliche Theologie setzt die Urchristliche
Theologiegeschichte voraus. »
2. CAIRD, New Testament, p. 18.
3. STRECKER, Das Problem, p. 2. L’auteur rappelle, p. 1 : « Der Begriff “biblische
Theologie” [fand] im siebzehnten Jahrhundert als Buchtitel Verwendung » ; il
renvoie (p. 1, n. 2) à CHRISTMANN J., Teutsche Biblische Theologie, Kempten, 1629.
A DÉFINIR 139
On ne peut que saluer avec respect l’immense effort déployé par les uns et
les autres depuis que Johann Philipp Gabler a plaidé pour une distinction
entre la théologie biblique et la théologie dogmatique, soit en ayant réfléchi
au sens et à la tâche d’une théologie du Nouveau Testament, soit en s’étant
essayés à résoudre ce difficile exercice.
La rétrospective de ce labeur esquissée à gros traits fait apparaître en
premier lieu que chaque type d’approche – histoire de la théologie, mo-
saïque ou Lehrbegriffe – privilégie seulement une des caractéristiques du
Nouveau Testament. On ne saurait en effet contester que chaque écrit ou
groupe d’écrits est né dans un contexte historique particulier6, que certains
systèmes de conviction sont plus largement exposés que d’autres et que des
points de convergence existent entre nombre d’affirmations essentielles.
Mais force est d’admettre également qu’aucune de ces trois voies ne permet
à elle seule de rendre compte de l’entière richesse complexe du Nouveau
Testament. Aussi faut-il, soit les « combiner » – à l’instar de Georg Strecker
–, soit les « additionner » – à l’exemple de Ferdinand Hahn1.
On conviendra ensuite que la décision de limiter le champ d’exploration
d’une théologie du Nouveau Testament à ce corpus seul est bien moins pro-
blématique lorsque l’exégèse sur laquelle repose l’enquête prend suffisam-
ment en compte la littérature susceptible d’éclairer les écrits
néotestamentaires. Il nous semble donc que, sauf à pratiquer une exégèse
purement canonique, l’apport bénéfique des écrits environnants est au-
jourd’hui suffisamment valorisé.
Mais la question qui demeure est celle-ci : comment faire droit à cette
pluralité de voix néotestamentaires dans le respect de chacune d’elles2 ?
C’est là, à notre avis, un des enjeux majeurs d’une théologie du Nouveau
Testament, qui ne saurait, selon nous, recourir à la solution du « canon dans
le canon » ou se satisfaire de la recherche d’un « centre ». Sans compter
qu’il faudrait aussi sérieusement s’interroger sur la nécessité même de la
quête d’une unité, dont on peut se demander avec Michael Wolter si elle
n’est pas, au final, « typiquement chrétienne3 ».
Une autre difficulté, insurmontable, provient du fait que les différents au-
teurs du Nouveau Testament n’ont le plus souvent exprimé que de manière
parcimonieuse et circonstancielle leur pensée. Aussi ne saurait-on vouloir
exposer leur théologie au sens d’un système de convictions abouti. Tout au
plus peut-on espérer dégager les lignes directrices des écrits ou groupes
d’écrits du Nouveau Testament, et cela en prenant impérativement en compte
les deux formes d’expression utilisées, la narration et l’argumentation, qui
obéissent toutes deux à des règles de communication propres.
À ce sujet, il nous semble qu’une juste distinction opérée entre ces deux
formes différentes d’expression oblige à reconsidérer certaines des diver-
gences tenues jusqu’ici pour irréductibles. Pour ne prendre qu’un seul
exemple, on constatera que la question du « paulinisme des Actes », long-
temps marquée par les positions tranchées de Philipp Vielhauer4, se présente
LA RÉTRIBUTION
Regards d’exégètes et de théologiens
DANY NOCQUET
INTRODUCTION
La notion de rétribution est l’affirmation d’un lien entre un acte et ses con-
séquences, un acte et sa destinée (le Tun-Ergehen-Zusammenhang2) dans le
cadre des relations entre le divin et l’humain, tant dans le domaine de la vie
individuelle et communautaire que dans le domaine politico-religieux. Cette
notion fut particulièrement débattue à la suite d’un article de Klaus Koch
paru en 1955 affirmant qu’il n’y a pas de dogme de la rétribution divine dans
l’Ancien Testament3. Koch comprenait la rétribution de manière automatique
et mécanique : Dieu ne prédétermine pas un tarif rétributif, les humains sont
les auteurs de leur propre bien ou de leur mauvaise fortune. Dieu laisse porter
aux acteurs le fruit de leurs actes qui contiennent en eux-mêmes une rétribu-
tion prédéterminée. Koch s’appuyait sur certains textes sapientiaux, tel
Pr 25,21-22 où Dieu ne fait que compléter l’action humaine : « Si ton ennemi
a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. Car ce sont des
braises que tu amasses sur sa tête, et le Seigneur te le rendra » (NBS).
En interrogeant de manière provocatrice la prééminence de la doctrine de
la rétribution divine, Koch dénonçait la facilité avec laquelle la recherche
exégétique a emprisonné la sagesse israélite dans la doctrine de la rétribu-
tion, reproche que l’on retrouve dans certains travaux plus récents4. Yaïr
Hoffman a cependant critiqué de manière argumentée la position de Koch
d’un point de vue méthodologique pour insister sur l’irréductible centralité
de la notion de rétribution dans l’Ancien Testament qui se déploie de façon
2. Pour une vue d’ensemble, KRASOVEC J., Reward, Punishment and Forgiveness.
The Thinking and Beliefs of Ancient Israel in the Light of Greek and Modern Views
(VT.S 78), Leyde, Brill, 1999.
3. KOCH K., « Gibt es ein Vergeltungsdogma im Alten Testament ? » ZTK 52
(1955), p. 1-42. Voir la critique de HOFFMAN Y., « The Creativity of Theodicy »,
dans : REVENTLOW G. H., HOFFMAN Y. (éd.), Justice and Righteousness. Biblical
Themes and their Influence (JSOT.S 137), Sheffield, JSOT Press, 1992, p. 117-130,
qui soutient la centralité de la théologie de rétribution.
4. HATTON P., « A Cautionary Tale : The Acts-Consequence “Construct” »,
JSOT 35/3 (2011), p. 375-377, plaide pour un traitement plus rigoureux de la
complexité de la sagesse israélite et des Proverbes, livre qui n’est pas seulement un
faire-valoir de Job et Qohélet.
A DÉFINIR 147
différente selon les genres littéraires5. D’une autre manière Bernd Janowski
et Alphonso Groenewald6 montrent que comprendre la rétribution comme
un phénomène automatique et autonome dévalorise la place du divin qui ne
semble plus impliqué dans l’acte rétributif, ce qui ne correspond pas à la
vision d’un univers où l’humain et le divin sont en interrelation. La com-
plexité de la notion de rétribution dans l’Ancien Testament et les tensions
interprétatives mises au jour par Koch et Hoffman se retrouvent dans
l’univers du Levant et de l’Égypte, où la rétribution est une notion partagée
et normative. Christophe Uehlinger insiste sur l’univers intellectuel commun
qui relie l’Égypte et la Mésopotamie depuis le IIIe millénaire jusqu’au
Ier millénaire par la multiplicité des contacts, non seulement sur le plan de la
culture matérielle mais aussi dans le domaine symbolique des représenta-
tions du monde7. Le livre de Job constitue un témoin de ces jonctions cultu-
relles et symboliques, et de cet effort pour mettre en débat des
représentations communes8. Ainsi le discours divin (Jb 38-42) présentant
Dieu comme le « maître des animaux » relève d’une influence plutôt assy-
rienne, alors que la domination sur Léviathan et Behémoth ressortit davan-
tage aux contacts avec la culture égyptienne, notamment avec Horus
dominant l’hippopotame9.
14. Dans LAATO A., DE MOOR J. C. (éd.), Theodicy in the World of the Bible,
Leyden, Brill, 2004, p. 27-150, la question de la théodicée parcourt les littératures
égyptienne, akkadienne, hittite et ougaritique. Sur le dialogue du désespéré avec son
bâ, LOPRIANO A., « Theodicy in Ancient Egyptian Texts », dans : LAATO, DE MOOR
(éd.), Theodicy, p. 36-38 ; LÉVÊQUE J., « Sagesses de Mésopotamie (augmentées
d’un dossier sur le juste souffrant en Égypte), Documents autour de la Bible »
(Cahiers Évangile Supplément 85), Paris, Éd. du Cerf, 1993. Cette question sera
traitée dans la troisième partie.
15. Une dialectique particulièrement présente dans la réflexion sur la
responsabilité individuelle, et la confrontation à la souffrance dans les livres de Job
et Qohélet, voir ci-dessous les parties 2 et 3.
16. GILBERT M., « À l’école de la sagesse. La pédagogie des sages dans l’ancien
Israël », Gregorianum 85/1 (2004), p. 20-42 ; GILBERT M., Les cinq livres des
Sages. Proverbes – Job – Qohélet – Ben Sira – Sagesse (Lire la Bible 129), Paris,
Éd. du Cerf, 2003.
17. SÉNÉCHAL V., Rétribution et intercession dans le Deutéronome (BZAW 408),
Berlin - New York, de Gruyter, 2009.
150 DANY NOCQUET
21. SWEENEY M. A., « King Manasseh of Judah and the Problem of Theodicy in
the Deuteronomistic History », dans : GRABBE L. L. (éd.), Good Kings and Bad
Kings (ESHM 5, LHB.OTS 393), Londres - New York, T & T Clark, 2005, p. 264-
278. L’auteur se demande si l’histoire deutéronomiste n’est pas une réflexion sur la
théodicée qui pose la question de l’échec de la justice de Yhwh. HOFFMAN, « The
Creativity of Theodicy », p. 121-122.
22. WEINFELD M., Deuteronomy and Deuteronomic School, Oxford, Clarendon
Press, 1972, montre l’importance de cette idéologie dans le livre, notamment par la
présence d’un vocabulaire typique de cette école.
23. Le Deutéronome partage des proximités linguistiques et thématiques avec la
littérature néo-assyrienne, voir notamment la comparaison des formes du
Deutéronome avec les serments de loyauté et les traités de vassalité chez OTTO E.,
Das Deuteronomium. Politische Theologie und Rechtsreform in Juda und Assyien
(BZAW 254), Berlin - New York, de Gruyter, 1999, p. 32-90.
152 DANY NOCQUET
24. CLINES D. J. A., « The Wisdom Books », dans : BIGGER S. (éd.), Creating the
Old Testament. Emergence of the Hebrew Bible, Oxford, Blackwell, 1989, p. 272.
25. BUEHLMANN A., « Proverbes », dans : RÖMER Th., MACCHI J.-D., NIHAN Ch.
(éd.), Introduction à l’Ancien Testament (Le Monde de la Bible 49), Genève, Labor
et Fides, 2004, p. 520-521.
26. GROENEWALD, « Psalm 69 : 23a-30b », p. 657 s.
27. KRAŠOVEC J., La Justice (sdq) de Dieu dans la Bible hébraïque et
l’interprétation juive et chrétienne (OBO 76), Fribourg - Göttingen,
Universitätsverlag - Vandenhoeck & Ruprecht, 1988, p. 1-23 et 250 s. Il s’agit
essentiellement d’une étude philologique.
A DÉFINIR 153
28. Voir sur ce sujet la synthèse éclairante de POLA Th., « Theodizee im Alten und
Neuen Testament. Unter besonderer Berücksichtigung von Psalm 73 », dans POLA
Thomas (éd.), Gott fürchten und lieben. Studien zur Gotteserfahrung im Alten
Testament (BThSt 59), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2007, p. 79-149.
LAATO, DE MOOR (éd.), Theodicy, p. 151-469.
29. TALMONT S., « Die Wertung von “Leben” in der Hebraïschen Bibel », Juden
und Christen in Gespräch, Gesammelte Aufsätze 2 (InfJud 11), Neukirchen,
Neukirchener Verlag, 1992, p. 48.
30. POLA, Gott fürchten, p. 86-92.
31. Cela se manifeste par la pratique funéraire à l’âge du fer avec des sépultures
où l’on rassemblait les ossements lors d’un deuxième ensevelissement ; voir
BÜRGER J. A., « Tombs and Burial Practices in Ancient Palestine », OTEs NS 55/1
(1992), p. 103-123. Le début d’une forme d’individualisation commence dans la
prophétie d’Amos 5,4-7.21-24 et du premier Ésaïe au moment où il y a une
revendication éthique qui s’oppose à la pratique cultuelle collective.
32. POLA, Gott fürchten, p. 91-92, ajoute une troisième explication qui est liée au
sens de la souffrance qu’il comprend, à l’époque préexilique, soit comme une
épreuve : la souffrance permet à l’humain de faire ses preuves (Gn 22), soit comme
ayant un rôle éducatif (Dt 8,1-5). Il n’est pas évident que ces deux passages soient
préexiliques. De plus, le rôle pédagogique de la souffrance est développé en Jb 32-
37, texte tardif.
154 DANY NOCQUET
33. Sur l’interprétation de ces versets et ses parallèles avec Jb 9,15-16.19-22, voir
THOMPSON J. A., The Book of Jeremiah (NICOT), Grand Rapids, Eerdmans, 19872,
p. 352-356.
34. Il faudrait ici mentionner le travail de l’école sacerdotale (P) pour laquelle la
notion de rétribution ne semble pas être un motif majeur d’écriture. Il y a là une
différence importante avec la théologie deutéronomiste. Il conviendrait de se
demander si l’école sacerdotale n’offre pas une alternative à la théologie de la
rétribution dans sa théologie des origines et du recommencement dans laquelle Dieu
choisit de ne plus punir un humain « enclin au mal » et avec la valorisation de la
médiation sacerdotale qui assure désormais une relation de proximité avec Dieu.
Une telle recherche dépasse le cadre de notre étude.
35. SCHENKER A., « Erlässt Umkehr Schuld oder vermindert sie Strafe ? Jesus Si-
rach (Sir 17), Nabots Weinberg (1 Kön 21), Ezechiel (Ez 18), zugleich ein Beitrag
zum Verhältnis zwischen massoretischem Text und Septuaginta in 1 Kön 21 »,
dans : FISCHER I., RAPP U., SCHILLER J. (éd.), Auf den Spuren der schriftgelehrten
Weisen, mélanges offerts à Johannes Marböck pour son éméritat (BZAW 331),
Berlin - New York, de Gruyter, 2003, p. 349-357.
A DÉFINIR 155
2
Qu’avez-vous à répéter cette maxime sur la terre d’Israël :
« Les pères mangent des raisins verts,
et ce sont les fils qui ont mal aux dents » ?
3
Par ma vie, – déclaration du Seigneur Dieu – vous n’aurez plus lieu de répéter
cette maxime en Israël. 4 Tous les êtres m’appartiennent ; le fils comme le père,
ils m’appartiennent ; celui qui pèche, c’est lui qui mourra. 5 L’homme qui est
juste, qui agit selon l’équité et la justice,
6
qui ne mange pas sur les montagnes et ne lève pas les yeux vers les idoles de
la maison d’Israël […].
21
Si le méchant revient de tous les péchés qu’il a commis, s’il observe toutes
mes prescriptions, s’il agit selon l’équité et la justice, il vivra, il ne mourra pas.
22
On ne se souviendra, contre lui, d’aucune des transgressions qu’il a commises ;
par la justice selon laquelle il a agi, il vivra [Ez 18,1-6.21-22].
Ce texte, de facture tardive en raison de ses liens avec la pensée sapien-
tielle, critique la génération de l’Exil qui, sous prétexte de ce proverbe, sou-
haite excuser son comportement. Ézéchiel leur rappelle que s’ils ne sont plus
concernés par les fautes de leurs pères, ils le sont néanmoins par leur propre
faute1. Sans remettre en cause la notion de rétribution, le texte lui enlève son
déterminisme dans un sens négatif ou positif pour renvoyer à une responsabi-
lité renouvelée et à une forme d’espérance dans le changement personnel2.
Dans une perspective comparable de remise en cause d’une faute corpora-
tive, les travaux de Levinson ont montré comment Ex 20,5 et Dt 5,9 sur le
châtiment transgénérationnel (les enfants qui portent la faute des pères sur
trois générations) furent critiqués. Cette affirmation est réinterprétée à l’aide
d’une rhétorique de la dissimulation qui permet de laisser le texte fondateur
en l’état tout en le corrigeant dans une relecture interprétative3. Ainsi Dt 7,9-
Dt 7,9-10 renverse l’ordre des versets de Dt 5,9-10 et maintient l’idée d’une
1. WÉNIN A., « Dieu qui visite la faute des pères sur les fils (Ex 20,5) », RTL 38
(2007), p. 74-75, insiste avec justesse sur cet aspect critique du texte.
2. C’est sans doute un tel texte qui fournit l’arrière-plan de la réflexion de l’école
l’école de Sainteté (H) en Lv 26,39 où les Israélites sont condamnés à pourrir en
Exil non seulement en raison de leur faute, mais aussi en raison de la faute de leurs
pères ; voir NIHAN Ch., From Priestly Torah to Pentateuch (FAT 2.25), Tübingen,
Mohr Siebeck, 2007, p. 544.
3. LEVINSON B. M., L’herméneutique de l’innovation. Canon et exégèse dans
l’Israël biblique (Le livre et le rouleau 24), Bruxelles, Lessius, 2005. L’exégèse
interne des textes (inner-biblical exegesis) montre le processus de réécriture et
d’adaptation des textes au cœur même de l’Ancien Testament en fonction des
situations nouvelles : FISHBANE M., « Inner-Biblical Interpretation and the
Development of Tradition », dans : OEMING M., SCHMID K., WELKER M. (éd.), Das
Alte Testament und die Kultur der Moderne, actes du Colloque « Das Alte Testament
und die Kultur der Moderne » réuni à l’occasion du centenaire de la naissance de
Gerhard von Rad (1901-1971), Heidelberg, 18-21 octobre 2001 (ATM 8), Münster,
Lit, 2004, p. 25-35.
156 DANY NOCQUET
1. Pour une vue d’ensemble sur la théodicée dans les psaumes, LINDSTRÖM F.,
« Theodicy in the Psalms », dans : LAATO, DE MOOR (éd.), Theodicy, p. 256-303.
2. POLA, Gott fürchten, p. 100-113 ; JANOWSKI, Dialogues conflictuels, p. 256-
303.
3. Une problématique comparable se retrouve dans les psaumes 16 ; 49 ; 139 qui
insistent sur une communion durable avec Dieu ; voir JANOWSKI, Dialogues
conflictuels, p. 373-374 ; POLA, Gott fürchten, p. 113-119.
4. En Ps 73,3, la forme à l’état construit « le bien-être des méchants » est un
hapax. Il s’agit d’un retournement de la phrase de Es 48,22 : « Il n’y a pas de bien-
être, dit le Seigneur, pour les méchants » (NBS).
160 DANY NOCQUET
Il s’agit d’une prise en charge royale dans un geste bien attesté par
l’iconographie du monde hittite, mésopotamien et égyptien. En Égypte, la
gestuelle se retrouve dans le cadre du rituel du passage de la mort.
3.2. Job
Le livre de Job est traversé par le courant de réflexion sur la théodicée qui
se déploie de l’Égypte à la Mésopotamie. Uehlinger a fort bien montré que ces
littérateurs partagent un univers commun en tant qu’exercice intellectuel2.
Le texte de Ludlul bel nemeqi (« je veux louer le maître de sagesse ») fait par-
tie de la littérature canonique mésopotamienne3. Uehlinger se demande si le
poème est bien une œuvre de sagesse, tant l’œuvre apparaît comme une valida-
tion des rites et une dénonciation de la myopie humaine pour juger du bonheur :
Si seulement je savais que tout cela puisse plaire au dieu !
Mais ce qui paraît bon à un homme
pourrait être une offense pour son dieu,
ce qui est méprisable au jugement d’un homme pourrait plaire au dieu !
Qui peut saisir la volonté des dieux dans le ciel ?
Qui peut saisir le dessein du dieu des profondeurs ?
Où les mortels ont ils jamais appris la voie du dieu ?
Tel, hier bien vivant, est mort dans l’affliction.
Tel autre, tout à coup déprimé, subitement retrouve l’entrain.
À l’instant, il chantait un air joyeux ;
un pas plus loin, il gémit comme un pleureur [tablette II, 33-42].
Il me dit : « Ton Seigneur m’a envoyé te dire
[…] Persévère, alors je te dirai […] » [tablette III, 9-15].
Marduk, du tombeau peut ramener à la vie ;
Zarpanitu sait comment sauver de la destruction.
1. Ibid., p. 112.
2. UEHLINGER, « Das Hiob-Buch im Kontext », p. 97-163. Sur les liens entre Job
et la littérature de l’Orient antique, voir LÉVÊQUE J., Job ou le drame de la foi
(Lectio divina 216), Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 235-253 ; SCHMID K., Hiob als
biblisches und antikes Buch. Historische und intellektuelle Kontexte seiner
Theologie (SBS 219), Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2010, p. 55-62 ; VAN DER
TOORN K., « Theodicy in Akkadian Litterature », dans : LAATO, DE MOOR (éd.),
Theodicy, p. 76-80 ; ILLMAN K.-J., « Theodicy in Job », dans : LAATO, DE MOOR
(éd.), Theodicy, p. 304-333.
3. Le poème est daté du XIIe siècle av. J.-C., il atteint sa forme canonique aux
VIIIe-VIIe siècles, il se trouvait dans les bibliothèques d’Assyrie et de Babylonie Sur
les liens, voir LÉVÊQUE J., Job ou le drame de la foi ; MIES F. (éd.), Toute la sagesse
du monde, hommage à Maurice Gilbert, Bruxelles - Namur, Presses universitaires de
Namur - Lessius, 1999.
A DÉFINIR 163
[…]
vous dont Aruru a modelé l’argile
êtres doués de vie, qui marchez à grands pas,
mortels, tous autant que vous êtes, rendez gloire à Marduk ! [tablette IV, 105-1121.]
Dans les songes de la tablette III qui préparent la guérison de l’orant, la
fonction pédagogique de la souffrance est présente, ce qui rapproche le
poème du discours d’Élihou (Jb 32-37). Le poème s’achève sur l’exhortation
à louer Mardouk à la fin de la tablette IV. Dans ce poème, il ne s’agit pas de
remettre en cause la légitimité de la justice de Mardouk et Zarpanitu. Le
premier objectif de l’écriture de cette poésie fut de servir de propagande reli-
gieuse en faveur de la nécessité des rites et de la louange à Marduk et Zarpa-
nitu. Destiné à des gens cultivés, ce poème est une littérature qui avait
également pour but de former les gens auxquels elle s’adressait par son as-
pect critique et pédagogique. Le ou les auteurs de Job ont sans doute connu
une version de Ludlul bel nemeqi et en ont poursuivi l’exercice de réflexion2.
Dans le même genre littéraire, la théodicée babylonienne3 est un ouvrage
connu des bibliothèques d’Assur, Ninive, Babylone. Sa tradition textuelle,
attestée jusqu’aux IIIe-IIe siècles av. J.-C., en fait une œuvre contemporaine
de Job4. Elle est un dialogue entre un homme qui souffre et son ami sur le
sens de son malheur.
Mon ami, ton cœur est une pièce d’eau dont la source ne tarit pas,
un amoncellement de vagues marines, qui jamais ne diminue.
À toi donc je vais poser une question ; saisis bien ma requête,
prête-moi un moment attention, écoute mes paroles !
Mon corps est une ruine, la maigreur m’assombrit ;
mon succès maintenant est parti, mon aisance s’en est allée ;
ma force s’est affaiblie, c’en est fini de ma prospérité. […]
Une vie heureuse pour moi peut-elle être durable ?
Je voudrais en savoir le chemin ! [II, 24-34.]
Tels suivent un chemin de bonheur qui ne cherchent pas toujours les dieux, alors
que d’autres qui implorent la déesse se sont appauvris et ont perdu leurs biens.
3.3. Qohélet4
Qohélet se place dans une situation inverse de celle du « pauvre Job » en
se présentant comme le personnage le plus sage (fils du roi David) et le plus
expérimenté, ayant conduit à l’extrême tout type de connaissance, même
celui de la folie (Qo 1-2). Mais, dans la continuité de Job, cette position lui
permet de dénoncer une approche cognitive de la justice de Dieu5 ainsi que
toute saisie objectivante sur la violence de Dieu ou sur sa consolation6. En
Qo 4,1, Qohélet s’amuse à prendre le contre-pied des premiers mots
d’encouragement du second Ésaïe (Es 40,1) : « J’ai vu, d’autre part, toutes
les oppressions qui se commettent sous le soleil ; les larmes des opprimés –
et personne pour les consoler ! la force du côté de leurs oppresseurs – et
personne pour les consoler ! » (NBS.)
Qohélet souligne encore que le monde et la relation de Dieu au monde
sont devenus étrangers à l’homme7. Une claire distinction entre ce qui est
droit et ce qui est injuste est devenue difficile : « Il n’y a pas sur la terre de
juste qui fasse le bien sans pécher. Ne prête pas attention à toutes les paroles
1. Ibid., p. 79-83.
2. LÉVÊQUE J., « L’épilogue du livre de Job », dans : MIES (éd.), Toute la sagesse,
p. 37-54.
3. En cela, le poème de Job semble anticiper le travail de R. Bultmann : il y aurait
là un champ de recherche à investir.
4. SCHOORS A., « Theodicy in Qoheleth », dans : LAATO, DE MOOR (éd.),
Theodicy, p. 375-409.
5. Selon SCHOORS, p. 403, Qohélet n’offre aucune solution rationnelle à la
théodicée ; il précise, p. 409 : « the solution of the theodicee problem is concealed in
the unfathomable mystery of God. »
6. MAZZINGHI L., « The Divine Violence in the Book of Qoheleth », Bib 90/4
(2009), p. 545-558.
7. POLA, Gott fürchten, p. 125.
168 DANY NOCQUET
qu’on dit, de peur que tu n’entendes ton serviteur te maudire ; car tu sais
bien que tu en as toi-même maudit d’autres » (Qo 7,20-22 ; NBS).
Qohélet met à mal l’anthropologie positive de l’époque préexilique. Selon
Qo 7,15-20 l’humain n’est plus capable de se construire en modèle, la jus-
tice est devenue insaisissable. Il s’oppose à une vie après la mort en utilisant
le terme « fortune, hasard, chance, accident, sort », miqrèh1, pour dire une
indifférenciation des humains, stupides ou sages, bons ou méchants, face à
la mort. Il contredit l’espérance selon laquelle une communion durable avec
Dieu serait possible après ou dans la mort, à l’inverse des psaumes 73, 49,
16 et de Jb 19, selon Qo 9,6-9 :
Leur amour, leur haine et leur passion jalouse ont déjà disparu ;
ils n’auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil.
7
Va, mange ton pain avec joie, et bois ton vin le cœur content : déjà Dieu a
agréé tes œuvres.
8
Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs,
et que l’huile ne manque pas sur ta tête.
9
Jouis de la vie avec la femme que tu aimes,
pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t’a donnée sous le soleil,
pendant tous tes jours futiles ;
car c’est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil [NBS].
Entre une certaine désillusion anthropologique sur les conséquences de
l’action humaine et l’étrangeté de l’ordre du monde, Qohélet est l’un des
auteurs qui a pris le plus au sérieux l’altérité de Dieu. Il place malgré tout
l’humain devant Dieu dans une forme de confiance et de lâcher-prise :
Parce qu’une sentence contre une mauvaise action n’est pas exécutée rapide-
ment, le cœur des humains, au-dedans d’eux, est rempli du désir de mal agir. Le
pécheur peut mal agir cent fois et prolonger son existence, je sais pourtant, moi,
qu’il y aura du bonheur pour ceux qui craignent Dieu, parce qu’ils ont de la
crainte devant lui [Qo 8,11-12 ; NBS].
Le terme « sentence » ou « décret », pitegam2, indique bien que le monde
est soumis à une instance dominatrice de Dieu, même si celle-ci est insaisis-
sable3. Malgré tout Qohélet, en plaçant l’humain entre la crainte de Dieu et
le jugement de Dieu, ne l’invite pas à fuir le monde pour autant ou à le mé-
priser, car Dieu, en celui-ci, lui a fait le don de la joie et du shalom. Il s’agit
La période après l’Exil, qui fut longtemps considérée comme la moins in-
téressante par la recherche, s’avère une « nouvelle période des lumières »
pour l’Ancien Testament avec l’avènement de la Torah et des Écrits. Le
débat sur la mécanicité historique de la rétribution devient un aiguillon théo-
logique et littéraire dans un moment d’effervescence intellectuelle impres-
sionnant3. Les Écrits font de l’Ancien Testament non seulement une
littérature de l’Orient ancien, mais aussi une véritable littérature théologique
qui l’inscrit définitivement dans l’espace intellectuel méditerranéen. La
réflexion sur la rétribution montre que l’Ancien Testament est issu de mi-
lieux producteurs divers constitués d’érudits, attachés au Temple et à la
Torah, en même temps jouissant d’une certaine indépendance et de relations
internationales, et donc liés à la Diaspora.
Si l’urgence des contingences historiques a exigé une réponse théologique
et a donné naissance aux corpus des Prophètes et de la Torah, le débat théo-
logique autour de la mécanicité de la rétribution et de la théodicée fut aussi
l’un des moteurs littéraires de l’Ancien Testament. Yaïr Hoffman assure
qu’il s’agit du seul sujet qui fait l’objet d’une réflexion abstraite et philoso-
phique dans la Bible hébraïque4.
L’Ancien Testament s’offre tel un long cheminement qui fait passer le
lecteur d’une pensée normative sur la rétribution conçue en termes méca-
niques et historiques à son abandon progressif. L’Ancien Testament se pré-
1.1. Constats
a. La rétribution individuelle dans l’histoire est présente dans tout le cor-
pus. Alors que Jésus rejette toute rétribution qui expliquerait le présent des
situations humaines (Lc 13,1-4 ; 16,19-31 ; Jn 9,2-3), Paul au contraire fait
sienne l’idée que Dieu donne à chacun selon ses œuvres comme la tradition
biblique l’affirme de Gn à Ap5. Il semblerait qu’il se fasse l’écho de la
forme la plus élémentaire et mécanique (Dn) de la rétribution individuelle
selon laquelle Dieu châtie celui qui ne se conforme pas aux commandements
et assure vie longue et bonheur à celui qui observe la Loi (Ex 20,5 ;
Dt 5,16), formule reprise en Ep 6,3. « Toute impiété » et « toute injustice »
sont ainsi objet de « la colère de Dieu » (Rm 1,18). À propos du repas eu-
charistique, l’Apôtre exhorte les chrétiens à discerner : « Que chacun
s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette
coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation,
s’il ne discerne le Corps » (1 Co 11,28-29). Paul ne craint pas de dire que la
condamnation a des effets immédiats : « Voilà pourquoi il y a parmi vous
beaucoup de malades et d’infirmes, et que bon nombre sont morts » (1 Co
11,30). Il ajoute : « par ses jugements le Seigneur nous corrige » (1 Co
11,32). Dans la lettre aux Colossiens, qui, si elle n’est pas de Paul, est dans
le droit fil de sa pensée, l’auteur rappelle que « fornication, impureté, pas-
sion coupable, mauvais désirs et la cupidité, qui est une idolâtrie ; voilà ce
qui attire la colère divine sur ceux qui résistent » (Col 3,5-6). Dans une des
dernières lettres du corpus, il écrit : « Pour s’y être livrés [à l’amour de
l’argent], certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de
tourments sans nombre » (1 Tm 6,10), tandis que, pour ceux qui font preuve
de piété, la récompense advient déjà en ce monde (1 Tm 4,8), en toute jus-
tice. « Songez-y : qui sème chichement moissonnera aussi chichement ; qui
sème largement moissonnera aussi largement » (2 Co 9,6). Cet aphorisme
semble concerner la vie d’ici-bas. Paul n’exclut pas la perspective d’un châ-
timent temporel (1 Co 4,2 ; Rm 13,2-5 ; 1 Tm 5,20)6. Il pense également que
Dieu récompensera largement les membres de la communauté pour l’aide
matérielle qu’ils lui apportent (Ph 4,17-19).
b. Paul se réfère également à la perspective collective de la rétribution
telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament en fonction de l’Alliance. S’il
ne fait pas mention de diverses situations véterotestamentaires (destruction
de l’humanité lors du Déluge, destruction de Sodome et Gomorrhe, exil…),
Paul fait cependant mémoire de la communauté d’Israël qui, dans le désert, a
récriminé contre Dieu et a été punie (1 Co 10,1-13). Cet exemple est une
véritable figure de ce qui doit arriver immanquablement par rapport au
Royaume si la communauté chrétienne pèche comme l’ont fait les pères.
Aucun destin ne la menace. La portée de la référence est figurative : le passé
des pères prend une coloration eschatologique du fait que la communauté
chrétienne vit dans les temps de la fin (1 Co 10,11).
c. Rétribution finale. La rétribution finale dans l’Ancien Testament est
d’abord rapportée au moment précis de la mort : « pour qui craint le Sei-
gneur tout finira bien, au jour de sa mort, il sera béni » (Si 1,13). Elle est
comprise aussi comme une espérance qui va bien au-delà de la mort, même
si Qo 7,25 qui a exploré la sagesse ne donne pas de réponse, sinon celle de
6. À noter que les chrétiens n’ont pas à juger les autres (Rm 12,19-21 ; 1 Co
5,13). Leurs relations entre eux et avec tous est ordonnée par l’agapè et non par une
forme de rétribution qui s’inspirerait de la loi du talion. Dans le cas difficile du
chrétien de Corinthe au comportement condamnable, Paul recommande certes de
l’exclure de la communauté (1 Co 5,5). Ce geste ne vise pas la condamnation de
l’individu mais sa conversion toujours possible. Voir SHILLINGTON V. G., « Atone-
ment Texture in 1 Corinthians 5,5 », JSNT 71 (1998), p. 29-50.
176 CHANTAL REYNIER
recouvre ce qu’il aura fait pendant qu’il était dans son corps, soit en bien,
soit en mal » (2 Co 5,10). Même l’œuvre de la prédication sera jugée sans
pour autant que l’ouvrier apostolique soit condamné : « L’œuvre de chacun
deviendra manifeste ; le Jour en effet la fera connaître, car il doit se révéler
dans le feu, et c’est ce feu qui éprouvera la qualité de l’œuvre de chacun »
(1 Co 3,13). « Alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient »
(1 Co 4,5). S’il y a une relation entre le poids de peine porté par l’ouvrier et
la récompense finale, celle-ci est surabondante (2 Co 4,17).
Paul est le premier auteur du Nouveau Testament à donner une descrip-
tion de la Parousie en recourant aux images et métaphores (feu, fournaise,
festin, ténèbres) que lui fournissent l’Ancien Testament et les apocalypses
juives9 qu’il réinterprète en fonction de sa christologie.
Ce sera bien l’effet de la justice de Dieu de rendre la tribulation à ceux qui
vous l’infligent et à vous qui la subissez, le repos avec nous, quand le Seigneur
Jésus se révélera du haut du ciel, avec les anges de sa puissance, au milieu d’une
flamme brûlante, et qu’il tirera vengeance de ceux qui ne connaissent pas Dieu et
de ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus. Ceux-là seront
châtiés d’une perte éternelle, éloignés de la face du Seigneur et de la gloire de sa
force, quand il viendra pour être glorifié dans ses saints et admiré en tous ceux
qui auront cru [2 Th 1,6-10 ; voir aussi 1 Co 3,13-15].
Le dessein de Dieu est de nous faire « entrer en possession du salut par
notre Seigneur Jésus Christ » (1 Th 5,9) car « Jésus nous délivre de la colère
qui vient » (1 Th 1,10).
Dans sa première lettre (1 Th 4,3-8), Paul rappelle, à propos de ceux qui
se laissent emporter par la passion comme le font les païens, que « le Sei-
gneur tire vengeance de tout cela – citation de Dt 32,35 et de Ps 94,2 –
comme nous l’avons déjà dit et attesté » (1 Th 4,6). Ce point de vue est da-
vantage développé en Rm :
Par ton endurcissement et l’impénitence de ton cœur tu amasses contre toi un
trésor de colère, au jour de la colère où se révélera le juste jugement de Dieu qui
rendra à chacun selon ses œuvres (Ps 62,13) : à ceux qui, par la constance dans le
bien, recherchent gloire, honneur et incorruptibilité, la vie éternelle ; aux autres,
âmes rebelles, indociles à la vérité et dociles à l’injustice, la colère et l’indignation.
Tribulation et angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal, au Juif d’abord,
puis au Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord, puis
au Grec ; car Dieu ne fait pas acception des personnes [Rm 2,5-11].
Paul affirme l’universalité de la rétribution. Le but de ces affirmations est
de rappeler qu’il n’y a qu’un seul chemin vers Dieu, le Christ, et que tout
autre chemin conduit à la mort. Il ne s’agit pas de dire que Dieu refuse le
salut à l’impie mais qu’il n’y a pas d’issue au refus du Christ.
Paul puise dans son héritage pharisien. Il s’inscrit en effet dans la ligne du
judaïsme qui, à l’approche du Ier siècle, exprime une double tension entre
une réalité présente et la plénitude finale, et entre un ici-bas et un au-delà
dans lequel Dieu donnerait une vie que la mort ne pourrait interrompre1.
Cependant il s’en démarque. Le jour du Jugement, qui n’est pas un jour de
terreur, ne se limite ni au jugement de Dieu ni à la rétribution. Jour de joie et
de salut définitif que l’on accueille dans la parrèsia, il fera participer à la
résurrection (1 Co 15,20) promise par celui qui est « le premier-né d’entre
les morts » (Col 1,18).
Paul ouvre une brèche dans les affirmations vétérotestamentaires sur la ré-
tribution, en fondant la certitude de la vie éternelle sur la résurrection du
Christ. Certes l’Apôtre n’expose pas de façon systématique sa conception
eschatologique et n’est pas toujours explicite quant à la sanction négative2.
Pourtant la rétribution semble jouer un rôle structurant dans l’eschatologie
paulinienne. On peut se demander si, dans ce contexte, Paul tient que la
récompense divine serait à la mesure des observances humaines. Pour con-
clure ce constat, relevons que Paul a recours au langage de la rétribution tant
sur le plan historique que sur le plan eschatologique. Cela n’est pas sans
poser question. Comment concilier en effet ses affirmations sur la gratuité
divine, le salut sans les œuvres, la surabondance du don de Dieu, la singula-
rité de la personne du Christ ? Ces questions nous invitent à nous interroger
sur la fonction que joue la rétribution.
1.2. Fonction
Parmi ces textes, certains ont été souvent majorés dans l’interprétation,
faute d’avoir été lus dans la dynamique de leur contexte. Ils ont suffi à justi-
fier les canons du concile de Trente qui considèrent le Christ comme source
de tout mérite et n’hésitent pas à rappeler que la perspective de la récom-
pense a pour but d’encourager le chrétien3. L’exemple de Rm 1-34 permet de
1. Sur cette double eschatologie, voir REISER M., Jesus and Judgement. The
Eschatological Proclamation in Its Jewish Context (introduction de la trad. angl.),
Minneapolis, Fortress Press, 1997, p. 6.
2. Voir les remarques de LÉGASSE, « Le jugement dernier », dans : Le Jugement,
II, p. 260-261. Paul n’emploie pas le terme « géhenne », même s’il parle de
« perte », de « destruction », de « ruine ». Voir aussi, du même auteur, « Saint Paul
croyait-il à l’enfer ? » BLE 98 (1997), p. 181-184.
3. DIDIER, Désintéressement, p. 220.
4. L’ensemble de la lettre aux Romains met en lumière la gratuité du don de Dieu
Dieu sans cesse réaffirmée (Rm 5) qui culmine dans la vie dans l’Esprit (Rm 8).
Tout cela est situé dans le dessein de Dieu, comme le sont les rapports Israël/Nations
A DÉFINIR 179
en Rm 9-11 où est abordé le thème de la rétribution que nous ne pouvons pas traiter
dans ce cadre.
1. Comme l’a montré ALETTI, « Rétribution et jugement », dans : Le jugement, II,
p. 311-334.
2. Colère et justice sont, dans la Bible, les deux faces d’une même réalité qui doit
être clairement exprimée pour que l’homme ne soit ni dans l’ignorance ni dans
l’illusion par rapport à Dieu et à ses propres comportements. Voir PLEVNIK J., Paul
and the Parousia. An Exegetical and Theological Investigation, Peabody,
Hendrikson, 1997 ; BOVATI P., Ristabilire la Giustizia. Procedure, vocabulario,
orientamenti (AnBib 110), Rome, PIB, 1986.
180 CHANTAL REYNIER
fondée sur une prétention à faire le bien, mais elle ne les rend pas justes pour
autant (Rm 2,3-5) puisqu’ils méprisent la miséricorde de Dieu qui est pa-
tiente envers tous. En « jugeant », ils « amassent un trésor de colère »
(Rm 2,5). Ils sont ainsi mis au rang des païens (voir Ep 2,3). Leur conduite
non seulement contredit le Dieu saint qu’ils confessent mais elle est inte-
nable puisque, dans l’humanité, un peuple ne peut juger les autres nations. Il
n’y a qu’un seul juge, Dieu (Rm 2,3) qui exerce toujours son jugement avec
miséricorde envers tous.
La supériorité du juif sur le païen tient dans le fait que les juifs bénéficient
de la Révélation mais elle n’est pas un gage de communion avec Dieu
(Rm 2,1-16). Il n’y a pas de différence dans la rétribution des uns et des
autres. Paul montre que la justice est la même pour tous car Dieu est juste :
il punit injustice et impiété, il récompense celui qui fait le bien. Tous ceux
qui font le mal, quels qu’ils soient, sont passibles de la colère de Dieu
(Rm 2,6-11). Dieu applique les mêmes critères à tout homme, quelle que
soit son origine, car il connaît le secret des cœurs (Rm 2,16 ; voir Mt 6,1-4).
Il « rend à chacun selon ses œuvres » (Rm 2,6) et ne rend pas le mal pour le
mal. Il récompensera le juste. Ce concept de récompense exprime que Dieu
juge en fonction de la vie dans l’Esprit. Les juifs, qu’ils soient pieux ou non,
seront jugés en fonction des œuvres qu’ils ont accomplies selon ce que la
Loi leur commande. Les non-juifs quant à eux, seront jugés en fonction des
œuvres accomplies selon ce que demande leur conscience, « cette loi inscrite
dans leur cœur » (Rm 2,15). Parce que le jugement de Dieu est équitable et
impartial, le juif, introduit dans la connaissance de Dieu par la Loi de Moïse,
n’a pas de privilège pour échapper à la colère. De même le païen peut être
reconnu juste devant Dieu qui voit le fond des cœurs. La miséricorde de
Dieu, dont l’unique désir consiste à faire partager ce qu’il est lui-même,
« gloire », « honneur », « incorruptibilité » (Rm 2,7) et « paix » (Rm 2,10),
n’est pas réservée à quelques-uns, elle s’étend à toute l’humanité. La rétribu-
tion a une portée universelle. Puisque personne n’est juste devant Dieu, Paul
montre que toute l’humanité est dans la même situation, car « Dieu ne fait
pas acception des personnes » (Ep 6,9). Il renverse un lieu commun jusque-
là indépassable du point de vue juif, à savoir que le péché se situe du côté
des non-juifs et que seuls les juifs seraient objet de la justice de Dieu. À cet
égard, il s’inscrit dans la perspective universalisante inaugurée par Job, mais
son universalisme est déterminé par le Christ. Il pose également le problème
de la fonction de la Loi, puisqu’elle ne donne pas la justice.
1. Paul utilise la seconde moitié de Ps 51,6 LXX pour prouver la justice de Dieu
qui est l’espérance du psalmiste.
2. NOCQUET, « Rétribution et justice de Dieu », dans le présent volume, p. 00-
00.
182 CHANTAL REYNIER
munion avec Dieu qui reposerait sur la rétribution. Cette dernière lui permet
seulement d’affirmer que Dieu est juste envers tous et qu'« il ne fait pas ac-
ception des personnes », supprimant la barrière entre juif et païen. Elle lui
permet également de réfuter toute objection qui lie la justice de Dieu aux
œuvres, autrement dit qui affirme que la Loi est la condition d’accès à Dieu.
Tout cela est déduit de l’universalité de l’œuvre du Christ. Puisqu’il n’y a
qu’un seul Juste, le Christ qui se révèle comme Fils de Dieu dans l’histoire,
tous les hommes sont pécheurs, c’est-à-dire ils sont incapables d’être par
eux-mêmes en communion avec Dieu. Parce que le Christ est, en tant que
Fils de Dieu, en parfaite communion avec son Père, il est le seul à être en
mesure de nous y faire entrer. L’événement du Christ anéantit la perspective
de la rétribution et le risque de système que la théologie deutéronomiste
semblait favoriser. Si l’horizon est ouvert pour l’humanité, l’espérance dont
elle vit n’est pas celle de la récompense mais de la rencontre avec la per-
sonne du Christ (1 Th 1,10 ; 2 Co 5,6 ; Ph 1,21-23…).
En conclusion, on peut dire que Paul utilise la catégorie de la rétribution.
Son originalité réside dans la fonction qu’il lui attribue et qui le conduit à la
rejeter. Elle lui permet d’affirmer que les actes de l’homme ne sont pas sans
conséquence pour l’être humain lui-même et que Dieu est juste envers tous
les hommes. De telles affirmations ne peuvent être posées qu’en raison de la
résurrection. Sous l’angle christologique, d’autres questions se posent alors.
2.1. Les formules d’où sont nés les malentendus et les contresens
a. « Dieu l’a exposé instrument de propitiation » (Rm 3,25)
La croix rappelle la figure du propitiatoire. Le difficile terme hilastèrion a
été interprété de façon diverse que l’on peut résumer de la manière sui-
vante1 : soit il désigne une offrande à la divinité, un objet du sanctuaire tel le
kapporet du Temple (adjectif neutre substantivé), soit Dieu présente Jésus
comme celui qui accomplit l’expiation (adjectif masculin). Le sens objectif a
été soutenu par de nombreux exégètes2 : la croix sur laquelle Jésus est cloué
rappelle le couvercle de l’arche de l’Alliance que le grand prêtre asperge de
sang au jour de la fête des Expiations (Lv 16,2.12-16). On peut objecter à
cette position que la mention sans l’article semble exclure une identification
au kapporet : s’il s’agissait du kapporet, pourquoi mentionne-t-on Jésus et
non la croix, à moins que le rappel du sang versé joue comme une métony-
mie. L’hypothèse d’une allusion à l’expiation est aussi difficile à soutenir.
Paul ne traite pas le Christ comme un objet sacrificiel3. Il évite même le mot
thyma auquel il préfère thysia, entendu au sens profane (Rm 12,1 ; Ph 2,17 ;
4,18). La seule fois qu’il recourt à thyo, c’est en 1 Co 5,7, mais le Christ est
alors assimilé à l’agneau pascal sans valeur expiatoire. Il faut donc éviter de
valoriser un terme isolé et finalement ambigu qui endosserait la perspective
du sacrifice expiatoire4. Pourtant on ne peut exclure totalement le fait que
Paul se réfère à cette idée qu’il assume du judéo-christianisme hellénistique,
même s’il n’y insiste pas. Il y a un lieu commun qui, de par son lexique, crée
une ambiguïté. En fait, c’est la place de la rédemption qui doit être à nou-
veau revue.
L’idée de la présence de Dieu liée au lieu (kapporet) défendue par
Janowski, Kraus et plus récemment par Knöppler1 paraît moins appropriée
dans la mesure où Paul insiste sur la personne du Christ. Le Christ sur la
croix ne révèle-t-il pas le lieu par excellence où Dieu se donne à connaître ?
Penna préfère voir dans l’hilastèrion « le moyen, la forme, le mode que
Dieu a choisis pour expier/effacer les péchés du monde et pour réconcilier
les hommes avec lui (2 Co 5,192) ». Sa mort n’est pas sans rapport avec
celle des martyrs (2 M 7,37 - 8,5 ; 4 M 17,20-22), évoquée en 1 Tm 6,13, à
la différence que, dans le cas du Christ, c’est Dieu qui efface les péchés. Le
Christ sur la croix non seulement évoque le Jour des Expiations mais en
exprime le sens profond qui ne se découvre que « dans la foi3 ». L’efficacité
du sacrifice de Jésus, car il s’agit bien de sacrifice, par rapport aux anciens
sacrifices repose sur le fait que ce n’est pas l’effusion de sang (Rm 3,25)
comme telle qui nous sauve mais l’identité singulière de celui qui verse son
sang (Ga 2,20 et Rm 5,9-10). Si l’humanité trouve dans le Christ crucifié la
juste compensation de son erreur, cela ne doit pas être interprété comme le
signe de la vengeance de Dieu sur l’homme, mais comme le don absolu de
Dieu qui se livre à l’homme. Ce fait est à comprendre en fonction de
l’incarnation. Le Christ fait ce que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes
(voir Rm 5,12-21). En se remettant entre les mains du Père, il révèle le par-
don du Père pour toute l’humanité. La croix sur laquelle il verse son sang est
le lieu par excellence où se révèle l’unique médiation du Christ qui réconci-
lie Dieu et les hommes, et les hommes entre eux par l’amour qu’il mani-
feste. Cette double réconciliation opérée par la personne du Christ fait sortir
de la rétribution. C’est pourquoi elle accomplit la figure du propitiatoire et la
dépasse infiniment. Rappelons que ce ne sont pas les figures qui donnent
sens au Christ, mais c’est le Christ, parce qu’il est le Fils, qui donne sens
aux figures. Ainsi s’accomplit la rédemption de toute l’humanité.
1. Certains hésitent à trop insister sur le lien avec Isaac : FITZMYER J. A., Romans,
A New Translation with Introduction and Commentary (AncB 33), New York,
Doubleday, 1993, p. 484.531 ; LÉGASSE S., L’épître de Paul aux Romains (Lectio
divina. Commentaires 10) Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 549-550. D’autres sont
davantage favorables : Penna, Romani, p. 613.
2. LYONNET S., « Dieu “n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré” », dans
Études sur l’Épître aux Romains, Rome, PIB, 1989, p. 255-259.
3. PENNA, Romani, p. 613.
4. Voir SÖDING T., « Sühne durch Stellvertretung. Zur zentralen Deutung des
Todes Jesus im Römerbrief », dans FREY J., SCHRÖTER J. (éd.), Deutungen des Todes
Jesu im Neuen Testament (WUNT 181), Tübingen, Mohr, 2005, p. 375-396.
5. Une tradition à Qumrân (11QTL XIV, 6-13) interprète Dt 21,22-23 dans le sens
d’une mort sur le bois.
A DÉFINIR 187
tion de la Loi qui le juge sur la croix1. Par le biais de la métonymie, Paul
opère un raccourci audacieux : le Christ est devenu « objet de malédiction »,
du fait de sa crucifixion. Par son acte d’auto-donation, il renverse la malé-
diction puisqu’il est lui-même « bénédiction » et ne peut donc propager que
la bénédiction. La modification introduite met en rapport ce qui arrive aux
hommes exposés à la malédiction de la Loi (Ga 3,10) et le Christ subissant
cette malédiction (Ga 3,13)2. Le « pour nous » ayant une visée universelle3,
tous peuvent recevoir les bénédictions dans la foi, par celui qui se donne à
voir comme « objet de malédiction ». La bénédiction donnée à Abraham
passe désormais à tous.
Le Christ, par sa résurrection, détruit toutes les catégories dans lesquelles
l’homme est enfermé par la Loi. Il nous « achète », c’est-à-dire nous « libère
en nous achetant4 ». Paul renverse la référence en montrant que le vrai sens
de la croix est une libération de la Loi qui proclame la malédiction sur le
Christ mais aussi sur tous ceux qui sont incapables de mettre en œuvre la
totalité de ce qu’elle commande (Ga 3,10), autrement dit sur la totalité de
l’humanité. La Loi, qualifiée elle-même de malédiction dans la mesure où
elle ne voit pas le fond des choses, n’est pas condamnée, mais reléguée au
rang de pédagogue (Ga 2,16 ; 3,24-25). À la différence de Romains où Paul
parle de justice rétributive, Paul veut ici montrer l’absence de lien entre Loi
et bénédiction même si, dans la Loi, il y a une partie de bénédictions
(Dt 28,1-14 qui suit Dt 27,26)5. Il exclut définitivement tout sacrifice expia-
toire du Christ. Ce faisant, il rejette toute perspective de rétribution.
1. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008,
p. 121.
2. RASTOIN M. y voit un raisonnement par gezera shawah (Tarse et Jérusalem. La
double culture de l’apôtre Paul en Galates 3,6 - 4,7 [AnBib 152], Rome, PIB, 2003,
p. 114-116).
3. DETTWILLER, « De la malédiction à la bénédiction : une interprétation de
Galates 3,10-14 », dans : BILLE F., DETTWILLER A., ROSE M., « Maudit quiconque
est pendu au bois ». La crucifixion dans la Loi et dans la foi (PIRSB 2), Lausanne,
Éd. du Zèbre, 2002, p. 57-83 ; GOMBIS T. G., « The “Transgressor” and “the Curse of
Law” : The Logic of Paul’s Argument in Gal 2-3 », NTS 53 (2007), p. 81-93.
O’BRIEN K. S., « The Curse of the Law (Gal 3,13) : Crucifixion, Persecution and
Deuteronomy 21.22-23 », JSNT 29 (2006), p. 55-76 ; STANLEY C. D., Paul and the
Language of Scripture : Citation Technique in the Pauline Epistles and
Contemporary Literature (MSSNTS 74), Cambridge, Cambridge University Press,
1992, p. 239-248.
4. Voir la discussion sur exagorazein dans LYONNET S., « L’emploi paulinien de
exagorazein au sens de redimere est-il attesté dans la littérature grecque ? » Bib 42
(1961), p. 85-89.
5. Cela ne signifie pas pour autant que les hommes seraient sous l’emprise
d’éléments mauvais qui les empêcheraient d’être en relation avec Dieu, comme
188 CHANTAL REYNIER
l’interprète LÉGASSE S., L’épître aux Galates (Lectio divina. Commentaires 9),
Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 228.
1. LÉMONON, Galates, p. 124.
2. DIETZFELBINGER C., Die Berufung des Paulus als Ursprung seiner Theologie
(WMANT 58), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener, 19892, p. 36.
3. Sur l’élaboration théologique de l’expiation souffrante et de la propitiation,
voir SESBOÜÉ B., Jésus-Christ l’unique médiateur (Jésus et Jésus-Christ 33), Paris,
Desclée, 1988, p. 295-326.
A DÉFINIR 189
ciliée avec Dieu1. Le Christ par son obéissance dans la mort détruit la mort
et renverse la désobéissance (en grec parakoè, littéralement « refus de
l’écoute ») d’Adam (Rm 5,19). La désobéissance d’Adam ne provoque pas
le don surabondant de la grâce. En revanche, elle est le lieu où on en prend
conscience. Bien qu’on ait dit que le rôle donné au Christ a des parallèles
dans le judaïsme et que la différence paulinienne repose davantage sur le
rôle de la Loi mosaïque, l’originalité de Paul met en évidence l’initiative
divine qui, dans le Christ, arrache toute l’humanité à la seigneurie du péché
de façon définitive, non par ses mérites mais parce qu’il est le Fils capable
de nous mettre en communion avec Dieu, excluant ainsi toute interprétation
liée à la justice rétributive.
CONCLUSION
1. Voir REYNIER Ch., La lettre aux Éphésiens (CbNT 10), Paris, Éd. du Cerf,
2004, p. 50-66.
2. Sur cet aspect essentiel, voir REYNIER Ch., « La bénédiction en Ep 1,3-14.
Élection, filiation, rédemption », NRT 118 (1996), p. 182-199.
A DÉFINIR 193
avec le débat ouvert par l’Ancien Testament. Il s’en détache cependant sur
la question centrale de la théodicée. Le traitement qu’il réserve à la rétribu-
tion permet de saisir la transformation qu’il lui fait subir et la fonction qu’il
lui assigne. Il parle de la rétribution individuelle dans l’histoire dans la me-
sure seulement où elle lui fournit un point de départ pour penser la justice
immanente de Dieu et sa dimension éthique. Elle lui permet de poser non
seulement la justice de Dieu égale envers tous et pour tous, mais aussi la
vérité de Dieu. L’Apôtre fait de la rétribution finale le Jour de la présence du
Seigneur qui saisira toute l’histoire en lui. Il renverse l’idée de rétribution
vétérotestamentaire qui exprimait le désir de vie et de vérité qui est en
l’homme, en montrant que le rapport de l’homme à Dieu n’est pas de l’ordre
du mérite ou de la récompense : il passe nécessairement par la personne
éminemment singulière du Christ. Sortir de l’idée de rétribution renverse par
conséquent une certaine image de Dieu et de l’homme. En traitant ainsi ce
thème, Paul touche non seulement à la réconciliation de l’humanité mais
aussi à la création par le biais de l’élection. Le dessein créateur de Dieu
révélé dans le Christ est de l’ordre de l’inouï et de la surabondance sans que
l’homme soit écrasé ou déresponsabilisé. Bien au contraire, une telle ouver-
ture qui brise l’enfermement de la mort l’invite à entrer – sans condition si
ce n’est de reconnaître la gratuité du don divin – dans sa vocation de « fils
adoptif », voulue par Dieu « dès avant la fondation du monde ».
JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.
1. La justice de Dieu
Parler de la Loi de manière théologique (et donc de manière non fonda-
mentaliste) suppose qu’elle soit reconnue comme une expression de la vo-
lonté de Dieu et par là, un élément qui permet de dire qui est Dieu. Ce que
Dieu veut dit ce qu’il est. Parler de Loi (Torah) dit donc quelque chose de
Dieu. Un terme emprunté au langage commun le résume : le qualificatif
« juste ». Dieu est juste ! Cette affirmation me semble être un élément essen-
tiel du monothéisme. En effet, le monothéisme ne se réduit pas à
l’affirmation numérique de l’unicité de Dieu, à l’encontre des pluralismes ou
dualismes religieux. Il exprime d’abord une qualité d’être, dont la justice est
un élément essentiel. Cette justice préside aux rapports entre Dieu et le
monde ; ceux-ci sont connus grâce à la révélation faite à Moïse, inscrite dans
196 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.
1.1. Universalité
Le terme « justice » associé à la Torah est une caractéristique essen-
tielle du monothéisme ; la justice, exprimée par la Loi en son état actuel, se
présente en effet comme une exigence universelle. C’est un trait essentiel de
la signification du mot « loi », tant dans les sciences de la nature que dans
les exigences de la vie en société, que d’avoir une valeur universelle et cons-
tante. L’universalité est un trait qui confirme que le Dieu qui la fonde et
l’édicte est l’unique ; il est le même pour tous les peuples et pour toutes les
générations ; il transcende l’espace et le temps. Cela n’a rien d’évident face
à la précarité et à la particularité des relations humaines.
Entre l’affirmation que Dieu est l’unique et la notion de justice, il y a un
lien de réciprocité : un même Dieu pour tous, en tout temps et en tout lieu et
donc une Loi intangible – les sages n’ajoutent pas à la Loi ; ils l’explicitent
et en montrent la portée universelle. La Torah édicte une même exigence
pour tous et donc la même justice doit régner dans le monde. Cela paraît
dans le message des prophètes à propos de la condition des riches et des
pauvres ; cela paraît encore dans les textes de sagesse, ouverts pour cette
raison, sur d’autres cultures ; cela paraît aussi dans la manière de concevoir
une histoire universelle avec un commencement et une fin ; cela paraît enfin
dans les mythes d’origine où Adam est l’humanité de tous les hommes.
4. Il faut, hélas ! rappeler sans fin que « siècles des siècles » ne signifie pas une
durée infinie (comme on écrit 100100), mais la plénitude dite par une forme qui vaut
le superlatif.
5. Ce processus se déroule également à partir de l’expérience de la prière comme
en témoignent les psaumes 15 ou 63 entre bien d’autres. La relation d’amitié vécue
dans la prière sera prolongée au-delà de la mort, pour les amis de Dieu, dont Moïse
est le modèle, lui qui parlait avec Dieu « face à face ».
200 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.
3. Rétribution et justification
une récompense, un bilan ni même un acte de miséricorde ; elle est une par-
ticipation à la vie de Dieu, cela par l’Esprit, force de Dieu qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts. Précisons ce point.
4. « Etiam peccata »
La perspective précédente ne rend pas compte de la spécificité de la révé-
lation biblique. En effet, l’attitude de Job, que nous avons appelée foi, sort
de la thématique où les notions de vertu ou de devoir occupent le premier
plan. Ce qui importe, c’est la personne et le regard d’amour qui est posé sur
elle par un autre.
6. La phrase de Claudel n’est pas référencée. Les érudits ont cherché quel texte
pouvait avoir été cité. La formule est implicite dans de nombreux textes dont
l’énumération la plus complète est donnée par CHATILLON F., Revue du Moyen Âge
latin 11 (1953), p. 281-288. Le sens des textes n’est pas que le péché se transforme
en grâce, mais qu’ils peuvent être l’occasion du salut et donc en quelque sorte
l’instrument dont Dieu se sert à l’avantage de ceux qu’il a choisis. Saint AUGUSTIN
commente les Écritures ; il relève les fautes commises par les figures de l’Ancien
Testament et il écrit « ad hoc enim etiam peccata illorum hominum scripta sunt, ut
apostolica illa sententia ubique tremenda sit » et il ajoute : « Nulla enim fere pagina
est sanctorum librorum, in qua non sonet, quod Deus superbis resistit, humilibus
autem dat gratiam » (De doctrina christiana, III, 23, 33). La sensibilité moderne
apparaît dans une radicalisation de cette perspective dans les grandes œuvres comme
Les Frères Karamazov de Dostoïevski ou encore La puissance et la gloire de
Graham Greene.
204 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.
L’énigme du mal est posée autrement7. À la figure de Job qui se fonde sur
la justice de Dieu, à l’exigence née de la vie brisée des martyrs victimes de
la persécution, s’ajoute la figure du Serviteur présentée par le livre d’Isaïe.
La situation du Serviteur renverse l’ordre du monde par le fait que le salut
advient par lui, l’homme humilié, persécuté et accablé de mépris ; elle ne
vient pas de la figure de gloire du Tout-Puissant. Ainsi l’œuvre du mal est-
elle un moment sur le chemin du salut. Là encore le renversement concerne
l’être de Dieu. C’est parce que Dieu est autre que ce que dit l’ordre logique
du rapport entre le bien et le mal, que la figure du Serviteur s’est imposée.
Etiam peccata ! La formule se rapporte à un déplacement qui repose sur
l’initiative de Dieu dont l’action échappe aux prévisions et aux catégories
habituelles de la pensée et de l’action humaine. Le centre n’est plus le
même. Celui qu’il convient de présenter comme une des grandes figures de
la théologie catholique au seuil du XXe siècle, Charles Péguy, le dit avec
force dans les poèmes qui traduisent son expérience de conversion disant
qu’il faut prendre le mal « à sa pleine justesse » et donc se placer « au centre
de misère8 ».
dont le salut est advenu lors de la Passion, Paul emploie l’expression « par le
sang de sa croix » (Col 1,20).
5. « Le sang de sa croix »
L’expression de Paul « le sang de sa croix » est source de représentations
nombreuses. On voit en histoire de l’art comment la sobriété et la réserve
des premiers âges ont été supplantées par une insistance sur le sang. La théo-
logie est attentive à ces images qui traduisent le meilleur et le pire du rapport
des hommes à la vie.
5.1. Le propitiatoire
Saint Paul a introduit la thématique sacrificielle dans la théologie chré-
tienne9. Elle apparaît et se développe dans l’épître aux Romains (« Nous
sommes justifiés par son sang », Rm 5,9) – cette référence est synthétisée
dans l’épître aux Colossiens où on lit que le salut universel a été accompli
« par le sang de sa croix » (Col 1,20). Dans l’épître aux Romains, comme
dans d’autres textes (1 Co 1,18 ; 2 Co 5,19 ; Ph 2,8), les références au sang
se situent dans l’ensemble de la reprise du rite sacrificiel accompli à Jérusa-
lem par le grand prêtre au Jour des Expiations. Paul, en effet, dit de Jésus
qu’il est « instrument de propitiation par son sang » (Rm 3,25). La perspec-
tive de Paul est différente de celle de l’épître aux Hébreux qui analyse
l’ensemble du rituel sacrificiel accompli dans le Temple. Paul s’attache à
une image : le versement du sang sur le « propitiatoire » ; la traduction fran-
çaise dit que cet acte rend Dieu propice, favorable… et donc signifie la ré-
conciliation et le pardon.
La force de l’expression est portée par le mot « sang », dont l’emploi ne
se limite pas à la théologie de Paul10. Pour entendre ce que Paul dit, il ne
suffit pas de se référer au poids des textes bibliques, mais il importe de faire
entendre le pathétique du sang enraciné dans les profondeurs de la psychè11.
11. Voir ROUX J.-P., Le Sang. Mythes et symboles, Paris, Fayard, 1988.
12. Comme il est dit de la guerre sainte dans la tradition musulmane : « Notre vin,
c’est le sang de l’ennemi » (cité par ROUX, Le Sang, p. 317) et comme le disent les
vers de mirliton des chants patriotiques : « Ivres de sang et d’orgueil, tyrans
descendez au cercueil. »
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 207
6. Le sacrifice
La réflexion théologique se doit de prendre en compte la notion de sacri-
fice. Il faut donc analyser cette notion et voir comment elle est réinterprétée
par Paul et dans la tradition chrétienne. Pour clarifier cette notion au cœur
des débats actuels qui divisent les communautés chrétiennes13, il importe de
préciser en quel sens nous employons le mot.
cerne l’un influe sur les autres. L’effet n’est pas le même selon la place de
l’élément privilégié et la transformation qu’il subit. Ainsi l’interprétation du
sens du sacrifice est-elle variable à raison du primat que l’on donne à tel ou
tel élément et de la manière dont on les ordonne. Le choix de tel ou tel aspect
concerne tout le système et influe sur son fonctionnement. L’articulation
entre les divers éléments est différente selon ce que l’on privilégie.
La conscience de l’aspect systémique de la notion de sacrifice permet de
comprendre pourquoi il y a tant d’interprétations différentes de la notion
générale qui fait partie de l’histoire universelle des religions. Il y a donc une
grande variation selon le contexte et selon la diversité des auteurs. Choisir
un sens, c’est faire un acte théologique. Pour cette raison, il faut voir quel
est le choix de saint Paul. Pourquoi valorise-t-il la référence au sang ? Dans
quel contexte développe-t-il la thématique sacrificielle ?
6.2. L’immolation
Dans la reprise de l’acte sacrificiel où le grand prêtre verse le sang sur le
propitiatoire, Paul porte l’attention de ses lecteurs sur le cinquième point de
notre classification : l’immolation où le sang coule sur l’autel. L’élément le
plus pathétique est ici souligné et sert à retenir l’attention du lecteur en
éveillant en lui un sentiment d’horreur pour le sang versé sur la croix par le
Juste par excellence.
L’interprétation ne peut en rester à ce seul point, aussi il me semble que la
thématique du sang telle qu’elle est introduite demande à être placée dans le
mouvement de l’épître aux Romains.
D’abord, le propos de Paul est au service de la thématique centrale de
l’épître aux Romains : le salut par la foi. Aussi ce qui est le plus important
dans le système sacrificiel est bien l’intention qui préside à la décision. Cette
intention est une finalité. Pour cette raison, elle habite tout le rituel sacrifi-
ciel en toutes ses étapes, c’est elle qui donne la signification de la théma-
tique sacrificielle.
Ensuite, la foi est une relation personnelle à Dieu. Le sacrifice doit être
compris en référence à l’intention même de Jésus acceptant sa mort. La mort
de Jésus sur la croix est la mort du Juste par excellence. Elle n’est pas un
accident ou une occasion. Jésus a assumé le fait de devoir mourir sur la
croix. Son acceptation est exprimée par le verbe « livrer ». La polysémie
dans l’emploi du verbe « livrer » est ici essentielle car elle dit deux choses :
Jésus est livré1 et Jésus se livre1. Par le fait que Jésus se livre, sa mort signi-
1. Pendant la Passion : « Le Fils de l’homme sera livré aux mains des grands
prêtres » (Mt 20,18 ; Mc 10,33 ; Lc 18,31) ; « Ils vont livrer le Fils de l’homme aux
mains des païens » (Mt 20,19 ; Mc 10,34 ; Lc 18,32-34) ; Judas dit : « Je suis prêt à
vous le livrer » (Mt 26,15 ; Mc 14,10-11 ; Lc 22,4-5) ; « L’un de vous qui mange
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 209
6.3. L’amour
Si l’intention est comprise à partir de ce qu’a voulu faire Jésus, Paul peut
placer les événements dans l’unité qu’il exprime par le verbe « aimer » et
qui joue un rôle essentiel dans le chapitre 5 de l’épître aux Romains. Paul est
ainsi héritier des prophètes qui critiquent le rituel au nom de la foi. Paul met
au premier plan la motivation : l’amour. L’amour est pour lui le principe de
la vie et le maître mot de l’histoire du salut.
C’est à partir du mot « amour » que Paul relit la Torah où la relation entre
Dieu et son peuple est une relation d’amour3.
Mais le propos de Paul ne se situe pas dans un monde idéal. Il est déve-
loppé dans la lucidité. Paul est très sensible à la souffrance et à la détresse
présentes dans le monde. Pour dire cette situation, il emploie le mot
« chair » qui exprime à la fois la précarité et la corruption. La conscience du
péché est au cœur du propos de Paul, et pour cette raison, il le voit à partir
de l’angoisse de la mort et du scandale de la mort des innocents. Cette sen-
sibilité est le fruit de son amour pour autrui.
Or l’amour a une caractéristique : il est source de solidarité. Aussi la fi-
gure du Messie est-elle celle de celui qui prend la tête du peuple parce qu’il
partage sa situation sans faire l’économie de la douleur que cela implique –
comme nous l’avons vu avec la citation de Péguy. Plus encore, l’amour se
révèle comme tel dans les circonstances où la vie est en jeu.
avec moi me livrera » (Mc 14,18 ; Mt 26,21 ; Lc 22,21 ; Jn 13,21) ; « Grands prêtres
et scribes livrèrent Jésus à Pilate » (Mc 15,1 ; Mt 27,1-2 ; Jn 18,28) ; « Pilate fit
flageller Jésus et le livra pour être crucifié » (Mc 15,15 ; Mt 27,26 ; Lc 22,66), etc.
1. Eucharistie : « Ceci est mon corps livré pour vous » (1 Co 11,24). Le verbe
« livrer » se rapporte aussi à l’acte de transmission vécue par l’Église. Cet emploi ne
concerne pas notre propos. On peut noter qu’il inscrit le mystère de la prédication et
de l’annonce de la Bonne Nouvelle dans le prolongement et l’actualisation dans le
temps de l’acte accompli par Jésus.
2. Sur ce point, l’œuvre de René Girard est très éclairante. Le sacrifice est une
structure fondatrice de toute civilisation ; cette œuvre de mort est accomplie pour
réaliser une certaine unité dans l’unanimité des membres d’un groupe qui sortent
ainsi de la crise due à l’indistinction. Mais cette unité de tous contre la victime
émissaire n’est que pour un temps et il faut réitérer le rituel. Le fait que Jésus soit
innocent met fin à ce processus en même temps que sa mort en dévoile la malice.
3. Paul assume donc la mise à distance de la pratique rituelle du Temple. Il est
différent de l’épître aux Hébreux.
210 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.
7. Le cœur de Dieu
Jésus, son Fils. Cette action n’est pas seulement l’action de la résurrection,
la victoire sur la mort et le triomphe de la justice ; elle a eu lieu aussi dans la
passion et la mort de Jésus. Le Père a donc livré son Fils. Cet acte inouï
brise avec la représentation habituelle de Dieu – il y a vraiment révélation.
Ainsi c’est la considération de la relation entre Jésus et celui qu’il appelle
son Père qui devient le cœur de la foi.
On entre dans cette logique non par l’observance de la Loi, mais par la
foi, l’accueil de la présence d’un autre, irréductible à toute représentation
qui le fige.
Conclusion
Je citais en commençant l’adage juridique latin selon lequel le comble de
la justice est un comble d’injustice. J’achèverai en relevant que le summum
dont il s’agit dans l’adage est tout le contraire de ce que nous avons décou-
vert à l’école de Job et de Paul. L’adage dénonce en effet les abus du juri-
disme ; en un sens il rejoint un élément essentiel de la pensée de Paul
écrivant aux Galates que « la lettre tue et que l’esprit vivifie ». Oui, la lettre
tue quand elle est considérée comme un absolu. Mais quel est l’esprit dont il
s’agit ? Je pense que le mot a un double sens. D’abord, il se rapporte à ce
que désigne le maître mot de la théologie du Nouveau Testament qui fait le
spécifique de la foi chrétienne : l’accomplissement.
La notion d’accomplissement concerne le rapport entre l’Ancien et le
Nouveau Testament. Il apparaît dans l’ensemble des écrits néotestamen-
taires. La rédaction des évangiles montre que ce que Jésus a vécu peut être
mis en corrélation avec les textes de l’Ancien Testament. Il ne s’agit pas ici
d’une articulation terme à terme, mais le fait que tous les passages contraires
peuvent s’accorder en lui et seulement en lui. C’est l’accord des contraires
qui atteste que Jésus a bien accompli les Écritures. C’est sur ce jeu des con-
traires que se situaient Job et Paul. Dans ce contexte, la notion de rétribution
éclate, non pour être supprimée – ce qui serait un déni de justice – mais elle
est accomplie. Ce que porte le sentiment fondamental qui fait l’humanité, le
sens de la justice, est respecté.
Du point de vue théologique, j’ouvre une dernière perspective. Paul ne
cesse de parler de l’esprit. Le mot a une grande richesse et une polysémie
qui récuse tout enfermement dans une catégorisation. Or dans la perspective
selon laquelle les événements qui sont l’engagement de Dieu dans la vie des
hommes (et de la nature comprise comme création) disent quelque chose de
l’intime de Dieu, il apparaît clairement que l’esprit est Dieu qui se donne et
le terme Pneuma se rapporte à l’intime de Dieu. C’est en ce sens que Paul
dit que « L’Esprit se joint à notre esprit pour attester que nous sommes en-
fants de Dieu » (Rm 8,16).
CINQUIÈME PARTIE
LA FAUTE À SPINOZA ?
Un réexamen du paradigme moderne pour repenser les rapports
entre exégèse et théologie
Introduction/problématique
La question du rapport entre exégèse et théologie n’est pas nouvelle en
francophonie. Il y a plus de dix ans, elle était l’arrière-plan du congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (ACFEB) à Tou-
louse en 2001, qui portait spécifiquement sur les nouvelles approches de la
Bible à partir du cas de figure du Cantique des Cantiques3. Auparavant, la
question avait été posée implicitement par l’Association catholique des
études bibliques au Canada (ACÉBAC) lors de quatre congrès successifs
ayant respectivement pour thèmes : Théologie biblique4 (1995), Autorité et
12. L’histoire des idées s’avère une entreprise toujours risquée quoique
passionnante, que je laisse aux spécialistes mieux outillés. Par exemple GIBERT P.,
L’invention critique de la Bible : XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2010 ; ID., « La
différenciation moderne de la lecture biblique : le conflit des épistémologies »,
RSR 92 (2004), p. 89-117 ; LAPLANCHE F., « Rationalisme scientifique et
interprétations de la Bible au XVIIe siècle », RTP 133 (2001), p. 227-245.
218 ALAIN GIGNAC
rain, au ras des pâquerettes, le coffre à outils exégétiques peut sembler bien
fourni, mais il n’est pas sûr que tous les outils soient compatibles entre eux :
clé anglaise et rouleau à pâtisserie n’ont pas la même visée et ne partagent
pas le même espace de travail. Certains, pragmatiques, hausseront les
épaules : l’important est de lire le texte en contrôlant et en réglant sa lecture.
Mais peut-être convient-il de jouer au puriste, pour mieux diagnostiquer le
problème. J’aime répéter à mes étudiants : « Dis-moi ce qu’est pour toi un
texte, et je te dirai comment tu lis. » Comment articulez-vous le rapport
« auteur/texte/lecteur » ? Quel rapport « objet/sujet » est présupposé par la
méthode que vous employez ? Ces questions sont en apparence simples,
pourtant on y réfléchit peu, ou jamais assez, investi qu’on est dans le combat
pour rendre compte des textes bibliques dans une lutte au corps à corps avec
eux. Mais peut-être trouverons-nous là une origine possible du problème
« exégèse/théologie ».
Enfin, il est clair que mon point de vue est celui de l’exégète qui se pose
la question des conditions de possibilité de son acte théologique. Le rapport
« exégèse/théologie » passe pour moi au cœur de ma pratique de lecture et il
convient d’éviter la schizophrénie. Je n’examine donc qu’une partie du pro-
blème, laissant de côté le rapport entre exégèse et théologie systématique, ou
entre exégèse, théologie et Magistère – tout en étant conscient de l’enjeu de
la régulation de l’interprétation biblique, qui comporte une forte dimension
politique, comme Spinoza lui-même nous le démontre, tant par son argu-
mentation que par son geste philosophique.
Nous voyons, dis-je, les théologiens inquiets pour la plupart du moyen de tirer
des livres sacrés, en leur faisant violence, leurs propres inventions et leurs juge-
ments arbitraires et de les abriter sous l’autorité divine ; en aucune matière ils
n’agissent avec moins de scrupule et plus de témérité que dans l’interprétation de
l’Écriture, c’est-à-dire de la pensée de l’Esprit-Saint ; et leur seule crainte n’est
pas dans cette besogne d’attribuer à l’Esprit-Saint quelque fausse doctrine et de
s’écarter de la voie du salut, mais d’être convaincus d’erreur, par d’autres, de voir
ainsi leur propre autorité par terre sous les pieds de leurs adversaires et de s’attirer
le mépris d’autrui20.
Résumons la thèse de Spinoza en quelques traits rapides, nécessairement
caricaturaux. Après cent cinquante ans de guerres religieuses (en France, en
Allemagne, aux Pays-Bas), il faut désamorcer la bombe que constitue la
Bible, car il ne faut plus que la Bible serve de prétexte aux luttes politiques
et cautionne les pires exactions, au nom de Dieu. Il faut donc en retirer
l’interprétation aux théologiens, pour en faire une lecture méthodique et
scientifique, en lui appliquant le même traitement que pour « l’interprétation
de la nature21 ». Or, même avec cette méthode, la Bible demeurera obscure
en bien des points ; toutefois, globalement, le message est clair : « il existe
un Dieu unique et tout-puissant, qui seul doit être adoré, qui veille sur tous
et aime par-dessus tout ceux qui l’adorent et aiment leur prochain comme
eux-mêmes22. » Or, ce constat, avant tout de nature éthique, pouvait être
déduit de la raison, sans lire la Bible. Conclusion : si on lit la Bible, faisons-
le objectivement ; même ainsi, cela s’avère une tâche presque impossible ;
de toute manière, il n’est pas nécessaire de lire la Bible, puisque nous en
connaissons autrement le message essentiel23…
luative (il n’a pas à se prononcer sur la vérité des choses) et non engagée (la
Bible cesse d’interpeller)30.
Spinoza, de manière conséquente, articule à ces trois postulats épistémo-
logiques un programme méthodologique historique – encore une fois en en
trois points :
1. « comprendre la nature et les propriétés de la langue dans laquelle fu-
rent écrits les livres de l’Écriture et que leurs auteurs avaient accoutumé de
parler31 » – en un mot, la grammaire ;
2. « grouper les énonciations contenues dans chaque livre et les réduire à
un certain nombre de chefs principaux32 » – ce qui recouperait probablement
le genre littéraire du dictionnaire philologique et celui du dictionnaire de
vocabulaire biblique, d’après la description que Spinoza en donne ;
3. tenir compte de l’histoire – autant les circonstances de production, que
l’histoire de la transmission, ce qui implique donc une critique textuelle des
manuscrits, puisqu’il faut vérifier « si le texte a pu en être falsifié par des
mains criminelles, ou s’il n’a pu l’être, si des erreurs s’y sont glissées, si ces
erreurs ont été corrigées par des hommes compétents et dignes de foi33 ».
Or, quelques pages plus loin, Spinoza se plaît à énumérer les difficultés
quasi insolubles que rencontre l’atteinte de ce triple objectif – et d’habitude,
les commentateurs qui l’évoquent comme figure de la modernité exégétique
n’en parlent pas34 :
1. l’hébreu est une langue morte et on y rencontre la confusion des guttu-
rales, des conjonctions polysémiques et des aspects verbaux ambigus, ainsi
qu’une absence de vocalisation ou de ponctuation (avant les Massorètes,
dont il faut par ailleurs se méfier) ; bref, à
ce fait que nous ne pouvons avoir une connaissance parfaite de l’hébreu,
s’ajoute la constitution même et la nature de cette langue ; tant d’ambiguïtés en
proviennent qu’il est impossible de trouver une méthode permettant de déterminer
avec certitude le sens de tous les textes de l’Écriture35 ;
30. Malgré la critique que j’en propose, il convient de souligner que ces trois
postulats ont permis un acquis important en termes d’autonomie scientifique :
« Dorénavant, sur cette base du primat de l’histoire, on s’enfoncera dans le texte
sacré ; libre des bagages de la tradition, sans provision ni prévention, sans mémoire
ni savoir emprunté » (PELLETIER, « Exégèse et histoire », p. 641).
31. SPINOZA, Traité, p. 140.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 142.
34. Une exception : STUERMANN, « Benedict Spinoza », p. 165-166 – mais pour
voir plutôt dans ces propos la manifestation de la lucidité spinozienne quant aux
limites de la méthode scientifique proposée (autre signe de scientificité).
35. SPINOZA, Traité, p. 147.
LA FAUTE À SPINOZA ? 225
52. LACOCQUE A. et RICŒUR P., Penser la Bible (Points essai 506), Paris, Éd. du
Seuil, 2003 (1998), p. 8. On pourrait citer aussi Jean Zumstein : « Ce que le texte
gagne en clarté par l’explication historique, il le perd en pertinence existentielle.
[…] La question de la pertinence ou – pour utiliser un mot aujourd’hui banni du
langage de l’interprète post-moderne – la question de la vérité ne ressortissent plus à
une démarche scientifique méthodologiquement fondée » (ZUMSTEIN J.,
« Narrativité et herméneutique du Nouveau Testament : la naissance d’un nouveau
paradigme », RTL 40 [2009], p. 324-340 [cit. p. 335]).
53. Je fais référence à la théorie des changements de paradigme de KUHN Th. S.,
La Structure des révolutions scientifiques (Champs 115), Paris, Flammarion, 1983
(1972, allemand 19702), telle que réappropriée par KÜNG H., « Changement de
paradigme dans la théologie et les sciences de la nature », dans : Une théologie pour
le IIIe millénaire, Paris, Éd. du Seuil, 1989 (allemand 1987), p. 173-235.
54. Notons au passage que cette théorie de l’interprétation a confisqué, pour ainsi dire,
l’épithète « herméneutique » : on a ainsi l’herméneutique allégorique, l’herméneutique
des quatre sens, l’herméneutique positiviste, l’herméneutique… herméneutique.
LA FAUTE À SPINOZA ? 231
logique où ledit écart risque de devenir, nous l’avons relevé plus haut,
gouffre infranchissable, la méthode historique faisant de son objet d’étude un
objet archéologique55. Si je cherche, pour reprendre la formule de Louis Mar-
tyn, à m’asseoir à l’arrière d’une des ekklèsiai convoquées par Dieu en Gala-
tie, et à déchiffrer ce que signifiait alors pour les chrétiens la lettre de Paul56,
cela est historiquement fort instructif, mais est fort éloigné du lecteur con-
temporain. D’où la nécessité d’établir une analogie, en quelque sorte transhis-
torique, entre la situation du Ier siècle et celle d’aujourd’hui. Ce processus,
qui relève toujours un peu du tour de passe-passe, a reçu le nom fort ambigu
d’« actualisation », qui est souvent vue comme une étape subséquente, ulté-
rieure à l’exégèse (ainsi Gonçalvès, mentionné plus haut). Un objet ancien,
interprété seulement à partir de son contexte de production, doit devenir per-
tinent pour le lecteur, croyant ou non-croyant, d’aujourd’hui. Ainsi, la Com-
mission biblique pontificale qui tout à l’heure jugeait l’histoire indispensable,
en souligne aussi la limite : « Toute exégèse des textes bibliques est appelée à
être complétée par une “ herméneutique” au sens récent du terme, […] c’est-
à-dire une interprétation dans l’aujourd’hui du monde57. »
Or, cette posture herméneutique se réclame de ce que j’appellerais le se-
cond Ricœur, celui du recueil Du texte à l’action58 et de l’arc herméneutique
(précompréhension/explication/compréhension). Or, il me semble que
l’utilisation de Ricœur s’avère ici trop mécanique et éventuellement à con-
PAUL NOUS
Problème x Problème y
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE :
LES DIFFICULTÉS D’UNE ARTICULATION
Relecture de trois projets de recherche concernant le lien
entre Écriture sainte et théologie morale
Nous savons que la dernière partie du XIXe siècle a vu s’opposer une véri-
té se réclamant de l’histoire considérée comme science humaine, et une
vérité de foi, héritée de la tradition de l’Église. Comment articuler ces deux
instances : la vérité scientifique et la vérité révélée ?
Nous connaissons les étapes qui ont conduit, en milieu catholique, à pro-
poser une solution à ce débat : l’encyclique Providentissimus Deus du pape
Léon XIII en 1893, dont le pape Pie XII propose en 1943 une interprétation
qui ouvre la voie à la critique historique et littéraire des textes bibliques ;
enfin en 1965, la constitution dogmatique Dei Verbum qui invite à une in-
terprétation de l’Écriture qui honore simultanément trois pôles67 :
– le pôle de l’Écriture, dont le texte est certes appréhendé en fonction
d’une perspective critique et historique (voir Dei Verbum n° 12), mais tou-
jours également selon une approche canonique : « Il ne faut pas, pour dé-
couvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au
contenu et à l’unité de toute l’Écriture68 » ;
– le pôle de la Tradition : l’exégète est invité à pénétrer le sens de la
Sainte Écriture en prenant en considération la Tradition vivante de l’Église.
Le pape Benoît XVI commente en ces termes ce numéro 10 de Dei Verbum
dans l’exhortation post-synodale Verbum Domini : « L’Écriture doit être
proclamée, lue, accueillie et vécue comme la Parole de Dieu, dans le sillage
de la Tradition apostolique dont elle est inséparable69 » ;
– troisième pôle, celui du Magistère, présenté en ces termes par la consti-
tution Dei Verbum : « Tout ce qui concerne la manière d’interpréter
l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le mi-
nistère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de
l’interpréter. »
La constitution Dei Verbum apporte donc une réponse nuancée au débat
exégétique survenu dans l’Église catholique à la fin du XIXe siècle, et ne
s’enferme pas dans une vision univoque, historico-critique, de l’exégèse
biblique. Sa rédaction précède ce que l’on pourrait appeler le grand tournant
de l’exégèse biblique dans les années 1970, lorsque se développent des
« herméneutiques de la lecture », prêtant attention – sans doute à la suite de
la réflexion philosophique de Paul Ricœur – au lecteur, singulier et collectif,
comme sujet interprétant et donateur de sens au texte reçu. Bien plus, dans
ces années 1970, l’exégèse historico-critique elle-même parvient à des résul-
tats qui viennent contrarier ses présupposés épistémologiques. Pour nous
limiter aux études concernant le Pentateuque, c’est le moment où deux cons-
tats majeurs sont effectués :
1. Il est impossible de mettre au jour les phases les plus anciennes de la
composition du texte biblique et de reconstituer les traditions orales : les
limites techniques de l’exégèse historico-critique et l’absence de points
d’appui extra-bibliques (textes du Proche-Orient ancien, données archéolo-
giques) pour corroborer la datation des textes conduisent à renoncer à re-
constituer de manière exhaustive l’histoire de la composition des textes.
Autrement dit la quête de l’auteur rencontre des obstacles insurmontables70.
2. Les phases les plus tardives de la composition du texte biblique appa-
raissent déterminantes dans son orientation théologique : par exemple, les
études récentes concernant le Pentateuque montrent comment la Torah re-
flète avant tout les débats théologiques de la période perse. Il apparaît ainsi
clairement que ce ne sont pas les traditions les plus anciennes qui détermi-
nent la figure du texte final. Le texte canonique intègre certes d’anciennes
traditions, mais il en représente une nouvelle interprétation : le matériau
littéraire des traditions anciennes est ainsi mis au service des intérêts théolo-
giques et historiques des auteurs les plus récents.
Voici donc, dessiné en quelques traits, le paysage épistémologique dans
lequel se développe l’exégèse biblique après les années 1970, paysage dans
lequel, en contexte catholique, émerge d’autant plus la question concernant
l’articulation entre Bible et morale, que le concile Vatican II la pose avec
une insistance renouvelée : les textes conciliaires mettent en valeur le fon-
dement biblique de la morale chrétienne – ainsi Dei Verbum n° 7 : « Le
Christ Seigneur ordonna à ses apôtres de prêcher l’Évangile comme la
source de toute vérité salutaire et de toute règle morale. » C’est également
dans cet esprit que la constitution pastorale Gaudium et Spes s’appuie sur
l’expression biblique de l’histoire du salut pour fonder une anthropologie
mettant l’accent sur la vocation humaine à la solidarité et à la vie en com-
munauté fraternelle. Il s’agit d’une proposition de refondation du discours
éthique catholique sur des bases bibliques et christologiques.
Mais de même que la réflexion conciliaire en matière biblique, claire dans
son énoncé, apparaît difficile à mettre en pratique sur le plan de la technique
exégétique – comment concilier une approche historique et critique, mais
aussi canonique, honorant les données de la Tradition, et enfin se situant déli-
70. C’est la position adoptée par Erich Zenger dans son Introduction à l’Ancien
Testament : voir ZENGER E., Einleitung in das Alte Testament (Kohlhammer
Studienbücher. Theologie 1,1) Stuttgart, Kohlhammer, 1995, p. 46-75.
238 OLIVIER ARTUS
tiques qui lui sont liées. Avant d’envisager les résultats de ce travail de la
Commission biblique, essayons d’appréhender l’évolution de la recherche
sur cette question, en parcourant deux publications qui émanent de deux
groupes de recherche successifs, qui ont à l’Institut catholique de Paris des
chercheurs et enseignants biblistes et moralistes de différentes institutions
universitaires.
73. BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale (Lectio divina hors série), Paris, Éd. du
Cerf, 2003.
74. Voir CRÜSEMANN F., « “Vous connaissez la vie de l’étranger” (Ex 23,9).
Rappel de la Torah face au nouveau nationalisme et à la xénophobie », dans :
BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 53-70.
240 OLIVIER ARTUS
78. Voir BORDEYNE Ph., « Les promesses d’une collaboration renouvelée entre
biblistes et moralistes », dans : BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 179-199.
79. ARTUS O. (éd.), Eschatologie et morale (Théologie à l’Université), Paris,
Desclée de Brouwer, 2009.
80. RICŒUR P., « Histoire de la philosophie et historicité », dans : Histoire et
vérité, Paris, Éd. du Cerf, 19673, p. 75-91.
81. Ibid., p. 76.
242 OLIVIER ARTUS
2.3.1. La réflexion morale n’est pas liée, dans les traditions de l’Ancien
Testament, au développement d’une pensée eschatologique
Ainsi, par exemple, les catégories de « droit » et de « justice » sont fonda-
trices d’une réflexion morale dans des textes prophétiques préexiliques,
comme dans les Psaumes. La réflexion prophétique utilise ici le vocabulaire
de sagesse du milieu culturel dans lequel elle se développe, et présente des
éléments de continuité avec les productions littéraires de son temps.
De la même manière, dans le livre de l’Exode ou dans le Deutéronome, le
fondement théologique de l’exigence de l’attention aux pauvres – si récur-
rente dans la Torah – ne présente aucune dimension eschatologique. C’est la
théologie du salut énoncée dans le livre de l’Exode et la théologie de la créa-
tion qui ouvre la Genèse qui fournissent à la réflexion morale son fondement
narratif et dogmatique. Fondée sur l’énoncé du don de Dieu « sous les es-
pèces » de la création et du salut, la loi prend corps, « concrétise », dans les
énoncés de la péricope du Sinaï83.
Une telle articulation entre énoncé narratif fondateur et loi se retrouve
dans la structure des deux décalogues (Ex 20,2-17 ; Dt 5,6-21), où l’énoncé
du don précède les commandements formulés sous forme de propositions
négatives et positives. Les deux décalogues, qui constituent en quelque sorte
des résumés théologiques de la Torah – des « catéchismes », pour reprendre
une expression de Thomas Römer –, présentent la foi en la création et la foi
au salut comme les fondements de l’orientation éthique de l’existence84.
C’est le mémorial des hauts faits de Dieu en faveur d’Israël qui est ici le
fondement des exigences morales et de l’agir éthique.
83. Voir ARTUS O., Les lois du Pentateuque (Lectio divina 200), Paris, Éd. du
Cerf, 2005, p. 19-22.
84. Sur la structure, la composition et la fonction des décalogues dans leur
contexte d’énonciation, voir RÖMER Th., « Les deux décalogues et la loi de Moïse »,
dans : ABADIE Ph. (éd.), Mémoires d’Écriture, hommage à Pierre Gibert (le livre et
le rouleau 25), Bruxelles, Lessius, 2006, p. 47-67.
85. Voir FOCANT C., « Eschatologie et questionnement éthique dans l’Évangile de
Matthieu », dans : ARTUS O. (éd.), Eschatologie et morale, p. 99-138.
244 OLIVIER ARTUS
même fournit-il des fondements, des points de repère pour une réflexion en
théologie morale ?
Trois questions se posent assez vite aux auteurs du document :
1. Faut-il partir d’une approche thématique, et procéder à une classifica-
tion des différentes péricopes et des différentes traditions en fonction des
principaux thèmes de la morale ?
2. Faut-il au contraire privilégier une approche canonique, mais dans ce cas,
comment en honorer tout à la fois les aspects diachroniques et synchroniques ?
3. Enfin, qu’en est-il de l’autorité respective des différents textes bi-
bliques ? Au sein d’un unique canon, l’analyse littéraire ne conduit-elle pas
à établir une hiérarchie d’autorité entre les différents corpus, en fonction de
critères littéraires objectifs – et en particulier de critères rhétoriques : on
connaît par exemple l’importance, dans la littérature juive postexilique, des
textes placés en tête d’un ouvrage ou d’un corpus ; on connaît les implica-
tions du jeu de l’énonciation ; ou encore de la symbolique liée aux indices
topographiques donnés par le texte (le Sinaï, le désert, la montagne, etc.).
90. Voir NIHAN Ch., From Priestly Torah to Pentateuch (FAT 2. Reihe, 25),
Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 20-68.
A DÉFINIR 249
relief ? Tout d’abord, relevons que l’approche canonique qui y est proposée
est une approche critique, cherchant à honorer tout à la fois la dynamique
synchronique du texte biblique, et la dynamique diachronique de constitu-
tion du canon. L’approche canonique n’efface donc pas la perspective cri-
tique, bien au contraire. Mais en « décloisonnant » les péricopes, et en
invitant à un acte d’interprétation qui honore tout à la fois le déploiement
historique de la révélation et la rhétorique d’ensemble du texte biblique,
l’approche canonique évite toute interprétation de type fondamentaliste94,
mais aussi toute interprétation simplement « déductive » du texte. Un verset
isolé de son contexte ne peut servir de source ou de fondation à aucun dis-
cours moral.
Deuxième remarque : le document de 2008 prend congé d’une morale bi-
blique « thématique ». Désormais, quelle que soit la question abordée, une
approche uniquement thématique apparaît insuffisante car trop partielle, trop
indépendante de la théologie fondamentale qui sous-tend les corpus législa-
tifs de l’Écriture, peu à même enfin de mettre en évidence les relations qui
unissent les traditions vétéro- et néotestamentaires.
Le dernier point qui mérite d’être souligné concerne la dimension confes-
sante de la morale proposée par la Bible. L’anthropologie biblique n’est
audible que si elle est resituée dans son contexte d’énonciation : celui d’une
théologie de la création et d’une théologie de l’alliance, accomplies en Jésus
Christ, c’est-à-dire mises en tension par les promesses eschatologiques du
Nouveau Testament. Les lois données par Dieu rendent possible la réponse
humaine au don de Dieu, ce qui souligne la dimension dialogale de la vie
morale, telle que la présente l’Écriture.
Demeure la difficile question du recours à l’Écriture dans les débats
éthiques des sociétés contemporaines, débats dont les acteurs construisent
leur discours à partir d’autres références, et d’autres systèmes de valeurs.
Peut-être la manière dont la réflexion biblique s’est constituée dans un rap-
port de continuité/discontinuité avec la culture et les sagesses de son temps
fournit-elle un modèle, une référence pour penser notre propre rapport de
continuité/discontinuité avec la culture et les sagesses de notre temps.
Nous arrivons au terme de ce parcours. Il me semble que ses trois étapes,
assez proches dans le temps (2003 ; 2008 ; 2009), montrent une évolution
dans le rapport entre Bible et morale. La nécessité d’une approche cano-
nique du texte biblique devient de plus en plus évidente. S’ouvre alors un
immense chantier méthodologique : comment lire l’Écriture comme canon
en faisant preuve de suffisamment de discernement pour en honorer les axes
structurants sans gommer les spécificités de chaque tradition, suffisamment
de discernement aussi pour reconnaître dans un corpus pluriel les textes qui
font autorité et qui constituent finalement, selon la stratégie même des com-
positeurs du canon, des clefs de lecture qui permettent à l’ensemble de faire
sens ? Nous savons bien que ce chantier de la lecture canonique de
l’Écriture n’en est qu’à ses débuts.
CLAIRE CLIVAZ
ecclésiale (point 3). Tel est le parcours auquel je convie les lecteurs, d’un
exemple à l’autre.
96. J’ai présenté cet exemple en anglais dans CLIVAZ C. et al., « Infancy Gos-
pels : Introduction », dans : CLIVAZ C., DETTWILER A., DEVILLERS L., NORELLI E.
(éd.), Infancy Gospels : Stories and Identities (WUNT I 281), Tübingen, Mohr Sie-
beck, 2011, p. XV-XXX ; ici p. XIX-XX.
97. DANIÉLOU J., Les Évangiles de l’enfance, Paris, Desclée de Brouwer, 19932
(1967), p. 7.
98. C’est la traduction française de la TOB qui est utilisée en référence dans cet
article.
99. WANSBROUGH H., « The Infancy Stories of the Gospels since Raymond
E. Brown », dans : CORLEY J. (éd.), New Perspectives on the Nativity, Londres -
New York, T & T Clark, 2009, p. 4-22 (ici p. 5).
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 255
1. BROWN R., The Birth of the Messiah. A Commentary on the Infancy Narratives
Narratives in the Gospels of Matthew and Luke, nouvelle éd. révisée (Anchor Bible
Reference Library), New York, Doubleday, 19932.
2. Pour une présentation de cet exemple, voir CLIVAZ C., « L’ère d’après ou
Common Era 2.0. Lire la culture digitale depuis l’antiquité et la modernité », dans :
CLIVAZ C., MEIZOZ J., VALLOTTON F. et VERHEYDEN J. (éd.), Lire demain. Des
manuscrits antiques à l’ère digitale. Pratiques de lecture, échanges intellectuels et
communication scientifique, Lausanne, PPUR, papier et e-book, 2012, p. 3-24.
3. VEYNE P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination
constituante, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 58-59.
256 CLAIRE CLIVAZ
1. Voir RENAN E., Vie de Jésus, Paris, Michel Lévy, 186713, p. 1-2 : « L’événement
capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de
l’humanité ont passé, des anciennes religions, comprises sous le nom vague de
paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de
Dieu. […] L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal fut religieux. [… Des] pays,
en Afrique surtout, ne dépassèrent point le fétichisme. » Pour un développement de
cette réflexion, voir CLIVAZ C., « Why Were The Resurrection Stories Read and
Believed ? And What Are We Making of Them Today ? » dans : VAN OYEN G.,
SHEPHERD T. (éd.), Resurrection of the Dead. Biblical Traditions in Dialogue
(BEThL 249), Leuven, Peeters, 2012, p. 555-577 ; ici p. 561-563. La version pdf est
disponible online avec la permission de l’éditeur à cette adresse :
http://unil.academia.edu/ClaireClivaz/Papers; consulté le 5 février 2012.
2. RENAN, Vie de Jésus, p. 449-450.
3. Voir LÜDEMANN G., Die Auferstehung Jesu. Historie. Erfahrung. Theologie,
Stuttgart, Radius Verlag, 1994.
4. LÜDEMANN G., The Resurrection of Christ. A Historical Inquiry, New York,
Prometheus Book, 2004, p. 7-8.
5. Voir Leitsätze zum Beschluss des Ersten Senats vom 28. Oktober 2008 – 1 BvR
462/06, point 3 : « Die Wissenschaftsfreiheit von Hochschullehrern der Theologie
findet ihre Grenzen am Selbstbestimmungsrecht der Religionsgemeinschaft und an
dem durch Art. 5 Abs. 3 GG geschützten Recht der Fakultät, ihre Identität als
258 CLAIRE CLIVAZ
1. Ibid.
2. Ibid., p. 63-64.
3. Ibid., p. 71.
4. Voir BOVON F., « Retour de l’âme. Immortalité et résurrection dans le
christianisme primitif », ETR 86/4 (2011), p. 433-453. Version anglaise : BOVON F.,
« The Soul’s Comeback. Immortality and Resurrection in Early Christianity »,
HTR 103/4 (2010), p. 387-406. C’est à la version anglaise que se réfèrent les notes
suivantes.
5. Voir ibid., p. 398.
6. Voir ibid., p. 406 : les premiers chrétiens « claimed a holistic view of the
person, with ethical embodiment now and the risen person tomorrow, and suggested
the preservation of the person (between the two) through the existence of the soul
and the care and memory of their God ».
260 CLAIRE CLIVAZ
1. Voir ECO U., « Vers une nouvelle Renaissance », Nouvelles clés (mai 2011),
p. 52. Merci à ma collègue Céline Rozenblatt pour cette référence.
2. Voir FOUCAULT M., Les mots et les choses : une archéologie des sciences
humaines, Paris, Flammarion, 1966, p. 8-10.
3. ECO U., Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009, p. 360.
4. DARNTON R., « Lost and Found in Cyberspace », rééd. dans : ID., The Case for
Books : Past, Present, Future, New York, PublicAffairs, 2009, p. 59-64 (ici p. 59).
5. Voir SCHMID U., « Transmitting the New Testament online », dans : Text
Comparison and Digital Creativity (Scholarly Communication 1), VAN DER WEEL
A. et THOUTENHOOFD E. (éd.), Leyde, Brill, 2010, p. 189-205 ; part. p. 190 ; PARKER
D. C., « Through a Screen Darkly : Digital Texts and the New Testament »,
JSNT 25/4 (2003), p. 395-411, notamment p. 401-404.
6. Voir http://codexsinaiticus.org/en/ ; consulté le 5 février 2012.
262 CLAIRE CLIVAZ
1. Voir par exemple BOVON F., « Beyond the Book of Acts : Stephen, the First
Christian Martyr, in Traditions Outside the New Testament Canon of Scripture »,
Perspectives in Religious Studies 32 (2005), p. 93-108, part. p. 107-108. Pour un
commentaire sur la troisième catégorie, voir CLIVAZ C. et al., « Infancy Gospels :
Introduction », dans : Infancy Gospels, p. XV-XXX ; ici p. XXIII-XXV.
2. L’expression vient des recherches homériques sur la conception d’une édition
digitale de « Homer multitext », voir http://chs.harvard.edu/chs/homer_multitext ;
consulté le 5 février 2012.
3. Voir www.uni-muenster.de/INTF/ ; consulté le 5 février 2012.
4. Voir http://www.igntp.org/ ; consulté le 5 février 2012.
5. Voir http://www.csntm.org/ ; consulté le 5 février 2012.
6. Voir HOLMES M. W. (éd.), The Greek New Testament. SBL Edition, Atlanta -
Washington, SBL - Logos Bible Software, 2010. Édition online : http://www.sblgnt.com ;
consulté le 5 février 2012. Pour un développement de cette analyse, voir CLIVAZ C.,
« Homer and the New Testament as “Multitexts” in the Digital Age ? » Scholarly and
Research Communication 3/3 (2012), p. 1-15.
7. Voir WESTCOTT B. F. et HORT F. J. A., The New Testament in the Original
Greek, vol. I : Text, Cambridge - Londres, Macmillan, 1881 ; republié en 2007 :
WESTCOTT B. F. et HORT F. J. A., The Greek New Testament, Peabody, Hendrickson
Publishers, 2007.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 263
édition a un apparat critique non basé sur les manuscrits, mais sur quatre
éditions papier1. Elle dénote avant tout la volonté de retourner à une forme
stable et simple du texte, par-delà les remises en questions amenées par la
publication des papyrus depuis un siècle2, et pourrait inaugurer une période
de dérégulation – ou tout au moins de diversification – de l’édition grecque
du Nouveau Testament. Nous touchons en tout cas à la fin d’un modèle
d’une édition unique et stable pour le Nouveau Testament grec. En regard de
ce fait, il est intéressant de souligner que le projet BEST de l’École biblique
de Jérusalem s’inscrit dans ce courant de remise en question d’un monopole,
puisqu’il diversifie ses modèles éditoriaux en annonçant travailler avec
cinq versions de statuts fort divers : le texte majoritaire, l’édition Nestle-
Aland27, le textus receptus, la Vulgate et la Peshitta3, alors que l’édition
actuelle de la Bible de Jérusalem avait privilégié le texte critique moderne4.
L’ouvrage introductif souligne – avec raison – les limites de l’apparat cri-
tique du Nestle-Aland, qui par exemple ne cite pas les versions syriaques et
qui ne fait qu’ouvrir des pistes5. Derrière ce choix éditorial, on sent un bou-
leversement culturel et théologique profond :
Plutôt qu’un texte unique comme les Bibles ordinaires, La Bible en ses tradi-
tions entend refléter la diversité des traditions textuelles. […] Nous ne visons pas
le même but que la critique textuelle classique – établir la forme la plus pure, la
plus primitive du texte grec6.
La recherche du texte primitif a bien sûr été au cœur de la quête de la cri-
tique textuelle des textes antiques en général, mais l’heure est au boulever-
sement du but même de la critique textuelle.
On voit en effet apparaître pour le Nouveau Testament des approches de
la critique textuelle s’intéressant aux variantes dans la perspective d’une
histoire de la lecture des textes – et mon ouvrage L’ange et la sueur de sang
s’inscrit dans cette ligne1. Le projet Homer Multitext assume pour sa part de
valoriser chaque manuscrit du texte homérique pour lui-même, également
dans la perspective d’une histoire de la lecture pour offrir « the full histori-
cal reality of the Homeric textual tradition as it evolved for well over a
thousand years, from the pre-Classical era well into the medieval » ; le texte
homérique est ainsi « a variety of texts as they existed in a variety of times
and places2 ». Cet exemple, pris hors du champ biblique, montre que la
problématique est commune à toutes les éditions antiques online, soit la
remise en question d’un texte clos, stable. Ce type d’évolution avait été
annoncé par Umberto Eco dans son livre De la littérature, il y a presque
dix ans : le numérique, disait-il, sonne la fin de la variante3, car voici le
lecteur capable de devenir auteur, comme le copiste des manuscrits, une
situation qui souligne
Les altérations que je peux faire, moi, sur les textes des autres. Supposons que
je décharge sur mon ordinateur La Critique de la raison pure, que je commence à
l’étudier, et que j’écrive tous mes commentaires entre les lignes, ou bien je suis
doué d’un fort esprit philologique et je peux reconnaître mes commentaires, ou
bien, trois années plus tard, je ne saurai plus ce qui est de moi et ce qui est de
Kant. Nous serions comme ces copistes du Moyen Âge qui corrigeaient automati-
quement le texte qu’ils copiaient parce que cela leur semblait normal, d’où le
risque que l’esprit philologique s’en aille en eau de boudin. Mais, là aussi, le
risque pour le jeune étudiant est qu’il ne s’aperçoive plus qu’il a manipulé le
texte. Les milieux scientifiques et universitaires resteraient les garants de cette vi-
gilance philologique4.
1. Voir CLIVAZ C., L’ange et la sueur de sang, p. 141-142. Pour un premier usage
de l’expression, voir David Parker dans sa recension de Orthodox Corruption of
Scripture de Barth Ehrman (PARKER D. C., « Reviews », JTS 45 [1994], p. 704-708 ;
ici p. 704). Elle a ensuite été popularisée par EPP E. (« Anti-Judaic Tendencies in the
D-Text of Acts : Forty Years of Conversation », dans : NICKLAS T. et TILLY M. [éd.],
The Book of Acts as Church History. Apostelgeschichte als Kirchengeschichte
[BZNW 120], Berlin - New York, de Gruyter, 2003, p. 111-146 ; ici p. 114-115).
Pour Epp, des exemples anciens de « narrative textual criticism » peuvent être
trouvés chez Origène par exemple (EPP E., « It’s All about Variants : A Variant-
Conscious Approach to New Testament Textual Criticism », HTR 100/3 [2007],
p. 275-308 ; ici p. 288).
2. http://chs.harvard.edu/wa/pageR?tn=ArticleWrapper&bdc=12&mn=1169 ;
consulté le 5 février 2012.
3. Voir ECO U., De la littérature, Paris, Grasset, 2003 (Sulla letteratura, Milan,
Bompiani, 2002), p. 421-422.
4. ECO U. et ORIGGI G., « Auteurs et autorité. Un entretien avec Umberto Eco »,
dans : ORIGGI G. et ARIKHA N. (éd.), Texte-e : Le texte à l’heure de l’Internet, Paris,
Bpi, 2003, p. 215-230 (ici p. 227).
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 265
1. Voir KASHOUH H., The Arabic Versions of the Gospels. The Manuscripts and
their Families (Arbeiten zur neutestamentlichen Textforschung 42), Berlin, de Gruy-
ter, 2011.
2. Ibid., p. 380.
3. Voir http://www.islamic-awareness.org/ ; consulté le 5 février 2012.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 267
Une Écriture occupe le lieu de l’origine. […] Le christianisme est une religion
du livre. Non, d’abord ou directement, d’un événement arrivé ou qui arrive, d’un
surgissement, prophétique ou existential (d’une « foi »). Ni, en rigueur de terme,
d’un fondateur1.
Toutefois le catéchisme catholique nie ce même fait2. Une enquête histo-
rique m’a permis de constater que l’expression « religion du Livre »
n’apparaît en fait dans le vocabulaire culturel occidental que dans la seconde
moitié du XIXe siècle3, et n’est pas à confondre avec l’expression coranique
des « gens du Livre4 ». Ce constat ne me surprend pas : le statut juridique du
livre et de l’auteur ont été fixés définitivement seulement en 18505, condui-
sant à ce qu’on peut nommer la momification du texte imprimé, d’où naîtra
l’idée de « religions du Livre », développée notamment par Friedrich Max
Müller dans une conférence emblématique à Londres en 18706.
Si l’énoncé de « religion du Livre » est finalement récent, il n’en aura pas
moins été efficace. On pensera ici à Jean-Claude Carrière qui explique
qu’« avec les religions du Livre, le livre a servi non seulement de contenant,
de réceptacle, mais aussi de “grand angle” à partir duquel on pouvait tout
observer et tout raconter, peut-être même tout décider1 ». Ou, en écho litté-
raire, on pensera à cette description donnée par l’écrivain Jérôme Meizoz de
sa grand-mère Ursule, dans la région suisse du Valais :
Ursule ne lisait pas : une Bible, peut-être, un almanach rural. Quand ses filles,
grandissant, lui demandaient d’acheter un nouvel ouvrage, sa réponse était inva-
riable : « Vous en avez déjà un ! » La vieille idée chrétienne, selon laquelle tout
tient et se répète en un seul livre. Il m’a fallu plus tard, à moi, beaucoup de livres,
trop peut-être, à ne plus savoir où les mettre, à en exploser2.
Que le Livre se fasse unicité dévorante ou se démultiplie à l’infini, l’écrit
pourrait manger le monde : ce risque, l’évangile selon Jean tentait déjà de s’en
prémunir dans sa conclusion, « Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on
les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres
qu’on écrirait » (Jn 21,25). Le quatuor des évangiles canoniques se conclut
donc par la conscience du potentiel « hors livre » des récits qu’ils contiennent.
Ce final ouvre l’espace chrétien à l’Écriture hors du livre, dé-livrée.
Une Écriture délivrée peut bien sûr courir le risque de l’excès, du vertige
de la liste googlienne, et se mêler sans plus de limite aucune aux innom-
brables discours bruissant sur le web, dans une confusion babélienne. La
couverture de l’imprimé ou du codex n’est plus là pour la maintenir, et la
page de garde a cessé sa surveillance. À cette écriture fragmentaire et épar-
pillée sur le Web, il faut désormais une autre sorte de couverture. Elle ne
peut être que de chair et de sang, faite des mains priant et louant des femmes
et hommes qui voudront bien reconnaître dans ces textes un miroir de leur
for intérieur. Car si le discours théologique a séparé la parole dans le livre et
le corps action de grâce, il est peut-être temps de nous ressouvenir que notre
plus ancien manuscrit complet de la Bible, le Codex Sinaïticus, est écrit à
même la peau, la peau d’animal, comme le montrent certains folios où on
peut voir la veine de l’animal, par exemple en Q62-F2r qui présente les
psaumes 89,16 à 92,13.
La Parole écrite à même la peau a toujours gardé la mémoire du sang bat-
tant dans les veines. On ne peut alors que relire ces mots de Lyotard, dans le
petit opuscule posthume publié par sa veuve, La confession, celle
d’Augustin et la sienne. Il médite ainsi autour de Ap 6,14, qui dit que « le
ciel se retira comme un livre qu’on roule » :
1. Voir CARRIÈRE J.-C. et ECO U., N’espérez pas vous débarrasser des livres,
Paris, Éd. du Seuil, 2009, p. 121.
2. MEIZOZ J., Morts ou vifs, Genève, Zoé, 1999, p. 11.
3. http://codexsinaiticus.org/en/manuscript.aspx?book=26&chapter=89&lid=en&
side=r&verse=17&zoomSlider=0 ; consulté le 5 février 2012. L’image du folio avec
la veine de l’animal a été publiée par PARKER D., Codex Sinaiticus : the Story of the
World’s Oldest Bible, Londres, The British Library, 2010, planche 4b.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 269
Or la peau du ciel, ne l’as-tu pas donnée comme un livre ? Et qui donc que toi,
notre Dieu, nous fit un firmament d’autorité, par-dessus nous avec ton écriture di-
vine ? Car le ciel sera replié comme un livre et voici qu’à présent il est tendu par-
dessus nous à la manière d’une peau. La pelisse que tu étires en tente sur nos têtes
est faite en peau de bête, la même vêture que nos parents endossèrent après qu’ils
eurent péché, la pelure des exilés pour voyager dans le froid et la nuit des vies
perdues, noctambules trébuchant […].
La nuit qui nous éteint, suspendue sur nos yeux, n’est pourtant pas irrévocable
comme la leur, aux bêtes. La peau dont l’écran nous interdit la vision claire ouvre
le dos d’un livre replié, peut-être retourné. Notre ciel, tout indéchiffrable que le
rende l’ombre qu’il projette dans nos regards, ne porte pas moins, sur sa face
tournée vers nous, les signes de ton écriture. La couverture du volume relié à
pleine peau, on la devine frappée de lettres. C’est que le firmament que tu jettes
par-dessus nous en anathème annonce aussi ta promesse1.
C’est la culture imprimée qui nous a fait penser que l’écriture pouvait être
« une forme de résurrection […] pure de tout lien de corps et de sang »,
selon les mots d’Annie Ernaux2. Via l’émotion du manuscrit-peau on redé-
couvre que la lettre, l’écriture n’ont jamais été indemnes du lien au corps-
sang. La veine de l’animal présente à même la page du codex fait mémoire
de notre pelure d’exilé (Lyotard) ou de notre statut d’étrangers et voyageurs
sur la terre (He 11,13). Voici l’Écriture rendue à l’émotion de la chair par
ces manuscrits qui l’emmènent en exode hors la couverture. Revêtus de cette
pelure d’exilés, nous pouvons dès lors refonder notre rapport à l’Écriture
désormais mise en réseaux, délivrée.
Pratiquer l’exégèse1 des textes bibliques dans une faculté de théologie est
une démarche qui, aujourd’hui plus que jamais sans doute, ne va pas de soi.
L’exégèse et la théologie traversent en effet une période de profonde remise
en question dont il n’est pas possible de dire aujourd’hui ce qu’il en résulte-
ra et pour l’une et pour l’autre.
D’une part, on assiste à un déplacement de l’exégèse depuis la fin du
XXe siècle2, déplacement perceptible dans la production scientifique de ces
trente dernières années : l’outil méthodologique historico-critique classique
est désormais moins sollicité par les exégètes au profit de celui mis en place
par la nouvelle critique littéraire, en particulier, les analyses narrative et
rhétorique3. D’autre part, même dans les pays où elle a sa place à part en-
tière dans l’Université, la place de la théologie décline au profit de la science
des religions.
En tant qu’exégète travaillant dans une faculté de théologie et acceptant
encore de se définir comme théologien4, le défi me semble double. Du côté
de l’exégèse, il s’agit de défendre la pertinence d’une lecture historico-
critique des textes bibliques non pas contre mais à côté d’une approche syn-
chronique (narratologie, lecture rhétorique…). Du côté du théologien, il
s’agit d’articuler l’exégèse en tant que discipline visant à l’objectivité et la
réflexion théologique impliquant une dimension confessionnelle. Ce double
défi constituera le thème de mon exposé qui se déploiera en deux temps.
Sur le versant de l’exégèse, je défendrai l’importance et la pertinence du
questionnement historique dans l’analyse des textes bibliques. Je soutiendrai
l’idée selon laquelle l’exégète doit non seulement être un critique littéraire
attentif à l’organisation du discours ou de l’intrigue mais également aborder
le texte dans sa dimension historique.
Sur le versant de la théologie, je réfléchirai aux modalités d’articulation
entre démarche exégétique et réflexion théologique. Il s’agira en fait de
répondre à certaines objections que l’on formule à l’encontre de cette articu-
lation : un exégète peut-il encore se présenter comme théologien ? son ob-
jectivité n’est-elle pas remise en cause ? ne capture-t-il pas le texte au profit
d’une lecture dogmatique ? une approche à partir de la science des religions
n’est-elle pas plus adaptée parce que plus « objective » ?
7. Ibid.
276 ÉLIAN CUVILLIER
Conclusion
C’est à la question herméneutique que conduit inévitablement notre ré-
flexion sur la pratique de l’exégèse dans le cadre spécifique d’une faculté de
théologie. Interpréter le texte biblique, rendre compte de sa pertinence dans
notre monde, est, pour l’exégète/théologien, la visée ultime de la lecture des
textes bibliques. Cette tâche, face à laquelle il convient de garder une grande
humilité, ne peut être entreprise sans un certain nombre de règles qu’il nous
paraît possible de résumer comme suit :
1. L’objet d’étude de l’exégète est et reste le texte. L’exégète se donnera
donc pour tâche première d’évaluer, toujours à nouveau, les données des
textes bibliques à partir des outils de l’exégèse scientifique et de son savoir.
Dans la mesure où il opère ce travail de lecture à partir d’une faculté de
théologie, il devra donc garder une distance critique par rapport à toute for-
mulation dogmatique ou grille herméneutique liées à une tradition religieuse
ou une école particulière.
2. Dans ce cadre, le détour par l’histoire est plus que jamais nécessaire
dans la mesure où la mise à distance qu’opère l’enquête historique fonc-
tionne d’abord comme contestation des captures idéologiques du texte,
risque auquel aucun exégète, quel qu’il soit, n’échappe.
3. La tâche de relecture et d’interprétation des textes bibliques suppose
donc, pour avoir quelque pertinence, deux conditions :
a. En dialogue constant avec une exégèse pluriconfessionnelle, l’exégète
sera amené à constater l’éclairage partiel et partial de sa propre tradition
religieuse, ou plus largement de ses hypothèses : il n’y a pas une seule façon
de construire une herméneutique biblique. Cela suppose une certaine relati-
visation des points de vue. L’exégète devra mesurer les limites de ses
propres formulations confessionnelles ou de son héritage qui toujours ris-
quent de parasiter la lecture empêchant ainsi de rendre compte des textes. Il
se souviendra que les formulations dogmatiques sont historiquement datées
et restera donc résolument à distance d’elles. À l’inverse, il confrontera sa
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 281
22. Sur ce passage, voir VOUGA F., Le cadre historique et l’intention théologique
de Jean, Paris, Beauchesne, 1978, p. 24-32 ; nous avons tenté de mettre en parallèle
le parcours de la femme et celui des disciples, en lien avec la christologie et la
sotériologie johanniques ; voir CUVILLIER É., « La figure des disciples en Jean 4 »,
NTS 42 (1996), p. 245-259 ; également : « La femme samaritaine et les disciples de
Jésus. Histoires de rencontres et de malentendus. Une lecture de Jn 4,1-43 »,
Hokhma 88 (2005), p. 62-75.
23. ZUMSTEIN J., « L’évangile johannique : une stratégie du croire », dans :
Miettes exégétiques, p. 237-252, parle d’une « herméneutique étagée ».
24. Le jeu de relations qui s’établit entre la Samaritaine et ses coreligionnaires n’est
pas sans évoquer les mots de KIERKEGAARD S., Les miettes philosophiques, Paris, Éd.
du Seuil, 1964, au sujet du témoignage du contemporain pour l’homme des générations
postérieures ; voir p. 164 : « Il peut lui dire qu’il a lui-même cru ce fait, ce qui n’est pas
du tout à proprement parler une communication […] mais ne fait que donner une
occasion » ; de manière similaire le témoignage de la Samaritaine consiste à inviter les
gens de la ville à « venir voir » Jésus qui, affirme-t-elle, « m’a dit tout ce que j’ai fait »
(v. 29). En outre, toujours pour Kierkegaard, p. 166-167 : « le croyant […] donne
justement l’information de telle façon que personne ne peut l’accepter
immédiatement » ; là encore, dans notre texte, les Samaritains ne croient pas en Jésus
uniquement à cause des paroles de la femme mais pour l’avoir eux-mêmes entendu. Le
rapprochement entre Jn 4 et le philosophe danois nous a été suggéré par BULTMANN R.,
Das Evangelium des Johannes, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 195212.
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 283
l’existence humaine. Le savoir conquis de haute lutte est alors un savoir dévoyé
parce que privé de pertinence existentielle. Comme l’a exposé de manière inégalée
jusqu’à aujourd’hui Rudolf Bultmann, l’interprétation des textes littéraires et de
l’histoire est suscitée par les questions que l’homme se pose quant au sens de sa
vie ; elle n’est complètement achevée que quand elle culmine dans des proposi-
tions de sens face auxquelles chacun est requis de prendre position. L’exégèse qui
rompt ce nécessaire aller-retour entre le croire et le comprendre trahit sa mission.
Elle se mue en un obstacle qui empêche l’Écriture de devenir Parole. […] L’effort
de connaissance objective des textes et le sérieux de l’appropriation existentielle ne
sont pas des alternatives mais des entreprises conjointes25.
2. Relu à partir de cet a priori, on peut alors dire que l’acte de lecture
s’articule entre signification et signifiance. La lecture produit du sens, mais
elle ne s’épuise pas dans une procédure herméneutique comprise de façon
étroite comme simple mise en lumière du sens du texte. Elle a des effets de
sens dans l’existence, mais aussi de possibles effets de signifiance lors-
qu’elle signe la présence de quelqu’un qui appelle, nomme et reconnaît
l’existence d’un autre sujet. À un moment donné, un mot peut venir sus-
pendre la logique de la signification et devenir occasion d’une rencontre
avec un autre que nous-mêmes. Cette expérience particulière n’apporte au-
cun supplément de savoir qui ferait encore défaut pour comprendre un mes-
sage, ni aucun sens caché qui serait encore à déchiffrer. La lecture est ici un
acte où des mots produisent en nous l’événement d’un ébranlement, un apai-
sement, une reconnaissance ou une guérison. C’est ici une herméneutique du
« lâcher-prise » dont il est question, un « lâcher-prise » susceptible de laisser
place à un surplus ou un excès de sens – de « signifiance ».
3. J’ajoute que cet événement de la parole « signifiante » opère à l’insu du
sujet. Nous pouvons seulement le reconnaître à ses effets dans l’existence.
Nous ne pouvons pas prévoir l’instant où une parole vient soutenir une ren-
contre. Nul ne peut programmer l’imprévu d’une lecture qui, à un moment
donné, est traversée par l’événement imperceptible d’une rencontre ouvrant
alors sur une lecture renouvelée du texte et de soi-même. En langage théolo-
gique, seul l’événement illisible de la rencontre du Christ – illisible au sens
qu’il ne se déchiffre pas dans la lettre du texte ou qu’il ne s’extrait pas d’une
analyse du récit – seul cet événement illisible de la rencontre ouvre à la
relecture des Écritures qui prennent alors un nouveau goût où la raison n’est
pas congédiée mais convoquée dans l’après-coup.
JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.
Argumentaire de l’atelier
Si « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (Jérôme), ne peut-on
considérer que le statut théologique de la Bible est d’être « véritablement
divine, véritablement humaine, sans confusion, sans séparation » ?
L’exégèse peut-elle dans sa pratique même tenir compte de ce « mystère » ?
À la lumière de Dei Verbum 11-13 et de Verbum Domini 7 et avec l’aide de
l’herméneutique contemporaine (Gadamer, Ricœur, Eco), nous débattrons
autour de quelques propositions concrètes en vue d’une exégèse théologique
renouvelée sur les divers sens de l’Écriture (sens textuel, sens directionnel,
cadre du texte).
Introduction
Si « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ27 », il faut accepter que le
Logos divin se soit manifesté dans la réalité d’une « chair » textuelle hu-
maine. N’est-ce pas du reste ce que suggère la constitution Dei Verbum, en
son paragraphe 13 ?
En effet les paroles de Dieu, passant par les langues humaines, ont pris la res-
semblance du langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel,
ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes.
Cela entraîne des conséquences aussi bien pour l’exégèse que pour la
théologie, toutes deux devant assumer selon leur discipline propre la tension
inhérente à cette dualité d’une Parole unique, véritablement humaine et véri-
tablement divine, tout en en maintenant l’unité organique. En ce sens, la
Bible se situe bien « entre » exégèse et théologie, permettant autant la dis-
tinction des disciplines que leur trait d’union.
La théorisation des divers sens de l’Écriture par les Pères disait déjà à sa
manière cette non-univocité d’une Parole unique. Est-il possible de la re-
formuler aujourd’hui en tenant compte des déplacements opérés par
l’avènement de la critique (historique, textuelle, littéraire, sociale, etc.) ?
Nous tenterons dans un premier temps, à l’aide de la réflexion herméneu-
tique contemporaine, d’établir quelques notions générales sur l’élaboration
du sens d’un texte, avant d’en chercher l’application au cas particulier du
sens des Écritures et d’en tirer quelques conséquences sur la relation de
l’exégèse et de la théologie à la Bible, sujet de notre colloque.
28. Pour toute cette partie, voir DE ENA J. E., Sens et interprétations du Cantique
des cantiques. Sens textuel, sens directionnels et cadre du texte (Lectio divina 194),
Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 19-96.
29. GILBERT P., « La crise du sens », NRT 116 (1994), p. 76-93 (cit. p. 81).
A DÉFINIR 287
Le sens textuel30 d’un texte est celui qui permet à ce texte, au jugement
d’un interprète, de renvoyer de manière permanente à une même réalité,
compte tenu du caractère de son langage, de l’époque de sa production et de
ceux à qui il était originairement destiné, faisant de lui ce texte avec son
sens propre (et non pas un autre texte avec un autre sens). C’est cette hypo-
thèse d’un sens textuel stable qui permet à deux interprètes de parler du
même texte et de chercher, au minimum, à le comprendre et à se com-
prendre mutuellement dans une volonté de dialogue et de communication
(sinon d’être toujours capables d’y réussir).
Le sens directionnel d’un texte est l’orientation avec laquelle un ou des
lecteur(s) interprète(nt) le texte, compte tenu de leur positionnement, cons-
cient ou non, face au texte, soit leur intentionnalité et leur finalité : précom-
préhension, intérêts personnels, situation historique, méthodes de lecture,
destinataires de l’interprétation, etc. Les sens directionnels d’un texte sont
potentiellement infinis, chaque nouvel interprète proposant nécessairement
(puisque deux interprètes ne sont jamais dans une position herméneutique
absolument identique) un nouveau « sens du texte » qui s’enrichit sans
cesse. L’interprète le recontextualise en fonction de ses propres intérêts :
exégétiques, théologiques, esthétiques, mystiques, érotiques, psychanaly-
tiques, sociologiques, archéologiques, féministes, etc.
30. C’est une bibliste américaine, Sandra SCHNEIDERS, qui a proposé, au terme
d’une longue réflexion tirant parti des résultats de l’herméneutique de Gadamer et de
Ricœur, de « remplacer ce qu’on appelait, dans le contexte d’une compréhension
plus positiviste de l’interprétation, le “sens littéral”, par l’expression “sens textuel” »
(Le texte de la rencontre. L’interprétation du Nouveau Testament comme écriture
sainte [Lectio divina 161], Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 269 [original anglais The
Revelatory Text. Interpreting the New Testament as Sacred Scripture, New York,
Harper Collins, 1991]. Dans l’original anglais, « sens textuel » correspond à textual
meaning [p. 162]).
288 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.
31. Voir ses trois articles dans l’ouvrage COLLINI S. (éd.), Interpretation and
Overinterpretation, Cambridge - New York, University Press, 1992, p. 23-88. Voir
aussi STERNBERG M., The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and
the Drama of Reading, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 8, où l’auteur
parle de embodied ou objectified intention pour parler de cette intentio operis.
32. Voir GADAMER H.-G., Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen
Hermeneutik, Tübingen, Mohr-Siebeck, 19652, p. 280, 283-290, 318-319, 354.
33. RICŒUR P., « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », dans
BOVON F. et ROUILLER G. (éd.), Exegesis. Problèmes de méthode et exercices de
lecture (Genèse 22 et Luc 15), Neuchâtel - Paris, Delachaux et Niestlé, 1975,
p. 217 : « Peut-être faudrait-il aller jusqu’à considérer la clôture du canon comme un
acte structural fondamental qui délimite l’espace du jeu des formes de discours et
détermine la configuration finie à l’intérieur de laquelle chaque forme […] déploie
sa fonction signifiante. »
A DÉFINIR 289
34. Voir TODOROV T., Symbolisme et interprétation, Paris, Éd. du Seuil, 1978,
p. 91-124.
35. Voir ibid., p. 92 et 104. Ce préjugé contre l’exégèse patristique et médiévale
est malheureusement encore monnaie courante, comme si les travaux d’Henri de
Lubac en la matière n’avaient servi à rien. Voir en particulier DE LUBAC H.,
L’Écriture dans la Tradition, Paris, Aubier-Montaigne, 1966.
A DÉFINIR 291
est, non pas effacé ou nié, mais bien, effectivement, « orienté », « finalisé »
dès le départ par un sens directionnel théologique. La lectio scolastica est au
service de la lectio divina, pourrait-on dire.
L’exégèse moderne des textes, elle, a complètement renversé l’ordre her-
méneutique et le sens directionnel des Anciens pour proposer une autre stra-
tégie interprétative que Todorov qualifie d’« interprétation opérationnelle » et
qui caractérise l’exégèse philologique par opposition à l’exégèse patristique.
La mise en lumière par l’esprit critique des variantes textuelles, des incohé-
rences, voire des « contrariétés » du texte biblique et les incompatibilités
avec les découvertes scientifiques (cosmologie, archéologie, chronologie
antique, etc.), auxquelles il faut ajouter le conflit des interprétations né de la
Réforme, oblige l’interprète moderne à repenser à nouveaux frais le « sens
littéral » des Écritures. Désormais, il faut démontrer que tel était bien le sens
voulu par l’auteur par un examen critique et historique. Cette méthode, ou
plutôt, ces méthodes historico-critiques mettront longtemps à s’imposer dans
le domaine biblique, du moins dans l’Église catholique, mais elle a désormais
plein droit de cité : « Il faut, en conséquence, que l’interprète cherche le sens
que l’hagiographe, en des circonstances déterminées, dans les conditions de
son temps et l’état de sa culture, employant les genres littéraires alors en
usage, entendait exprimer et a, de fait, exprimé » (D. V. 12).
Au terme de son étude sur le symbolisme linguistique (où il a précisément
pris comme exemples l’exégèse patristique et la philologie moderne), Todorov
conclut : « ces deux exemples sont donc plus que des exemples : ce sont les
deux stratégies interprétatives les plus importantes de l’histoire de la civilisa-
tion occidentale36. » Nous partageons cette analyse et nous ajoutons que
l’herméneutique contemporaine nous semble mieux à même d’en rendre
compte. Elle permet d’instaurer un dialogue fructueux entre ces deux positions
à l’égard du texte qui induisent de fait deux pratiques de lecture. En effet, et
pour en rester au seul domaine de l’interprétation biblique, objet de notre ate-
lier, il est rare de rencontrer aujourd’hui un théologien qui ne commence son
exposé doctrinal par un examen attentif des données scripturaires concernant
son sujet. Pour ce faire, il fait appel aux nombreux outils exégétiques au-
jourd’hui à sa disposition et qu’il aura normalement appris à manier au cours
de sa formation. S’il ne pourra tenir compte de toutes les hypothèses formu-
lées sur le sens précis de tel ou tel texte, ou sur telle ou telle datation ou éty-
mologie, par exemple (cela n’est pas ou plus de son domaine de compétence),
il pourra cependant faire saisir l’épaisseur de la « chair » des textes qui dévoile
tout autant qu’elle cache le Verbe qui y a établi sa demeure. Sauf dans le cas
des lectures fondamentalistes, expressément rejetées par l’Église catholique,
tout interprète accepte la distance historique qui nous sépare du sens premier
4.1. Distinguer…
Les quelques réflexions précédentes sur ces deux stratégies interprétatives
de la Bible, la critique et la théologique, ne cherchent pas à effacer les ten-
sions qui existent entre elles. À notre avis, elles ne peuvent être menées
simultanément sans créer la confusion, le « mélange des genres ». L’exégèse
critique et l’exégèse théologique, s’il est permis d’utiliser cette distinction
voir par exemple différentes réactions critiques à l’argumentation d’Eco (p. 23-88) de
ses trois articles de l’ouvrage COLLINI S. (éd.), Interpretation and Overinterpretation,
p. 89-138 et la réplique du sémioticien italien, p. 139-151. Le débat entre chercheurs
de sens est loin d’être clos.
1. CHILDS B. S., Biblical Theology in Crisis, Philadelphie, Westminster Press, 1970 ;
1970 ; Introduction to the Old Testament as Scripture, Philadelphie, Fortress Press,
1979.
2. SANDERS J. A., Torah and Canon, Philadelphie, Fortress Press, 1972.
294 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.
se dit, il voit et il écoute : « Après avoir, à bien des reprises et de bien des
manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en ces jours les
derniers, nous a parlé à nous en un Fils » (He 1,1-2a). Et V. D. 7 de conclure :
Il faut donc que les fidèles soient davantage préparés à en saisir les différents
sens [de l’expression « Parole de Dieu »] et à en comprendre l’unité. De même,
du point de vue théologique, il est nécessaire d’approfondir l’articulation des dif-
férentes significations de cette expression pour que resplendissent davantage
l’unité du dessein divin et son centre : la Personne du Christ.
Nous espérons que cet article sur une herméneutique articulée des divers
sens de l’Écriture aura contribué pour sa part à cette préparation et à cet
approfondissement, selon le point de vue de l’exégète chrétien que nous
sommes, cherchant à dévisager la chair véritablement humaine du Verbe
dans les Écritures jusqu’à y contempler le Visage transfiguré du Verbe vrai
Dieu : « la Parole divine s’exprime vraiment à travers des paroles hu-
maines » (V. D. 11). Aux théologiens revient sans aucun doute la tâche de
poursuivre et d’approfondir plus particulièrement la « christologie de la
Parole » dont il est question dans V. D. 11 à 13, à la lumière de la Tradition
vivante et accompagnée par le Magistère. Dans l’idéal, l’interprète chrétien
devrait être un authentique exégète et un théologien accompli ; à la manière
d’un Origène selon la science biblique de son temps capable d’unir l’histoire
à l’Esprit1. Dans la pratique, cela exige aujourd’hui une telle somme de
compétences qu’il semble plus réaliste de multiplier les lieux de dialogue
entre exégètes et théologiens, comme ce colloque de l’ACFEB, pour pro-
gresser ensemble dans une meilleure intelligence, et rationnelle et spiri-
tuelle, des Écritures, Parole de Dieu, Verbe fait chair.
Conclusion
Exégèse et théologie doivent, dans leurs interprétations bibliques, rester
en tension comme la corde d’un instrument : ni trop fortement au risque de
rompre l’unité du Mystère chrétien, ni trop mollement au risque de
l’imprécision des sons respectifs, mais assez toutefois pour faire résonner
avec justesse la Parole en Personne, n’hésitant pas à s’accorder à chaque
concert. Car, en définitive, plus qu’en paroles Dieu s’est dit en actes, dont le
plus éloquent est l’Incarnation de son Fils et dont le seul langage (logos) qui
convienne est celui de la croix (voir 1 Co 1,18) : « Le Verbe se tait, il de-
vient silence de mort, car il s’est dit jusqu’à se taire, ne conservant rien de ce
qu’il devait communiquer » (V. D. 12). Il sera certainement pardonné à un
carme de citer en finale Jean de la Croix :
En nous donnant, comme il nous l’a donné, son Fils, sa Parole – car il n’en a
pas d’autres – Dieu nous a tout dit à la fois et d’un seul coup en cette seule Parole
et il n’a plus rien à dire […] comme s’il était devenu muet [Montée du mont Car-
mel I, 22,3-4].
Qui entendra la « voix silencieuse » (voir 1 R 19,12), la musica callada
(Cantique spirituel B, strophe 15, 3e vers), en jouera selon son charisme et
l’incarnera dans le Concert visible et invisible ?
PHILIPPE ABADIE
1. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude « La figure de David dans
le livre des Chroniques », dans : ACFEB, Figures de David à travers la Bible
(Lectio divina 177), Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 157-186.
298 PHILIPPE ABADIE
Cet accord de fond n’en masque pas moins de grandes divergences du fait
que le chroniste inscrit son récit en un tout autre contexte2. En Samuel, le
récit du dénombrement (2 S 24) forme une suite logique au récit de la fa-
mine de trois années (2 S 21,1-14), comme le rappelle début du v. 1 : « Et
continua (wayyôsep) la colère de Yhwh de s’enflammer contre Israël. » De
plus, la thématique de l’un et l’autre récit reste assez semblable. Mais
l’insertion de deux listes et de deux poèmes en Samuel vient distendre cette
unité, sans briser tout à fait la relation entre les deux récits, ainsi qu’il ressort
de la schématisation suivante :
a a’
calamité calamité
21,1-14 b b 24,1-25
guerriers guerriers
de David c c’ de David
21,15-22 poème poème 23,8-39
22,1-51 23,1-7
2. Plus que les remarques très générales de DILLARD R. B., « David’s Census :
Perspectives on II Samuel 24 and I Chronicles 21 », dans : GODFREY W. R. et BOYD
J. L. (éd.), Through Christ’s Word, mélanges offerts à Philip B. Hughes, Phillipsburg,
Presbyterian and Reformed, 1985, p. 99-103, voir JAPHET S., 1 & 2 Chronicles
(OTL), Londres, SCM Press, 1993, p. 371-372, et KNOPPERS G., 1 Chronicles 10-29
(AncB 12A), New York - Londres, Doubleday, 2004, p. 751.
3. En opérant ce déplacement, le chroniste renforce ainsi la figure de David
comblé de gloire alors même que Saül meurt misérablement au combat (1 Ch 10).
Tout se joue dans la transition théologico-narrative de 1 Ch 10,13-14 où Dieu
détourne la royauté vers David. La suite logique en est la constitution d’un Israël uni
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI299
récit des guerres royales (1 Ch 20,4-8 = 2 S 21,18-22). Cela donne une autre
trame narrative comme il ressort de ce tableau :
1 Ch 2S
------------ 21,1-14
(20,4-8 = 2 S 21,18-22) 21,15-22
------------ 22,1-51 (= Ps 18)
23,1-7
(11,11-41a) 23,8-39
21,1-27 24,1-25
21,28-30 + 22,1 -------------
Dès lors, le récit du recensement présente une fonction narrative fort dif-
férente aussi : il conclut les guerres de David (reprises de 2 S 21,18-22 en
1 Ch 20, 4-8) et sert d’introduction à la dernière partie de l’histoire davi-
dique (1 Ch 22-29), tout entière dominée par la question du Temple. 1 Ch 21
apparaît donc comme un texte charnière en Chroniques4 – ce que n’est pas
son parallèle en Samuel.
Notre deuxième remarque porte sur le centre de gravité du récit, ou, pour
le dire dans un langage plus commun, sa « pointe ». Du fait de ce nouveau
contexte, le centre de gravité de 1 Ch 21 apparaît dans sa conclusion, propre
au chroniste : l’agrément divin de l’autel des sacrifices (1 Ch 21,28 - 22,1).
Nous verrons plus loin qu’il y a débat sur l’origine de ces versets, certains y
voyant une « parenthèse » due au chroniste lui-même pour expliquer la dua-
lité de lieu de culte (Gabaon et Jérusalem), et d’autres, une insertion sacer-
dotale tardive. Mais quoi qu’il en soit de ce point, l’originalité de la forme
du texte (reprise d’un récit de Samuel, suivie d’une conclusion propre) est
assez habituelle au chroniste ; elle a valeur de transition entre un matériau
repris à sa source (Samuel, surtout en 1 Ch 10-20) et des sources/rédactions
qui lui sont propres (l’ensemble 1 Ch 22-29 sans parallèle en Samuel). Or,
littérairement parlant, ce chapitre est l’ultime récit davidique repris à Sa-
autour de David (1 Ch 12) ; voir WILLIAMSON H. G. M., « “We are yours, O David” :
The Setting and Purpose of 1 Chronicles XII, 1-23 », OudT Studiën, 1981, p. 164-
176.
4. MCKENZIE S. L., 1-2 Chronicles (AOTC), Nashville, Abingdon Press, 2004,
p. 169.
300 PHILIPPE ABADIE
muel. Toute la suite qui touche au legs cultuel davidique est l’œuvre propre
du chroniste5.
Notre troisième remarque est plus technique, mais indispensable à la
compréhension des desseins du chroniste ; elle porte sur sa Vorlage hé-
braïque, autrement dit sur la source qu’il réinterprète. Or il y a débat sur ce
point. Sans partager l’avis de A. Graeme Auld6 qui fait dépendre Samuel-
Rois et Chroniques d’un même Urtext dont chaque livre serait en quelque
sorte une « édition », un examen attentif du texte, à la lumière notamment de
certains manuscrits bibliques retrouvés à Qumrân, montre que l’original
hébreu de Samuel-Rois dont usait le chroniste diffère de l’actuel texte mas-
sorétique7. Dès lors toute différence mineure entre les textes de Samuel-Rois
et Chroniques qui ne s’expliquerait pas par une tendance forte de l’écriture
du chroniste peut venir d’un substrat hébraïque différent ; ce qui requiert une
certaine prudence dans l’analyse. Pour reprendre l’objet de notre étude, une
lecture en synopse de 2 S 24 et 1 Ch 21 montre, à côté de ressemblances
nombreuses, des différences multiples (additions ; omissions ; altérations ;
concisions de la forme ; etc.). Il serait faux d’y voir partout une intentionna-
lité du chroniste, sans poser en justes termes la question de la Vorlage hé-
braïque sous-jacente : 2 S 24TM ou un autre texte hébreu8 ? La réponse à
cette question n’est certes pas mineure, elle conditionne le regard porté sur
la créativité théologico-littéraire du chroniste. Or la publication par W. E.
Lemke9 et E. C. Ulrich10 d’un fragment de 4QSama comportant un dévelop-
11. HÄNEL J. et ROTHSTEIN W. J., Kommentar zum ersten Buch der Chronik
(KAT), Leipzig, 1927, p. XIV-XV.
12. VON RAD G., Das Geschichtsbild des chronistischen Werkes, Stuttgart,
Kohlhammer, 1930, p. 9.
13. D’autant que JAPHET S., The Ideology of the Book of Chronicles and Its Place
in Biblical Thought, Francfort, Lang, 1989, p. 137-145 (« Angels in the Book of
Chronicles »), montre le peu de place que tient l’angélologie chez le chroniste lui-
même.
14. WRIGHT J. W., « The Innocence of David in Chronicles 21 », JSOT 60 (1993),
p. 87-105.
302 PHILIPPE ABADIE
29. Voir KLEIN, 1 Chronicles, p. 422. Plus loin, Klein rapproche aussi le texte du
chroniste de Gn 12,17-18.
30. Même si le verbe hébreu diffère un peu : « Et Yhwh frappa (verbe nagac au
piel) Pharaon de grandes frappes, et sa maison, à cause de Saraï, l’épouse
d’Abram » ; ce qui anticipe sur Ex 11,1 où Yhwh va envoyer « une unique frappe »
(néga‘ ’éhad) à l’Égypte, c’est-à-dire la mort des premiers-nés.
31. KNOPPERS, « Images of David in Early Judaism », p. 449-454, notamment
quand il écrit : « In my judgment, David’s acknowledged culpability does not
disqualify him from serving as a paradigmatic figure to the Chronicler’s postexilic
audience. The Chronicler’s portrayal of David is more complex. The stress on
Davidic’s responsibility may be understood in the context of a larger movement
characterized by wrongdoing, confession, intercession, renewed obedience, and
divine blessing […]. Approaching David as the model of a repentant sinner
elucidates prominent features of the Chronicler’s version of the census story »
(p. 454).
32. Par exemple Ps 32,1-5.
33. WRIGHT, « The Innocence of David » p. 99 : « The closest antecedent is not
the completion of the census, but its incompletion : Joab’s refusal to count Benjamin
and Levi (v. 6). In 1 Chron. 21,7-15a, then, God smites Israel, not because David
306 PHILIPPE ABADIE
Dès lors, l’analyse assez fine des v. 7-8 révèle le mode de réécriture théo-
logique du chroniste. Celui-ci n’innove jamais totalement mais, prenant
appui sur des modèles scripturaires – ici la réinterprétation du récit de Sa-
muel à l’aide de Gn 12,17-18 et de modèles psalmiques – il produit son
propre récit, selon un procédé assez proche du midrash ; nous en verrons
plus loin d’autres exemples34.
À l’inverse, la description de « l’ange de Yhwh » au v. 12, et plus encore
au v. 16, est plus problématique. Son attestation en 4QSama appelle à moins
y voir un développement angélologique du chroniste qu’une fidélité à une
Vorlage hébraïque différente de SamuelTM35. Il convient de noter trois choses
cependant qui trahissent la réécriture du chroniste. En premier, l’action de
count Israel, but because Joab refuses to complete the census as David commanded
[…]. The census is not evil ; the failure to complete it is. »
34. Ce procédé d’écriture est assez constant chez le chroniste, comme le montre
KLEIN R. W., « Abijah’s Campaign against the North (II Ch. 13). What were the
Chronicler’s Sources ? » ZAW 95 (1983), p. 210-217.
35. Même avis dans les commentaires de JAPHET, 1 & 2 Chronicles, p. 381-382,
WILLIAMSON, 1 and 2 Chronicles, p. 146, KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 747-
748 ; KLEIN, 1 Chronicles, p. 415-416 ; MCKENZIE, 1-2 Chronicles, p. 174-175. Voir
aussi MCKENZIE, The Chronicler’s Use, p. 55-56 et 69 ; et DILLARD, « David’s
Census », p. 95. Voici le texte de 4QSama 24,16 : « Et David leva les yeux et il vit
l’Ange de Yhwh dressé entre la terre et les cieux, et son épée tirée dans sa main et
tendue contre Jérusalem. Et David et les Anciens tombèrent sur leur face, se
couvrant eux-mêmes de sacs », qu’il convient de comparer à 1 Ch 21,16 : « Et David
leva les yeux et il vit l’Ange de Yhwh dressé entre la terre et les cieux, et son épée
tirée dans sa main et tendue contre Jérusalem. Et David, et les Anciens, recouverts
de sacs, tombèrent sur leur face » – sans oublier FLAVIUS JOSÈPHE, AJ 7, 327 :
« L’ange étendit son bras jusqu’à Jérusalem, où il déchaîna aussi le fléau. Le roi se
revêtit de sac, s’étendit à terre et supplia Dieu, lui demandant de s’apaiser enfin et de
se contenter de ceux qui étaient déjà morts. Comme il levait les yeux, le roi aperçut
l’ange traversant les cieux qui se dirigeait vers Jérusalem, l’épée dégainée. » Au vu
de légères différences cependant, McKenzie estime que « 4QSama and CM have
copied the reading from independent Vorlagen of the same text type », tandis que
« the minus in S is apparently the result of haplography motivated by
homoioarchton, wayyomer dawîd […] wayyissa’ dawîd ». Plus sans doute que
d’autres points assez mineurs (voir p. 56-57), cet exemple permet de conclure avec
McKenzie, p. 58, que « The textual evidence in the above passages, then, points to
the conclusions that Chr generally followed his Vorlage closely ». Voilà qui rend
d’autant plus intéressants les cas où le chroniste produit sa propre lecture
théologique du récit. À l’inverse cependant, ROFÉ A., « 4QSama in the Light of
Historical-Literary Criticism. The Case of 2 Sam 24 and 1 Chr 21 », dans : Biblische
und judaistische Studien, mélanges offerts à Paolo Sacchi, Francfort, Lang, 1990,
p. 113 (cité par KLEIN, 1 Chronicles, p. 424), voit en 4QSama un développement
tardif.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI307
il fit monter des holocaustes et des sacri- fices de paix, et il cria vers Yhwh qui lui
fices de paix. répondit par le feu, des cieux, sur l’autel
de l’holocauste.
3
Tous les fils d’Israël Tout le peuple regarda et
virent descendre le feu et ils crièrent de joie et ils
la Gloire de Yhwh sur la tombèrent sur leur face.
Maison, ils s’inclinèrent
le visage contre terre sur
le pavement et ils se pros-
ternèrent en célébrant
Yhwh : « Car il est bon,
car sa fidélité est pour
toujours. »
3. Cet article est le fruit du travail effectué au cours d’un atelier animé avec
Antoine Guggenheim, professeur de philosophie et de théologie à la faculté Notre-
Dame et directeur du pôle de recherche du Collège des Bernardins, Paris. Qu’il soit
ici remercié de nos échanges à cette occasion.
4. Voir, entre autres travaux récents, KURIANAL J., Jesus our High Priest. Ps 110,4
As The Substructure of Heb 5,1-7,28 (European University Studies XXIII/693),
Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 ; JORDAAN G. J. C. et NEEL P., « From
Priest-King to King-Priest : Psalm 110 and the Basic Structure of Hebrews », dans :
HUMAN D. J. et STEYN G. J., Psalms and Hebrews. Studies in Reception
(LHB.OTS/JOTS 527), New York - Londres, T & T Clark, 2010, p. 229-240.
5. Voir à ce sujet SCHENKER A., « Critique textuelle ou littéraire au Ps 110 (109),
3. Les initiatives de la Septante et de l’édition protomassorétique à la fin du IIIe ou
au IIe siècle », dans : HIMBAZA I. et SCHENKER A. (éd.), Un carrefour dans l’histoire
314 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE
de la Bible. Du texte à la théologie au IIe siècle av. J.-C. (OBO 233), Fribourg -
Göttingen, Academic Press - Vandenhoek und Ruprecht, 2007, p. 112-130.
6. Voir SCHENKER, « Critique textuelle », p. 123 : « La LXX comme traduction se
situe entre les deux formes textuelles, la Vorlage hébraïque et sa modification dans
le TM. »
7. Voir, par exemple, VESCO J.-L., Le psautier de David traduit et commenté, t. II
(Lectio divina 211.2), Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 1057-1058.
8. Cette association des deux fonctions se traduit en Za 6,13 par la bonne entente
entre le roi et le grand prêtre, mais pas encore par le fait qu’elles sont assumées par
un unique personnage.
9. Erich Zenger remarque que les positions sur ce point vont de la période de la
royauté à l’époque hasmonéenne. Voir ZENGER E., « Psalm 110 », dans : HOSSFELD
F.-L. et ZENGER E., Psalmen 101-150 übersetzt und ausgelegt, Fribourg, Herder,
2008, p. 195-216 (ici p. 202).
A DÉFINIR 315
1. On trouve le même ajout dans le Targum. Voir plus haut, p. 00, n. 00.
A DÉFINIR 323
sur celui qui a ouvert pour eux la voie (He 12,2) : combat contre la persécu-
tion (He 12,3), mais aussi combat contre le péché qui peut aller « jusqu’au
sang » (He 12,4). C’est le combat de la foi et de l’espérance (voir He 11).
Que fait le Christ pendant ce temps du combat qui continue ? Il exerce
son sacerdoce dans le sanctuaire céleste pour permettre à la promesse
d’entrer dans le repos céleste de s’accomplir pour les croyants. Cette pro-
messe est la volonté éternelle de Dieu garantie par serment (voir He 6,16-
20). On peut repérer trois dimensions de ce sacerdoce :
1. La confession du Nom. Ayant traversé victorieusement l’épreuve, le
Christ exprime la confession du Nom. On peut ainsi comprendre
l’expression un peu étrange « apôtre et Grand Prêtre de notre confession »
(He 3,1), non pas comme désignant l’objet de la confession mais le sujet,
comme en 1 Tm 6,13 ὁμολογία (du Christ devant Pilate)1. Celui qui « an-
nonce le Nom à ses frères » (He 2,12) les invite à « tenir ferme la confes-
sion » (ὁμολογία ; He 4,14) : confession de l’espérance qui s’appuie sur la
promesse (He 10,23) et n’est autre que la confession du Nom. Cette confes-
sion du Nom dans l’épreuve est, pour les croyants, un « sacrifice de
louange » offert « par lui », le Christ, au Père (He 13,15). On peut donc dire
que le sacrifice du Christ est aussi le lieu d’une confession du Nom (comme
le sacrifice spontané du roi en Ez 46,122). Cette confession se poursuit main-
tenant qu’il est à la droite du Père et devient ainsi un évangile invitant à la
foi (He 4,2). Confiant en Dieu (ou encore « obéissant à », πεποιθώς) dans
l’épreuve (He 2,13 ; voir He 5,7), il a ouvert à ses frères la voie de
l’obéissance confiante, qui est une confession de l’espérance en la promesse.
Il est ainsi devenu l’initiateur de la foi (ἀρχηγός ; He 12,2) de ses disciples et
c’est par lui, « apôtre et Grand Prêtre de la confession », que passe désor-
mais leur confession du Nom.
Cette dimension du sacerdoce rejoint ce que nous avons pu comprendre
de l’articulation entre sacerdoce et autorité royale dans le psaume 110 : la
confiance en la puissance divine exprimée par le Grand Prêtre est la clé de la
victoire contre les ennemis. Il n’en va pas de même pour les deux points
suivants, qui sont nouveaux par rapport au psaume 110 et sont un dévelop-
pement à partir du sacerdoce propre à l’auteur de He.
2. L’intercession pour les pécheurs. Déclaré par serment irrévocable
« prêtre pour l’éternité » (He 7,21 reprenant Ps 110,4), le Christ est désor-
mais « toujours vivant pour intercéder en faveur » de « ceux qui
s’approchent, par lui, de Dieu » (He 7,25 ; voir 9,24), le juge céleste
(He 12,23). Il y a là une dimension nouvelle par rapport à l’exercice du sa-
cerdoce tel que nous le trouvons dans le psaume 110, qui n’évoque en au-
cune manière un quelconque péché d’Israël. L’interprétation de la « colère »
divine mentionnée au psaume 110 par le recours au psaume 95, nous l’avons
vu, fait des destinataires de la promesse l’objet de cette colère, à la place des
ennemis mentionnés en Ps 110,2. La désobéissance d’Israël appelait une
juste rétribution (He 2,2 ; voir 10,30) mais l’intercession, dans le sanctuaire
céleste, du Grand Prêtre ayant offert de façon définitive le sacrifice de son
propre sang obtient la rédemption des fautes commises (He 9,14-15).
3. La sanctification. L’offrande de ce sacrifice fait plus que d’obtenir sim-
plement le pardon. Elle procure une sanctification qui va jusqu’au cœur, car
c’est le cœur qui, d’après le psaume 95, s’était endurci dans la désobéissance
(voir He 3-4). He 9,13-14 établit un parallèle entre la sanctification « en vue
de la pureté de la chair » opérée par le sang des animaux et la purification de
la conscience opérée par le sang du Christ. Sans cette sanctification qui va
jusqu’à la purification du cœur (ou de la conscience) des œuvres mortes, il est
impossible de « servir le Dieu vivant » (He 9,14 ; voir 10,22)1. Cette sanctifi-
cation est le fondement de la « repentance des œuvres mortes et de la foi en
Dieu » (He 6,1). Sans elle, comme l’avaient compris les prophètes, le rachat
des fautes ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau, soldant le poids du passé
mais ne permettant pas de fonder l’espérance en la réalisation de la promesse,
puisque demeurerait la menace de l’endurcissement du cœur.
1. On ne peut entrer dans le lieu saint qu’en état de sainteté (voir Jos 5,15) et cette
sainteté consiste essentiellement en la pureté du cœur (voir Ps 24,3-4).
A DÉFINIR 325
de l’unique offrande du Christ à la fois comme « ceux qui ont été sancti-
fiés » (ἡγιασμένοι ; participe parfait passif de ἁγιάζω ; 10,10) et comme
« ceux qui sont en train d’être sanctifiés » (ἁγιαζομένους ; participe présent
passif de ἁγιάζω ; 10,14).
L’auteur de l’épître aux Hébreux transpose ainsi le combat politique du
psaume 110 au plan d’un combat spirituel, le combat contre « le péché qui
conduit à la mort » pour reprendre une expression de 1 Jn 5,16. Le Fils éta-
bli par avance héritier de toute chose, à qui il est promis de siéger sur le
trône pour l’éternité, descend dans l’arène pour mener son combat pour la
justice : abattre celui qui détient le pouvoir de la mort et tient captive la
descendance d’Abraham. Mais le pouvoir de la mort est lié au péché qui
détourne du Dieu vivant. Il s’agit non seulement de « guérir », à savoir obte-
nir le pardon pour les péchés commis, mais aussi de prévenir, à savoir lutter
contre « l’endurcissement du cœur » dans l’incrédulité et la désobéissance.
L’un comme l’autre sont des actes sacerdotaux : l’intercession du Grand
Prêtre qui offre le sacrifice obtient le pardon des péchés (He 5,1-3 ; 7,25), et
le sacrifice qui scelle l’Alliance nouvelle obtient la purification des cœurs.
Dès lors, la voie ouverte par le précurseur vers le sanctuaire céleste
(He 6,20) – à la fois lieu du trône, lieu du culte et lieu du repos en présence
de Dieu selon notre vocation céleste – peut être empruntée par la descen-
dance d’Abraham à sa suite. Loin d’encourir le serment du châtiment, elle
peut bénéficier de la bénédiction promise par un autre serment, antécédent :
elle entre dans l’héritage, ou encore dans le repos promis.
La façon dont s’articulent les trois serments mentionnés dans l’épître
s’éclaire à la lumière de ce qui précède : la parole solennelle du serment qui
institue le Fils comme Grand Prêtre définitif garantit la possibilité d’accéder
à la promesse faite jadis à Abraham par serment et de conjurer un autre ser-
ment, celui de la malédiction promise aux cœurs endurcis. Le nouveau Josué
est inséparablement un nouveau Moïse et un nouvel Aaron. Le sacrifice de
ce Grand Prêtre assume toutes les dimensions des sacrifices de la première
Alliance, mais il les dépasse par son caractère définitif et son efficacité éter-
nelle. C’est bien là le « point capital » de l’exposé de l’auteur : l’institution
d’un Grand Prêtre éternel change complètement les conditions de l’Alliance,
au point qu’on peut véritablement parler d’une Alliance nouvelle, à la suite
du prophète Jérémie1. La promesse de cette Alliance est le repos céleste,
1. Certains des rapprochements établis par l’auteur de He avaient déjà été opérés
dans certains courants de la tradition juive (voir 11Q 13, où le personnage de
Melkisédeq est associé au jugement eschatologique précédé de la liturgie de
l’expiation du Yom Kippour). Mais il n’est jamais question d’un parcours terrestre
de ce personnage céleste qui siège dans la gloire et encore moins d’un parcours
marqué par la défaite et la mort.
326 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE
repos donné déjà au Christ, nouveau David assis sur son trône d’éternité
après son combat contre la mort.
Il nous reste maintenant à voir comment cette articulation entre sacerdoce
et royauté a pu être envisagée par un commentateur de l’épître aux Hébreux,
reconnu comme un théologien hors pair : saint Thomas d’Aquin.
terons ici de son analyse de He 10,13-14, afin de prolonger l’étude que nous
venons de faire. Mais auparavant, reprenons quelques préalables évoqués
par le commentateur à propos de He 1,3 et qui éclairent ses développements
ultérieurs.
C’est cette œuvre positive de la purification des péchés que saint Thomas
va mettre en valeur en s’interrogeant sur le sens de la « sanctification » en
lien avec la session à la droite en He 10,13-14.