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ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS :

LA BIBLE
Publié sous la direction de
Élian CUVILLIER Et Bernadette ESCAFFRE

ENTRE EXÉGÈTES
ET THÉOLOGIENS :
LA BIBLE
24e Congrès ACFEB

Toulouse, 2011

LES ÉDITIONS DU CERF


www.editionsducerf.fr
Paris
© Les Editions du Cerf, 2014
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN : 978-2-204-00000-0
LISTE DES ABRÉVIATIONS

AJ Les Antiquités juives de Flavius Josèphe


AnBib Analecta biblica
AncB The Anchor Bible
AOTC Abingdon Old Testament Commentaries
ASSR Archives de sciences sociales des religions
AThANT Abhandlungen zur Theologie des Alten und Neuen Testaments
ATM Altes Testament und Moderne
BEThL Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium
Bib Biblica
BibInt Biblical Interpretation
BiTS Biblical Tools and Studies
Biblischer Kommentar zum Alten Testament, Neukirchener
BK AT
Theologie
BLE Bulletin de littérature ecclésiastique
BN Biblische Notizen
BSR.W Beck’sche Reihe, Wissen
BThSt Biblisch-theologische Studien
BZAW Beihefte zur Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft
BZNW Beihefte zur Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft
CahRB Cahiers de la Revue biblique
CbNT Commentaire biblique : Nouveau Testament
CCSL Corpus christianorum Series Latina
C.E. Cahiers Évangile
CNT Commentaire du Nouveau Testament (2e série)
DBS Dictionnaire de la Bible, Supplément
DC Documentation catholique
ESHM European Seminar in Historical Methodology
ETR Études théologiques et religieuses
EvTh Evangelische Theologie
EvQ Evangelical Quarterly
FAT Forschungen zum Alten Testament
FzB Forschung zur Bibel
GF Garnier Flammarion/Philosophie
HSM Harvard Semitic Monographs
Herders theologischer Kommentar zum Neuen Testament
HThK.S
Supplementband
HThKAT Herders theologischer Kommentar zum Alten Testament
HTR Harvard Theological Review
ICC The International Critical Commentary
8 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

InfJud Information Judentum


ISTR Institut de science et de théologie des religions
JANER Journal of Ancient Near Eastern Religions
JBL Journal of Biblical Literature
JournE-
The Journal of the Evangelical Theological Society
vangTheolSoc
JSNT Journal for the Study of the New Testament
JSNT.S Journal for the Study of the New Testament, Supplement series
JSOT Journal for the Study of the Old Testament
JSOT.S Journal for the Study of the Old Testament, Supplement series
JTS Journal of Theological Studies
KAT Kommentar zum Alten Testament
LHB.OTS Library Hebrew Bible, Old Testament Studies
MBPS Mellen Biblical Press Series
MSSNTS Monograph Series, Society for New Testament Studies
MThSt Marburger Theologische Studien
NBS La Nouvelle Bible Segond
NCBC New Century Bible Commentary
NICOT The New International Commentary on the Old Testament
NRT Nouvelle revue théologique
NTS New Testament Studies
NT.S Supplements to Novum Testamentum
OBO Orbis Biblicus et Orientalis
OTEs Old Testament Essays
OTL Old Testament Library
PG Patrologia graeca
PIB Pontificio Istituto Biblico
PIRSB Publications de l’Institut romand des sciences bibliques
PL Patrologia latina
QD Quaestiones disputatae
RB Revue biblique
RevThom Revue thomiste
RHPR Revue d’histoire et de philosophie religieuses
RSR Recherches de science religieuse
RTL Revue théologique de Louvain
RTP Revue de théologie et de philosophie
SBS Stuttgarter Bibelstudien
SC Sources chrétiennes
SN. Subsidia Studia Neotestamentica, Subsidia
StNT Studien zum Neuen Testament
TM Texte massorétique
TW Theologische Wissenschaft
UTB Uni-Taschenbücher
VT.S Supplements to Vetus Testamentum
WdF Wege der Forschung
WMANT Wissenschaftliche Monographien zum Alten und Neuen Testament
WUNT Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament
ZAW Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft
LISTE DES ABRÉVIATIONS 9

ZNW Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft


ZTK Zeitschrift für Theologie und Kirche
ÉLIAN CUVILLIER,
faculté de théologie de Montpellier, IPT,
BERNADETTE ESCAFFRE,
faculté de théologie de Toulouse, ICT.

AVANT-PROPOS

Sur les bords de la Garonne, à l’Institut catholique de Toulouse, fin


août 2011, s’est déroulé le 24e congrès de l’ACFEB. À la différence des
précédents colloques toulousains1, la préparation n’a pas été l’œuvre du seul
groupe Sud-Ouest. En effet, à la demande des biblistes de cette région, le
groupe ACFEB Méditerranée et les enseignants de la faculté de théologie
protestante de Montpellier ont répondu généreusement présents. C’est donc
conjointement que nous avons travaillé au choix du thème et organisé le
déroulement des journées. Ainsi, dès sa genèse, le congrès de l’association
catholique était-il œcuménique. Dès lors, tenir compte de cette dimension
nous est apparu naturellement nécessaire, cela dans les débats eux-mêmes en
veillant à l’alternance des interventions de représentants de différentes
Églises chrétiennes2, dans les ateliers proposés et dans les temps liturgiques
que nous avons pu vivre ensemble3.

LE CHOIX D’UN THÈME

Pour le choix du thème de ce congrès de Toulouse, nous sommes partis de


questions tournant autour de la théologie biblique : est-il possible au-
jourd’hui d’écrire « une » théologie de la Bible ? Ne faudrait-il pas plutôt
parler de théologies bibliques au pluriel ? Même si l’on reconnaît l’unité de
l’Un et l’autre Testament, n’y a-t-il pas des théologies diverses ? Peut-on

1. 2001 : Les nouvelles voies de l’exégèse ; 1989 : Origine et postérité de


l’évangile de Jean ; 1975 : Apocalypses et théologie de l’espérance.
2. Il s’agit essentiellement des représentants des Églises issues de la Réforme. Un
atelier traitant des particularités du canon biblique de l’Église orthodoxe n’a
malheureusement pas pu avoir lieu.
3. Au temple du Salin de l’Église réformée et à la chapelle Sainte-Claire de
l’Institut catholique.
12 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

articuler une théologie de l’Ancien Testament avec une théologie du Nou-


veau Testament ? Bien d’autres questions passionnantes surgissaient.
L’entreprise s’avérant bien vaste, nous aurions pu réduire la problématique
à l’un des deux Testaments. Si nous avions limité le débat au Premier Testa-
ment, comme l’avait proposé en son temps Gerhard von Rad4, le question-
nement aurait pu porter des fruits. De fait, la question était posée par Roland
de Vaux dans un article intitulé « Peut-on écrire une “théologie de l’Ancien
Testament” ?5 » Quant au Nouveau Testament lui-même, sans parler de con-
tradictions, une certaine pluralité, pour ne pas dire une pluralité certaine des
théologies néotestamentaires est indéniable. L’intervention de Daniel Gerber
l’a montré. Il y avait donc de quoi faire un congrès et même plus sur un tel
thème, que ce soit avec l’ensemble de la Bible ou seulement une partie.
Toutefois, au cours de nos rencontres de préparation et en raison de l’avis
exprimé par plusieurs biblistes contactés, nous avons été conduits à d’autres
questions proches, mais différentes des premières6 : les échanges pendant le
congrès nous ont confirmé dans la conviction que nous vivons depuis une
vingtaine d’années un moment historique questionnant profondément les
exégètes théologiens que nous sommes. Nous maintenons le titre composé
« exégètes théologiens » parce que, à la suite de la forte affirmation de
Pierre Gibert et de beaucoup d’autres après lui, dans l’espace de la foi chré-
tienne, donc de la théologie qui en est sa traduction scientifique et critique,
l’exégète est ou devrait être un théologien. Or justement, ce « moment » que
nous vivons se caractérise par la marginalisation de l’exégèse comme disci-
pline théologique.
Une des originalités de ce congrès – et donc sans doute son enjeu principal
– était de s’inscrire dans cette double démarche, que l’on retrouve dans le
titre : exégèse et théologie, ainsi que dans un débat auquel prennent part des
exégètes et des théologiens. D’une part, penser la pratique de l’exégète et celle
du théologien en articulation l’une avec l’autre. D’autre part, mettre en œuvre
cette articulation sur deux thèmes imposés, à savoir « création » et « rétribu-
tion ». D’un côté une réflexion sur la nature même de l’exégèse comme disci-
pline théologique – quelque chose qui a à voir avec l’épistémologie. De
l’autre, la pratique elle-même de l’exégèse dans l’espace de la théologie et,
singulièrement, en dialogue avec la théologie dogmatique (en langage catho-
lique) ou systématique (en langage protestant).

4. VON RAD G., Theologie des Alten Testaments, t. I : Die Theologie der
geschichtlichen Überlieferungen Israels ; t. II : Die Theologie der prophetischen
Überlieferungen Israels, Munich, 1957, 1967.
5. Dans Mélanges Marie-Dominique Chenu (Bibliothèque thomiste XXXVII),
Paris, J. Vrin, 1967, p. 439-449.
6. Celles-ci n’ont pas été totalement écartées, puisqu’on les retrouve en particulier
dans les conférences et ateliers de Jean L’Hour et Daniel Gerber.
AVANT-PROPOS 13

LA MARGINALISATION DE L’EXÉGÈSE

Elle se manifeste de deux manières :


– D’un côté, au sein des facultés de théologie, les exégètes n’occupent
plus autant le devant de la scène que par le passé (pensons ici à Rudolf
Bultmann et Ernst Käsemann, ou encore à la place que l’exégèse et les exé-
gètes avaient en France, dans les années 1970-1980, au sein des facultés de
théologie). Ce sont les dogmaticiens et moralistes qui ont pris l’ascendant.
– De l’autre (pensons ici à ce qui se passe en Suisse romande ou aux
États-Unis dans les départements de sciences religieuses), beaucoup
d’exégètes (au sens de « techniciens du texte biblique ») ne veulent plus rien
avoir à faire avec la théologie : ils ne sont plus théologiens. Ils n’en ont
d’ailleurs souvent plus la formation de base.
D’un côté, le risque est évidemment une instrumentalisation de l’exégèse
critique au service du dogme qui n’est ainsi plus interrogé par l’histoire et
on peut alors assister à un repli identitaire et, pour tout dire, précritique. De
l’autre, à terme plus ou moins long, la disparition pure et simple de
l’éclairage théologique se paye d’un retour en arrière épistémologique :
l’illusion d’une « objectivité » de la seule exégèse non théologique.
Dans les deux cas, l’exégèse n’est alors plus l’exégèse critique : dans le
premier cas, parce que l’exégèse ne favorise plus ce moment de la distancia-
tion lié à une méthode qui est libre des a priori du dogme, donc qui fonc-
tionne comme une instance critique pour l’Église ; dans le second cas, parce
que l’exégète ne prend plus la hauteur de vue que lui offrait l’éclairage théo-
logique sur le texte biblique – texte théologique s’il en est ! –, éclairage qui
est aussi une forme d’interrogation de la méthode exégétique elle-même.
Or historiquement, comme l’a fort bien rappelé P. Gibert, l’approche cri-
tique de la Bible n’est pas d’abord le fait de rationalistes antireligieux mais
bien de catholiques et de protestants convaincus. Les noms de Richard Si-
mon (1638-1712) et de Jean Astruc (1684-1776) sont ici à mentionner. C’est
en particulier le refus de cette démarche par le Magistère (voir par exemple
l’attitude de Bossuet vis-à-vis de Simon) qui empêchera le développement
des études critiques en France. Mais ces premiers exégètes critiques sont des
théologiens (n’oublions pas que Richard Simon déploie aussi ses hypothèses
sur les contradictions de la Bible pour montrer les insuffisances du Sola
Scriptura des protestants). De son côté, Pierre Bühler a confirmé cet enraci-
nement théologique de l’exégèse critique en rappelant que Bultmann était un
théologien, qui plus est profondément enraciné dans sa tradition luthérienne
(ce que l’on ne ressent pas forcément si l’on s’en tient à la seule Histoire de
la tradition synoptique, mais qu’un certain Benoît XVI a parfaitement
14 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

compris lui qui, dans le second tome de son Jésus de Nazareth, fait de Bult-
mann son principal interlocuteur sur les récits de Résurrection7).

LE DISCOURS BIBLIQUE SUR LA CRÉATION

L’exemple du thème de la création dans l’Ancien Testament est une claire


illustration des enjeux d’une exégèse qui assume son inscription dans
l’espace de la théologie. André Wénin a bien montré que le discours sur la
création dans l’Ancien Testament est un discours pluriel. Il n’y a pas de
savoir sur la création « en soi », sur le « comment » objectivé de la création,
en somme pas de théologie de la création comme chapitre d’une théologie
de l’Ancien Testament. Le discours (pluriel) sur la création est utilisé
comme argument. Chez Job, dans les Proverbes, dans les Psaumes, il en va
de même (et parfois ces discours entrent en tension les uns contre les autres).
L’exégèse critique « balise » ici le discours théologique. Elle indique, par
exemple, comment s’élaborent les discours sur la création dans l’Ancien
Testament et questionne ainsi toutes les élaborations qui se voudraient ex-
clusives. De fait, toute élaboration dogmatique qui, en christianisme, est
déduite de la Bible et devient un discours objectivant sur la création se
trouve confrontée à la pluralité des discours bibliques sur la création (ils ne
sont pas réductibles les uns aux autres). L’exégète (ici de l’Ancien Testa-
ment) montre que le discours sur la création a en vue un discours sur Dieu,
sur l’homme et non un discours sur le réel de la création (sur le « commen-
cement ») à jamais inconnaissable. Cela déplace donc toute théologie de la
création quelle qu’elle soit. L’exégèse nuance ou conteste les élaborations
dogmatiques trop uniformes. Luc Devillers, de son côté, l’a illustré à partir
de l’évangile de Jean en montrant que, à la lumière d’un événement qui fait
vérité pour une communauté donnée (le Christ), le discours sur la création,
repris de Gn 1 se déplace encore.

EXÉGÈSE ET DOGMATIQUE

Avec l’exposé de Philippe Bordeyne, nous avons, en écho, un parcours vi-


sant à montrer comment un théologien utilise la Bible ou plus exactement les
travaux de l’exégèse. La relecture « apologétique » de Galates (c’est le mot
utilisé par Ph. Bordeyne) montre comment un théologien moraliste, soutenu

7. Voir le compte rendu de ce second opus fait par Élian CUVILLIER, Le Monde de
la Bible, hors série été 2011, p. 13. Pour le premier opus, voir « Qu’est-ce que
l’histoire ? “Jésus de Nazareth” de Benoît XVI », C.E. 141 (Lire la Bible
aujourd’hui. Quels enjeux pour les Églises ?) [2007], p. 133-134.
AVANT-PROPOS 15

par la lecture d’un exégète (en l’occurrence Jean-Pierre Lémonon, lui aussi
théologien), peut réfléchir à la modernité et à la pertinence d’une lecture de
Paul et, singulièrement, de Ga 3. Ce souci du théologien de se confronter aux
travaux de l’exégèse soulève cependant une question de fond :
Comment, dans l’espace de la théologie, l’exégèse informe-t-elle la dog-
matique ? Dit autrement : quel exégète informe quel systématicien (Lémonon
est catholique, Bordeyne est catholique : la relecture sera théologiquement
catholique). À l’inverse, comme l’a magistralement illustré P. Bühler, quand
R. Bultmann, l’exégète luthérien, informe Gerhard Ebeling le systématicien
luthérien, la théologie sera forcément luthérienne. L’enjeu est alors : est-ce
que cela peut se déplacer à l’intérieur de ces systèmes ? Est-ce qu’il peut y
avoir de l’extériorité ? Et si oui, comment ? Ne faudrait-il pas, alors, élargir
le dialogue avec des partenaires qui ne sont pas « de notre école » ?
Il y aura, quoi qu’il en soit, toujours un théologien exégète et un théolo-
gien dogmaticien qui se réclameront (consciemment ou non) d’une tradi-
tion : un « point de vue » idéologiquement situé (comme le point de vue dit
« neutre » l’est aussi).

LES THÉOLOGIES « BIBLIQUES »

Dans sa conférence, Jean L’Hour a plaidé pour une théologie de l’Ancien


Testament « non holistique » proposant de comprendre la Bible comme un
processus dialectique de réceptions, de confrontations, de réinterprétations et
de transmissions. Une approche « théo-anthropocentrique de l’Ancien Tes-
tament » qui s’ouvre à des interprétations nouvelles provisoires renonçant à
toute prétention à la vérité.
Prolongeant ces réflexions, Daniel Gerber a proposé un panorama en
forme d’histoire des théologies du Nouveau Testament (une première en
langue française), saluant l’immense effort entrepris depuis plus de deux
siècles en la matière. Il a montré que chaque type d’approche de cet exercice
que constitue l’écriture d’une théologie du Nouveau Testament privilégie
une des caractéristiques du Nouveau Testament (cela rejoint l’impossibilité
d’une théologie holistique de l’Ancien Testament). Or Daniel Gerber pose
une question de fond : comment faire droit à la pluralité du Nouveau Testa-
ment dans le respect de chacune de ses composantes ? Il plaide pour un refus
des trois possibilités classiquement proposées : canon dans le canon/centre
du Nouveau Testament/quête d’une unité. Il insiste sur le fait que les auteurs
du Nouveau Testament n’ont pas tout dit et que le Nouveau Testament n’est
pas un système abouti de convictions.
Il plaide pour une théologie (singulier) polyphonique (pluriel) et œcumé-
nique du Nouveau Testament : faire droit à chacune des voix. Une singulari-
té plurielle en quelque sorte autour de cet absent qui convoque l’ensemble
16 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

des auteurs du Nouveau Testament mais de façon plurielle : le Christ. C’est


lui qui, peut-être dans une illusion de départ, « unifie » des croyants, les-
quels vont très vite faire apparaître leurs différences par les interprétations
qu’ils en proposent.

LE DISCOURS BIBLIQUE SUR LA RÉTRIBUTION

C’est le second exemple choisi pour illustrer la question de l’articulation


exégèse et théologie.
Dans son parcours d’une exégèse enracinée dans le lieu de la théologie,
Dany Nocquet nous a fait découvrir la théologie (les théologies) à l’œuvre,
en construction dans l’Ancien Testament. Et il n’a pu le faire que parce qu’il
était aussi théologien. Nous voulons dire par là qu’il a réussi à traduire avec
des mots, hérités d’une tradition et d’une formation théologique, un certain
nombre de constats historiques et littéraires. Il leur a donné un relief singu-
lier (au lieu d’aplatir le texte). C’est à la fois une solide formation universi-
taire et une connaissance de l’intérieur des problématiques théologiques qui
ont rendu possible cette pertinence du propos qui non pas ferme mais ouvre
le débat contradictoire. Car la théologie est disputatio ou elle n’est pas.
L’exégète est ici un scientifique au sens fort de ce terme, parce qu’il permet
à son exégèse de faire surgir les théologies à l’œuvre dans les textes en
même temps que sa formation théologique fertilise sa démarche exégétique
sans jamais être fanatique.
Chantal Reynier a fait de même pour le Nouveau Testament, cherchant à
montrer comment Paul tente de déplacer la compréhension de la rétribution
à l’aune de l’événement christologique. Là encore, le questionnement théo-
logique est sous-jacent à la lecture et le débat nourri qui s’est ensuivi montre
que les questions, pour être exégétiques, n’en sont pas moins grosses de
sous-entendus théologiques : comment faire avec ces questions si pesantes
de rétribution, sacrifice, expiation ? Comment en rendre compte de façon
intelligente en même temps que croyante : ni l’exégèse, ni la théologie dog-
matique ne le peuvent toutes seules.
C’est en somme ce qu’a montré Jean-Michel Maldamé qui a proposé un
parcours autour de la notion de sacrifice où son regard de théologien systé-
matique a su intégrer une lecture exégétique aboutissant à une proposition
littéralement « théologique », puisqu’il s’est agi d’affirmer qu’avec Paul
advient le même événement qu’avec Job : la déchirure d’une certaine idée
de Dieu et donc un nouveau discours sur Dieu. Ce que l’exégète théologien
pourrait affirmer, avec ses propres outils, à la lecture de ce même Paul.
AVANT-PROPOS 17

EXÉGÈSE ET RECHERCHE HISTORIQUE

Avec le regard décentré et toujours vivifiant de ces cousins canadiens


francophones au contact du vaste monde américain toujours surprenant pour
nous, Alain Gignac a rappelé comment la modernité, dont Baruch Spinoza
est un témoin phare, a tenté et partiellement réussi, à l’encontre des Richard
Simon et autres Astruc au siècle précédent, de distinguer exégèse et théolo-
gie, en assignant à l’exégèse une tâche simplement historique.
L’aboutissement contemporain étant une exégèse complètement déconnec-
tée de toute préoccupation théologique (le commentaire de Robert Jewett sur
l’épître aux Romains en étant une illustration exemplaire). A. Gignac a dit
aussi sa difficulté (qui est également la nôtre) de trouver un paradigme de
lecture qui puisse permettre de tenir ensemble l’exégèse et la théologie,
d’être véritablement un exégète théologien.
Les deux conférences finales d’Oliver Artus et de Claire Clivaz étaient
pensées comme une reprise du débat avec une actualisation à partir de
l’expérience des intervenants, que nous avions voulus « pluriels » : catho-
lique – protestant, exégète – théologien, homme – femme. Ils ont poursuivi
la réflexion foisonnante de ce congrès.
Relisant trois projets de recherche concernant le lien entre Écriture sainte
et théologie morale datant respectivement de 2003, 2008 et 2009, auxquels il
a participé, O. Artus a souligné une évolution dans le rapport Bible et mo-
rale : l’approche canonique de la Bible devient de plus en plus présente dans
la façon d’articuler l’une et l’autre. Il nous a rendus attentifs à la nécessité
d’un discernement dans l’utilisation critique d’une telle démarche qui court
le risque de niveler les spécificités de chacune des traditions.
De son côté, Claire Clivaz a proposé d’articuler théologie, exégèse et cul-
ture, plaidant que cette dernière, surtout à l’heure digitale, oblige la première
et la deuxième à une nouvelle synergie. Elle nous rappelle, avec l’exemple
d’un manuscrit, la présence du corps (ou de la chair) et du sang dans toute
Écriture, donc dans la lecture que nous en faisons.

ATELIERS

Nous publions ci-dessous, à la suite des conférences, la plupart des ate-


liers du congrès. Par définition, les ateliers ne sont pas des conférences, ils
sont des lieux de débats et ont la caractéristique de l’instant vécu dans le
groupe. Il n’est pas facile d’en donner un compte rendu précis. Voilà pour-
quoi certains ateliers qui se sont effectivement déroulés ne sont pas publiés
dans le cadre de cet ouvrage. Il sera possible de consulter l’un ou l’autre
dans un autre cadre, écrit ou oral. Parmi ces ateliers qui n’ont pas donné lieu
à des publications, se trouve celui de Jean L’Hour sur le thème de l’élection
18 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

dans l’Ancien Testament. On peut en trouver une grille de lecture sur le site
de l’ACFEB, à la page du groupe Sud-Ouest. De même, un complément à
l’article de Marie-Thérèse Desouche est consultable dans des pages WEB
voisines8.
Dans cette publication, les premiers ateliers posent des questionnements
d’ordre herméneutique : Élian Cuvillier, « Exégèse et théologie : un double
défi » ; Jean Emmanuel de Ena, « “Sans confusion, sans séparation” : quelle
union entre exégèse et théologie ? Jalons pour une herméneutique renouve-
lée des divers sens de l’Écriture ».
Les ateliers suivants traitent le rapport exégèse théologie à partir
d’exemples concrets pris dans des livres bibliques et/ou des commentaires :
Philippe Abadie, « David pécheur et converti. Réécriture par le Chroniste
(1 Ch 21) du recensement (2 S 24) » ; Jean-François Lefebvre, « Quelle
articulation théologique entre sacerdoce et royauté ? À propos du
psaume 110 relu dans l’épître aux Hébreux, à la lumière du commentaire de
saint Thomas d’Aquin9 » ; Amaury Begasse de Dhaem et Jean Radermakers,
« Entre exégètes et théologiens : le Christ selon saint Marc » ; Jean Landier
et Jacqueline Landier-Bonhomme, « Relectures contemporaines des pro-
logues johanniques : Dei Verbum, Verbum Domini et Michel Henry » ; et
René Lafontaine, « La lecture rhétorique de la lettre aux Galates et son
commentaire luthérien de 1535 ». Ce dernier, ainsi qu’Amaury Begasse et
Jean Radermakers, tous trois jésuites enseignant à l’Institut d’études théolo-
giques de Bruxelles, parlent du rapport entre exégèse et théologie à partir de
la pédagogie mise en œuvre dans cet institut.
Avec Philippe Molac, nous voyons ensuite l’exemple d’un Père de
l’Église : « Grégoire de Nazianze à l’écoute des Écritures ». De son côté,
Alain Marchadour discute de questions historico-critiques à partir des travaux
de Simon Légasse10. Nous terminons cette publication avec deux ateliers
« pratiques » : Sophie Schlumberger décrit la marche des groupes qu’elle
anime, « Un animateur biblique entre exégèse et théologie11 ». Marie-Thérèse
Desouche présente l’expérience d’un cours-séminaire de l’ICT, « Le rapport

8. Voir ces deux documents à http://acfeb.free.fr/, cliquer sur onglet « régions »,


puis « Sud-Ouest ».
9. Cet atelier s’est déroulé sur deux après-midi, avec la participation d’Antoine
GUGGENHEIM. L’écriture pour la publication est de Jean-François LEFEBVRE.
10. Récemment décédé. Un numéro spécial du Bulletin de littérature
ecclésiastique, écrit à la mémoire de cet exégète toulousain, était paru peu avant le
congrès de l’ACFEB.
11. Son atelier était conçu davantage comme une pratique d’un cheminement à
suivre. Il s’est déroulé sur deux après-midi, mais seule l’ossature de la pédagogie et
quelques exemples ont été transcrits. Pour plus d’informations, on peut consulter
www.animationbiblique.org.
AVANT-PROPOS 19

entre l’exégèse et la théologie. L’expérience d’un cours-séminaire mis en


œuvre à la faculté de théologie de Toulouse (1999-2011)12 ». Enfin, nous
pouvons lire quelques mots de présentation de la traduction de la Bible en
occitan, travail de longue haleine mené à terme par Jean Rouquette.

SUR UNE LIGNE DE CRÊTE

Nous aimerions terminer par une image : celle de la crête. C’est sur une
crête, et là seulement, que nous devons rester. C’est aux uns et aux autres
notre vocation, c’est-à-dire, ce à quoi nous sommes appelés. À savoir éviter
de basculer sur un versant ou sur l’autre de cette crête. Pour les uns, éviter
de dévisser du côté d’une exégèse « hors la foi », coupée de son enracine-
ment théologique13 qui seul peut lui donner cet éclairage particulier, singu-
lier peut-on dire, qui ouvre pour l’exégète un regard spécifique informé sur
le texte. Pour les autres, éviter la dérive « dogmatisante » où l’exégèse n’est
qu’un instrument servile, donc inutile, pour défendre des postures qui se
suffisent à elles-mêmes14. La Parole de vie deviendrait ainsi lettre morte au
service d’une idéologie.
Une crête, une arête devrait-on dire sur laquelle il est difficile – impos-
sible ? – de marcher et qui est cependant notre chemin et notre pain quoti-
dien. Et c’est pourquoi nous laissons la parole à un exégète bien connu de
nous tous, Jean Zumstein, qui résume admirablement le défi auquel les uns
et les autres nous sommes confrontés :
« Si le Nouveau Testament est considéré comme un objet cultuel relevant
de la science des religions, la communauté académique et érudite forme son
seul lien d’insertion. En revanche, si l’exégèse est conçue comme discipline
théologique, c’est-à-dire comme l’écoute d’une parole qui interpelle, qui
éclaire et qui suscite une pratique, alors elle est en lien avec la communauté
ecclésiale. Cette relation doit être vue comme un compagnonnage critique.

12. Cet atelier était aussi animé par Jean-Michel POIRIER enseignant à la faculté
de théologie de Toulouse.
13. En ouvrant le congrès, le recteur de l’Institut catholique, Mgr Pierre
DEBERGÉ, rappelait qu’une exégèse ne laissant pas de place à la théologie ne
pourrait être que desséchante.
14. Est-il ici utile de rappeler qu’il ne s’agit pas bien sûr d’un rejet du « dogme »
ou de la Tradition qui auront toujours leur place dans la lecture de la Bible ? Sur les
rapports Écriture et Tradition, voir le cardinal VANHOYE A., « La réception dans
l’Église de la constitution dogmatique Dei Verbum du concile Vatican II à
aujourd’hui », Esprit et Vie 107 (juin 2004), p. 3-13 et GARRIGUES Jean-Miguel, « La
parole de Dieu comme Révélation. Questions bibliques en théologie fondamentale »,
RevThom 110 (2010), p. 463-492.
20 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

L’exégèse doit travailler en pleine indépendance, elle doit refuser toute


mainmise ou tout encadrement qui viserait à enfermer sa recherche dans un
cadre dogmatique ou à la soumettre à une discipline qui limiterait sa liberté
de recherche ou orienterait de façon autoritaire son travail. Ainsi conçue,
l’exégèse n’est pas une menace. Tout au contraire, quand les textes sont lus
de façon à pouvoir libérer leur potentiel de sens, elle est une chance pour
l’Église. Elle est la médiation qui permet à l’Église d’avoir accès à sa mé-
moire créative et libératrice15. »
Nous ne voulons pas terminer cet avant-propos sans remercier tous les in-
tervenants du congrès, ceux qui ont accepté de donner une conférence ou
d’animer un atelier. Nos remerciements s’adressent aussi à chacune des
personnes du groupe de logistique. À pied d’œuvre bien des mois avant le
congrès et présentes de l’accueil jusqu’aux moindres détails pendant le dé-
roulement de celui-ci, elles ont rendu possible la bonne marche de ces jour-
nées de recherche. Enfin notre gratitude va en particulier à Emmanuelle
Steffek, pour le temps qu’elle a généreusement passé dans une relecture
attentive de l’ensemble des contributions.
Le congrès ACFEB Toulouse 2011 s’est déroulé et nous l’avons conclu.
Les Actes sont maintenant publiés, mais le débat engagé entre exégèse et
théologie, entre exégètes et théologiens est loin d’être terminé. Heureuse-
ment, car comme la Bible, qui souvent nous unit et parfois nous partage,
« cela ne finit pas16 ».

15. ZUMSTEIN Jean, « L’exégèse comme apprentissage de la liberté », ETR 86


(2011), p. 365-372, voir p. 368.
16. Voir le dessin de Piem à la fin de la contribution de Pierre Bühler.
PREMIÈRE PARTIE

RÉTROSPECTIVES ET PERSPECTIVES
PIERRE BÜHLER

ENTRE EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE,


UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE

Je suis très honoré d’ouvrir ce 24e congrès de l’ACFEB, et cela à un triple


titre : votre association est française, et vous confiez l’introduction à un
Suisse ; votre association est catholique, et vous donnez d’abord la parole à
un protestant ; votre association est essentiellement composée de biblistes
(« pour l’étude de la Bible »), et vous demandez à un systématicien de faire
la première mise en perspective ! Je vais m’efforcer de répondre aux attentes
ainsi exprimées !
Mon exposé sera effectivement une mise en perspective : on n’en attendra
donc pas des réponses aux questions dont le congrès veut traiter pendant
quatre jours, mais plutôt une clarification de la problématique et une es-
quisse de pistes de réflexion permettant de poursuivre le travail des journées
à venir, dans les plénières et dans les ateliers.
Cette mise en perspective sera celle d’un systématicien, mais, comme
l’indique mon titre, sous un angle essentiellement herméneutique. J’entends
par là (à partir du verbe grec hermèneuein, « interpréter », « comprendre ») :
une réflexion systématique centrée sur les problèmes qui se posent au travail
d’interprétation selon ses différents registres. Dans ce sens, on peut dire que
le thème du congrès est un thème fondamentalement herméneutique. Ainsi,
mon propos principal sera de développer un modèle herméneutique permet-
tant de traiter du statut de la Bible dans les interactions entre exégètes et
théologiens. C’est ce que j’appellerai une « herméneutique à géométrie va-
riable ». Mais auparavant, il convient de procéder à quelques clarifications
préliminaires, en vue de saisir les problèmes de manière plus précise.

1. QUELQUES CLARIFICATIONS PRÉLIMINAIRES

1.1. La discussion du statut de la Bible : à combien de partenaires ?


Un premier point à clarifier est celui des partenaires impliqués dans la dis-
cussion. Le titre du congrès suggère qu’il s’agit d’une discussion à deux :
« entre exégètes et théologiens ». Mais l’exégète et le théologien sont-ils
tellement distincts l’un de l’autre ? L’opposition entre eux comporte certaines
24 PIERRE BÜHLER

limites. Ainsi, dans une conception protestante classique, l’exégèse biblique


fait pleinement partie des disciplines qui constituent la théologie. Faut-il dès
lors considérer qu’on pense avec « théologien » au systématicien ? Mais
qu’en est-il alors de l’historien de l’Église ou du théologien pratique ? Dans
le deuxième paragraphe du texte de présentation du congrès, il est question
de trois disciplines impliquées : l’exégèse, la théologie biblique et la théolo-
gie systématique. Mais quels sont alors les liens entre exégèse et théologie
biblique ? Cette dernière est-elle conçue comme une sorte de passerelle entre
les deux autres, dont les exégètes pourraient se distancier ? Enfin, dans ce
même texte de présentation, au premier paragraphe, un quatrième partenaire
vient s’ajouter, à côté des trois autres : la pastorale, si bien qu’on pourrait
donc parler d’un échange à quatre partenaires. Mais la liste ne s’arrête peut-
être pas là : dans l’atelier d’Élian Cuvillier, il sera question des rapports entre
théologie et science des religions ; dans celui de Sophie Schlumberger, il
s’agira de la question du statut de la Bible sous l’angle de l’animation bi-
blique. Mais on pourrait aussi imaginer d’autres partenaires, comme la cri-
tique littéraire ou l’histoire de l’Antiquité, etc.
Dans mon exposé, je commencerai par vous proposer un modèle
d’herméneutique à quatre partenaires (partie 2) ; puis je travaillerai (par-
ties 3 et 4) à l’intersection entre exégèse et théologie systématique, en explo-
rant l’intersection dans les deux directions.

1.2. Différents contextes à considérer


La problématique abordée dans ce congrès n’est pas dissociée de tout
contexte. Il convient ici de rappeler l’historicité de la théologie qui fait
qu’au fil des siècles, elle s’inscrit dans diverses structures, avec des régula-
tions institutionnelles variables. Suivant le contexte dans lequel on se situe,
la question sera connotée différemment, et il faudra donc en tenir compte.
Les situations historiques se suivent et ne se ressemblent pas : la question se
serait posée autrement au Moyen Âge que dans les Temps modernes ;
l’orthodoxie protestante avait une autre approche de la doctrine de l’Écriture
sainte que celle de la méthode historico-critique des exégètes des Lumières ;
la pluralité des méthodes de lecture qui prévaut aujourd’hui17 modifie la
perspective d’ensemble par rapport à une situation de monopole comme
celle qui a prévalu pendant des générations ; etc. De même, le contexte con-
fessionnel peut avoir pour effet que la question se pose autrement. Les inte-
ractions entre exégèse et théologie systématique se modifient selon qu’elles
sont placées sous le signe d’un Magistère réglementant le rapport à
l’Écriture ou celui du sola scriptura des Réformateurs du XVIe siècle, avec

17. LUZ U. (éd.), La Bible : une pomme de discorde. Un livre unique – différents
chemins d’approche (Essais bibliques 21), Genève, Labor et Fides, 1992.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 25

ses risques de biblicisme. Enfin, le contexte disciplinaire peut jouer son rôle,
et c’est ce point précisément qui est au cœur du thème du congrès : comment
la Bible est-elle lue selon la discipline dans laquelle s’effectue cette lecture,
et y a-t-il continuité ou incompatibilité ? Mais cette question se posera peut-
être différemment selon qu’on se trouve en situation de pluralité ou de mo-
nopole, ou encore selon qu’on est en régime protestant ou catholique. Dans
ce sens, les contextes évoqués peuvent interagir entre eux, ce qui rend la
question d’autant plus complexe.

1.3. La visée fondamentale


En même temps, toute problématique comporte une visée fondamentale.
Nous pourrions aborder la question d’un point de vue strictement épistémo-
logique, en articulant différents types d’interprétation, ou dans une perspec-
tive institutionnelle, en discutant les rapports entre le travail biblique
effectué dans le cadre universitaire et le rapport à la Bible en Église. Mais le
texte de présentation du congrès nous invite à prendre en considération un
contexte bien plus large, puisqu’il souligne la nécessité de saisir les disci-
plines impliquées sous l’angle de « leurs contributions à la vie des croyants
en dialogue avec le monde de ce temps ». La visée n’est donc ni strictement
épistémologique, ni purement institutionnelle. En langage herméneutique,
on dira qu’il en va aussi et fondamentalement du moment de l’appropriation
dans la vie quotidienne, en prise sur le monde dans lequel des êtres humains
vivent leurs engagements de foi.

1.4. Linéarités et non-linéarités


Un quatrième élément important est souligné par une petite phrase trou-
vée, elle aussi, dans le texte de présentation du congrès et qui dit qu’il n’est
plus possible « d’ordonner les disciplines en séquence linéaire ». Dans les
schémas traditionnels, on peut imaginer deux séquences possibles :
a) l’exégèse obtient certains résultats ; ces résultats sont transformés et in-
tégrés dans la théologie biblique ; sur cette base, ils sont ensuite actualisés
dans la théologie systématique, pour être finalement appliqués en pastorale,
pour la vie des croyants dans le monde ;
b) à l’inverse, la pastorale signale les difficultés de la lecture de la Bible
dans la vie quotidienne des croyants ; ces difficultés sont travaillées en théo-
logie systématique, pour être transmises à la théologie biblique ; invitation est
alors faite aux exégètes de les traiter sous l’angle de leur travail scientifique.
De telles linéarités ne fonctionnent plus, ou seulement très partiellement.
C’est pourquoi il convient d’adopter une approche résolument non linéaire.
On remplacera l’idée de séquence par celle de réseau, pour envisager un sys-
tème d’interactions multiples entre différents types de lecture. C’est ce que je
tenterai de faire plus bas en parlant d’une herméneutique à géométrie variable.
26 PIERRE BÜHLER

1.5. La fécondité d’un « conflit des interprétations » (Paul Ricœur)


En 1969, Paul Ricœur a publié un recueil d’essais sous le titre Le conflit
des interprétations18. Les articles de ce volume se situaient à l’intersection
de quatre méthodes d’interprétation que Ricœur s’attachait à entrecroiser
dans les années 1960 : l’exégèse biblique de type historico-critique,
l’approche phénoménologique, la psychanalyse freudienne et l’analyse
structurale. La conviction herméneutique qui porte cet effort de Ricœur est
que la pluralité des démarches ne doit pas susciter l’ignorance mutuelle, la
méfiance ou la condescendance réciproque, mais que le conflit peut être très
fécond, de valeur heuristique. Dans ce sens, il convient de ne pas le résoudre
trop vite, de le creuser plutôt que de le dépasser, parce que les tensions dé-
couvertes à l’entrecroisement sont enrichissantes.
Il pourrait en aller de même pour la problématique du congrès, et pour
cette raison, j’essaierai de développer un modèle herméneutique qui pourrait
permettre de faire jouer entre elles diverses modalités de lecture, en tension
constructive les unes avec les autres.

2. À TITRE D’HYPOTHÈSE :
L’HERMÉNEUTIQUE B DE PIERRE-ANDRÉ STUCKI

J’aimerais m’inspirer pour la suite d’un ouvrage d’herméneutique d’un


philosophe de Suisse romande qui n’a pas eu les répercussions qu’il aurait
mérité d’avoir et qui me paraît susceptible de nous aider dans le traitement
de notre problématique19.

2.1. Herméneutique A et herméneutique B


Après avoir précisé les rapports entre théologie, philosophie et herméneu-
tique, l’auteur développe sa réflexion herméneutique à proprement parler en
deux temps : dans son « Herméneutique A » (p. 113-171), il explicite et
discute diverses procédures d’interprétation de l’exégèse biblique ; dans son
« Herméneutique B » (p. 173-261) – et c’est cette partie qui nous intéresse
ici –, il développe un modèle (appelé « modèle B ») permettant d’articuler
différents types de lecture de la Bible fonctionnant selon leurs règles
propres. De manière assez proche de ce que nous avons dégagé plus haut du
texte de présentation du congrès, P.-A. Stucki inscrit quatre différents modes
d’interprétation dans son modèle :

18. RICŒUR P., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique (L’ordre


philosophique), Paris, Éd. du Seuil, 1969.
19. STUCKI P.-A., Herméneutique et dialectique (Nouvelle série théologique 24),
Genève, Labor et Fides, 1970.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 27

a) l’exégèse, qui procède selon des méthodes scientifiquement mises à


l’épreuve ;
b) une lecture de la Bible à partir de principes relevant de la dogmatique
ou théologie systématique ;
c) une lecture homilétique, c’est-à-dire effectuée dans le contexte de la
prédication ;
d) la lecture de la Bible telle qu’elle s’opère dans l’existence croyante,
que P.-A. Stucki caractérise comme le langage de l’aveu et de la prière.
Sans entrer dans tous les détails de chacune de ces lectures, j’aimerais es-
quisser la manière dont l’auteur conçoit le réseau d’interactions que consti-
tue son modèle B. Il l’explicite en le démarquant de trois dangers.

2.2. Danger du monopole : une pluralité légitime de lectures de la Bible


Le premier danger est celui du monopole que l’une ou l’autre de ces lec-
tures pourrait revendiquer par rapport aux autres. À titre d’exemple, on
pourrait évoquer ici la possibilité que l’exégèse se déclare la seule légitime,
parce qu’elle serait, elle seule, fondée sur des principes scientifiques. Un tel
« scientisme » pourrait conduire à contester le bien-fondé de toute autre
démarche de lecture. De même, on pourrait imaginer qu’une instance de
type dogmatique, un Magistère ecclésial, par exemple, ou une Écriture
sainte déclarée source infaillible de toute connaissance, revendique une
autorité interprétative absolue. Si un monopole s’impose, on peut être rame-
né à des séquences très linéaires. Face à ce danger, le modèle B revendique
la légitimité de principe d’une pluralité de lectures diverses de la Bible.
Autrement dit : le croyant a le droit de lire la Bible selon d’autres registres
que l’exégète écrivant son commentaire, et une prédication est autre chose
qu’un exercice d’exégèse appliquée !

2.3. Danger du cloisonnement : un réseau d’interactions


Le deuxième danger est celui du cloisonnement : les diverses lectures sont
reconnues, elles se tolèrent l’une l’autre, mais restent dans un rapport
d’indifférence et d’ignorance réciproques, ce qui signifie en même temps
qu’elles ne peuvent pas se féconder l’une l’autre. Elles se côtoient de manière
plus ou moins pacifique, sans interactions entre elles. C’est ce qui arrive
souvent du point de vue du thème qui nous occupe : dans sa lecture quoti-
dienne de la Bible, le croyant n’est pas informé des travaux exégétiques,
tandis que les exégètes universitaires se déconnectent de plus en plus de la
vie ecclésiale ; parallèlement, les instances dogmatiques et les prédicateurs se
désintéressent des dernières hypothèses exégétiques. Pour contrer ce cloison-
nement, le modèle revendique l’instauration d’un réseau d’interactions : au-
cune de ces lectures ne devrait être déconnectée des autres ; elles devraient
être constamment à l’écoute les unes des autres.
28 PIERRE BÜHLER

2.4. Danger de la dépendance réciproque : une autonomie relative


Le troisième danger, finalement, est celui de la dépendance réciproque :
l’une des lectures impose ses principes à l’autre, lui contestant le droit de se
développer de manière autonome. Ainsi, la lecture du croyant peut être dic-
tée par une instance dogmatique qui lui impose une conception bien précise
de ce qu’il est légitime d’attendre de la Bible pour la vie croyante dans le
monde. De même, le texte biblique peut être capturé par l’exégèse, tant et si
bien qu’il devient difficile au prédicateur de le faire rejaillir comme une
parole interpellatrice : la prédication devient alors une simple reproduction
du commentaire exégétique, à moins que le prédicateur ne décide de
s’émanciper, faisant fi de ce que dit l’exégète. Dans un sens inverse, une
lecture psychologisante telle qu’elle est parfois pratiquée en animation bi-
blique devient tellement contraignante qu’il n’est plus possible à l’exégète
de faire valoir le dessein même du texte biblique. Dans son discours édifiant
Pour un examen de conscience recommandé aux contemporains (1851),
Kierkegaard a formulé le problème à l’aide de la métaphore du miroir : si
l’on peut parler de la Bible comme d’un miroir dans lequel le lecteur peut se
reconnaître lui-même, il se trouve que l’exégète vient fausser ce rapport, en
s’attachant à regarder le miroir au lieu de s’y regarder. Il n’en reste pas
moins que du point de vue du langage de l’aveu au sens de P.-A. Stucki, que
Kierkegaard désigne comme celui de l’édification, « il ne te faut pas regar-
der le miroir, mais t’y regarder ». La chose n’est pas facile, car à cause de
« cette foule de savants, cette multitude d’opinions doctes ou non sur la
manière dont il faut entendre tel ou tel passage », le miroir « se recouvre
d’une telle buée que je ne pourrai jamais y voir mon image20 ».
Par rapport à de telles dépendances, le modèle B exige que soit respectée
une autonomie relative entre les lectures afin que des interactions sans dé-
pendance, sans soumission de l’une à l’autre, soient possibles.

2.5. La fertilité des interactions


Comme dans l’ouvrage de Ricœur cité plus haut, le présupposé de base du
modèle développé par Stucki est celui de la fertilité des interactions. Lors-
qu’on parvient à éviter les pièges du monopole, du cloisonnement et des
dépendances réciproques, un jeu d’interactions peut s’instaurer, susceptible
de relancer de manière créative les différents types de lecture. À titre
d’exemples, on pourrait ici évoquer la possibilité, comme ce fut le cas en
Amérique latine, que l’exégèse scientifique soit renouvelée par le fait de se
mettre à l’écoute des découvertes herméneutiques faites dans les lectures
bibliques des communautés de base, ou encore la possibilité qu’une instance

20. KIERKEGAARD S., Œuvres complètes, Paris, Éd. de l’Orante, t. XVIII, 1966,
p. 61-141 (cit. p. 83).
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 29

dogmatique revoie sa doctrine de l’Écriture au vu de la multi-perspectivité


se dégageant du travail exégétique, en s’attachant à repenser dogmatique-
ment la pluralité des voix au sein du canon biblique.

2.6. Stérilisations et fertilisations possibles


Évidemment, une telle fertilité des interactions est exposée à des freins,
ou pour rester dans le même jeu de langage : à des stérilisations. Ainsi,
comme l’a montré à plusieurs reprises l’histoire de la théologie, une instance
dogmatique a pu, sur la base d’une lecture traditionnelle de la Bible, sus-
pendre la liberté académique de l’exégèse. De même, lorsque le principe de
l’inerrance de la Bible est élevé au rang d’une confession de foi, il devient
impossible de faire jouer la créativité herméneutique non seulement en exé-
gèse, mais aussi dans la prédication et dans la pratique de la lecture person-
nelle de la Bible. Ou encore, comme nous l’avons vu plus haut, une certaine
manière de faire valoir l’unique légitimité de l’exégèse scientifique peut,
elle aussi, étouffer tous les autres modes de lecture.
Pour contrer de telles stérilisations, il est urgent de développer des fertili-
sations visant à réalimenter les interactions. À cet égard, on peut citer
l’exemple de la revue Lire et dire, dont le but premier est de travailler à
l’intersection entre exégèse et homilétique, pour susciter des interactions
créatives entre le commentaire et la prédication. De manière semblable,
l’animation biblique en paroisse s’attache à favoriser l’interaction entre
l’exégèse académique et la lecture vécue du croyant, en faisant circuler des
informations médiatrices de l’une à l’autre, et si possible vice versa.
Pour concrétiser cette hypothèse du modèle B de Stucki, qui me paraît
fructueuse pour penser les rapports entre les divers types de lecture de la
Bible au sens d’une herméneutique à géométrie variable, j’aimerais mainte-
nant explorer plus avant l’interaction entre exégèse et théologie systématique,
qui est au cœur de la thématique de notre congrès. Je le ferai dans les deux
directions, en m’attachant à deux auteurs, représentants importants de la théo-
logie protestante, tous deux très conscients des enjeux herméneutiques de
leur travail : d’abord à un exégète pour lequel l’exégèse est impensable sans
la théologie systématique (partie 3), ensuite à un systématicien pour lequel la
théologie systématique est impensable sans l’exégèse (partie 4).

3. UNE EXÉGÈSE IMPENSABLE SANS LA THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE :


RUDOLF BULTMANN (1884-1976)

Formé à l’école de l’histoire des religions, Rudolf Bultmann a travaillé en


exégèse néotestamentaire selon les principes de la méthode historico-
critique qu’il a lui-même enrichie par la méthode de l’histoire des formes,
appliquée à la tradition synoptique. Exégète incontesté, connu surtout pour
30 PIERRE BÜHLER

son grand commentaire de l’évangile de Jean, mais aussi pour sa théologie


du Nouveau Testament, il a enseigné l’exégèse du Nouveau Testament pen-
dant plusieurs décennies à l’université de Marbourg. Mais il avait aussi ac-
quis une grande capacité en théologie systématique, en particulier auprès de
Wilhelm Herrmann, et il était donc tout particulièrement préparé à assumer
les interactions entre les deux disciplines. C’est ce que j’aimerais montrer
dans les quelques points qui suivent.

3.1. Le danger du positivisme, historiciste ou dogmatiste


Durant toute sa vie, Bultmann s’est efforcé d’accompagner son activité
d’exégète par une réflexion autocritique sur les présupposés et les implica-
tions herméneutiques de ce travail. Il y prend distance à l’égard de deux
positivismes qui menacent constamment : d’un côté, le positivisme histori-
ciste, faisant du texte un simple document historique et inculquant à
l’exégète, conformément à l’idéal de Leopold von Ranke, de s’en tenir stric-
tement à la tâche d’établir ce qui s’est véritablement passé, en s’abstenant
d’impliquer son propre intérêt par souci d’objectivité ; de l’autre côté, un
positivisme dogmatique, faisant des textes l’expression d’une doctrine à
endosser comme la vérité donnée objectivement, la foi devenant un simple
« tenir-pour-vrai ». Dans les deux cas, on appauvrit le texte et son message,
en en faisant une donnée objectivée, sur laquelle on établit une mainmise.

3.2. L’interprétation existentiale comme enjeu herméneutique


de l’exégèse
Pour contrer ces deux positivismes, Bultmann engage une réflexion her-
méneutique21 : dans tout texte est mise en jeu une chose (en allemand, une
Sache), et le texte ne peut donc être véritablement interprété que si
l’interprète est en relation vitale avec cette chose du texte. C’est pourquoi la
compréhension d’un texte présuppose toujours une précompréhension de la
chose qu’il met en jeu. L’interprète ne doit donc pas retirer sa subjectivité
par souci d’objectivité. Il doit bien plutôt se laisser solliciter par le texte
dans sa subjectivité. « L’interprétation “la plus subjective” est ici “la plus
objective”, c’est-à-dire que celui-là seul peut percevoir l’exigence du texte
qui se sent concerné par le problème de sa propre existence22. » La compré-
hension d’un texte s’articule donc comme la possibilité d’une nouvelle com-
préhension de soi ouverte par ce texte. Plus tard, Paul Ricœur exprimera
cette même idée en disant :

21. Voir surtout, de manière privilégiée : BULTMANN R., « Le problème de


l’herméneutique », dans : ID., Foi et compréhension, t. I : L’historicité de l’homme et
de la révélation, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 599-626.
22. Ibid., p. 620.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 31

Dès lors, comprendre, c’est se comprendre devant le texte. Non point imposer
au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et rece-
voir de lui un soi plus vaste […]. La compréhension est alors tout le contraire
d’une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste de dire
que le soi est constitué par la « chose » du texte23.
Chez Bultmann, cet accent conduira à la mise en place du programme de
l’interprétation existentiale des textes bibliques, reprenant les catégories de
la philosophie de l’existence, sous l’influence de Heidegger notamment,
mais aussi et surtout de Kierkegaard, à l’arrière-plan. Ainsi, pour Bultmann,
l’interprétation existentiale constitue l’enjeu herméneutique de l’exégèse.
Mais elle constitue également, pour cette raison même, la plate-forme
d’interaction entre l’exégèse et la théologie systématique.

3.3. Foi et compréhension comme cadre


pour un prolongement systématique de l’exégèse
Malgré les craintes à l’égard d’une objectivation doctrinale des textes,
l’enjeu existential habitant le travail d’interprétation trouve son prolongement
dans un effort de réflexion systématique. C’est ce qui se traduit dans les
quatre recueils d’articles Glauben und Verstehen, publiés au fil des décen-
nies24. Comme le montrent ces recueils, les intuitions de l’exégète touché par
la chose du texte l’incitent à une réflexion sur la responsabilité à l’égard de
cette chose dans le monde qui est le sien. Ainsi, l’exégète devient systémati-
cien, parce que la foi découverte dans le Nouveau Testament doit également
s’articuler de manière pertinente pour les êtres humains d’aujourd’hui. À côté
d’articles plus strictement exégétiques, Bultmann n’hésite pas à aborder de
manière systématique des thèmes tels que la question de Dieu aujourd’hui, la
compréhension actuelle du péché et de la grâce, ou encore la discussion mo-
derne sur l’histoire ou sur la liberté, etc. Les trois articles sur « La crise de la
foi », issus de trois conférences données en 193125, expriment peut-être de la
manière la plus marquante ce souci de la foi dans le présent. L’exégète ne
peut pas se retirer dans la tour d’ivoire de son travail d’érudit : s’il est habité
par une relation vitale à la chose en jeu dans le texte biblique, il ne peut rester
indifférent à la crise que traverse cette chose dans le monde actuel. Ce pro-
longement systématique est assumé en interaction vivante avec l’exégèse

23. RICŒUR P., « La fonction herméneutique de la distanciation », dans : ID., Du


texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 116-117.
24. En traduction française (sous la direction d’André Malet), ces quatre recueils
sont publiés en deux tomes : pour le premier, voir ci-dessus, p. 00, n. 00 ; pour le
second : BULTMANN R., Foi et compréhension, t. II : Eschatologie et
démythologisation, Paris, Éd. du Seuil, 1969.
25. Voir BULTMANN, Foi et compréhension I, p. 375-394.
32 PIERRE BÜHLER

biblique, mais sans dépendance, en régime d’autonomie relative, parce que le


questionnement systématique a sa spécificité.

3.4. Le kérygme, ou une exégèse qui relance la pastorale


Par le biais de l’herméneutique et de la théologie systématique, Bultmann
peut également développer une autre interaction dans le réseau du modèle
B : les effets sur l’homilétique. En effet, de nombreux articles de Foi et
compréhension sont consacrés à la question de la proclamation de la foi
chrétienne aujourd’hui, ce qui correspond au moment de la pastorale dans le
programme de notre congrès. Ici aussi, la racine est exégétique au départ :
c’est la notion de kérygme, développée à partir du Nouveau Testament
comme message existentiel, qui guide la réflexion critique sur la tâche ac-
tuelle de la proclamation chrétienne, en lien d’ailleurs avec une pratique
régulière de la prédication à Marbourg, notamment durant le temps de la
montée du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale26.

3.5. Démythologisation et compréhension de soi :


responsabilité théologique jusque dans l’espace public
Le souci de l’exégète ira même au-delà de la pastorale, dans le sens de
notre visée fondamentale, dégagée ci-dessus : il se demande ce qu’il en est
d’une nouvelle compréhension de la foi pour « les croyants en dialogue avec
le monde de ce temps ». La foi, telle est la conviction fondamentale de
Bultmann, offre aux croyants une nouvelle compréhension de soi dans ce
qui constitue le tissu de leur vie, dans le monde, dans leurs relations avec
autrui et devant Dieu. Cela conduira Bultmann à débattre de la question de
la conception du monde (Weltanschauung, en allemand) : la conception
mythologique du monde véhiculée par les textes bibliques risque d’exiger un
sacrifice intellectuel de la part du lecteur actuel, car celui-ci est marqué par
une conception scientifique du monde, qui s’avère incompatible avec la
conception mythologique de jadis. D’où l’exigence pour Bultmann de pro-
céder, sur la base de l’interprétation existentiale, à une démythologisation
des textes bibliques, tant par honnêteté intellectuelle que par souci de la
proclamation de la justification par la foi seule et de la possibilité de vivre la
liberté chrétienne dans le monde actuel.
L’exégète devra assumer son herméneutique jusque dans l’espace public.
En effet, l’article de 1941 dans lequel il définit son programme de la démy-

26. BULTMANN R., Marburger Predigten, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck),


19682 ; voir également Das verkündigte Wort. Predigten – Andachten – Ansprachen
1906-1941, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1984.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 33

thologisation27 provoquera un large débat dans les années d’après-guerre


dans les Églises et la société. Comme jamais depuis, l’herméneutique sera
au cœur d’un débat de société, et en Bultmann, l’exégète soucieux de théo-
logie systématique devient une personne publique.

4. UNE THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE IMPENSABLE SANS EXÉGÈSE :


GERHARD EBELING (1912-2001)

Gerhard Ebeling est moins connu dans l’espace francophone, parce que
moins traduit en français aussi28. Ayant fait une partie de ses études à Mar-
bourg, il est influencé par Bultmann, mais aussi par Bonhoeffer, chez lequel
il a accompli sa formation pastorale. Après avoir été pasteur de l’Église
confessante à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale29, il a développé sa
carrière théologique d’abord comme historien de l’Église, de la Réforme
luthérienne surtout, à Tübingen, puis comme systématicien à Zurich. Mais,
comme il le dira constamment, il est resté pendant toute sa vie historien et
systématicien, assumant ces deux disciplines en tension constante30. Je le
prendrai en considération ici sous l’angle du systématicien soucieux
d’histoire et donc aussi d’exégèse.

27. BULTMANN R., « Nouveau Testament et mythologie », dans : ID.,


L’interprétation du Nouveau Testament, Paris, Aubier Montaigne, sans date (1955),
p. 139-183 (cette traduction suscite un malheureux malentendu en traduisant
Entmythologisierung par « démythisation » au lieu de « démythologisation ») ; voir
pour une reprise du thème de la démythologisation : DUBIED P.-L., « Imprévisible et
réel commun », dans : BÜHLER P., KARAKASH C. (éd.), Science et foi font système.
Une approche herméneutique (Lieux théologiques 21), Genève, Labor et Fides,
1992, p. 95-132.
28. Parmi les quelques traductions françaises d’ouvrages et d’articles, on
mentionnera surtout : L’essence de la foi chrétienne, Paris, Éd. du Seuil, 1970 ;
Théologie et proclamation, Paris, Éd. du Seuil, 1972 ; Luther. Introduction à une
réflexion théologique (Lieux théologiques 6), Genève, Labor et Fides, 1983.
29. Voir de cette époque, mais publié après coup, un recueil de prédications du
jeune pasteur : Prédications illégales. Berlin 1939-1945, Genève, Labor et Fides,
1997.
30. Pour une présentation sommaire de la vie et de l’œuvre de Gerhard Ebeling,
voir BÜHLER P., « Parole de Dieu et herméneutique. Introduction à la pensée de
Gerhard Ebeling », Irénikon 70 (1997), p. 451-475.
34 PIERRE BÜHLER

4.1. L’objectivation en dogmatique : un « sac de dogmes » abstrait


de la situation historique
Comme chez Bultmann, on peut commencer la présentation d’Ebeling par
sa démarche autocritique au sujet du danger d’objectivation en théologie
dogmatique31 : alors qu’il en va d’abord dans la foi d’un mouvement exis-
tentiel de confiance, elle a sans cesse subi le malentendu d’être comprise
comme le « tenir-pour-vrai » d’un certain nombre d’articles. Pour marquer
concrètement le danger, Ebeling développe l’image de la foi comme d’un
« sac de dogmes » :
la foi, si l’on peut dire, serait un sac vide, servant essentiellement à contenir
des objets déterminés. Si elle contient les objets de foi prescrits par le christia-
nisme, alors, à ce titre, elle est foi chrétienne. […] Qui veut prendre la foi au sé-
rieux s’efforce de remplir ce sac jusqu’en haut, et d’assumer ainsi tout ce qui
constitue le contenu nécessaire de cette foi, même s’il ploie sous le faix. Certes,
celui qui est moins scrupuleux a la vie plus facile ; mais il ne goûte pas en toute
quiétude la certitude d’avoir satisfait à ses obligations en ce qui concerne la foi
chrétienne. C’est à peu près ainsi qu’on entend d’ordinaire la foi chrétienne32.
Pour lutter contre ce danger d’objectivation, Ebeling donne à son travail
dogmatique une orientation herméneutique : en formulant et en interprétant
les énoncés fondamentaux de la foi chrétienne, il en va d’un comprendre
dogmatique. Autrement dit : le croyant est invité à comprendre ce que signi-
fie pour lui, dans le monde actuel, le fait de se confier en le Dieu de Jésus
Christ, afin qu’il puisse comprendre de manière intelligente ce qu’il croit. Il
s’agit donc d’articuler de manière cohérente et pertinente ce qui fait la spéci-
ficité du point de vue de la foi chrétienne dans le débat avec d’autres convic-
tions et positions. Ebeling développe ainsi une conception herméneutique de
la théologie systématique, notamment dans les trois volumes de sa Dogmatik
des christlichen Glaubens, publiée en 197933.

4.2. « L’expérience seule fait le théologien » (Martin Luther)


Pour cette raison, la foi est toujours abordée dans son lien avec
l’expérience vécue : la foi s’inscrit dans la vie, la travaille, la fait mûrir et la
fait croître, et la tâche de la dogmatique sera justement de réfléchir sur cette
relation entre foi et expérience vécue, de la penser dans ses tenants et ses

31. À cet égard, voir surtout EBELING, L’essence…, p. 21-32 (dans un chapitre
consacré à l’histoire de la foi).
32. Ibid., p. 21.
33. EBELING G., Dogmatik des christlichen Glaubens, Tübingen, J. C. B. Mohr
(Paul Siebeck), (1979) 19873-1993 ; pour une présentation succincte, voir
BÜHLER P., « Une dogmatique existentielle. À propos de la dogmatique de Gerhard
Ebeling », RTP 113 (1981), p. 139-153.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 35

aboutissants, de l’expliciter et de l’assumer de manière responsable en dia-


logue avec la réalité du monde présent. C’est pourquoi une phrase de Luther
revient souvent chez Ebeling : « L’expérience seule fait le théologien34. »
Pour cette confrontation avec la tâche d’assumer l’expérience vécue de la foi
dans le monde présent, Ebeling s’inspirera de l’interprétation non religieuse
des concepts bibliques que Bonhoeffer a développée de manière programma-
tique dans ses lettres et notes de captivité35. On découvre ici un élément tout
à fait comparable au programme de la démythologisation chez Bultmann.

4.3. Un « événement de parole » inscrit dans l’histoire


comme donnée fondamentale
Le lien entre la foi et la vie dans ses multiples relations est enracinée dans
l’histoire, parce que, au départ de la foi, il y a un événement de parole. Cette
catégorie centrale chez Ebeling (Wortgeschehen, en allemand) correspond
d’assez près à celle de kérygme chez Bultmann. Elle marque l’irruption de
la Parole de Dieu dans l’histoire des hommes, et c’est elle qui constitue la
foi, la crée sans cesse chez les humains, en se transmettant de génération en
génération par la chaîne des témoins. C’est pourquoi les quatre recueils
d’articles publiés au fil des décennies par Ebeling s’intitulent Wort und
Glaube (Parole et foi)36.

4.4. La proclamation :
entre théologie historique et théologie systématique
Pour cette raison, la théologie tout entière est inscrite dans le mouvement
de la proclamation, qui constitue aussi son unité d’ensemble37. La proclama-
tion de l’événement de parole fondateur a toujours déjà eu lieu : c’est la
tâche des sciences bibliques et de l’histoire de l’Église d’explorer et
d’interpréter les multiples constellations de cette proclamation aux origines
et à travers la tradition. En même temps, cette proclamation de l’événement
de parole doit toujours à nouveau avoir lieu : c’est la tâche de la théologie
systématique et de la théologie pratique d’étudier les conditions et les moda-

34. La phrase provient des propos de table du Réformateur (WATR 1 ; 16, 13 ;


n° 46, 1531). Sur le thème de l’expérience, voir EBELING G., « La plainte au sujet du
défaut d’expérience en théologie et la question de son objet », ETR 81 (2006), p. 1-
23.
35. Voir BONHOEFFER D., Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité,
Genève, Labor et Fides, 2006 (nouvelle éd.).
36. Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1960-1995.
37. Pour la suite, voir EBELING G., « Diskussionsthesen für eine Vorlesung zur
Einführung in das Studium der Theologie », dans : ID., Wort und Glaube, t. I, 1967,
p. 447-457.
36 PIERRE BÜHLER

lités de cette proclamation présente et à venir. Ces deux démarches, l’une


tournée plutôt vers le passé, l’autre vers le présent et l’avenir, sont étroite-
ment liées, et c’est ce qui permet à Ebeling de souligner le lien entre l’effort
historique et la réflexion systématique.

4.5. L’exégèse comme fertilisation de la théologie systématique


Étant donné ce lien étroit entre les disciplines, Ebeling thématise égale-
ment la manière dont le systématicien doit se rapporter au donné biblique. Il
voit ici aussi le danger de raccourcis objectivants : en effet, les systémati-
ciens se contentent souvent de prendre la Bible comme un recueil de dicta
probantia, de sentences que l’on peut citer à titre de preuves scripturaires
pour les énoncés dogmatiques, en les arrachant à leur contexte et en en fai-
sant des vérités éternelles. C’est pourquoi Ebeling exige du systématicien un
travail plus précis et plus consciencieux d’un point de vue herméneutique : il
doit entrer lui-même dans le mouvement du travail exégétique, s’il veut que
l’exégèse fertilise véritablement sa réflexion systématique38. À titre
d’illustration, on signalera ainsi qu’Ebeling s’est engagé activement dans ce
qu’il est désormais convenu d’appeler la deuxième quête du Jésus histo-
rique, aux côtés d’Ernst Fuchs, d’Ernst Käsemann et de Günther Bornkamm,
en débat avec Bultmann39 ; qu’il a plusieurs fois débattu avec Käsemann sur
la question du canon du Nouveau Testament et de la compréhension des
origines du christianisme ; dans sa dogmatique, on peut observer qu’à plu-
sieurs reprises il consacre tout un chapitre à élaborer de manière nuancée le
donné biblique concernant les grands énoncés de la foi ; enfin, pour le der-
nier cours de sa carrière académique, il a choisi de donner un cours
d’exégèse sur l’épître aux Galates40.

4.6. « La théologie est nécessaire pour rendre au prédicateur la tâche de


prêcher aussi difficile que nécessaire. »
Comme chez Bultmann, l’interaction entre théologie systématique et exégèse
en suscite d’autres dans le cadre du modèle B, notamment celle avec
l’homilétique : Ebeling a lui aussi réfléchi de manière répétée aux problèmes de
la prédication, en lien avec une pratique homilétique régulière, attestée par des
recueils de prédications sur le Notre Père, le Décalogue et un choix de psaumes.
Je me contenterai ici de deux citations marquant bien ce souci de l’homilétique :

38. Pour une réflexion de fond sur les rapports entre exégèse et dogmatique, voir
EBELING G., « Dogmatik und Exegese », dans : ID., Wort und Glaube, t. IV, 1995,
p. 492-509.
39. Voir EBELING, Théologie et proclamation.
40. EBELING G., Die Wahrheit des Evangeliums. Eine Lesehilfe zum Galaterbrief,
Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1981.
UNE HERMÉNEUTIQUE À GÉOMÉTRIE VARIABLE 37

« La théologie est nécessaire pour rendre au prédicateur la tâche de prêcher


aussi difficile que nécessaire. […] La théologie n’est nécessaire que dans la
mesure où elle se rend elle-même superflue et rend la proclamation néces-
saire41. » Par ailleurs, non seulement les prédications sur le Notre Père, mais
aussi des articles sur le thème de la prière témoignent d’un intérêt d’Ebeling
pour ce que P.-A. Stucki appelle le langage de l’aveu et de la prière. Cet intérêt
aura un effet en retour de la prière sur la théologie systématique, puisque, dans
sa dogmatique, Ebeling inscrit tout son développement de la doctrine de Dieu
dans la situation fondamentale de la prière42. Cette interaction entre théologie
systématique et prière illustre bien la richesse de notre modèle B.

5. EN GUISE DE CONCLUSION :
QUELQUES PERSPECTIVES À REPRENDRE…

Mon but n’était pas d’insinuer qu’avec Bultmann et Ebeling tous nos pro-
blèmes sont résolus. Mon exposé était de nature introductive : il s’attachait à
expliciter le problème et à proposer des pistes de réflexion pour la suite. Il
est bien clair que les pensées de Bultmann et Ebeling ne peuvent être re-
prises telles quelles aujourd’hui : ce serait faire fi de l’historicité de la théo-
logie soulignée au début et dont ils étaient tous deux très conscients. En
particulier, il leur manque une explicitation plus précise des implications sur
le plan sociopolitique. Mais il me paraîtrait possible de concevoir
l’herméneutique B aussi sous l’angle d’une théologie de la libération.
Néanmoins, j’aimerais retenir quelques perspectives chez Bultmann et
Ebeling susceptibles de nous inspirer pour notre travail.
a) Dans une interview, le comédien Bourvil disait : « Quand on est artiste,
il faut savoir faire dans tous les genres. » Dans ce sens, Bultmann et Ebeling
sont peut-être des « artistes » de la théologie. Ils nous exhortent à lutter
contre la spécialisation à outrance qui a tendance à se propager en théologie
aussi, pour le bien de jeux ouverts d’interdisciplinarité. Le risque de ne sa-
voir presque rien sur presque tout est-il vraiment plus grand que celui de
savoir presque tout sur presque rien ?
b) Tant chez Bultmann que chez Ebeling, le présupposé de base est celui
de la légitimité de principe d’une pluralité de registres selon lesquels on peut
lire les textes bibliques. Ils nous montrent, en lien avec le thème du congrès,

41. EBELING, « Diskussionsthesen… », p. 447-448.


42. Voir EBELING, Dogmatik I, chap. « Gott », p. 158-261. Après avoir parlé des
difficultés et des problèmes de la manière traditionnelle d’aborder la question de
Dieu dans un § 8 intitulé « Parler sur Dieu », il développe sa propre conception dans
le § 9, intitulé « Parler à Dieu », ce qui le conduit ensuite à développer les notions de
révélation et de Parole de Dieu dans le § 10, intitulé « Parler à partir de Dieu ».
38 PIERRE BÜHLER

qu’exégèse et théologie peuvent faire bon ménage. Autrement dit : confor-


mément à l’herméneutique B empruntée à P.-A. Stucki, il paraît prometteur
de faire jouer des interactions entre les différents registres de lecture, en
régime d’autonomie relative, sans revendications de monopole et sans igno-
rance ou condescendance réciproques. En toute fragilité, en toute vulnérabi-
lité, il se pourrait bien que de tels jeux relancent l’intérêt pour les textes
bibliques et les méthodes variées pour les lire.
c) La visée fondamentale est bien formulée par Ebeling quand il dit que
l’effort ne parvient à son véritable but que lorsque l’interprétation du texte
se renverse en une interprétation par le texte, ou pour le dire autrement :
lorsque l’interprète devient l’interprété43. Ce renversement d’une activité
d’interprétation en une expérience passive consistant à se trouver interprété
constitue le critère décisif du sérieux de la lecture de la Bible, tant pour
l’exégète que pour le systématicien, le pasteur ou le croyant.
d) S’il est ainsi conçu, le travail d’interprétation pourra demeurer
une tâche sans cesse renouvelée, à remettre constamment sur le
métier, comme un défi stimulant. Cela pourrait confirmer, dans ce
dessin de Piem44, la réponse de la dame qui, lisant la Bible, doit
répondre à la question « Et ça finit comment ? » : « Ça finit pas. »

43. Voir BÜHLER P., « L’interprète interprété », dans : BÜHLER P., KARAKASH C.
(éd.), Quand interpréter c’est changer. Pragmatique et lectures de la Parole (Lieux
théologiques 28), Genève, Labor et Fides, 1995, p. 237-262.
44. Dessin tiré de PIEM, Dieu et vous, Paris, Le Cherche Midi, 1996.
PIERRE GIBERT, S.J.

EXÉGÈSE CRITIQUE ET THÉOLOGIE


QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU

« Il n’est pas surprenant qu’on ait négligé l’étude de la


critique dans les siècles où la barbarie régnait dans
l’Europe. Car on n’avait pas alors tous les secours que
nous avons présentement pour cette étude, ce qui est
absolument nécessaire. Mais qu’on n’ait aujourd’hui
que du mépris pour cet art, et qu’on regarde comme
purs grammairiens ceux qui s’y appliquent, c’est ce que
je ne puis comprendre. Aussi voyons-nous des preuves
évidentes de faiblesse dans quelques célèbres
théologiens de notre siècle, qui ont ignoré les véritables
lois de la critique. »

Chers Collègues, chers Amis,


Vous me pardonnerez j’espère d’ouvrir cette conférence mais aussi ce
congrès par cette citation. Je ne vous demanderai pas, en vaine et préten-
tieuse devinette, de quel exégète contemporain elle émane. Elle est de Ri-
chard Simon, dont le propos date de 168945. Mais sans esprit de provocation,
j’ai tout de suite envie de vous demander, – de nous demander –, ce qu’il en
est aujourd’hui encore pour les exégètes de certains propos très récents de
théologiens, sans parler tout de suite de ce qu’il en a été depuis 1689, ou
1678, année du brûlage de l’Histoire critique du Vieux Testament sur ordre
de Louis XIV conseillé par Bossuet46.
Où en sommes-nous des rapports entre théologie et exégèse critique, entre
théologiens et exégètes ? Faut-il être serein, pessimiste ou optimiste ? Faut-il
se satisfaire d’une pressante invitation formulée en 2007, renouvelée en
2011, selon laquelle il serait temps de passer à un « au-delà de
l’interprétation historico-critique » afin d’accéder à « une interprétation
proprement théologique de la Bible », tant il est « évident » qu’« en deux

45. Histoire critique du texte du Nouveau Testament, Rotterdam, 1689, préface


(sans pagination).
46. Nous avons volontairement gardé le style oral de la conférence (NdE).
40 PIERRE GIBERT, S.J.

cents ans de travail exégétique, l’interprétation historico-critique a désor-


mais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner47 » ?
Exit donc aujourd’hui une exégèse dont nous fûmes avertis dès 1678
qu’elle n’était que « libertinage » intellectuel, et dont un besogneux auteur
d’article de dictionnaire affirmait en 1855 : « ce système d’interprétation qui
multiplie les plus dangereux paradoxes » n’a fait que tendre « à ébranler les
fondements sur lesquels repose l’origine de la révélation chrétienne », cer-
tains de ses praticiens ayant fini par « regretter d’avoir percé la digue qui
retenait ce torrent dévastateur48 ». En bref, n’ayons pas peur des mots !
Pouvons-nous espérer entrer un jour dans un dialogue apaisé entre exé-
gèse et théologie ? La question n’est pas que rhétorique quand on constate
une sorte d’étrange continuité de propos et donc d’attitudes entre la seconde
moitié du XVIIe siècle et ce début de XXIe siècle. Certes, le langage dénoncia-
teur et les méthodes de rétorsion ont évolué, du côté de l’autorité magisté-
rielle romaine tout au moins, même si ne date que de 1962 la dernière
intervention en matière d’interdiction d’enseignement et de publication
frappant deux exégètes de l’Institut biblique49 ! Par ailleurs, le programme
de ce congrès entre conférences et ateliers montre déjà et suffisamment
combien sont dépassées un certain nombre de difficultés, d’apories, même
si, depuis trois ou quatre décennies, on a pu assister à d’inquiétants retours
fondamentalistes parfois déguisés en anges de raison et de scientificité !
Mais avant de m’engager plus avant dans mon sujet, une question de mé-
thodologie s’impose.
Pour aborder la thématique de notre congrès, « Entre exégètes et théolo-
giens, la Bible… », quel point de vue faut-il adopter ? Celui de la théologie
ou celui de l’exégèse ? Les deux sans doute, ainsi que le confirme un double
discours d’ouverture, de théologien et d’exégète, et quoi qu’il en soit des
différences normales et légitimes de domaines, de fonctions, voire
d’intentionnalités. Mais pour ce qu’implique la formulation de cette théma-
tique, qui érige la Bible en une sorte d’objet de débat, sinon de tension,
« entre » exégèse et théologie, je ne pense pas qu’il faille se voiler la face :
les rapports sont encore loin d’être paisibles ou apaisés. En témoigneraient, si
besoin était, les propos que je viens de rappeler de ces années 2007 et 2011…
La partie est-elle gagnée ? On ne peut d’abord qu’en douter. Mais y a-t-il
vraiment partie à gagner entre exégèse et théologie ? ou, plus fondamenta-
lement et plus largement peut-être, entre foi et lecture critique de la Bible ?

47. RATZINGER J./BENOÎT XVI, Jesus von Nazareth, Fribourg – Bâle – Vienne,
Herder, 2011, p. 11 (trad. fse p. 8-9).
48. Art. « J. G. Eichhorn », dans le dictionnaire MICHAUD (dir.), Biographie
universelle ancienne et moderne, t. XII, nouvelle éd. 1855, p. 321 s.
49. Il s’agissait des pères Lyonnet et Zorell, s.j.
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 41

Ne s’agit-il pas, selon des fonctions et points de vue différents, du service


d’une même réalité dans l’ordre de la foi comme dans l’ordre de
l’intelligence de la foi ?
Dans cette double perspective de foi et d’intelligence, qui allait de soi au
temps des Pères de l’Église et tout au long du Moyen Âge, le problème peut
d’abord paraître d’ordre seulement historique ; sous-entendu : il aurait pu en
être autrement si Bossuet avait agi différemment en 1678, et s’il ne s’était
entêté dans le pouvoir quasi magistériel que sa situation de courtisan de
Louis XIV lui avait dans un premier temps fait reconnaître. Mais ne
s’agissait-il alors que de l’erreur grossière d’un seul homme ?
La suite de l’histoire, jusqu’à nos jours inclusivement, nous invite à en
douter encore. C’est pourquoi il nous faut encore prendre au sérieux la for-
mulation du titre de notre congrès et sa question induite, en ce qu’elle a
justement de « dichotomisant » : l’exégèse, surtout si elle est critique, et la
théologie, surtout si elle se veut dogmatique, ecclésiale, et même fondamen-
tale, voire biblique, ne s’imposent pas d’abord en rapports harmonieux ou
résolus, quoi qu’il en soit aujourd’hui d’un certain apaisement, du moins à
un niveau plutôt universitaire. Par conséquent la question se pose encore de
savoir de quel ordre est le problème : historique seulement ? ou théolo-
gique ? ou seulement épistémologique ? ou plus fondamentalement de pra-
tique de l’Écriture en christianisme ?
Je ne vous étonnerai sans doute guère en vous disant que les choses ne
sont, là encore, ni aussi simples ni aussi claires. Peut-être même est-il vain
de poser la question en de tels termes et donc de choisir entre ces différents
modes d’approche de notre sujet.
Mais s’agit-il pour autant, vraiment ou simplement, de passer à un « au-
delà de l’interprétation historico-critique », étant assurés que cette interpré-
tation aurait « désormais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner » ?
Autrement dit, qu’induisent ces propos récents du théologien Joseph Ratzin-
ger qui invite au passage les exégètes à revenir à la théologie qu’ils auraient
manifestement abandonnée, négligée ou oubliée… Il est vrai, précise-t-il,
que ce disant, il tient là un point de vue personnel qui ne doit pas être reçu
en fonction de sa responsabilité magistérielle. Fasse le ciel ! et pas seule-
ment auprès du chrétien moyen plus ou moins naïf…
Qu’en est-il exactement ?
Par prudence, je continuerai donc sur quelques rappels historiques, pour
voir ensuite ce qu’ils induisent de malentendus, des malentendus qui résis-
tent non pas depuis deux siècles, mais depuis bientôt cinq siècles, et dont
j’ose croire et espérer qu’ils ne sont pas définitifs, malgré cette durée.
Sans remonter au déluge, permettez-moi d’évoquer rapidement d’abord
les premiers siècles, sinon les premières décennies, de la réception chré-
tienne des Écritures.
42 PIERRE GIBERT, S.J.

Si j’entends bien saint Paul, dans l’épître aux Galates notamment, mais
plus encore si j’entends les réponses homilétiques d’un Origène aux objec-
tions des premières générations chrétiennes alexandrines, une chose est pa-
tente : les Saintes Écritures n’ont pas été immédiatement audibles aux oreilles
de ces premières générations d’origine païenne ! Et si elles ne l’étaient pas,
ce n’était pas seulement parce que ce qu’elles rapportaient ne leur était pas
familier ; bien au contraire : trop d’éléments leur rappelaient trop immédia-
tement du déjà entendu et connu, de « vieilles histoires » de sièges de villes
ou de défaites, des contes et légendes, et toutes formes de mythes et de règles
plus ou moins rituelles dont les cultures païennes débordaient, et dont les
nouveaux chrétiens pensaient que l’accès au Christ les avait libérés.
On sait comment la réponse est venue, dans la mouvance de saint Paul
lui-même, de la part des Pères alexandrins notamment, bientôt reprise par
toute la chrétienté : la pratique allégorique issue de l’hellénisme, d’abord
relayée par Philon d’Alexandrie à l’intérieur du judaïsme, puis universalisée
dans la chrétienté jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les récits des patriarches,
les grands moments de l’histoire sinaïtique et de l’entrée en Terre promise,
l’histoire même des rois d’Israël et de Juda, quels que soient leur sens pre-
mier, littéral, sublime ou trivial, feraient désormais figures et images annon-
ciatrices du Christ qui leur donnait le sens ultime et vrai, par-delà une
signification immédiate plus ou moins réaliste ou historique.
Sans doute n’était-il pas question alors de distinguer et encore moins
d’opposer exégèse et théologie, dont les termes n’étaient pas encore fondés
en épistémologie. Mais il ne faisait aucun doute qu’une « science divine »
s’était déployée par cette pratique allégorique pour nous fournir non seule-
ment les grands commentaires patristiques et médiévaux, mais aussi quelques
grands chefs-d’œuvre de l’art chrétien jusqu’au seuil du XVIe siècle.
Vous connaissez la suite : dès la fin du XIVe siècle et tout au long du
XVe siècle, la contestation parfois virulente et le rejet de l’allégorie et de la
théorie des quatre sens de l’Écriture au bénéfice du seul sens littéral tout
uniment qualifié de christique, spirituel et mystique. Puis ce fut l’avènement
de l’imprimerie dont on n’exagérera jamais l’influence dans la vulgarisation
du texte biblique mis pour la première fois dans son intégralité à la disposi-
tion de tout lecteur chrétien, qu’il fût clerc ou laïque. L’imprimerie allait
jouer un rôle important dans l’approche des Écritures et leur mise au service
des réformes dont on estimait alors la chrétienté en grand besoin.
Qui allait prôner ce retour à la lettre du texte biblique ? Dès le début du
XVIe siècle, des gens qui ne se désignaient donc pas comme exégètes et en-
core moins comme « exégètes critiques » ou « historico-critiques » : le mot
« critique » n’était pas encore appliqué à la Bible, et ne le sera qu’à partir
des années 1580 grâce à la suggestion d’un voisin de Toulouse, un Agenais
d’origine, le calviniste Scaliger. Ceux qui tout au long du XVIe siècle se-
raient les pionniers de cette exégèse, d’Érasme à Maldonat, étaient des gens
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 43

qui se qualifiaient explicitement de « théologiens », en revendiquaient la


qualité et l’affichaient même sous leur nom ou le titre de leurs ouvrages.
Autant le dire sans la moindre hésitation : tous ceux qui, entre la fin du
XVe siècle et le tout début du XVIIe siècle s’appliqueraient à l’étude de la
Bible dans sa lettre et sa grammatica, se considéreraient, se diraient et
s’afficheraient « théologiens », et seraient reconnus comme tels.
Bien plus, comme humanistes chrétiens, quand ils prônaient la réforme de
la scolastique, c’est-à-dire de la théologie, ils en indiquaient la double et
exclusive voie : le retour aux saints Pères, c’est-à-dire aux Pères de l’Église,
et aux Saintes Lettres, c’est-à-dire aux Écritures prises dans leur sens littéral,
et d’abord sinon exclusivement dans ce sens. La veritas du texte, théolo-
gique et spirituelle, dépendait d’abord de cette prise en considération de
cette lettre, de ce sens littéral, de l’historia qu’il rapportait.
Ainsi, à partir des travaux fondateurs d’Érasme et d’Elias Levita au début
du XVIe siècle, des formes de critique textuelle puis littéraire allaient se mettre
en place, mais toujours au service d’une intelligence non seulement spirituelle
et pastorale des Écritures, mais également, surtout peut-être, théologique. Et
malgré les exigences de technicité qui se vulgarisent parmi les humanistes,
exigences issues de l’étude des textes gréco-romains, leurs praticiens ne se
départiraient jamais de leurs perspectives théologiques et théologiennes.
On pourrait s’en tenir à cette fin du XVIe siècle où, par-delà les guerres de
Religion et les polémiques entre catholiques et protestants, l’enjeu théolo-
gique semblait clair. Mais ce serait sans compter avec un problème que nous
retrouvons aujourd’hui, donc récurrent jusqu’à nos jours, le problème induit
par la lecture immédiate du texte biblique dans son intégralité par ce lecteur
auquel l’imprimerie l’offre sans truchement ni intermédiaire. Autrement dit,
en ce début du XVIIe siècle, la Bible se présente pleine de « contrariétés »,
selon le mot de l’époque, ainsi qu’il en va encore en ce début du XXIe siècle,
quoique en d’autres termes !
Cette fois, ce ne sont plus seulement les difficultés textuelles ou même lit-
téraires qui vont s’exacerber ; c’est le contenu même, le sens du texte qui
présentent des « contrariétés » par rapport à un savoir autre, que ce soit en
matière de sciences et plus encore en matière d’histoire, d’historiographie et
donc de critique historique. L’invraisemblable, l’irrationnel, l’impossible
heurteraient bientôt une raison et une rationalité qui ne seraient pas immé-
diatement « libertines » selon l’expression de l’époque, c’est-à-dire en
termes plus modernes, rationalistes, scientistes ou positivistes ! et cette fois,
toutes confessions confondues.
Aussi, n’y a-t-il pas à s’étonner de voir, dès le premier tiers du
XVIIe siècle, des philosophes catholiques, dans la mouvance de Descartes,
encourager une approche critique des Écritures. Ainsi, les pères Mersenne et
Petau iront jusqu’à financer l’édition des travaux du protestant Louis Cap-
pel, clairement intitulés Critica Sacra. En même temps, les Critici Sacri de
44 PIERRE GIBERT, S.J.

l’anglican Walton rassemblaient les commentateurs contemporains des ver-


sets bibliques, et là encore, toutes appartenances confessionnelles confon-
dues. Ainsi naissait la « république des lettres » dont la majorité des
membres s’affichaient « théologiens » et continuaient d’ignorer les termes
d’« exégètes » critiques ou historico-critiques ! Et pourtant, tel M. Jourdain
faisant de la prose, ils faisaient de l’exégèse.
L’histoire et ses questionnements commençaient à entrer en scène, parfois
en vifs conflits lourds d’un avenir orageux. Je mentionnerai ici les tensions à
l’Académie de Genève où les frères Turrettini, théologiens, exercèrent une
pression telle sur Jean Le Clerc que celui-ci dut définitivement s’exiler à
Rotterdam avec ses problèmes d’histoire et d’historicité du Pentateuque et
de Moïse !
Faut-il tarder à s’interroger sur le fait qu’à la fin de ce même XVIIe siècle
Richard Simon devait se plaindre de ce mépris de soi-disant théologiens à
l’égard des vulgaires « grammairiens » que semblaient être devenus les te-
nants de la critique biblique ? Tous les catholiques et protestants, à com-
mencer par Simon lui-même, s’étaient d’abord formés en théologie ; et leurs
études critiques de la Bible étaient exclusivement au service de la théologie
et donc de la foi des chrétiens. Que s’est-il passé pour qu’en ce début du
XXIe siècle une voix autorisée accuse encore les exégètes d’avoir oublié,
abandonné ou exclu la théologie ? Et de les sommer d’y revenir !
Si l’on rejoint cette fin du XVIIe siècle, cette accusation est historiquement
fausse, pour ne pas dire mensongère. Devons-nous résister à la tentation de
penser que c’est bien plutôt les théologiens, et ceux qui en tout cas
s’affirmaient tels, qui ont déserté l’exégèse biblique comme exégèse critique
au service de l’intelligence théologienne ? Chers amis, ne résistons pas !
c’est bel et bien ce qu’il s’est passé. Car ce sont bel et bien les théologiens
qui ont alors oublié, abandonné et exclu l’exégèse critique de leur champ.
Dois-je ajouter ? et du même coup ils ont exclu une intelligence accrue et
renouvelée des Écritures !
Je ne sais si Bossuet peut être considéré comme théologien. Un de ses
biographes récents n’hésite pas à lui refuser la qualité d’historien, a fortiori
de philosophe et de théologien de l’histoire qu’il se voulait50 ! Mais fran-
chement, en cette fin du XVIIe siècle, était-il possible de s’afficher « exé-
gète critique » sans être théologien ?
Ainsi devait en aller la suite de l’histoire. La crise que l’autorité romaine
devait qualifier de « moderniste » au début du XXe siècle allait consacrer
cette contre-vérité historique ; ce qui se marqua, entre autres initiatives, par
l’exigence de la licence en théologie pour entamer des études bibliques !

50. MINOIS G., Bossuet entre Dieu et le Soleil, Paris, Perrin, 2003, p. 230-240
passim.
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 45

Je pense qu’à cette inversion de position, quelques théologiens des XVIe et


XVIIe siècles, et qui n’étaient pas tous protestants, loin de là, ont dû se re-
tourner dans leurs tombes ! Pensons à certains propos de Simon certes, mais
tout aussi bien, un siècle plutôt à ceux d’un Maldonat qui exhortait ses col-
lègues théologiens comme lui à étudier et commenter les Écritures dans leur
sens littéral comme base et fondement de l’exercice théologique !
Inutile, je pense, de poursuivre plus avant sur cette voie dont un certain
nombre de faits et de propos disent les malheureux malentendus dont elle est
pavée. Je voudrais maintenant m’avancer sur ce terrain proprement théolo-
gique pour nous poser la question non tant du malentendu que de la carence
impliquée par le rejet plus ou moins larvé de toute forme d’exégèse critique
jusqu’à nos jours. Et tout d’abord en vous invitant à prendre acte de notre
programme de conférences qui, tant à partir de points et de textes particuliers,
qu’à partir de concepts plus généraux, entendent bien aborder ce qui fait à la
fois spécificité et tension entre exégèse et théologie. La question de la « théo-
logie biblique » ne pouvait être évitée, pas plus que les perceptions théolo-
giennes internes au corpus biblique tant vétéro- que néotestamentaire. Trois
conférences au moins aborderont de front les questions de clivage,
d’articulation, voire d’invité de la onzième heure entre des catégories qui
débordent à la fois la Bible et l’exégèse, mais aussi la théologie : la philoso-
phie avec son incontournable Spinoza, mais aussi l’anthropologie et l’histoire
de la culture ne pouvaient être oubliées sinon négligées dans cette recherche.
La multiplicité, la richesse, voire l’inventivité des sujets d’ateliers ne
pourront évidemment qu’apporter un supplément d’acuité dans ce jeu de
notions et de tensions, promettant non tant de vifs débats que
d’indispensables points de vue.
Pour ma part, je me permettrai en terminant de soulever deux ou trois
points qui devraient entrer sans difficulté dans nos échanges. Je les souligne
pour nous inviter à élargir le champ de l’anthropologie ou de l’histoire des
religions à un moment où nos pratiques peuvent éventuellement servir à
élargir des débats, voire à réduire des tensions.
Tout d’abord, quelles que soient les implications d’un corpus canonique
religieusement ou théologiquement consacré, je pense qu’il y a à
s’interroger de façon générale sur le phénomène de la sacralisation de
l’écrit à l’intérieur d’une confession ou d’une religion. Quand on sait ce que
ce principe dans son immédiateté peut induire de réactions irrationnelles et
passionnées, en quelque religion ou espace culturel que ce soit, je pense
qu’il est temps d’y réfléchir en conséquence de quelques siècles d’exégèse
critique. Nos concepts plus ou moins traditionnels d’« Écriture sainte » au
pluriel comme au singulier, de « Saintes Écritures », de « sainte Bible »,
mais aussi celui d’« inspiration » ne peuvent plus fonctionner comme il
pouvait en être jusqu’à une époque relativement récente. L’approche cri-
tique, du fait même qu’elle se voulait exigence théologique et théologienne,
46 PIERRE GIBERT, S.J.

aurait dû, si elle n’avait pas été gênée, aider à repenser ces expressions et ce
qu’elles induisaient, en particulier dans les concepts de canonicité, voire de
canonisation. N’oublions pas aujourd’hui en particulier les ambiguïtés d’un
faux œcuménisme qui parle des « religions du Livre » (avec une majus-
cule !). Au moment précisément où certains musulmans commencent à re-
garder du côté de l’expérience critique des biblistes, il me semble urgent
d’être nous-mêmes au clair sur tous les concepts de sacralisation de l’écrit.
Raison de plus pour nous interroger sur nos propres expressions, non pour
les supprimer ou les interdire, mais pour écarter tous les malentendus à
l’intérieur de nos confessions comme dans nos approches des autres reli-
gions. Il me semble qu’en tant qu’exégètes et exégètes synonymement théo-
logiens nous sommes à même d’apporter des éclaircissements.
Un deuxième point à examiner, en dérivé du premier, me paraît être dans le
rapport culturel des écrits bibliques tant du Nouveau que de l’Ancien Testa-
ment avec leur contemporanéité. Je ne prétends pas que cela n’ait jamais été
étudié. Mais il me semble qu’il y a aujourd’hui à renouveler notre recherche
sur la conscience des écrivains bibliques quand ils se mettaient au travail.
Nous avons parfois joué de fausses évidences, du type si tel auteur était prêtre,
c’est qu’il appartenait à un groupe sacerdotal… et son écrit en relevait. Certes,
certes, mais encore ? Il me semble qu’il y a à être plus pertinent, j’ai envie de
dire « plus laïque » dans nos approches du lien qu’il y avait entre ces auteurs
et l’art et le besoin d’écrire, avec leurs lecteurs rarissimes en ces temps
d’écriture exclusivement manuscrite, avec les moyens très limités et plus ou
moins contraignants de leurs différentes époques. Là encore, nous devons
nous méfier des solutions par trop évidentes ou définitives apportées par
l’exégèse canonique. Car il ne s’agit pas seulement d’histoire en ce qui la
rendrait négligeable au regard d’une conscience croyante seulement réceptive
de ce qu’exigeraient ses nécessités propres, prière, évocations imagina-
tives, etc. Il s’agit de vérité, de cette vérité que produit justement l’histoire
dans sa mouvance et son mouvement, dans sa nature comme dans sa très large
prégnance sur l’ensemble du corpus biblique.
Ainsi j’arrive au troisième et dernier point que je voulais suggérer, ce qui
n’exclut évidemment rien de toutes les questions ouvertes ou pendantes.
Comme croyants ou exégètes d’un corpus à prédominances historiques et
historiennes donc, et dans le cadre d’une religion et d’une théologie de
l’Incarnation, nous ne pouvons considérer les problèmes d’historicité, voire
de relativisations historiques et historiennes comme secondaires, largement
dépassés, et en tout cas relatifs aux confessions de foi, ou aux définitions
dogmatiques qui du coup en limiteraient la portée et la signification.
Dans la mesure où l’Ancien Testament d’abord a marqué dès l’Antiquité
une rupture avec une perception du divin exclusivement cantonné dans des
espaces et des temps précisément sacralisés, dans la mesure où il ose affron-
ter l’histoire comme lieu de la révélation et de la manifestation divines, rien
QUÊTES ET ENJEUX D’UN MALENTENDU 47

de ce qui est historique et historien ne saurait être étranger à l’intelligence


des Écritures ! Et les circonstances historiques comme l’expression histo-
rienne des évangiles ne peuvent nous faire réduire une dimension qui n’est
pas que de l’ordre du Sitz im Leben des textes. C’est l’histoire qui en chris-
tianisme est le véritable lieu et temps de la révélation, et donc de l’Écriture,
si sainte soit-elle.
C’est par là, et ce dès le XVIe siècle, que l’exégèse historico-critique dans
son principe même s’inscrit dans l’ordre théologique ; elle ne saurait lui être
étrangère ni secondaire. Dans sa nature et ses implications elle est lieu théo-
logique ; elle est théologie, jusques et y compris dans ses pratiques et ses
exigences. Et même si, aux époques allégorisantes, le sens littéral, historique
a pu être secondarisé ou négligé, rappelons que c’était au bénéfice de
l’historicité du Christ que les historiae de l’Ancien Testament risquaient de
dévaloriser ou de diminuer parce que trop païennement lues. Les nouvelles
perceptions et approches des XVIe et XVIIe siècles ont ramené l’histoire sur le
devant de la scène, obligeant le lecteur de la Bible à la prendre au sérieux à
nouveaux frais. Du même coup, l’histoire a été revisitée à l’intérieur de la
théologie chrétienne. Et il est ici emblématique de rappeler qu’un des pre-
miers actes de cette critique historique fut de s’attaquer à l’acte de donation
de Constantin révélé comme un faux ! Et loin d’être condamné, Lorenzo
Valla, également précurseur d’Érasme en exégèse critique, fut fait chanoine
richement doté du Latran où il repose en un très digne tombeau !
Pourquoi cette exigence critique ne serait-elle pas au service de la vérité
des Écritures ? Et si nous marchons vers la plénitude de la Vérité, qu’aurions-
nous à craindre de sa manifestation dans le cadre précis de ces Écritures qui
ont avant tout voulu assumer l’histoire comme lieu de la Révélation ?
Aussi, je laisserai la conclusion à un théologien contemporain qui vient de
nous rappeler ceci :
la foi ne pourra revivre que si on la replonge dans l’Évangile. Pour moi donc,
c’est cela la chose importante à l’heure actuelle : rendre la parole aux chrétiens,
les laisser poser leurs questions, même foisonnantes, même dérangeantes, sur la
Révélation mais avant tout sur l’Évangile. En ce sens-là, il faudra bien
s’accommoder aussi de l’exégèse historique, critique, qui se fait à l’heure ac-
tuelle. Ce n’est sans doute pas elle qui ramènera à la foi ceux qui s’en écartent,
mais en tout cas on ne peut pas la rejeter sans admettre tacitement qu’il y a cer-
taines vérités qu’on ne veut pas voir ! On ne peut pas bannir la vérité historique51.
Permettez-moi d’ajouter : sans renier notre humanité, cette humanité dans
laquelle le Verbe s’est fait chair avec tous les risques qu’il a accepté d’y
assumer, y compris dans l’Écriture !

51. MOINGT J., Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du
catholicisme, Paris, Temps présent, 2010, p. 152.
DEUXIÈME PARTIE

LA CRÉATION
Regards d’exégètes et de théologiens
ANDRÉ WÉNIN

Y A-T-IL UNE THÉOLOGIE DE LA CRÉATION


DANS LA BIBLE HÉBRAÏQUE ?

Où étais-tu quand je fondai la terre ?


Parle, si ton savoir est éclairé.
Qui en fixa les mesures, le saurais-tu,
ou qui tendit sur elle le cordeau ?
Sur quel appui s’enfoncent ses socles ?
Qui posa sa pierre angulaire,
parmi le concert joyeux des étoiles du matin
et les acclamations unanimes des Fils de Dieu ?
Qui enferma la mer à deux battants,
quand elle sortit du sein, bondissante ;
quand je mis sur elle une nuée pour vêtement
et fis des nuages sombres ses langes ;
quand je découpai pour elle sa limite
et plaçai portes et verrou ?
« Tu n’iras pas plus loin, lui dis-je,
ici se brisera l’orgueil de tes flots ! »
[…] As-tu pénétré jusqu’aux sources marines,
circulé au fond de l’Abîme ?
Les portes de la Mort te furent-elles montrées,
as-tu vu les portes du pays de l’ombre de mort ?
As-tu quelque idée des étendues terrestres ?
Raconte, si tu sais tout cela.
De quel côté habite la lumière,
et les ténèbres, où résident-elles […] ?
Si tu le sais, c’est qu’alors tu étais né,
et tu comptes des jours bien nombreux ! [Jb 38,4-11.16-19.21 ; trad. BJ.]
Quand on parle de la création dans la Bible hébraïque52, on pense évi-
demment à la première page de la Genèse. Mais imaginons un instant que,

52. Étant donné la perspective propre à cet essai et les limites d’un article, j’ai
choisi de ne pas prendre en compte les livres deutérocanoniques, en particulier la
Sagesse de Salomon. – Cet article vient compléter une série de réflexions publiées
ces dernières années concernant le lien entre exégèse (en particulier narrative) et
théologie, suite à des interventions dans divers colloques où il était question du lien
entre exégèse et théologie. Voir « Péché des origines ou origine du péché ? Le récit
52 ANDRÉ WÉNIN

dans le canon biblique, le premier passage sur la création ait été le discours
qu’Adonaï adresse à Job du milieu de la tempête. Dans une lecture suivie du
premier Testament, cela n’aurait-il pas donné un ton doucement ironique à
la prétention du poète de Gn 1 ? Car, l’auteur de Gn 1, sans compter qu’il
met l’humanité au centre de l’univers créé à la différence de Jb 38-41 qui
s’emploie au contraire à le repousser à la marge, raconte calmement les
origines comme s’il avait réponse à toutes les questions que Dieu pose à
Job ; comme si, tel l’homme primordial figuré par le prince de Tyr en
Ez 28,12-16 – un homme « plein de sagesse, parfait en beauté », chez lui
dans le jardin de Dieu –, il était né avant la création de la lumière ; ou encore
comme si, au contraire de Job, il avait reçu une révélation du créateur lui-
même ; à moins que, maître de la Sagesse, il ne perce les secrets les plus
intimes de celle qui, précédant la naissance du monde, assistait Dieu au
moment où il posait les bases de l’univers.
Adonaï m’a créée, prémices de son œuvre,
avant ses œuvres les plus anciennes.
Dès l’éternité je fus établie,
dès le principe, avant l’origine de la terre.
Quand les abîmes n’étaient pas, je fus enfantée,
quand n’étaient pas les sources aux eaux abondantes.
Avant que fussent implantées les montagnes,
avant les collines, je fus enfantée ;
avant qu’il eût fait la terre et la campagne
et les premiers éléments du monde.
Quand il affermit les cieux, j’étais là,
quand il traça un cercle à la surface de l’abîme,
quand il condensa les nuées d’en haut,
quand se gonflèrent les sources de l’abîme,
quand il assigna son terme à la mer,
– et les eaux n’en franchiront pas le bord –
quand il traça les fondements de la terre,
j’étais à ses côtés comme le maître d’œuvre,
je faisais ses délices, jour après jour,

de Genèse 3 : approche narrative et interprétation », Estudios bíblicos 65 (2007),


p. 307-319 ; « Analyse narrative et théologie dans le récit biblique », dans : ABADIE
Ph. (éd.), Aujourd’hui, lire la Bible. Exégèses contemporaines et recherches
universitaires, Lyon, Profac, 2008, p. 45-56, repris et développé dans : « De
l’analyse narrative à la théologie des récits bibliques », RTL 39 (2008), p. 369-393 ;
« Approccio narrativo e teologia biblica. Riflessioni a partire dal primo
Testamento », dans : DI PILATO V., VERGOTTINI M. (éd.), Teologia dalla Scritura.
Attestazione e interpretazioni, Milan, Glossa, 2011, p. 161-188. Voir aussi « Lire un
texte, interpréter une Parole. Exégèse (narrative) et écoute (du sens) », dans :
POUPARD B., KAHN J. (éd.), Lire et prier les Écritures. La tradition monastique de la
lectio divina (Écritures 15), Bruxelles, Lumen Vitæ, 2010, p. 25-42.
A DÉFINIR 53

m’ébattant tout le temps en sa présence,


m’ébattant sur la surface de sa terre
et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes [Pr 8,22-31 ; trad. BJ].
Serait-ce donc à la Sagesse de donner accès aux secrets des commence-
ments, mieux : au mystère de l’origine ? Avant de pouvoir répondre à la
question, il faudrait d’abord s’interroger sur la fonction d’une telle évocation
de la création dans le discours du chapitre 8 des Proverbes. L’objet principal
de ce texte en effet n’est pas la création elle-même, mais la Sagesse, dont
l’origine est située en Dieu, sans doute pour suggérer son caractère intempo-
rel, mais surtout pour soutenir l’affirmation selon laquelle elle est radicale-
ment accordée aussi bien au vouloir de vie du Créateur qu’à l’ordre
cosmique qui régit l’univers53. C’est cela, en effet, qui donne à la Sagesse
toute son autorité vis-à-vis des humains chez qui elle trouve ses délices tout
en faisant celles de Dieu. Dès lors, son enjeu n’est autre que le bonheur des
humains. Comme le soulignera la suite de Pr 8 (v. 32-35), c’est en écoutant
la leçon de la Sagesse et en gardant ses voies qu’ils trouveront la vie avec la
faveur du Seigneur, parce qu’ils apprendront à s’ajuster à ce qui garantit
l’ordre du monde et le rend à la fois bon et plaisant. En revanche, qui
manque la Sagesse fait violence à sa propre vie ; pis : qui la hait aime la
mort (Pr 8,36). Inconsciemment ou volontairement, en effet, il se trouve en
porte à faux avec ce qui, selon la volonté de Dieu, fonde le monde et assure
la pérennité du vivant. Ainsi donc, le fameux passage de Pr 8, s’il évoque
effectivement l’œuvre de création, ne la convoque pas en vue de développer
à son propos un discours théologique. Il prend appui sur une représentation
de la création disponible dans la culture du temps afin de revendiquer pour
la sagesse un statut d’exception, dans le but de convaincre le lecteur de se
mettre à son école.
Ce que je viens de dire à propos de Pr 8 vaut sans doute aussi pour le livre
de Job. Dans cet écrit, ce qui est dit de la création dans de splendides envo-
lées lyriques, en particulier les discours divins de la finale, ne l’est pas avec
l’intention première de développer une théologie de la création. Sa finalité
est autre, que la référence à la création soit faite par les amis, par Job ou par
Dieu, Jean Lévêque l’a montré dans sa conférence au congrès de l’ACFEB à
Lille en 198554. « L’auteur – écrit-il – utilise de manière systématique la
création comme argument aux divers niveaux de la controverse » (p. 298).
Cet argument joue différemment en fonction des acteurs qui y recourent. Du
côté des amis, elle sert à mettre en relief la fragilité et l’indignité humaine

53. À ce propos, voir VON RAD G., Israël et la sagesse, Genève, Labor et Fides,
1970, p. 175-185, surtout p. 184.
54. Parue sous le titre « L’argument de la création dans le livre de Job », dans
DEROUSSEAUX L. (éd.), La Création dans l’Orient ancien (Lectio divina 127), Paris,
Éd. du Cerf, 1987, p. 261-299.
54 ANDRÉ WÉNIN

devant le pouvoir du Créateur et, dès lors, à inviter Job à l’humilité face à
l’Absent qui excède tout espace. On perçoit à ce propos le « souci moralisa-
teur, voire polémique » (p. 279) de ceux qui cherchent à faire passer Job
sous les fourches caudines de la rétribution. Dans la bouche de Job,
l’exaltation de la force de celui qui a créé le monde et l’humain sert à souli-
gner la contradiction que Job perçoit chez Dieu entre sa puissance et son
hèsèd, puisque le créateur se montre incapable de maîtriser sa violence et
qu’il méprise l’être humain, pourtant l’œuvre de ses mains (Jb 10,3). Enfin,
lorsque Dieu lui-même évoque longuement la création (Jb 38-41), que ce
soit pour se présenter comme le garant de l’ordre cosmique ou pour illustrer
sa sollicitude envers le monde animal, il se réfère à la création pour affirmer
une sagesse paradoxale que l’humain ne peut comprendre en raison des
limites qui grèvent sa durée, son savoir et son pouvoir et qui restreignent
l’étendue de sa prétendue souveraineté sur un réel qui ne cesse de lui résis-
ter. Le but ultime de ce discours, c’est de suggérer que « ce que le Créateur a
fait pour le monde et pour l’homme garantit ce qu’il fera » (p. 297) et que sa
puissance et sa liberté, même si elles sont difficilement compréhensibles
pour l’être humain, ne s’articulent pas moins sur une générosité qui ne se
dément pas et sur un amour que Job est invité à reconnaître comme une
force de salut à l’œuvre jusque « dans son histoire d’homme souffrant »
(p. 299). Quant à la façon d’évoquer la création, il faut encore souligner
avec J. Lévêque combien l’auteur de Job est peu soucieux d’une quelconque
orthodoxie : avec la liberté du poète, il « amalgame sans contrainte théolo-
gique le vocabulaire typique de Gn 1-3, la phraséologie des hymnes cos-
miques, les énumérations de type sapientiel, l’image, chère aux prophètes,
de l’homme d’argile, enfin surtout, des matériaux aseptisés des vieux
mythes du Proche-Orient » (p. 287-288).
Il en va de même dans le psautier, ce qui est assez compréhensible vu la
nature et l’origine très variée des pièces poétiques qui le composent. Le plus
souvent, la création n’y est évoquée qu’en fonction de la louange que mérite
le créateur. Ainsi, dans le psaume 104 – poème évoquant la création s’il en
est – la louange que chante le psalmiste est inspirée par l’admiration que
suscite en lui l’univers créé, plus exactement même la manière dont il
l’interprète comme manifestation de l’action d’un Dieu qui, en créant le
monde, se revêt de splendeur et de majesté (v. 1-2a). Mais si ce poème té-
moigne manifestement d’une vision somme toute assez mythique de la créa-
tion, peut-on dire qu’il déploie autre chose qu’une théologie implicite basée
sur une foi assez générique selon laquelle le monde dépend tout entier du
vouloir divin, non seulement dans ce qui le fonde depuis les commence-
ments (v. 2-9) mais aussi dans le maintien permanent de l’ordre cosmique
dont bénéficient les vivants (v. 10-30) ? En cela, ce psaume diffère-t-il subs-
A DÉFINIR 55

tantiellement du fameux hymne égyptien à Aton du XIVe siècle avant l’ère


commune, hymne qui pourrait l’avoir inspiré tant les points communs sont
nombreux55 ? On notera d’ailleurs que, dans le psaume 104, l’humain n’est
qu’un vivant parmi d’autres au sein du monde créé. Ne l’en distinguent que
le fait qu’il est apparemment le seul à cultiver le sol et à préparer pain, vin et
huile (v. 14-15) et sa capacité à s’émerveiller devant le monde en y décelant
la manifestation de la gloire du Seigneur (v. 31). Dans cette ligne, le
psaume 148 invite l’ensemble du créé, les cieux dans leurs élévations et la
terre avec tous ses habitants, à s’unir dans la louange de celui qui a établi les
cieux selon son ordre et dont la splendeur domine ciel et terre. Mais peut-on
dire que ce long invitatoire témoigne d’une vraie réflexion théologique à
propos de la création ? Il en va de même pour divers poèmes qui, avec une
imagerie très liée aux représentations conceptions proche-orientales de l’agir
créateur des dieux, chantent la royauté du Dieu d’Israël dont le trône est
aussi ferme que ses décrets qui assignent au monde son ordre. Ce Dieu, dès
lors, est le maître incontesté d’un univers régi par sa justice (Ps 93 ; 95,3-6 ;
96), et sa sainteté et sa gloire éclatent lorsque, grâce à l’orage où résonne sa
voix, il dispense à son peuple force et prospérité (Ps 29). C’est que, comme
l’écrit C. Westermann, « l’action du Créateur s’étend dans le présent, où
l’on peut en faire l’expérience, surtout dans la bénédiction56 ». Le discours
des Psaumes sur la création est en effet intimement lié à l’affirmation de la
puissance salvatrice d’un Dieu qui, pour avoir établi l’ordre cosmique, en est
aussi le garant ; aussi est-il permis de croire qu’il libérera son peuple de
l’emprise de ceux qui, par leurs desseins de mort, mettent en cause et sa
souveraineté et l’ordre juste du monde (voir Ps 34,4-22).
Typique de cette manière de situer l’œuvre créatrice dans la perspective de
l’histoire du salut, le Grand Hallel du psaume 136 s’en tient à la mise en
place du ciel, de la terre et des eaux (v. 5-6), c’est-à-dire de l’espace, puis des
luminaires, soleil et lune, qui président à la scansion du temps (v. 7-9). Ce
cadre spatio-temporel correspond à la seule réalité immuable du monde ter-
restre et, en cela, reflète adéquatement la fidélité divine qui, selon le refrain,
ne se dément pas (« car éternel est son amour »). Mais surtout, ce cadre mi-
nimal suffit amplement à camper le décor où se déploie ensuite l’essentiel de
ce qui atteste, dans l’histoire cette fois, le hèsèd éternel d’Adonaï : le salut
d’Israël libéré d’Égypte et, par-delà le désert et ses périls, introduit dans le
pays de son héritage (v. 10-24). À nouveau, la création est moins évoquée
dans sa cohérence propre que comme signe de la fidélité du Dieu des dieux et

55. Voir le texte de cet hymne dans le collectif Prières de l’ancien Orient (Cahiers
Évangile Supplément 27), Paris, Service biblique Évangile et vie – Éd. du Cerf,
1979 (trad. André Barucq), p. 68-72.
56. WESTERMANN C., « La création dans les Psaumes », dans DEROUSSEAUX L.
(éd.), La Création dans l’Orient ancien, p. 301-321 (cit. p. 321).
56 ANDRÉ WÉNIN

lieu de l’expérience historique sans laquelle Israël ne pourrait pas « célébrer »


Celui en qui il voit le Seigneur des seigneurs (v. 1-3), le Dieu des cieux
(v. 26). Un autre psaume, plutôt que de se centrer sur le cadre permanent de
l’univers créé, s’appuie sur lui pour s’étonner de la grandeur de l’être pour-
tant éphémère qu’est l’humain : « À voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la
lune et les étoiles que tu fixas, qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes,
le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ? À peine le fis-tu moindre qu’un
dieu ; tu le couronnes de gloire et de beauté, pour qu’il domine sur l’œuvre de
tes mains ; tu as tout mis sous ses pieds » (Ps 8,4-757). Et de nommer les
animaux soumis par Dieu au pouvoir des humains. Quoi qu’il en soit du sens
exact des premiers versets, il est clair que, comme les textes précédents, le
psaume 8 a moins en vue la création en elle-même que ce qu’elle révèle du
nom puissant et magnifique (’addîr) d’Adonaï notre Dieu (v. 1 et 10, en in-
clusion) et de la position paradoxale de l’être humain qui, malgré sa caducité
intrinsèque, n’en est pas moins proche de Dieu par la gloire et l’éclat, et qui
exerce sur la terre et les vivants la domination que Dieu lui a étonnamment
déléguée. Ces deux derniers psaumes (136 et 8) – où l’on voit s’éloigner
l’arrière-plan mythique observable dans bien des passages évoqués aupara-
vant – nous rapprochent du texte souvent considéré comme LA page incon-
tournable pour une théologie de la création dans le premier Testament : le
chapitre 1 de la Genèse que j’aborderai bientôt.
Mais avant de venir à ce texte de référence, un rapide coup d’œil en direc-
tion du second Isaïe complétera le tour d’horizon entamé. Ce prophète en
effet est sans doute celui qui parle le plus du Dieu créateur, même s’il ne
s’étend jamais très longtemps sur ce thème lui-même. En réalité, il l’évoque
surtout dans deux contextes. Le premier, c’est la lutte contre l’idolâtrie.
D’une part, quand le prophète dénonce les adorateurs des statues ou des
astres, il leur oppose le Dieu qui a fondé la terre et tendu les cieux, celui qui
impose aux astres son vouloir, manifestant ainsi son incomparable puissance
qui brise les puissants et donne force aux faibles (Is 40,18-31). D’autre part,
pour affirmer haut et fort l’unicité du Dieu d’Israël et le néant des autres
dieux, il le décrit comme le créateur des cieux, qui a affermi la terre et l’a
peuplée, en sorte que, de l’univers entier, on peut se tourner vers lui pour
recevoir de lui le salut attendu (45,14-25). À côté de cet emploi polémique,
le thème intervient dans un second contexte, celui de l’annonce de la nou-
veauté qu’Adonaï est en train de créer58 pour les déportés d’Israël. Pour le
prophète, le fait que Dieu ait fait les cieux, la terre et les vivants garantit

57. Trad. BJ, retouchée pour le v. 7b.


58. Le verbe typique de la création, bara’, est employé par le Deutéro-Isaïe aussi
bien pour l’œuvre du commencement (par ex. 40,26.28 ; 42,5 ; 45,7a.12.18) que
pour l’action divine dans l’histoire passée (43,1.7.15 ; 45,8 ; 54,16), présente
(45,7b ; 48,7) et même future (41,20).
A DÉFINIR 57

qu’il a le pouvoir de créer du radicalement neuf et donc que le salut qu’il


annonce se réalisera effectivement pour son peuple et sa ville (42,5-9 ;
44,24-28). À l’œuvre dès l’origine, depuis la création de la lumière et des
ténèbres, c’est lui qui agit encore aujourd’hui selon la justice en suscitant
Cyrus pour libérer les exilés et rebâtir Jérusalem (45,5-13). Ce bref aperçu le
montre : Jacques Vermeylen a raison d’écrire que,
en Is 40-55 […], on ne parle jamais de la création pour elle-même, mais cette
notion se trouve toujours au service d’un discours qui porte d’abord sur une réali-
té contemporaine […] : elle n’intéresse que dans la mesure où elle apparaît
comme « actuelle »59.
À nouveau, donc, le discours sur la création n’a rien d’autonome, la visée
du prophète n’étant pas de traiter de ce sujet pour lui-même.
La chose est-elle vraiment différente dans les premiers chapitres de la Ge-
nèse ? Certes, il sera difficile de contester la présence ici d’une certaine élabora-
tion théologique sur le lien entre Dieu, l’univers et l’humanité. Le travail de
démythisation souvent observé dans ce texte ne dénote-t-il pas le souci de
l’auteur d’offrir une image de l’acte créateur qui, si elle reste globalement tribu-
taire des représentations du Proche-Orient du milieu du Ier millénaire, est néan-
moins libérée de relents polythéistes et donc théologiquement plus pure ? Mais
la question se pose de savoir quel est le projet du texte. Gn 1 constitue-t-il un
discours sur la création ? Répond-il au souci de construire une théologie de la
création ? Sa prétention n’est-elle pas plus simplement de raconter les commen-
cements en dessinant le cadre spatio-temporel (bien connu du lecteur) de
l’histoire qui va se dérouler ensuite, ainsi que les rapports entre ce cadre et les
deux personnages principaux : Dieu et l’humanité ? Selon le mot de Beauchamp
à propos du psaume 136, « la création est la préface du récit de l’histoire » qui, à
son tour « est une mise à l’épreuve des promesses de la création60 ». Dans ce
cas, la vision que Gn 1 propose de la création serait seconde, voire secondaire,
eu égard à la fonction narrative de cette page qui constitue l’exposition du vaste
récit qui court jusqu’à la fin du deuxième livre des Rois quand est raconté le
retour relatif au chaos que l’Exil constitue pour le peuple dépositaire de la béné-
diction divine. C’est en tant qu’exposition que, en même temps que le cadre où
se déroulera l’histoire, il présente aussi les personnages. Et c’est bien en vue de
ce qui suit que Dieu est introduit comme « être de parole », au sens de person-

59. VERMEYLEN J., « Le motif de la création dans le Deutéro-Isaïe », dans :


DEROUSSEAUX L. (éd.), La Création dans l’Orient ancien, p. 183-240 (cit. p. 237).
Si la perspective de Vermeylen est diachronique, sa conclusion est valable pour
toutes les couches qu’il distingue dans le texte de Is 40-56.
60. BEAUCHAMP P., Psaumes nuit et jour, Paris, Éd. du Seuil, 1980, p. 195.
58 ANDRÉ WÉNIN

nage parlant, mais aussi dont la parole est efficace et fiable61 ; c’est aussi en vue
de ce qui suit que les humains sont présentés comme les interlocuteurs que Dieu
se donne, les destinataires de sa bénédiction et les maîtres du monde qui est le
leur ; c’est encore en vue de ce qui suit que le retrait de Dieu au septième jour
libère en quelque sorte le champ, de sorte que l’humanité exerce sa responsabili-
té, ainsi que Gn 2-3 commence à le raconter. Dans ce nouvel épisode, d’ailleurs,
le registre narratif n’est plus celui de l’exposition. Car si le narrateur revient
chronologiquement en arrière en Gn 2,4, c’est pour reprendre les choses au
niveau de l’humain concret afin de raconter cette fois une « vraie » histoire qui
est aussi une « histoire vraie » dans la mesure où elle propose une manière de
prolepse de l’essentiel de l’histoire d’Israël qui va suivre. En effet, à l’instar du
deuxième livre des Rois, Gn 3 se termine par l’expulsion des personnages loin
de la terre que Dieu leur a donnée, une sanction que ce dernier leur inflige pour
avoir transgressé sa Loi après qu’ils eurent reçu de lui tant de biens. Mais ce
qu’il est convenu d’appeler le « second récit de création », Gn 2,4-25, constitue
difficilement un discours autonome sur la création. Comme cela a été maintes
fois souligné, ce récit est construit comme en miroir de la situation consécutive à
l’intervention du serpent et à la consommation du fruit, une situation décrite en
Gn 3,7-24, où la condition des humains est présentée comme résultat de la dé-
gradation des relations instaurées initialement par Adonaï Dieu entre l’humain et
le jardin, entre l’humain et les animaux, entre la femme et l’homme62.
Celles et ceux qui ont lu mes travaux sur le début de la Genèse seront
peut-être étonnés de lire ce qui précède. Pourtant, je pense que, si ces textes
parlent de création, ils le font de manière oblique, leur préoccupation pre-
mière n’étant pas, même dans leur langage propre, de proposer une réflexion
théologique à propos de la création, mais plutôt de poser les bases du vaste
récit de l’alliance entre Dieu et son peuple en le situant sur un arrière-plan
universel à même d’en faire ressortir les profonds enjeux cachés. Cela dit,
cet état de fait n’interdit aucunement au lecteur d’entreprendre une hermé-
neutique de ces textes, pas plus qu’il ne suffirait à invalider éventuellement
les résultats d’un tel travail. En effet, ce n’est pas parce qu’un texte n’a pas
pour visée première de traiter un sujet théologique que ce qu’il dit de ce
sujet, même de manière indirecte et dans un genre littéraire très éloigné,
manque de pertinence ou d’intérêt. Mais garder conscience de ce que l’on
fait alors permet de situer l’effort à son juste niveau : celui d’une interpréta-
tion qui, dialoguant avec les données d’un texte tout en mettant entre paren-

61. Selon la belle expression de SONNET J.-P., « Du personnage de Dieu comme être
de parole », dans : MIES F. (éd.), Bible et théologie. L’intelligence de la foi (Le livre et
le rouleau 26), Namur - Bruxelles, PUN - Lessius, 2006, p. 15-36, en particulier p. 18-
20.
62. Voir le schéma et l’analyse du texte dans WÉNIN A., Actualité des mythes.
Relire les récits mythiques de Genèse 1-11, Namur, CEFOC, 20012, p. 21-25.
A DÉFINIR 59

thèses, au moins en partie, sa perspective propre, construit un autre discours


qui est fondamentalement celui du lecteur.
Par exemple, déjà ébauché dans d’autres textes, le modus operandi du Créa-
teur tel que le décrit Gn 1 peut donner à penser. Comme le dit synthétiquement
Ps 33,6 : « Par la parole d’Adonaï les cieux ont été faits, et par le souffle de sa
bouche, toute leur armée. » En Gn 1, Dieu ordonne progressivement par la pa-
role un chaos de départ, le « tohu-bohu », organisant avec ordre et méthode
l’univers, c’est-à-dire l’espace et le temps, puis le peuplant selon une logique
reflétée par l’organisation littéraire particulièrement harmonieuse du texte63. Par
cette parole, il opère des séparations, instaure des discontinuités, différencie les
éléments et les êtres, les nomme, et les ordonne, de sorte que leur agencement
forme un monde où chaque élément, à sa place, collabore à l’harmonie du tout –
harmonie soulignée par le refrain « Et Dieu vit : Que c’est bien ! » Une telle
description induit l’idée que le monde ainsi ordonné est une sorte de discours
divin non verbal, dans le sens de ce que chante le psaume 19 (v. 2-4) quand, du
ciel et de l’alternance du jour et de la nuit, il dit qu’ils sont un récit (spr Pi), une
annonce (ngd Hi), une parole (’omèr), certes paradoxale puisqu’elle est littéra-
lement sans parole, sans mots (’ên-’omèr we’ên devarîm) ni voix à entendre,
mais qui n’en est pas moins un langage, un système cohérent de signes, qui
proclame la gloire du Créateur. En ce sens, l’univers créé de Gn 1, en tant qu’il
sort de la parole prononcée par Dieu, est en lui-même un message qui fait con-
naître ce Dieu qui s’est pourtant retiré du monde le septième jour, quand il a
achevé son ouvrage en le laissant curieusement inachevé (2,1-3).
Mais si message il y a, à qui s’adresse-t-il ? Selon le texte toujours,
l’unique destinataire envisageable, c’est l’humanité à qui Dieu adresse la
parole en « vous » au sommet de tout le poème : « Dieu les bénit et Dieu leur
dit : “Fructifiez”… » (v. 28), et aussi : « Voici, je vous donne… » (v. 29).
Explicitant cela, Paul écrira aux Romains : « Ce que l’on peut connaître de
Dieu est manifeste pour les humains : Dieu le leur a manifesté. Car depuis la
création du monde, ses perfections invisibles […] sont visibles dans ses
œuvres pour l’intelligence » (Rm 1,19-20). Cela dit, si ce que Dieu dit de lui-
même aux humains est à décrypter à partir du monde qui est le reflet impli-
cite de la parole initiale, les premières paroles explicites qu’il leur adresse
sont à la fois pour les bénir et pour leur assigner une tâche : maîtriser les

63. Voir WÉNIN A., D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain (Lire la
Bible 148), Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 20-27. Dans les deux paragraphes qui
suivent, je reprends quelques idées exprimées dans l’article que j’ai publié dans Les
lettres romanes 54 (2000), sous le titre « Création sens et éthique dans le poème de
la création en Genèse 1 », p. 11-16.
60 ANDRÉ WÉNIN

animaux et la terre64. Et comme s’il voulait qualifier cette maîtrise, le Dieu de


Gn 1 donne aux humains une nourriture végétale, ce qui suggère la possibilité
pour eux de déployer cette maîtrise sans tuer, en lui posant une limite : celle
du respect de la vie. Il y a là un élément capital. Car, dans la mesure où elle
exerce son pouvoir de cette façon, l’humanité deviendra semblable à celui
dont elle porte en elle l’image, Dieu. C’est bien une des constantes du récit,
en effet, que de montrer le Créateur déployant une maîtrise essentiellement
douce puisqu’elle ne détruit rien, qu’elle s’exerce par la parole et ouvre géné-
reusement à la vie. Ainsi, au sommet du poème du commencement,
l’humanité, et en elle chaque humain, est invitée, en prenant sa place au cœur
de la réalité créée, à ordonner le monde qui est le sien à l’image de Dieu,
c’est-à-dire par la parole. Ce programme, elle le réalisera – si ma lecture
inspirée par Paul Beauchamp est pertinente – dans la mesure où elle appren-
dra à devenir un maître non tyrannique de l’animalité. Pas seulement les
bêtes, bien sûr, mais, plus largement, ces forces ou énergies vivantes et vi-
tales (hayyâ) qui risquent de ramener le monde au chaos d’où l’acte créateur
le fait émerger, si rien ne vient les « contenir », au sens de leur ouvrir un
espace, mais un espace soigneusement limité. Ainsi, fondamentalement ina-
chevée, mais appelée à s’achever en ressemblant au Dieu que met en scène
cette page, l’humanité est d’emblée inscrite dans un projet dynamique sous-
tendu par une exigence éthique, qui engage sa responsabilité face au monde
confié à ses soins. Lu en ce sens, ce texte déploie une vision théologiquement
riche de l’acte créateur et de l’univers, tout en introduisant le personnage de
Dieu dans l’acte de se révéler lui-même comme « être de parole » et dans la
volonté d’associer étroitement les humains à son projet d’inscrire un sens là
où la confusion entretient chaos et non-sens, décrivant ainsi leur mission et
leur responsabilité propres.
Je pourrais continuer ce développement en lisant, par exemple la suite du
récit en Gn 2-3, mais ce n’est pas le lieu. L’essentiel, c’est d’avoir montré que,
si elle reste attachée à la lecture du récit biblique, l’exégèse que je viens
d’ébaucher relève d’un travail d’élaboration théologique des données du texte.
Cet exercice est du reste facilité par l’apparence d’un texte comme Gn 1 –
dont le caractère mythique épuré peut donner l’illusion que l’on a affaire à un
discours proprement théologique. Combien de théologiens n’ont-ils pas déve-
loppé toute une anthropologie à partir de l’idée que l’humain est créé à
l’image de Dieu, comme s’il s’agissait là d’un axiome indépendant du con-
texte narratif où on le trouve (où, par exemple, le Dieu qui inscrit son image
en l’humain est le personnage mis en scène en Gn 1) ? Du reste, la palette de
sens détectés pour cette expression dans les textes de l’ancien Proche-Orient

64. Pour ce qui suit, voir BEAUCHAMP P., « Création et fondation de la Loi en
Gn 1,1 - 2,4a. Le don de la nourriture végétale en Gn 1,29 s. », dans : DEROUSSEAUX
L. (éd.), La Création dans l’Orient ancien, p. 139-182.
A DÉFINIR 61

offre des possibilités suffisamment larges pour que tout commentateur puisse
y trouver du grain à moudre65. Ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres de ce
qui constitue au minimum une forme d’ingénuité dans la lecture de Gn 1-3, un
défaut qui, à mon sens, affecte tout essai de faire de ces pages une utilisation
théologique presque immédiate en oubliant qu’elles relèvent d’un genre litté-
raire particulier, ce qui, il faut bien le dire, est monnaie courante dans
l’histoire de la théologie de la création. Cela dit, comme je l’ai souligné au
début de cet article, la prétention de ces chapitres de la Genèse (en particulier
Gn 1) à décrire les commencements est radicalement questionnée par Dieu
lui-même à la fin du livre de Job. Est-ce en raison de leur caractère franche-
ment poétique que des textes tels que celui-là sont moins facilement exploi-
tables par le théologien ? Pourtant, Jb 38-40, par exemple, n’amènerait-il pas
des éléments utiles à la réflexion – même si sa perspective propre se déploie,
au sein de la dramatique du livre, dans une autre direction que celle d’une
réflexion sur la création ? Car les questions adressées à Job sur le savoir qu’il
aurait du monde et de ses origines, sur le prétendu pouvoir qu’il exercerait sur
la terre et les animaux, sur sa soumission radicale à l’espace-temps qui est le
sien ou sur sa vaine conscience d’être le chef-d’œuvre de la création – ce qui
lui vaudrait d’en être le roi –, ces questions, dis-je, soulèvent de vraies interro-
gations. Elles portent en particulier sur la place et le rôle de l’être humain qui,
même s’il perd la première place qu’il s’est appropriée, n’en reste pas moins
l’interlocuteur de Dieu et, à ce titre, porte une responsabilité unique au sein du
monde créé. Un tel travail permettrait sans doute de corriger l’orientation très
anthropocentrique de Gn 1-3, une orientation largement tributaire de la visée
principale de ces pages qui, je le répète, est d’introduire, en le situant dans un
horizon universel, le vaste récit de l’histoire des humains en général et d’Israël
en particulier. Dans le même sens, malgré le genre lyrique qui se prête mal à
une élaboration systématique, le psaume 104 qui chante les splendeurs de la
nature et y lit la trace de son auteur et de sa bonté ne serait-il pas à même
d’inspirer une esthétique théologique valorisant, dans l’univers créé, la dimen-
sion de don, et dans l’humanité, la dimension de l’émerveillement qui suppose
une attitude très différente de celle que soutient l’anthropocentrisme des pre-
miers chapitres de la Genèse ? Ou encore, le poème de Pr 8,22-31, bien qu’en
soi il évoque l’intimité entre la sagesse et le Dieu de la vie, de manière à pré-
parer l’appel à écouter sa leçon, ne peut-il inviter à penser théologiquement la
création comme présence d’une Sagesse qui n’est pas captive d’une révélation
particulière, une création où tout humain, quelle que soit sa culture, peut dé-
couvrir, dans le plaisir que lui procurent le monde et la vie, un chemin vers
l’Ailleurs qui irrigue en même temps tout vivant et ce qui le fonde ?

65. Sur la polysémie de l’expression, voir par exemple SCHÜLE A., « Made in the
“Image of God” : The Concepts of Divine Images in Gen 1-3 », ZAW 117 (2005),
p. 1-20, surtout p. 4-9.
62 ANDRÉ WÉNIN

Je conclurai en synthétisant ma réflexion en trois points, avant de formu-


ler l’une ou l’autre question sur le thème de ce volume.
– Une croyance ou une foi en la création fait indéniablement partie des
évidences indiscutées du peuple que reflète la Bible hébraïque. Cette
croyance s’exprime dans des langages très variés, le plus souvent inspirés du,
voire empruntés au fonds commun mythique des cultures du Proche-Orient
ancien, un fonds parfois à peine réélaboré selon le génie propre d’Israël.
– Dans la grande majorité des cas – peut-être même toujours –, la visée
première des textes concernés n’est pas de développer un discours sur la
création en tant que tel, même si assez spontanément le lecteur (théologien)
pense que c’est le cas en raison de sa tendance à morceler le texte biblique.
Mais ce n’est pas pour cela que ces textes n’offrent pas de matériau perti-
nent susceptible de nourrir un discours théologique.
– Si le langage des premiers chapitres de la Genèse est prégnant et si leur
genre littéraire semble se prêter aisément à un usage théologique – comme le
montre l’histoire de la théologie –, on évitera de se laisser bercer par cette
illusion au point d’oublier d’autres pages tout aussi significatives. Car il n’y
a pas une théologie de la création dans le Testament de la première Alliance,
mais des discours variés qui ont chacun leur pertinence, tandis que la tension
qui se manifeste entre eux peut être en elle-même source de réflexion.
La question que j’aurais envie de soumettre aux théologiens est celle-ci :
qu’attendraient-ils de l’exégèse ? Qu’elle se borne à décrire au plus près le
donné biblique en l’éclairant à partir de la connaissance que l’on a de langue
et de la culture qui ont vu naître les textes ? Qu’elle se préoccupe d’élaborer
des hypothèses permettant de situer les textes dans l’histoire de leur compo-
sition pour tenter de dire quelque chose de leur sens « originaire » ? Qu’elle
soit soucieuse de développer (aussi) une herméneutique du texte canonique
qui se tienne au plus près du donné textuel pour l’élaborer, sans éviter les
tensions qui y affleurent sans cesse ? Quel type de dialogue souhaiteraient-
ils, le cas échéant, entretenir avec les exégètes ? Il faut dire que, dans ce
domaine, tout semble aujourd’hui à réinventer…
LUC DEVILLERS, O.P.

« PORTER DU FRUIT » (JN 15,8.16),


OU COMMENT JEAN INTERPRÈTE LE PROJET
DE DIEU SUR L’HUMANITÉ (GN 1,27-28)

« La Genèse, c’est mon camp de base. Où que j’aille


dans la Bible et dans la vie, il y a toujours un moment
où je reviens aux premiers chapitres de la Genèse.
Comme au lieu où mesurer toute chose de la vie
humaine. »

Ces mots ne sont pas de moi, mais de quelqu’un que vous connaissez sans
doute. Quelqu’un qui n’est pas de notre sérail des exégètes et biblistes, mais
qui nourrit son activité professionnelle et sa vie personnelle d’une étude
passionnée de la Bible : la psychanalyste Marie Balmary66. Après avoir
découvert ces mots que leur auteure a prononcés au cours d’un colloque
interdisciplinaire organisé ici-même, il y a deux ans, sur le thème de la fragi-
lité, j’ai jugé qu’ils constitueraient une belle entrée en matière pour mon
propre propos. En effet, il m’a été demandé d’aborder le quatrième évangile
à partir de la notion de création. Or, s’il est vrai – comme André Wénin le
dit – que la première page de la Genèse n’est pas le seul endroit de l’Ancien
Testament qui traite de la création, loin de là, il n’en reste pas moins que le
choix de l’emplacement qui lui fut octroyé confère à cette page une qualité
particulière. Car, on le sait, les commencements et les fins sont d’une grande
importance pour l’intelligence d’un récit, d’un livre, voire d’une collection
comme la Bible.
J’avoue cependant que, à l’écoute de la proposition qui me fut faite, j’ai
d’abord réagi comme Nathanaël, en murmurant : de Jean, que peut-il sortir de
bon concernant la thématique de la création (voir Jn 1,46) ? Certes, il y a les
premiers mots de l’évangile, ἐν ἀρχῇ, clin d’œil évident en direction du début
de la Genèse. Certes, il y a aussi les v. 3-5 du prologue, qui évoquent le rôle

66. BALMARY Μ., « Fragilités, condition de la parole selon la Bible et la


psychanalyse », dans : UGEUX Β. (éd.), La fragilité, faiblesse ou richesse ? actes du
Colloque organisé par l’Institut de science et de théologie des religions de Toulouse
(ISTR), en association avec l’Arche (Cahiers de l’ISTR 14), Paris, Albin Michel,
2009, 21-49 (ici p. 26).
64 LUC DEVILLERS, O.P.

de la Parole de Dieu dans la création. Certes encore, la grande prière de Jésus


fait allusion à la gloire dont le Père l’a comblé « avant que le monde fût », et
à l’amour dont il l’a aimé « avant la fondation (καταβολή) du monde »
(Jn 17,5.24). Mais encore ? La première conclusion (Jn 20,30-31) nous sug-
gère que l’auteur – qu’il soit unique ou pluriel – a voulu rédiger son livre
pour faire avancer ses lecteurs67 dans l’aventure ou « l’apprentissage de la
foi68 ». La question qui se pose à nous est alors la suivante : Jean a-t-il
quelque chose à dire à ses lecteurs, qui les touche directement dans leur rap-
port à la création ? La réponse à cette question est loin d’être évidente. Jean
semble plutôt préoccupé par la question du salut : il présente Jésus comme le
Sauveur du monde (Jn 3,17 ; 4,42 ; voir aussi 1 Jn 4,14). Mais c’est justement
ce qui va nous ramener à la question de la création. En effet, Jean a une vi-
sion très positive du salut : il n’y voit pas d’abord la libération de péchés
concrets, même s’il n’ignore pas ce thème – comme Jn 1,29 et Jn 20,23 le
montrent69. Il présente surtout le salut comme le don de la vie70. D’ailleurs, la
tradition syriaque, proche par la mentalité du milieu johannique, traduit sou-
vent le grec σῴζειν par le factitif du verbe ḥeyo’, « vivre » : ainsi, dans le
manuscrit Cureton de la Vetus Syra (VSc) comme dans la Pšitta on lit maḥ

67. En raison d’un problème de critique textuelle, Jn 20,31 est susceptible de


deux lectures. Si l’on adopte la leçon avec le subjonctif présent πιστεύητε, on com-
prendra que le livre a été écrit pour que vous continuiez à croire, ou pour que vous
croyiez de plus en plus. Mais si l’on privilégie la leçon avec le subjonctif
aoriste πιστεύσητε, on comprendra que l’auteur s’adresse à d’éventuels nouveaux
adeptes, en leur disant : pour que vous vous mettiez à croire. La première solution
semble mieux fondée, puisqu’elle voit dans le lectorat implicite du livre un public
déjà connaisseur de la Bible juive et du message sur Jésus délivré par la tradition
synoptique. Mais des individus non formés à la foi biblique ni informés sur Jésus
peuvent se sentir attirés par le témoignage johannique.
68. Voir ZUMSTEIN J., L’apprentissage de la foi. À la découverte de l’évangile de
Jean et de ses lecteurs, Poliez-le-Grand, Éd. du Moulin, 1993.
69. Dans la tradition johannique, c’est plutôt la première lettre qui parle des
péchés comme d’une réalité dont chaque croyant fait l’expérience. Je situe la
rédaction des trois lettres après une ou deux premières versions de l’évangile, et je
les attribue à un auteur différent.
70. Comme l’a écrit Michèle Morgen : « Que signifie dès lors ce verbe “sauver”
[en Jn 3,17] ? […] Dans le contexte de ces versets 3,16 s., il est opposé à condamner
(v. 17 et v. 18-21), ainsi qu’à périr (v. 16) ; il est en parallèle avec l’expression “vie
éternelle”. Ce verbe évoque donc certainement une promesse de vie faite par Dieu
au monde » (MORGEN M., Afin que le monde soit sauvé [Lectio divina 154], Paris,
Éd. du Cerf, 1993, p. 153). Voir aussi son article « Le salut dans la littérature johan-
nique », dans DBS XI (1991), col. 720-740 (col. 738 : « Être sauvé, c’est reconnaître
la Vie qui est proposée gratuitement par Dieu en son Fils, dans son geste d’Amour,
et y répondre par la Foi »).
A DÉFINIR 65

e
yoneh de‘olmo’, « le Vivificateur du monde », pour ὁ σωτὴρ τοῦ κόσμου
(Jn 4,42)71.
Si Jean a quelque chose à nous dire sur la création, ce sera dans cette op-
tique du don de la vie, véhiculée par sa conception du salut. Cela nous ra-
mène à la première page de la Bible, où le Dieu vivant communique la vie
aux êtres qu’il crée. Je vais donc commencer par quelques réflexions sur ce
que l’on appelle souvent « le premier récit de création », Gn 1,1 - 2,4a.

1. LES PREMIERS MOTS DE DIEU À L’HUMANITÉ (GN 1,28)

Dans la page inaugurale de la Bible, Gn 1,28 apparaît comme un verset


clé. Cette première parole de Dieu à l’humanité rappelle les mots qu’il avait
adressés auparavant à d’autres êtres vivants (Gn 1,22 : animaux marins et
oiseaux72), mais non sans nuances. Même si les mots pour le dire sont au
premier abord identiques dans les deux cas, quelques subtiles variations
dans la formulation distinguent en effet le cas de l’être humain. Tout
d’abord, c’est le seul être pour lequel l’auteur note la différence des sexes –
« au masculin et au féminin il les créa73 » –, ainsi que leur création à l’image
et ressemblance de Dieu74. Une deuxième distinction se situe au plan de la
bénédiction. Pour les animaux (Gn 1,22), il est dit : « Et Dieu les bénit en
disant : “Croissez et multipliez, et emplissez les eaux dans les mers.” » En
revanche, pour l’humanité (Gn 1,28), le narrateur insère une deuxième men-
tion de Dieu : « Et Dieu les bénit [voir v. 22] et Dieu leur dit : “Croissez et
multipliez, et emplissez la terre et soumettez-la…” »
La répétition du nom de Dieu crée un effet d’insistance, que nulle nécessité
grammaticale ne justifie. Il est d’ailleurs frappant de constater que certaines
Bibles, comme la Bible de Jérusalem en ses diverses éditions, omettent pu-

71. Voir MALZONI C. V., Jesus : Messias e Vivificador do mundo. Jo 4,1-42 na


Antiga Tradição Siríaca (CahRB 59), Paris, Gabalda, 2005, p. 198.400.402.420.
72. Merci à André Wénin de m’avoir invité à préciser que Gn 1,22 ne vise pas
tous les animaux : « Paul Beauchamp propose que ne sont bénis que les êtres qui
reçoivent la maîtrise de leur espace, ce qui n’est pas le cas des animaux qui occupent
le même espace de vie que l’homme » (échange de courrier avant le congrès).
73. Cette présentation sexuée de la seule espèce humaine a échappé à FLAVIUS
JOSÈPHE (AJ I, 32), qui l’attribue (aussi ?) à d’autres animaux : « Le sixième jour, il
créa la race des quadrupèdes, qu’il fit mâles et femelles. Ce jour-là il façonna aussi
l’homme » (FLAVIUS JOSÈPHE, Les Antiquités juives, vol. I : livres I à III [texte, trad.
et notes Étienne Nodet, avec la collaboration de Gilles Berceville, André Paul,
Élisabeth Warschawski], Paris, Éd. du Cerf, 1990, p. 9).
74. Merci à Hans Ulrich Steymans de m’avoir rappelé que ce thème se retrouve
en Gn 5,1-3, où il est explicitement dit que Seth fut engendré à l’image…
d’« Adam ».
66 LUC DEVILLERS, O.P.

rement et simplement ce deuxième mot « Dieu75 ». Mais ce n’est pas tout. Le


v. 28 se distingue du v. 22 par le remplacement du banal ‫ «( לארמ‬pour dire »)
par un nouveau ‫ «( ויארמ‬et [il] dit ») dont Dieu est le sujet, si bien que le
nombre total des occurrences de ‫ ויארמ‬sera de dix76. Le monde est donc créé
par dix paroles divines : il y a un Décalogue de la création, comme il y en
aura un pour la vie religieuse et morale. Tout cela montre que, pour l’auteur
de ce chapitre, un pas significatif a été franchi dans l’acte de création lorsque
Dieu s’est adressé à l’humanité naissante. Nous pouvons alors nous poser la
question : Jean a-t-il pu percevoir la différence de traitement entre les ani-
maux du v. 22 et les humains du v. 28, et a-t-il voulu en rendre compte dans
son évangile ? Telle est la piste que je me propose de suivre77.
Dans un article paru il y a quelques années, je m’étais risqué à un exercice
d’exégèse canonique et sapientielle, en traquant à travers toute la Bible les
passages qui reprenaient les premiers mots adressés à l’humanité en
Gn 1,28 : ‫פרו ורבו‬. Leur traduction habituelle par : « Croissez et multi-
pliez ! » (ou par : « Soyez féconds et prolifiques », comme dans la TOB
2010), est confirmée par l’ordre qui les suit, et qui parle d’envahissement de
l’espace : « Emplissez la terre. » Sur ce plan, humains et animaux sont à
égalité, et j’avais alors écrit ces mots :
On pourrait donc être tenté de penser que, lorsque Dieu dit à l’être humain de
porter du fruit, il ne dit rien de neuf, rien de plus que ce qu’il avait dit auparavant
aux animaux, voire aux arbres fruitiers. Il suffirait à cet être humain de se multi-
plier à l’infini, de génération en génération, pour obéir à l’ordre divin […] Il faut
bien admettre que Gn 1,28 a été interprété au fil des siècles dans un sens quantita-
tif, voire combatif : occuper le terrain, dominer la terre et les autres êtres vivants78.

75. Il faut dire que cette tendance a commencé il y a fort longtemps, par la LXX !
76. Voir EPSTEIN J., Les légendes des Juifs I (Patrimoines Judaïsme), Paris, Éd. du
Cerf, 1997, p. 188. Cet auteur a raison de dire qu’on ne trouve en Gn 1 que neuf
occurrences du syntagme ‫ויארמ םיהלא‬. Mais il semble avoir oublié la formule
légèrement différente du v. 28, ‫ויאמר להם אלהים‬. Il y a donc bien dix emplois du
verbe ‫ ויארמ‬avec Dieu pour sujet, soit un Décalogue de la création.
77. Je laisserai toutefois de côté la question de la différence des sexes,
caractéristique de l’humanité. On trouvera une intéressante analyse du récit
johannique sous cet angle de vue dans la monographie de BEIRNE M. B., Women and
Men in the Fourth Gospel. A Genuine Discipleship of Equals (JSNT.S 242),
Sheffield, Sheffield Academic Press, 2003 (voir ma recension dans RB 113 [2006],
p. 146-149). Cette exégète estime que Jean défend magistralement la thèse de
l’égalité des hommes et des femmes dans leur relation avec Jésus.
78. Voir DEVILLERS L., « “Porter du fruit”. Approche sapientielle et canonique
d’une expression biblique », dans : AGUILAR J. E., O’MAHONY K. J., ROGER M.
(éd.), Bible et Terre sainte, mélanges Marcel Beaudry, New York, Lang, 2008,
p. 23-30. Je remercie André Wénin de m’avoir fait remarquer combien « ce sens
A DÉFINIR 67

Contre cette lecture réductrice, j’avais proposé de traduire la première pa-


role divine adressée aux humains par ces mots : « Portez du fruit et devenez
grands ! » Et j’avais suivi ce filon à travers toute la Bible, jusqu’à la dernière
page de l’Apocalypse, où les élus apparaissent comme des arbres portant du
fruit et profitant de l’Arbre de la vie (Ap 22,2.14). Il me paraissait essentiel
de ne pas interpréter le projet divin sur les humains à partir du seul sens
quantitatif des verbes de croissance, mais au contraire d’en explorer la di-
mension qualitative.
Un bref échange de courrier avec André Wénin m’a récemment incité à
situer plus justement l’une par rapport à l’autre les deux manières de lire
l’ordre divin de Gn 1,28. André traduit le premier verbe, ‫פרו‬, par « Portez du
fruit », mais il maintient le sens traditionnel du deuxième, ‫רבו‬, « Multipliez-
vous ». Autrement dit, il nous invite à ne pas négliger le sens premier, phy-
sique, de l’ordre donné par Dieu à l’humanité nouvellement créée. À l’être
humain, créé au masculin et au féminin, Dieu a accordé la bénédiction de la
fécondité, puis il l’a invité à l’exercer en se multipliant sur la terre. En pré-
parant cette conférence, je suis tombé par hasard sur un texte sans doute peu
connu de Daniel-Rops. Daté de 1949, ce texte exalte de façon étonnante
l’amour charnel selon le plan de Dieu :
Dès les premières pages de la Bible, l’amour humain prend sa place, une place
déterminante, une place à nulle autre semblable, dans le destin de l’humanité […].
L’amour, l’amour humain dans ce qu’il a de plus pur, de plus transcendant, se
trouve ainsi consacré par Dieu. Il l’est aussi bien […] sous sa forme la plus
humble, la plus animale : celle de l’amour physique […]. À peine l’homme et la
femme sont-ils unis que Dieu, en effet, leur dit : « Soyez féconds ! Multipliez ! Et
que votre descendance emplisse la terre ! » […] C’est cet ordre du Tout-Puissant
qui donne à l’amour physique sa consécration […]. Il est frappant de constater
que toutes les hérésies qui ont trahi les réalités surnaturelles les plus hautes, celles
qui ont méconnu le mystère de l’Incarnation, nié le Dieu vivant ou fait de Lui une
sorte de mythe, ont toutes inclus dans le dossier de leurs erreurs un refus hautain
de l’amour charnel. De Marcion à Manès, en passant par divers gnostiques, dans
combien de ces faux prophètes ne trouve-t-on pas une condamnation sans appel
des relations entre l’homme et la femme ! […] Parce que l’être humain est corps
et âme, chair et esprit, l’amour sous ses aspects les plus humbles est non seule-
ment licite, mais nécessaire […]. Et c’est pourquoi Dieu a pris soin de fixer à cet
amour son sens, son sens légitime, quand il a ordonné au premier couple, tout en
s’aimant certes, de « croître et multiplier »79.

“combatif” voire guerrier est clairement celui de Gn 9,1-3. Signe d’une dégradation
suite à l’apparition de la violence » (échange de courrier avant le congrès).
79. DANIEL-ROPS, De l’amour humain dans la Bible, Paris, A. Tallone, 1949,
p. 11.16… 19.
68 LUC DEVILLERS, O.P.

Il faut bien reconnaître que les anciennes versions grecques de l’Ancien


Testament ont interprété dans un sens purement quantitatif l’ordre donné par
Dieu à ses nouvelles créatures. Pour les animaux comme pour les humains, les
deux premiers verbes sont αὐξάνεσθε καὶ πληθύνεσθε, « augmentez (en
nombre) et proliférez » (Fecundi estote, et multiplicamini). Telle est la traduc-
tion de la LXX, mais aussi celle d’Aquila, de Symmaque et de Théodotion80.
Philon d’Alexandrie va lui aussi dans ce sens, puisque, à ses yeux, la pratique
de la circoncision favorise la fécondité et ainsi honore l’ordre divin81. De fait,
la première manifestation de fécondité est celle de la chair. Ce thème sera
d’ailleurs repris au sujet de l’accroissement du peuple en Égypte82.

2. UN DÉTOUR PAR LA LITTÉRATURE LUCANIENNE

La même idée de fécondité quantitative s’observe dans la tradition luca-


nienne. Dans les Actes, Luc emploie les verbes αὐξάνειν et πληθύνειν de
Gn 1,22.28. En Ac 7,17, il s’inspire aussi des formules vétérotestamentaires
sur l’accroissement du peuple (Gn 47,27 ; Ex 1,7.20 ; Ps 105,24). Cepen-
dant, alors même qu’il souligne l’accroissement démographique de l’Église
naissante, il sait employer ces verbes (ou d’autres voisins) dans un sens
figuré. Ainsi écrit-il, à propos du petit Jean Baptiste comme de l’enfant Jé-
sus, que chacun d’eux « croissait et se fortifiait », ηὔξανεν καὶ ἐκραταιοῦτο
(Lc 1,80 ; 2,40). L’adjonction de πνεύματι pour Jean et de

80. Voir FIELD F. (éd.), Origenis Hexapla quae supersunt ; sive Veterum
Interpretum Graecorum in totum Vetus Testamentum Fragmenta, t. I, Oxford, 1875,
p. 11 (note sur Gn 1,28).
81. « La quatrième [raison d’être de la circoncision], et la plus importante, c’est
que la circoncision dispose à une grande fécondité, car le sperme, dit-on, va droit
son chemin, sans se répandre ni couler dans les replis du prépuce. En conséquence,
les nations qui pratiquent la circoncision sont manifestement les plus prolifiques et
les plus populeuses » (PHILON D’ALEXANDRIE, De specialibus legibus – Lib. I-II
[Œuvres de Philon d’Alexandrie 24], introd., trad. et notes Suzanne Daniel, Paris,
Éd. du Cerf, 1975, p. 15.17). Dans sa note 7 (p. 15), la traductrice écrit : « Allusion
au “Croissez et multipliez” de Genèse 1,28, et surtout à la promesse de Dieu à Abra-
ham (Genèse 17,4-6 ; 22,17). »
82. Le peuple hébreu sera si nombreux qu’il suscitera l’hostilité des Égyp-
tiens : ‫ויפרו וירבו מאד‬, « ils furent féconds et devinrent très nombreux » (Gn 47,27) ;
‫ובני ישראל פרו וישרצו וירבו ויעצמו במאד‬, ‫ « מאד ותמלא הארץ אתם‬Les Israélites furent
féconds et se multiplièrent, ils devinrent de plus en plus nombreux et puissants, au
point que le pays en fut rempli » (Ex 1,7). Jérémie encouragera les exilés à
s’installer à Babylone : ‫וובר־שם‬, « multipliez-vous là-bas » (Jr 29,6). Le verbe ‫רבה‬
sert aussi à exprimer la promesse d’une longue vie : ‫למען ירבו ימיכם‬, « afin d’avoir de
nombreux jours » (Dt 11,21).
A DÉFINIR 69

πληρούμενον σοφίᾳ pour Jésus – sans parler, pour ce dernier, de « la grâce


de Dieu [qui] était sur lui » – montre que Luc ne donne pas au verbe
αὐξάνειν une valeur uniquement quantitative. De même, dans les Actes, il
note que la Parole de Dieu croît (Ac 6,7 ; 12,24 ; 19,20), parallèlement à
l’expansion de la communauté (Ac 6,1.7 ; 9,31, avec πληθύνειν)83. La com-
paraison entre ces différents versets montre que Luc emploie une fois les
deux termes de Gn 1,28 à propos de la Parole (Ac 12,24), et qu’une fois il
distingue entre la Parole qui « croît » et le nombre des disciples qui aug-
mente (Ac 6,7, où les deux verbes αὐξάνειν et πληθύνειν, reliés par un καί,
ont en fait deux sujets différents, dans une construction en forme de
chiasme). Bref, Luc a repris de la tradition vétérotestamentaire l’idée de
l’accroissement quantitatif du peuple de Dieu, idée enracinée dans l’ordre
donné par le Créateur à l’humanité naissante. Mais il suggère discrètement,
par quelques ajouts et déplacements, qu’on ne saurait se satisfaire de cette
seule expansion arithmétique.
Sur ce plan, Jean va encore plus loin que Luc. En effet, à plusieurs re-
prises il parle de « porter du fruit » (καρπὸν φέρειν) : nous verrons plus loin
ces passages. Or, si l’on compare cette formule johannique à Gn 1,28, elle
semble plus proche de l’hébreu que de la LXX. En effet, celle-ci traduit ‫ורבו‬
‫ פרו‬par αὐξάνεσθε καὶ πληθύνεσθε : or ces deux verbes, qui insistent sur la
dimension quantitative, sont aussi employés en tandem par Luc, mais non
par Jean. Celui-ci aurait-il donc lu la Genèse, non seulement selon le grec
(ἐν ἀρχῇ, Jn 1,1 < Gn 1,1), mais encore selon l’hébreu (Gn 1,28) ? Certes,
l’avis majoritaire aujourd’hui est que Jean s’appuie surtout sur la LXX ;
mais des exceptions restent possibles84. On pourrait donc voir en Gn 1,28 un
de ces cas d’exception : Jean se serait inspiré de ce verset de la Genèse hé-
braïque, et l’aurait traduit et adapté à un contexte différent, insistant moins
sur l’accroissement quantitatif – comme c’est le cas dans la LXX –, et da-
vantage sur la dimension qualitative, grâce à l’image du fruit à produire. Le
premier mot adressé par Dieu à sa créature humaine est stimulant : porter du
fruit, quel programme !

83. Voir MARGUERAT D., Les Actes des apôtres (1-12) [CNT 5a], Genève, Labor
et Fides, 2007, p. 213 (reprise quasiment identique p. 442).
84. MENKEN M. J. J., Old Testament Quotations in the Fourth Gospel. Studies in
Textual Form (Contributions to Biblical Exegesis & Theology 15), Kampen, Kok
Pharos Publishing House, 1996 : « It is evident that the LXX is the Bible of the
fourth evangelist […] The evangelist’s use of the LXX does not exclude an
occasional recourse to the Hebrew text […]. It is important to observe that in all
three cases where John evidently did not quote from the LXX [= Jn 12,40 ; 13,18 et
19,37], good reasons can be adduced for his not doing so » (p. 205).
70 LUC DEVILLERS, O.P.

3. LA DIMENSION MISSIONNAIRE DE LA THÉMATIQUE JOHANNIQUE


DU FRUIT

Chez Jean, on observe un phénomène similaire à celui repéré chez Luc :


les deux significations des verbes de croissance sont prises en compte, la
quantitative et la qualitative. Jean évoque bien un accroissement quantitatif
de population, puisque, dès le chapitre 1, il mentionne la venue à Jésus de
personnes attirées par le témoignage de tiers. Ainsi André et son compagnon
anonyme, après avoir entendu le témoignage de leur maître Jean, le quittent
pour suivre Jésus (Jn 1,37). André poursuit la chaîne des témoins85, puisqu’il
va chercher son frère Simon (Jn 1,41). Philippe ira trouver son ami Natha-
naël, pour lui proposer de faire un essai auprès de Jésus, reprenant à son
sujet les mots mêmes de son nouveau maître, « Viens, et tu verras86 »
(Jn 1,45-46 ; voir 1,39). On peut hésiter sur l’identité du personnage qui
trouve Philippe : cela pourrait être aussi bien André – qui serait dès lors
investi d’un rôle de super-apôtre à la fécondité missionnaire remarquable –,
que Simon – ce qui aurait l’avantage de préserver la stricte continuité dans
la chaîne des témoins –, ou même encore Jésus, comme le suggèrent plu-
sieurs traductions – bien que le nom « Jésus » ne soit apposé qu’au dernier
des trois verbes à l’indicatif de Jn 1,43.
De la même façon, les Samaritains accueillent Jésus grâce au témoignage
de la femme qui l’a rencontré au bord du puits (Jn 4,28-30.39). Quant à
Lazare, le muet, sa seule présence témoigne en faveur de Jésus, au point que
les autorités religieuses voudront se débarrasser de lui aussi (Jn 12,10-11)87.
De plus, lorsque Jésus intercède auprès de son Père pour ses disciples, il
précise qu’il « ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui,
grâce à leur parole, croiront en [lui] » (Jn 17,20). Enfin, la rédaction d’un
livret évangélique (βιβλίον, Jn 20,30) vise des lecteurs potentiels au fil des
siècles, invités à croire en Jésus en accueillant le témoignage écrit au sujet
de ses signes (Jn 20,30-31). L’expansion missionnaire qui a caractérisé la
communauté chrétienne dès les origines – et que résume en des termes de-
venus célèbres la finale de Matthieu (« Allez donc, de toutes les nations
faites des disciples… », Mt 28,19-20) – ne peut pas avoir été ignorée de la

85. Sur cette remarquable chaîne des témoins présentée par Jn 1, voir
COTHENET E., La chaîne des témoins dans l’Évangile de Jean : de Jean-Baptiste au
disciple bien-aimé (Lire la Bible 142), Paris, Éd. du Cerf, 2005.
86. En Jn 1,46 on a deux impératifs successifs. Mais, selon la syntaxe sémitique
que Jean suivrait ici, le deuxième a un sens consécutif et peut se traduire par un futur
(voir BIENAIMÉ G., « L’annonce des fleuves d’eau vive en Jean 7,37-39 », RTL 21
[1990], p. 281-310 ; 417-454 [p. 304-307]).
87. Voir DEVILLERS L., « Les trois témoins : une structure pour le quatrième
évangile », RB 104 (1995), p. 40-87 (p. 66-68.77-79).
A DÉFINIR 71

tradition johannique, à moins de s’entêter à en faire un conventicule aux


tendances sectaires, ce qui ne serait ni sérieux ni honnête.
Un trait du témoignage rendu par Jean Baptiste constitue un discret indice
du fait que Jean a lu aussi l’injonction de Gn 1,28 comme un appel à porter
du fruit sur le plan quantitatif. La dernière parole que le Baptiste prononce
en son nom personnel – en disant ἐμέ, « moi » – est : « Il faut que lui gran-
disse et que moi je diminue » (Jn 3,30). Celui qui a montré l’Agneau de
Dieu à ses disciples, celui qui s’est défini comme une simple « voix » au
service du Verbe88, achève de parler en joignant le geste à la parole : il doit
diminuer… jusqu’à extinction complète89. En revanche, il annonce que « ce-
lui-là » (ἐκεῖνος, Jn 3,30) doit « grandir ». Or, nous avons là l’unique emploi
johannique du verbe αὐξάνειν, que les versions grecques emploient en tan-
dem avec πληθύνειν pour rendre le ‫ פרו ורבו‬de Gn 1,28. Ce même verbe qui,
dans les Actes, exprime l’accroissement en nombre de la communauté des
disciples. On pourrait donc comprendre ainsi le mot de Jean Baptiste : Mon
temps est terminé, j’ai fini de témoigner, je dois me taire ; mais lui, il doit
grandir et porter du fruit, en recevant de nombreux disciples.
Cette exégèse peut sembler étrange, mais elle se justifie si l’on considère
le contexte précédent. Certains disciples de Jean viennent se plaindre à lui
que son ancien bras droit (Jésus, voir Jn 3,22-23) lui fait une concurrence
déloyale90 : « Celui à qui tu as rendu témoignage, le voici qui baptise, et tous
viennent à lui ! » (Jn 3,26.) Or, au lieu de se plaindre du fait que même ses
propres disciples l’abandonnent (voir déjà Jn 1,37.40), Jean répond que cela
est dans l’ordre des choses : « Un homme ne peut rien recevoir si cela ne lui
a pas été donné du Ciel » (Jn 3,27). Il nie à nouveau être le Messie (Jn 3,28 ;
voir 1,20), et dit sa joie d’être « l’Ami de l’Époux » (Jn 3,29). Autrement
dit : il est prévu par Dieu que des gens nombreux viennent à Jésus, et non à
Jean Baptiste. Si Jésus doit « grandir » ici, ce n’est pas en taille physique ni

88. Lorsqu’on interroge Jean Baptiste sur son identité – « Qui es-tu ? […] Que
dis-tu de toi-même ? » (Jn 1,23) –, il répond non par ἐγώ εἰμι φωνή…, mais
simplement par ἐγὼ φωνή… La traduction de Sœur Jeanne d’Arc – « [Qui es-tu ?…]
– Moi ? Une voix… » – est remarquable, car elle évite d’introduire ici un verbe
« être » absent du grec, et qui mettrait Jean sur le même plan que le Jésus
johannique, seul habilité à dire ἐγώ εἰμι… (avec l’aveugle-né, Jn 9,9 !) [Évangile
selon Jean, présentation du texte grec, trad. et notes, Paris, Belles Lettres - Desclée
de Brouwer, 1990, ad loc.].
89. Par la suite, Jésus louera Jean pour son témoignage en faveur de la vérité
(Jn 5,33). Lui qui est « la Lumière du monde » (Jn 8,12 ; 9,5 ; 12,46), il reconnaît en
Jean une « lampe » (λύχνος), à la lumière de laquelle on a pu se réjouir « une
heure ». Chaque témoin est nécessaire, mais aussi limité.
90. Jn 4,1 reviendra sur cette concurrence, en rappelant que Jésus avait fait
davantage de disciples que Jean.
72 LUC DEVILLERS, O.P.

même en sagesse ou en grâce, comme pour l’enfant Jésus du troisième


évangile. C’est en nombre, dans la mesure où Jésus est inséparable de ses
disciples, comme la vigne de ses sarments.
En Gn 1, le don de la vie par Dieu a une évidente dimension quantitative,
mais il ne s’y réduit pas : il comporte aussi une dimension qualitative. Or,
ces deux dimensions sont sous-jacentes aux trois passages johanniques qui
emploient le terme καρπός, « fruit », un terme déjà présent en Gn 1,11.12
(‫ירפ השע ]ירפ[ ץע‬91), et que l’on devine encore sous le ‫ פרו‬de Gn 1,22.28. De
fait, l’expression johannique καρπὸν φέρειν, « porter du fruit », correspond
bien à ce ‫רפו‬. Il est temps pour nous de regarder les trois lieux johanniques
de καρπός.

4. « PORTER DU FRUIT » DANS LE QUATRIÈME ÉVANGILE

Le premier καρπός johannique se trouve en Jn 4,36 : ὁ θερίζων μισθὸν


λαμβάνει καὶ συνάγει καρπὸν εἰς ζωὴν αἰώνιον, « le moissonneur reçoit son
salaire et rassemble du fruit pour la vie éternelle ». L’image biblique de la
moisson évoque la fin des temps. Cela est confirmé par le fait que le fruit est
engrangé pour la vie éternelle. Qui est le moissonneur qui reçoit un salaire et
rassemble du fruit pour la vie éternelle ? La réponse n’est pas évidente. On
peut penser au disciple, que Jésus envoie explicitement pour moissonner
(Jn 4,38). De son côté, Jésus apparaît sous les traits du semeur (Jn 4,36b-37),
un de ceux qui se sont fatigués pour permettre le travail des moissonneurs
(Jn 4,38 : κεκοπιάκασιν ; voir 4,6 : κεκοπιακώς). Cependant, il est difficile de
ne pas voir aussi en Jésus un moissonneur. Malgré le dicton rapporté au
v. 37, il semble bien qu’en Jésus semeur et moissonneur se confondent. Le
flou qui marque ces versets, et nous empêche de distinguer trop vite et trop
nettement semeur et moissonneur, correspond à un trait que l’on observe à
plusieurs reprises dans le quatrième évangile : une chose peut être dite de
Jésus aussi bien que de ses disciples. Lui-même a déclaré (Jn 13,16) que « le
serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé (l’ἀπόστολος !) plus
grand que celui qui l’a envoyé (τοῦ πέμψαντος αὐτόν, avec le verbe πέμπειν,
caractéristique de l’envoi du Fils par le Père). Le sort du Fils et celui de ses
disciples sont liés. Le moissonneur « reçoit un salaire et rassemble du fruit
pour la vie éternelle ». Ce fruit désigne la récolte engrangée par le moisson-
neur : dans le contexte du chapitre, c’est une allusion aux Samaritains qui

91. TM : « des arbres [à fruit] faisant du fruit », où le mot ‫ עץ‬a valeur de collectif.
La LXX a traduit les deux fois par ξύλον κάρπιμον ποιοῦν καρπόν, « des arbres
[collectif] fruitiers faisant du fruit… », l’adjectif κάρπιμον ne se lisant qu’ici dans
toute la LXX (Gn 1,11.12), et nulle part dans le Nouveau Testament.
A DÉFINIR 73

croiront en Jésus et obtiendront la « vie éternelle », mais on peut étendre


l’interprétation à tous ceux qui, au fil du temps, feront le même chemin1.
Vient ensuite Jn 12,24 : ἐὰν μὴ ὁ κόκκος τοῦ σίτου πεσὼν εἰς τὴν γῆν
ἀποθάνῃ, αὐτὸς μόνος μένει. ἐὰν δὲ ἀποθάνῃ, πολὺν καρπὸν φέρει. L’image
du « grain de blé tombé en terre », qui, « s’il ne meurt pas, reste seul, mais
s’il meurt, porte beaucoup de fruit », était sans doute bien connue dans
l’Antiquité2. Le Jésus johannique l’emploie pour évoquer sa mort prochaine.
chaine. Cette mort n’aboutira pas seulement à sa gloire, mais elle servira
aussi ses amis : c’est en ce sens qu’elle porte beaucoup de fruit3. Dans le
contexte immédiatement précédent, la remarque amère des pharisiens est à
double sens : « Vous le voyez, vous n’arriverez à rien : voilà que le monde
[entier] s’en est allé à sa suite » (Jn 12,19). Par un effet d’ironie, elle an-
nonce que l’humanité entière – le κόσμος – est attiré par Jésus, ce que
d’autres versets environnants suggèrent encore (voir Jn 11,48 ; 12,32), en
particulier la mention des premiers Grecs désireux de voir Jésus (Jn 12,20).
Au-delà des personnages immédiats de l’évangile, la mort de Jésus concerne
tous les futurs croyants4. Et déjà, à travers l’image du grain de blé qui

1. « ζωὴ αἰώνιος is not the reaper’s wage but that for (εἰς) which the crop is
gathered ; that is, the crop represents the converts (in the first instance, the
Samaritans) to the Christian faith, who will receive eternal life » (BARRETT C. K.,
The Gospel according to St. John, Londres, SPCK, 1978, p. 242).
2. « So erweist sich das mit Hilfe einer in der Antike bekannten Sentenz ausge-
sagte Sterben Jesu in seinem Effekt des Fruchtbringens als Verherrlichung (12,23 im
Sachzusammenhang mit 12,24 ; 12,28 ; s.a. 17,1) » (LABAHN M., « Bedeutung und
Frucht des Todes Jesu im Spiegel des johanneischen Erzählaufbaus », dans : VAN
BELLE G. [éd.], The Death of Jesus in the Fourth Gospel [BEThL 200], Leuven,
University Press - Peeters, 2007, p. 431-456, ici p. 451-452).
3. « Es geht in Jesu Tod nicht allein um seine eigene δόξα (Joh 17,1), sondern um
um die “Frucht” (12,24), den Nutzen für andere. Jesu Lebenshingabe erfolgt “für
seine Freunde”, “für die Seinen”, etc. Es geht also um ein für andere wirksames
Geschehen, und dies bringt eine zweite, mit der Rede vom “noble death” durchaus
verbundene Forschungskategorie ins Spiel, die Rede vom wirksamen Tod, dem
“effective death” » (FREY J., « Edler Tod – Wirksamer Tod – Stellvertretender Tod –
Heilschaffender Tod : Zur narrativen und theologischen Deutung des Todes Jesu im
Johannes-evangelium », dans : VAN BELLE G. [éd.], The Death of Jesus, p. 65-94,
ici p. 76).
4. « In 12,24, Jesus’ death produces “fruit” […], which is a metaphor for those who
who believe. B. Olsson has argued that the “fruit bearing” in 12,24 should be related
conceptually to the eschatological harvest imagery in 4,36 where Jesus designates his
ministry among the Samaritans as “gathering fruit εἰς ζωὴν αἰώνιον”. On the basis of
an impressive array of OT parallels, Olsson has shown that the harvest imagery behind
John 4,36 and 12,24 is the harvest of the restoration of Israel » (John DENNIS, « The
“Lifting Up of the Son of Man” and the Dethroning of the “Ruler of this World” :
Jesus’ Death as the Defeat of the Devil in John 12,31-32 », dans : VAN BELLE G. [éd.],
74 LUC DEVILLERS, O.P.

« meurt », se manifeste la double dimension du fruit qu’il va donner : quali-


tative (vie authentique de chaque disciple) et quantitative (accroissement du
corps ecclésial)1. Ainsi, par le don de sa vie, Jésus porte du fruit et glorifie le
Père (voir Jn 12,28 ; 15,8 ; 17,1.4).
La métaphore de la vigne et des sarments (Jn 15,1-8.16) rassemble en
quelques versets la plupart des emplois johanniques du terme « fruit », et
souvent dans l’expression « porter du fruit ». C’est le passage clé pour com-
prendre cette image, mais il est intéressant de la mettre en rapport avec les
deux passages précédents. La thématique du fruit se déploie dès le
v. 2 : πᾶν κλῆμα ἐν ἐμοὶ μὴ φέρον καρπὸν αἴρει αὐτό, καὶ πᾶν τὸ καρπὸν
φέρον καθαίρει αὐτὸ ἵνα καρπὸν πλείονα φέρῃ, « Tout sarment en moi ne
portant pas de fruit, [mon Père] l’enlève, et tout [sarment] portant du fruit il
le purifie, afin qu’il porte plus de fruit. » Porter du fruit, pour Jean, semble
impliquer ici de mener la vie d’un disciple de Jésus. Ce sera encore plus net
au v. 8, et Jn 13,34-35 (ainsi que Jn 15,12.17) précise que cette vie de dis-
ciple est caractérisée par la pratique de la charité fraternelle2. L’image se
prolonge au v. 4 (καθὼς τὸ κλῆμα οὐ δύναται καρπὸν φέρειν ἀφ’ ἑαυτοῦ ἐὰν
μὴ μένῃ ἐν τῇ ἀμπέλῳ, οὕτως οὐδὲ ὑμεῖς ἐὰν μὴ ἐν ἐμοὶ μένητε, « De même
que le sarment ne peut pas porter de fruit de lui-même, s’il ne demeure pas
dans la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi »), puis
au v. 5 (ὁ μένων ἐν ἐμοὶ κἀγὼ ἐν αὐτῷ οὗτος φέρει καρπὸν πολύν, ὅτι χωρὶς
ἐμοῦ οὐ δύνασθε ποιεῖν οὐδέν, « Celui qui demeure en moi et moi en lui,
celui-là porte beaucoup de fruit, parce que hors de moi vous ne pouvez rien
faire »). Avec son χωρὶς ἐμοῦ οὐ δύνασθε ποιεῖν οὐδέν (« hors de moi vous
ne pouvez rien faire »), ce dernier verset mérite d’être mis en parallèle avec
le χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἕν de Jn 1,3 (« hors de lui pas une [chose]
n’advint »). Ce parallèle est d’autant plus remarquable qu’il s’agit des deux

The Death of Jesus, p. 677-691, ici p. 679). Dennis s’appuie sur des propos de Olsson,
mais sans en donner la référence précise : voir OLSSON Β., Structure and Meaning in
the Fourth Gospel. A Text-Linguistic Analysis of John 2:1-11 and 4:1-42 (Coniectanea
Biblica. NT Series 6), Lund, CWK Gleerup, 1974, p. 247-248.
1. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’il faut interpréter la remarque de Labahn :
« Umstritten ist, ob das Fruchtbringen ekklesiologisch oder individuell zu verstehen
ist. M. E. ist kein Gegensatz aufzumachen : das Sterben zielt auf die Frucht der
Nachfolge, die auch im johanneischen Sinn Gemeinde als Raum der aus der
Lebensgabe Jesu Lebenden konstituiert » (LABAHN Μ., « Bedeutung und Frucht des
Todes Jesu », p. 452).
2. « The bearing of fruit is simply living the life of a Christian disciple […] ;
perhaps especially the practice of mutual love » (BARRETT, The Gospel, p. 474) ;
« fruit-bearing and becoming a disciple […] are indeed inseparable, but John seems
to think of fruit-bearing as the outward and visible sign of being a disciple. Cf.
13.35, where mutual love is the sign of discipleship » (p. 475).
A DÉFINIR 75

seuls emplois de la préposition χωρίς chez Jean1. Ainsi nous voilà ramenés,
une fois de plus, au prologue, avec son verset qui évoque le rôle créateur du
Verbe. Jn 15 laisse entendre que, pour leur vie et leur action dans le monde,
les croyants sont aussi nécessairement liés à Jésus que le monde doit son
existence à l’intervention du Verbe2.
Les deux derniers versets contenant la thématique du fruit sont parmi les
plus importants. Le v. 8 (ἐν τούτῳ ἐδοξάσθη ὁ πατήρ μου, ἵνα καρπὸν πολὺν
φέρητε καὶ γένησθε ἐμοὶ μαθηταί, « En ceci est glorifié mon Père : que vous
portiez beaucoup de fruit et soyez mes disciples ») annonce que le fait de
porter du fruit en abondance sera pour les disciples de Jésus une occasion de
glorifier le Père. En ce sens, les disciples demeurent à l’image de leur
Maître, puisque sa propre mort a porté du fruit en visant la gloire de son
Père : « Père, voici venue l’heure : glorifie ton Fils, afin que le Fils te glori-
fie » (Jn 17,1b). Mais cette glorification du Père – qui rappelle la sanctifica-
tion du Nom de la tradition juive – a une conséquence pour les disciples :
« que, selon le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, [le Fils] donne à
tout ceux que tu lui as donnés la vie éternelle » (Jn 17,2). Par rapport au
projet de Dieu énoncé en Gn 1, et rappelé dans le prologue de l’évangile
(voir Jn 1,4.12), la boucle est bouclée : par la vie du Fils librement offerte,
toute chair (tout être humain, appelé à devenir disciple) recevra la vie éter-
nelle. Jean interprète le projet de Dieu sur l’humanité à l’aide deux formules,
heureusement combinées dans la liturgie d’expression française : la gloire de
Dieu et le salut du monde. Si Jésus glorifie le Père par sa mort, les disciples
en feront autant. Le chapitre 21 le dit explicitement à propos de Pierre :
« “Un autre te ceindra et te mènera là où tu ne veux pas.” Cela, il le dit pour
signifier par quel type de mort [Pierre] glorifierait Dieu ; et ayant dit cela il
s’adresse à [Pierre] : “Suis-moi” » (Jn 21,18d-19).
Enfin, le v. 16 rappelle le choix par Jésus de ses disciples : ἐγὼ ἐξελεξάμην
ὑμᾶς καὶ ἔθηκα ὑμᾶς ἵνα ὑμεῖς ὑπάγητε καὶ καρπὸν φέρητε καὶ ὁ καρπὸς ὑμῶν
μένῃ, « C’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai établis afin que vous par-
tiez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. » Bien que Jean
ait mis en valeur, dans son premier chapitre, la libre initiative des disciples

1. Jean connaît un autre emploi de χωρίς, mais il est adverbial : il s’agit du linge
ayant recouvert la tête de Jésus dans le tombeau, roulé à part des bandelettes (Jn 20,7).
2. « [À] proprement parler, les sarments ne sauraient être distingués de la vigne,
ils en font partie. Si le texte opère néanmoins cette distinction, c’est dans un but bien
précis : par cette hyperbole, il veut signifier que l’appartenance du disciple au Christ
est nécessaire et irréversible » (ZUMSTEIN J., L’Évangile selon saint Jean [13-21]
[CNT 4b], Genève, Labor et Fides, 2007, p. 101).
76 LUC DEVILLERS, O.P.

qui vont d’eux-mêmes à Jésus1, il rappelle en quelques endroits clés que


Jésus garde la maîtrise de la situation (Jn 6,70 ; 13,18 ; 15,16). Si Jésus a
choisi ses disciples, c’est pour les envoyer dans le monde jouer à leur tour
leur rôle de témoins (voir Jn 17,18 ; 20,21). Ce mouvement ad extra est re-
présenté ici par le verbe ὑπάγειν, « partir ». Il s’origine dans le Père, passe par
le Fils et saisit ensuite les disciples2.

5. LECTURE SAPIENTIELLE DE LA THÉMATIQUE DU FRUIT

Dans sa propre communication, Philippe Bordeyne s’appuie sur la lettre


aux Galates. L’un et l’autre nous proposons une réflexion exégético-
théologique fondée sur l’œuvre des deux grands théologiens du Nouveau
Testament : Paul et Jean. Or, le quatrième évangile et la lettre aux Galates
ont en commun le terme καρπός (Ga 5,22 ; Jn 4,36 ; 12,24 ; 15,2.4.5.8.16).
En Ga 5,22, Paul décrit « le fruit de l’Esprit ». Face aux diverses « œuvres
de la chair » (τὰ ἔργα τῆς σαρκός, Ga 5,19), les nombreuses manifestations
de l’Esprit sont présentées par Paul comme ne formant qu’un seul fruit (ὁ δὲ
καρπὸς τοῦ πνεύματος). Certes, il est vrai que Paul emploie toujours le
terme καρπός au singulier, comme l’avait rappelé notre collègue toulousain
Simon Légasse3. Il semblerait donc qu’on ne puisse rien tirer de l’emploi du
singulier en Ga 5,22. Cependant, je doute que la litanie égrenée par Paul des
diverses manifestations de l’unique fruit de l’Esprit soit due au seul hasard
grammatical. Je préfère donc l’interprétation proposée par Jean-Pierre Lé-
monon :
Le singulier « fruit » en antithèse au pluriel « œuvres » fait ressortir l’unité que
produit l’Esprit dans le croyant, tout comme dans la communauté […]. Le fruit de
l’Esprit est unique, car l’agapè, fruit unique, est à la source de toutes les manifes-
tations décrites et en est le fruit originaire (1 Co 12,31 - 13,13)4.
Jean lui aussi emploie toujours καρπός au singulier. Mais, à la différence
de Paul, s’il veut souligner la richesse de ce fruit, il emploie l’adjectif πολύς
(Jn 12,24 ; 15,5.8), et même son comparatif (πλείονα : Jn 15,2). Pour lui, les
disciples participent à la mission de Jésus, non seulement en lui donnant une

1. Chez Jean, seul Philippe reçoit au début de l’évangile l’appel typique des
synoptiques : « Suis-moi » (Jn 1,43). Pour Pierre, cet appel sera reporté après Pâques
(Jn 21,19), car il n’y était pas encore prêt auparavant (Jn 13,36).
2. « Thus the mission in Jn is the work of the Father, the Son and the disciples »
(OLSSON, Structure and Meaning, p. 248).
3. LÉGASSE S., L’épître de Paul aux Galates (Lectio divina. Commentaires 9),
Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 430-431.
4. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008,
p. 181.
A DÉFINIR 77

extension spatiale et temporelle (quantité), mais encore en la marquant par


leur fidélité plénière au Fils (qualité). C’est probablement ainsi qu’il faut
comprendre le verset où Jésus annonce à ses amis qu’ils feront des œuvres
plus grandes que lui (Jn 14,12), puisque l’accomplissement de ces œuvres
aboutit à la glorification du Père dans le Fils (Jn 14,13)1.
En exégèse, on a souvent tendance à vouloir trancher entre deux solutions.
La souplesse de la pensée sémitique et la présence de doubles sens dans le
quatrième évangile nous invitent plutôt à les tenir ensemble, malgré leur
divergence. L’ordre divin adressé à l’humanité a bien deux dimensions, l’une
quantitative mais l’autre qualitative (sinon, l’être humain ne serait qu’un
animal de plus). Dans l’Ancien Testament, les passages évoquant l’expansion
du peuple hébreu privilégient la dimension quantitative. En revanche, les
traditions prophétique et sapientielle soulignent la dimension qualitative du
fruit à porter. Ainsi, le psaume 1 et Jr 17 comparent l’homme qui médite la
Torah et tente d’y accorder sa vie à un arbre qui donne du fruit :
Heureux l’homme qui […] se plaît dans la loi du Seigneur [et] murmure sa loi
jour et nuit ! Il est comme un arbre planté près des ruisseaux, qui donne du fruit
en la saison [Ps 1,1.3] ;
Béni l’homme qui se confie dans le Seigneur, et dont le Seigneur est la foi. Il
ressemble à un arbre planté au bord des eaux, qui […] ne cesse pas de porter du
fruit [Jr 17,8].
Même s’ils ne portent pas de fruit au plan physique, un eunuque ou une
femme stérile sont dignes d’être loués pour leur fidélité au Seigneur (voir
Is 54,1 ; 56,3-5 ; Ps 113,9).

6. POUR CONCLURE

En la référant à la mort de Jésus, la reprise johannique de la thématique


du καρπός en accentue la dimension qualitative. Cependant, Jean manifeste
aussi sous diverses formes un réel intérêt pour l’accroissement quantitatif du
groupe des disciples : le Jésus dont il parle est bien « le Sauveur du monde »
(Jn 4,42), non celui d’un petit cercle d’initiés. Là encore, ce qui est suggéré
pour les hommes vaut aussi et d’abord pour le Fils, tant il est vrai qu’un lien
fort les unit, comme les sarments à la vigne. Par leur fidélité à Jésus, les
disciples porteront du fruit, et ils l’engrangeront pour la vie éternelle
(Jn 4,36). Mais, comme ce fut le cas pour leur maître, ils ne le pourront que
s’ils sont prêts à passer par la mort, autrement dit à « glorifier le Père » (voir

1. Pour Zumstein, la mention des œuvres plus grandes constitue un « saut


qualitatif » (ZUMSTEIN, L’Évangile selon saint Jean, p. 71). Tant il est vrai que le
quantitatif est inséparable du qualitatif.
78 LUC DEVILLERS, O.P.

Jn 21,19). Pour accomplir en vérité cet ordre reçu du Créateur dès le com-
mencement (« Portez du fruit ! » Gn 1,28), les disciples n’ont décidément
pas d’autre chemin que celui de l’imitation de leur Seigneur.
Nous touchons là un des paradoxes de la foi chrétienne, que Jean a bien
perçu et rendu à l’aide de son langage si subtil et allusif. Et puisqu’on peut
voir en Isaïe son livre de chevet, un détour par le Deutéro-Isaïe ne sera pas
inutile pour en prendre conscience. Dans sa contribution au dernier congrès
de Lille, Jacques Vermeylen avait signalé que le livret de la Consolation est
encadré par deux oracles mettant en valeur la pérennité et l’efficacité de la
Parole de Dieu1. Or, ce n’est peut-être pas un hasard si on les retrouve tous
les deux dans le prologue de Jean. Avec son insistance sur la fécondité de la
Parole envoyée en mission, l’oracle de Is 55,10-11 a permis d’interpréter le
prologue comme une courbe parabolique décrivant la trajectoire du Verbe de
Dieu, de l’alpha de l’avant-création (Jn 1,1-2) à l’omega de sa venue fruc-
tueuse « dans le sein du Père » (Jn 1,18) :
De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n’y retournent pas
sans avoir arrosé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer pour fournir
la semence au semeur et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de
ma bouche, elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j’ai
voulu et réalisé l’objet de sa mission2.
D’autre part, un des sommets du prologue affirme l’incarnation de la Pa-
role éternelle de Dieu dans la fragilité de la chair (Jn 1,14), non sans évoquer
a contrario l’oracle de Is 40,6-8 :
Toute chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs.
L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le souffle de Yhwh passe sur elles […] ;
l’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais.

1. « Un épilogue (55,9-13) souligne que la parole de Yhwh ne reste pas sans effet
[…]. Cette finale correspond au prologue de toute la deuxième partie du livre (40,1-
11), avec le même thème de la parole divine » (VERMEYLEN J., « Isaïe le visionnaire.
La montée vers l’accomplissement de l’ordre du monde dans le livre d’Isaïe », dans :
VERMEYLEN J. [éd.], Les prophètes de la Bible et la fin des temps. XXIIIe Congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible [Lille, 24-27 août 2009]
[Lectio divina 240], Paris, Éd. du Cerf, 2010, p. 17-71, ici p. 62).
2. Pour les deux citations d’Isaïe, j’emprunte la traduction de la Bible de
Jérusalem (1998). Cette lecture parabolique du prologue a été proposée dès les
années 1950 par Marie-Émile Boismard. Pour une exégèse qui en tient compte, voir
DEVILLERS L., « Exégèse et théologie de Jean I, 18 », RevThom 89 (1989), p. 181-
217 ; « Le sein du Père. La finale du prologue de Jean », RB 112 (2005), p. 63-79 ;
« Le prologue du quatrième évangile, clé de voûte de la littérature johannique »,
NTS 58/3 (2012), p. 317-330.
A DÉFINIR 79

La chair, c’est-à-dire l’humanité dans sa fragilité, devient ainsi le récep-


tacle – ou la « Demeure » – de la Parole éternelle de Dieu. Cette Parole par
laquelle le monde a été fait (Gn 1 ; Jn 1,3), et par laquelle Dieu s’était adres-
sé à sa créature humaine pour l’inviter à porter du fruit, voici que – d’après
le témoignage du quatrième évangile – elle vient prendre un visage humain,
elle se fait l’un de « nous ». Ce « nous » que Jean laisse alors s’exprimer –
« Nous avons vu sa gloire » (Jn 1,14) – représente une communauté de foi,
soit un témoin autant qualifié que pluriel : qualité et quantité vont, une fois
de plus, de pair, pour attester l’étonnante fécondité de la Parole divine.
Relevons pour terminer que, sous l’exemple majeur du Verbe fait chair,
est discrètement réapparu le thème de la fragilité : autrement dit, celui qui
avait suggéré à Marie Balmary les propos que j’ai cités en introduction. La
boucle est bouclée : le projet offert par Dieu à l’humanité (Gn 1,28) a trouvé
dans la théologie et l’anthropologie johanniques un bel espace où se dé-
ployer, sous une forme qui a su aussi recueillir le meilleur de la tradition
prophétique et sapientielle.
PHILIPPE BORDEYNE

ACTION DE DIEU ET TRANSFORMATION


DE L’HOMME
La dynamique anthropologique de l’éthique en Galates

La relecture que je vais proposer de l’épître aux Galates s’enracine dans le


contexte contemporain où l’idée de création forgée dans le judéo-
christianisme (le monde comme création de Dieu) a subi un déplacement
anthropocentrique radical qui marque profondément la conception et la
pratique de l’éthique. Dans une entreprise monumentale visant à comprendre
comment « un humanisme exclusif est devenu une option viable pour un très
grand nombre d’individus », le philosophe Charles Taylor montre que ce
déplacement s’est traduit, à partir du XVIIe siècle, par une nouvelle représen-
tation de la création qu’il nomme le « déisme providentiel1 ». Dans cette
perspective, l’action de Dieu se limite, dans le meilleur des cas, à l’acte
créateur initial, mais il n’y a plus de place pour les « providences particu-
lières », ni pour une quelconque action de Dieu en l’homme au cours de son
histoire singulière ou collective. La modernité occidentale s’est ainsi éloi-
gnée de la perspective biblique, notamment de celle du second Isaïe où la
création visait toujours une réalité actuelle, ainsi que le rappelle André Wé-
nin dans le présent ouvrage. Ma relecture de Galates, dans ce contexte, ne
sera pas dénuée de perspective apologétique : je voudrais montrer que
l’éthique de Paul, jusque dans son élaboration dogmatique, permet de rou-
vrir un espace de crédibilité pour la foi chrétienne dans le forum contempo-
rain de l’éthique, précisément parce qu’elle s’engage résolument sur le
terrain de l’anthropologie théologique.
La thématique de la création restera donc latérale dans cette communication,
alors même que c’est le destin contemporain de l’idée chrétienne de création
qui incite à relire Galates. En effet, la théologie de la création a aujourd’hui
partie liée avec une théologie de l’action où l’action de Dieu et l’action de
l’homme se questionnent mutuellement2. L’intérêt de Galates est précisément

1. TAYLOR C., L’âge séculier [2007], Paris, Éd. du Seuil, 2011, p. 395.
2. WILLIAMS R., Tokens of Trust : An Introduction to Christian Belief, Norwich,
Canterbury Press, 2007, « The Risk of Love : Maker of Heaven and Earth », p. 31-
55. Dans ce commentaire du Symbole des Apôtres, l’archevêque de Cantorbéry
82 PHILIPPE BORDEYNE

que la question éthique, qui concerne l’action humaine, y est envisagée dans
l’horizon d’une théologie de l’action de Dieu. Dès lors, il ne suffit plus de rap-
porter la liberté humaine au dessein divin de la création et à ses apories (la
théodicée et le problème du mal) : on doit aussi envisager l’exercice de la liber-
té comme la réponse raisonnable et ajustée de l’homme à l’action de Dieu dans
l’histoire humaine – telle sera mon hypothèse de lecture en Galates.
Si l’éclipse de la thématique de la création au profit de celle de l’action
relève d’une problématique contemporaine, elle n’en rejoint pas moins le
constat fait par André Wénin dans son investigation de la Bible hébraïque,
par exemple lorsqu’il observe que la thématique de la création apparaît de
manière « oblique » en Gn 2,2. Bien plus, certaines de ses analyses font
ressortir des points de contact saisissants entre la Bible hébraïque et
l’humanisme radical. Par exemple, Pr 8 s’intéresse plus à la sagesse qu’à la
création, à l’instar des humanistes de l’époque moderne qui fondèrent
l’ordre moral sur une rationalité présente dans la nature et, de manière émi-
nente, dans la raison humaine. Plus fondamentalement, l’avertissement
d’André Wénin à l’encontre des discours théologiques trop simplistes sur la
création rejoint mes préoccupations de théologien moraliste face à un argu-
mentaire de la loi naturelle qui reposerait sur un concept trop étriqué de
création. Ainsi, nous verrons que l’interprétation de l’éthique déployée en
Galates apporte un précieux correctif par rapport aux approches de la loi
naturelle qui limiteraient leurs sources scripturaires au témoignage de
Rm 2,14-15 relu à la lumière de la théologie de la création nouvelle en Ro-
mains. Ce correctif est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que, dans la
sphère publique, l’argumentaire de la loi naturelle tend à être appréhendé
dans le registre de l’humanisme radical qui a reconfiguré le concept de loi
naturelle au XVIIe siècle. Dès lors, l’emploi du concept de loi naturelle par
les théologiens risque toujours de conforter l’idée ambiante que le christia-
nisme n’aurait d’intérêt que débarrassé de ses vieux mythes – au nombre
desquels les mêmes détracteurs feraient assurément figurer la grâce !
Pour redonner quelque chance au discours théologique dans le forum con-
temporain de l’éthique, il importe plus que jamais de revenir à la manière
dont l’Écriture pose la problématique de l’éthique à partir de la dynamique
de la foi, en dialogue avec d’autres conceptions de l’éthique. De ce point de
vue, l’épître aux Galates s’avère particulièrement instructive. Je procéderai
en trois temps. Je m’attacherai d’abord à préciser le contexte qui m’incite
aujourd’hui à reformuler l’éthique théologique de Galates non à partir de la
seule parénèse de Ga 5,2 - 6,10 ou des seuls passages consacrés aux ver-
tus (Ga 5), mais à partir de l’ensemble de l’épître – ce que je ferai en

souligne l’engagement indéfectible et aimant de Dieu dans l’action continue de la


création, par laquelle il fait exister une réalité différente de lui.
A DÉFINIR 83

m’appuyant sur le commentaire de Jean-Pierre Lémonon3. Ensuite, je pré-


senterai la méthode théologique selon laquelle se déploie la proposition
paulinienne de l’éthique. Je montrerai que cette méthode, qui conduit à pen-
ser la vie morale comme une réponse à l’action de Dieu, présente de véri-
tables atouts face au questionnement éthique contemporain. Enfin, je
dégagerai les caractéristiques principales de cette éthique paulinienne de la
réponse à l’action de Dieu. De manière synthétique, on peut dire qu’elle
suppose, chez l’homme croyant et agissant, l’accueil d’une transformation
de soi qui lui advient par grâce.

1. LES ATOUTS DE L’ÉPÎTRE AUX GALATES


DANS LE CONTEXTE CONTEMPORAIN DE L’ÉTHIQUE

Le renouveau de l’éthique des vertus est un accent majeur de la théologie


morale catholique4, qui se réclame à la fois du renouveau scripturaire de la
morale5 et du renouveau aristotélo-thomiste de la philosophie morale6. Mal-
gré son intérêt, la limite de cette orientation contemporaine est que,
quoiqu’elle se réclame d’un rapport renouvelé à l’Écriture, elle risque
d’imposer à celle-ci un cadre herméneutique trop exclusivement dépendant
de l’éthique philosophique des vertus7. Par ailleurs, l’éthique théologique
des vertus tend à survaloriser, dans ses sources scripturaires, le Nouveau
Testament et, en son sein, les récits et les paraboles évangéliques8. Dans les

3. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008.
4. KEENAN J. F., A History of Catholic Moral Theology in the Twentieth Century :
From Confessing Sins to Liberating Consciences, New York, Continuum, 2010.
5. Voir HARRINGTON D., KEENAN J. F., Jesus and Virtue Ethics. Building Bridges
Between New Testament Studies and Moral Theology, Lanham, Sheed & Ward,
2002.
6. Sur le renouveau de l’éthique aristotélicienne des vertus, voir NUSSBAUM
M. C., The Fragility of Goodness : Luck and Ethics in Greek Tragedy and
Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Sur le renouveau des
vertus dans la tradition thomiste, voir PORTER J., The Recovery of Virtue. The
Relevance of Aquinas for Christian Ethics, Londres, SPCK, 1994.
7. Lorsque le moraliste jésuite James Keenan, animé par la perspective téléolo-
gique des vertus, interprète le Royaume comme telos et la venue du Royaume
comme la capacité à « voir la fin dans le contexte réaliste de l’histoire », il réduit la
part de l’action de Dieu et de son irruption intempestive dans l’histoire, pourtant
mise en évidence par son confrère bibliste Harrington quelques pages plus haut.
Keenan peut s’appuyer (implicitement) sur l’autorité thomiste de la vision béati-
fique, mais il manque un aspect central de la théologie néotestamentaire du
Royaume (HARRINGTON, KEENAN, Jesus and Virtue Ethics, p. 44).
8. KEENAN J. F., Les vertus, un art de vivre, Paris, Éd. de l’Atelier, 2002.
84 PHILIPPE BORDEYNE

deux cas, on note un déficit de prise en compte de la théologie en cours


d’élaboration dans le corpus néotestamentaire.

1.1. La foi appartient au contexte de l’action du croyant


Or, comme le soulignent aujourd’hui plusieurs théologiens moralistes, la
théologie morale ne saurait se penser indépendamment de la théologie dog-
matique9. Ainsi, pour Klaus Demmer, la théologie morale fondamentale doit
être « en dialogue constant avec la théologie fondamentale », en tant que
théologie de la Révélation élaborée dans le « contexte culturel » contempo-
rain10. À ce titre, la foi chrétienne fait pleinement partie du contexte de
l’action du croyant. Le tort de la théologie morale autonome est de s’être
tellement concentrée sur la justification des normes de l’agir face à la morale
kantienne, qu’elle en a réduit le rôle de la foi à l’apport de motivations spé-
cifiques. En effet, la différence entre morale philosophique et morale théolo-
gique tient essentiellement à ce que la foi accueille la précédence de l’action
de Dieu dans l’histoire. La théologie morale repose donc à la fois sur une
anthropologie théologique de la grâce11 et sur une théorie de l’action hu-
maine en tant qu’elle répond à l’action de Dieu.
Le théologien moraliste est un penseur de l’existence au sens le plus plein de
ce terme. Il réfléchit amoureusement à la manière dont Dieu agit dans sa propre
histoire de vie et à la manière dont une personne peut saisir, expérimenter et élu-
cider intellectuellement l’action de Dieu vis-à-vis de la personne humaine. Cela
exige du théologien moraliste qu’il introduise sa propre biographie dans son dis-
cours général, non en l’absolutisant, mais en l’employant comme un correctif sa-
lutaire. Cette procédure oblige une personne à être vraie ; surtout, elle lui donne
de la perspicacité12.
Dès lors, le théologien moraliste interroge l’Écriture pour mieux com-
prendre l’influence de la foi sur l’agir des croyants, telle que nous la pré-
sente la Parole révélée. Le corpus paulinien présente l’originalité d’offrir
une réflexion théologique en cours d’élaboration sur ce point. Paul place en
effet l’éthique dans une double perspective : la relation personnelle à Jésus,
mort sur la croix et ressuscité ; la réinterprétation théologique de la première
Alliance et de la Loi à la lumière de l’événement du salut envisagé dans sa
dimension trinitaire.

9. Dans son approche des vertus chez saint Thomas, Servais Pinckaers a soin de
les replacer dans l’axe théologique de la destination de l’homme à la vision
béatifique, tel qu’il ressort notamment de la structure de la Somme théologique.
10. DEMMER K., Shaping the Moral Life : An Approach to Moral Theology,
Washington (D. C.), Georgetown University Press, 2000, p. 3.
11. Ibid., p. 4.
12. Ibid. Nous traduisons.
A DÉFINIR 85

1.2. Un regain d’intérêt pour les sources morales chrétiennes


Si, comme Klaus Demmer, on prête attention au contexte culturel qui gou-
verne la compréhension de l’action humaine, le risque attaché au déficit théo-
logique dont souffre l’éthique des vertus se redouble. C’est ici que l’analyse
de Charles Taylor est précieuse, car elle manifeste que la vertu va souvent de
pair, aujourd’hui, avec un humanisme radical. Dans la pratique des vertus,
l’homme moderne ne fait rien d’autre que de parvenir à l’excellence inscrite
dans sa nature : la vertu n’est plus l’occasion d’aucun dépassement, d’aucune
transformation par laquelle Dieu aurait voulu permettre aux hommes de
« transcender les limites inhérentes à leur condition actuelle13 ». Taylor
montre comment la conception moderne de la création rejaillit sur le do-
maine moral. Pour les humanistes modernes dont John Locke apparaît
comme le chef de file, le champ de l’action de Dieu se trouve réduit au mi-
nimum : en créant l’humanité, Dieu était animé d’un dessein de bienveillance
qu’il a voulu communiquer à l’homme. Que ce dernier puisse découvrir en
lui les lois conformes au dessein divin de bienveillance ne relève plus de
l’ordre de la grâce, ni du mystère : « la religion est réduite à la morale14. »
Tout au plus, l’admiration de l’ordre de la nature peut-elle donner à l’homme
le courage de pratiquer ce qu’il découvre par l’exercice de la raison pratique.
Taylor insiste sur le fait qu’on ne saurait sous-estimer la puissance
d’attractivité qui demeure aujourd’hui attachée à l’ordre moral issu de cet
humanisme radical. Celui-ci s’étant construit sur la promotion de l’égalité à
l’encontre des hiérarchies sociales propres aux structures traditionnelles, il
trouve des résonances nouvelles dans la « sociabilité d’étrangers » qui per-
met aujourd’hui d’appartenir « directement à des ensembles plus vastes »,
apparaissant comme neufs, « moins encombrés, plus universels et plus fra-
ternels15 ». Dans ce contexte, les éthiques déliées de toute appartenance
religieuse jouissent d’une prime de confiance, car elles semblent moins in-
féodées à des territoires partiels. La théologie morale ne peut ignorer que
l’expérience de vivre sans Dieu et de penser l’éthique dans un tel cadre est
aujourd’hui massive. Du coup, la question du recours à l’Écriture en théolo-
gie morale devient plus aiguë que jamais, sauf à abandonner la visée univer-
saliste de la foi chrétienne.
C’est sur ce point précisément que la perspective de Taylor s’avère stimu-
lante, car dans sa généalogie de « l’âge séculier », il fait valoir que
l’humanisme radical ne saurait oublier ce qu’il doit au christianisme. De ce
paradoxe apparent, Taylor tire une loi anthropologique plus générale, qui ne
vaut pas seulement de l’humanisme moderne comme l’atteste la grande

13. TAYLOR, L’âge séculier, p. 400.


14. Ibid., p. 403.
15. Ibid., p. 979-981.
86 PHILIPPE BORDEYNE

fresque qu’il entreprend de l’histoire de l’humanité. Selon Taylor, l’homme


a une capacité d’invention, et même de révolution, qui consiste à faire du
neuf non pas de manière absolue, mais en se réappropriant des sources mo-
rales déjà existantes moyennant leur réinterprétation à la lumière d’une ex-
périence nouvelle16.
Dès lors, l’intérêt à l’endroit du christianisme en général et de saint Paul
en particulier se trouve renouvelé, dans la mesure où l’on parvient à mettre
en évidence le travail sur soi et sur les sources qui s’opère dans un contexte
donné. Comme on le verra, Paul réinterprète des sources juives (la première
Alliance) et païennes (les vertus) à la lumière d’une expérience personnelle
et communautaire, ce qui lui permet d’élargir l’espace – mais sans jamais
disqualifier l’action de Dieu ici et maintenant en tant qu’elle ouvre sur
l’eschaton, comme le fera plus tard l’humanisme moderne. De fait, le travail
de décloisonnement vers plus de solidarité, plus de fraternité et
d’universalité est particulièrement manifeste en Ga 3,28 : « Il n’y a pas Juif
ni Grec, il n’y a pas esclave ni homme libre, il n’y a pas mâle et femelle : car
tous vous êtes un en Christ Jésus17. » Cet élargissement paulinien de
l’espace peut être aujourd’hui encore offert comme source morale à réin-
terpréter et à assimiler par nos contemporains. Mais cela suppose que l’on
rompe résolument avec une vision de l’histoire par soustraction18, où
l’universalisme moral aurait été présent dès le départ, mais engoncé dans des
habits trop étriqués dont la modernité nous aurait ensuite libérés. Taylor
plaide au contraire pour une approche plus libre de l’histoire, où de véri-
tables étapes sont franchies, mais sans que le passé ait besoin d’être frustré
de ses propres capacités d’invention.

1.3. Paul élabore une éthique théologique face à des problèmes concrets
Conformément à l’objectif affiché de la collection, Jean-Pierre Lémonon
s’efforce de « faire apparaître la dynamique du texte pris comme un en-

16. « Rendre ces nouvelles sources disponibles représentait donc véritablement


une étape inédite, quelque chose qu’il est impossible d’ignorer » (ibid., p. 452). Voir
aussi TAYLOR C., Sources of the Self. The Making of the Modern Identity,
Cambridge, Harvard University Press, 1989 ; trad. fse : Les sources du moi, Paris,
Éd. du Seuil, 1998.
17. Taylor cite d’ailleurs ce verset de Galates pour faire valoir que le phénomène
de « désencastrement » (chap. 3) n’est pas un privilège de la modernité puisqu’on le
trouve chez Paul précisément, mais aussi chez Bouddha qui sort du système des
castes du Dharma, où encore chez Mahomet qui fait éclater les limites des tribus et
des nations (TAYLOR C., L’âge séculier, p. 981-982).
18. Voir ibid., p. 448-453.
A DÉFINIR 87

semble ». Il combine les approches rhétorique et littéraire19, ce qui permet


de faire ressortir la méthode de discernement de Paul d’une manière qui
intéresse particulièrement le moraliste car elle évite d’échafauder des théo-
ries éthiques à partir de versets ou de sections réduites. Elle fait entrer dans
la manière paulinienne d’aborder le réel pour agir et pour exhorter à l’action.
Le mouvement d’ensemble du texte permet de se plonger dans un problème
communautaire concret qui conduit Paul à écrire aux Galates. Ce problème
comporte des aspects à la fois théologiques, éthiques et ecclésiologiques. Ils
sont récapitulés dans le terme « justice » (δικαιοσύνη) : la justice de Dieu est
sa « volonté de salut » (p. 105) ; la justification est « le passage du péché à la
vie chrétienne, de l’injustice à la grâce ». La théologie paulinienne de la jus-
tice, ébauchée en Galates, se précise en Rm 1-4 (p. 105). Il existe de fait de
nombreux parallèles entre Galates et Romains (p. 50), la première étant écrite
à Éphèse en 55 ou 56, la seconde à Corinthe en 57 ou 58 (p. 33-34). Mais, si la
lettre aux Romains s’emploie à justifier théologiquement la permanence
d’Israël, la lettre aux Galates traite plus directement de deux problèmes con-
crets : est-il conforme à la justice de Dieu d’imposer la circoncision aux
païens qui deviennent chrétiens ? Est-il juste d’exclure de la communauté les
païens qui refuseraient de s’y soumettre ?
À partir de ce problème, Paul invite les Galates à réfléchir en conjuguant
les trois composantes du problème. Cette manière de procéder évite de cir-
conscrire l’éthique théologique à la parénèse de Ga 5,2 - 6,10 :
1. une composante théologique : qu’en est-il du rôle de la Loi dans la
nouvelle Alliance ? comment comprendre l’agir de Dieu dans l’histoire
humaine et ses effets dans la vie des croyants ?
2. une composante éthique : comment gérer la violence de l’exclusion ou
de la circoncision imposée ? jusqu’où la Loi peut-elle contraindre ? comment
comprendre l’exercice de la liberté dans le régime de la nouvelle Alliance ?
3. une composante ecclésiologique : comment comprendre le principe du
rassemblement dans le peuple racheté par la croix du Christ ?
La proposition de Paul est d’ordre pratique (il ne faut pas imposer la cir-
concision aux païens, sans pour autant disqualifier la Loi quand elle
s’applique aux membres du peuple juif), mais elle s’appuie sur un argumen-
taire théologique et biographique (l’histoire de Paul, sa conversion et sa
mission auprès des païens confirmée par l’assemblée de Jérusalem, l’histoire
des Galates et la manière dont ils ont reçu le Christ).

19. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates, p. 43. Dans la suite du texte, les
numéros de pages qui figurent entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
88 PHILIPPE BORDEYNE

2. UNE ÉTHIQUE DE LA TRANSFORMATION RENDUE POSSIBLE PAR LA FOI

L’argumentaire théologique sur lequel repose l’éthique de Galates est


énoncé de manière synthétique en Ga 4,4-7, passage qui mérite toute notre
attention une fois qu’on a esquissé le cadre contemporain de l’accès aux
sources chrétiennes de l’éthique. L’originalité de l’argumentaire paulinien
est qu’il mobilise différents registres : eschatologique, christologique et
pneumatologique.

2.1. Une éthique de réponse à l’action de Dieu


Paul énonce la justice de Dieu sous la forme d’un récit qui raconte
l’intervention de Dieu dans l’histoire humaine et son action continuée dans
l’histoire de chaque croyant :
Lorsque vint l’accomplissement du temps,
Dieu envoya son fils,
né d’une femme,
né sous la Loi,
afin qu’il rachète ceux qui sont sous la Loi,
afin que nous obtenions l’adoption filiale.
Or, [ce qui montre] que vous êtes fils,
[c’est que] Dieu envoya l’Esprit de son fils
dans nos cœurs criant : Abba, Père.
De sorte que tu n’es plus esclave, mais fils ;
Et si [tu es] fils, [tu es] aussi héritier par Dieu.
Cette éthique de l’adoption filiale20 n’est pas seulement christologique,
pneumatologique et eschatologique : elle est aussi anthropologique. D’une
part, elle est ancrée dans le dessein qu’a eu Dieu de se manifester en parta-
geant la faiblesse humaine en son fils « né d’une femme » (p. 142). D’autre
part, elle considère que la prière adressée au Père est l’action humaine fon-
damentale dans le régime de la création nouvelle. Bien plus, le cri de
l’homme vers le Père (signe de la fragilité humaine) est interprété comme
l’attestation, au plus intime de chaque croyant d’aujourd’hui, d’une action
de Dieu dans l’histoire humaine qui a rendu l’homme capable de Dieu, ca-
pable de nouer une relation vivante avec lui. Plus largement, tout agir hu-
main est interprété comme un hommage rendu au Père pour l’envoi de son

20. En faisant appel à l’exégèse des Pères grecs, la traduction de Lémonon permet
de comprendre le v. 6 comme un verset d’attestation et non comme l’expression
d’un lien de causalité, de sorte que l’envoi de l’Esprit n’est pas interprété comme
une conséquence de l’adoption filiale (ce que faisait en général l’exégèse du
XIXe siècle), mais comme un signe donné de la réalité de l’adoption filiale.
A DÉFINIR 89

fils et de l’esprit de son fils, de sorte que l’éthique de l’adoption filiale est
une éthique de l’action de grâce.
Il en résulte que la réflexion éthique sur l’agir communautaire appelle une
anamnèse et une juste interprétation de l’action de Dieu, notamment de
l’action décisive (justice de Dieu) qu’est l’envoi, par le Père, du Fils et de
l’Esprit afin d’accorder aux hommes l’adoption filiale par le don d’une foi
agissante (« la foi agissant par la charité », Ga 5,6). On peut en dégager une
définition brève de l’éthique théologique élaborée par Paul en Galates : il
s’agit d’une réflexion organisée sur les orientations à donner à l’agir hu-
main en tant qu’il est rénové dans l’agir salvateur de Dieu, Père, Fils et
Saint-Esprit envers l’humanité fragile et pécheresse.

2.2. Une éthique faisant appel au récit et à l’anamnèse de l’expérience


croyante
Beaucoup de théologiens moralistes contemporains épousent peu ou prou
la thèse du philosophe Alasdair MacIntyre, à savoir que l’éthique occiden-
tale, minée par un pluralisme arrimé à des lambeaux de traditions éparses,
échoue à mobiliser les sujets tant qu’ils ne peuvent inscrire le récit de leur
propre vie dans une tradition cohérente, tissée de récits et de pratiques for-
matrices, qui leur confère une identité narrative et pratique21.
Comme le montre Lémonon, l’épître aux Galates est précisément construite
de telle manière que Paul confirme l’authenticité de son Évangile (les païens
sont destinataires de la promesse faite à Abraham sans qu’ils aient besoin de
se soumettre à la circoncision) par le récit de son expérience personnelle
(Ga 1,13 - 2,14) : sa conversion à l’Évangile du Christ, sa participation à
l’assemblée de Jérusalem qui reconnaît sa mission envers les nations, sa fidéli-
té à l’Évangile pour les nations durant son séjour à Antioche. Son propre récit
de vie est ainsi clairement inscrit dans une tradition qui le dépasse.
Paul tire une deuxième confirmation de son Évangile par une double pro-
cédure argumentative et réflexive. D’abord, il avance une réinterprétation
christologique de la promesse faite à Abraham qui diverge de l’interprétation
en cours dans les milieux juifs de son époque : en s’appuyant sur Gn 15,6,
Paul établit que la fidélité d’Abraham ne tient nullement à sa pratique inté-
grale des commandements (notamment de la circoncision qui ne vient que
plus loin en Gn 17), mais qu’elle provient de sa foi en la promesse destinée

21. MACINTYRE A., Après la vertu. Étude de théorie morale [1981] (Léviathan),
Paris, PUF, 1997. S’appuyant de son côté sur l’œuvre de Herbert McCabe, le
moraliste catholique David Cloutier souligne le caractère structurant des grands
récits bibliques, notamment du récit de l’idolâtrie. CLOUTIER D., Love, Reason &
God’s Story : An Introduction to Catholic Sexual Ethics, Winona (MN), Anselm
Academic, 2008.
90 PHILIPPE BORDEYNE

aux nations, promesse qui sera pleinement réalisée en Christ (p. 119-120).
Ensuite, en Ga 4,1-7, Paul s’appuie sur l’expérience de la foi des Galates qui
ont reçu l’Esprit en accueillant l’Évangile de la croix du Christ. Ainsi, toute
la lettre est commandée par l’invitation faite aux Galates de revenir à la fer-
veur de leur premier accueil de l’Évangile, et de se rendre disponibles à la
grâce sans se laisser égarer par les « agitateurs ». Les Galates ont besoin
d’une nouvelle évangélisation, qui comporte un versant doctrinal et un ver-
sant éthique (p. 43).

2.3. Une éthique de la transformation des sujets sous l’agir de la grâce


La foi est conçue par Paul non comme une simple adhésion de l’esprit,
mais comme une pratique, comme un exercice total, toujours à reprendre,
toujours à refonder dans le récit de la promesse destinée aux nations, ac-
complie dans la mort du Christ et dans l’envoi de son Esprit. En Ga 1,24, les
communautés de Judée, qui ne connaissent pas Paul, rendent gloire à Dieu
pour sa transformation sous l’action de la grâce divine, transformation qui
est à la fois de l’ordre de la foi (reconnaître le Christ comme Seigneur) et de
l’ordre de l’éthique (mettre fin à la violence physique et morale envers les
chrétiens, voir πορθέω, p. 73).
La foi repose donc sur une éthique de l’interprétation de la promesse.
Avant d’imiter Paul dans son agir, il convient de l’imiter dans sa foi, sachant
qu’il s’efforce lui-même d’imiter la foi du Christ et de se laisser tirer (justi-
fier) par elle22. Réciproquement, la transformation des sujets sous la mou-
vance de la grâce fait office d’instance de vérification pratique de la foi en
la promesse de Dieu. Celle-ci doit être interprétée à la lumière de l’histoire
de Paul, elle-même mise en parallèle avec l’histoire des Galates (p. 114).
Cette insistance sur la vérification dans l’expérience correspond à la sensibi-
lité contemporaine, façonnée par les sciences expérimentales et par la cons-
cience qu’a l’homme de son pouvoir inédit sur le cours des choses23.
Plus fondamentalement, la théologie paulinienne de la justification par la
foi incite à bien articuler activité et passivité dans une dynamique de trans-
formation progressive. L’agir chrétien est envisagé à la lumière de sa condi-
tion de possibilité fondamentale, à savoir l’action de Dieu qui accorde sa

22. Lémonon traduit « la foi de Christ » pour préserver le triple sens de


l’expression grecque : Jésus Christ est l’objet de la foi (génitif objectif) ; il est à
l’origine de la foi, donnant aux hommes de croire ; il est sujet de la foi (génitif
subjectif), se fiant totalement au Père et lui obéissant (LÉMONON, L’épître aux
Galates, p. 99-100).
23. Voir THILS G., Tendances actuelles en théologie morale, Gembloux, Duculot,
1940. Conscient de ce nouveau défi, Thils fonde précisément une approche nouvelle
de l’éthique sur la théologie paulinienne de la capitation universelle en Christ.
A DÉFINIR 91

grâce. Là encore, la vérification se fait dans la biographie de Paul, qui a


partagé la fragilité de Christ (voir ἀσθένεια en Ga 4,13, voir p. 154). C’est
dans cette fragilité de l’Apôtre que se manifeste la puissance du salut, de
même qu’elle s’est manifestée dans la fragilité de Jésus Christ « né d’une
femme » et mort sur la croix (Ga 4,1-7). Le verset énigmatique de Ga 2,19,
qui n’est compréhensible qu’à la lumière de son contexte immédiat, résume
à lui tout seul les effets de cette action salutaire de Dieu dans la vie de Paul :
« Par la Loi, je mourus à la Loi, afin que je vive pour Dieu. J’ai été crucifié
avec Christ. » Il faut comprendre : par la Loi (dont l’application provoqua la
mort du Christ, qui s’est offert lui-même pour notre salut), je suis libéré du
régime de la Loi et je vis désormais avec le Christ d’une vie nouvelle. Ainsi,
l’éthique paulinienne articule activité et passivité, ce qui permet d’éviter le
double écueil du quiétisme (l’amour pur envers Dieu suffirait) et du pélagia-
nisme (l’homme pourrait pratiquer le bien sans l’aide de la grâce).

3. LES NOTES CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉTHIQUE EN GALATES

La foi étant elle-même une pratique (« la foi agissant par la charité »,


Ga 5,6), la question fondamentale du chrétien n’est plus : « comment obtenir
la vie et comment faire pour être sauvé24 », mais elle devient « comment
vivre la vie donnée » (p. 125). Ce changement radical s’opère de manière
insensible, par une interprétation renouvelée de l’Écriture à la lumière de
l’événement de la mort et de la résurrection du Christ. S’il existe une théo-
logie de l’éthique en Galates, elle est sans doute plus basée sur une théologie
de la grâce en tant qu’agir gracieux de Dieu dans l’histoire humaine, que sur
une théologie de la création.

3.1. L’apprentissage moral comme changement dans la continuité


En Ga 3,12, Paul cite Lv 18,5 selon la version de la LXX (« l’homme les
ayant mis en œuvre vivra par eux »), mais il en modifie le sens par le temps
du verbe « vivre », qui passe du présent au futur. Il n’est donc plus d’abord
question d’une voie de bonheur et de sagesse, puisqu’il s’agit de répondre
par toute sa vie à la promesse divine de la création nouvelle. Cette éthique
paulinienne, qui procède de la dynamique de la foi, articule changement et
continuité. Elle semble pertinente dans notre monde pluraliste où l’adhésion
à une tradition ne dispense pas de valoriser ce qu’on a appris de bon dans
d’autres traditions25. On retrouve le mouvement mis en évidence par Charles

24. Voir la question de l’homme riche en Mc 10,17.


25. STOUT J., Ethics after Babel : the Languages of Morals and their Discontents,
Boston, Beacon Press, 1988, p. 271. Stout diverge ici de MacIntyre, lui reprochant
92 PHILIPPE BORDEYNE

Taylor, à savoir que la nouveauté procède d’une appropriation des sources


morales antérieures, dûment réinterprétées.
Le récit autobiographique de Paul met en scène la transformation rendue
possible par la foi en Christ, dans la mesure où elle donne accès à d’autres
valeurs. Paul est bien le même, il ne renie pas son identité juive, mais il rend
compte de la nouveauté qu’a introduite dans sa vie l’appel du Christ et la
réception de son Évangile pour les nations. En se désignant lui-même
comme modèle à imiter, en référence étroite à l’unique modèle qu’est le
Christ crucifié, Paul offre un récit qui suscite le désir de devenir disciple de
Jésus : il propose de revêtir, avec le baptême (Ga 3,27), une nouvelle identi-
té qui ne détruit pas la précédente, mais l’accomplit26.
La stabilité de la promesse faite à Abraham se conjugue avec la possibilité
de nouvelles herméneutiques de l’Écriture. Il s’agit tout bonnement
d’accueillir les transformations opérées par Dieu lui-même au sein de
l’histoire du salut. La promesse se donne désormais en des catégories iné-
dites (p. 122) : non plus une grande et unique nation, mais une pluralité de
nations justifiées par la foi en Christ ; non plus le don d’une terre en propre,
mais les dons divers de l’Esprit. Pour autant, cette transformation radicale ne
disqualifie pas la Loi, ni sa pertinence pour les chrétiens issus du judaïsme.
L’universalisme paulinien ne jette pas un discrédit de principe sur la pra-
tique de la Loi, mais il s’élève contre toute velléité d’en imposer les con-
traintes aux païens, alors que la Loi ne leur est pas destinée. Ainsi reconnue,
la particularité de la Loi permet d’en faire surgir la visée proprement univer-
selle, annoncée dans la promesse faite à Abraham, pleinement réalisée dans
la mort et la résurrection du Christ.

3.2. Une éthique de la foi tendue vers l’universel


L’universalisme paulinien se traduit d’abord dans le fait que la transfor-
mation est acquise par une action, une œuvre du Christ (p. 103) qui concerne
tous les peuples sans exclusive. Cette transformation des uns et des autres
est censée devenir manifeste dans la communauté formée par les Galates. En
effet, les païens sont désormais associés au salut en Christ, et les Juifs sont
appelés à la communion de table et de charité avec les païens (p. 101).

son approche exclusiviste de la Tradition et son pessimisme sur les ressources


éthiques des sujets éduqués dans les sociétés libérales.
26. Les théoriciens de l’éthique narrative jugent que le ressort narratif est décisif
pour permettre aux sujets d’entrer dans la démarche éthique. Remarquons
qu’aujourd’hui les néophytes déclarent souvent que, par le baptême, leur véritable
identité a pu s’épanouir – identité qu’ils possédaient déjà de quelque manière, mais
qui n’avait pas pu encore s’exprimer pleinement.
A DÉFINIR 93

L’universalisme paulinien suppose que l’expérience racontée par Paul


transcende le cadre de sa propre biographie27. Lémonon fait remarquer que
Paul fait jouer trois termes : une réinterprétation originale de l’Écriture, basée
sur une leçon de vérité, elle-même tirée d’une expérience qui a changé le
cours de sa vie. La leçon de vérité suppose le passage par une argumentation
rationnelle rigoureuse, qui structure l’ensemble de l’épître. Cette référence à
l’expérience est très importante à l’époque actuelle. Comme l’écrit la théolo-
gienne catholique Margaret Farley : « L’obligation morale n’est pas seulement
de l’ordre de la connaissance, mais aussi de l’expérience. L’expérience que
nous sommes moralement obligés comporte cinq éléments : 1) c’est une re-
quête (claim), 2) adressée à notre liberté, 3) que nous percevons comme in-
conditionnelle et 4) justifiable, et qui 5) à la fois nous libère et nous oblige28. »
L’universalisme paulinien engage un rapport à la Tradition où se mêlent
fidélité et résistance. En effet, Paul se montre à la fois respectueux de la
tradition des pères, et capable de résistance contre des interprétations restric-
tives de cette tradition, irrespectueuses de l’histoire spécifique des païens et
de la nouveauté de l’Évangile du Christ. Cette posture paulinienne est perti-
nente dans la modernité, où le « cogito blessé » (Ricœur) ne peut plus se
poser lui-même indépendamment d’une tradition (Ricœur recourt à celle de
la tragédie), et où il est cependant sommé de dire « je » et de justifier ration-
nellement ses choix éthiques29. Ultimement, l’universalisme paulinien se
traduit dans l’insistance de l’Apôtre sur la liberté et sur la charité comprise
comme service mutuel. La morale de la foi s’ouvre ainsi aux Autres, quelles
que soient leur race, leur culture et leur religion, par la médiation d’une
philosophie de la liberté et de l’amour. La foi et la raison concourent ainsi à
la fondation de l’éthique chrétienne.

3.3. Une éthique baptismale et ecclésiale


Le changement de point de vue qui découle de l’Évangile de la croix trouve
son ancrage au baptême qui incorpore le néophyte à un peuple nouveau :

27. Comme le souligne l’historien Noonan, l’expérience ne fournit en elle-même


aucun principe de vérification. « La dynamique de la nature humaine, qui inclut la
soif d’une vérité qui transcende l’existence matérielle, fournit les critères par
lesquels chacun juge l’expérience ; et dans l’Église ces critères sont confirmés et
approfondis par les critères que fournit la révélation chrétienne » (NOONAN J. T. Jr.,
A Church That Can and Cannot Change. The Development of Catholic Moral
Teaching, University of Notre Dame Press, 2005, p. 12).
28. FARLEY M. A., « A Perspective on Moral Reasoning », Catholic Theological
Ethics in the World Church, Trente, Italie, 26 juillet 2010.
29. RICŒUR P., Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
94 PHILIPPE BORDEYNE

Tous, vous êtes fils de Dieu par la foi en Christ Jésus ; car, vous tous qui avez
été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a pas Juif ni Grec, il n’y a
pas esclave ni homme libre, il n’y a pas de mâle et de femelle : car tous vous êtes
un en Christ Jésus. Or, si vous êtes du Christ, donc vous êtes la descendance
d’Abraham, héritiers selon la promesse [Ga 3,26-29].
Dans cette perspective, les relations au sein de la communauté acquièrent
une portée nouvelle. Il ne s’agit en aucun cas de supprimer les différences
structurantes de l’humanité ; celles-ci sont au contraire assumées pour rendre
possibles des relations nouvelles inspirées par la reconnaissance mutuelle et
par la charité, sans qu’il soit fait acception de personnes (p. 134). En admet-
tant que les chrétiens d’origine païenne ne soient pas contraints à la circonci-
sion, le concile de Jérusalem reconnaît la contingence de la loi de la
circoncision (p. 86). En revanche, la charité est posée par les apôtres comme
la condition d’une communion ecclésiale à visée universelle : les Églises nées
de la conversion des païens devront « se souvenir des pauvres » de l’Église
de Jérusalem. La diaconie est à la fois principe d’unité dans l’Église (p. 87) et
principe d’ouverture des pratiques ecclésiales à l’universalité de l’agapè.

3.4. Une éthique fondée sur la dynamique de l’amour trinitaire


Une éthique de l’identité baptismale forgée dans l’amour trinitaire en fa-
veur de l’homme : en Ga 3-4, Paul affirme que les Galates reçoivent leur
identité par la mort salvatrice du Fils unique et par l’envoi de l’Esprit du Fils
(Ga 4,1-7). La réflexion sur l’agir de la communauté appelle une anamnèse
et une juste interprétation de l’action de Dieu qui a voulu faire de nous des
enfants d’adoption. Ainsi la théologie trinitaire naissante, dont les prémices
apparaissent dans cette méditation sur l’action de Dieu, est-elle polarisée par
l’action de grâce pour l’amour personnel prodigué par le Fils, à Paul comme
à chaque baptisé : « Je vis dans la foi au fils de Dieu qui m’aima et se livra
pour moi » (Ga 2,20). Cette proximité avec le Christ rend l’Apôtre capable
d’enfanter les Galates dans la durée (métaphore maternelle de Ga 4,19,
p. 156), de les ré-évangéliser, de les considérer toujours comme des
« frères » malgré leurs égarements. En retour, l’être humain est rendu ca-
pable de nouer une relation intime avec Dieu, rendue par l’appellation
« Abba, Père » (Ga 4,6), qui n’est pas habituelle dans le monde juif et qui
indique « une relation spécifique entre celui qui parle et son père » (p. 146).
« Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous réaliserez la loi du
Christ » (Ga 6,2). Lorsque la dynamique de l’amour trinitaire atteint le bap-
tisé, elle le rend capable d’agir comme le Christ envers les autres, dans une
attitude de service désintéressé. L’expression « la loi du Christ » est unique
dans les lettres de Paul (p. 189). Lémonon en souligne le caractère para-
doxal : c’est une loi de liberté, qui oblige néanmoins à se laisser guider par
l’Esprit. L’expression souligne le lien entre le Fils et l’Esprit. « La loi du
Christ, c’est se comporter à la manière du Christ, guidé par l’Esprit, en pre-
A DÉFINIR 95

nant au sérieux la vie communautaire. » Lémonon relève l’analogie avec


Rm 8,2 : « la loi de l’Esprit qui donne la vie en Jésus Christ », et le lien avec
Ga 3,27 : « Vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le
Christ. » Revêtir le Christ comporte l’idée d’une transformation, d’un chan-
gement de statut (connotation eschatologique : le grand prêtre change de
vêtement lors de la venue du Messie), mais aussi de rassemblement et
d’unité comme l’indique Ga 2,28b (p. 138). Le baptême rend apte au service
mutuel et communautaire.

3.5. Une éthique associant les vertus et les commandements de Dieu


L’éthique paulinienne associe les vertus théologales (foi, espérance, cha-
rité) et les vertus morales. Puisque l’agir salvateur de Dieu est premier, Paul
met en avant le pilier des vertus théologales, qui gouvernent la vie selon
l’Esprit en l’homme rénové. Ce qui frappe, c’est d’abord l’articulation
étroite entre la foi qui justifie, l’espérance et la charité. « Car nous, [c’est]
par l’Esprit [qu’]à partir de la foi nous attendons ardemment l’espérance de
la justice. Car, en Christ Jésus, ni la circoncision n’a quelque force ni
l’incirconcision, mais la foi agissant par la charité » (Ga 5,5-6). Derrière
l’agapè se profile l’Esprit (p. 179). Dûment coordonnées, les vertus théolo-
gales produisent, chez les baptisés, une vie animée par l’Esprit (p. 172), où
la foi détermine une manière d’être (p. 172).
On entre alors dans le domaine des vertus morales, présentées en Ga 5,22-
26 comme le fruit de l’Esprit qui donne le Royaume de Dieu en héritage
(v. 21 : le Royaume de Dieu est une expression assez rare chez Paul, voir
p. 182). Contrairement aux œuvres de la chair qui sont disharmonieuses et
sèment la division (v. 19-21), le fruit de l’Esprit est unifié et unifiant : il
produit l’unité et l’harmonie (p. 181). Le fruit de l’Esprit se déploie en trois
groupes de trois vertus : charité, joie, paix ; patience, serviabilité, bonté ;
fidélité, douceur, maîtrise de soi. Ce sont moins des forces destinées à con-
trer des transgressions spécifiques, que des vertus censées entretenir un cli-
mat de vigilance, favorable à l’action bonne. Comme le souligne Lémonon
(p. 180), l’opposition n’est pas entre la chair et l’agapè, comme si le combat
devait être à armes égales, mais entre les œuvres de la chair et le fruit de
l’Esprit : le Christ a déjà mené le combat victorieux et son Esprit est désor-
mais le principe actif au sein des baptisés. Lémonon insiste sur le caractère
pneumatologique de cette éthique de la liberté : la vie chrétienne est « une
vie en accord avec l’Esprit saint », lui-même toujours relié au Christ.
Cette éthique des vertus ne néglige pas pour autant la norme bien com-
prise de l’obéissance aux commandements de Dieu (p. 172), car elle permet
de résister à l’emprise de la chair, et de se laisser guider par la norme su-
prême de l’agapè.
Car vous, [c’est] pour la liberté [que] vous avez été appelés, frères ; seulement
n’[utilisez] pas cette liberté comme un prétexte pour la chair, mais par la charité,
96 PHILIPPE BORDEYNE

mettez-vous au service les uns des autres. Car toute la Loi, [c’est] dans une seule
parole [qu’]elle a été accomplie, dans celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même [Ga 5,13-14].
Le passif « a été accomplie » renvoie au Seigneur Jésus comme agent
sous-entendu, puisque pour Paul le ministère du Christ et sa mort en particu-
lier sont à comprendre comme un acte d’amour volontaire (Ga 2,20b).
Mettre les commandements de Dieu en pratique, c’est donc imiter le Christ ;
d’où l’appel réitéré à imiter Paul (Ga 4,12a) qui s’efforce lui-même d’imiter
Christ dans ce rapport rénové et juste aux commandements de Dieu, à la
lumière de la norme suprême de l’agapè, telle que Jésus l’a vécue concrète-
ment et jusqu’au bout, dans le don de sa vie pour la multitude.

CONCLUSION

Dans la tradition de Gustave Thils (1940) et de Bernard Häring dont le


titre La loi du Christ (1954) est repris de Ga 6,230, j’ai voulu montrer com-
bien la théologie paulinienne demeure inspirante pour la théologie morale
catholique aujourd’hui. Elle permet de resituer l’agir chrétien dans le mou-
vement trinitaire de l’agir divin. En suivant l’exégèse de Jean-Pierre Lé-
monon, j’ai pu me référer au mouvement global de Galates, le décodage
d’une œuvre littéraire faisant partie des chemins qui favorisent l’accueil de
la Révélation. La manière dont Paul élabore une approche globale de
l’éthique à la lumière de la foi répond au besoin que nous avons aujourd’hui
de retisser les liens entre la foi et l’éthique, dans un contexte pluraliste où
l’idée que Dieu puisse s’associer à l’action humaine et la transcender n’a
plus rien d’évident pour un grand nombre de personnes. En même temps,
comme le fait remarquer Charles Taylor, il est désormais possible de chan-
ger de religion ou de passer de la non-croyance à la foi, de sorte que les
nouveaux croyants et ceux qui persistent dans la foi aspirent à monnayer
leur identité croyante jusque dans la vie morale.
Dans un tel contexte, les mouvements religieux peuvent être tentés de re-
venir à la sécurité d’une loi qui prescrit ce qu’il faut faire indépendamment
des situations nouvelles. Il est instructif de constater que Paul éconduit les
agitateurs qui prônent le retour à la Loi dans la communauté des Galates
pour revenir à une situation connue, sans doute aussi pour jouir du statut
protecteur de l’identité juive dans l’Empire romain31. L’enseignement de

30. Bien que figure en épigraphe de son manuel le verset de Rm 8,2 : « La loi de
L’Esprit de Vie dans le Christ Jésus m’a libéré de la loi du péché et de la mort »
(HÄRING Β., La loi du Christ. Théologie morale à l’intention des prêtres et des laïcs
[1954], t. I, Tournai, Desclée, 1955).
31. LÉMONON, L’épître aux Galates, p. 35.
A DÉFINIR 97

Paul apparaît novateur et il demeure source d’inspiration pour une éthique


inventive dans la mesure où, sans jamais dévaloriser la Loi, il la remet dans
la perspective de l’histoire du salut et la resitue face à l’événement salvi-
fique de la mort et de la résurrection de Jésus. La Loi est ainsi référée à
l’agir divin, sans que celui-ci soit non plus réduit au don de la Loi. Cette
approche demeure structurante et bénéfique, tant l’éthique a besoin, toujours
et encore, de se situer de manière juste face à la loi en évitant les deux
écueils que sont le laxisme (la loi est négligée, voire méprisée) et le mora-
lisme ou le tutiorisme (la loi est érigée en absolu, elle n’a plus de référent
pour lui donner sens).
TROISIÈME PARTIE

THÉOLOGIES BIBLIQUES
ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT
JEAN L’HOUR, M.E.P.

COMMENT ENVISAGER AUJOURD’HUI


UNE THÉOLOGIE DE L’ANCIEN TESTAMENT
Entre légitimité et réserves32

INTRODUCTION

Ce volume pose la question des liens et des interactions possibles et sou-


haitables entre toutes les pratiques de la Bible : exégèse scientifique, théolo-
gie biblique, théologie systématique, homilétique, pastorale, piété
individuelle. La question fondamentale pour tous les praticiens croyants du
texte biblique est de savoir comment ce texte peut devenir locus de Parole de
Dieu, pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui. Chaque discipline a ses
méthodes, ses corpus, ses objectifs et ses instances de validation. Il s’ensuit
que les relations entre elles ne vont pas de soi et ne se présentent pas en une
séquence linéaire. Le problème qui nous concerne en priorité, nous exégètes,
est celui de la pertinence de notre discipline pour les diverses lectures de la
Bible. Les exégètes chrétiens de l’Ancien Testament s’engageant en théolo-

32. Pour un état des lieux voir en particulier : KNIGHT D. A. (éd.), Tradition and
Theology in the Old Testament, Londres, SPCK, 1977 ; BARR J., The Concept of
Biblical Theology, An Old Testament Perspective, Minneapolis, Fortress Press, 1999 ;
ALEXANDER T. D., ROSNER B. S. (éd.), New Dictionary of Biblical Theology,
Leicester, Inter-Varsity Press, 2000 ; trad. fse : Dictionnaire de théologie biblique,
Charols, Excelsis, 2006, p. 3-125. Pour des présentations plus brèves, voir
PORTEOUS N., Living the Mystery, Collected Essays, Oxford, Blackwell, 1967, p. 7-
19 ; RÖMER Th., « La théologie de l’Ancien Testament : Définitions et Problèmes »,
cours de l’université de Genève, UNIGE, 2011, p. 1-9 ; SIMIAN-YOFRE H., « Sulla
natura della teologia biblica », notes de cours PIB, 15 octobre 2008, p. 1-9, reprise
partielle et améliorée de « La naturaleza de la teología bíblica. Un acercamiento
crítico », Revista Bíblica Argentina 66 (2004), p. 13-36 ; BLENKINSOPP J., Treasures
Old and New. Essays in the Theology of the Pentateuch, Grand Rapids, Eerdmans,
2004. Pour un éclairage sur le débat entre les approches diachroniques et les approches
synchroniques, voir BARTON J. (éd.), The Cambridge Companion to Biblical
Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Concernant les débats
en cours, particulièrement aux États-Unis, sur la théologie de l’Ancien Testament, voir
le numéro de BibInt 6/2 (1998) consacré à ce sujet, Negotiating Theology.
102 JEAN L’HOUR, M.E.P.

gie biblique doivent en outre résoudre, sans sombrer dans la schizophrénie, le


problème de leur double allégeance au corpus vétérotestamentaire et au ca-
non chrétien et, celui aussi de leur double appartenance à une communauté
académique et à une communauté de foi33.
La théologie biblique est couramment perçue comme faisant le pont entre
l’exégèse scientifique et toutes les autres lectures. Mais aujourd’hui sa pos-
sibilité et même sa légitimité sont remises en question, en particulier celles
d’une théologie de l’Ancien Testament. Étant donné le nombre important
d’études récentes de théologie biblique et sur la théologie biblique un tel
scepticisme étonne : Ab esse ad posse valet consequentia ! Et pourtant, ce
qui est contesté aujourd’hui, c’est la possibilité de synthétiser la multiplicité
des données bibliques sur la seule base de la Bible et selon les catégories
bibliques. Tout au plus consent-on à parler d’une histoire de la religion ou
d’un descriptif des données théologiques présentes dans l’Ancien Testa-
ment34. En outre, une théologie de l’Ancien Testament est souvent, implici-
tement ou explicitement, contestée au nom de son accomplissement dans le
Nouveau. Mon propos est de proposer une voie possible et légitime d’une
lecture théologique de l’Ancien Testament qui soit à la fois autonome et
ouverte, chemin de Parole de Dieu et de foi pour les chrétiens d’aujourd’hui.
Je souhaiterais également souligner la nécessité d’une exégèse critique,
indépendante de toute référence confessionnelle, pour l’élaboration d’une
saine compréhension théologique de l’Ancien Testament.
Par « théologie de l’Ancien Testament », nous entendons une compréhen-
sion croyante et structurée de tout l’Ancien Testament. Dans la mesure où une
entreprise « théologique » implique une cohésion de l’ensemble de l’Ancien
Testament, et non simplement la juxtaposition de certains thèmes majeurs,
peut-elle éviter de choisir un pivot, un axe, un « centre » autour duquel il lui
soit possible d’organiser l’ensemble du donné biblique ? Ce principe unifica-
teur sera-t-il historique, conceptuel, canonique, littéraire ? Ou autre ?

33. SCOBIE C. H. H., « L’histoire de la théologie biblique », dans : ALEXANDER,


ROSNER, Dictionnaire, p. 12-22, p. 21 : « La tension entre monde académique et
communauté croyante, qui marque la théologie biblique, n’a pas encore trouvé de
solution. »
34. Pour le débat sur le sujet entre O. Eissfeldt et W. Eichrodt, voir BARR,
Concept, p. 24-26.
A DÉFINIR 103

1. LES THÉOLOGIES DE L’ANCIEN TESTAMENT

Parmi les nombreuses théologies de l’Ancien Testament écrites au siècle der-


nier, on en distingue plusieurs types que James Barr a analysés dans le détail35 :
– Théologies bâties sur la thématique et selon les catégories de la théolo-
gie systématique ou dogmatique (Köhler36, van Imschoot37).
– Théologies de la Heilsgeschichte ou histoire du Salut : suite linéaire des
événements racontés par la Bible et trouvant leur aboutissement dans
l’événement Jésus-Seigneur (Cullmann38).
– Théologies des diverses traditions de l’Ancien Testament (von Rad :
élection pour l’Hexateuque et alliance davidique pour les livres histo-
riques39).
– Théologies cherchant leur unité dans un « centre » ou « canon dans le ca-
non » sur la base des catégories propres à l’Ancien Testament : alliance (Ei-
chrodt40), élection (Preuss41), Nom de Yhwh (Zimmerli42), salut et bénédiction
(Westermann43), le Dieu vivant (Jacob44), Yhwh Dieu d’Israël et Israël peuple
de Yhwh (Smend45), la communauté entre Dieu et l’humanité (Fohrer46).

35. BARR, Concept, p. 27-51. Voir aussi l’article de SCOBIE, « L’histoire de la


théologie biblique ».
36. KÖHLER L., Old Testament Theology, Londres, Lutterworth Press, 1957
(original allemand 1935).
37. VAN IMSCHOOT P., Théologie de l’Ancien Testament (2 vol.), Tournai, Desclée,
1954, 1956.
38. CULLMANN O., Christ et le temps. Temps et histoire dans le christianisme
primitif, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1947 ; Le salut dans l’histoire, Neuchâtel,
Delachaux et Niestlé, 1966.
39. VON RAD G., Théologie de l’Ancien Testament (2 tomes), Genève, Labor et
Fides, 1963, 1967 (original allemand 1957, 1960).
40. EICHRODT W., Theology of the Old Testament (2 vol.), Londres, SCM Press,
1961, 1967 (original allemand 1959, 1964).
41. PREUSS H. D., Old Testament Theology (2 vol.), Louisville, Westminster John
Knox Press, 1995, 1996 (original allemand 1991, 1992).
42. ZIMMERLI W., Old Testament Theology in Outline, Édimbourg, T & T Clark,
1978 (original allemand 1972).
43. WESTERMANN Cl., Elements of Old Testament Theology, Atlanta, John Knox
Press, 1982 (original allemand 1978).
44. JACOB E., Théologie de l’Ancien Testament, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
1955.
45. SMEND R., Die Mitte des Alten Testaments, Zurich, TVZ, 1970.
46. FOHRER G., Theologische Grundstrukturen des Alten Testaments, Berlin, de
Gruyter, 1972. Cet ouvrage fait suite, et ceci est remarquable, à un travail sur
l’histoire de la religion d’Israël : Geschichte der Israelitischen Religion, Berlin, de
Gruyter, 1969.
104 JEAN L’HOUR, M.E.P.

– Théologies canoniques (Childs47, Sanders48, Rendtorff49)50.


La majeure partie de ces études, dues à des exégètes de profession, s’en
tient aux catégories bibliques et prend appui sur les acquis de l’exégèse
critique et diachronique. Certaines, cependant, – les théologies thématiques
et canoniques en particulier, mais aussi, dans une moindre mesure, les théo-
logies centrées sur un concept biblique – tendent à négliger l’histoire des
textes51. Presque toutes52 considèrent en outre qu’une théologie de l’Ancien
Testament se doit d’englober le Nouveau Testament. Mais il s’agit essentiel-
lement d’une affirmation de foi rarement prise en compte en réalité dans les
théologies vétérotestamentaires53.
Ces théologies de l’Ancien Testament ont sans aucun doute beaucoup
contribué à la connaissance de la Bible et, pour ne prendre qu’un exemple,

47. CHILDS B. S., Biblical Theology in Crisis, Philadelphie, Westminster Press,


1970 ; Biblical Theology of the Old and New Testaments, Londres, SCM Press, 1992.
48. SANDERS J. A., Torah and Canon, Philadelphie, Fortress Press, 1972 ; trad.
fse : Identité de la Bible. Torah et Canon, Paris, Éd. du Cerf, 1975. Dans cet
ouvrage, l’auteur ne traite pas formellement de la théologie de l’Ancien Testament,
mais sa conception ouverte du canon ouvre à une théologie bâtie sur le continuum
d’un peuple éclaté (p. 148).
49. RENDTORFF R., Canon and Theology, Overtures to an Old Testament
Theology, Minneapolis, Fortress Press, 1993 ; Theologie des Alten Testaments. Ein
kanonischer Entwurf, t. I, Kanonische Grundlegung ; t. II, Thematische Entfaltung,
Neukirchen-Vluyn, Neukirchener, 1999, 2001.
50. À ces grandes catégories on peut ajouter les traitements théologiques de divers
thèmes bibliques qui n’ont toutefois pas la prétention d’être des synthèses théologiques.
Plusieurs études en langue française entrent dans cette catégorie : GUILLET J., Thèmes
bibliques, Paris, Aubier, 1954 ; LÉON-DUFOUR X. (éd.), Vocabulaire de théologie bi-
blique, Paris, Éd. du Cerf, 1962 ; MARTIN-ACHARD R., Dieu de toutes les fidélités : les
grands thèmes bibliques à travers les célébrations d’Israël, Poliez-le-Grand, Éd. du
Moulin, 1997 ; MARCHADOUR A., Grands thèmes bibliques : naissance et affirmation
de la foi, Paris, Desclée de Brouwer, 1997. Voir aussi TERRIEN S., The Elusive Pres-
ence. Toward a New Biblical Theology, San Francisco, Harper and Row, 1978.
51. BARR, Concept, p. 215.221 : « No substantial work in biblical theology has as
yet been produced by scholars who really oppose the historical-critical approach…
The idea of a “synchronic” approach, now increasingly fashionable, does not weigh
against a historical approach but positively requires it. In the case of the Bible we
have a historical sequence of levels which, at the time, were synchronic. »
52. Il y a cependant quelques notables exceptions : MCKENZIE J. L., A Theology
of the Old Testament, Garden City, Doubleday, 1974 ; RENDTORFF, Canon and
Theology ; BRUEGGEMANN W., Theology of the Old Testament, Minneapolis,
Fortress Press, 1997. Sur cette question, voir BARR, Concept, p. 172-188.
53. BARR, Concept, p. 187-188, conclut de ce constat à l’impossibilité d’une
véritable théologie biblique holistique et à la légitimité de théologies séparées des
deux Testaments.
A DÉFINIR 105

la théologie de von Rad a puissamment influé sur les recherches aussi bien
exégétiques que théologiques. Malgré tant d’apports positifs, leurs limites
n’en sont pas moins évidentes. Elles peinent en effet à intégrer quelques
données fondamentales et achoppent sur des questions essentielles :
– Le fait que la Bible ne développe pas de synthèse théologique jette le
soupçon sur toute tentative de lui faire un habit inévitablement mal taillé. La
prise en compte à la fois de la totalité et de l’unité de l’Ancien Testament et
de sa diversité théologique interne semble impossible sans opérer un lissage
et une harmonisation conceptuelle de toutes les données.
– Le fait que la Bible ne parle de Dieu que dans sa relation avec le peuple
et de celui-ci en rapport avec son Dieu invite à penser que la « théologie »
en tant que discours sur Dieu lui est étrangère54.
– Le rapport à l’histoire, classique dans toute entreprise traditionnelle de
théologie vétérotestamentaire, pose bien des questions selon les divers ni-
veaux d’historicité : histoire référente, histoire des traditions et de la produc-
tion des textes, histoire de la réception des textes. D’où la question pour le
théologien biblique : où advient la Parole de Dieu ? Dans des événements
dits fondateurs ou bien dans l’interprétation textualisée de ces événements ?
Dans les gesta Dei ou dans les textes ? Ou bien encore dans l’appropriation
des textes par leurs lecteurs successifs ?
– Le rapport au Nouveau Testament pose à l’exégète et au théologien
chrétien la question de la possibilité d’une théologie autonome de l’Ancien
Testament. Comment résoudre le dilemme entre leur corpus et leur canon ?
Inversement, une théologie chrétienne de l’Ancien Testament n’est-elle pas
réductrice de l’Ancien Testament55 ?
Ces difficultés paraissent insurmontables et nombre d’auteurs n’hésitent
pas à considérer impossible une théologie globale de l’Ancien Testament56,

54. RÖMER, « La théologie de l’Ancien Testament », p. 9 : « Il me semble […]


impossible en ce qui concerne la Bible hébraïque de séparer la théologie de
l’anthropologie. Les discours sur Dieu et sur l’homme sont tellement entremêlés,
que pour l’Ancien Testament parler de Dieu signifie aussi parler de l’homme et vice
versa. » Dans le même sens, SIMIAN-YOFRE, « Sulla natura della teologia biblica »,
p. 8 : « La TB è une disciplina teo-antropologica. »
55. Voir la mise en garde d’Eusèbe de Césarée citée par TEIXIDOR J., Le judéo-
christianisme, Paris, Gallimard, 2006, p. 81 : « Nous qui sommes étrangers de nation et
de race, nous nous servons de leurs livres […] et, sans pudeur – comme ils pourraient
dire –, sans vergogne, nous nous introduisons chez eux et nous usons de violence pour
expulser de leurs institutions ancestrales des gens qui y sont chez eux… »
56. Ainsi DAVIDSON A. B., The Theology of the Old Testament, Édimbourg, 1904,
cité par BARR, Concept, p. 112 : « Though we speak of Old Testament Theology, all
that we can attempt is to represent the religion or religious ideas of the Old Testament
[…]. There is no system in them of any kind […]. We do not find a theology in the Old
106 JEAN L’HOUR, M.E.P.

et se replient soit sur l’histoire de la religion soit sur des études théologiques
limitées à un livre ou à une tradition57.

2. NOUVELLE PROBLÉMATIQUE

2.1. Remise en question de l’exégèse historico-critique


Les questionnements dont la théologie de l’Ancien Testament fait l’objet
coïncident de fait avec une désaffection croissante, depuis une quarantaine
d’années, à l’égard de l’exégèse historico-critique, voire de l’exégèse sim-
plement critique. Les accusations sont multiples et proviennent de diffé-
rentes directions, fondamentalistes ou plus modérément conservatrices aussi
bien que modernes et postmodernes.
Le caractère hypothétique de bien des résultats de l’exégèse classique
inaugurée par les Welhausen, Gunkel et autres a entamé son crédit aux yeux
de nombreux biblistes aujourd’hui. Il lui est reproché en outre un passéisme
et un élitisme académique qui l’éloignent du lecteur moderne et plus encore
du croyant. Sont dénoncées aussi sa prétention à l’universel, à l’objectivité, et
même son antisémitisme58. L’exégèse historico-critique, par son ignorance de
la subjectivité du lecteur, se serait rendue herméneutiquement stérile. Seule
importerait le texte dans sa dynamique littéraire sans qu’il soit besoin de
scruter ses antécédents écrits ou oraux. Elle est accusée, de manière plus ou
moins voilée, d’historicisme, de positivisme dans son traitement de l’histoire,
tare irrémédiable qu’elle aurait héritée tout droit des Lumières. En un mot le
« politiquement correct » ne serait plus du côté de l’exégèse historico-
critique, surtout peut-être dans le contexte francophone et nord-américain.
Pour les uns, l’exégèse critique aurait apporté tout ce qu’elle pouvait ap-
porter59. Elle aurait fait son temps et les exégètes désormais auraient tout

Testament ; we find a religion […]. Hence our subject really is the History of Religion
as represented in the Old Testament. » Plus récemment, BRUNNER E., Offenbarung und
Vernunft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1961, p. 287 : « Il n’y a pas
de “théologie de l’Ancien Testament”. »
57. Voir BARR, Concept, p. 53 : « It seems that a Theology written for a single
book or source is much closer to the traditional historical and critical style than one
written for the entire Old or New Testament could be. »
58. SWEENEY M. A., « Reconceiving the Paradigms of Old Testament Theology in
the Post-Shoah Period », BibInt 6/2 (1998), p. 142-161.
59. Ainsi RATZINGER J./BENOÎT XVI, Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem
à la résurrection, Paris, Éd. du Rocher, 2011, p. 8 : « Une chose me semble
évidente : en deux cents ans de travail exégétique, l’interprétation historico-critique
a désormais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner. Si l’exégèse biblique
scientifique ne veut pas s’épuiser à rechercher sans cesse de nouvelles hypothèses,
A DÉFINIR 107

intérêt à concentrer leurs efforts sur la lecture croyante. Pour les tenants de
cette opinion, l’exégèse historico-critique aurait en quelque sorte atteint son
apogée avec les écoles d’Albright et de de Vaux : le récit biblique, certes,
colore les événements sous le regard de la foi, mais son objectivité histo-
rique fondamentale n’en est pas affectée.
Pour d’autres – et ils sont nombreux –, l’exégèse historico-critique serait
tout bonnement devenue obsolète, pour la simple raison que les textes ne
renvoient qu’à eux-mêmes et au lecteur60. L’histoire référente serait de na-
ture mythique, invention des écrivains bibliques.
Dans la mesure où l’exégèse historico-critique avait été, jusqu’à une
époque assez récente, le point d’appui de la vaste majorité des théologies de
l’Ancien Testament, celles-ci seraient-elles à congédier une fois pour toutes
au bénéfice soit d’une théologie conservatrice, voire fondamentaliste, de
l’histoire du Salut, soit du seul face-à-face du lecteur d’aujourd’hui avec le
texte ? L’enjeu, on le voit, est de taille et mérite qu’on s’y attarde.

2.2. Les nouvelles donnes de l’exégèse historico-critique61


– La théorie documentaire a été maintes fois « revisitée » et remise en
question depuis les années 1970 : renvoi de l’Élohiste (E) aux oubliettes,
datation tardive du Yahviste (J), et questionnement même de son identité,
débats sur la datation relative des éditions de D, Dtr et P.
– Le rabaissement massif par la critique de la date de composition du Pen-
tateuque en fait maintenant une œuvre de la période perse, voire hellénis-
tique. On savait le récit biblique très éloigné des époques et des événements
qu’il raconte, mais désormais l’écart est immense et certains n’hésitent pas à
conclure que l’Israël ancien est une invention de la communauté judéenne
postexilique62. Ces nouvelles « certitudes » viennent jeter le discrédit non

devenant théologiquement insignifiantes, elle doit franchir un pas méthodologique


supplémentaire et se reconnaître de nouveau comme une discipline théologique, sans
renoncer à son caractère historique. Elle doit apprendre que l’herméneutique
positiviste dont elle part n’est que l’expression exclusivement valide de la raison. »
60. BARTON, Companion, p. 2 : « When this book was being planned, some
advisers suggested that there should be no chapter on historical criticism at all, since
it was now entirely passé. Against this I have tried to show that “historical” critics
raised (and raise) issues that should still be on the agenda for the student of the
Bible, and which will not go away. »
61. Voir BARR J., History and Ideology in the Old Testament, Oxford, Oxford
University Press, 2000 ; L’HOUR J., « La Bible : une histoire, des histoires. Le
questionnement historique en exégèse », dans : POFFET J.-M. (éd.), La Bible : le livre
et l’histoire, Paris, Gabalda, 2006, p. 269-289.
62. DAVIES Ph. R., In Search of « Ancient Israel », Sheffield, Sheffield Academic
Press, Sheffield [1992], 19952 : « “Ancient Israel” is a scholarly construct, the result
108 JEAN L’HOUR, M.E.P.

seulement sur la théorie wellhausénienne, mais sur l’exégèse critique, histo-


rique et littéraire, de la Bible dans ses méthodes et sa finalité. Les positions
minimalistes du New Historicism63 faisant naître tout le Pentateuque après
l’Exil en le vidant de toute valeur informative doivent cependant affronter
d’autres questions. Sauf, en effet, à imaginer que l’immense fresque du Pen-
tateuque serait, par la grâce d’une miraculeuse parthénogenèse, le fruit du
seul génie de quelques écrivains sous le seul impact des nécessités du mo-
ment, il importe de s’interroger sur les racines littéraires, culturelles, reli-
gieuses et politiques dont le Pentateuque s’est nourri. Quelles que soient les
critiques portées aujourd’hui à Wellhausen, la tâche demeure toujours aussi
nécessaire d’explorer, en archéologues de la littérature, les strates qui for-
ment le monument final qu’est le Pentateuque. Y renoncer pour ne s’en tenir
qu’à une lecture synchronique du Pentateuque au niveau de sa composition
finale serait, d’une part, se condamner à ne pas en comprendre les doublons,
les contradictions, les étrangetés et, d’autre part et sans doute plus grave-
ment, ce serait aboutir à un aplatissement du texte biblique et s’exposer à de
dangereux malentendus voire à de nombreux contresens64.
– L’explosion, au cours des quarante dernières années, de l’approche syn-
chronique des textes a eu pour effet, sinon voulu du moins de fait, une désaf-
fection croissante à l’égard de l’exégèse historico-critique traditionnelle,
l’histoire des textes et de leurs enracinements étant largement laissée aux
historiens de la religion et aux archéologues et considérée comme sans per-
tinence pour l’intelligence théologique des textes.

of taking a literary construct, the biblical narrative, and making it the object of
historical investigation. This scholarly construct is contradictory, imaginative and
ideologic […]. It is during the Persian and Hellenistic periods that the biblical
literature ought to have been composed, and it is within a society in this period that
we shall now search for the preconditions which permitted and motivated the
generation of that ideological construct which is the biblical Israel » (p. 73).
63. Pour une évaluation critique du révisionnisme historique, voir BARR, History,
en particulier le chapitre 4 (p. 59-101). L’auteur conclut : « much revisionist history
seeks to explain the uncertain by pushing it into the unknown » (p. 97).
64. À titre d’exemples, comment, sans un examen des sources, expliquer la notion
de berît en Gn 17 et dans le Deutéronome, les deux récits de création, les trois récits
de l’épouse-sœur et du roi étranger en Gn 12,20 et 26, l’histoire de Juda et de la
prostituée en Gn 38, les deux récits de vocation de Moïse (Ex 3 et 6), les deux récits
du veau d’or (Ex 32 et Dt 9), les multiples récits d’alliance, les valses-hésitations sur
le thème de la rétribution, la pluralité des corps législatifs ? Sur les reprises hagga-
diques du thème de la rétribution à l’intérieur de la Bible, voir FISHBANE M., Bibli-
cal Interpretation in Ancient Israel, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 335-350.
A DÉFINIR 109

– Plus radicale est la récusation, par les courants postmodernes, de toute va-
leur informative des récits bibliques65. Exit l’histoire réduite au statut de mythe.

2.3. Les incidences sur la théologie biblique


Cette nouvelle problématique ne peut avoir que des incidences profondes
sur toute entreprise de théologie de l’Ancien Testament. Quels que soient,
en effet, les questionnements concernant le texte biblique et l’histoire, celle-
ci reste au cœur de toute lecture, exégétique ou théologique, de la Bible.
Toutes les théologies bibliques, d’une manière ou d’une autre, partaient
du principe que le Dieu de la Bible se manifeste dans l’histoire. La Bible en
effet se présente comme une grande fresque racontant les gesta Dei dans
l’histoire d’un peuple en alliance avec son Dieu. Comment faut-il com-
prendre cet axiome de base dès lors qu’est mise à mal l’historicité de ces
gesta Dei ? Suffit-il de convenir que le récit biblique n’est certes pas histo-
rique au sens moderne du terme mais un témoignage sur le sens humano-
divin de cette histoire, que les événements dits fondateurs ont été transfor-
més, embellis, élargis pour les besoins du témoignage biblique au point
d’être inconnaissables dans leur objectivité historique, et que seule, par con-
séquent, en importe la trame générale ? L’historicité globale des événements
fondateurs serait ainsi sauvegardée sans qu’il soit besoin d’aller plus avant
dans les détails de la critique historique.
En prenant appui, d’une part, sur l’exégèse traditionnelle et, d’autre part,
sur les révisions dont elle a fait l’objet, n’est-on pas amené à prendre plus au
sérieux l’écart entre l’histoire référente dont témoigne la Bible et la textuali-
sation de cette histoire dans les récits ? S’il nous est impossible d’atteindre
les gesta Dei dans leurs hapax événementiels, et si l’on reconnaît par ail-
leurs la nouveauté créatrice des textes qui en font le récit et en témoignent,
ne faut-il pas formuler autrement la question de l’intervention divine, ques-
tion de toute façon primordiale pour qui veut envisager une théologie de
l’Ancien Testament ?
Où a lieu l’irruption de Dieu dans l’histoire d’Israël66 ? Dans les événe-
ments dits fondateurs ? Ou bien dans l’interprétation de ces événements ?
Dans l’histoire objective ou bien dans les textes ? On peut poser la même
question fondamentale d’une autre manière : qu’est-ce qui est fondateur de
la foi d’Israël, les gesta Dei dans leur singularité, ou bien l’interprétation
qu’en a faite Israël et que nous ont transmise les écrivains bibliques ?

65. VANHOOZER K. J., « Exégèse et herméneutique », dans : ALEXANDER,


ROSNER, Dictionnaire, p. 56-70 (ici p. 60) : « L’approche postmoderne se résume à
ceci : toute formulation de “ce que cela signifiait” n’est en fait qu’une affirmation de
ce que cela signifie pour moi, ou pire, de ce que nous voulons que cela signifie. »
66. Ce que les théologiens appellent « révélation ».
110 JEAN L’HOUR, M.E.P.

Avant de répondre à ces questions, il n’est pas inutile de s’attarder


quelque peu sur les événements présentés comme fondateurs dans la Bible.
S’il est évident que les événements fondateurs, en tant que gesta Dei, sont
hors de portée de l’historien, l’historien n’est pas davantage en mesure d’en
récuser tout enracinement historique67. Par la critique interne des textes et à
l’aide de données externes, l’exégète peut mesurer, avec plus ou moins de
précision, la part de création aux diverses étapes de la rédaction. Si pour
l’histoire deutéronomiste la préoccupation « historienne » et informative des
écrivains semble bien établie68, il n’en va pas de même pour les récits du
Pentateuque et de Josué-Juges concernant aussi bien les personnages em-
blématiques que sont les patriarches et Moïse-Josué que les événements
racontés (servitude égyptienne, Exode, traversée de la mer des Joncs, Sinaï-
Horeb, errance dans le désert, conquête). La part interprétative y est telle-
ment importante qu’on est en droit de se demander si les événements et les
personnages n’ont pas avant tout un statut d’exemplarité. La manière en
effet dont ces traditions sont reçues et réinterprétées, parfois contestées aussi
bien dans la Torah que chez les prophètes et dans les psaumes, semble aller
dans ce sens. Les événements dits fondateurs sont présentés dans la Bible
moins comme des hapax événementiels que comme les paradigmes de la
présence de l’action de Yhwh dans toute l’histoire d’Israël. La mise en
exergue dans le credo d’Israël de l’épopée patriarcale, de l’Exode, du Sinaï
ou de la conquête ne les met pas à part de l’existence quotidienne du peuple
de l’alliance. N’est-ce pas ainsi, par exemple, que le Deutéronome, après
avoir évoqué tous les événements qui ont parsemé l’errance d’Israël depuis
l’Horeb jusqu’au pays de Moab, s’y réfère pour exhorter Israël à se les rap-
peler comme événements actuels, à les méditer nuit et jour, couché ou de-
bout, dans le quotidien de son existence, à les transmettre et à les
transformer en fidélité obéissante à l’alliance avec Yhwh :

67. Pourquoi certains « événements » ont-ils été retenus comme fondateurs, et pas
d’autres ? Sans doute en raison de leur importance traditionnelle historique liée à un
enracinement dans certains groupes ou lieux, et pas seulement en raison de leur utilité
supposée pour les écrivains exiliques et postexiliques. Les limites de la présente étude
ne permettent pas de mesurer l’historicité de l’histoire référente mais seulement de la
situer comme tradita d’une œuvre de Tradition. S’il s’ensuit une certaine relativisa-
tion de leur historicité objective, il serait contraire à leur potentiel de tradita de réfé-
rence d’en récuser tout enracinement dans l’histoire. La question demeure importante
pour l’exégèse critique et, indirectement, pour une théologie de la Tradition.
68. Voir GIBERT P., « Histoire biblique et conscience historienne », RSR 93/3
(2005), p. 355-380 ; La Bible à la naissance de l’histoire, Paris, Fayard, 1979,
p. 339-535 ; ABADIE Ph., L’histoire d’Israël entre mémoire et relecture, Paris, Éd. du
Cerf, 2009.
A DÉFINIR 111

Prends garde à toi, garde-toi bien d’oublier les choses que tes yeux ont vues,
qu’elles ne sortent de ton cœur tous les jours de ta vie, et tu les feras connaître à
tes fils et aux fils de tes fils [Dt 4,9].
Les événements passés, y compris la sacro-sainte rencontre du Sinaï-
Horeb, deviennent ainsi des événements présents :
Yhwh notre Dieu a conclu avec nous une alliance à l’Horeb. Ce n’est pas avec
nos pères que Yhwh a conclu cette alliance, mais avec nous, nous ici, au-
jourd’hui, tous vivants [Dt 5,2-3].
La compréhension des événements dits fondateurs comme « paradigmes »
couvrant toute l’histoire d’Israël mais aussi toute l’histoire humaine redonne
sa place à la « théologie naturelle » de P69 ainsi qu’à la tradition sapientielle
comme témoignant de la présence et de l’action divine dans la totalité de
l’existence quotidienne de l’humanité70. Et c’est dans l’évocation et
l’actualisation en obéissance nouvelle, chaque jour, de ces événements pas-
sés que Yhwh se fait proche de son peuple, se manifeste à lui (Dt 4,7). Quoi
qu’il en soit des situations ou événements historiques qui ont donné nais-
sance aux traditions, il est bien fait référence à un passé perçu comme nor-
matif et sans lequel le présent ne serait pas lisible. Mais, dans le même
temps, le passé ne prend sens que dans une réinterprétation dans le présent.
À la question donc de savoir s’il faut parler d’événements fondateurs ou de
textes fondateurs de la présence de Dieu et de la foi d’Israël, la réponse ne
peut être univoque. Ce qui est fondateur, ce qui est action et parole divine,
ce ne sont ni les uns ni les autres pris séparément, mais bien la rencontre
dialectique du passé « rappelé » et du présent vécu et interprété dans un acte
de foi. Cet acte de relecture et de foi est le « lieu », le « moment »,
l’« événement » de la rencontre de Dieu et de son peuple.
Replacer ces « événements » que sont les errances patriarcales, l’Exode, le
Sinaï, le désert, la conquête ou l’élection davidique dans toute la chair histo-
rique d’Israël ne les met pas à part de cette histoire quotidienne, mais sert à
rappeler que la rencontre de Yhwh et d’Israël est historique. Que
l’historiographie scientifique s’adonne à une critique de la présentation de ces
événements marqueurs ou indicateurs est nécessaire. Qu’elle en vienne à con-
clure à l’impossibilité de parvenir à la connaissance des « faits bruts » derrière
les récits de l’Exode ou de la conquête est non seulement inévitable mais même
théologiquement capital. Les récits bibliques n’ont pas, en effet, pour but, de

69. Voir SCHÜLE A., Der Prolog der hebräischen Bibel : Der literar- und
theologiegeschitliche Diskurs der Urgeschichte (Genesis 1-11) [AThANT 86],
Zurich TVZ, 2006, p. 59-96.
70. Contrairement à ceux qui considèrent la tradition de sagesse comme un corps
étranger dans la Bible, voire comme « païenne » en esprit et en contenu. Voir
KNIGHT, Tradition, p. 173-174.
112 JEAN L’HOUR, M.E.P.

« sacraliser » certains moments particuliers de l’histoire d’Israël, mais, plus


profondément, de rappeler que c’est dans l’histoire humaine d’Israël que Dieu
se révèle. A contrario, en effet, s’il n’y avait pas d’écart entre les faits bruts et
le récit qu’en fait la Bible, cela reviendrait à éliminer de la manifestation divine
tout le reste – non écrit, non raconté – de l’existence quotidienne d’Israël.

2.4. Les attentes nouvelles


Les croyants désormais en diaspora dans le monde sécularisé de
l’Occident ou dans le monde multi-religieux d’autres parties du monde,
éprouvent plus que jamais le besoin d’accorder foi et raison. Le catéchisme
et ses certitudes ne suffisent plus. Plus encore sans doute éprouvent-ils le
besoin de trouver des réponses aux questions du monde d’aujourd’hui.
Face à la déconstruction des institutions – sociologiques et culturelles – et
en l’absence de cadres herméneutiques pour donner sens à leur présent, ils
se tournent vers la Bible comme un trésor intangible qui pourrait les éclairer.
Mais, ce faisant, ils se heurtent à bien des obstacles. Ils se demandent sou-
vent si la Bible, surtout l’Ancien Testament, est encore crédible et perti-
nente. Avons-nous encore besoin de la Bible et de ses histoires
« incroyables » pour élaborer une éthique humaniste, écologique, univer-
selle ? L’Ancien Testament n’est-il pas perçu parfois comme un repoussoir
face à des revendications justifiées comme celles des féministes, des paci-
fistes, et des minoritaires de toute nature ?
Il faut également tenir compte d’un sentiment, toujours vivace chez nombre
de chrétiens, que l’enseignement de Jésus est tellement supérieur à l’Ancien
Testament qu’il en signe en quelque sorte non pas l’aboutissement mais la
mort71. À la différence du Nouveau Testament, l’Ancien Testament ne fonc-
tionne pas, pour beaucoup, comme Parole de Dieu. Il est devenu pour les uns un
monument de culture, pour d’autres un livre folklorique, pour d’autres encore le
témoin nostalgique d’un temps irrémédiablement révolu. D’où la question : à
quoi peut bien servir une exploration théologique de l’Ancien Testament ?
Paradoxalement, la diaspora chrétienne actuelle peut être une chance nou-
velle pour une approche théologique de l’Ancien Testament. Le peuple chré-
tien s’habitue, non sans douleurs mais dans un souffle aussi de libération, à
vivre son unité autrement que dans l’uniformité doctrinale, éthique et disci-
plinaire. De ce fait, il est sans doute plus prêt à s’ouvrir à la polyphonie des
vieilles Écritures.

71. VOIR SANDERS J. A., CANON and Community. A GUIDE TO CANONICAL


CRITICISM, Philadelphie, Fortress Press, 1984 : « Christianity has become so sys-
tematically Marcionite and anti-Semitic that only a truly radical revival of the con-
cept of canon as applied to the Bible will, I think, counter it. »
A DÉFINIR 113

3. LES DÉFIS D’UNE THÉOLOGIE DE L’ANCIEN TESTAMENT

Parmi les nombreux problèmes que doit affronter toute entreprise de théo-
logie de l’Ancien Testament et, probablement, de toute théologie biblique, il
en est trois qui ont toujours été et demeurent, avec une acuité parfois accrue,
ses défis majeurs. Ce sont :
1. La prise en compte par la théologie biblique de l’histoire à son triple
niveau : l’histoire racontée ou référente, l’histoire des textes et des écrivains,
l’historicité enfin des lecteurs. Comment appréhender l’unité organique de
ces divers niveaux ?
2. L’unité de la Bible hébraïque face à la pluralité des livres et des données
théologiques : comment concevoir à la fois l’unité de la Bible et son plura-
lisme interne ? Quels que soient le « centre » thématique ou les catégories
bibliques choisis comme lieux de synthèse, aucun ne peut intégrer, sans les
dénaturer, des données aussi disparates que les sagas patriarcales, l’Exode, le
désert, les alliances, la théophanie sinaïtique, Sion, le Temple, l’élection, les
promesses, la création, la sagesse, l’eschatologie, l’apocalyptique.
3. L’unité de la Bible chrétienne face à la dualité des deux Testaments :
comment envisager à la fois la possibilité d’une théologie autonome de
l’Ancien Testament et une théologie chrétienne de l’Ancien Testament qui ne
dénature pas celui-ci ? En d’autres termes, le chrétien peut-il ou doit-il recevoir
l’Ancien Testament comme lieu de parole divine, de dialogue avec Dieu ?

4. UNE VOIE POSSIBLE : LA TRADITIO DES TRADITA

Il semble bien72, de l’avis général, qu’une synthèse théologique de type


conceptuel, fût-elle formulée en termes bibliques, ne peut rendre compte de
toutes les données théologiques de l’Ancien Testament. La multiplication de
telles synthèses selon divers axes ou centres est utile et sera sans doute tou-
jours nécessaire pour explorer les diverses facettes de la Bible hébraïque, mais
elles seront toujours partielles. Les approches canoniques, soit dans la ligne de
Childs soit dans celle, plus ouverte, de Römer qui préconise de partir de la
division tripartite de la Bible, apportent également des points de vue éclai-
rants, mais elles ne peuvent non plus prétendre à une « synthèse » de tout le
contenu biblique. Il en va de même des théologies propres aux diverses tradi-

72. Je m’inspire largement de l’étude de KNIGHT, Tradition, « Revelation through


Tradition », p. 143-180. Voir aussi, dans le même ouvrage, p. 301-326, l’article de
GESE H. « Tradition and Biblical Theology » ; également, du même auteur :
« Erwägungen zur Einheit der biblischen Theologie », ZTK, Neue Folge 67 (1970),
p. 417-436, réédité dans Vom Sinai zum Zion. Alttestamentliche. Beiträge zur
biblischen Theologie, Munich, Kaiser, 1974, p. 11-30.
114 JEAN L’HOUR, M.E.P.

tions, dans la ligne de von Rad. En outre, toutes ces entreprises ont en com-
mun d’être plus exégétiques que théologiques et de ne pas répondre à la ques-
tion fondamentale de toute « théologie » qui est de faire émerger, de façon
structurée, la Bible comme Parole de Dieu aux femmes et aux hommes
d’aujourd’hui et de rendre possible une réponse croyante à sa parole.
La question de départ dans une recherche de synthèse théologique est celle
de l’unité de la Bible. Cette unité n’est pas dans un concept ni dans une tradi-
tion et l’unité du canon n’en est que la trace écrite. L’unité de l’Ancien Testa-
ment, ce qui en fait le continuum, n’est autre, à notre avis, que le face-à-face
historique, ininterrompu, dialectique et sans cesse renouvelé, d’Israël avec son
Dieu. C’est dans les méandres de ce long fleuve, tout sauf tranquille, d’écoutes
et de réponses qu’il nous faut, croyons-nous, chercher l’unité profonde de la
Bible et donc le point de départ de notre théologie de l’Ancien Testament73.

4.1. La Traditio
La Traditio74 n’est pas prise ici au sens d’un ensemble de contenus, qu’ils
soient factuels ou conceptuels, auxquels les générations successives rendent
simplement témoignage, mais au sens formel de processus75. Ce n’est pas
l’accumulation de tradita supposés être des « moments » uniques de révéla-
tion76. C’est un processus vital ininterrompu de mémoire créative, c’est-à-dire

73. SCHREINER, J., Theologie des Alten Testaments, Würzburg, Echter, 1995.
L’auteur fait de cette relation la trame de sa théologie de l’Ancien Testament.
74. Caractéristiques des tradita ou traditions selon KNIGHT, Tradition, p. 15 : reçus
d’autres et transmis à d’autres ; comportant forme et contenu ; propriétés d’une
communauté pour laquelle ils remplissent une fonction ; vivants, réinterprétables,
relativement stables ; généralement oraux ; tendant à devenir cumulatifs et à
s’agglomérer. – Pour le Pentateuque correspondent à ces caractéristiques les cinq grandes
traditions de NOTH M., Überlieferungsgeschichte des Pentateuch, Stuttgart,
Kohlhammer, 1948, p. 48-67 : la sortie d’Égypte, la conduite en Canaan, la promesse aux
patriarches, la conduite dans le désert, la révélation au Sinaï. Sur la base de ces traditions
se serait bâti le Pentateuque. L’accord est toutefois loin d’être assuré sur l’identité et la
dimension de ces traditions. Par ailleurs d’autres traditions absentes du Pentateuque ont
également joué un rôle majeur dans la Bible : la royauté davidique, Sion, le Jour de
Yhwh, le mariage comme symbole de la relation entre Yhwh et le peuple, le Saint.
75. C’est la raison pour laquelle j’emploie le mot latin avec majuscule et non le
terme français « tradition » qui serait ambigu.
76. KNIGHT, Tradition, p. 152-153 : « it appears that the question of an absolute,
primal revelatory datum in the ideal sense of something to which later tradition
“simply witnesses” (= recollects, remembers, preserves in memory) yields a
contorted picture of Old Testament revelation. To state it schematically again, a
given act of revelation is not a punctiliar event limited to the original historical
situation in which it occurred, but ideally it is a durative confrontation – sometimes
with, but often without an identifiable, retrievable origin. »
A DÉFINIR 115

de réception, d’interprétation, de transformation, d’actualisation et de trans-


mission des tradita (les traditions) en fonction de situations historiques tou-
jours nouvelles vécues par les divers groupes de la communauté. Un tel
processus est repérable à l’intérieur même de la Bible et se poursuit en aval de
la Bible tant dans les lectures midrashiques du judaïsme que dans le Nouveau
Testament et le christianisme. Ce qui fait la cohésion, l’unité vivante de
l’Ancien Testament, c’est ce processus même de Traditio des tradita qui n’est
pas répétition mais interprétation créatrice. C’est cette réalité-là, mouvante,
vivante, qui constitue, pensons-nous, l’objet formel de la théologie biblique.
Le corpus des tradita n’est pas un dépôt figé, absolutisé, intangible, uni-
voque et fermé. Ce n’en est pas moins un ensemble organique de données
reconnaissables et significatives, faisant l’objet de rappels (zakar77) inces-
sants dans des configurations mouvantes. D’une capacité inépuisable de
sens, les tradita constituent un cadre de précompréhension, une clef de
lecture de l’histoire de Dieu avec son peuple et de celui-ci avec son Dieu
dans tous les « aujourd’hui » de cette histoire, à la condition précisément
que ces tradita demeurent ouverts à des interprétations inédites dans et pour
des situations nouvelles. Jr 7,4 donne un exemple contrasté de ce qu’est une
simple répétition des tradita en opposition à leur Traditio : « Ne vous fiez
pas aux paroles mensongères : C’est le temple de Yhwh, le temple de Yhwh,
le temple de Yhwh. » De même Amos pour « le Jour de Yhwh » (Am 5,18-
20) ou la tradition de l’Exode (Am 9,7-8). Sortis de la vie de Traditio, les
tradita ne sont plus que des dépôts morts, vides de sens et trompeurs, des
assurances illusoires qui empêchent le peuple de vivre et de réinventer son
aujourd’hui avec son Dieu. Il est bien significatif que ces tradita
n’apparaissent dans la Bible que dans le flux vivant de la Traditio78.

4.2. Les tradita


Inversement, la Traditio n’existe pas sans les tradita reçus. Il n’y a de Tra-
ditio que de tradita. Il revient à l’exégèse, selon ses méthodes critiques, his-
toriques et littéraires, d’étudier les tradita pour tenter de remonter, autant que
faire se peut, à leurs origines, mais surtout pour en suivre la vie dans la Tra-
ditio interprétative aux divers stades et selon les divers modes de leurs récep-
tions. Cela requiert une étude critique des divers lieux et temps de ces

77. SCHOTROFF W., « Gedenken » im Alten Orient und im Alten Testament. Die
Wurzel ZAKAR im semitischen Spachkreis (WMANT 15), Assen, Neukirchener
Verlag, 1964.
78. Voir ZIMMERLI W., « Prophetic Proclamation and Reinterpretation », dans :
KNIGHT, Revelation, p. 69-100, en particulier p. 69-76 : « The Prophetic “NO” to
Israel’s Traditions ».
116 JEAN L’HOUR, M.E.P.

relectures pour en saisir la nouveauté et la signification, en retenant aussi que


les relectures n’annulent pas nécessairement celles qui les ont précédées.
Seule une étude critique des divers tradita bibliques à travers leurs avatars
multiples dans la Torah, les Prophètes et les Écrits79 peut ouvrir la voie à
une perception théologique de la Traditio en marche. Seule, en effet, une
telle étude peut en saisir les écarts dans le cours de la vie croyante du peuple
et de ses communautés et donc les appropriations et interprétations aux-
quelles ces tradita ont donné lieu. Renoncer à poursuivre ce travail critique
et historique reviendrait à fossiliser les tradita et à faire de l’ensemble de la
Bible un monument disparate et non structuré de mythes et de concepts. Le
champ de la recherche est immense et jamais terminé.
Si la reprise des tradita est un processus ininterrompu, il semble bien que
les temps de crise ont pu constituer des sauts qualitatifs et, à ce titre, il re-
vient à l’exégète d’y porter une attention toute spéciale. S’imposent comme
particulièrement importants dans la marche de la Traditio les grands mo-
ments que sont le schisme entre les deux royaumes, la chute du royaume du
Nord, l’invasion assyrienne sous Ézéchias, la réforme de Josias, la chute de
Juda et les déportations de 597 et 587, l’Exil, le retour d’Exil et la recons-
truction du Temple, la réforme d’Esdras et, peut-être aussi, la révolte mac-
cabéenne et l’indépendance hasmonéenne.

CONCLUSION : S’INSCRIRE DANS LE PROCESSUS DE TRADITIO80

Une « théologie de l’Ancien Testament » ne peut prétendre être « holis-


tique » au sens où elle synthétiserait toutes les données théologiques concep-
tuelles de la Bible hébraïque81. Une telle entreprise, on l’a vu, serait fatalement
réductrice et harmonisante. Elle serait en outre théologiquement stérile. L’unité
de l’Ancien Testament n’étant pas de nature conceptuelle, la prise en compte
de sa totalité, postulat incontournable de toute théologie biblique, ne sera pas
non plus d’ordre conceptuel. Puisque l’unité de l’Ancien Testament réside dans

79. Voir, dans le même ouvrage, p. 101-124, l’étude de KAPELRUD A. S., « Tradi-
tion and Worship : The Role of the Cult in Tradition Formation and Transmission ».
Exemples des avatars des figures de Moïse et de David au cours de la Traditio dans
GESE, « Erwägungen », p. 21-23.
80. Comparer les caractéristiques requises pour une théologie de l’Ancien Testa-
ment selon JEANROND W. G., « The Significance of Revelation for Biblical Theo-
logy », BibInt 6/2 (1998), p. 243-257, surtout p. 245-246 ; SIMIAN-YOFFRE, « Sulla
natura », p. 8-9 ; RÖMER, « La théologie », p. 10.
81. BARR, Concept, p. 140-145. Citant D. RIRSCHL (« Nous ne lisons pas la Bible,
nous lisons dans la Bible »), l’auteur constate que les théologies bibliques les plus
utiles sont celles de commentateurs de livres ou de passages particuliers.
A DÉFINIR 117

la continuité vivante d’un peuple, un et multiple, recevant, interprétant et


transmettant sa foi à travers une confrontation incessante entre son présent, son
passé et les autres, la tâche d’une théologie de l’Ancien Testament consistera à
éclairer ce processus de Traditio dans l’histoire d’Israël82. Il ne s’agit pas pour
elle, au terme de ses enquêtes, de récolter en quelque sorte le résultat dernier du
processus de la Traditio, mais de s’inscrire dans cette même histoire de Tradi-
tio. Ce processus, lui-même éminemment dialectique, souvent conflictuel, à
travers les âges mais aussi, dans une même période, entre familles interpréta-
tives, est par essence toujours inachevé. Il n’aboutit jamais à une synthèse défi-
nitive ni à une « vérité » autre que celle d’un dialogue éperdu entre un peuple
fidèle et son Dieu à la fois présent et insaisissable.
Cela exige la prise en compte des multiples tradita, non comme des don-
nées closes à répéter et à harmoniser dans une quelconque synthèse doctri-
nale, mais comme autant de normes ou clefs de lectures reçues d’hier et
ouvertes à tous les aujourd’hui. Il importe, d’une part, de respecter la diver-
sité et la multiplicité des tradita comme autant de références et de voies
ouvrant à une multiplicité de voix de Dieu et de réponses de son peuple83 et,
d’autre part, d’évaluer la signification théologique de cette diversité même
interne à l’Ancien Testament. Il est par conséquent indispensable d’étudier,
aussi précisément que possible, les visées théologiques propres à chaque
tradition ou à chaque livre84, mais il ne suffit pas ensuite de les juxtaposer,
de les additionner ou de les organiser en une séquence chronologique pour
parvenir à une théologie de l’Ancien Testament. Il faut chercher le lieu de
leur unité dans le canon vétérotestamentaire, et ce lieu n’est nulle part ail-
leurs que dans l’unité historique et dialectique de la Traditio interprétative

82. GESE, « Erwägungen », p. 19 : « die Darstellung der Theologie des Alten


Testaments ist die Darstellung der Traditionsbildung […]. Das Alte Testament ist nicht
zu fassen als Doctrina einer Systematik, noch als Factum einer Religionsgeschichte,
sondern nur als Prozess einer Traditionsbildung, die auch das eigentliche Wesen der
Geschichte Israëls ausmacht. »
83. RÖMER, « La théologie », p. 9 : « Une théologie “crédible” de l’Ancien Testa-
ment devrait prendre en considération les paramètres suivants : ne pas commencer par
une reconstruction historique de la foi yahwiste mais partir de la Bible hébraïque telle
qu’elle existe en ses trois parties et réfléchir sur la “théologie” de cette structure. Mais
puisque le canon n’est pas un ensemble lisse mais contient des énoncés fort divers,
voire contradictoires, il faut faire ressortir ces différentes voix et les théologies respec-
tives qu’elles véhiculent. Il faudrait également réfléchir sur la signification théologique
de telles cohabitations difficiles. Le théologien de l’Ancien Testament ne peut donc
pas faire abstraction des résultats de l’exégèse historico-critique qui mettent en relief
les conditions historiques et sociologiques de la mise par écrit des textes bibliques. »
84. Tous les stades de la vie d’une tradition, et pas seulement son point de départ
supposé ou son dernier stade, sont à prendre compte. Voir GESE, « Tradition and
Biblical Theology », dans KNIGHT, Tradition, p. 314-317.
118 JEAN L’HOUR, M.E.P.

du peuple biblique85. En ce sens, plutôt que de parler de « théologie de


l’Ancien Testament », peut-être vaudrait-il mieux parler de lecture théolo-
gique, ou plutôt de lectures « théo-anthropologiques86 », des parcours de la
présence-parole-action de Yhwh et de la foi d’Israël dans l’Ancien Testa-
ment. Il n’est pas jusqu’aux oppositions, voire aux contradictions théolo-
giques qui ne doivent alors trouver leur place dans une telle entreprise87.
Le fait de suivre les tradita dans le flux de l’histoire d’Israël avec Yhwh
son Dieu invite le théologien biblique à poursuivre la même dynamique, ce
qui l’oblige à respecter certaines conditions.
Est requise avant toute chose l’appartenance au peuple biblique dans l’une
ou l’autre de ses composantes croyantes – judaïsmes et Églises chrétiennes –
, chacune étant actrice d’une réception particulière, authentique, novatrice et
limitée de la Tradition biblique88. La multiplicité des traditions vétérotesta-
mentaires trouve ainsi sa suite logique dans la multiplicité théologique des
communautés bibliques juives et chrétiennes. Pour le théologien chrétien, le
Nouveau Testament s’inscrit dans la dynamique de la Traditio biblique sans
rompre avec l’Ancien Testament et sans en annuler d’autres réceptions89.

85. Ibid., p. 317 : « only tradition history […] can describe biblical theology. It is
only by these means that the historical as well as the kerygmatic character of
revelation becomes manifest. Tradition history can become the method of biblical
theology because it goes beyond historical facts and religious phenomena and
describes the living process forming tradition. »
86. Selon la terminologie de SIMIAN-YOFRE.
87. CRENSHAW J. L., « The Human Dilemma and Literature of Dissent », dans :
KNIGHT, Revelation, p. 235-258 (p. 257) : « tradition found ways to baptize radical
scepticism, either by the context within which it was set or by the addition of neutralizing
observations. The effect of juxtaposing creedal affirmation and profound denial electrifies,
for dissent against a loving God turned enemy cannot be termed idle banter. Thus the force
of sceptical argument burns within the conscience of generation after generation. At the
same time, the intensity and eloquence of protest testify to the transforming power of vital
faith […]. In a word, truth resides in creed and in scepticism. »
88. BARR, Concept, p. 279 : « What can be done […] is for Christian scholarship
at least to gain a perception that the post-biblical development of Jewish tradition is
a valid – not necessarily the only valid, but at least one valid – continuation of the
lines set up in the Old Testament itself. » Plus sans doute que le christianisme, le
judaïsme, réfractaire à toute théologie « holistique », est particulièrement sensible à
la polyphonie théologique de la Bible hébraïque.
89. GESE, « Tradition and Biblical Theology », p. 322 : « A unity of the Bible is
not to be established artificially through exegetical cross-references between the Old
and New Testaments. A unity exists already because of tradition-history. The gulf
supposedly between the Old and New Testaments does not exist tradition-
historically at all, and no dubious bridges are needed to span it. »
A DÉFINIR 119

Tout aussi indispensable est une réception critique du texte biblique reçu
comme cadre herméneutique de lecture de l’histoire d’aujourd’hui. C’est
l’un des garants de l’authenticité des interprétations. La résistance du texte
biblique est la prévention nécessaire contre toute appropriation abusive –
fondamentaliste ou indûment subjective – du texte biblique et, à travers lui,
de son témoignage90. C’est en cela que réside la tâche propre de l’exégète91.
S’appuyant donc sur l’exégèse, la lecture théologique de l’Ancien Testament
va cependant au-delà et doit également s’appuyer sur la réalité historique du
peuple croyant à chaque étape et en chaque lieu de sa croissance.
Last but not least, entreprendre une lecture théologique de l’Ancien Tes-
tament exige la prise en compte de l’histoire présente et l’engagement dans
cette histoire comme lieu de la rencontre avec le Dieu de la Bible. Au-
jourd’hui comme dans l’Israël de l’Ancien Testament, ce n’est pas par la
répétition de tradita figés et sacralisés mais par leur réinterprétation
croyante dans un face-à-face critique avec le présent que la Bible devient
messagère du Dieu qui parle et que le peuple, par la foi, entre en dialogue
avec Lui92. Traditio, parole divine et foi sont coextensives93 et fonctionnent
en relations dialectiques entre le passé et le présent, mais aussi en relations

90. BARR, Concept, p. 83 : « a relation to critical study is proper to biblical


theology, and […] no serious biblical theology has arisen where the truly
conservative anti-critical principles have prevailed. »
91. SIMIAN-YOFRE, « Sulla natura », p. 9, distingue clairement les champs de
travail de l’exégèse et de la théologie biblique : « La TB non è dunque una disciplina
puramente academica, come forse potrebbe esserlo l’esegesi filologica, la storia
delle istituzioni religiose o la storia dei dogmi. Il credente e il non credente possono
lavorare su tali discipline con le stesse presupposizioni e gli stessi strumenti. La TB
invece considera la Scrittura non solamente come un testo sacro, ma come Parole di
Dio, rivolta da lui a un determinato destinatario in circostanze precise e con una
finalità ben delimitata. » Dans la première phrase, je remplacerais volontiers les
mots « come forse potrebbe esserlo » par « come lo sono ».
92. C’est tout l’apport de l’herméneutique moderne d’avoir, depuis Gadamer et
Ricœur, mis le lecteur au cœur de la construction du « sens ». Voir CLINES D. J. A.,
The Theme of the Pentateuch, Sheffield, Sheffield Academic Press, 19972, p. 131 :
« What we call meaning is something that comes into being at the meeting point of
text and reader. » Texte et lecteurs sont indissociables.
93. KNIGHT, Tradition, p. 180 : « The strength of tradition, like that of revelation,
is its direct relation to concrete human situations. Its pluralism and multiplicity
signify its authentic tie with life. Similarly, revelation cannot be abstract, timeless,
absolutistic, impervious to the varied fabric of the community itself […]. The
relationship between revelation and tradition is consequently parallel to the
relationship between Yhwh’s commitment and Israel’s creativity. »
120 JEAN L’HOUR, M.E.P.

dialectiques à l’intérieur du peuple croyant et, plus largement encore, avec le


monde. Si le canon est « clos », la Traditio, elle, ne l’est pas94.
Faire œuvre de théologie de l’Ancien Testament, c’est enfin s’ouvrir à des
interprétations nouvelles, oser aussi les risquer selon les besoins du temps.
C’est entrer en dialectique avec d’autres interprétations selon l’inscription
de chaque communauté croyante dans l’histoire biblique. D’où l’impératif
de renoncer à toute fermeture, à toute prétention à la vérité, à tout espoir
aussi d’une théologie biblique totale et définitive95. C’est également renon-
cer à opérer un retour illusoire aux origines. Ce qui, dans l’Ancien Testa-
ment est « normatif » pour le chrétien, ce n’est pas l’histoire référente
d’Israël, mais bien la manière dont Israël a reçu son passé, l’a réinterprété
dans son présent et l’a transmis. L’histoire biblique de Dieu avec son peuple
est celle d’une Traditio ininterrompue et toujours créatrice de nouveauté :
Voici venir des jours – oracle de Yhwh – où je conclurai avec la maison
d’Israël une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec
leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays
d’Égypte… [Jr 31,31-3496].

94. Voir LAURIN R. L., « Tradition and Canon », dans : KNIGHT, Tradition, p. 261-
300.
95. Sur le caractère nécessairement limité et provisoire de toute entreprise de
théologie biblique, voir OLSON D. T., « Biblical Theology as Provisional
Monologization : A Dialogue with Childs, Brueggemann and Bakhtin », BibInt 6/2
(1998), p. 162-179.
96. La nécessité souvent invoquée d’actualiser l’Écriture est ambiguë. Il ne s’agit
pas en effet de rendre présent ce qui est irrémédiablement révolu, que ce soient les
événements référents ou leurs interprétations bibliques, encore moins de le répéter, mais
bien, à la lumière de ce passé reconnu comme tel mais aussi comme paradigmatique et,
à ce titre, normatif, de lire et de critiquer le présent. Voir BARR, Concept, p. 203.
DANIEL GERBER

COMMENT ENVISAGER AUJOURD’HUI


UNE « THÉOLOGIE DU NOUVEAU TESTAMENT » ?
Entre légitimité et réserves

Avec Michael Wolter, on peut parler d’un « nouveau boom » pour la


théologie du Nouveau Testament au tournant de ce millénaire, une entre-
prise contre laquelle des « voix sceptiques et critiques » se sont régulière-
ment élevées97. Un rapide historique de cette discipline98 nous permettra de
repérer les principaux points débattus et les grandes options prises jusqu’ici.
Nous conclurons notre enquête par quelques remarques personnelles.

1. DE 1787 À NOS JOURS

En 1961, Rudolf Schnackenburg écrivait : « La théologie du Nouveau


Testament est encore une discipline commençante, à peine ébauchée, in-
complète, mais elle possède la force des racines et la fécondité de la
source99. » Cette manière quelque peu ambiguë de présenter les choses pour-
rait faire oublier le passé polémique de cette discipline née en terre alle-

97. WOLTER M., « Probleme und Möglichkeiten einer Theologie des Neuen
Testaments », dans : BUITENWERF R., HOLLANDER H. W. et TROMP J., Jesus, Paul,
and Early Christianity. Studies in Honour of Henk Jan de Jonge (NT.S 130), Leyde,
Brill, 2008, p. 417-438 (p. 417).
98. Outre les théologies du Nouveau Testament que nous avons consultées, nous
avons pris pour principaux guides : SCHNACKENBURG R., La théologie du Nouveau
Testament. État de la question (SN. Subsidia I), Bruges, Desclée de Brouwer, 1961 ;
MERK O., Biblische Theologie des Neuen Testaments in ihrer Anfangszeit. Ihre
methodischen Probleme bei Johann Philipp Gabler und Georg Lorenz Bauer und
deren Nachwirkungen (MThSt 9), Marburg, N. G. Elwert, 1972 ; STRECKER G. (éd.),
Das Problem der Theologie des Neuen Testaments (WdF 367), Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975 ; BREYTENBACH C. et FREY J. (éd.),
Aufgabe und Durchführung einer Theologie des Neuen Testaments (WUNT 1/205),
Tübingen, Mohr Siebeck, 2007.
99. SCHNACKENBURG, La théologie, p. 14.
122 DANIEL GERBER

mande et protestante1 dans le contexte culturel de la seconde moitié du


XVIIIe siècle2.

De 1787 à 1897
Ce qu’on peut appeler l’« acte de naissance3 » d’une théologie biblique
affranchie de toute tutelle a en effet été signé par Johann Philipp Gabler lors
de la leçon inaugurale qu’il a prononcée devant ses pairs à l’université
d’Altdorf le 30 mai 1787. Sa conférence s’intitulait De iusto discrimine
theologiae biblicae et dogmaticae regundisque recte utriusque finibus (Au
sujet de la juste distinction de la théologie biblique et de la théologie dogma-
tique et des fins à attribuer à juste titre à l’une et à l’autre)4. Le jeune profes-
fesseur insistait alors tout particulièrement sur le caractère
fondamentalement historique, et non pas dogmatique, de ce qu’il appelait la
théologie biblique. « C’est à Georg Lorenz Bauer », un de ses collègues,
« que l’on doit, dans un second temps, la distinction entre théologie biblique
de l’Ancien Testament et théologie biblique du Nouveau Testament5 ». Le
principe de l’unité même du Nouveau Testament a ensuite été remis en
cause par Ferdinand Christian Baur, attentif pour sa part aux tensions et aux
oppositions décelables à l’intérieur de ce corpus et soucieux de replacer
chaque écrit dans son cadre historique6. Réfléchissant à son tour aux princi-

1. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Die Vielfalt des Neuen
Testaments. Theologiegeschichte des Urchristentums, Tübingen, Mohr Siebeck, 20052,
p. 11.
2. WILCKENS U., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Geschichte der
urchristlichen Theologie, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 20083, p. 15.
3. Nous empruntons cette expression à FREY J., « Zum Problem der Aufgabe und
und Durchführung einer Theologie des Neuen Testaments », dans : BREYTENBACH et
FREY (éd.), Aufgabe, p. 3-53 (p. 23) : « Der Text, der gemeinehin als die
Geburtsurkunde der “biblischen Theologie” angesehen wird, die Altdorfer
Antrittsrede Johann Philipp Gablers […], geht über die […] Vorläufer deutlich
hinaus. » Pour la période qui a préparé cette revendication explicite, nous renvoyons
à MERK, Biblische Theologie, p. 7-23.
4. Pour le texte original, voir GABLER J. P., Opuscula academica 2, Ulm, 1831,
p. 179-198. Nous avons utilisé la traduction allemande de ce texte telle que reprise par
STRECKER (éd.), Das Problem, p. 32-44, à MERK, Biblische Theologie, p. 273-284.
5. VOUGA F., Une théologie du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible 43),
Genève, Labor et Fides, 2001, p. 19 ; voir BAUER G. L., Biblische Theologie des
Neuen Testaments, t. I-IV, Leipzig, Weygand, 1800-1802. Pour une présentation du
parcours de ce bibliste et de ses publications, voir MERK, Biblische Theologie,
p. 141-203.
6. Voir HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 2-3 : « Ferdinand
Christian Baur wies […] in seiner “Geschichte des Christentums in den ersten drei
Jahrhunderten” (1853) und seinen “Vorlesungen über neutestamentliche Theologie”
A DÉFINIR 123

cipales tâches qui incombent à la théologie biblique du Nouveau Testament


dans un article publié en 1893, Adolf Deissmann lui en assigna trois : porter
son attention aux arrière-plans juif et gréco-romain ; relever les particularités
des principaux écrits ou groupe d’écrits ; tenter d’établir une certaine unité1.
Quatre ans plus tard paraissait le manifeste programmatique de William
Wrede qui franchissait un nouveau palier. Celui-ci plaidait notamment pour
« le strict caractère historique » de la discipline, pour l’abandon du concept
dogmatique de canon et de la méthode des systèmes doctrinaux (Lehrbe-
griffe), enfin pour une prise en considération de l’ensemble de la littérature
du christianisme primitif2. Les bases d’une « histoire de la théologie du
christianisme primitif » ou d’une « histoire religieuse du christianisme pri-
mitif » étaient jetées par celui qu’Ulrich Wilckens présente comme le « fos-
soyeur » de la théologie du Nouveau Testament, telle que la concevait alors
l’aile plus conservatrice3.
Le XIXe siècle s’achève donc sur deux positions adverses : d’une part, les
« conceptions biblico-positives » privilégiées par les conservateurs ; d’autre
part, « les vues religionistes » défendues par l’aile libérale du protestan-
tisme4. À chacun de ces courants, on associera un grand nom : au premier,
celui de Bernhard Weiss5 ; au second, celui de Heinrich Julius Holtzmann1.

(posthum 1864) darauf hin, dass man eine neutestamentliche Theologie nicht ohne
weiteres als Einheit betrachten und behandeln dürfe, dass er vielmehr eine Vielzahl
von Spannungen und Gegensätze im Urchristentum gegeben habe, was eine
entsprechende Darstellungsweise erfordert. »
1. Voir DEISSMANN A., « Zur Methode der biblischen Theologie des Neuen
Testaments », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 67-80.
2. WREDE W., « Über Aufgabe und Methode der sogennaten neutestamentlichen
Theologie », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 81-154 (82.85-86.91.132).
L’auteur conclut, p. 154 : « Unsere heutige biblische Theologie […] ist überhaupt im
wahren, strengen Sinne noch keine historische Disziplin. Möchte sie es werden ! »
3. WILCKENS, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 43 : « William Wrede
verstand sich durchaus ernsthaft als Totengräber der gesamten Disziplin
neutestamentlicher Theologie. Diese sollte insgesammt zu einer Religions- und
Theologiegeschichte des Urchristentums werden. »
4. SCHNACKENBURG, La théologie, p. 25. L’auteur avance, p. 28 : « Le reproche
de “biblicisme” qui […] fut adressé [aux théologiens protestants conservateurs] était
en partie justifié : en effet, dans ces ouvrages, les concepts et affirmations bibliques
n’étaient pas suffisamment replacés dans leur cadre historique, mais érigés en
formulation théologique de valeur absolue. La forme descriptive de l’exposé ne
dégageait pas assez nettement les problèmes théologiques, et le problème
fondamental, – celui que pose la théologie biblique du fait qu’elle est historique, –
apparaissait à peine. On se contentait de décrire les diverses “formes
d’enseignement” de chaque groupe d’écrits du Nouveau Testament. »
5. WEISS B., Lehrbuch der Biblischen Theologie des Neuen Testaments, Berlin,
Wilhelm Hertz, 1868 ; Stuttgart - Berlin, Cotta, 19037 ; voir ID., « Die biblische
124 DANIEL GERBER

Faut-il le préciser ? Ce sont surtout les conservateurs qui étaient alors préoc-
cupés par la question de l’unité du Nouveau Testament2.

De la fin du XIXe siècle à la fin du XXe siècle


Une traversée à grands pas de cette période laisse apparaître que, durant
les quarante premières années du XXe siècle, les deux positions concurrentes
qui s’étaient progressivement forgées jusqu’ici n’ont cessé d’affiner leur
programme. Pour ne nommer qu’un chef de file de chacun des deux camps,
mentionnons Adolf Schlatter3, l’auteur d’une « Théologie du Nouveau Tes-
tament » en deux tomes parue en 1909-1910, et Wilhelm Bousset4, dont le
fameux Kyrios Christos a été publié en 1913.
Un premier virage a été amorcé en 1941 par Ethelbert Stauffer5, qui a ex-
ploré la piste d’une « théologie de l’histoire (Geschichtstheologie) ». Il a été

Theologie des Neuen Testaments », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 45-66
(p. 52) : « Die biblische Theologie des Neuen Testaments hat die Lehrbegriffe der
einzelnen neutestamentlichen Schriften oder der Verfasser, von denen mehrere
Schriften herrühren, gesondert darzustellen. »
1. HOLTZMANN H. J., Lehrbuch der neutestamentlichen Theologie, Fribourg -
Leipzig, Mohr, 1897 ; Tübingen, Mohr, 19112 ; voir SCHNACKENBURG, La théologie,
p. 25 : « Par rapport à la théologie du Nouveau Testament au XIXe siècle, l’ouvrage en
deux volumes de H. J. Holtzmann est à la fois un sommet et un point d’arrivée.
L’auteur vise à relever et à exposer les concepts du Nouveau Testament […], mais veut
faire voir en même temps le développement historique du christianisme primitif. »
2. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. II, Die Einheit des Neuen
Testaments. Thematische Darstellung, Tübingen, Mohr Siebeck, 20052, p. 12 : « Es
ist interessant zu beobachten, dass im 19. und beginnenden 20. Jahrhundert vor
allem bei den Vertretern der konservativen Theologie das Problem der Einheit des
Neuen Testaments berücksichtigt geworden ist. Die Repräsentanten der liberalen
Theologie oder der religionswissenschaftlichen Schule haben sich dagegen einseitig
mit der Vielfalt des urchristlichen Zeugnisses befasst, wie die Werke von Heinrich
Julius Holtzmann, Wilhelm Bousset oder Heinrich Weinel zeigen. »
3. SCHLATTER A., Die Theologie des Neuen Testaments, Stuttgart, Verlag der
Vereinsbuchhandlung, 1909-1910, 1922-19232.
4. BOUSSET W., Kyrios Christos. Geschichte des Christusglaubens von den
Anfängen des Christentums bis Irenaeus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
1913, 19676.
5. STAUFFER E., Die Theologie des Neuen Testaments, Stuttgart, Kohlhammer,
1941, 19473. L’ouvrage est ainsi conçu : deux brèves parties – « Der Werdegang der
urchristlichen Theologie » (p. 1-33) ; « Die Glaubensformeln der Urkirche » (p. 212-
234) – encadrent le cœur de l’ouvrage intitulé « Die Christozentrische
Geschichtstheologie des Neuen Testaments » (p. 34-211). À la page 33, l’auteur
emploie l’expression apokalyptische Geschichtstheologie.
A DÉFINIR 125

suivi par Oscar Cullmann1 qui a privilégié le principe de l’« histoire du salut
(Heilsgeschichte) ». Mais le véritable tournant a été marqué par Rudolf
Bultmann et sa « Théologie du Nouveau Testament », livrée entre 1948
et 1953 avant de connaître plusieurs rééditions2. Tout en se situant dans le
courant libéral et sans renoncer à l’approche historique du Nouveau Testa-
ment3, il dessine sa propre route, profondément convaincu que les écrits néo-
testamentaires « ont quelque chose à dire au temps présent4 ». Il défend donc
l’idée qu’une théologie du Nouveau Testament doit expliquer la « nouvelle
compréhension de soi du croyant » et « rendre apparente [cette] compréhen-
sion de soi dans sa confrontation avec le kérygme5 ». Aussi s’applique-t-il à
présenter dans son essai essentiellement la théologie paulinienne et la théolo-
gie johannique, car c’est en elles que, d’après lui, « l’interprétation de soi-
même par la foi a trouvé sa description la plus claire6 ». Ce faisant, il relègue
la prédication de Jésus7 ainsi que le kérygme de la communauté primitive au
rang de « présuppositions (Voraussetzungen) » et n’aborde les épîtres post-
pauliniennes que dans une dernière partie, intitulée de façon ambivalente
« L’évolution vers l’Église ancienne ». Notons qu’en voulant réduire l’écart
entre le kérygme et le lecteur, Bultmann n’a pas su donner une égale place à
chaque écrit sous sa forme actuelle.

1. CULLMANN O., Christus und die Zeit. Die Urchristliche Zeit- und
Geschichtsauffassung, Zurich, EVZ, 1946, 19623 (Christ et le temps. Temps et
histoire dans le christianisme primitif, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1947) ; ID.,
Heil als Geschichte. Heilsgeschichtliche Existenz im Neuen Testament, Tübingen,
Mohr, 1965 (Le salut dans l’histoire. L’existence chrétienne selon le Nouveau
Testament, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1966).
2. BULTMANN R., Theologie des Neuen Testaments (UTB 630), Tübingen, Mohr
Siebeck, 19808.
3. FREY, « Zum Problem », p. 29, observe : « Bultmann will dezidiert die
historische Arbeit dem Interesse der Interpretation dienstbar machen. »
4. BULTMANN, Theologie, p. 599.
5. Pour reprendre la formulation de SCHNACKENBURG, La théologie, p. 30-31.
BULTMANN, Theologie, p. 599, s’exprime personnellement ainsi : « [Es gilt] die
theologischen Gedanken des NT in ihrem Zusammenhang mit dem “Lebensakt”,
d. h. als Explication des glaubenden Selbstverständnisses, zu interpretieren. […]
Dieses glaubende Selbstverständnis in seinem Bezuge auf das Kerygma deutlich zu
machen, ist die Aufgabe einer Darstellung der neutest. Theologie. »
6. LOHSE E., Théologie du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible), Genève,
Labor et Fides, 1987, p. 13 ; voir BULTMANN, Theologie, p. 599.
7. CONZELMANN H., Théologie du Nouveau Testament, Paris - Genève, Centurion
- Labor et Fides, 1969, p. 23-24, relève que, « pour Bultmann, [l’enseignement
historique de Jésus] n’est pas une partie constitutive de la théologie du Nouveau
Testament, mais le matériau sur lequel elle travaille ».
126 DANIEL GERBER

Le premier à réagir dans le camp protestant est Hans Conzelmann. Celui-


ci note dans l’avant-propos de son abrégé : « Il me semble […] opportun de
remettre en valeur les composantes historiques et donc, dans le cas de Paul
par exemple, de resituer la forme de sa pensée en fonction de son époque. »
Et d’ajouter toutefois : « Cet essai cherche à échapper au danger de
l’historicisme en concevant la théologie non d’une manière générale comme
l’interprétation circonstancielle de la foi, mais dans un sens plus spécial
comme l’exégèse du texte originel de la foi1. » Enfin, concernant le « Jésus
historique », il croit « pouvoir affirmer que [ce] n’est pas un sujet de théolo-
gie du Nouveau Testament2 ». Autre est l’avis de Werner Georg Kümmel
sur ce dernier point3, lequel se fixe pour objectif restreint de présenter les
traits essentiels de la prédication de Jésus, de la théologie paulinienne et de
la christologie johannique, dans l’intention d’en tirer « une image claire et
suffisante de la prédication centrale du Nouveau Testament4 ». Pour Joa-
chim Jeremias également, la prédication de Jésus constitue le point de départ
obligé d’une théologie du Nouveau Testament, son premier tome étant con-
sacré, comme on le sait, à la recherche de l’ipsissima vox du Nazaréen5. Il ne
lui aura malheureusement pas été possible d’aller au bout de son entreprise
et de rédiger un second volume consacré à la réception plurielle de cette
prédication. Eduard Lohse
se sépare [lui aussi] du déni théologique opposé au message de Jésus. Partant
au contraire d’une analyse de la prédication de l’homme de Nazareth, […] il
passe […] en revue, tour à tour, le kérygme de la première chrétienté, Paul, les
évangiles synoptiques, le johannisme et les écrits de l’héritage apostolique, pour y

1. Ibid., p. 9. Pour l’édition originale, voir Grundriss der Theologie des Neuen
Testaments, Munich, Kaiser Verlag, 1967.
2. CONZELMANN, Théologie, p. 11.
3. KÜMMEL W. G., Die Theologie des Neuen Testaments nach seinen
Hauptzeugen. Jesus, Paulus, Johannes (Das Neue Testament Deutsch
Ergänzungsreihe 3), Göttigen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1969, 19804, p. 23 : « Dass
die Frage nach dem geschichtlichen Jesus an den Anfang der Bemühung um die
Theologie des Neuen Testaments gehört, kann […] keinen Zweifel leiden. »
4. Ibid., p. 18, qui précise toutefois : « Diese Beschränkung […] geschieht
keineswegs von der Überzeugung aus, dass die übrigen Schriften des Neuen
Testaments unwesentlich oders jedenfalls von geringerem Werte seien. » La partie
finale de cet ouvrage est intitulée « Jesus – Paulus – Johannes : Die Mitte des Neuen
Testaments ».
5. JEREMIAS J., Théologie du Nouveau Testament, Première partie, La prédication
de Jésus (Lectio divina 76), Paris, Éd. du Cerf, 1975. Pour l’édition originale, voir
Neutestamentliche Theologie, I, Die Verkündigung Jesu, Gütersloh, Gerd Mohn, 1971.
A DÉFINIR 127

montrer, dans la récurrence et dans la singularité, la volonté inlassable de dire


l’événement de Jésus Christ1.
Leonhard Goppelt balaie également l’ensemble du Nouveau Testament
dans les deux tomes de sa théologie, le premier étant intitulé « L’activité de
Jésus et sa signification théologique » (Jesu Wirken in seiner theologischen
Bedeutung) et le second « Diversité et unité du témoignage apostolique ren-
du au Christ » (Vielfalt und Einheit des apostolischen Christuszeugnisses2).
De cette décennie excessivement féconde en milieu protestant germano-
phone, on retiendra en particulier deux questions en débat : la place qui revient
à la prédication de Jésus et au kérygme de l’Église primitive dans une théolo-
gie du Nouveau Testament et la légitimité d’un « canon dans le canon ».
Intéressons-nous à la recherche menée – parallèlement ou en dialogue –
dans le domaine catholique, à partir de 1950 surtout3. En effet, si les avis
divergent pour expliquer le démarrage plus tardif du chantier en ce milieu4,
on considère généralement que la première, véritable, théologie du Nouveau
Testament à caractère scientifique est celle qui a été publiée cette année-là
par Max Meinertz5. Tout en s’appuyant sur les résultats de l’exégèse cri-
tique, le professeur de Münster s’est efforcé de présenter à la fois l’unité et
la diversité des témoignages néotestamentaires, en distinguant chronologi-
quement entre la prédication de Jésus, le message de la communauté primi-
tive, la théologie de Paul et la littérature johannique6. L’année suivante

1. C’est ainsi que Daniel Marguerat présente à la page 5 l’abrégé de LOHSE,


Théologie du Nouveau Testament, paru sous le titre Grundriss der
neutestamentlichen Theologie (TW 5), Stuttgart, Kohlhammer, 1974.
2. GOPPELT L., Theologie des Neuen Testaments, Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 1976, 19803.
3. MERK, Biblische Theologie, p. 268, signale l’ouvrage plus ancien de
LUTTERBECK J. A. B., Die neutestamentlischen Lehrbegriffe oder Untersuchungen
über das Zeitalter der Religionswende, die Vorstufen des Christentums und die erste
Gestaltung desselben, Mayence, Florian Kupferberg, 1852 – dont il dit qu’il n’a pas
rencontré de succès –, et celui, à destination du grand public, de KUSS O., Die
Theologie des Neuen Testaments, Ratisbonne, Pustet, 1936, 19372.
SCHNACKENBURG, La théologie, p. 34, mentionne encore LEMONNYER A., Théologie
du Nouveau Testament, Paris, Bloud et Gay, 1928.
4. Voir HOPPE R., « Überlegungen zur Theologie des Neuen Testaments aus
katholischer Sicht », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.), Aufgabe, p. 55-71 (p. 56-57).
5. MEINERTZ M., Theologie des Neuen Testaments, Bonn, Peter Hanstein, 2 vol.,
1950. HOPPE, « Überlegungen », p. 57, remarque : « Man [merkt] dem Autor […]
auf Schritt und Tritt an, wie sehr er von dogmatisch-fundamentaltheologischen
Vorentscheidungen bestimmt ist. »
6. Voir MEINERTZ, Theologie des Neuen Testaments, I, p. 3 : « Die biblische
Theologie wird sich die gesicherten kritischen Erkenntnisse zu eigen machen und
dann den theologischen Gehalt des NT sowohl in seiner grossartigen Einheit wie in
128 DANIEL GERBER

paraissait la « Théologie du Nouveau Testament » de Joseph Bonsirven ainsi


introduite : « Le titre que nous prenons, quoique reçu et courant, est ambigu
et fallacieux du chef de ses deux composantes1. » L’auteur précise ensuite :
Personnellement, nous lui assignerons pour objet de recueillir les donnés révé-
lés que contient le Nouveau Testament, d’en définir la signification telle que les
écrivains la concevaient, de tenter une classification hiérarchique de ces donnés,
afin de fournir une base au dogme chrétien2.
De son point de vue, « traiter le Nouveau Testament […] comme un re-
cueil de “lieux théologiques” […] est manquer à la méthode historique et
s’exposer au danger d’entendre les textes selon les lignes de son propre
système théologique3 ». Aussi adopte-t-il un « plan [qui] se conforme à la
chronologie de l’histoire », en distinguant entre ce qu’il appelle « quatre
états de la religion du Nouveau Testament, représentés respectivement par
Jésus, la communauté primitive, Paul4 » et ce qu’il nomme les « maturités
chrétiennes ». Au dire de Rudolf Schnackenburg, aucun de ces deux auteurs
« ne parvient à éliminer la tension entre exposé historique et présentation
systématique, entre pure description et interprétation croyante ». À quoi il
ajoute : « Tout en accueillant leurs travaux avec gratitude, nous ne pouvons
nous empêcher de souhaiter de nouvelles recherches, qui mettraient à profit
les résultats des discussions les plus récentes5. » C’est en 1957 qu’Heinrich
Schlier – converti au catholicisme en 1953 – exposait les lignes directrices
d’une théologie du Nouveau Testament6 qui, de son point de vue, ne saurait
se contenter d’exposer la théologie propre de chaque écrit ou groupe
d’écrits, mais doit encore manifester l’unité de ces différentes théologies,
cela sans effacer leur spécificité, sans ériger l’une d’elles au rang de norme,
sans en déprécier aucune et sans céder à la généralité7. On le sait, l’auteur de
ce programme n’a pas tenté de le mettre en œuvre lui-même et les cinq vo-
lumes publiés entre 1968 et 1976 par Karl Hermann Schelkle sous le titre
Theologie des Neuen Testaments8 ne répondent pas à cette attente. Ce der-

seiner fruchtbaren und spannungsreichen Mannigfaltigkeit der besonderen


Ausprägung darstellen. »
1. BONSIRVEN J., Théologie du Nouveau Testament (Théologie 22), Paris, Aubier,
1951, p. 7.
2. Ibid., p. 8-9.
3. Ibid., p. 11.
4. Ibid., p. 12.
5. SCHNACKENBURG, La théologie, p. 35.
6. SCHLIER H., « Über Sinn und Aufgabe einer Theologie des Neuen
Testaments », dans : STRECKER (éd.), Das Problem, p. 323-344.
7. Voir ibid., p. 338-340.
8. SCHELKLE K. H., Theologie des Neuen Testaments, I-IV, 2, Düsseldorf, Patmos,
1968-1976.
A DÉFINIR 129

nier a en effet opté pour une présentation par thèmes1, regroupés sous ces
titres généraux : la création (Schöpfung), Dieu était en Christ (Gott war in
Christus), l’éthos (Ethos), l’accomplissement de la création et de la rédemp-
tion (Vollendung von Schöpfung und Erlösung), la communauté des dis-
ciples et l’Église (Jüngergemeinde und Kirche)2.

De la fin du XXe siècle à aujourd’hui


Après avoir fait paraître en 1990 un volume intitulé « Jésus de Nazareth.
Message et histoire3 », Joachim Gnilka a publié en 1994 une « Théologie du
Nouveau Testament4 » dont l’objectif est de « décrire l’agir sotériologique
de Dieu en Jésus Christ, tel qu’il est attesté dans le Nouveau Testament ou :
dans ses différents écrits5 ». La fin de la phrase à son importance. Elle laisse
en effet entendre que l’auteur accorde toute leur place aux voix originales et
dissonantes, d’où le déroulé choisi : Paul, les synoptiques, les écrits johan-
niques, les lettres deutéro- et tritopauliniennes, l’Apocalypse, les épîtres
catholiques. La même année, Klaus Berger présentait son volumineux ou-
vrage – dont il faut bien comprendre le jeu significatif établit entre le titre :
« Histoire de la théologie du christianisme primitif » et le sous-titre :
« Théologie du Nouveau Testament6 » – comme la mise en œuvre du pro-

1. Ibid., III, p. 16, présente ainsi son travail : « Bei aller Verschiedenheit der
neutestamentlichen Schriften sprechen wir aber trotzdem nicht nur von
verschiedenen Theologien der Synopse, des Paulus, des Johannes, sondern von einer
und von der neutestamentlichen Theologie. » Il précise toutefois, p. 28 : « Innerhalb
der grossen und kleinen Themen ist dann je auf die geschichtliche Entwicklung im
Neuen Testament zu achten. »
2. Voir la critique de HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 17 : « Sein
Werk ist verdienstvoll im Sinn einer thematischen Zusammenfassung, ist aber mehr
eine Materialsammlung zu den genannten Themen, als eine unter der Frage nach der
Einheit des urchristlichen Zeugnisses ausgearbeitete Theologie. »
3. GNILKA J., Jesus von Nazareth. Botschaft und Geschichte (HThK.S 3),
Fribourg, Herder, 1990.
4. GNILKA J., Theologie des Neuen Testaments (HThK.S 5), Fribourg, Herder,
1994. Le lien avec l’ouvrage précédemment cité est ainsi posé, p. 11 : « Ich habe ein
Jesu-Buch vorgelegt, das man – wenn man will – als Hinführung zur Theologie
lesen kann. »
5. Ibid., p. 9 : « Neutestamentliche Theologie lässt sich […] umreissen als
Beschreibung des rettenden Handelns Gottes in Jesus Christus, wie es im Neuen
Testament oder : in seinen einzelnen Schriften bezeugt wird. »
6. BERGER K., Theologiegeschichte des Urchristentums. Theologie des Neuen
Testaments, Tübingen - Bâle, Francke Verlag, 1994. Dans l’avant-propos, l’auteur
note : « Das hier vorgelegte Buch unternimmt den Versuch, Theologie des Neuen
Testaments als Theologiegeschichte (und umgekehrt) zu entwerfen. »
130 DANIEL GERBER

gramme établi un siècle plus tôt par William Wrede1. Son objectif est
double : rendre compte d’un développement historique non continu, mais
aussi expliquer les points de convergence et de divergence entre les diffé-
rents écrits ou groupes d’écrits2. Le modèle qu’il retient est explicité par
l’image d’un arbre. Ce que les textes ont en commun correspondrait au tronc
et les spécificités de chacun – dues essentiellement aux différentes géogra-
phies, et donc aux disparités culturelles et sociales – aux ramifications3.
Comme le remarque Thomas Söding, l’intérêt de cette démarche tient à
l’attention portée à des aspects trop souvent négligés du Nouveau Testament
et au fait que la diversité n’est pas perçue comme un problème, mais comme
une évolution naturelle4. De la New Testament Theology de George Brad-
ford Caird5 également parue en 1994, on retiendra surtout que son auteur
s’appuie sur la première « conférence de Jérusalem » (Ga 2,1-10) pour pro-
poser le modèle d’une Conference Table Approach. De son point de vue en
effet, « écrire une théologie du Nouveau Testament revient à présider une
conférence6 » et à distribuer la parole aux auteurs de ce corpus.
En l’an 2000 paraissaient deux ouvrages qui s’inscrivent dans la logique
de William Wrede et qui défendent une même cause. Ils sont signés, l’un par
Heikki Räisänen7, et l’autre par Gerd Theissen8. Tous deux plaident pour

1. Voir ibid., p. 3.
2. Ibid., p. 4 : « Gibt es ausser dem Modell der literarischen Abhängigkeit einer
Schrift von der anderen und dem der Wirkungsgeschichte einer Schrift (oder eines
Autors) auf spätere vielleicht ein drittes Modell, das eher früchristliche Theologien
in Einheit und Verschiedenheit erklären kann ? Es kann sicher nicht angehen,
überhaupt eine kontinuierliche Entwicklung zu postulieren. Vielmehr folgen wir hier
dem Grundsatz “Kontakt vor Kontinuität”. »
3. Ibid., p. 5 : « Das hier vorgeschlagene Modell kommt vielmehr dem eines
Baumes in manchen Punkte nahe. Die allen gemeinsamen und dabei kennzeichnend
christlichen Traditionen sind dem Stamm ähnlich, und für das Folgende sind die
Knotenpunkte der Verzweigungen und Verästelungen wichtig. Das Ende der
Verästelungen (gewissermasse die Früchte) bilden die einzelnen frühchristlichen
theologischen Entwürfe. Die Knotenpunkte sind tunlichst geographisch zu
lokalisieren. Sie stellen die jeweils gemeinsame Basis (Plattform) für eng verwandte
Entwürfe dar. »
4. SÖDING T., Einheit der Heiligen Schrift ? Zur Theologie des biblischen Kanons
(QD 211), Fribourg, Herder, 2005, p. 134.
5. CAIRD G. B., New Testament Theology, Oxford, Clarendon, 1994.
6. Ibid., p. 18.
7. RÄISÄNEN H., Neutestamentliche Theologie ? Eine religionsgeschichtliche
Alternative (SBS 186), Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2000.
8. THEISSEN G., Die Religion der Ersten Christen. Eine Theorie des
Urchristentums, Gütersloh, Kaiser, 2000. Pour l’édition française, voir La religion
des premiers chrétiens. Une théorie du christianisme primitif (Initiations au
christianisme ancien), Paris - Genève, Éd. du Cerf - Labor et Fides, 2002.
A DÉFINIR 131

l’écriture d’une histoire de la religion du christianisme primitif d’un point de


vue extérieur et suffisamment distancié pour lui assurer une neutralité
maximale. Gerd Theissen définit ainsi
le programme d’une analyse de la religion chrétienne primitive du point de vue
de la science des religions […] renouvelé […] par H. Räisänen […]. Première-
ment, la prise de distance par rapport à la prétention normative des textes reli-
gieux. […] Deuxièmement, le dépassement des frontières du canon […].
Troisièmement, l’émancipation par rapport aux catégories d’orthodoxie et
d’hétérodoxie […]. [Quatrièmement], la reconnaissance de la pluralité et du ca-
ractère contradictoire des conceptions théologiques présentes dans le christia-
nisme primitif. […] [Cinquièmement], l’interprétation des idées à partir de leur
contexte vital réel […]. [Sixièmement], l’ouverture à l’histoire des religions1.
Il ajoute :
Une théorie de la religion chrétienne primitive vise à décrire et à expliquer la
foi chrétienne primitive dans sa dynamique qui commande la totalité de la vie
[…]. Elle vise à permettre une double lecture de cette foi : une vue depuis
l’intérieur et une vue depuis l’extérieur, et surtout une mise en communication de
ces deux perspectives2.
Si Räisänen raisonne en terme d’alternative, Theissen pense davantage en
termes de « pendant3 », en distinguant clairement entre « une analyse de la
religion chrétienne primitive du point de vue de la science des religions » et
une « théologie du Nouveau Testament4 ».
Autre est l’approche de François Vouga, ayant intitulé son ouvrage Une
théologie du Nouveau Testament. De ce livre, il dit qu’il est « une tentative
de rendre compte du message essentiel du Nouveau Testament dans sa di-
versité, dans sa cohérence et dans la pertinence qui est la sienne dans une
culture pluraliste ». Pour ce faire, il a « préféré un ordre de présentation
systématique » à une « vision historique5 », au motif qu’
une théologie du Nouveau Testament […] ne se borne pas […] à reconstituer et
à décrire la manière dont se sont développées la vie et les convictions des diverses

1. THEISSEN, La religion, p. 12-13, n. 1.


2. Ibid., p. 12-13.
3. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 18 : « Hier geht es also nicht
um eine Alternative zur neutestamentlichen Theologie, sondern um ein Pendant mit
eigener Zielsetzung. »
4. Ce que relève VOS J. S., « Theologie als Rhetorik », dans : BREYTENBACH et
FREY (éd.), Aufgabe, p. 247-271 (p. 250) : « [Theissen] trennt also das, was Wrede
gerade verbinden wollte, die Darstellung der urchristlichen Religion und Theologie. »
5. VOUGA F., Une théologie du Nouveau Testament (Le Monde de la Bible 43),
Genève, Labor et Fides, 2001, p. 7.
132 DANIEL GERBER

communautés du christianisme apostolique, mais où elle cherche à rendre compte


de la pertinence encore actuelle de leur compréhension de la foi chrétienne.
De son point de vue,
la diversité des théologies néotestamentaires est un élément constitutif de
l’unité du christianisme de l’époque apostolique, de sorte qu’unité et diversité ne
peuvent être considérées comme des contraires, mais doivent être saisies comme
deux moments d’une dialectique qui fait la particularité de la définition que le
christianisme donne de lui-même1.
Comme il l’explique ailleurs, il a construit sa recherche sur le modèle du
confit des interprétations développé par Paul Ricœur2. Pour sa part, Ferdi-
nand Hahn n’a pas choisi entre une démarche historique et une démarche
thématique. Il a entrepris de suivre les deux voies pour nous offrir en 2003
une imposante Theologie des Neuen Testaments en deux volumes, consacrés
l’un à la diversité et l’autre à l’unité des vingt-sept livres3. Ces deux parties
ne sont toutefois pas à lire indépendamment l’une de l’autre. La première
entend préparer la seconde et la seconde intégrer la première.
Pour clore ce rapide parcours qui manifeste que la théologie du Nouveau
Testament est très souvent une fille de son temps4, relevons encore le titre
expressif mais intrigant d’une contribution de James D. G. Dunn : « Not so
much “New Testament Theology” as “New Testament Theologizing”5 ».

1. Ibid., p. 20.
2. VOUGA F., « Die Aufgaben der Theologie des Neuen Testaments. Verstehen als
interdisziplinäre Kunst der Interpretation », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.),
Aufgabe, p. 159-173 (p. 167) : « Als Vorschlag habe ich versucht, das innere Prinzip
des neutestamentlichen Kanon, der einen Konflikt der Interpretationen (Paul
Ricœur) inszeniert, als Gestaltungsprinzip einer Theologie des Neuen Testaments
wahrzunehmen. Die neutestamentliche Texte verstehen sich als verschiedene
Interpretationen desselben Gründungsereignisses, so dass sich ihre Einheit und
Vielfalt gegenseitig bedingen. »
3. HAHN F., Theologie des Neuen Testaments, t. I, Die Vielfalt des Neuen
Testaments. Theologiegeschichte des Urchristentums ; t. II, Die Einheit des Neuen
Testaments. Thematische Darstellung. À la page 1 du premier volume, il avance :
« Es [gilt], sowohl die einzelnen Überlieferungsschichten und Schriften des Neuen
Testaments zu untersuchen, was im Rahmen einer Theologiegeschichte des
Urchristentums zu erfolgen hat, als auch nach dem Gesamtzeugnis zu fragen, was
unter thematischer Perspektive geschehen soll. Das erfordert eine zweiteilige
Behandlung der neutestamentliche Theologie. Die Frage der Verbindlichkeit der
Texte kann in beiden Fällen nicht ausgeklammert werden. »
4. Voir CONZELMANN, Théologie, p. 7.
5. DUNN J. D. G., « Not so much “New Testament Theology” as “New Testament
Theologizing” », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.), Aufgabe, p. 225-246. À la
page 226, il annonce : « I put my protest against the restrictiveness of NT theology,
as usualy practised, in terms of NT theologizing, in hope of bringing some or a
A DÉFINIR 133

2. BREF RETOUR SUR QUELQUES POINTS EN DISCUSSION

Une chose est sûre : on est loin d’avoir atteint un consensus au bout de
ces 225 années d’efforts déployés pour fixer la feuille de route d’une théolo-
gie du Nouveau Testament. Arrêtons-nous à trois des questions débattues.

À propos de l’intitulé « Théologie du Nouveau Testament »


Force est de constater qu’un certain flou entoure la notion même de
« Théologie du Nouveau Testament ». Sans doute est-il dû pour partie au
fait que, si certains des auteurs qui se sont essayés à cet exercice ont claire-
ment opté, soit pour une approche historique, soit pour une démarche her-
méneutique1, d’autres ont emprunté un chemin de crête insuffisamment
balisé entre la « reconstruction » et l’« interprétation2 ». Bref, il n’y a pas
plus d’accord sur l’acception à donner au mot « théologie » – qui, rappelons-
le, n’est pas employé dans le Nouveau Testament – que sur l’étendue exacte
du champ à labourer. Sous l’intitulé très générique et, à vrai dire, bien com-
mode de « Théologie du Nouveau Testament », on rencontre en consé-
quence une variété de genres qui, tous, ne tiennent pas forcément compte du
singulier de cette formule3.
Pour pallier cette ambiguïté, certains, comme nous l’avons relevé, ont re-
noncé à cette dénomination convenue, comme jadis William Wrede4. Ils
l’ont donc soit légèrement modifiée – « Une théologie du Nouveau Testa-
ment » (François Vouga) –, soit reléguée en deuxième position – « Histoire
de la théologie du christianisme primitif. Théologie du Nouveau Testa-

greater sense of movement back into our perception of the task. » Il explique p. 246 :
« “NT theologizing” rather than “NT theology” seems to be the more appropriate
term. And NT theology/theologizing is not to be seen as simply something we
observe and describe, but rather as something we “do”. We […] theologize
“newtestamently” […]. We produce not simply “New Testament Theologies”, but
New Testament theology. It is not Paul and John who write NT Theology, but we do !
We theologize in, with and through the writings of the NT – a much more engaging
and exciting pursuit than simply describing the thought processes of some early
Christians in antiquity. »
1. Voir WOLTER, « Probleme », p. 432-436.
2. Nous empruntons ce vocabulaire à FREY, « Zum Problem », p. 18. L’auteur
soutient : « Das Verhältnis von Rekonstruktion und Interpretation erscheint als das
Kernproblem der Durchführung einer “Theologie des Neuen Testaments”. »
3. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 2 : « Die Behandlung der
theologischen Einzelentwürfe ist noch keine “neutestamentliche Theologie”, wenn
der Singular wirklich ernst genommen wird. »
4. WREDE, « Über Aufgabe », p. 153-154.
134 DANIEL GERBER

ment » (Klaus Berger)1 – quand ils n’ont pas tout simplement opté pour une
tout autre formulation – « La religion des premiers chrétiens. Une théorie du
christianisme primitif » (Gerd Theissen).

Concernant la voie à suivre


La problématique s’est très tôt précisée : comment rendre compte de
l’existence de tensions, voire de divergences a priori irréductibles à l’intérieur
même du canon ? Tel est bien le défi lancé à quiconque entend gérer
l’hétérogénéité mise au jour par l’exégèse critique. Pour faire simple, rappe-
lons les trois principales solutions proposées : celle d’une diversité assumée ;
celle de la recherche d’une unité au cœur de la diversité ; celle de la fixation
d’un « canon dans le canon » ou d’un « centre du Nouveau Testament ».
On se souviendra qu’au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ce sont
avant tout les partisans du courant protestant libéral ou de l’histoire compa-
rée des religions qui ont exploité la veine des divergences. Depuis, d’autres
ont conclu soit à l’inutilité, soit à l’impossibilité de déterminer une unité de
base à l’intérieur du Nouveau Testament. Distinguant entre une « impossibi-
lité de principe » et une « impossibilité effective2 », Ferdinand Hahn renvoie
pour la première à Rudolf Bultmann3, selon lequel « la présentation de la
théologie néotestamentaire sur le mode d’une histoire de la théologie du
christianisme primitif est indispensable et légitime », étant donné que « la
diversité des témoignages est le réfléchissement obligé de l’unique ké-
rygme4 ». Pour l’« impossibilité effective », il renvoie à Joachim Gnilka5,
lequel se satisfait de l’idée d’une simple « interconnexion (Vernetzung) des

1. SCHRÖTER J., « Die Bedeutung des Kanons für eine Theologie des Neuen
Testaments », dans : BREYTENBACH et FREY (éd.), Aufgabe, p. 135-158 (p. 143) :
« Wenn “Theologie des Neuen Testaments” bei Berger als Untertitel doch wieder
auftaucht, dann soll damit zum Ausdruck gebracht werden : Eine Theologie des
Neuen Testaments lässt sich nur als Theologiegeschichte des Urchristentums
angemessen konzipieren. »
2. Voir HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 5-6.
3. Voir BULTMANN, Theologie, p. 585-589.
4. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 6 : « Die Vielfalt des
Zeugnisses ist die notwendige Spiegelung des einen Kerygmas. […] Für Bultmann ist
die Darstellung der neutestamentlichen Theologie im Sinn einer Theologiegeschichte
des Urchristentums theologisch unerlässlich und legitim. »
5. Voir GNILKA, Theologie, p. 454 : « Es kann […] nicht darum gehen, eine
Systematisierung zu versuchen, was wegen der Reichhaltigkeit der Aussagen und der
zum Teil beträchtlichen Unterschiede auch gar nicht möglich ist, ja sich verbietet. »
A DÉFINIR 135

théologies du Nouveau Testament1 ». Plus nuancée est sans doute la position


de Hans Conzelmann, convaincu qu’en choisissant le kérygme comme point
de fuite on dépasse l’alternative diversité vs unité2. En tout cas, c’est le mé-
rite entre autres de Klaus Berger et de François Vouga de parler de manière
très positive de la diversité en tant qu’évolution ou caractéristique naturelles
de l’enfance du christianisme. Ce qui ne les a cependant pas dissuadés de
regarder au-delà des disparités, chacun à sa manière. Sans parler de Ferdi-
nand Hahn qui, après avoir longuement enquêté sur la diversité du Nouveau
Testament, s’est non moins longuement interrogé sur son unité.
Si, comme nous l’avons signalé plus haut, c’est principalement le courant
conservateur allemand qui était préoccupé par la question de l’unité du
Nouveau Testament au XIXe siècle, depuis, des voix se sont fait entendre
pour cadrer l’effort en ce sens. C’est ainsi qu’en 1957 Heinrich Schlier invi-
tait à ne pas ramener « l’unité de la théologie du Nouveau Testament à
l’unité d’un seul thème principal », comme celui trop général de
« l’événement Christ3 ». Quatre ans plus tard, Herbert Braun mettait lui
aussi en garde contre la détermination trop rapide d’un « point de coïnci-
dence » ou d’une « plus haute unité4 ». Mais on notera surtout que l’idée
même d’unité s’est déplacée. Alors que Rudolf Bultmann évoquait la possi-
bilité de « présenter les idées théologiques des écrits néotestamentaires sous
la forme d’une unité structurée de manière systématique – pareillement à

1. Ibid., p. 463 : « Die […] gegenseitigen Abhängigkeiten und Einflussnahmen


greifen über ein literarisches Phänomen weit hinaus. Sie zeigen […] eine Vernetzung
der neutestamentlichen Theologie(n) an. »
2. Voir CONZELMANN, Théologie, p. 24 : « Si l’on part du kérygme, on dépasse
l’alternative : faut-il insister sur l’unité ou la diversité dans le Nouveau Testament ?
La diversité historique ressort, en même temps que se montre l’unité dans le rapport
de la théologie à son objet, le Seigneur attesté dans le kérygme. »
3. SCHLIER, « Über Sinn », p. 339-340 : « Ferner wird man sich hüten müssen, die
Einheit der ntl Theologie nur in der Einheit eines Grundthemas, etwa in dem
sogenannten “Christusgeschehen”, zu finden. […] Endlich muss man zu vermeiden
versuchen, dass die Einheit der Theologie des N.T. allzusehr im allgemeinen bleibt. »
4. BRAUN H., « Die Problematik einer Theologie des Neuen Testaments », dans :
STRECKER (éd.), Das Problem, p. 405-424 (p. 412) : « Wir entrinnen der durch diese
Disparatheit neutestamentlicher theologischer Anschauungen angezeigten
Verlegenheit und Problematik zu billig und zu einfach, wenn wir nun schlicht
konstatieren : diese Verschiedenheiten müssen doch in einer höheren Einheit
aufgehoben sein. Freilich trifft diese Feststellung zu. Es gilt achtzugeben, dass wir
den Koinzidenzpunkt, die höhere Einheit, nicht zu objektnah, nicht zu kurzschlüssig
und zu rasch ansetzen. »
136 DANIEL GERBER

une dogmatique du Nouveau Testament1 », c’est plutôt vers la recherche


d’une unité en tant qu’« attribut (Eingenschaft)2 » du Nouveau Testament
qu’on s’oriente aujourd’hui. En témoigne la batterie de questions critiques
posées il y a peu par Jörg Frey, dont nous ne retiendrons que cet échantil-
lon : « Si la question de l’unité dans la diversité doit être posée, où donc se
laisse-t-elle découvrir et comment se laisse-t-elle démontrer3 ? »
Nous avons aussi vu que la question du champ à labourer s’est posée en
d’autres termes selon que l’orientation prise était celle de la reconstruction
ou celle de l’interprétation. Ainsi, considérant qu’« aucun écrit du Nouveau
Testament n’est né avec le prédicat “canonique”4 », William Wrede a logi-
quement élargi son enquête purement historique à une littérature plus vaste.
Tout autre était la position d’un Heinrich Schlier, pour qui il était inconce-
vable qu’une théologie du Nouveau Testament puise à d’autres sources que
celle nommée dans son intitulé5. Pourtant, ceux qui s’en sont tenus aux
vingt-sept livres du Nouveau Testament n’ont pas tous accordé un même
poids aux différents écrits ou groupe d’écrits de ce corpus. Certains ont
même plaidé ouvertement pour l’établissement d’un « canon dans le canon »
ou pour la recherche d’un « centre du Nouveau Testament », deux dé-
marches entre lesquelles il convient de distinguer. Établir un « canon dans le
canon » revient en effet à considérer que certains écrits ont une plus haute
valeur théologique que d’autres et peuvent donc être érigés au rang de
norme6. À cette orientation sélective, on associera en particulier le nom
d’Ernst Käsemann, qui a mis en avant le critère paulinien de la iustificatio
impii7. L’avantage de cette démarche est double : la norme n’est pas impo-

1. BULTMANN, Theologie, p. 585 : « Die theologischen Gedanken der neutest.


Schriften als eine systematisch gegliederte Einheit darzustellen – gleichsam als eine
neutestamentliche Dogmatik. »
2. WOLTER, « Probleme », p. 420, observe : « In der jüngeren Diskussion um die
Theologie des Neuen Testaments [wird] von “Enheit” immer als einer Eigenschaft
des Neuen Testaments gesprochen, die dabei als inhaltliche Einheitlichkeit
verstanden ist. »
3. FREY, « Zum Problem », p. 16.
4. WREDE, « Über Aufgabe », p. 85 : « Keine Schrift des Neuen Testaments ist
mit dem Prädikat “kanonisch” geboren. »
5. SCHLIER, « Über Sinn », p. 324.
6. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 24 : « Dabei wird
vorausgesetzt, dass der überlieferte Kanon nur als ein geschichtliches Phänomen
anzusehen ist, aber als solcher keine theologische Relevanz hat. »
7. SCHRAGE W., « Die Frage nach der Mitte und dem Kanon im Kanon des Neuen
Testaments in der neueren Diskussion », dans : Friedrich J., PÖHLMANN W. et
STUHLMACHER P., Rechtfertigung, mélanges offerts à Ernst Käsemann pour son
70e anniversaire, Tübingen - Göttingen, Mohr Siebeck - Vandenhoeck & Ruprecht,
1976, p. 415-442 (p. 439-440) : « Es ist m.E. das besondere Verdienst des Jubilars
A DÉFINIR 137

sée de l’extérieur, mais elle est tirée du Nouveau Testament lui-même ; elle
fixe un point de fuite à partir duquel l’ensemble est mis en perspective. Son
talon d’Achille est cependant évident : il y a forcément une part de subjecti-
vité dans le choix de la norme, sans parler de la tendance avérée à tenir pour
irréductibles des oppositions qui ne sont pas aussi radicales qu’il y paraît de
prime abord1. Rechercher un « centre du Nouveau Testament » consiste par
contre à repérer au cœur des voix multiples qui se font entendre dans les
vingt-sept livres leur « dénominateur commun2 » ou leur « centre de gravi-
té3 ». Chaque écrit ou groupe d’écrits est donc théoriquement pris en compte
dans cette opération qui se veut plus respectueuse de la diversité et qui remet
moins radicalement en cause la notion même de canon du Nouveau Testa-
ment. Il n’empêche qu’au final une hiérarchie est établie entre les différents
points de vue exprimés en fonction de leur proximité ou de leur éloignement
par rapport à un centre qui, il faut bien l’admettre, ne s’impose pas de lui-
même, mais qui est lui aussi retenu en fonction d’une certaine orientation
théologique.

Les différents paradigmes


Valorisation de la disparité, simple prise en compte de celle-ci ou volonté
de la réduire, telles sont les trois principales attitudes qui ont déterminé
l’approche d’une théologie du Nouveau Testament. Sans oublier que le
Zeitgeist ainsi que le positionnement de l’auteur par rapport aux divers cou-
rants théologiques du moment ont eux aussi grandement pesé sur les orienta-
tions prises4. Comme encore la décision de présenter la théologie du Nouveau
Testament de l’intérieur, pour édifier, ou de l’extérieur, pour informer5.
La première des trois options qui ont été prises est celle de l’« histoire de
la théologie ou de l’histoire religieuse du christianisme primitif », la voie
ayant été ouverte en son temps par William Wrede. Partant du constat que
l’événement Jésus a généré des réceptions plurielles, elle s’efforce de les
resituer dans leur contexte d’origine et de démêler leurs liens de continuité et
de discontinuité. Cette démarche présente ainsi l’indéniable avantage de rap-
peler la dynamique compliquée des premiers temps et d’offrir d’utiles points

[Käsemann], so konsequent und nachdrücklich wie kein anderer die Botschaft von
der durch die theologia crucis begründeten iustificatio impii als unerlässliches
Kriterium für die Scheidung der Geister im NT herausgestellt zu haben. »
1. Pour les avantages et les limites de la méthode, nous renvoyons à SÖDING,
Einheit, p. 104-107.
2. WOLTER, « Probleme », p. 423.
3. SÖDING, Einheit, p. 104.
4. VOUGA, « Die Aufgaben », p. 170 : « Die Modelle können kombiniert oder
addiert werden. »
5. Voir THEISSEN, La religion, p. 8.
138 DANIEL GERBER

de repère pour mieux comprendre les différentes évolutions. Mais elle est
fragilisée, en particulier, par les difficiles questions de datation et de localisa-
tion géographique. On rappellera que, si les partisans d’une ligne purement
historique ont estimé que cette option constituait une fin en soi, d’autres, qui
ne réduisent pas la « théologie » à une « science religieuse », l’ont valorisée
en tant que première étape seulement d’une enquête plus longue1.
La deuxième des options prises est celle qu’on a quelquefois qualifiée de
« mosaïque ». Elle consiste en effet à présenter les unes après les autres les
grandes lignes théologiques, sinon de chaque écrit ou groupe d’écrits du
Nouveau Testament, du moins des témoins majeurs de ce corpus, mais sans
chercher vraiment à établir leurs points d’accord et à expliquer leurs diver-
gences. Cette voie moyenne a certes l’avantage de ne pas se perdre dans les
dédales problématiques de l’histoire ou de ne pas réduire une diversité avé-
rée. Mais on a reproché à cette option essentiellement additive, que George
Bradford Caird a taxé de lazy way2, d’avoir le défaut de sa qualité : si elle
scrute attentivement tout ou partie des systèmes de conviction, elle ne les
confronte guère entre eux.
Une dernière option, parmi les trois principales prises, est celle des « con-
cepts doctrinaux (Lehrbegriffe) », une méthode qui a été mise en œuvre au
XIXe siècle, quoique dans des perspectives différentes, notamment par
Bernhard Weiss et Heinrich Julius Holtzmann. En quoi consiste-t-elle ? Tout
en reconnaissant une certaine disparité des points de vue néotestamentaires,
elle ne durcit cependant pas les différences observées, mais opère par sélec-
tion pour proposer au final une succession de thèmes synthétiques. Son
avantage est certes de nous renseigner sur un certain nombre de consensus à
l’intérieur du Nouveau Testament. Mais elle court le danger de trop se lais-
ser ordonner par une logique extérieure à ce corpus, comme celle du Credo
ou des loci d’une quelconque dogmatique. Sans compter qu’une telle entre-
prise relativise la trame historique qui a donné naissance aux différents
écrits ou groupes d’écrits.
Un mot pour finir au sujet de l’option particulière de la « théologie bi-
blique », un concept qui a plusieurs fois changé de sens. Si, à l’origine, il
supposait « l’unité foncière de l’Ancien et du Nouveau Testament,
l’intégrité du canon biblique et l’identité de la doctrine scripturaire et de la
théologie systématique3 », il n’est plus aujourd’hui à comprendre dans « sa

1. HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. II, p. 23 : « Die nach der Einheit
des Neuen Testaments fragende neutestamentliche Theologie setzt die Urchristliche
Theologiegeschichte voraus. »
2. CAIRD, New Testament, p. 18.
3. STRECKER, Das Problem, p. 2. L’auteur rappelle, p. 1 : « Der Begriff “biblische
Theologie” [fand] im siebzehnten Jahrhundert als Buchtitel Verwendung » ; il
renvoie (p. 1, n. 2) à CHRISTMANN J., Teutsche Biblische Theologie, Kempten, 1629.
A DÉFINIR 139

distanciation par rapport à ladite théologie dogmatique dans l’esprit de Ga-


bler », mais il postule « une théologie, dont l’objet est toute la Bible », une
« théologie qui cherche à comprendre l’Ancien et le Nouveau Testament
comme une unité théologique1 ». Aussi certains se sont-ils appliqués à déga-
ger et à travailler un thème qui traverse la Bible en son entier2. Si Peter
Stuhlmacher a sélectionné celui de la « réconciliation3 », Hans Hübner a
quant à lui privilégié celui de la « révélation4 », pour n’en rester qu’à ces
deux auteurs5.

3. QUELQUES REMARQUES FINALES

On ne peut que saluer avec respect l’immense effort déployé par les uns et
les autres depuis que Johann Philipp Gabler a plaidé pour une distinction
entre la théologie biblique et la théologie dogmatique, soit en ayant réfléchi
au sens et à la tâche d’une théologie du Nouveau Testament, soit en s’étant
essayés à résoudre ce difficile exercice.
La rétrospective de ce labeur esquissée à gros traits fait apparaître en
premier lieu que chaque type d’approche – histoire de la théologie, mo-
saïque ou Lehrbegriffe – privilégie seulement une des caractéristiques du
Nouveau Testament. On ne saurait en effet contester que chaque écrit ou
groupe d’écrits est né dans un contexte historique particulier6, que certains
systèmes de conviction sont plus largement exposés que d’autres et que des
points de convergence existent entre nombre d’affirmations essentielles.

1. HÜBNER H., Biblische Theologie des Neuen Testaments, t. I, Prolegomena,


Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990, p. 14, qui ajoute : « Natürlich soll nicht
[…] eine theologische Einebnung von Altem und Neuen Testament vorgenommen
werden. Aber es wird doch gefragt, ob es nicht einen Weg gäbe, das theologische
Zueinander beider Testamente irgendwie zu einem theologischen Ganzen
zusammenzufügen. »
2. HAHN F., « Vorfragen zu einer biblischen Theologie », dans : ID., Studien zum
Neuen Testament, t. I (WUNT 1/191), Tübingen, Mohr Siebeck, 2006, p. 69-82
(p. 81) : « [Es] soll noch auf das Problem eines möglichen Leitthemas oder mehrerer,
eng zusammenhängender Zentralthemen einer Biblischen Theologie eingegangen
werden, weil dies in der neuereren Diskussion vielfach im Vordergrund steht. »
3. Voir STUHLMACHER P., Versöhnung, Gesetz und Gerechtigkeit. Aufsätze zur
biblischen Theologie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1981.
4. HÜBNER, Biblische Theologie, p. 34 : « Es dürfte sich […] als hilfreich
erweisen, […] vor allem dem Begriff der Offenbarung besondere Aufmerksamkeit
zu schenken. »
5. Pour une réflexion sur cette démarche, voir SÖDING, Einheit.
6. Relevons ici la formule de SCHLIER, « Über Sinn », p. 330 : « Die Theologie
des N.T. [erweist sich] als eine geschichtliche (nicht historische !) Wissenschaft. »
140 DANIEL GERBER

Mais force est d’admettre également qu’aucune de ces trois voies ne permet
à elle seule de rendre compte de l’entière richesse complexe du Nouveau
Testament. Aussi faut-il, soit les « combiner » – à l’instar de Georg Strecker
–, soit les « additionner » – à l’exemple de Ferdinand Hahn1.
On conviendra ensuite que la décision de limiter le champ d’exploration
d’une théologie du Nouveau Testament à ce corpus seul est bien moins pro-
blématique lorsque l’exégèse sur laquelle repose l’enquête prend suffisam-
ment en compte la littérature susceptible d’éclairer les écrits
néotestamentaires. Il nous semble donc que, sauf à pratiquer une exégèse
purement canonique, l’apport bénéfique des écrits environnants est au-
jourd’hui suffisamment valorisé.
Mais la question qui demeure est celle-ci : comment faire droit à cette
pluralité de voix néotestamentaires dans le respect de chacune d’elles2 ?
C’est là, à notre avis, un des enjeux majeurs d’une théologie du Nouveau
Testament, qui ne saurait, selon nous, recourir à la solution du « canon dans
le canon » ou se satisfaire de la recherche d’un « centre ». Sans compter
qu’il faudrait aussi sérieusement s’interroger sur la nécessité même de la
quête d’une unité, dont on peut se demander avec Michael Wolter si elle
n’est pas, au final, « typiquement chrétienne3 ».
Une autre difficulté, insurmontable, provient du fait que les différents au-
teurs du Nouveau Testament n’ont le plus souvent exprimé que de manière
parcimonieuse et circonstancielle leur pensée. Aussi ne saurait-on vouloir
exposer leur théologie au sens d’un système de convictions abouti. Tout au
plus peut-on espérer dégager les lignes directrices des écrits ou groupes
d’écrits du Nouveau Testament, et cela en prenant impérativement en compte
les deux formes d’expression utilisées, la narration et l’argumentation, qui
obéissent toutes deux à des règles de communication propres.
À ce sujet, il nous semble qu’une juste distinction opérée entre ces deux
formes différentes d’expression oblige à reconsidérer certaines des diver-
gences tenues jusqu’ici pour irréductibles. Pour ne prendre qu’un seul
exemple, on constatera que la question du « paulinisme des Actes », long-
temps marquée par les positions tranchées de Philipp Vielhauer4, se présente

1. Ce qu’observe VOUGA, « Die Aufgaben », p. 170. Voir STRECKER G., Theologie


des Neuen Testaments, éd. revue et complétée par Friedrich Wilhelm Horn, Berlin,
Walter de Gruyter, 1996, p. 2-3 et HAHN, Theologie des Neuen Testaments, t. I, p. 1.
2. SCHRÖTER, « Die Bedeutung », p. 149 : « [Es] besteht kein Anlass, Vielfalt,
Differenzen oder Widersprüche […] einzuebnen. Ebensowenig ist zwischen den
einzelne Schriften zwischen mehr oder weniger “bedeutsamen” zu gewichten. »
3. WOLTER, « Probleme », p. 425-426.
4. VIELHAUER P., « Zum “Paulinismus” der Apostelgeschichte », EvTh 10 (1950-
1951), p. 1-15.
A DÉFINIR 141

très différemment lorsqu’on l’aborde du point de vue de la « réception » de


Paul et dans le respect des formes de communication adoptées1.
Une réelle prise en compte de l’expression narrative, historiographique ou
épistolaire ainsi que des divers contextes de communication a ouvert des
zones de dialogue fécond entre les écrits néotestamentaires ; nous plaiderons
donc pour « une théologie polyphonique et œcuménique du Nouveau Tes-
tament ». Cette solution suppose non seulement de faire droit à chacune des
voix qui s’exprime en ce corpus, mais encore d’expliquer les différences de
celles-ci d’une manière « cohérente2 ». C’est à ce prix, nous semble-t-il,
qu’allier le singulier – une théologie – et l’adjectif à sens pluriel – polypho-
nique – devient réellement possible. Et il nous plaît d’ajouter à cet intitulé
l’adjectif œcuménique, car il convient autant à la situation du Ier siècle qu’à
l’époque actuelle.

1. La démonstration en a été faite dans MARGUERAT D. (éd.), Reception of


Paulinism in Acts. Réception du paulinisme dans les Actes des Apôtres
(BEThL 229), Leuven, Peeters, 2009.
2. Avec VOUGA, « Die Aufgaben », p. 166 : « Die Theologie des Neuen
Testaments […] stellt sich auch vor die Aufgabe, der Polyphonie des kanonischen
Stimmen eine kohärente Form zu geben. » Signalons ici le point de vue de
SCHRAGE, « Die Frage », p. 442 : « Der Vielstimmige Chor der neutestamentlichen
Zeugen soll nicht gewaltsam auf unisono gestimmt, ja nicht einmal seiner schrillen
Dissonanzen und Nebengeräusche beraubt werden, wohl aber soll der cantus firmus
unüberhörbar bleiben. »
QUATRIÈME PARTIE

LA RÉTRIBUTION
Regards d’exégètes et de théologiens
DANY NOCQUET

RÉTRIBUTION ET JUSTICE DE DIEU


THÉOLOGIES EN CONSTRUCTION
DANS L’ANCIEN TESTAMENT

INTRODUCTION

Dans la théologie biblique, la notion de rétribution renvoie à la représenta-


tion d’un Dieu juge récompensant les bienfaisants et châtiant les malfaisants1.
Cette notion, apparemment simple, est l’un des concepts les plus répandus de
l’Ancien Testament, il traverse l’ensemble de ses corpus. Pourtant derrière
cette apparente simplicité se cachent des représentations diverses du monde
et des conceptions théologiques bien différentes. L’idée de la rétribution fut
d’ailleurs l’objet d’un vif débat au sein de la recherche entre ceux qui lui
refusent une certaine dimension théologique et ceux qui lui accordent une
importance centrale dans l’Ancien Testament. Cette notion est elle-même le
sujet d’un travail interne dans la Bible hébraïque et d’un débat qui contri-
buent à sa construction littéraire et à l’émergence de diverses théologies.
La contribution suivante voudrait éclairer le cheminement « historique »
des réflexions de l’Ancien Testament sur la rétribution et ses implications
théologiques, et tenir compte aussi de la manière dont différents milieux se
sont saisis de cette notion. Trois moments de réflexion sont proposés.
1. Rétribution : lieu commun de la pensée théologique de la Mésopotamie
à l’Égypte ;
2. La suspension de la théologie de la rétribution et l’émergence de la
question de la théodicée à l’époque de l’Exil ;
3. Les « abandons » de la représentation mécaniste de la rétribution : un
fait littéraire aux époques perse et hellénistique.

1. Dans LACOSTE J.-Y. (éd.), Dictionnaire critique de la théologie (Quadrige,


Dicospoche), Paris, PUF, 20073, le terme « Rétribution » est placé sous les rubriques
« Peine et vengeance de Dieu ». Cette classification montre qu’au cours de l’histoire
la notion de rétribution s’est chargée d’une connotation théologique plutôt négative
alors que dans l’Ancien Testament la rétribution a encore un aspect positif en tant
que récompense.
146 DANY NOCQUET

La conclusion porte sur les enjeux du débat sur la rétribution et la justice


de Dieu dans l’Ancien Testament.

1. RÉTRIBUTION : LIEU COMMUN DE LA PENSÉE THÉOLOGIQUE


DE LA MÉSOPOTAMIE À L’ÉGYPTE

La notion de rétribution est l’affirmation d’un lien entre un acte et ses con-
séquences, un acte et sa destinée (le Tun-Ergehen-Zusammenhang2) dans le
cadre des relations entre le divin et l’humain, tant dans le domaine de la vie
individuelle et communautaire que dans le domaine politico-religieux. Cette
notion fut particulièrement débattue à la suite d’un article de Klaus Koch
paru en 1955 affirmant qu’il n’y a pas de dogme de la rétribution divine dans
l’Ancien Testament3. Koch comprenait la rétribution de manière automatique
et mécanique : Dieu ne prédétermine pas un tarif rétributif, les humains sont
les auteurs de leur propre bien ou de leur mauvaise fortune. Dieu laisse porter
aux acteurs le fruit de leurs actes qui contiennent en eux-mêmes une rétribu-
tion prédéterminée. Koch s’appuyait sur certains textes sapientiaux, tel
Pr 25,21-22 où Dieu ne fait que compléter l’action humaine : « Si ton ennemi
a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. Car ce sont des
braises que tu amasses sur sa tête, et le Seigneur te le rendra » (NBS).
En interrogeant de manière provocatrice la prééminence de la doctrine de
la rétribution divine, Koch dénonçait la facilité avec laquelle la recherche
exégétique a emprisonné la sagesse israélite dans la doctrine de la rétribu-
tion, reproche que l’on retrouve dans certains travaux plus récents4. Yaïr
Hoffman a cependant critiqué de manière argumentée la position de Koch
d’un point de vue méthodologique pour insister sur l’irréductible centralité
de la notion de rétribution dans l’Ancien Testament qui se déploie de façon

2. Pour une vue d’ensemble, KRASOVEC J., Reward, Punishment and Forgiveness.
The Thinking and Beliefs of Ancient Israel in the Light of Greek and Modern Views
(VT.S 78), Leyde, Brill, 1999.
3. KOCH K., « Gibt es ein Vergeltungsdogma im Alten Testament ? » ZTK 52
(1955), p. 1-42. Voir la critique de HOFFMAN Y., « The Creativity of Theodicy »,
dans : REVENTLOW G. H., HOFFMAN Y. (éd.), Justice and Righteousness. Biblical
Themes and their Influence (JSOT.S 137), Sheffield, JSOT Press, 1992, p. 117-130,
qui soutient la centralité de la théologie de rétribution.
4. HATTON P., « A Cautionary Tale : The Acts-Consequence “Construct” »,
JSOT 35/3 (2011), p. 375-377, plaide pour un traitement plus rigoureux de la
complexité de la sagesse israélite et des Proverbes, livre qui n’est pas seulement un
faire-valoir de Job et Qohélet.
A DÉFINIR 147

différente selon les genres littéraires5. D’une autre manière Bernd Janowski
et Alphonso Groenewald6 montrent que comprendre la rétribution comme
un phénomène automatique et autonome dévalorise la place du divin qui ne
semble plus impliqué dans l’acte rétributif, ce qui ne correspond pas à la
vision d’un univers où l’humain et le divin sont en interrelation. La com-
plexité de la notion de rétribution dans l’Ancien Testament et les tensions
interprétatives mises au jour par Koch et Hoffman se retrouvent dans
l’univers du Levant et de l’Égypte, où la rétribution est une notion partagée
et normative. Christophe Uehlinger insiste sur l’univers intellectuel commun
qui relie l’Égypte et la Mésopotamie depuis le IIIe millénaire jusqu’au
Ier millénaire par la multiplicité des contacts, non seulement sur le plan de la
culture matérielle mais aussi dans le domaine symbolique des représenta-
tions du monde7. Le livre de Job constitue un témoin de ces jonctions cultu-
relles et symboliques, et de cet effort pour mettre en débat des
représentations communes8. Ainsi le discours divin (Jb 38-42) présentant
Dieu comme le « maître des animaux » relève d’une influence plutôt assy-
rienne, alors que la domination sur Léviathan et Behémoth ressortit davan-
tage aux contacts avec la culture égyptienne, notamment avec Horus
dominant l’hippopotame9.

1.1. D’Égypte à la Mésopotamie


La vision égyptienne de la rétribution est étroitement liée au concept de la
ma’at : « vérité, justice, ordre ». La Maat était un équilibre dynamique du
cosmos et de la solidarité sociale, elle était devenue l’apanage de Rê dans la
théologie égyptienne. La Maat contient la représentation d’un monde en
interrelation qui présuppose une solidarité active qu’Assmann qualifie de

5. HOFFMAN Y., « The Creativity of Theodicy », dans : REVENTLOW, HOFFMAN


(éd.), Justice and Righteousness, p. 117-130, soutient la prééminence de la théologie
de rétribution dans l’historiographie et l’eschatologie biblique tout en reconnaissant
qu’il n’y a pas de « philosophie systématique » de la rétribution dans la Bible.
6. JANOWSKI B., Dialogues conflictuels avec Dieu. Une anthropologie des
Psaumes (Le Monde de la Bible 59), Genève, Labor et Fides, 2008, p. 256-303 ;
GROENEWALD A., « Psalm 69 : 23a-30b and Divine Retribution – a Question of
Ma’at ? » OTEs 15/3 (2002), p. 657-674.
7. UEHLINGER Ch., « Das Hiob-Buch im Kontext der altorientalischen Literatur-
und Religionsgeschichte », dans : KRÜGER T., OEMING M., SCHMID K., UEHLINGER
Ch. (éd.), Das Buch Hiob und seine Interpretationen. Beiträge zum Hiob-Symposium
auf dem Monte Verità vom 14.-19. August 2005 (AThANT 88), Zurich, TVZ, 2007,
p. 97-99.
8. Ibid., p. 98.
9. KEEL O., Dieu répond à Job. Job 38-41 (Lectio divina. Commentaires 2),
Paris, Éd. du Cerf, 1993.
148 DANY NOCQUET

justitia connectiva : lorsqu’une partie responsable ne prend pas position


contre une injustice, cette partie sera impliquée par cette injustice10. D’où la
nécessité pour le divin de maintenir l’ordre du monde.
Dans le Proche-Orient ancien, Yitzhaq Feder11, étudiant la rétribution
dans les serments hittites, mésopotamiens et dans l’univers biblique, sou-
ligne combien l’idée de rétribution fut d’abord une pensée théiste avant de
devenir une pensée plus mécaniste dans laquelle le divin n’est plus guère
mentionné dans le cadre de fautes individuelles. Le processus de rétribution
est devenu automatique, comme si le serment contenait sa propre force
d’exécution. Ainsi ce rituel hittite dans lequel le serment a un pouvoir auto-
matique qui punit ses violateurs. Un tel rituel est comparable à celui de Nb
5,12-31 : « [Pu]is il verse de l’eau dans du vin et dit : “Juste comme cette
eau s’est mélangée avec le vin, puisse maintenant, ce serment et maladie se
mêler à ton corps [de la même manière]”12. »
En Syrie-Canaan la dimension plus politique de la rétribution pensée
comme théologie de l’histoire est illustrée par la stèle de Mesha13 : le mal-
heur d’un pays est la conséquence d’un acte individuel ou collectif duquel la
divinité tutélaire est mécontente.
Omri avait été roi d’Israël et il avait opprimé Moab pendant longtemps car
Kamosh s’était mis en colère contre son pays. Son fils lui avait succédé, lui aussi :
« J’opprimerai Moab ! » De mon temps, il avait parlé ainsi mais j’ai joui de sa
vue et de celle de sa dynastie : Israël a été anéanti à jamais !
[…]
J’y ai installé des gens de Sharon et de Maharot. Kamosh m’a dit : « Va,
prends Neboh sur Israël ! » et je suis allé de nuit.
J’ai combattu contre elle depuis le lever de l’aube jusqu’à midi ; je l’ai prise et
j’en ai tué tous les habitants, sept mille hommes et garçons, femmes et filles et
même les femmes enceintes car je les avais vouées à Ashtar-Kamosh.
Et j’y ai pris les autels des holocaustes de Yhwh et les ai traînés devant Ka-
mosh. Le roi d’Israël avait bâti Yahats et l’avait colonisée en combattant contre
moi mais Kamosh l’a chassé devant moi.

10. Sur la notion de Ma’at et de justice solidaire, ASSMANN J., « Unsichtbare


Religion und kulturelles Gedächtnis », dans : Religion und kulturelles Gedächtnis.
Zehn Studien (BSR.W 1375), Munich, Beck, 2004, p. 45-61 ; BACKHAUS F. J.,
« Qohelet und der sogenannte Tun-Ergehen-Zusammenhang », BN 89 (1997), p. 30-
61 ; GROENEWALD, « Psalm 69 : 23a-30b », p. 657-674.
11. FEDER Y., « The Mechanics of Retribution in Hittite, Mesopotamian and
Ancient Israelite Sources », JANER 10/2 (2010), p. 119-157.
12. Ibid., p. 125.
13. Mesha fut roi de Moab au IXe siècle av. J.-C. ; BRIEND J., SEUX M.-J. (éd.),
Israël et les nations d’après les textes du Proche-Orient ancien (Cahiers Évangile
Supplément 69), Paris, Éd. du Cerf, 1977, p. 57.
A DÉFINIR 149

L’invasion israélite de Moab est le fruit de la colère du dieu Kamosh, de


même que la victoire sur Israël est accordée par le même Kamosh. La même
représentation du dieu national parcourt l’historiographie biblique : Yhwh com-
bat pour Israël et garantit l’entrée et le séjour au pays, Jos 1,9 ; Dt 7,1 s., etc.
Ces quelques exemples indiquent que la rétribution est une conception po-
lysémique du Levant à l’Égypte. Elle n’apparaît pas comme une pensée
systématisée d’autant plus que, dès son commencement, elle fut interrogée,
comme si la théologie de la rétribution était indissociable du questionnement
sur la justice divine. Depuis le IIIe millénaire, la fameuse complainte sur Ur-
Nammu, roi fondateur de la dynastie d’Ur, appelé le « Job sumérien », ainsi
que le très connu dialogue du désespéré avec son bâ en Égypte, datant de la
même période, témoignent d’une interrogation millénaire relative à la théo-
dicée14. La notion de rétribution doit être pensée de manière dialectique15,
c’est-à-dire en tenant ensemble l’attente fervente de la justice divine et
l’incapacité humaine d’en saisir véritablement la manifestation.

1.2. Dans l’univers de l’Ancien Testament


La théologie de la rétribution est particulièrement présente dans l’histoire
deutéronomiste et le courant sapientiel16. Les travaux sur la rétribution dans
le Deutéronome17 de Vincent Sénéchal ont bien montré les différentes fa-
cettes de la rétribution :
– soit individuelle : un individu reçoit pour lui-même la rétribution posi-
tive ou négative à l’égard de son acte ;

14. Dans LAATO A., DE MOOR J. C. (éd.), Theodicy in the World of the Bible,
Leyden, Brill, 2004, p. 27-150, la question de la théodicée parcourt les littératures
égyptienne, akkadienne, hittite et ougaritique. Sur le dialogue du désespéré avec son
bâ, LOPRIANO A., « Theodicy in Ancient Egyptian Texts », dans : LAATO, DE MOOR
(éd.), Theodicy, p. 36-38 ; LÉVÊQUE J., « Sagesses de Mésopotamie (augmentées
d’un dossier sur le juste souffrant en Égypte), Documents autour de la Bible »
(Cahiers Évangile Supplément 85), Paris, Éd. du Cerf, 1993. Cette question sera
traitée dans la troisième partie.
15. Une dialectique particulièrement présente dans la réflexion sur la
responsabilité individuelle, et la confrontation à la souffrance dans les livres de Job
et Qohélet, voir ci-dessous les parties 2 et 3.
16. GILBERT M., « À l’école de la sagesse. La pédagogie des sages dans l’ancien
Israël », Gregorianum 85/1 (2004), p. 20-42 ; GILBERT M., Les cinq livres des
Sages. Proverbes – Job – Qohélet – Ben Sira – Sagesse (Lire la Bible 129), Paris,
Éd. du Cerf, 2003.
17. SÉNÉCHAL V., Rétribution et intercession dans le Deutéronome (BZAW 408),
Berlin - New York, de Gruyter, 2009.
150 DANY NOCQUET

– soit collective : un groupe d’individus qui sont ensemble concernés par


une même faute, l’élimination de ceux qui ont fabriqué le veau d’or en
Ex 32,25-29 ;
– soit corporative : il s’agit d’un châtiment ou d’une récompense qui
touche un individu ou un groupe en solidarité avec un individu ou un groupe
qui a commis la faute ou accompli un acte juste (Dt 3,23-2718) ;
– soit transgénérationnelle : la rétribution concerne les parents et les en-
fants : le châtiment ou la récompense se transmet des parents aux enfants
(Dt 5,9-10)19.
L’instance rétributive peut être personnelle (Yhwh) ou impersonnelle (au
nom de la loi). Cette rétribution, immédiate, différée et posthume fait inter-
venir différents types de mécanicité.
– À une action mauvaise correspond une accumulation mécanique
d’autres maux sur le coupable, sa maison, son pays, ainsi dans les lois appe-
lées bi‘artâ « tu ôteras » (Dt 13,1-6 ; 17,2-7 ; 21,22-2320…) :
Ce prophète ou ce faiseur de rêves sera mis à mort, car il a appelé à la subver-
sion contre le Seigneur, votre Dieu, qui vous fait sortir d’Égypte et qui te libère de
la maison des esclaves ; il a voulu t’entraîner hors de la voie que le Seigneur, ton
Dieu, t’a ordonné de suivre. Tu élimineras ainsi de ton sein ce qui est mauvais
[Dt 13,6 ; NBS].
Cette première notion fait apparaître le côté juridique et législatif de la ré-
tribution dans son application brutale : elle repose sur une anthropologie
positive selon laquelle l’humain peut accomplir la volonté divine dans le
champ religieux et social.
– Un second aspect de la compréhension mécaniste de la rétribution fait
de Yhwh le responsable du bien-être du pays dans un champ plus politique
et cosmologique : c’est lui qui accorde la prospérité, le don de la pluie ou la
sécheresse. Une telle théologie imprègne Dt 28 où elle est particulièrement
développée. Les conséquences des actions d’Israël sont souvent introduites
par la préposition lema‘an « afin que » :
Tu écouteras donc, Israël, et tu veilleras à mettre en pratique, afin que tu sois heu-
reux, que vous vous multipliiez et deveniez très nombreux, comme te l’a dit le Sei-
gneur, le Dieu de tes pères, dans ce pays ruisselant de lait et de miel [Dt 6,3 ; NBS].
Les premières élaborations de l’histoire deutéronomiste sont construites
sur cette notion théologique première. Un acte individuel et royal a des con-
séquences politiques et cosmiques : la sécheresse qui sévit en Israël du temps

18. En Dt 3,23-27, Moïse n’entre pas au pays promis en solidarité avec la


première génération qui n’a pas voulu conquérir Canaan.
19. SÉNÉCHAL, Rétribution, p. 126.
20. Ibid., p. 120-127.
A DÉFINIR 151

du roi Achab est provoquée par Yhwh en réponse à l’infidélité religieuse du


roi (1 R 17,1 s.). La théologie de la rétribution sert de clé herméneutique pour
construire l’histoire d’Israël et de Juda dans l’interprétation des événements
tragiques des royaumes d’Israël et de Juda. Au sein du livre des Juges,
l’histoire des sauveurs avec le motif « ils firent ce qui est mal aux yeux de
Yhwh » explique l’envoi d’un fléau, comme la repentance permet
l’intervention salvatrice de Yhwh. Dans les livres des Rois, la répétition du
leitmotiv du « péché de Jéroboam » explique la condamnation de la royauté
du Nord et la chute de Samarie, le « péché de Manassé » justifie la chute de
Jérusalem (2 R 17,7-2521) : « Ils avaient abandonné tous les commandements
du Seigneur, […] en faisant ce qui lui déplaisait. Aussi le Seigneur, en grande
colère contre Israël, les a-t-il écartés de sa vue » (2 R 17,17-18 ; NBS).
Avant la période exilique, la théologie de la rétribution, comme représen-
tation partagée de la Mésopotamie à l’Égypte, a donc un rôle paradigma-
tique dans la théologie du Deutéronome (et de l’histoire deutéronomiste)22.
Elle est un des concepts majeurs que le Deutéronome partage avec la littéra-
ture assyrienne dans laquelle l’idée de rétribution est décisive au sein des
traités de vassalité23. En effet, elle fait apparaître la normativité de la Loi au
service de l’idée du contrat entre Yhwh et Israël dans la théologie deutéro-
nomiste de la fin du VIIe siècle du temps du roi Josias. La théologie de la
rétribution joue donc un rôle structurant lors de la naissance de la littérature
de l’Ancien Testament.
La théologie de la rétribution s’épanouit dans le courant sapientiel dans la
continuité du Deutéronome et de l’histoire deutéronomiste comme l’affirme
Pr 24,12 : « Tu diras sans doute : “Voilà, nous ne l’avons pas su !” N’y a-t-il
pas quelqu’un qui pèse les cœurs ? Lui, il comprend. Et celui qui t’observe, il
sait, lui, et il rendra à chacun selon ses œuvres ! » (aussi v. 20 : « car il n’y a
pas d’avenir pour le mauvais ; la lampe des méchants s’éteint » [TOB]).

21. SWEENEY M. A., « King Manasseh of Judah and the Problem of Theodicy in
the Deuteronomistic History », dans : GRABBE L. L. (éd.), Good Kings and Bad
Kings (ESHM 5, LHB.OTS 393), Londres - New York, T & T Clark, 2005, p. 264-
278. L’auteur se demande si l’histoire deutéronomiste n’est pas une réflexion sur la
théodicée qui pose la question de l’échec de la justice de Yhwh. HOFFMAN, « The
Creativity of Theodicy », p. 121-122.
22. WEINFELD M., Deuteronomy and Deuteronomic School, Oxford, Clarendon
Press, 1972, montre l’importance de cette idéologie dans le livre, notamment par la
présence d’un vocabulaire typique de cette école.
23. Le Deutéronome partage des proximités linguistiques et thématiques avec la
littérature néo-assyrienne, voir notamment la comparaison des formes du
Deutéronome avec les serments de loyauté et les traités de vassalité chez OTTO E.,
Das Deuteronomium. Politische Theologie und Rechtsreform in Juda und Assyien
(BZAW 254), Berlin - New York, de Gruyter, 1999, p. 32-90.
152 DANY NOCQUET

Clines affirme que « Proverbes, proche du Deutéronome, est le plus loyal


défenseur dans la Bible hébraïque de la doctrine de la rétribution24 ». Le
livre des Proverbes propose un art du comportement25, une éthique, qui tra-
duit une théologie selon laquelle Dieu garantit l’ordre du monde par le lien
qu’il a instauré entre un acte et sa destinée. Cette théologie prend un aspect
quasi dogmatique dans le psaume 1 avec la distinction juste/méchant, selon
Groenewald26. Cette théologie fait apparaître l’aspect déterminant de la loi :
ce qui lui donne un caractère légaliste, elle porte le risque d’un système qui
se clôt sur lui-même. Cependant l’automatisme de la rétribution est contre-
balancé par la conviction que la sagesse n’est jamais définitivement acquise
et que toute la vie est nécessaire pour s’y conformer. Il est également nuancé
par la représentation de la transcendance divine. Dieu seul décide : le sage
reste humble devant ce qui le dépasse et qui reste hors de portée de sa com-
préhension, Pr 20,24 : « C’est le Seigneur qui dirige les pas de l’homme ;
l’être humain, comment pourrait-il comprendre sa voie ? » (TOB.)
Sur ce fonds théologique commun qui se maintient avant et après l’Exil,
les littérateurs bibliques entrent progressivement en débat, de manière limi-
tée avant l’Exil et de manière plus frontale et alternative après l’Exil.

2. LA SUSPENSION DE LA THÉOLOGIE DE LA RÉTRIBUTION


ET L’ÉMERGENCE DE LA QUESTION DE LA THÉODICÉE

2.1. L’émergence de la question de la théodicée


Dès lors que la notion de rétribution sert à décrire le rapport entre le divin
et le monde des hommes, la présence inexpliquée de la souffrance et du mal
engendre cette question : « comment un Dieu juste peut-il laisser se pour-
suivre la souffrance d’un homme, souffrance dont l’humain n’est pas res-
ponsable ? Dans cette question il y a le présupposé que le divin est juste :
l’ordre du monde ne peut se maintenir qu’en raison de la justice divine27.
Poser la question de la théodicée, c’est s’interroger sur l’ordre de la création
et du monde dans lequel l’orant ou le questionneur ne se sent pas ou plus à

24. CLINES D. J. A., « The Wisdom Books », dans : BIGGER S. (éd.), Creating the
Old Testament. Emergence of the Hebrew Bible, Oxford, Blackwell, 1989, p. 272.
25. BUEHLMANN A., « Proverbes », dans : RÖMER Th., MACCHI J.-D., NIHAN Ch.
(éd.), Introduction à l’Ancien Testament (Le Monde de la Bible 49), Genève, Labor
et Fides, 2004, p. 520-521.
26. GROENEWALD, « Psalm 69 : 23a-30b », p. 657 s.
27. KRAŠOVEC J., La Justice (sdq) de Dieu dans la Bible hébraïque et
l’interprétation juive et chrétienne (OBO 76), Fribourg - Göttingen,
Universitätsverlag - Vandenhoeck & Ruprecht, 1988, p. 1-23 et 250 s. Il s’agit
essentiellement d’une étude philologique.
A DÉFINIR 153

sa place28. La question de la justice divine est d’abord une question existen-


tielle et pratique avant d’être une question de livres entiers (Job, Qohélet)
comme l’assure Shemaryahou Talmont :
il semble, que la manière biblique de penser n’est pas de cerner de manière
systématique et théorique, mais au contraire de laisser venir à l’expression une
accumulation de pensées isolées qui sont émises à l’occasion de situations parti-
culières29.
Quelques éléments explicatifs peuvent être avancés pour comprendre
pourquoi la question de la théodicée ne se pose guère (dans l’Ancien Testa-
ment) avant l’Exil30.
– Le sentiment de sécurité individuel (geborgensein) est pris en charge
par la personnalité corporative de la société. L’individu se trouve toujours
associé, incorporé à une famille, un groupe, une tribu, « un grand moi31 ».
Une conscience individuelle plus marquée se développe après l’Exil.
– Les conséquences des actes ont pour unique temporalité l’existence ter-
restre et l’histoire. Lorsque l’on situe pleinement son action dans l’ordre du
monde auquel on se soumet, il y a des suites positives pour la vie et elles
sont l’œuvre de Yhwh32.
Au seuil de l’Exil, le premier à poser la question de la théodicée de ma-
nière prudente est le prophète Jérémie, selon Jr 12,1-2.
Tu es trop juste, SEIGNEUR, pour que je t’accuse ;

28. Voir sur ce sujet la synthèse éclairante de POLA Th., « Theodizee im Alten und
Neuen Testament. Unter besonderer Berücksichtigung von Psalm 73 », dans POLA
Thomas (éd.), Gott fürchten und lieben. Studien zur Gotteserfahrung im Alten
Testament (BThSt 59), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2007, p. 79-149.
LAATO, DE MOOR (éd.), Theodicy, p. 151-469.
29. TALMONT S., « Die Wertung von “Leben” in der Hebraïschen Bibel », Juden
und Christen in Gespräch, Gesammelte Aufsätze 2 (InfJud 11), Neukirchen,
Neukirchener Verlag, 1992, p. 48.
30. POLA, Gott fürchten, p. 86-92.
31. Cela se manifeste par la pratique funéraire à l’âge du fer avec des sépultures
où l’on rassemblait les ossements lors d’un deuxième ensevelissement ; voir
BÜRGER J. A., « Tombs and Burial Practices in Ancient Palestine », OTEs NS 55/1
(1992), p. 103-123. Le début d’une forme d’individualisation commence dans la
prophétie d’Amos 5,4-7.21-24 et du premier Ésaïe au moment où il y a une
revendication éthique qui s’oppose à la pratique cultuelle collective.
32. POLA, Gott fürchten, p. 91-92, ajoute une troisième explication qui est liée au
sens de la souffrance qu’il comprend, à l’époque préexilique, soit comme une
épreuve : la souffrance permet à l’humain de faire ses preuves (Gn 22), soit comme
ayant un rôle éducatif (Dt 8,1-5). Il n’est pas évident que ces deux passages soient
préexiliques. De plus, le rôle pédagogique de la souffrance est développé en Jb 32-
37, texte tardif.
154 DANY NOCQUET

je veux néanmoins te parler d’équité :


pourquoi la voie des méchants est-elle celle de la réussite ?
Pourquoi vivent-ils tranquillement,
tous ceux qui trahissent ?
2
Tu les as plantés
et ils ont pris racine ;
ils progressent,
ils portent du fruit ;
tu es proche, dans leur bouche,
mais tu es loin des profondeurs de leur être [NBS].
Ce texte est sans doute à situer à la fin du VIIe ou début du VIe siècle, lors
de l’invasion imminente de Babylone. Jérémie s’interroge alors au moment
où il subit des menaces de la part de sa propre famille à Anathot au sujet de
ses annonces prophétiques (Jr 11,18-2333) : il est en situation de « juste souf-
frant ». La question de la théodicée naît dans une situation existentielle
d’isolement et de persécution que les psaumes de plainte et la situation du
serviteur souffrant de Es 52-53 mettent en évidence.

2.2. Après l’Exil


Plusieurs textes questionnent à nouveau le lien de cause à effet entre un
acte et ses conséquences, en particulier la rétribution transgénérationnelle,
de manière variée. Du milieu des cercles sacerdotaux34, le prophète Ézéchiel
fait un plaidoyer pour une rétribution individuelle qui remet en cause le
caractère déterminé et fataliste de la rétribution à travers la conversion indi-
viduelle35.
La parole du Seigneur me parvint :

33. Sur l’interprétation de ces versets et ses parallèles avec Jb 9,15-16.19-22, voir
THOMPSON J. A., The Book of Jeremiah (NICOT), Grand Rapids, Eerdmans, 19872,
p. 352-356.
34. Il faudrait ici mentionner le travail de l’école sacerdotale (P) pour laquelle la
notion de rétribution ne semble pas être un motif majeur d’écriture. Il y a là une
différence importante avec la théologie deutéronomiste. Il conviendrait de se
demander si l’école sacerdotale n’offre pas une alternative à la théologie de la
rétribution dans sa théologie des origines et du recommencement dans laquelle Dieu
choisit de ne plus punir un humain « enclin au mal » et avec la valorisation de la
médiation sacerdotale qui assure désormais une relation de proximité avec Dieu.
Une telle recherche dépasse le cadre de notre étude.
35. SCHENKER A., « Erlässt Umkehr Schuld oder vermindert sie Strafe ? Jesus Si-
rach (Sir 17), Nabots Weinberg (1 Kön 21), Ezechiel (Ez 18), zugleich ein Beitrag
zum Verhältnis zwischen massoretischem Text und Septuaginta in 1 Kön 21 »,
dans : FISCHER I., RAPP U., SCHILLER J. (éd.), Auf den Spuren der schriftgelehrten
Weisen, mélanges offerts à Johannes Marböck pour son éméritat (BZAW 331),
Berlin - New York, de Gruyter, 2003, p. 349-357.
A DÉFINIR 155

2
Qu’avez-vous à répéter cette maxime sur la terre d’Israël :
« Les pères mangent des raisins verts,
et ce sont les fils qui ont mal aux dents » ?
3
Par ma vie, – déclaration du Seigneur Dieu – vous n’aurez plus lieu de répéter
cette maxime en Israël. 4 Tous les êtres m’appartiennent ; le fils comme le père,
ils m’appartiennent ; celui qui pèche, c’est lui qui mourra. 5 L’homme qui est
juste, qui agit selon l’équité et la justice,
6
qui ne mange pas sur les montagnes et ne lève pas les yeux vers les idoles de
la maison d’Israël […].
21
Si le méchant revient de tous les péchés qu’il a commis, s’il observe toutes
mes prescriptions, s’il agit selon l’équité et la justice, il vivra, il ne mourra pas.
22
On ne se souviendra, contre lui, d’aucune des transgressions qu’il a commises ;
par la justice selon laquelle il a agi, il vivra [Ez 18,1-6.21-22].
Ce texte, de facture tardive en raison de ses liens avec la pensée sapien-
tielle, critique la génération de l’Exil qui, sous prétexte de ce proverbe, sou-
haite excuser son comportement. Ézéchiel leur rappelle que s’ils ne sont plus
concernés par les fautes de leurs pères, ils le sont néanmoins par leur propre
faute1. Sans remettre en cause la notion de rétribution, le texte lui enlève son
déterminisme dans un sens négatif ou positif pour renvoyer à une responsabi-
lité renouvelée et à une forme d’espérance dans le changement personnel2.
Dans une perspective comparable de remise en cause d’une faute corpora-
tive, les travaux de Levinson ont montré comment Ex 20,5 et Dt 5,9 sur le
châtiment transgénérationnel (les enfants qui portent la faute des pères sur
trois générations) furent critiqués. Cette affirmation est réinterprétée à l’aide
d’une rhétorique de la dissimulation qui permet de laisser le texte fondateur
en l’état tout en le corrigeant dans une relecture interprétative3. Ainsi Dt 7,9-
Dt 7,9-10 renverse l’ordre des versets de Dt 5,9-10 et maintient l’idée d’une

1. WÉNIN A., « Dieu qui visite la faute des pères sur les fils (Ex 20,5) », RTL 38
(2007), p. 74-75, insiste avec justesse sur cet aspect critique du texte.
2. C’est sans doute un tel texte qui fournit l’arrière-plan de la réflexion de l’école
l’école de Sainteté (H) en Lv 26,39 où les Israélites sont condamnés à pourrir en
Exil non seulement en raison de leur faute, mais aussi en raison de la faute de leurs
pères ; voir NIHAN Ch., From Priestly Torah to Pentateuch (FAT 2.25), Tübingen,
Mohr Siebeck, 2007, p. 544.
3. LEVINSON B. M., L’herméneutique de l’innovation. Canon et exégèse dans
l’Israël biblique (Le livre et le rouleau 24), Bruxelles, Lessius, 2005. L’exégèse
interne des textes (inner-biblical exegesis) montre le processus de réécriture et
d’adaptation des textes au cœur même de l’Ancien Testament en fonction des
situations nouvelles : FISHBANE M., « Inner-Biblical Interpretation and the
Development of Tradition », dans : OEMING M., SCHMID K., WELKER M. (éd.), Das
Alte Testament und die Kultur der Moderne, actes du Colloque « Das Alte Testament
und die Kultur der Moderne » réuni à l’occasion du centenaire de la naissance de
Gerhard von Rad (1901-1971), Heidelberg, 18-21 octobre 2001 (ATM 8), Münster,
Lit, 2004, p. 25-35.
156 DANY NOCQUET

miséricorde transgénérationnelle, tout en supprimant l’idée d’un châtiment


transgénérationnel1 :
Tu sauras donc que c’est le Seigneur, ton Dieu, qui est Dieu, le Dieu digne de
confiance, qui garde l’alliance et la fidélité jusqu’à la millième génération envers
ceux qui l’aiment et qui observent ses commandements. Mais il paie directement
de retour ceux qui le détestent : il les fait disparaître ; il ne tarde pas à agir en-
vers celui qui le déteste ; il le paie de retour, directement.
Ces péricopes du prophète Ézéchiel et du Deutéronome sont les témoins
d’un travail de relecture sur la représentation de la rétribution corporative.
Elles sont aussi les témoins de l’émergence d’une conscience individuelle et
du sujet dans le cadre d’une relecture renouvelée de l’histoire. C’est dans le
fil de cette réflexion sur l’histoire que l’on peut situer les travaux de Séné-
chal interprétant l’absence de sanction en Dt 9,7 - 10,11 telle une première
rupture avec la théologie de la rétribution2. Ce texte surprenant que Sénéchal
date de la fin de l’Exil est un hapax dans le Deutéronome. De manière plus
explicite encore, certains passages de facture postexilique proposent une
véritable suspension de la théologie de la rétribution dans le cadre d’une
réflexion sur l’élection et sur l’histoire après la catastrophe de l’Exil3. Ainsi,
l’engagement de Yhwh envers Israël n’est pas conditionné par l’obéissance
ou les vertus du peuple, mais s’est produit parce que Dieu est un dieu juste
et se tourne vers les faibles (Dt 7,7). En Dt 9,4-6, l’action de Yhwh ne dé-
pend en rien des mérites d’Israël :
Lorsque le Seigneur, ton Dieu, les repoussera devant toi, ne te dis pas : « C’est
à cause de ma justice que le Seigneur me fait entrer en possession de ce pays ! »
Car c’est à cause de la méchanceté de ces nations que le Seigneur les dépossède
devant toi [NBS].

1. WÉNIN, « Dieu qui visite », p. 67-77, nuance le propos de Levinson en


soulignant que la punition trangénérationnelle de Dt 5,9-10 peut être interprétée
d’une manière plus anthropologique : il pourrait s’agir moins d’une punition que des
conséquences que subissent les enfants des fautes commises par les pères.
2. En reconnaissant que le péché du veau d’or est le fait de tout Israël et pas
seulement de la 1re génération, les auteurs de ce passage considèrent que le salut
d’Israël ne dépend pas de ses mérites, mais de la seule bonté de Yhwh grâce à
l’intercession de Moïse ; voir SÉNÉCHAL, Rétribution, p. 434 s.
3. L’expression « le plus petit des peuples » s’oppose aux références à un Israël
innombrable, Dt 1,10 ; 10,22 ; 28,62 ; WEINFELD M., Deuteronomy 1-11 (AncB 5),
New York, Doubleday, 1991, p. 368-369, indique aussi les liens avec les contrats de
vassalités de la littérature néo-assyrienne.
A DÉFINIR 157

Le motif de la méchanceté des nations est unique1. Le terme « méchance-


té », rish‘â, est utilisé principalement à l’encontre les Israélites2 dans le reste
de l’Ancien Testament et renvoie à une déviance religieuse par rapport à une
orthodoxie théologique et cultuelle. En raison de son caractère tardif3, ce
passage fait référence à la situation de la Judée postexilique et à la politique
séparatiste du temps de Néhémie et d’Esdras qui est de séparer le vrai Israël
des nations, c’est-à-dire séparer les Judéens revenus d’Exil (la golâh se con-
sidérant comme le véritable Israël, race sainte, Esd 9,2) de l’Israël du pays
(Judéens et populations de différentes origines habitant la Judée).
La fin de l’Exil, la possibilité d’un retour pour une partie de la communau-
té exilée, l’installation à long terme de populations juives en Diaspora ont
entraîné des perceptions différentes de l’histoire et ont eu des conséquences
importantes sur la pratique religieuse. En effet, l’expérience de l’Exil est
reformulée non plus en termes de rétribution punitive de la part de Dieu mais
en tant que lieu de refondation. Certains passages comme ceux de Dt 7,1-5 et
Dt 9,4-5 insistent sur le rétablissement d’une orthodoxie religieuse dans la
suite du courant deutéronomiste et la nécessité d’un repli ethnique. D’autres
textes renvoient à une relation plus positive avec les nations comme le laisse
entendre la finale étonnante du livre des Rois, 2 R 25,27-294. La réhabilita-
tion de Joïakîn, comparable à celle de Joseph ou de Mardochée, n’est pas liée
à un quelconque mérite de la part du roi exilé. Le(s) pays de l’Exil est (sont)
devenu(s) un lieu dans lequel les communautés peuvent envisager leur ave-
nir, un lieu fondateur et de renouvellement5. Cette finale appartenant à la

1. Le terme est encore traduit par « perversité » ou « culpabilité » (WEINFELD,


Deuteronomy 1-11, p. 406-407). L’opposition avec les Cananéens ne fait pas pour
autant d’Israël une nation innocente.
2. Dt 25,2 et Ez 5,6. Comment reprocher aux peuples étrangers de ne pas
connaître Yhwh ? Dt 4,19 insiste sur la différence de conscience théologique entre
Israël et les peuples.
3. SÉNÉCHAL, Rétribution, p. 263-279. Dans son enquête littéraire, Vincent
Sénéchal conclut que l’ensemble de Dt 9,1-6 constitue une unité (à l’exception de
5a) et appartient à un niveau rédactionnel tardif (spät-dtr) en raison du vocabulaire
utilisé et en raison de liens intertextuels avec des textes également tardifs.
4. Rappelons que la mort mystérieuse de Josias souleva la question de la
théodicée, elle peut être présentée comme une mort vicaire, qui n’empêcha pas la
ruine de Juda (ANTJE « Theodicy in Deuteronomistic History », dans : LAATO, DE
MOOR [éd.], Theodicy, p. 183-235).
5. RÖMER Th., La première histoire d’Israël. L’École deutéronomiste à l’œuvre
(Le monde de la Bible 56), Genève, Labor et Fides, 2007, p. 185. La réhabilitation
de Joïakîn à la cour de Babylone fait penser à l’histoire de Joseph en raison du par-
cours qui conduit Joïakîn de la prison à une position d’élévation qui le place juste
après le roi de Babylone. Elle est également comparable à celle d’Esther et de Mar-
dochée ou de Daniel (Dn 2-6).
158 DANY NOCQUET

dernière rédaction de l’histoire deutéronomiste constitue une levée de la théo-


logie de la rétribution pour laquelle l’Exil était un châtiment divin. Pour Ézé-
chiel, l’Exil est une purification qui permet un nouveau départ et au cours
duquel Israël reçoit un nouveau cœur, Ez 36,25-32. En Jr 31,31, une nouvelle
anthropologie se fait jour à l’encontre du positivisme deutéronomiste, Jr 31,
puisque c’est Dieu lui-même qui enseigne la loi au cœur de l’individu.
L’expérience de l’Exil a mis en évidence la nécessité d’une forme de piété
plus individuelle comme en témoignent de nombreux psaumes1. Dans les
Chroniques, l’expérience de l’Exil est tel un temps sabbatique pour une nou-
velle période autour du Temple reconstruit (2 Ch 36,21)2.
La transformation de la théologie de la rétribution est sans doute liée à
plusieurs facteurs et à l’influence de différents milieux. Avec la reconstruc-
tion du Temple, les milieux sacerdotaux ont mis en avant la prééminence la
médiation sacerdotale pour le maintien de la présence de Dieu au milieu
d’Israël3. La médiation cultuelle4, dépassant l’obéissance à la loi, conduit à
relativiser la rétribution divine par rapport à un acte individuel et collectif et
à nuancer l’anthropologie positiviste des littérateurs deutéronomistes. La
situation de Diaspora d’une partie de la population juive a également mené à
une nouvelle perception du rapport aux nations et à l’histoire. Enfin, les
milieux dit des pauvres, ‘anawîm, ont aussi influencé l’émergence d’une
conscience plus individuelle de la relation à Dieu. L’humain, selon Hans-
Peter Müller, doit être
parvenu dans une certaine mesure à une conscience de soi critique, ce qui lui
permet de mettre en tension des représentations et des conceptions de Dieu avec
des faits réels perceptibles. Cela venant s’opposer à l’espérance d’une interven-
tion salvatrice ou au postulat d’un ordonnancement moral du monde5…

1. La littérature, l’art et l’augmentation du nombre des tombes individuelles sont


un témoignage de la place nouvelle de l’individu.
2. Lv 26,34 s. présente aussi l’Exil tel un temps sabbatique pour le pays.
3. Sur le projet sacerdotal, voir NIHAN, From Priestly Torah, p. 59-68, 379-394.
4. Une nouvelle conscience de la sainteté avec une dimension universelle apparaît
parmi le personnel du Temple et pour Israël (Ex 19,1-6).
5. MÜLLER H.-P., « Theodizee ? Anschlusserörterungen zum Buch Hiob »,
ZTK 89 (1992), p. 249-279 (cit. p. 250).
A DÉFINIR 159

3. LES ABANDONS DE LA REPRÉSENTATION MÉCANISTE


DE LA RÉTRIBUTION : UN FAIT LITTÉRAIRE AUX ÉPOQUES PERSE
ET HELLÉNISTIQUE

Dans ce bouleversement de la perception de l’histoire et du rapport à


Dieu, la question de la théodicée devient un fait littéraire dans les psaumes,
les livres de Job et Qohélet.

3.1. Psaume 731


Le psaume 73, premier de la liste des psaumes d’Asaph, est consacré à la
théodicée2 et propose une certaine solution à la question de la justice de
Dieu3. Le psaume est construit de la manière suivante :
v. 1 Cadre-titre : la bonté de Dieu
2-3 Psalmiste I : sa tentation et sa jalousie à l’encontre des méchants
4-12 Opposants I : l’impunité des méchants, leur orgueil, leur ri-
chesse insolente, leur raillerie
13-17 Psalmiste II : son questionnement sur sa pureté et son innocence, le
chemin vers une illumination
18-20 Opposants II : la chute et le rejet des méchants
21-26 Psalmiste III : l’assurance d’être chez Dieu
27 Opposants III : la disparition des infidèles
28 Cadre : le bonheur du psalmiste en Dieu et sa joie à parler de lui
Ce psaume de sagesse constate les contradictions de la théologie de la rétri-
bution. Au v. 3, le psalmiste utilise un oxymore en faisant un état construit
avec deux termes opposés : « méchants », resha‘îm, et « bien-être », shâlôm4.
Psaume. D’Asaph. Oui, Dieu est bon pour Israël, pour ceux qui ont le cœur pur.
2
Quant à moi, pour un peu mes pieds allaient s’écarter du chemin, il s’en est
fallu d’un rien que mes pas ne glissent,
3
car j’étais jaloux de ceux qui font les fiers, en voyant la prospérité des méchants.
4
Rien ne les tourmente jusqu’à leur mort, et leur corps est replet [Ps 73,1-4].

1. Pour une vue d’ensemble sur la théodicée dans les psaumes, LINDSTRÖM F.,
« Theodicy in the Psalms », dans : LAATO, DE MOOR (éd.), Theodicy, p. 256-303.
2. POLA, Gott fürchten, p. 100-113 ; JANOWSKI, Dialogues conflictuels, p. 256-
303.
3. Une problématique comparable se retrouve dans les psaumes 16 ; 49 ; 139 qui
insistent sur une communion durable avec Dieu ; voir JANOWSKI, Dialogues
conflictuels, p. 373-374 ; POLA, Gott fürchten, p. 113-119.
4. En Ps 73,3, la forme à l’état construit « le bien-être des méchants » est un
hapax. Il s’agit d’un retournement de la phrase de Es 48,22 : « Il n’y a pas de bien-
être, dit le Seigneur, pour les méchants » (NBS).
160 DANY NOCQUET

L’utilisation paradoxale de ces deux termes contredit complètement la lo-


gique de la rétribution de textes exiliques (et postexiliques), selon lesquels
les méchants ne peuvent atteindre le bien-être (Es 48,22 et 57,21). La con-
frontation à cette contradiction constitue la condition même de l’existence
du sage jusqu’à ce que le psalmiste raconte le dénouement de cette contra-
diction avec l’arrivée au sanctuaire qui est le tournant du psaume :
jusqu’à ce que j’arrive aux sanctuaires de Dieu ; alors j’ai compris leur avenir.
18
Oui, tu les places sur des voies glissantes, tu les fais tomber dans la tourmente.
19
Comment ! En un instant les voilà dévastés, ils sont à bout, achevés par
l’épouvante !
20
Comme un rêve au réveil, Seigneur, à ton éveil, tu repousses leur image
[Ps 73,17-20 ; NBS].
Au v. 17, le psalmiste raconte une profonde expérience de la rencontre de
Dieu exprimée par la formule de l’arrivée au sanctuaire : son illumination
tant existentielle qu’intellectuelle devant l’angoissante question de la justice
de Dieu face à la réussite des méchants. Il réalise qu’il y a une « fin » de
l’impie : « je comprends leur fin »,’avînâh le’aharîtam. La phrase dit une
forme d’aboutissement, une découverte dans laquelle le psalmiste exprime
une certitude intérieure, subjective : la justice est au-delà de la réalité sen-
sible, Dieu « méprise leur image ». Le terme image, sèlèm, est le même
qu’en Gn 1,26. Avec finesse, le psalmiste instille un jugement sur les im-
pies : Dieu ne les reconnaît pas comme « à son image » et les repousse1.
Au v. 23 une conscience nouvelle de la proximité avec Dieu dans et au-
delà de la condition terrestre s’exprime par une terminologie royale compa-
rable à celle de Es 45,12 : Yhwh « saisit Cyrus par la droite ».
Pourtant je suis [donc] toujours auprès de toi,
tu m’as saisi la main droite ;
24
tu me conduis par ton conseil,
et pour l’honneur/la gloire tu me prendras [à toi].
25
Qu’ai-je dans le ciel ?
Et à côté de toi, rien ne me réjouit sur la terre.
26
Et même si ma chair se consume et mon cœur,
le roc de mon cœur et ma part, c’est quand même [YHWH] pour toujours.
27
Oui, voici, ceux qui s’éloignent de toi périssent ;
tu as [continué] à anéanti[r] tous ceux qui te renient honteusement.
28
Mais moi – approcher Dieu est pour moi un bonheur.
J’ai pris refuge auprès d’Adonaï YHWH – [dans la volonté de] proclamer
toutes tes œuvres [Ps 73,23-28]3.

1. POLA, Gott fürchten, p. 108.


2. Ibid., p. 110. Voir également Es 41,8-13 ; 42,6.
3. Trad. JANOWSKI, Dialogues conflictuels, p. 371.
A DÉFINIR 161

Il s’agit d’une prise en charge royale dans un geste bien attesté par
l’iconographie du monde hittite, mésopotamien et égyptien. En Égypte, la
gestuelle se retrouve dans le cadre du rituel du passage de la mort.

Papyrus de Deir al-Bahari (aux environs de 1100 av. J.-C.),


dessin de H. Keel-Leu. La figure représente la déesse qui tient la morte
par la main droite et la conduit à côté de la puissance dévorante de la mort
vers Osiris dans le domaine de la vie éternelle1.
Le psalmiste parle ainsi de son passage de la vie sur terre (où il n’a plus
d’attaches et où son corps se consume) à une communion avec Dieu au-delà
de la réalité terrestre. La justice devient intérieure et en même temps atem-
porelle (pour toujours), une réalité subjective et inaltérable échappant à la
mort et à la corruption. Comme dans les lamentations et les chants d’action
de grâce, il n’y a plus de distinction entre l’opprimé et le mort. L’orant subit
la mort mais il espère encore en une communion définitive avec Dieu : Dieu
« va prendre » l’orant avec lui. Il n’est pas question d’enlèvement comme en
Gn 5,24 ou en 2 R 2,11-12. Il y a l’espérance d’une vie éternelle, d’une
communion durable post mortem à l’image de celle que le psalmiste a vécu
dans sa vie (Ps 73,23-24a). Pour Janowski, la notion de « vie éternelle »
représente un point culminant de la pensée théologique de l’Ancien Testa-
ment avec un dépassement de la réalité, une façon nouvelle pour le psal-
miste de résoudre la question de la théodicée. Le lecteur est assuré d’un lien
inamovible entre Dieu et l’orant par-delà la mort et la réalité, être chez Dieu,
bei Gott zu sein2. Le travail de certains psaumes est remarquable : il y a une

1. HOSSFELD F.-L., ZENGER E., Psalmen 51-100 (HThKAT), Fribourg, Herder,


2000, p. 346-355.
2. Le psalmiste valorise une individualisation du salut qui n’exclut pas une façon
corporative de comprendre ce lien (qui concerne Israël). Voir POLA, Gott fürchten,
p. 109.
162 DANY NOCQUET

appropriation et un transfert au bénéfice de l’individu d’une théologie pré-


exilique de Sion comme abri, Bergung, sur le rapport personnel à Dieu de-
venu un refuge, Geborgenheit1. Voici un première façon d’abandonner la
mécanicité de la rétribution en valorisant un lien subjectif et atemporel avec
Dieu pour une théologie de la proximité et de la communion avec Dieu.

3.2. Job
Le livre de Job est traversé par le courant de réflexion sur la théodicée qui
se déploie de l’Égypte à la Mésopotamie. Uehlinger a fort bien montré que ces
littérateurs partagent un univers commun en tant qu’exercice intellectuel2.
Le texte de Ludlul bel nemeqi (« je veux louer le maître de sagesse ») fait par-
tie de la littérature canonique mésopotamienne3. Uehlinger se demande si le
poème est bien une œuvre de sagesse, tant l’œuvre apparaît comme une valida-
tion des rites et une dénonciation de la myopie humaine pour juger du bonheur :
Si seulement je savais que tout cela puisse plaire au dieu !
Mais ce qui paraît bon à un homme
pourrait être une offense pour son dieu,
ce qui est méprisable au jugement d’un homme pourrait plaire au dieu !
Qui peut saisir la volonté des dieux dans le ciel ?
Qui peut saisir le dessein du dieu des profondeurs ?
Où les mortels ont ils jamais appris la voie du dieu ?
Tel, hier bien vivant, est mort dans l’affliction.
Tel autre, tout à coup déprimé, subitement retrouve l’entrain.
À l’instant, il chantait un air joyeux ;
un pas plus loin, il gémit comme un pleureur [tablette II, 33-42].
Il me dit : « Ton Seigneur m’a envoyé te dire
[…] Persévère, alors je te dirai […] » [tablette III, 9-15].
Marduk, du tombeau peut ramener à la vie ;
Zarpanitu sait comment sauver de la destruction.

1. Ibid., p. 112.
2. UEHLINGER, « Das Hiob-Buch im Kontext », p. 97-163. Sur les liens entre Job
et la littérature de l’Orient antique, voir LÉVÊQUE J., Job ou le drame de la foi
(Lectio divina 216), Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 235-253 ; SCHMID K., Hiob als
biblisches und antikes Buch. Historische und intellektuelle Kontexte seiner
Theologie (SBS 219), Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2010, p. 55-62 ; VAN DER
TOORN K., « Theodicy in Akkadian Litterature », dans : LAATO, DE MOOR (éd.),
Theodicy, p. 76-80 ; ILLMAN K.-J., « Theodicy in Job », dans : LAATO, DE MOOR
(éd.), Theodicy, p. 304-333.
3. Le poème est daté du XIIe siècle av. J.-C., il atteint sa forme canonique aux
VIIIe-VIIe siècles, il se trouvait dans les bibliothèques d’Assyrie et de Babylonie Sur
les liens, voir LÉVÊQUE J., Job ou le drame de la foi ; MIES F. (éd.), Toute la sagesse
du monde, hommage à Maurice Gilbert, Bruxelles - Namur, Presses universitaires de
Namur - Lessius, 1999.
A DÉFINIR 163

[…]
vous dont Aruru a modelé l’argile
êtres doués de vie, qui marchez à grands pas,
mortels, tous autant que vous êtes, rendez gloire à Marduk ! [tablette IV, 105-1121.]
Dans les songes de la tablette III qui préparent la guérison de l’orant, la
fonction pédagogique de la souffrance est présente, ce qui rapproche le
poème du discours d’Élihou (Jb 32-37). Le poème s’achève sur l’exhortation
à louer Mardouk à la fin de la tablette IV. Dans ce poème, il ne s’agit pas de
remettre en cause la légitimité de la justice de Mardouk et Zarpanitu. Le
premier objectif de l’écriture de cette poésie fut de servir de propagande reli-
gieuse en faveur de la nécessité des rites et de la louange à Marduk et Zarpa-
nitu. Destiné à des gens cultivés, ce poème est une littérature qui avait
également pour but de former les gens auxquels elle s’adressait par son as-
pect critique et pédagogique. Le ou les auteurs de Job ont sans doute connu
une version de Ludlul bel nemeqi et en ont poursuivi l’exercice de réflexion2.
Dans le même genre littéraire, la théodicée babylonienne3 est un ouvrage
connu des bibliothèques d’Assur, Ninive, Babylone. Sa tradition textuelle,
attestée jusqu’aux IIIe-IIe siècles av. J.-C., en fait une œuvre contemporaine
de Job4. Elle est un dialogue entre un homme qui souffre et son ami sur le
sens de son malheur.
Mon ami, ton cœur est une pièce d’eau dont la source ne tarit pas,
un amoncellement de vagues marines, qui jamais ne diminue.
À toi donc je vais poser une question ; saisis bien ma requête,
prête-moi un moment attention, écoute mes paroles !
Mon corps est une ruine, la maigreur m’assombrit ;
mon succès maintenant est parti, mon aisance s’en est allée ;
ma force s’est affaiblie, c’en est fini de ma prospérité. […]
Une vie heureuse pour moi peut-elle être durable ?
Je voudrais en savoir le chemin ! [II, 24-34.]
Tels suivent un chemin de bonheur qui ne cherchent pas toujours les dieux, alors
que d’autres qui implorent la déesse se sont appauvris et ont perdu leurs biens.

1. LÉVÊQUE J., Sagesses de Mésopotamie (augmentées d’un dossier sur le juste


souffrant en Égypte), Documents autour de la Bible (Cahiers Évangile
Supplément 85), Paris, Éd. du Cerf, 1993, p. 60-73.
2. UEHLINGER, « Das Hiob-Buch im Kontext », p. 143-146.
3. L’œuvre, appelée également « dialogue acrostiche », daterait du VIIIe-VIIe siècle
av. J.-C. et fut sans cesse retravaillée, un commentaire fut retrouvé à Sippar ; voir
VAN DER TOORN, « Theodicy in Akkadian Litterature », p. 64-76 ; LÉVÊQUE,
Sagesses de Mésopotamie, p. 78-79.
4. VAN DER TOORN, « Theodicy in Akkadian Litterature », p. 65-69 ; UEHLINGER,
« Das Hiob-Buch im Kontext », p. 146-159. La phase de mise sur pied de ce texte se
déroule entre le XIIe et le VIIIe siècle et il a été composé par un érudit de la deuxième
dynastie d’Isin.
164 DANY NOCQUET

Dès ma prime jeunesse, j’ai scruté la volonté du dieu ;


la main sur le nez [geste de prière], dans les supplications, j’ai recherché ma
déesse ;
j’ai porté comme un joug un service sans profit ;
or le dieu a décrété [pour moi] le dénuement au lieu de la richesse [VII, 70-75].
Qu’ai-je gagné à m’humilier devant les dieux ?
Me voici couché à terre, soumis à un homme de vile condition,
méprisé par le rustre comme par le riche et l’opulent [XXIII, 250-253].
Narru, le roi des dieux, créateur des humains
le majestueux Zulummaru qui pour eux pinça l’argile
[…]
ont gratifié l’humanité d’un langage retors [XXVI, 276-279].
Que le dieu qui m’a délaissé m’accorde son aide !
que la déesse qui m’a abandonné me prenne en pitié
Que le Berger, le soleil des hommes comme un dieu se montre conciliant !
[XXVII, 295-2971.]
Cette œuvre campe une position intellectuelle sans compromis. La forme
dialogale qui fut choisie consciemment fait que la question de la compré-
hension de la souffrance n’est pas une question entre Dieu et l’homme, mais
entre l’homme et l’homme. Le divin n’est pas concerné par le questionne-
ment humain. Les quelques extraits choisis laissent penser que ce n’est pas
seulement sur le plan du culte et du rite que la question de la souffrance
trouve une réponse, car la volonté divine demeure opaque à l’homme. La
souffrance est un symptôme d’un déséquilibre plus fondamental sur lequel
l’humain n’a pas de prise. Les dieux gardent la main sur la perturbation de la
création et le destin. Mais avec une étonnante clairvoyance le poète conduit
son lecteur à penser les limites de la religion pour la transformation du mal-
heur humain : la religion seule s’avère inutile. Il y a là un point sur lequel le
livre de Job rebondit. Le poème s’achève avec la remarque que le mal est
dans l’acte créateur originel, cela ne signifie pas pour autant que l’humain
est déterminé par le malheur ou poussé vers le mal agir. C’est pourquoi le
poème se termine par un appel au roi (désigné sous le terme « berger ») pour
une restauration, lui dont le rôle est justement de veiller à la justice et à la
réhabilitation des méprisés2. En ce sens le poème ne s’achève pas sans espé-
rance. La royauté est donc une instance nécessaire à l’équilibre du monde et
à la correction du malheur, cela signifie que la théodicée faisait partie des
enseignements des cours royales. La théodicée ne met pas seulement en
scène un problème existentiel, ou une dispute, mais, à la manière du livre de

1. LÉVÊQUE, Sagesses de Mésopotamie, p. 78-84.


2. Le titre de « berger » est un titre royal. Il ne faut pas oublier que ce poème
acrostiche est une louange aux dieux et au roi : « Moi, Sangil-kinab-ubbib, prêtre
incantateur, qui révère les dieux et le roi ».
A DÉFINIR 165

Job, elle conduit à l’extrême un problème intellectuel jusqu’à le dissoudre


pour en arriver à une conception plus pragmatique de la réalité et de la vie1.
Le livre de Job, dans ce courant de réflexion, est aussi un exercice intel-
lectuel au sein d’une « pluralisation croissante des systèmes explicatifs2 »
face à la question de la souffrance et de l’injustice. Il participe à un effort de
réécriture permanente de concepts religieux pour des gens cultivés et exi-
geants dans le cadre de cours de formation3. Le livre de Job est cependant
une création indépendante et innovante dans le contexte politique nouveau et
sans royauté locale de l’époque perse, et il prend en compte le cadre reli-
gieux inédit de l’affirmation monothéiste et de la promulgation de la Torah.
Dans le dialogue avec les amis et dans la dramatique de l’œuvre, le poème
de Job coupe le lien entre souffrance et péché en montrant l’aspect insensé
de la souffrance de Job innocent, et l’aspect autonome du mal avec la figure
de Satan. La souffrance de Job : c’est de ne pas comprendre sa situation
absurde et l’absence inexplicable de la justice divine. Dans la suite du
psaume 73, Jb 19,25-27 développe l’idée d’une communion durable avec
Dieu malgré tout, comme un premier dépassement de la mécanicité de la
rétribution terrestre :
Et moi je sais que celui qui me rachète est vivant ; le dernier, sur la poussière,
il se lève. Après qu’ils auront arraché ma peau. De ma chair, je contemplerai
Dieu. Ainsi je contemplerai pour moi, mes yeux verront, non un étranger ; et les
profondeurs de mon être s’épuisent au-dedans de moi [NBS].
Ce qui devient essentiel pour Job, c’est la certitude d’être connu plus que
de connaître. Job dit sa certitude d’une proximité nouvelle en dehors de sa
condition terrestre et son impatience d’une telle rencontre. Même dans la
mort, Dieu est vivant et « je contemplerai ». Une relation est malgré tout
possible et il s’en remet à la justice de Dieu. Il annonce déjà contre toute
évidence la justesse de son combat, le bien-fondé de sa parole, la force de la
conscience de son innocence, et prévient ses amis que le jugement de Dieu
les atteindra4.
Dans le discours de Jb 38-42, selon Konrad Schmid5, Dieu accorde un es-
pace libre à ses créatures à l’intérieur de la création qu’il régule. La création
a une dynamique propre. L’engagement de Dieu dans sa création n’est pas la
toute maîtrise, mais en accordant la liberté et en maintenant une forme
d’indépendance à la création, son engagement rejoint la révolte de Job

1. UEHLINGER, « Das Hiob-Buch im Kontext », p. 158.


2. SCHMID, Hiob, p. 62.
3. UEHLINGER, « Das Hiob-Buch im Kontext », p. 158-159.
4. Jb 19,28-29, par certains mots clés comme « poussière », anticipe la résolution
finale du chapitre 42.
5. SCHMID, Hiob, p. 75-77.
166 DANY NOCQUET

contre l’injustice de la souffrance qui emprisonne et aliène. En combattant le


chaos et le mal, Dieu se montre solidaire de l’homme qui souffre injuste-
ment. Jour après jour, Dieu veille sur sa création et rappelle que le mal et le
chaos ne sont pas une fatalité. La révolte de Job contre l’injustice de la souf-
france insensée est une figure (métonymique) du combat, de la peine de
Dieu. Avec le dénouement final de la situation de Job, le livre devient un
appel à prendre part à cette lutte jamais achevée contre les forces chaotiques.
Le livre de Job ouvre à une dimension éthique exigeante et différente de
l’éthique de la sagesse traditionnelle, conservatrice des amis et du Proche-
Orient ancien. Assumer la part souffrante de l’existence ne signifie plus s’y
résigner et l’accepter comme la fatalité d’un châtiment voulu par Dieu. La
confrontation et la résistance au malheur de Job est une manière de rencon-
trer Dieu dans sa lutte pour l’équilibre du monde et pour la vie de
l’humanité. Les termes de toute-puissance et de justice sont redéfinis : Dieu
était assez puissant pour assurer l’existence de la création, mais il ne peut
pas empêcher la persistance du chaos. Dieu combat le chaos et le mal, tou-
jours et sans répit, ce qui ne remet nullement en cause sa justice, même lors-
que son plus fidèle adorateur est dans le malheur. Comme le fait entendre la
fin du livre, le visage de Dieu n’est donc pas reflété par la sagesse des amis,
mais par l’existence difficile et combattante de Job. Son cheminement de
résistance met en évidence l’engagement irréversible de Dieu pour sa créa-
tion. Dans la fin du poème, Job reconnaît et la grandeur et la puissance de
Dieu pour mener à bien ses projets :
Et Job répondit à Yhwh et dit : « Je sais que, tout, tu peux et qu’aucun dessein
n’est impossible de ta part. Qui est celui qui rend obscur un conseil sans connais-
sance. C’est pourquoi je déclare que je ne comprends pas, des merveilles loin de
moi que je ne connais pas. Écoute, je t’en prie, moi je parle : je te demande, fais-
moi connaître Par l’entendre de l’oreille, je t’écoute ; maintenant mon œil te voit.
Aussi, je me rétracte et je regrette, sur la poussière et sur la cendre » [Jb 42,1-6]1.
Il reconnaît ne pas connaître et il fait sienne la même parole que Dieu
prononce en 38,2. Cette inclusion indique bien que la seule position devant
Dieu est celle du désaisissement. Il y a un au-delà du discours de la connais-
sance et de la sagesse humaine, et il est à remarquer combien le v. 3 insiste
sur la non-connaissance, la non-intelligence : « je ne comprends pas… je ne
sais pas2. » Il y a une réflexion qui conduit au seuil de la transcendance, une
forme d’« indisponibilité » du divin lorsque l’on prend au sérieux les con-
tradictions de la réalité avec les visions humaines de Dieu. En cela, le livre
de Job rompt avec le dogme de la rétribution, en séparant Dieu des représen-

1. La traduction de ce verset demeure difficile.


2. SCHMID, Hiob, p. 76-77. Dans la cosmologie de Jb, Dieu n’est ni au ciel ni sur
la terre, mais en face du ciel et de la terre.
A DÉFINIR 167

tations que l’on se fait de lui1, en dissociant la souffrance du péché, en valo-


risant l’expérience personnelle de la rencontre de Dieu dans un au-delà du
savoir des sages et de la Torah, et en légitimant (dans l’épilogue) la part
combattante et responsable de l’existence humaine. En cela, le livre de Job
rompt avec une représentation mécaniste de la rétribution divine pour une
théologie de l’altérité et du combat, sans abandonner l’espérance d’une
justice et d’une grâce aux côtés de Dieu2.
Avec Job, il y a l’aboutissement d’une pensée qui s’oppose à toute objec-
tivation du divin3. Le livre de Job est une entreprise de démythologisation, à
savoir une impossibilité d’une objectivation au profit d’une expérience exis-
tentielle de la rencontre avec Dieu. Une entreprise que Qohélet exprime
encore plus radicalement.

3.3. Qohélet4
Qohélet se place dans une situation inverse de celle du « pauvre Job » en
se présentant comme le personnage le plus sage (fils du roi David) et le plus
expérimenté, ayant conduit à l’extrême tout type de connaissance, même
celui de la folie (Qo 1-2). Mais, dans la continuité de Job, cette position lui
permet de dénoncer une approche cognitive de la justice de Dieu5 ainsi que
toute saisie objectivante sur la violence de Dieu ou sur sa consolation6. En
Qo 4,1, Qohélet s’amuse à prendre le contre-pied des premiers mots
d’encouragement du second Ésaïe (Es 40,1) : « J’ai vu, d’autre part, toutes
les oppressions qui se commettent sous le soleil ; les larmes des opprimés –
et personne pour les consoler ! la force du côté de leurs oppresseurs – et
personne pour les consoler ! » (NBS.)
Qohélet souligne encore que le monde et la relation de Dieu au monde
sont devenus étrangers à l’homme7. Une claire distinction entre ce qui est
droit et ce qui est injuste est devenue difficile : « Il n’y a pas sur la terre de
juste qui fasse le bien sans pécher. Ne prête pas attention à toutes les paroles

1. Ibid., p. 79-83.
2. LÉVÊQUE J., « L’épilogue du livre de Job », dans : MIES (éd.), Toute la sagesse,
p. 37-54.
3. En cela, le poème de Job semble anticiper le travail de R. Bultmann : il y aurait
là un champ de recherche à investir.
4. SCHOORS A., « Theodicy in Qoheleth », dans : LAATO, DE MOOR (éd.),
Theodicy, p. 375-409.
5. Selon SCHOORS, p. 403, Qohélet n’offre aucune solution rationnelle à la
théodicée ; il précise, p. 409 : « the solution of the theodicee problem is concealed in
the unfathomable mystery of God. »
6. MAZZINGHI L., « The Divine Violence in the Book of Qoheleth », Bib 90/4
(2009), p. 545-558.
7. POLA, Gott fürchten, p. 125.
168 DANY NOCQUET

qu’on dit, de peur que tu n’entendes ton serviteur te maudire ; car tu sais
bien que tu en as toi-même maudit d’autres » (Qo 7,20-22 ; NBS).
Qohélet met à mal l’anthropologie positive de l’époque préexilique. Selon
Qo 7,15-20 l’humain n’est plus capable de se construire en modèle, la jus-
tice est devenue insaisissable. Il s’oppose à une vie après la mort en utilisant
le terme « fortune, hasard, chance, accident, sort », miqrèh1, pour dire une
indifférenciation des humains, stupides ou sages, bons ou méchants, face à
la mort. Il contredit l’espérance selon laquelle une communion durable avec
Dieu serait possible après ou dans la mort, à l’inverse des psaumes 73, 49,
16 et de Jb 19, selon Qo 9,6-9 :
Leur amour, leur haine et leur passion jalouse ont déjà disparu ;
ils n’auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil.
7
Va, mange ton pain avec joie, et bois ton vin le cœur content : déjà Dieu a
agréé tes œuvres.
8
Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs,
et que l’huile ne manque pas sur ta tête.
9
Jouis de la vie avec la femme que tu aimes,
pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t’a donnée sous le soleil,
pendant tous tes jours futiles ;
car c’est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil [NBS].
Entre une certaine désillusion anthropologique sur les conséquences de
l’action humaine et l’étrangeté de l’ordre du monde, Qohélet est l’un des
auteurs qui a pris le plus au sérieux l’altérité de Dieu. Il place malgré tout
l’humain devant Dieu dans une forme de confiance et de lâcher-prise :
Parce qu’une sentence contre une mauvaise action n’est pas exécutée rapide-
ment, le cœur des humains, au-dedans d’eux, est rempli du désir de mal agir. Le
pécheur peut mal agir cent fois et prolonger son existence, je sais pourtant, moi,
qu’il y aura du bonheur pour ceux qui craignent Dieu, parce qu’ils ont de la
crainte devant lui [Qo 8,11-12 ; NBS].
Le terme « sentence » ou « décret », pitegam2, indique bien que le monde
est soumis à une instance dominatrice de Dieu, même si celle-ci est insaisis-
sable3. Malgré tout Qohélet, en plaçant l’humain entre la crainte de Dieu et
le jugement de Dieu, ne l’invite pas à fuir le monde pour autant ou à le mé-
priser, car Dieu, en celui-ci, lui a fait le don de la joie et du shalom. Il s’agit

1. Sur les 10 emplois du terme dans l’Ancien Testament, Qohélet l’utilise à


7 reprises pour dire le sort commun des humains : 2,14-15 ; 3,19 ; 9,2-3.
2. Le terme « décret/sentence » serait d’origine perse et araméenne, c’est une
indication qu’il y a bien une instance qui ordonne le monde à la manière du roi perse
(BACKHAUS, « Qohelet », p. 30-61 ; voir p. 57-58).
3. Pour Qohélet, la doctrine de la rétribution n’a plus de guère de pertinence sur le
plan éthique, car l’humain ne peut mesurer la portée de ses gestes.
A DÉFINIR 169

d’un enseignement de la présence du salut1. La joie donnée est une invita-


tion à une responsabilité, à une sorte de devoir au bonheur2. Qohélet fait
sortir la rétribution d’une vision trop juridique et personnalisée (à une initia-
tive individuelle correspondrait une réponse divine), pour développer l’idée
d’une justice plus sociétale et altruiste dans un ordre du monde à dimension
sociale3. À la manière de Job, le dépassement de la question de la théodicée
s’opère par l’éthique, une morale du bonheur à vivre heureux et à rendre
heureuse cette terre par la générosité (Qo 11,1-114). Avec cette générosité il
y a une façon fort pragmatique de conjurer le malheur en invitant à une so-
ciété du partage et de la solidarité5. Qohélet est ici dans la continuité de la
théodicée babylonienne. Donner une part à 7 ou 8 peut être interprété :
chaque membre de la société peut revendiquer une part du bien commun.
C’est aussi dans ce sens que peut être lu l’appel à jouir de l’existence, non
pas dans un hédonisme individuel6, mais dans une jouissance solidaire ou
altruiste. Qohélet développe lui aussi une théologie de l’altérité et de la
confiance.
La question de la théodicée ne s’achève pas avec le livre de Qohélet. Dans
les Chroniques, la dimension de la miséricorde divine à travers le don du
Temple est bien plus au cœur de la théologie du livre qu’une vision tradi-
tionnelle de la rétribution dans laquelle on le range trop vite, selon Brian
Kelly7. Dans les littératures de la fin du Ier millénaire, la perception de la

1. POLA, Gott fürchten, p. 128.


2. Ibid., p. 126. Pour KRÜGER T., Kohelet (Prediger) [BK AT 19], Neukirchen-
Vluyn, Neukirchener Verlag, 2000, p. 337 s., le jugement divin s’opère dans la
confrontation de l’humain avec la fragilité et l’éphémère de l’existence car aucun
humain n’est innocent s’il a raté les occasions de jouir de l’existence ou s’il en a fait
au contraire un bon usage.
3. Qohélet serait ici à l’école de la sagesse égyptienne, de ce que J. Assmann
appelle « la justice solidaire » (justitia connectiva, konnektiven Gerechtigkeit) que
développe la sagesse égyptienne de la Ma’at ; voir BACKHAUS, « Qohelet », p. 30-61
(surtout p. 54-61).
4. LEE E. P., The Vitality of Enjoyment in Qohelet’s Theological Rhetoric
(BZAW 353), Berlin - New York, de Gruyter, 2005, ouvre une perspective
intéressante en parlant de la joie comme d’un devoir religieux.
5. Voir également l’interprétation de PINÇON B., L’énigme du bonheur. Étude sur
le sujet du bien dans le livre de Qohélet (VT.S 119), Leyde - Boston, Brill, 2008.
6. Avec plusieurs auteurs, il faut rappeler combien les sept appels à la joie du livre
constituent un leitmotiv essentiel de l’œuvre ; voir WHYBRAY R. N., « Qoheleth,
Preacher of Joy », dans : CLINES D. J. A. (éd.), The Poetical Books. A Sheffield Read-
er (The Biblical Seminar 41), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1997, p. 188-199.
7. KELLY B. E., « “Retribution” Revisited : Covenant, Grace and Restoration »,
dans : GRAHAM M. P., MCKENZIE S. L., KNOPPERS G. N. (éd.), The Chronicler as
170 DANY NOCQUET

justice de Dieu et de la mécanicité de la rétribution se modifie encore en


eschatologisant la rétribution des justes avec la perspective de la résurrection
des morts1. Une telle modification prend toute son ampleur dans la littéra-
ture apocalyptique, dans laquelle la mécanicité de la rétribution est déshisto-
ricisée. La justice de Dieu est travaillée avec l’idée d’une transformation de
la réalité présente en un monde nouveau (Es 352).

CONCLUSION : ENJEUX DU DÉBAT SUR LA RÉTRIBUTION

La période après l’Exil, qui fut longtemps considérée comme la moins in-
téressante par la recherche, s’avère une « nouvelle période des lumières »
pour l’Ancien Testament avec l’avènement de la Torah et des Écrits. Le
débat sur la mécanicité historique de la rétribution devient un aiguillon théo-
logique et littéraire dans un moment d’effervescence intellectuelle impres-
sionnant3. Les Écrits font de l’Ancien Testament non seulement une
littérature de l’Orient ancien, mais aussi une véritable littérature théologique
qui l’inscrit définitivement dans l’espace intellectuel méditerranéen. La
réflexion sur la rétribution montre que l’Ancien Testament est issu de mi-
lieux producteurs divers constitués d’érudits, attachés au Temple et à la
Torah, en même temps jouissant d’une certaine indépendance et de relations
internationales, et donc liés à la Diaspora.
Si l’urgence des contingences historiques a exigé une réponse théologique
et a donné naissance aux corpus des Prophètes et de la Torah, le débat théo-
logique autour de la mécanicité de la rétribution et de la théodicée fut aussi
l’un des moteurs littéraires de l’Ancien Testament. Yaïr Hoffman assure
qu’il s’agit du seul sujet qui fait l’objet d’une réflexion abstraite et philoso-
phique dans la Bible hébraïque4.
L’Ancien Testament s’offre tel un long cheminement qui fait passer le
lecteur d’une pensée normative sur la rétribution conçue en termes méca-
niques et historiques à son abandon progressif. L’Ancien Testament se pré-

Theologian, essais en l’honneur de Ralph W. Klein (JSOT.S 371), Londres, T & T


Clark, 2003, p. 206-227.
1. LAATO, DE MOOR (éd.), Theodicy, p. 470-604 ; POLA, Gott fürchten, p. 129-
133, plaide pour que Siracide ne soit pas mis au ban des auteurs conservateurs.
L’idée de résurrection est présente en Si 48,1-11 et le mal aurait été créé pour
confronter le libre arbitre de l’humain (Si 40,10-11). Sur rétribution et eschatologie,
voir HOFFMAN, « The Creativity of Theodicy », p. 125-127.
2. Sur théodicée et apocalyptique, POLA, Gott fürchten, p. 134-139.
3. HOFFMAN, « The Creativity of Theodicy », p. 130 : « I claim that no concept
was as creative and influential as the concept of retribution. »
4. Ibid., p. 127-129.
A DÉFINIR 171

sente ainsi telle une anthologie de la réflexion sur la rétribution/théodicée à


laquelle le Nouveau Testament apporte une réponse plus définitive à la
question de la théodicée. En effet la question de la théodicée a-t-elle encore
un sens devant la croix ? Comment le Dieu juste peut-il s’infliger, en son
fils, une souffrance injuste ? Pourtant la question de la justice de Dieu n’a
cessé de susciter des débats et de hanter la théologie jusqu’à aujourd’hui.
Refaire sans cesse ce cheminement serait donc une nécessité qui s’impose
toujours à nouveau. Car il n’est ni donné, ni évident de passer par Job et par
la croix pour tenter d’articuler l’inarticulable, et de dire l’indicible ! C’est là
la vitalité et la pertinence de la tradition biblique que de permettre à chacun
un tel chemin.
CHANTAL REYNIER

DE LA « RÉTRIBUTION » AU DESSEIN CRÉATEUR


DANS LES LETTRES DE PAUL
Ambiguïtés théologiques et enjeux d’une référence

La thématique de la rétribution appartient aux questions récurrentes qui


travaillent l’humanité tant sous l’angle moral que juridique1. Lieu commun
de la pensée sapientielle en Mésopotamie et en Égypte2, elle est à la source
de la conception de la justice humaine et divine, dans la Bible et dans la
pensée juive jusqu’à nos jours, où elle a été repensée à la suite de la Shoah.
Rien de surprenant à ce qu’elle apparaisse dans les lettres de Paul sans pour
autant être vraiment au cœur des débats exégétiques actuels3. Elle touche

1. Pour la toile de fond de cette problématique, voir RICŒUR P., Finitude et


culpabilité, II, 2, Paris, Aubier, 1960, p. 107-114 ; TROMPF G. W., Early Christian
Historiography. Narratives of Retributive Justice, Londres - New York, Continuum,
2000, p. 3-46 (domaine non biblique et biblique) ; et plus spécialement pour le
rapport Bible/culture : KRASOVEC J., Reward, Punishment and Forgiveness. The
Thinking and Beliefs of Ancient Israel in the Light of Greek and Modern Views,
Leyde, Brill, 1999.
2. NOCQUET D., « Rétribution et justice de Dieu : théologies en construction dans
l’Ancien Testament », dans le présent volume, p. 00-00.
3. Peu d’études traitent exclusivement de ce sujet. Aucun article n’y est consacré
dans le Dictionnaire critique de théologie de J.-Y. Lacoste tandis que l’article
« Rétribution » dans le DBS daté de 1985, rédigé en urgence par la direction du
dictionnaire, est schématique. La contribution de GRELOT P., « La rétribution
individuelle. Dossier biblique », RevThom 107 (2007), p. 179-220 étudie surtout la
rétribution post mortem dans l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Les
études plus récentes concernent plutôt l’Ancien Testament : KELLY E. B.,
« “Retribution” revisited : Covenant, Grace and Restoration », dans : The Chronicler
as Theologian, essais en l’honneur de R. W. Klein, Londres, Graham, 2003, p. 206-
227 ; SÉNÉCHAL V., Rétribution et intercession dans le Deutéronome (BZAW 408),
Berlin - New York, de Gruyter, 2009. Notons pour le Nouveau Testament :
MARSHALL C. D., Beyond Retribution : a New Testament Vision for Justice, Crime
and Punishment, Grand Rapids, Eerdmans, 2001 ; ALETTI J.-N., « Rétribution et
jugement de Dieu en Rm 1-3. Enjeux du problème et proposition d’interprétation »,
dans : COULOT Cl. (éd.), Le Jugement dans l’un et l’autre Testament, II, mélanges
offerts à Jacques Schlosser (Lectio divina 198), Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 311-334.
174 CHANTAL REYNIER

plusieurs catégories déjà présentes dans la Bible comme celles de la récom-


pense et du mérite, des œuvres et donc de la Loi, mais aussi des catégories
exploitées par la théologie, telles celles du sacrifice, du péché et de la ré-
demption, de la réconciliation et de l’élection ainsi que celle de l’expiation
et par voie de conséquence la catégorie non biblique de la satisfaction. De ce
fait, elle concerne à la fois l’histoire et l’eschatologie. Serait-elle une catégo-
rie essentielle en théologie pour penser le rapport de l’homme à Dieu, caté-
gorie négligée ces dernières décennies alors que sous l’angle du mérite elle a
largement contribué à alimenter le débat passionné entre catholiques et pro-
testants ? Ce thème et les diverses interprétations, souvent inexactes, sinon
erronées, auxquelles ils ont donné lieu, soulèvent des questions anthropolo-
giques et christologiques qui sont significatives de la façon de faire de
l’exégèse et de la théologie4.
Quant à la méthode, nous choisissons d’étendre au maximum notre ana-
lyse et de relever un certain nombre de textes pauliniens traitant directement
et explicitement de la rétribution. Nous prendrons d’abord le point de vue
anthropologique de la question puis son point de vue christologique. Nous
pourrons alors voir comment Paul, en partant d’une conception vétérotesta-
mentaire de la rétribution, opère un renversement total de la catégorie.

1. LE POINT DE VUE ANTHROPOLOGIQUE

1.1. Constats
a. La rétribution individuelle dans l’histoire est présente dans tout le cor-
pus. Alors que Jésus rejette toute rétribution qui expliquerait le présent des
situations humaines (Lc 13,1-4 ; 16,19-31 ; Jn 9,2-3), Paul au contraire fait
sienne l’idée que Dieu donne à chacun selon ses œuvres comme la tradition
biblique l’affirme de Gn à Ap5. Il semblerait qu’il se fasse l’écho de la
forme la plus élémentaire et mécanique (Dn) de la rétribution individuelle
selon laquelle Dieu châtie celui qui ne se conforme pas aux commandements
et assure vie longue et bonheur à celui qui observe la Loi (Ex 20,5 ;
Dt 5,16), formule reprise en Ep 6,3. « Toute impiété » et « toute injustice »
sont ainsi objet de « la colère de Dieu » (Rm 1,18). À propos du repas eu-
charistique, l’Apôtre exhorte les chrétiens à discerner : « Que chacun
s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette

4. Voir DIDIER G., Désintéressement du chrétien. La rétribution dans la morale de


saint Paul (Théologie 32), Paris, Aubier, 1955. Dans cet ouvrage ancien, l’auteur
avait perçu ce problème.
5. Cette idée est si importante que l’impie s’élève contre pareille affirmation
(Sg 2,22).
A DÉFINIR 175

coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation,
s’il ne discerne le Corps » (1 Co 11,28-29). Paul ne craint pas de dire que la
condamnation a des effets immédiats : « Voilà pourquoi il y a parmi vous
beaucoup de malades et d’infirmes, et que bon nombre sont morts » (1 Co
11,30). Il ajoute : « par ses jugements le Seigneur nous corrige » (1 Co
11,32). Dans la lettre aux Colossiens, qui, si elle n’est pas de Paul, est dans
le droit fil de sa pensée, l’auteur rappelle que « fornication, impureté, pas-
sion coupable, mauvais désirs et la cupidité, qui est une idolâtrie ; voilà ce
qui attire la colère divine sur ceux qui résistent » (Col 3,5-6). Dans une des
dernières lettres du corpus, il écrit : « Pour s’y être livrés [à l’amour de
l’argent], certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de
tourments sans nombre » (1 Tm 6,10), tandis que, pour ceux qui font preuve
de piété, la récompense advient déjà en ce monde (1 Tm 4,8), en toute jus-
tice. « Songez-y : qui sème chichement moissonnera aussi chichement ; qui
sème largement moissonnera aussi largement » (2 Co 9,6). Cet aphorisme
semble concerner la vie d’ici-bas. Paul n’exclut pas la perspective d’un châ-
timent temporel (1 Co 4,2 ; Rm 13,2-5 ; 1 Tm 5,20)6. Il pense également que
Dieu récompensera largement les membres de la communauté pour l’aide
matérielle qu’ils lui apportent (Ph 4,17-19).
b. Paul se réfère également à la perspective collective de la rétribution
telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament en fonction de l’Alliance. S’il
ne fait pas mention de diverses situations véterotestamentaires (destruction
de l’humanité lors du Déluge, destruction de Sodome et Gomorrhe, exil…),
Paul fait cependant mémoire de la communauté d’Israël qui, dans le désert, a
récriminé contre Dieu et a été punie (1 Co 10,1-13). Cet exemple est une
véritable figure de ce qui doit arriver immanquablement par rapport au
Royaume si la communauté chrétienne pèche comme l’ont fait les pères.
Aucun destin ne la menace. La portée de la référence est figurative : le passé
des pères prend une coloration eschatologique du fait que la communauté
chrétienne vit dans les temps de la fin (1 Co 10,11).
c. Rétribution finale. La rétribution finale dans l’Ancien Testament est
d’abord rapportée au moment précis de la mort : « pour qui craint le Sei-
gneur tout finira bien, au jour de sa mort, il sera béni » (Si 1,13). Elle est
comprise aussi comme une espérance qui va bien au-delà de la mort, même
si Qo 7,25 qui a exploré la sagesse ne donne pas de réponse, sinon celle de

6. À noter que les chrétiens n’ont pas à juger les autres (Rm 12,19-21 ; 1 Co
5,13). Leurs relations entre eux et avec tous est ordonnée par l’agapè et non par une
forme de rétribution qui s’inspirerait de la loi du talion. Dans le cas difficile du
chrétien de Corinthe au comportement condamnable, Paul recommande certes de
l’exclure de la communauté (1 Co 5,5). Ce geste ne vise pas la condamnation de
l’individu mais sa conversion toujours possible. Voir SHILLINGTON V. G., « Atone-
ment Texture in 1 Corinthians 5,5 », JSNT 71 (1998), p. 29-50.
176 CHANTAL REYNIER

la confiance absolue en Dieu. L’espérance et le bonheur consistent dans la


certitude de ne pas être séparé de lui dans la mort (Ps 16,5 ; 49,16 ; 73,23-
28, etc.). Les psaumes davidiques comme la finale de Job chantent la pré-
sence de la face de Dieu dans la mort. La théodicée (Is 53,10 ; Ps 22) ouvre
sur la question de la rédemption. Dans le Nouveau Testament, Jésus fait
allusion à la rétribution, sur un horizon eschatologique, dans le cadre de
certaines paraboles (Mt 20,1-16 ; 24,45-51 et par. ; 25,14-30 et par.) ou
encore à propos de la récompense promise (Mt 5,1-12) ou le discours sur la
porte étroite (Mt 7,13-14). Paul, lui, recommande aux chrétiens de Philippes
de ne pas être effrayés par leurs adversaires : « c’est là un présage certain,
pour eux de la ruine et pour vous du salut » (Ph 1,28). « Ne savez-vous pas
que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? » (1 Co 6,9 ; voir
Mt 25,12). « Leur fin sera leur perdition, ils ont pour dieu leur ventre »
(Ph 3,19). « Le Seigneur vous récompensera en faisant de vous ses héri-
tiers… Qui se montre injuste sera certes payé de son injustice sans qu’il soit
fait acception des personnes » (Col 3,24-25). D’où les exhortations à être
juste et équitable (Col 4,1).
Au dernier jour, il y aura une rétribution. Paul lui-même ne se met pas en
dehors d’elle (1 Th 4,17 ; 2 Co 5,10 ; Ph 3,13-21). La récompense finale
sera la vie éternelle pour qui pratique la piété (1 Tm 6,19). De ce fait, le
chrétien est invité à vivre « dans l’assurance que chacun sera payé par le
Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien » (Ep 6,8). Ce n’est pas sa situation
d’esclave ou d’homme libre qui changera quelque chose. Quant aux
épreuves actuelles, elles « préparent, jusqu’à l’excès, une masse éternelle de
gloire » (2 Co 4,17).
La vie éternelle (Ga 6,8) est « un prix » à remporter (1 Co 9,23-27 ;
Ph 3,14 ; 1 Tm 6,18-19), « une couronne de justice » (2 Tm 4,6-8) et la mort
apparaît comme un avantage (Ph 1,21). La communauté rassemblée dans la
foi sera une couronne pour Paul au « Jour de l’Avènement du Seigneur »
(1 Th 2,19). Reprenant la catégorie biblique du Jour de Yhwh qui était un
jour dans l’histoire, Paul déplace le Jour dans l’eschatologie et l’envisage
avec joie puisqu’il s’agit du retour du Seigneur (1 Th 4,13-18 ; 5,1-11)7. Un
tel Jour, s’il est celui de la présence du Seigneur, s’accompagnera néan-
moins du jugement : « Tous, nous comparaîtrons devant le tribunal de
Dieu » (Rm 14,10). Paul est sûr du salut (Rm 5,9-10 ; 8,31-39), sans que
cela entame sa détermination à lutter contre le péché. « Car il faut que tous
nous soyons mis à découvert devant le tribunal du Christ8, pour que chacun

7. Il se différencie en cela des visions terrifiantes et des interrogations de 4 Esdras


ou de la crainte témoignée par le récit de la mort de Rabbi Jochanan ben Zakkai.
8. Seul Dieu est juge, quelquefois il s’agit du Christ comme délégué. LÉGASSE S.,
« Le jugement dernier chez Paul », dans : COULOT Cl. (éd.), Le Jugement dans l’un
et l’autre Testament, II, p. 255-263, voir p. 257.
A DÉFINIR 177

recouvre ce qu’il aura fait pendant qu’il était dans son corps, soit en bien,
soit en mal » (2 Co 5,10). Même l’œuvre de la prédication sera jugée sans
pour autant que l’ouvrier apostolique soit condamné : « L’œuvre de chacun
deviendra manifeste ; le Jour en effet la fera connaître, car il doit se révéler
dans le feu, et c’est ce feu qui éprouvera la qualité de l’œuvre de chacun »
(1 Co 3,13). « Alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient »
(1 Co 4,5). S’il y a une relation entre le poids de peine porté par l’ouvrier et
la récompense finale, celle-ci est surabondante (2 Co 4,17).
Paul est le premier auteur du Nouveau Testament à donner une descrip-
tion de la Parousie en recourant aux images et métaphores (feu, fournaise,
festin, ténèbres) que lui fournissent l’Ancien Testament et les apocalypses
juives9 qu’il réinterprète en fonction de sa christologie.
Ce sera bien l’effet de la justice de Dieu de rendre la tribulation à ceux qui
vous l’infligent et à vous qui la subissez, le repos avec nous, quand le Seigneur
Jésus se révélera du haut du ciel, avec les anges de sa puissance, au milieu d’une
flamme brûlante, et qu’il tirera vengeance de ceux qui ne connaissent pas Dieu et
de ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus. Ceux-là seront
châtiés d’une perte éternelle, éloignés de la face du Seigneur et de la gloire de sa
force, quand il viendra pour être glorifié dans ses saints et admiré en tous ceux
qui auront cru [2 Th 1,6-10 ; voir aussi 1 Co 3,13-15].
Le dessein de Dieu est de nous faire « entrer en possession du salut par
notre Seigneur Jésus Christ » (1 Th 5,9) car « Jésus nous délivre de la colère
qui vient » (1 Th 1,10).
Dans sa première lettre (1 Th 4,3-8), Paul rappelle, à propos de ceux qui
se laissent emporter par la passion comme le font les païens, que « le Sei-
gneur tire vengeance de tout cela – citation de Dt 32,35 et de Ps 94,2 –
comme nous l’avons déjà dit et attesté » (1 Th 4,6). Ce point de vue est da-
vantage développé en Rm :
Par ton endurcissement et l’impénitence de ton cœur tu amasses contre toi un
trésor de colère, au jour de la colère où se révélera le juste jugement de Dieu qui
rendra à chacun selon ses œuvres (Ps 62,13) : à ceux qui, par la constance dans le
bien, recherchent gloire, honneur et incorruptibilité, la vie éternelle ; aux autres,
âmes rebelles, indociles à la vérité et dociles à l’injustice, la colère et l’indignation.
Tribulation et angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal, au Juif d’abord,
puis au Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord, puis
au Grec ; car Dieu ne fait pas acception des personnes [Rm 2,5-11].
Paul affirme l’universalité de la rétribution. Le but de ces affirmations est
de rappeler qu’il n’y a qu’un seul chemin vers Dieu, le Christ, et que tout

9. QUESNEL M., « Deux scénarios des événements de la fin : 1 Th 4,13-18 et 1 Co


15,50-53 », dans COULOT Cl. (éd.), Le Jugement dans l’un et l’autre Testament, II,
p. 265-279, voir p. 279.
178 CHANTAL REYNIER

autre chemin conduit à la mort. Il ne s’agit pas de dire que Dieu refuse le
salut à l’impie mais qu’il n’y a pas d’issue au refus du Christ.
Paul puise dans son héritage pharisien. Il s’inscrit en effet dans la ligne du
judaïsme qui, à l’approche du Ier siècle, exprime une double tension entre
une réalité présente et la plénitude finale, et entre un ici-bas et un au-delà
dans lequel Dieu donnerait une vie que la mort ne pourrait interrompre1.
Cependant il s’en démarque. Le jour du Jugement, qui n’est pas un jour de
terreur, ne se limite ni au jugement de Dieu ni à la rétribution. Jour de joie et
de salut définitif que l’on accueille dans la parrèsia, il fera participer à la
résurrection (1 Co 15,20) promise par celui qui est « le premier-né d’entre
les morts » (Col 1,18).
Paul ouvre une brèche dans les affirmations vétérotestamentaires sur la ré-
tribution, en fondant la certitude de la vie éternelle sur la résurrection du
Christ. Certes l’Apôtre n’expose pas de façon systématique sa conception
eschatologique et n’est pas toujours explicite quant à la sanction négative2.
Pourtant la rétribution semble jouer un rôle structurant dans l’eschatologie
paulinienne. On peut se demander si, dans ce contexte, Paul tient que la
récompense divine serait à la mesure des observances humaines. Pour con-
clure ce constat, relevons que Paul a recours au langage de la rétribution tant
sur le plan historique que sur le plan eschatologique. Cela n’est pas sans
poser question. Comment concilier en effet ses affirmations sur la gratuité
divine, le salut sans les œuvres, la surabondance du don de Dieu, la singula-
rité de la personne du Christ ? Ces questions nous invitent à nous interroger
sur la fonction que joue la rétribution.

1.2. Fonction
Parmi ces textes, certains ont été souvent majorés dans l’interprétation,
faute d’avoir été lus dans la dynamique de leur contexte. Ils ont suffi à justi-
fier les canons du concile de Trente qui considèrent le Christ comme source
de tout mérite et n’hésitent pas à rappeler que la perspective de la récom-
pense a pour but d’encourager le chrétien3. L’exemple de Rm 1-34 permet de

1. Sur cette double eschatologie, voir REISER M., Jesus and Judgement. The
Eschatological Proclamation in Its Jewish Context (introduction de la trad. angl.),
Minneapolis, Fortress Press, 1997, p. 6.
2. Voir les remarques de LÉGASSE, « Le jugement dernier », dans : Le Jugement,
II, p. 260-261. Paul n’emploie pas le terme « géhenne », même s’il parle de
« perte », de « destruction », de « ruine ». Voir aussi, du même auteur, « Saint Paul
croyait-il à l’enfer ? » BLE 98 (1997), p. 181-184.
3. DIDIER, Désintéressement, p. 220.
4. L’ensemble de la lettre aux Romains met en lumière la gratuité du don de Dieu
Dieu sans cesse réaffirmée (Rm 5) qui culmine dans la vie dans l’Esprit (Rm 8).
Tout cela est situé dans le dessein de Dieu, comme le sont les rapports Israël/Nations
A DÉFINIR 179

de mieux percevoir la fonction paulinienne de la rétribution individuelle.


Celle-ci y est longuement développée1 et fait apparaître de façon éclatante le
paradoxe qui traverse l’ensemble des écrits de Paul. Paul ouvre la première
partie de la lettre par la perspective de la rétribution immédiatement après
avoir affirmé que le salut est donné par la foi à tous ceux qui croient
(Rm 1,16).

1.2.1. Justice immanente


Dans l’histoire, la rétribution équivaut à affirmer la justice immanente.
Pour caractériser la situation pécheresse de l’homme, Paul n’hésite pas à
dire que celui-ci est « sous la colère de Dieu », terme qui ne désigne pas
l’irritation objective de Dieu mais caractérise, sous forme subjective,
l’incompatibilité de Dieu avec le péché et le mal, c’est-à-dire avec ce qui
nous sépare de lui2. La catégorie vétérotestamentaire de « colère » rend
compte de ce refus de Dieu. Cette conception se retrouve avec des nuances
d’un bout à l’autre du corpus. Dire que les païens sont objet de la colère
(Rm 1,19-32) revient à dire que l’homme assume la conséquence de ses
actes sans pour autant devoir interpréter cela comme une punition infligée
par Dieu ou un abandon de sa part. Parce que les non-juifs méprisent
l’« ordre naturel » par des comportements qui sont des conséquences de
l’oubli de Dieu, ils se détruisent eux-mêmes. Aussi Dieu les a « livrés à leurs
passions » (Rm 1,24.26-28). « Les convoitises de leur cœur » (Rm 1,24)
découlent de leur aliénation religieuse : « ils ont préféré la créature au Créa-
teur » alors que, dans la nature, tout homme peut percevoir le signe objectif
de quelqu’un qui le déborde. Dieu respecte la liberté de l’homme à
l’intérieur des choix qu’il fait et ne s’oppose pas à la liberté humaine, car il
ne peut pas violenter la liberté qu’il crée.

1.2.2. Justice de Dieu à l’égard de tous.


La colère de Dieu n’est pas réservée aux païens idolâtres. Les juifs eux-
mêmes n’y échapperont pas car ils jugent ceux qui font le mal et ils sont
dans la même situation, eux qui pourtant ont la Loi. Certes, leur critique est

en Rm 9-11 où est abordé le thème de la rétribution que nous ne pouvons pas traiter
dans ce cadre.
1. Comme l’a montré ALETTI, « Rétribution et jugement », dans : Le jugement, II,
p. 311-334.
2. Colère et justice sont, dans la Bible, les deux faces d’une même réalité qui doit
être clairement exprimée pour que l’homme ne soit ni dans l’ignorance ni dans
l’illusion par rapport à Dieu et à ses propres comportements. Voir PLEVNIK J., Paul
and the Parousia. An Exegetical and Theological Investigation, Peabody,
Hendrikson, 1997 ; BOVATI P., Ristabilire la Giustizia. Procedure, vocabulario,
orientamenti (AnBib 110), Rome, PIB, 1986.
180 CHANTAL REYNIER

fondée sur une prétention à faire le bien, mais elle ne les rend pas justes pour
autant (Rm 2,3-5) puisqu’ils méprisent la miséricorde de Dieu qui est pa-
tiente envers tous. En « jugeant », ils « amassent un trésor de colère »
(Rm 2,5). Ils sont ainsi mis au rang des païens (voir Ep 2,3). Leur conduite
non seulement contredit le Dieu saint qu’ils confessent mais elle est inte-
nable puisque, dans l’humanité, un peuple ne peut juger les autres nations. Il
n’y a qu’un seul juge, Dieu (Rm 2,3) qui exerce toujours son jugement avec
miséricorde envers tous.
La supériorité du juif sur le païen tient dans le fait que les juifs bénéficient
de la Révélation mais elle n’est pas un gage de communion avec Dieu
(Rm 2,1-16). Il n’y a pas de différence dans la rétribution des uns et des
autres. Paul montre que la justice est la même pour tous car Dieu est juste :
il punit injustice et impiété, il récompense celui qui fait le bien. Tous ceux
qui font le mal, quels qu’ils soient, sont passibles de la colère de Dieu
(Rm 2,6-11). Dieu applique les mêmes critères à tout homme, quelle que
soit son origine, car il connaît le secret des cœurs (Rm 2,16 ; voir Mt 6,1-4).
Il « rend à chacun selon ses œuvres » (Rm 2,6) et ne rend pas le mal pour le
mal. Il récompensera le juste. Ce concept de récompense exprime que Dieu
juge en fonction de la vie dans l’Esprit. Les juifs, qu’ils soient pieux ou non,
seront jugés en fonction des œuvres qu’ils ont accomplies selon ce que la
Loi leur commande. Les non-juifs quant à eux, seront jugés en fonction des
œuvres accomplies selon ce que demande leur conscience, « cette loi inscrite
dans leur cœur » (Rm 2,15). Parce que le jugement de Dieu est équitable et
impartial, le juif, introduit dans la connaissance de Dieu par la Loi de Moïse,
n’a pas de privilège pour échapper à la colère. De même le païen peut être
reconnu juste devant Dieu qui voit le fond des cœurs. La miséricorde de
Dieu, dont l’unique désir consiste à faire partager ce qu’il est lui-même,
« gloire », « honneur », « incorruptibilité » (Rm 2,7) et « paix » (Rm 2,10),
n’est pas réservée à quelques-uns, elle s’étend à toute l’humanité. La rétribu-
tion a une portée universelle. Puisque personne n’est juste devant Dieu, Paul
montre que toute l’humanité est dans la même situation, car « Dieu ne fait
pas acception des personnes » (Ep 6,9). Il renverse un lieu commun jusque-
là indépassable du point de vue juif, à savoir que le péché se situe du côté
des non-juifs et que seuls les juifs seraient objet de la justice de Dieu. À cet
égard, il s’inscrit dans la perspective universalisante inaugurée par Job, mais
son universalisme est déterminé par le Christ. Il pose également le problème
de la fonction de la Loi, puisqu’elle ne donne pas la justice.

1.3. Dieu véridique et juste


Parler en termes de rétribution permet à Paul d’affirmer que Dieu « est
véridique ». Paul ne reprend pas alors la perspective de la souffrance et du
mal face à Dieu présupposé juste qu’envisagent les écrits postexiliques
(Ez 18 ou Dt 7,9-11…). Il ne reprend pas davantage le questionnement de
A DÉFINIR 181

Job ou de Qohélet. Pour l’Apôtre, l’attitude infidèle d’Israël met en lumière


tant la fidélité de Dieu que sa vérité. Si Dieu n’est pas vrai, il n’y a pas de
Dieu (Rm 3,4)1. Dieu doit être véridique. Il est le principe de vérité. Devant
Dieu qui est vrai, l’homme ne l’est jamais complètement. « Tout homme est
menteur » (Rm 3,4). Parce que Dieu est saint, il a la capacité de rejoindre
tous les hommes pour leur faire partager sa sainteté. Celle-ci se manifeste
dans l’acte par lequel l’homme est jugé comme incapable de plaire à Dieu.
Paul radicalise ce que Dt 9,4 osait affirmer en montrant que « l’action de
Yhwh ne dépend en rien des mérites d’Israël2 ». Il l’étend à tout homme
quelle que soit son origine.
Le fait que Dieu nous donne ce que nous ne pouvons pas obtenir par
nous-mêmes n’implique pas que nous devions faire le mal pour être justifiés
(Rm 3,8). Dieu utilise ce qui ne devrait pas exister, le mal dont il n’est pas
responsable, pour montrer qui il est, sans jamais justifier ce qui ne devrait
pas exister (Rm 3,7-8). Dieu est le principe de la vérité. Il n’a pas besoin de
manifester sa justice pour être juste ; mais, parce qu’il est juste, il met
l’homme en communion avec lui (Rm 3,26). L’homme doit être convaincu
qu’il n’est pas capable de faire ce que Dieu demande sans pour autant qu’il
soit réduit à sa misère. La sainteté de Dieu ne sert pas à montrer que
l’homme n’est rien. Elle révèle seulement que seul Dieu nous donne gratui-
tement et sans réserve ce à quoi nous aspirons. L’exemple d’Abraham cor-
robore ce point de vue (Rm 4). Parce qu'« il a cru, il est justifié »
indépendamment de la circoncision et des œuvres, autrement dit « sans la
Loi ». Sa foi le met hors de tout salaire et de toute récompense. Ce ne sont
pas les mérites, c’est-à-dire les œuvres, qui le sauvent, mais la gratuité de
l’amour de Dieu. En ce sens, Abraham, étant dans une situation comparable
à « l’impie » (Rm 4,5), représente tous les hommes (Rm 5,6).

1.4. Refus de la rétribution


Le début surprenant de la lettre aux Romains, loin d’être une critique de
l’humanité pécheresse, tente d’apporter une réponse aux objections que pour-
raient opposer les juifs, surtout les juifs pieux, quant à la différence de trai-
tement que Dieu infligerait aux hommes. Le raisonnement de Paul est fondé
sur l’événement du Christ qui offre la justification à tous sans exclusive. Par
conséquent, il est impossible de prôner une inégalité de la rétribution de la
part de Dieu ni de réduire la justification à un élément naturel qui irait de soi
ni de dire que l’amour de Dieu est un dû. Ce faisant, Paul refuse toute com-

1. Paul utilise la seconde moitié de Ps 51,6 LXX pour prouver la justice de Dieu
qui est l’espérance du psalmiste.
2. NOCQUET, « Rétribution et justice de Dieu », dans le présent volume, p. 00-
00.
182 CHANTAL REYNIER

munion avec Dieu qui reposerait sur la rétribution. Cette dernière lui permet
seulement d’affirmer que Dieu est juste envers tous et qu'« il ne fait pas ac-
ception des personnes », supprimant la barrière entre juif et païen. Elle lui
permet également de réfuter toute objection qui lie la justice de Dieu aux
œuvres, autrement dit qui affirme que la Loi est la condition d’accès à Dieu.
Tout cela est déduit de l’universalité de l’œuvre du Christ. Puisqu’il n’y a
qu’un seul Juste, le Christ qui se révèle comme Fils de Dieu dans l’histoire,
tous les hommes sont pécheurs, c’est-à-dire ils sont incapables d’être par
eux-mêmes en communion avec Dieu. Parce que le Christ est, en tant que
Fils de Dieu, en parfaite communion avec son Père, il est le seul à être en
mesure de nous y faire entrer. L’événement du Christ anéantit la perspective
de la rétribution et le risque de système que la théologie deutéronomiste
semblait favoriser. Si l’horizon est ouvert pour l’humanité, l’espérance dont
elle vit n’est pas celle de la récompense mais de la rencontre avec la per-
sonne du Christ (1 Th 1,10 ; 2 Co 5,6 ; Ph 1,21-23…).
En conclusion, on peut dire que Paul utilise la catégorie de la rétribution.
Son originalité réside dans la fonction qu’il lui attribue et qui le conduit à la
rejeter. Elle lui permet d’affirmer que les actes de l’homme ne sont pas sans
conséquence pour l’être humain lui-même et que Dieu est juste envers tous
les hommes. De telles affirmations ne peuvent être posées qu’en raison de la
résurrection. Sous l’angle christologique, d’autres questions se posent alors.

2. CETTE PERSPECTIVE POSE QUESTION


DU POINT DE VUE CHRISTOLOGIQUE

Conjointement à ces développements anthropologiques, Paul déploie un


point de vue christologique où la catégorie de la rétribution semble présente
au point qu’un certain nombre de formules ont conduit à développer une
théologie de l’expiation et de la satisfaction. Elles semblent faire écho à
l’idée d’expiation pour autrui qui apparaît dans Jb 42,8-10 LXX, conception
que l’on retrouve dans le judaïsme tardif avec la mort expiatrice du martyr1
et qui sera reprise par les chrétiens persécutés.

1. Voir HENGEL M., La crucifixion dans l’Antiquité et la folie du message de la


croix (Lectio divina 105), Paris, Éd. du Cerf, 1981, p. 186-192, qui reprend la thèse
de WENGST K., Christologische Formeln und Lieder des Urchristentums (StNT),
Gütersloh, Mohn, 1972, p. 70 : l’idée de la mort expiatoire par substitution a ses
racines dans le judaïsme hellénistique. À cause de la destruction du Temple, il n’est
plus possible d’offrir des sacrifices, il ne reste plus qu’à s’offrir soi-même.
A DÉFINIR 183

2.1. Les formules d’où sont nés les malentendus et les contresens
a. « Dieu l’a exposé instrument de propitiation » (Rm 3,25)
La croix rappelle la figure du propitiatoire. Le difficile terme hilastèrion a
été interprété de façon diverse que l’on peut résumer de la manière sui-
vante1 : soit il désigne une offrande à la divinité, un objet du sanctuaire tel le
kapporet du Temple (adjectif neutre substantivé), soit Dieu présente Jésus
comme celui qui accomplit l’expiation (adjectif masculin). Le sens objectif a
été soutenu par de nombreux exégètes2 : la croix sur laquelle Jésus est cloué
rappelle le couvercle de l’arche de l’Alliance que le grand prêtre asperge de
sang au jour de la fête des Expiations (Lv 16,2.12-16). On peut objecter à
cette position que la mention sans l’article semble exclure une identification
au kapporet : s’il s’agissait du kapporet, pourquoi mentionne-t-on Jésus et
non la croix, à moins que le rappel du sang versé joue comme une métony-
mie. L’hypothèse d’une allusion à l’expiation est aussi difficile à soutenir.
Paul ne traite pas le Christ comme un objet sacrificiel3. Il évite même le mot
thyma auquel il préfère thysia, entendu au sens profane (Rm 12,1 ; Ph 2,17 ;
4,18). La seule fois qu’il recourt à thyo, c’est en 1 Co 5,7, mais le Christ est
alors assimilé à l’agneau pascal sans valeur expiatoire. Il faut donc éviter de
valoriser un terme isolé et finalement ambigu qui endosserait la perspective
du sacrifice expiatoire4. Pourtant on ne peut exclure totalement le fait que
Paul se réfère à cette idée qu’il assume du judéo-christianisme hellénistique,
même s’il n’y insiste pas. Il y a un lieu commun qui, de par son lexique, crée

1. Sur le sens de hilastèrion, l’étude ancienne de DEISMANN A., « Hilasterios und


hilasterion. Eine lexikalische Studie », ZNW 4 (1903), p. 193-212 reste valable. Pour
une reprise plus récente, on se reportera à KRAUS W., Der Tod Jesu als
Heiligstumsweihe. Eine Untersuchung zum Umfeld der Sühnevorstellung in
Römer 3,25-26a (WMANT 66), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener, 1991, p. 21-44.
2. FRYER N. S. L., « The Meaning and Translation of Hilasterion in
Romans 3,25 », EvQ 59 (1987), p. 99-116 ; plus récemment GAUKESBRINK M., Die
Sühnetradition bei Paulus. Rezeption und theologischer Stellenwert (FzB 82)
Würzburg, Echter, 1999, p. 231-232 ; STÖKL-BEN EZRA D., The Impact of Yom
Kippur on Early Christianity (WUNT 163), Tübingen, Mohr, 2003, p. 197-205.
3. D’après PENNA R., Lettera ai Romani. Introduzione, versione, commento,
Bologne, EDB, 2010, p. 259 qui renvoie à BREYTENBACH C., Versöhnung. Eine
Studie zur paulinischen Soteriologie (WMANT 60), Neukirchen-Vluyn,
Neukirchener, 1989, p. 168, pour lequel « il est impossible de parler de mort du
Christ en termes de sacrifice cultuel d’expiation ».
4. Il ne faut pas l’exclure trop vite comme le fait MC LEAN B. H., « The Absence
of an Atoning Sacrifice in Paul’s Soteriology », NTS 38 (1992), p. 551-553. Voir
aussi, du même auteur, The Cursed Christ. Mediterranean Expulsion Rituals and
Pauline Soteriology (JSNT.S 126), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1996.
HENGEL, La crucifixion, p. 169-170 est plus nuancé.
184 CHANTAL REYNIER

une ambiguïté. En fait, c’est la place de la rédemption qui doit être à nou-
veau revue.
L’idée de la présence de Dieu liée au lieu (kapporet) défendue par
Janowski, Kraus et plus récemment par Knöppler1 paraît moins appropriée
dans la mesure où Paul insiste sur la personne du Christ. Le Christ sur la
croix ne révèle-t-il pas le lieu par excellence où Dieu se donne à connaître ?
Penna préfère voir dans l’hilastèrion « le moyen, la forme, le mode que
Dieu a choisis pour expier/effacer les péchés du monde et pour réconcilier
les hommes avec lui (2 Co 5,192) ». Sa mort n’est pas sans rapport avec
celle des martyrs (2 M 7,37 - 8,5 ; 4 M 17,20-22), évoquée en 1 Tm 6,13, à
la différence que, dans le cas du Christ, c’est Dieu qui efface les péchés. Le
Christ sur la croix non seulement évoque le Jour des Expiations mais en
exprime le sens profond qui ne se découvre que « dans la foi3 ». L’efficacité
du sacrifice de Jésus, car il s’agit bien de sacrifice, par rapport aux anciens
sacrifices repose sur le fait que ce n’est pas l’effusion de sang (Rm 3,25)
comme telle qui nous sauve mais l’identité singulière de celui qui verse son
sang (Ga 2,20 et Rm 5,9-10). Si l’humanité trouve dans le Christ crucifié la
juste compensation de son erreur, cela ne doit pas être interprété comme le
signe de la vengeance de Dieu sur l’homme, mais comme le don absolu de
Dieu qui se livre à l’homme. Ce fait est à comprendre en fonction de
l’incarnation. Le Christ fait ce que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes
(voir Rm 5,12-21). En se remettant entre les mains du Père, il révèle le par-
don du Père pour toute l’humanité. La croix sur laquelle il verse son sang est
le lieu par excellence où se révèle l’unique médiation du Christ qui réconci-
lie Dieu et les hommes, et les hommes entre eux par l’amour qu’il mani-
feste. Cette double réconciliation opérée par la personne du Christ fait sortir
de la rétribution. C’est pourquoi elle accomplit la figure du propitiatoire et la
dépasse infiniment. Rappelons que ce ne sont pas les figures qui donnent
sens au Christ, mais c’est le Christ, parce qu’il est le Fils, qui donne sens
aux figures. Ainsi s’accomplit la rédemption de toute l’humanité.

1. Voir JANOWSKI B., Sühne als Heilsgeschehen, Traditions- und religionges-


chichtliche Studien zur Sühnetheologie der Priesterschrift, Neukirchen-Vluyn, Neu-
kirchener, 20002, p. 248-249 ; KRAUS, Der Tod Jesu, p. 150-157 ; KNÖPPLER T.,
Sühne im Neuen Testament. Studien zum Urchristlichen Verständnis der
Heilsbedeutung des Todes Jesu (WMANT 88), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener,
2001, p. 116 (Jésus est la kapporet de la nouvelle Alliance). C’est un des rares pas-
sages où Paul recourt à la catégorie du Temple en reprenant une formule tradition-
nelle liant ainsi la mort du Christ au sacrifice expiatoire. L’idée d’une substitution
du Christ au culte antique ne peut être totalement rejetée.
2. PENNA, Romani, p. 260.
3. PENNA note qu’entre la mention de l’hilastèrion et celle du sang, Paul insère
« par la foi » qui paraît interrompre la logique (ibid., p. 261).
A DÉFINIR 185

b. Rm 8,3 lie l’envoi du Fils dans la chair à la condamnation du péché,


bien que le vocabulaire du sacrifice soit absent de ce verset : « Dieu en en-
voyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue
du péché a condamné le péché dans la chair » (Rm 8,3). Le Christ n’est pas
pécheur mais il a le pouvoir de faire tenir en lui le péché en le détruisant1.
Paul se place du point de vue de l’incarnation et du dessein de Dieu sur le-
quel nous reviendrons. La croix, où le jugement de Dieu se révèle, rend
manifeste la négativité du péché et le poids de la condamnation est exprimé
par le terme homoiômati2. Le péché a pris corps dans une humanité péche-
resse. En entrant dans cette humanité, le Christ s’identifie au résultat objectif
du péché, tout en étant lui-même soustrait au péché. Il s’identifie aux consé-
quences du péché pour que, du sein des conséquences, soit détruit le prin-
cipe. Parce que le Fils en qui tout est créé assume la création, il dépossède
l’homme de ce en quoi il veut s’opposer à Dieu. En mettant le péché en lui,
il nous en délivre. Pas plus qu’il n’est question d’une condamnation des
hommes, il n’est question d’une « condamnation » du Christ : ce qui serait le
cas dans la perspective d’une substitution vicaire, où le Christ serait con-
damné « à la place de ». Le dessein de Dieu consiste à libérer les hommes de
la domination exercée par le péché3.
c. La formule de 2 Co 5,21 identifie le Christ au péché et fait de lui une
victime qui réalise l’expiation comme si, par sa souffrance, il convertissait le
péché et le mal. C’est ainsi que l’ont compris les Pères et cette interprétation
a prévalu jusqu’au Moyen Âge4. Paul ne parle pas d’expiation mais du
Christ qui a pris notre péché et le révèle lorsqu’il le détruit (Rm 5,12-21). Ce
qui est nôtre devient sien de sorte que ce qui est sien devienne nôtre et que
nous devenions justice en lui. Le Christ a été identifié au péché pour que
l’humanité découvre dans la révélation la profondeur du mal à laquelle elle
est arrachée et soit sûre que cette identification commande son identification
à la justice (voir aussi 1 Co 5,7). L’humanité est introduite dans le monde de
la filiation en découvrant qu’elle ne peut y entrer par elle-même. La justifi-
cation n’est pas son œuvre.
d. « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous »
(Rm 8,32). Est-ce à dire que Dieu pour rejoindre les hommes sacrifie son
Fils, comme dans les sacrifices anciens où la divinité apaise ainsi sa colère ?

1. Peri hamartias est entendu au sens technique de « sacrifice pour le péché »


(LXX : Lv 4,3.14.28.35 ; 5,6.7.8.10… ; Nb 7,16 ; 8,8…).
2. Paul met toujours en lumière le côté manifeste de la mort (Rm 3,25 ; Ga 3,1…)
en lien avec le jugement éliminatoire du péché.
3. PENNA, Romani, p. 541-542.
4. GLOER W. H., An Exegetical and Theological Study of Paul’s Understanding of
New Creation and Reconciliation in 2 Cor 5,14-21 (MBPS 42), Lewiston - New
York, Mellen Biblical Press, 1996.
186 CHANTAL REYNIER

Paul utilise, en faisant preuve d’originalité, la figure d’Isaac1 (Gn 22,1-18)


intégrée à celle du serviteur2 (Is 53,10-12) liée à la tradition synoptique. En
établissant une sorte d’équivalence entre Dieu et Abraham sur le rapport de
donation du fils, il fait ressortir une différence majeure : c’est Dieu qui
prouve aux hommes son amour et non Abraham qui proteste de sa fidélité.
Par rapport au serviteur, Paul ne parle pas des péchés et emploie la préposi-
tion hyper, absente du texte isaïen : « elle a une valeur directement existen-
tielle et seulement indirectement expiatoire, comme le note Penna, et la
dimension expiatoire de la mort de Jésus n’est qu’implicite, non thémati-
sée3. » Tout en se fondant sur des formulations traditionnelles, l’événement
du Christ qui révèle l’amour de Dieu transcende les catégories judaïques dont
elles sont issues4. Il faut souligner la dimension universelle : le Christ a été
livré « pour tous ». Il « donnera toute faveur ». Ce futur ne concerne pas
l’eschatologie comme on a pu le dire mais le présent, en raison du contexte
où justification, rédemption, réconciliation sont données maintenant.
e. Le point culminant des affirmations pauliniennes qui pourrait induire
l’idée d’une rétribution se trouve en Ga 3,13 : « le Christ est devenu lui-
même malédiction pour nous. » L’affirmation christologique est insérée
dans une citation explicite (Dt 27,26) et introduite comme telle. Ce passage
a favorisé la théorie de la substitution pénale selon laquelle Jésus,
l’innocent, reçoit le châtiment qui incombe à l’humanité pécheresse. La Loi,
dont Paul a montré qu’elle ne peut pas justifier l’homme, déclare le Christ
maudit. Le fait d’être sur la croix est lu dans la perspective de la rétribution
comme la condamnation par Dieu de celui qui pend au bois. La croix signi-
fie l’échec de la vie humaine, le signe que Dieu n’est pas avec le condamné
et le contredit (Dt 21,23). Le verset du Deutéronome s’applique à l’homme
mis à mort dont le cadavre est exposé sur le bois. Paul n’extrapole pas5, il
modifie la citation. En remplaçant le parfait passif (kekatèramenos) par un
adjectif verbal (epikataratos, Dt 21,23), il montre que la malédiction n’est
pas une œuvre de Dieu mais qu’elle vient en fait d’une mauvaise interpréta-

1. Certains hésitent à trop insister sur le lien avec Isaac : FITZMYER J. A., Romans,
A New Translation with Introduction and Commentary (AncB 33), New York,
Doubleday, 1993, p. 484.531 ; LÉGASSE S., L’épître de Paul aux Romains (Lectio
divina. Commentaires 10) Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 549-550. D’autres sont
davantage favorables : Penna, Romani, p. 613.
2. LYONNET S., « Dieu “n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré” », dans
Études sur l’Épître aux Romains, Rome, PIB, 1989, p. 255-259.
3. PENNA, Romani, p. 613.
4. Voir SÖDING T., « Sühne durch Stellvertretung. Zur zentralen Deutung des
Todes Jesus im Römerbrief », dans FREY J., SCHRÖTER J. (éd.), Deutungen des Todes
Jesu im Neuen Testament (WUNT 181), Tübingen, Mohr, 2005, p. 375-396.
5. Une tradition à Qumrân (11QTL XIV, 6-13) interprète Dt 21,22-23 dans le sens
d’une mort sur le bois.
A DÉFINIR 187

tion de la Loi qui le juge sur la croix1. Par le biais de la métonymie, Paul
opère un raccourci audacieux : le Christ est devenu « objet de malédiction »,
du fait de sa crucifixion. Par son acte d’auto-donation, il renverse la malé-
diction puisqu’il est lui-même « bénédiction » et ne peut donc propager que
la bénédiction. La modification introduite met en rapport ce qui arrive aux
hommes exposés à la malédiction de la Loi (Ga 3,10) et le Christ subissant
cette malédiction (Ga 3,13)2. Le « pour nous » ayant une visée universelle3,
tous peuvent recevoir les bénédictions dans la foi, par celui qui se donne à
voir comme « objet de malédiction ». La bénédiction donnée à Abraham
passe désormais à tous.
Le Christ, par sa résurrection, détruit toutes les catégories dans lesquelles
l’homme est enfermé par la Loi. Il nous « achète », c’est-à-dire nous « libère
en nous achetant4 ». Paul renverse la référence en montrant que le vrai sens
de la croix est une libération de la Loi qui proclame la malédiction sur le
Christ mais aussi sur tous ceux qui sont incapables de mettre en œuvre la
totalité de ce qu’elle commande (Ga 3,10), autrement dit sur la totalité de
l’humanité. La Loi, qualifiée elle-même de malédiction dans la mesure où
elle ne voit pas le fond des choses, n’est pas condamnée, mais reléguée au
rang de pédagogue (Ga 2,16 ; 3,24-25). À la différence de Romains où Paul
parle de justice rétributive, Paul veut ici montrer l’absence de lien entre Loi
et bénédiction même si, dans la Loi, il y a une partie de bénédictions
(Dt 28,1-14 qui suit Dt 27,26)5. Il exclut définitivement tout sacrifice expia-
toire du Christ. Ce faisant, il rejette toute perspective de rétribution.

1. LÉMONON J.-P., L’épître aux Galates (CbNT 9), Paris, Éd. du Cerf, 2008,
p. 121.
2. RASTOIN M. y voit un raisonnement par gezera shawah (Tarse et Jérusalem. La
double culture de l’apôtre Paul en Galates 3,6 - 4,7 [AnBib 152], Rome, PIB, 2003,
p. 114-116).
3. DETTWILLER, « De la malédiction à la bénédiction : une interprétation de
Galates 3,10-14 », dans : BILLE F., DETTWILLER A., ROSE M., « Maudit quiconque
est pendu au bois ». La crucifixion dans la Loi et dans la foi (PIRSB 2), Lausanne,
Éd. du Zèbre, 2002, p. 57-83 ; GOMBIS T. G., « The “Transgressor” and “the Curse of
Law” : The Logic of Paul’s Argument in Gal 2-3 », NTS 53 (2007), p. 81-93.
O’BRIEN K. S., « The Curse of the Law (Gal 3,13) : Crucifixion, Persecution and
Deuteronomy 21.22-23 », JSNT 29 (2006), p. 55-76 ; STANLEY C. D., Paul and the
Language of Scripture : Citation Technique in the Pauline Epistles and
Contemporary Literature (MSSNTS 74), Cambridge, Cambridge University Press,
1992, p. 239-248.
4. Voir la discussion sur exagorazein dans LYONNET S., « L’emploi paulinien de
exagorazein au sens de redimere est-il attesté dans la littérature grecque ? » Bib 42
(1961), p. 85-89.
5. Cela ne signifie pas pour autant que les hommes seraient sous l’emprise
d’éléments mauvais qui les empêcheraient d’être en relation avec Dieu, comme
188 CHANTAL REYNIER

À l’encontre de ceux qui, en se référant au Deutéronome, considèrent que


Jésus ne peut avoir de prétention à être le Fils de Dieu, Paul montre que
Dieu est la bénédiction même dans la mort c’est-à-dire dans le lieu de
l’échec par excellence. Il met en garde tous ceux qui seraient tentés de reve-
nir à la Loi1. Il peut ainsi rejeter toutes les objections à la filialité divine de
Jésus que lui-même a faites avant l’événement de Damas2. La malédiction
exprime le paradoxe : celui qui vient révéler l’amour de Dieu est non seule-
ment méconnu mais il est traité comme indigne de Dieu. Il doit passer par la
mort que l’homme ne peut dominer pour qu’on découvre que Dieu se moque
de la malédiction et y répond par la résurrection. C’est l’expérience de
l’Esprit qui fait comprendre, dans la foi, l’initiative transformante de Dieu.
Paul montre que ceux qui croient au Christ, qu’ils soient juifs ou non-juifs,
échappent à la malédiction de la Loi et héritent de la bénédiction
d’Abraham. Tout homme, quel qu’il soit, a accès à Dieu dans le Christ.

2.2. Renversement de logique : l’inattendu du Christ


Ces formules christologiques qui ont été interprétées dans le sens de la ré-
tribution vétérotestamentaire3 sont à lire dans la dynamique des écrits de
Paul. En étudiant leur fonction, on découvre comment Paul entend se dé-
marquer du culte et montrer le dépassement singulier assumé par le Christ.
À la place de la colère attendue, c’est l’inattendu du Christ qui survient dans
l’histoire (Rm 3,22) pour révéler la justice de Dieu qui aime tous les
hommes et qui n’exige rien en contrepartie pour donner son Fils (Rm 5,1-
11). L’humanité appelée à la communion avec Dieu voit dans le Christ la
profondeur à laquelle elle est arrachée. Telle est la compréhension à laquelle
Paul accède à la suite de l’événement de Damas.
Dans la perspective anthropologique, la rétribution garde une fonction po-
sitive. Dans le cas du Christ, Paul montre que la catégorie de rétribution est
prise en défaut puisqu’elle ferait de lui un maudit. Elle est renversée au point
d’introduire une autre logique qui n’a rien à voir avec la rétribution entendue
au sens vétérotestamentaire.

l’interprète LÉGASSE S., L’épître aux Galates (Lectio divina. Commentaires 9),
Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 228.
1. LÉMONON, Galates, p. 124.
2. DIETZFELBINGER C., Die Berufung des Paulus als Ursprung seiner Theologie
(WMANT 58), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener, 19892, p. 36.
3. Sur l’élaboration théologique de l’expiation souffrante et de la propitiation,
voir SESBOÜÉ B., Jésus-Christ l’unique médiateur (Jésus et Jésus-Christ 33), Paris,
Desclée, 1988, p. 295-326.
A DÉFINIR 189

3. RENVERSEMENT DE LOGIQUE ET REJET DE LA RÉTRIBUTION

La « logique de surabondance1 » dans le Christ est signifiée en Rm 5,12-


212. Si Paul, en recourant à la figure d’Adam, a sans doute utilisé une tradi-
tion juive ancienne ou contemporaine, telle par exemple que le midrash Sifra
Leviticus, qui porte sur les critères à partir desquels se fera la rétribution
finale3, il le traite de façon originale qui lui permet de rejeter toute forme de
rétribution dans le salut. La perspective de la rétribution est totalement sup-
primée au profit de l’absolue gratuité de l’œuvre divine. Par l’argumentation
a fortiori, Paul montre que le Christ, en introduisant dans la communion
avec Dieu toute l’humanité symbolisée par Adam, fait sortir celle-ci d’une
logique d’équivalence, dans laquelle le péché équivaut à la mort naturelle et
à la mort spirituelle pour l’introduire dans une « logique de surabondance ».
Ce changement est imputable à la seule initiative de Dieu en son Christ.
L’affirmation du péché d’un seul homme repose sur la relation établie
entre Adam et le Christ. Elle est de l’ordre de la comparaison et non de
l’exemple comme dans le cas d’Abraham. D’emblée l’accent est mis non sur
le péché d’Adam mais sur le don que fait le Christ et dont Adam est le pur
bénéficiaire. Paul souligne, par son argumentation, que ce qui est advenu
dans le Christ est de l’ordre d’un excès (Rm 5,15-21) mis en lumière par
tous les exégètes4.
Il n’y a pas de dualisme. C’est à partir du Christ, seul Sauveur universel,
que la figure d’Adam prend un sens nouveau. En effet, la figure d’Adam
n’est appelée qu’en fonction du Christ : Adam est le typos5 de « celui qui
devait venir » (tou mellontos, personnage masculin avant même sa désigna-

1. La formule est de RICŒUR P., « La logique de Jésus. Romains 5 », ETR 55/3


(1980), p. 424.
2. RAPINCHUK M., « Universal Sin and Salvation in Romans 5 : 12-21 »,
JournEvangTheolSoc 42 (1999), p. 427-441.
3. Voir ALETTI J.-N., Israël et la Loi dans la lettre aux Romains (Lectio
divina 113), Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 101-109.119. Le midrash, ancien semble-t-
il, essaie de répondre à un problème interne au judaïsme. Il est basé sur le fait que la
récompense divine dépasse la punition. Dans le midrash, il est question de deux
figures, de l’influence d’un homme sur les autres, de responsabilité universelle, de
l’argument a fortiori et du principe de la supériorité du positif sur le négatif. En dépit
de ces parallélismes, en Rm 5,12-21, il n’est plus question de rétribution.
4. Voir le relevé sémantique et syntaxique que fait PENNA, Romani, p. 365-366.
Quant à la composition de la péricope et au type d’argumentation, on se reportera
aux différents commentaires.
5. GOPPELT L., Typos. Die typologische Deutung des Alten Testaments im Neuen,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969 (19391) ; plus récemment :
OSTMEYER K.-H., « Typologie und Typos : Analyse eines schwieriegen
Verhältnisses », NTS 46 (2000), p. 112-131.
190 CHANTAL REYNIER

tion). Il ne s’agit pas d’opposer le péché de l’un à la grâce donnée par


l’autre. Cette ambiguïté est levée en 1 Co 15,44-49 où le rapport
Christ/Adam est pensé de manière dialectique : on ne peut parler d’Adam
sans parler du Christ, et réciproquement. Adam ne détermine pas l’œuvre du
Christ. La christologie a une prépondérance sur l’anthropologie.
L’originalité de Paul est d’avoir fait d’Adam « l’antonyme du Christ en
mettant en lien la thématique obéissance, grâce, justification avec désobéis-
sance, péché, condamnation1 ».
Reste encore la question : la mort advenue en Adam serait-elle de l’ordre
de la rétribution négative ? Certains textes sembleraient l’induire (Si 25,24 ;
2 Ba 23,4 ; 4 Esd 3,7) et avoir un écho en Rm 5,14.21 ; 6,23 ; 7,13 ; 1 Co
15,56. La responsabilité d’Adam en ce domaine est irreprésentable. Paul fait
appel à Adam en fonction du Christ pour expliquer l’unité de l’humanité
dans laquelle nous entrons par naissance. Le récit de la Genèse permet de
dire que, dès l’origine, l’humanité est faillible et donc pécheresse, que
l’homme est à la fois coupable comme pécheur et victime du péché qui le
dépasse. Il est, en revanche, impossible de chercher une explication naturelle
à la transmission du péché. Paul raisonne à partir du Christ : s’il est le sau-
veur universel, c’est que tous ont péché et sont représentés en Adam. La
mort, elle, est une réalité naturelle. Parce que la mort biologique frappe tout
ce qui est dans la nature et supprime l’homme du monde des vivants, il n’y a
pas d’image plus signifiante pour dire la gravité d’une mort « invisible » et
spirituelle. Cependant, ce symbole ne doit pas conduire à faire de la mort
biologique la conséquence du péché. Si la mort est l’occasion du péché
(Gn 3,4 ; Si 25,24), le péché n’est pas la cause de l’introduction de la mort
biologique dans le monde2. Il faut clairement distinguer mort biologique et
mort spirituelle.
Paul part de la supériorité incomparable du Christ3. Elle n’est plus expri-
mée en mettant en relief le don de Dieu à tous les hommes, mais en souli-
gnant les effets de la surabondance de la grâce sur les croyants qui doivent la
recevoir. À la domination de la mort correspond celle de la « justice » mani-
festée en Jésus Christ, expression de la fidélité de Dieu à l’Alliance. La su-
rabondance de la vie donnée à tout homme est inouïe, au point que la
recevoir, c’est « régner dans la vie par le seul Jésus Christ » (Rm 5,17). Le
Christ introduit donc un changement de référence et de type de vie.
Ce n’est plus seulement le don de la grâce du Christ mais l’agir du Christ
qui, contrapposé à celui d’Adam, fait advenir une humanité nouvelle, récon-

1. PENNA, Romani, p. 373.


2. Le problème n’est pas celui de l’universalité du péché mais de l’herméneutique
que l’on fait de eph’ hô et donc de la transmission du péché.
3. LYONNET, « La problématique du péché originel dans le Nouveau Testament »,
dans : Études, p. 181-184 repris par ALETTI, Israël et la Loi, p. 127.
A DÉFINIR 191

ciliée avec Dieu1. Le Christ par son obéissance dans la mort détruit la mort
et renverse la désobéissance (en grec parakoè, littéralement « refus de
l’écoute ») d’Adam (Rm 5,19). La désobéissance d’Adam ne provoque pas
le don surabondant de la grâce. En revanche, elle est le lieu où on en prend
conscience. Bien qu’on ait dit que le rôle donné au Christ a des parallèles
dans le judaïsme et que la différence paulinienne repose davantage sur le
rôle de la Loi mosaïque, l’originalité de Paul met en évidence l’initiative
divine qui, dans le Christ, arrache toute l’humanité à la seigneurie du péché
de façon définitive, non par ses mérites mais parce qu’il est le Fils capable
de nous mettre en communion avec Dieu, excluant ainsi toute interprétation
liée à la justice rétributive.

3.1. Le dessein de Dieu


La vocation de l’homme ne se comprend que dans la personne du Christ.
Le Christ, devenu homme, semblable à nous en toutes choses, hormis le
péché, se charge de notre péché afin d’intervenir en faveur de tous les
hommes. Parce qu’il est le Fils de Dieu manifesté dans notre chair et dans
notre histoire, non seulement il nous révèle ce à quoi Dieu nous appelle mais
il nous introduit dans la vie même de Dieu, son Père selon un « dessein »
décrit en Rm 8,28-30 qui met un point d’orgue au développement consacré à
l’existence chrétienne. La figure d’Adam permet de relire les commence-
ments à partir de l’eschatos. Le Christ renverse la situation de péché et de
faiblesse dans laquelle l’humanité court le risque de se couper de Dieu
comme Paul l’a montré en Rm 1-3. Parce que toute l’humanité est dans le
Christ, elle reçoit de lui la vie en plénitude, sans la Loi. Paul se situe ici au
niveau des conséquences de la justification.
Dieu « se donne » dans son Fils qui, à son tour, se donne dans un acte de
liberté afin de conduire l’humanité à la communion avec lui. Il convient de
ne pas réduire le verbe « livrer » à une interprétation sacrificielle. Le verbe
au passif met en lumière le fait que c’est Dieu qui donne librement son Fils
par amour pour nous. Comme l’a montré Barth2, ce verbe assume une
charge de sens très forte car il désigne dans le Nouveau Testament à la fois
l’acte par lequel Dieu livre son Fils, l’acte par lequel Jésus se livre dans sa
Passion et l’acte de Judas par lequel Jésus est livré. Le même terme signifie
encore la transmission de la Bonne Nouvelle (1 Co 15,3). Celui qui nous est
annoncé dans l’Évangile, c’est celui qui s’est donné à l’humanité pour la
réconcilier avec Dieu parce qu’elle est créée en lui (Col 1,15-20).

1. ALETTI, Israël et la Loi, p. 123-124 discute les différences entre Rm 5 et


certains textes du judaïsme rabbinique où Israël est opposé à Adam et fait ressortir
l’originalité paulinienne qui repose sur le rapport Christ/Adam.
2. BARTH K., Dogmatique II, 2, Genève, Labor et Fides, 1958, p. 219.227.
192 CHANTAL REYNIER

La bénédiction de Ep 1,3-14, texte tardif dans le corpus paulinien, nous le


fait comprendre : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ
qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle » (Ep 1,3). Toute l’humanité
se découvre comblée par Dieu qui se donne à travers l’acte de bénir. Bénir
pour Dieu, c’est tout donner ; en donnant son Fils, il donne tout ce qu’il peut
donner de lui-même à l’homme. Dans le Fils nous découvrons que nous
sommes créés selon un dessein bienveillant, et non par hasard ou par con-
trainte. Ce dessein consiste à faire de nous des « fils adoptifs » sur le modèle
du Fils éternel, « dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4). Tout est reporté
sur l’élection1. Cette élection n’opère pas une division au sein de l’humanité
entre le peuple élu et les autres, mais elle dit le choix que Dieu fait de tous les
hommes. Non seulement, dans le Christ, l’humanité est réconciliée mais elle
découvre qu’elle est voulue par Dieu depuis toujours. Une telle affirmation
fait sortir totalement de la perspective de la rétribution pour entrer dans le
dessein de Dieu, où récompense, salaire, mérite n’ont plus leur raison d’être.
La découverte du dessein de Dieu invite à resituer la rédemption elle-même
comme un moment du dessein de Dieu, certes essentiel, par lequel nous dé-
couvrons le caractère inouï du dessein créateur et récapitulateur2 : en amont,
Dieu veut, par un acte de prédilection, l’humanité, sur le modèle du Fils bien-
aimé et, en aval, au terme de l’histoire Dieu, selon ce même dessein, donne
au Christ de « tout récapituler » car il ne perd rien de sa création (Ep 1,10).
Ce qui implique que toutes choses seront réunies en Dieu et libérées définiti-
vement du mal. Un tel dessein qui fait jaillir au cœur de l’homme le cri de la
bénédiction ne laisse pas de place à la rétribution.

CONCLUSION

Méthodologiquement, il fallait prendre en compte un maximum de textes,


même si le dossier n’est pas exhaustif et si les différentes articulations ne
sont pas honorées, pour comprendre qu’on ait pu associer la théologie de la
rétribution aux écrits de Paul. L’attention à la dynamique de
l’argumentation, à la sémantique, à la fonction des thèmes favorise une ap-
proche qui permet de mettre la rétribution à sa juste place et surtout de ne
pas isoler les textes, en les interprétant hors contexte. Le nœud d’une telle
question se joue au niveau du rapport christologie/anthropologie.
Paul se réfère à la rétribution en fonction de l’interprétation que le milieu
juif de son époque lui offre. En cela, il s’inscrit dans une certaine continuité

1. Voir REYNIER Ch., La lettre aux Éphésiens (CbNT 10), Paris, Éd. du Cerf,
2004, p. 50-66.
2. Sur cet aspect essentiel, voir REYNIER Ch., « La bénédiction en Ep 1,3-14.
Élection, filiation, rédemption », NRT 118 (1996), p. 182-199.
A DÉFINIR 193

avec le débat ouvert par l’Ancien Testament. Il s’en détache cependant sur
la question centrale de la théodicée. Le traitement qu’il réserve à la rétribu-
tion permet de saisir la transformation qu’il lui fait subir et la fonction qu’il
lui assigne. Il parle de la rétribution individuelle dans l’histoire dans la me-
sure seulement où elle lui fournit un point de départ pour penser la justice
immanente de Dieu et sa dimension éthique. Elle lui permet de poser non
seulement la justice de Dieu égale envers tous et pour tous, mais aussi la
vérité de Dieu. L’Apôtre fait de la rétribution finale le Jour de la présence du
Seigneur qui saisira toute l’histoire en lui. Il renverse l’idée de rétribution
vétérotestamentaire qui exprimait le désir de vie et de vérité qui est en
l’homme, en montrant que le rapport de l’homme à Dieu n’est pas de l’ordre
du mérite ou de la récompense : il passe nécessairement par la personne
éminemment singulière du Christ. Sortir de l’idée de rétribution renverse par
conséquent une certaine image de Dieu et de l’homme. En traitant ainsi ce
thème, Paul touche non seulement à la réconciliation de l’humanité mais
aussi à la création par le biais de l’élection. Le dessein créateur de Dieu
révélé dans le Christ est de l’ordre de l’inouï et de la surabondance sans que
l’homme soit écrasé ou déresponsabilisé. Bien au contraire, une telle ouver-
ture qui brise l’enfermement de la mort l’invite à entrer – sans condition si
ce n’est de reconnaître la gratuité du don divin – dans sa vocation de « fils
adoptif », voulue par Dieu « dès avant la fondation du monde ».
JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

« PAR LE SANG DE SA CROIX »

Summum jus, summa injuria, autrement dit « comble de justice, comble


d’injustice ». L’adage latin employé par les juristes rappelle que
l’application la plus stricte du droit et l’intransigeance judiciaire sont source
d’injustice. L’emploi de cette maxime n’est pas un déni de la valeur du
droit, mais une invitation à respecter le réel. La réalité humaine est toujours
dans le singulier ; elle est faite de particularités qui n’entrent pas dans le
formalisme conceptuel d’un code législatif. La vie humaine est en effet vé-
cue dans des situations où l’intrication des nécessités causales est au cœur de
l’événement qu’il faut juger ou dont il faut rendre compte.
L’emploi du verbe « juger » ne se limite pas à la technique judiciaire ; il
désigne tout acte d’intelligence qui doit affirmer ou nier, choisir, décider et
agir. Il s’agit bien de la droiture du jugement dont l’Évangile nous donne
l’exigence : « Que votre oui, soit oui ; que votre non, soit non. » Ce n’est pas
dénier toute valeur à la loi figurée dans le mythe des origines par l’arbre de
la connaissance du bien et du mal, mais rappeler qu’elle doit jouer un rôle
normatif, régulateur de la vie sociale et formateur de la conscience.
Ce propos général sur la loi vaut pour le texte biblique, où la Loi de
Moïse règle la vie du peuple élu, texte que nul ne saurait réduire à une di-
mension légaliste, puisqu’elle exprime la volonté de Dieu. Plus encore, elle
révèle l’être de Dieu et c’est là le point de vue spécifiquement théologique
qui ouvre la réflexion suivante sur la justice et la rétribution.

1. La justice de Dieu
Parler de la Loi de manière théologique (et donc de manière non fonda-
mentaliste) suppose qu’elle soit reconnue comme une expression de la vo-
lonté de Dieu et par là, un élément qui permet de dire qui est Dieu. Ce que
Dieu veut dit ce qu’il est. Parler de Loi (Torah) dit donc quelque chose de
Dieu. Un terme emprunté au langage commun le résume : le qualificatif
« juste ». Dieu est juste ! Cette affirmation me semble être un élément essen-
tiel du monothéisme. En effet, le monothéisme ne se réduit pas à
l’affirmation numérique de l’unicité de Dieu, à l’encontre des pluralismes ou
dualismes religieux. Il exprime d’abord une qualité d’être, dont la justice est
un élément essentiel. Cette justice préside aux rapports entre Dieu et le
monde ; ceux-ci sont connus grâce à la révélation faite à Moïse, inscrite dans
196 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

la Torah et réactualisée par les prophètes et les sages. Il importe à notre


propos de relever trois exigences de la notion de Loi : l’universalité, la sanc-
tion et enfin l’égalité.

1.1. Universalité
Le terme « justice » associé à la Torah est une caractéristique essen-
tielle du monothéisme ; la justice, exprimée par la Loi en son état actuel, se
présente en effet comme une exigence universelle. C’est un trait essentiel de
la signification du mot « loi », tant dans les sciences de la nature que dans
les exigences de la vie en société, que d’avoir une valeur universelle et cons-
tante. L’universalité est un trait qui confirme que le Dieu qui la fonde et
l’édicte est l’unique ; il est le même pour tous les peuples et pour toutes les
générations ; il transcende l’espace et le temps. Cela n’a rien d’évident face
à la précarité et à la particularité des relations humaines.
Entre l’affirmation que Dieu est l’unique et la notion de justice, il y a un
lien de réciprocité : un même Dieu pour tous, en tout temps et en tout lieu et
donc une Loi intangible – les sages n’ajoutent pas à la Loi ; ils l’explicitent
et en montrent la portée universelle. La Torah édicte une même exigence
pour tous et donc la même justice doit régner dans le monde. Cela paraît
dans le message des prophètes à propos de la condition des riches et des
pauvres ; cela paraît encore dans les textes de sagesse, ouverts pour cette
raison, sur d’autres cultures ; cela paraît aussi dans la manière de concevoir
une histoire universelle avec un commencement et une fin ; cela paraît enfin
dans les mythes d’origine où Adam est l’humanité de tous les hommes.

1.2. Sanction et rétribution


Un deuxième caractère de la justice de Dieu est d’être source d’une con-
fession de l’égalité fondamentale des hommes entre eux. Ainsi l’appel à la
justice n’est pas seulement religieux ; il est éthique. Or l’éthique ou la mo-
rale (les termes sont ici équivalents) repose sur la conviction que toute faute
doit être sanctionnée et toute bonne œuvre récompensée. Il y a un lien entre
bonheur et justice, malheur et péché. Pour cette raison, les parents ont le
souci d’apprendre qu’il y a des choses qui se font et d’autres pas, des propos
que l’on tient et d’autres pas, des attitudes qui conviennent en telle circons-
tance et pas dans une autre… La signature de la vérité de ces distinctions est
donnée par la sanction.
Ainsi l’affirmation monothéiste rigoureuse a pour effet de présenter la
justice instaurée par la Loi par un critère de vérification : la sanction, autre-
ment dit en termes théologiques la rétribution. Cette notion est liée à la no-
tion de bénédiction et de malédiction. « Le lien entre la justice et le bonheur,
le péché et le malheur est élaboré en règle générale, sur la base d’une con-
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 197

ception concrète et même matérielle de la bénédiction et de la malédic-


tion1 » ; cette conception est liée à la vie économique et sociale. Ainsi la
pluie vient en raison de la justice et inversement la sécheresse est signe de
malédiction, selon le Deutéronome (11,11-24). Cette rétribution est juste,
car Dieu a un jugement infaillible ; il faut le craindre, car il scrute même
l’intime des motivations (Ex 20,17 ; Dt 5,21).

1.3. L’égalité entre tous les humains


La notion de justice de Dieu ajoute un autre élément : la constance de
l’action de Dieu et corrélativement le fait de ne pas faire acception des per-
sonnes (Rm 2,5-11). Le riche et le pauvre, le puissant et l’exploité, le maître
et l’esclave sont redevables d’un égal traitement, parce que Dieu n’est pas
lié au jeu des passions. Il aime son peuple de manière privilégiée, mais cela
n’empêche pas qu’il est aussi le Dieu de tous les peuples et qu’il les régit par
une même exigence de droiture. La Loi est donc une réalité universelle.
Notre idée actuelle « des droits de l’homme » en est l’expression laïcisée.
Impartialité et objectivité sont les caractères de la justice de Dieu.
Cette conception est belle ! Nul ne doute de sa valeur pédagogique et
théorique. Mais la question se pose : correspond-elle à la réalité ? Manifes-
tement pas ! Notre expérience et l’expérience humaine de la souffrance et de
l’injustice ont été vécues en Israël comme en témoigne de manière éminente
le livre de Job.

2. La justice au-delà de la Loi

2.1. La justice de Dieu que Dieu se doit à lui-même


Cette idée forte de la justice et sa mise en pratique morale et sociale a subi
une crise qui a été évoquée à partir du livre de Job. Le livre, en effet, témoigne
d’une crise en référence à la notion de justice de Dieu. Il est sans doute impor-
tant de noter que c’est l’intériorisation de la notion de justice, comme signe
caractéristique de la sainteté du Dieu unique et saint qui porte son fruit.
La conduite des événements et des affaires humaines, politiques et reli-
gieuses, montre à l’évidence la contradiction entre les faits et le discours
moral tel que l’exprime la forme fondamentale du code législatif : « Fais
ceci et tu vivras. » En effet, qui ne voit que l’homme de bien est dans le
malheur tandis que le cynique jouisseur et exploiteur d’autrui est dans la
prospérité ? La question posée à partir de la chute de Jérusalem et de la dé-
portation prend dans le livre une dimension universelle – selon les exigences

1. Art. « Rétribution », dans Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Turnhout,


Brepols, 1987, p. 1113.
198 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

de la littérature de sagesse. Dans le livre, il y a un effet de miroir : on juge la


conduite de Dieu à l’aune de ce qu’il a révélé de sa sainteté.
La lecture moderne du livre a souvent une dimension psychologique ; elle
s’oppose à la lecture traditionnelle qui fait l’apologie de la patience de Job ;
elle souligne au contraire la valeur de la révolte de Job en privilégiant les
textes qui l’expriment et en particulier le compliment adressé par Dieu à Job
et la réprimande adressée à ses amis. Il me semble important du point de vue
théologique de noter que l’idée de la justice de Dieu n’est pas la même chez
Job et chez ses amis. Job est plus radical dans son exigence de justice. À
l’encontre de ses amis qui cherchent à justifier Dieu (ils font de la théodi-
cée2), et qui pour cette raison atténuent la rigueur théologique de
l’affirmation de la justice de Dieu, Job en appelle à Dieu contre Dieu. Il le
fait dans le style des procès.
Ce qu’il importe de reconnaître du point de vue théologique à partir des
analyses exégétiques3, qui ont montré l’importance du chapitre 19, c’est que
la revendication de Job ne repose pas sur des exigences anthropologiques,
mais sur une exigence spécifiquement théologique. Parce que Dieu est juste
d’une justice qui est son être même, il se doit à lui-même de réaliser son
projet. Affirmer la sainteté de Dieu et éprouver la fragilité de la créature
signifie qu’en toute rigueur Dieu ne doit rien à l’homme. Il ne lui doit rien à
raison de sa transcendance et de la suréminence de sa volonté. Dire qu’il
doit quelque chose à l’homme serait en effet le soumettre à sa créature. La
conduite de Dieu ne saurait être soumise à une exigence humaine de récom-
pense ou de punition. Son vouloir n’est pas subordonné à une justice fondée
sur des « droits de l’homme ». Par contre, il se doit à lui-même de faire ce
qu’il a dit, de réaliser ce qu’il a annoncé, d’achever ce qu’il a commencé.
Ainsi s’ouvre un au-delà de la condition humaine et de l’horizon des capaci-
tés naturelles. Le champ du possible n’est pas épuisé par la création en son
état actuel.
Tel est me semble-t-il la nouveauté théologique du livre de Job qui tient à
distance le discours moral sur la faute et la sanction, le bonheur et
l’obéissance à la Loi. Cette attitude ouvre sur une perspective qui sera déve-
loppée dans d’autres circonstances, à propos des martyrs d’Israël.

2. Le mot « théodicée » a été forgé par Leibniz ; il signifie « justification de


Dieu ». Dieu est en quelque sorte mis devant le tribunal de la raison humaine habitée
par le sentiment incoercible d’une exigence de justice dans le rapport entre la cause
et l’effet en matière morale. Cette tradition est articulée à une métaphysique et à une
ontologie ; de saint Augustin à Leibniz la question a été posée avec force.
3. LÉVÊQUE J., Job et son Dieu, Paris, Gabalda, 1970 et VERMEYLEN J., Job, ses
amis et son Dieu. La légende de Job et ses relectures post-exiliques, Leyde, Brill,
1986. Ces auteurs distinguent soigneusement entre les passages où Job nomme Dieu
à la troisième personne du singulier (« il ») et ceux où il s’adresse à lui avec « tu ».
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 199

2.2. L’espérance eschatologique


Au temps de la persécution, les martyrs sont morts par fidélité à la Loi. Ils
ont perdu leur vie à cause de leur fidélité à Dieu. En effet, ils n’ont pas eu la
vie que leur fidélité aurait dû leur assurer. Ils ont été privés du fruit de leur
droiture. Aussi Dieu doit leur rendre justice. À ceux qui ont été privés indû-
ment du bonheur mérité par leur observance de la Loi, Dieu doit donner une
pleine part de bonheur. À raison de l’évidence de la mortalité humaine, pa-
raît l’exigence que ce doit être autre que dans le cours du temps qui tisse la
vie humaine. La réalisation de la justice de Dieu doit donc se situer dans un
temps autre – non pas un autre temps, mais un temps qui sera celui de la
pleine justice ; non pas un siècle ajouté aux siècles, mais « le siècle des
siècles », celui de la plénitude et de la perfection4.
Cette conviction exprimée clairement dans le livre de Daniel et dans le
livre des Maccabées a trouvé un enracinement dans le chapitre 19 du livre
de Job avec la version où il est écrit : « De ma chair je verrai Dieu. » La
tradition théologique a donc étroitement lié cette expression (si difficile soit-
elle dans sa littéralité) aux textes des apocalypses naissant avec le prophète
Daniel et c’est cette interprétation qui a dominé dans les commentaires pa-
tristiques ultérieurs et qui a été popularisée par la liturgie des défunts.

2.3. Une eschatologie radicale


C’est ainsi qu’est née l’espérance eschatologique. Dieu se doit de donner
une plénitude de vie à ceux qui ont perdu la vie pour lui5. Ceux-ci ont re-
noncé au bonheur auquel ils avaient droit ; ils auront un bonheur plus grand
dans un monde autre, qui sera enfin le monde vrai, tel qu’il correspond à la
justice de Dieu. Une telle espérance n’est pas indépendante d’une considéra-
tion anthropologique. Or il faut constater la diversité des anthropologies et
des représentations.
La diversité des représentations et des anthropologies confirme que le res-
sort de l’eschatologie est fondé sur la foi en la justice de Dieu, qui se doit
d’être parfaite. Là encore, la perfection n’est pas prise sur des considérations
anthropologiques assumées (résurrection de la chair versus immortalité de
l’âme). Il s’agit bien de la justice que Dieu se doit à lui-même : il fait ce
qu’il a promis. Il tient parole.

4. Il faut, hélas ! rappeler sans fin que « siècles des siècles » ne signifie pas une
durée infinie (comme on écrit 100100), mais la plénitude dite par une forme qui vaut
le superlatif.
5. Ce processus se déroule également à partir de l’expérience de la prière comme
en témoignent les psaumes 15 ou 63 entre bien d’autres. La relation d’amitié vécue
dans la prière sera prolongée au-delà de la mort, pour les amis de Dieu, dont Moïse
est le modèle, lui qui parlait avec Dieu « face à face ».
200 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

Il y a donc un dépassement de la notion de rétribution telle qu’elle est


exigée par les discours éthiques et plus encore par les normes de la vie so-
ciale inscrite dans le temps. Dans la société, il y a amnistie ; il y a prescrip-
tion ; ce sont là des mesures pratiques pour avoir la liberté d’agir en laissant
sur le côté de la route les victimes de l’injustice, de la violence des hommes
et des malheurs du temps.
Ainsi, du point de vue théologique, à la lumière de l’eschatologie, il est
clair que la source de la justice ne repose pas d’abord sur un lien de causalité
entre ce qui est fait et ce qui advient, mais sur le rapport de Dieu à lui-même
en raison de sa perfection et de l’absolu de sa volonté et du rapport de Dieu
à sa création qui en découle.
Le discours sur l’eschatologie qui fonde l’espérance n’est pas une trans-
position du présent pour l’avenir avec le souci d’une consolation, mais le
fruit d’une radicalisation de la manière de comprendre la justice de Dieu.
Il résulte de cette perspective théologique que la notion de loi se trouve
modifiée. Elle n’est pas abolie, mais elle est comprise autrement. Si elle
reste un ensemble de préceptes, elle est d’abord un signe. Cette théologie est
présente dans l’attitude piétiste en Israël ; elle est thématisée par Paul de
manière radicale et nous allons l’étudier. Mais avant d’entrer dans cette
question, il nous faut revenir sur un emploi important de la notion de justice.
Cette notion en effet s’applique à l’humanité, comme le montre le fait que
celui qui réalise ce que Dieu veut est appelé « un juste ».

3. Rétribution et justification

3.1. Être juste


Le qualificatif « juste » n’est pas réservé à la seule nomination de Dieu ; il
a un sens anthropologique. Le terme a été substantivé pour désigner un
croyant fidèle à la mise en œuvre scrupuleuse de la Torah. Un « juste » obéit
à la Loi du Seigneur. Il faut relever la valeur de cette expression qui s’inscrit
dans la conception de la justice qui domine la théologie d’Israël exprimée
dans la Loi.
D’abord la notion de juste appliquée à l’homme est un acte de libération
par rapport à l’aliénation religieuse ou sociale. Pour plaire à Dieu, il ne suffit
pas de pratiquer le culte de manière scrupuleuse ; il ne suffit pas d’observer
les rites et les pratiques qui encadrent la vie quotidienne. Il ne suffit pas de
vivre les étapes qui marquent la vie et de les structurer par des rites de pas-
sage. Il faut d’abord une exigence intérieure – que l’on appelle la foi.
De même, au plan social, il ne suffit pas de suivre des règles en conformité
avec la société pour être conforme à l’appel de Dieu, il faut une attitude
d’adhésion, celle qui constitue le peuple saint et sacerdotal, par son lien avec
Dieu. Il faut une transformation du cœur.
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 201

Ainsi le terme « juste » renvoie à une exigence de qualité personnelle. Les


sages et les prophètes sont bien d’accord sur ce point. Le discours sur la
montagne de Jésus radicalise cette attitude. Ainsi, il y a une intériorisation,
une transformation de l’être.

3.2. Image de Dieu


En même temps que la notion de justice est intériorisée, elle modifie celle
de création. L’action créatrice en effet ne se réduit pas au premier instant du
commencement, elle est un processus de transformation intérieure. Le Ser-
mon sur la montagne en indique l’importance ; il demande d’exclure non
seulement les actes, mais l’intention, en projet ou en imagination, comme il
est dit de la convoitise masculine. Par ce processus, la notion de justice as-
sume la notion de rétribution, mais elle lui donne une autre portée : elle est
plus profonde que les actes et leur fruit. La « justification » est un processus
temporel qui correspond à l’expérience humaine première : la vie se déploie
dans le temps et elle prend forme dans l’espace-temps qui est donné par
Dieu. Dire justification se rapporte à un processus d’humanisation, de réali-
sation de l’être de l’homme dans la plénitude de ses possibilités. Ce proces-
sus suppose avant tout qu’il y ait une relation à Dieu.
Si on obéit à la Loi, parce qu’elle est la Loi, on reste dans l’ordre moral.
Or cette obéissance peut devenir un piège, celui de l’illusion et de la préten-
tion, voire de l’orgueil. L’obéissance n’est rien s’il n’y a pas une relation à
Dieu. Pour la dire, Paul emploie le mot « foi ». La foi est une relation vi-
vante à un vivant. C’est par cette relation qu’il y a un sens nouveau à la mise
en œuvre des préceptes.

3.3. Espérance eschatologique


Mais là encore, comme pour la notion de justice rapportée aux événe-
ments de la vie, l’expérience enseigne que cela ne suffit pas.
Sur ce point, il y a un parallélisme avec ce que nous avons vu à propos de
la justice de Dieu ; une référence eschatologique apparaît au terme d’une
exigence de justice et de vérité dans la relation. Il ne s’agit pas de la reprise
de la déclaration de vanité de Qohélet, qui ronge l’ordre éthique, ni d’un
processus de relativisation, mais d’un dépassement.
Mais là encore, le terme n’est pas limité à un seul sens et en particulier
pas à ce qui relève de la causalité censée articuler infailliblement le bien
accompli avec le bonheur qui serait une récompense. La notion de justice
pour qualifier un croyant s’inscrit dans une perspective eschatologique.
Saint Paul parle de justification par la foi. Il sait d’expérience que ce qui
est premier est la relation à Dieu. La ritualisation religieuse s’efface pour
être mise au service d’une exigence où la personne est la référence première.
On introduit ainsi une exigence d’amour qui ouvre sur une participation à
l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ. La justification n’est pas d’abord
202 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

une récompense, un bilan ni même un acte de miséricorde ; elle est une par-
ticipation à la vie de Dieu, cela par l’Esprit, force de Dieu qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts. Précisons ce point.

4. « Etiam peccata »
La perspective précédente ne rend pas compte de la spécificité de la révé-
lation biblique. En effet, l’attitude de Job, que nous avons appelée foi, sort
de la thématique où les notions de vertu ou de devoir occupent le premier
plan. Ce qui importe, c’est la personne et le regard d’amour qui est posé sur
elle par un autre.

4.1. Le bien et le mal


Or, un regard d’amour sur sa vie fait ressentir de manière plus contrastée
et plus radicale les éléments de la vie : le bien comme le mal apparaissent
dans leur pleine réalité. En effet, la perception du bien et celle du mal sont
corrélatives. La présence du bien fait paraître le caractère odieux du mal ; et
l’amour manifeste la puissance de destruction et de perversion des forces du
mal. Corrélativement à la perception de la justice de Dieu, le déni de justice
apparaît non comme un échec, ou un raté, mais comme méchanceté ou per-
version. Cela est confirmé par le fait que l’idée simpliste de rétribution, avec
ses harmoniques de mérite, reconnaissance, sanction, récompense, blâme ou
châtiment, apparaît comme insuffisante ou trop limitée dans un moralisme
étroit. Le propos sur la justice se renforce de celui du mal. Ainsi le men-
songe n’est pas qu’une habileté pour assurer sa survie, il devient principe de
mal, complicité avec la mort. Il en va de même de toutes les catégories
éthiques. Celles-ci sont toutes radicalisées.
Apparaît alors une exigence nouvelle, exprimée par la notion de salut. Le
salut n’est pas seulement la prospérité familiale, tribale ou nationale avec
l’inévitable consentement « au prix à payer ». Il est habité par un désir
d’absolu qui déchire les catégories du raisonnable. Celui-ci se contente d’un
équilibre précaire entre les contrariétés, voire les contradictions, de
l’existence. Si le terme « péché » n’était pas galvaudé, il pourrait être ici
repris. Le mal n’est pas seulement une désobéissance à la Loi comme code
de conduite, il est une atteinte à la personne même de Dieu. L’itinéraire de la
foi est celui qui conduit à dire avec le psaume attribué à David : « Contre
toi, toi seul, j’ai péché » (Ps 51,6). Le péché est blessure au cœur de Dieu.
Cette vive sensibilité à la blessure personnelle faite à Dieu introduit à une
exigence pour notre réflexion sur la justice et la rétribution. On sort du cadre
juridique – système pénal ou norme sociale – pour vivre une relation per-
sonnelle à Dieu : la foi, dit Paul.
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 203

4.2. La foi relation vivante


Le propos de Paul participe de cette exigence de dépassement du juri-
dique et donc de la Loi qui est alors considérée comme une indication
vaine ; ainsi réduite, elle ne vaut que par son négatif : dire le bien en nom-
mant le mal. Alors que nommer le mal exaspère l’envie du mal.
L’expérience fondatrice de Paul est la rencontre du Ressuscité sur le chemin
de Damas. Cette rencontre exprimée par un « je suis… » renverse le primat
de la Loi, la valeur des obligations et la prétention à pouvoir se justifier par
la pratique scrupuleuse de toutes ses demandes et tout son rituel. Ainsi le
salut ne se juge pas à l’aune de la correspondance entre les actes et les pres-
criptions du code, mais dans la qualité de la relation avec le Dieu vivant et
celui qu’il a envoyé.
Ainsi s’opère un renversement. Le péché n’est pas seulement de l’ordre
du non-être, une « décréation » (comme dit la philosophe Simone Weil), il
est une blessure de l’amour premier. L’expérience de la faute n’est pas en-
close dans l’ordre éthique ou moral, mais elle concerne l’être même de Dieu.
Claudel a mis en épigraphe au Soulier de satin une expression qu’il attribue
à saint Augustin : Etiam peccata6. Elle exprime une réalité qui fait partie des
constantes de la vie de foi. La relation à autrui n’est pas statique ; elle va de
crise en crise ; ces moments de tension, de conflit ou de lutte ne sont pas la
mort de l’amour, mais l’exigence de son renouvellement. L’histoire d’Israël
en témoigne : l’Exil fonde un Israël nouveau dans la pureté de sa foi. La
conversion de Paul le confirme : le persécuteur fanatique devient un disciple
et un apôtre. Ainsi l’exigence de justice et de rétribution est-elle déplacée ;
ce n’est pas de l’ordre de la contradiction (au sens mathématique du terme)
ni même de la contrariété (au sens dialectique ou rhétorique du terme) ; on
entre dans l’ordre de l’accomplissement.

6. La phrase de Claudel n’est pas référencée. Les érudits ont cherché quel texte
pouvait avoir été cité. La formule est implicite dans de nombreux textes dont
l’énumération la plus complète est donnée par CHATILLON F., Revue du Moyen Âge
latin 11 (1953), p. 281-288. Le sens des textes n’est pas que le péché se transforme
en grâce, mais qu’ils peuvent être l’occasion du salut et donc en quelque sorte
l’instrument dont Dieu se sert à l’avantage de ceux qu’il a choisis. Saint AUGUSTIN
commente les Écritures ; il relève les fautes commises par les figures de l’Ancien
Testament et il écrit « ad hoc enim etiam peccata illorum hominum scripta sunt, ut
apostolica illa sententia ubique tremenda sit » et il ajoute : « Nulla enim fere pagina
est sanctorum librorum, in qua non sonet, quod Deus superbis resistit, humilibus
autem dat gratiam » (De doctrina christiana, III, 23, 33). La sensibilité moderne
apparaît dans une radicalisation de cette perspective dans les grandes œuvres comme
Les Frères Karamazov de Dostoïevski ou encore La puissance et la gloire de
Graham Greene.
204 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

L’énigme du mal est posée autrement7. À la figure de Job qui se fonde sur
la justice de Dieu, à l’exigence née de la vie brisée des martyrs victimes de
la persécution, s’ajoute la figure du Serviteur présentée par le livre d’Isaïe.
La situation du Serviteur renverse l’ordre du monde par le fait que le salut
advient par lui, l’homme humilié, persécuté et accablé de mépris ; elle ne
vient pas de la figure de gloire du Tout-Puissant. Ainsi l’œuvre du mal est-
elle un moment sur le chemin du salut. Là encore le renversement concerne
l’être de Dieu. C’est parce que Dieu est autre que ce que dit l’ordre logique
du rapport entre le bien et le mal, que la figure du Serviteur s’est imposée.
Etiam peccata ! La formule se rapporte à un déplacement qui repose sur
l’initiative de Dieu dont l’action échappe aux prévisions et aux catégories
habituelles de la pensée et de l’action humaine. Le centre n’est plus le
même. Celui qu’il convient de présenter comme une des grandes figures de
la théologie catholique au seuil du XXe siècle, Charles Péguy, le dit avec
force dans les poèmes qui traduisent son expérience de conversion disant
qu’il faut prendre le mal « à sa pleine justesse » et donc se placer « au centre
de misère8 ».

4.3. Une autre logique pour la justification


Ainsi c’est la rencontre de Paul avec le Christ qui lui fait rompre avec
l’ordre logique qui préside à la doctrine pharisienne – celle du mérite, de la
récompense et du châtiment. La rencontre du Christ, la foi donc, qui lui fait
voir combien son radicalisme est odieux parce qu’il mène à la mort celui
que le Dieu a donné comme un autre lui-même, son Fils.
La pensée chrétienne n’est pas fondée sur la dissolution de l’idée de justice
proportionnelle, mais sur le primat donné à la relation personnelle. Il y a
place pour le pardon. L’impossible advient. Là où le mal est irrécusable et
irréparable, un amour vient rendre la vie à celui en qui elle avait avorté. Dans
cet espace s’inscrivent les audaces d’une expression de Paul qui me semble
exprimer plus que toute autre la théologie du salut. Pour désigner la manière

7. Plus qu’une énigme, un scandale. Voir MALDAMÉ J.-M., Le scandale du mal,


une question posée à Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 2001.
8. Prière à Notre-Dame de Chartres : « Quand il fallut s’asseoir à la croix des
deux routes / Et choisir le regret d’avec le remords […] / Vous seule vous savez,
maîtresse du secret, / Que l’un des deux chemins allait en contre-bas / Vous connais-
sez celui que choisirent nos pas […] / Et non point par vertu, car nous n’en avons
guère / Et non point par devoir car nous ne l’aimons pas / Mais comme un charpen-
tier s’arme de son compas / Par besoin de nous mettre au centre de misère, / Et pour
bien nous placer dans l’axe de détresse, / Et par ce besoin sourd d’être plus malheu-
reux / Et d’aller au plus dur et de souffrir plus creux / Et de prendre le mal à sa
pleine justesse » (PÉGUY, Œuvres poétiques [La Pléiade], Paris, Gallimard, p. 916).
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 205

dont le salut est advenu lors de la Passion, Paul emploie l’expression « par le
sang de sa croix » (Col 1,20).

5. « Le sang de sa croix »
L’expression de Paul « le sang de sa croix » est source de représentations
nombreuses. On voit en histoire de l’art comment la sobriété et la réserve
des premiers âges ont été supplantées par une insistance sur le sang. La théo-
logie est attentive à ces images qui traduisent le meilleur et le pire du rapport
des hommes à la vie.

5.1. Le propitiatoire
Saint Paul a introduit la thématique sacrificielle dans la théologie chré-
tienne9. Elle apparaît et se développe dans l’épître aux Romains (« Nous
sommes justifiés par son sang », Rm 5,9) – cette référence est synthétisée
dans l’épître aux Colossiens où on lit que le salut universel a été accompli
« par le sang de sa croix » (Col 1,20). Dans l’épître aux Romains, comme
dans d’autres textes (1 Co 1,18 ; 2 Co 5,19 ; Ph 2,8), les références au sang
se situent dans l’ensemble de la reprise du rite sacrificiel accompli à Jérusa-
lem par le grand prêtre au Jour des Expiations. Paul, en effet, dit de Jésus
qu’il est « instrument de propitiation par son sang » (Rm 3,25). La perspec-
tive de Paul est différente de celle de l’épître aux Hébreux qui analyse
l’ensemble du rituel sacrificiel accompli dans le Temple. Paul s’attache à
une image : le versement du sang sur le « propitiatoire » ; la traduction fran-
çaise dit que cet acte rend Dieu propice, favorable… et donc signifie la ré-
conciliation et le pardon.
La force de l’expression est portée par le mot « sang », dont l’emploi ne
se limite pas à la théologie de Paul10. Pour entendre ce que Paul dit, il ne

9. Les évangiles ne permettent pas de construire une théologie sacrificielle


englobante ; la parole de Jésus disant qu’il donne sa vie « en rançon » demanderait
une longue explication – qui n’a pas place dans ce notre propos.
10. On trouve la référence au sang dans nombre de textes du Nouveau Testament.
« Jésus destiné à être instrument de propitiation par son sang » (Rm 3,25) ;
« Maintenant que nous sommes justifiés par son sang » (Rm 5,9) ; « En ce fils, en
son sang, nous trouvons la rédemption » (Ep 1,7) ; « Vous êtes devenus proches dans
le sang du Christ » (Ep 2,13) ; « Il a réalisé la paix au prix du sang de sa croix »
(Col 1,20) ; « Avec son propre sang, il est entré une fois pour toutes » (He 9,1) ; « à
combien plus forte raison le sang du Christ » (He 10,19) ; « Jésus voulait purifier le
peuple par son sang » (He 13,12) ; « Recevoir leur part de l’aspersion de son sang »
(1 P 1,2) ; « Vous avez été rachetés par le sang précieux du Christ » (1 P 1,18) ; « Le
sang de Jésus nous purifie de tout péché » (1 Jn 1,7) ; « Délivrés de nos péchés au
prix de son sang » (Ap 1,5) ; « Racheter pour Dieu au prix de son sang » (Ap 5,9) ;
« Ils l’ont vaincu en vertu du sang de l’Agneau » (Ap 12,11).
206 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

suffit pas de se référer au poids des textes bibliques, mais il importe de faire
entendre le pathétique du sang enraciné dans les profondeurs de la psychè11.

5.2. La force d’un symbole


Le sang versé sur le couvercle de l’Arche d’Alliance est la source du par-
don des péchés ; interprété figurativement à partir du rite d’aspersion, il est
référé au Christ qui meurt sur la croix ; son sang versé est la source du par-
don des péchés, pour le monde entier – Juifs et Grecs ensemble donc.
Pourquoi cette attention au sang ? À raison de la force qu’évoque l’emploi
du mot « sang » dans les profondeurs de l’âme humaine. Le sang est marqué
par l’ambivalence fondamentale qui caractérise le sacré : tremendum et fas-
cinens, selon les analyses de Rudolf Otto. Fascination du sang qui est lié à la
vie qui coule dans les veines de l’humanité ! Fascination du sang qui suscite
l’ivresse des guerriers qui habitent nos romans et spectacles violents, en
écho aux textes guerriers traditionnels12.
Cette ambivalence, qui fait partie de la thématique du sang, radicalise le
propos sur le salut et donne à la mort de Jésus sur la croix la signification
maximale du conflit qui se noue entre la vie et la mort. Le sang l’exprime
puisqu’il est le symbole de la vie et de la mort. La fascination et l’effroi
associés dans le sang versé permettent de dire qu’il n’y a pas là un événe-
ment qui pourrait se classer raisonnablement dans l’ordre naturel ou être
considéré comme un thème éthique ou juridique, mais ce qui constitue le
cœur même de l’histoire religieuse de l’humanité.
Dire « le sang de sa croix », c’est porter attention sur le lieu des contrastes
et ouvrir sur le renversement radical de l’ordre du monde.

5.3. La vie enfin !


Attribuer un rôle au sang, c’est souligner que ce qui advient à Jésus-Christ
touche aux racines mêmes de la vie qui ne peut se développer sans porter
avec elle l’ombre de la mort et la violence fondatrice de toute culture hu-
maine. Par le choix de la mention sur le sang, Paul entre dans une perspec-
tive sacrificielle. Il s’appuie sur ce qui constitue le point décisif de
l’enseignement qu’il a reçu : « Christ est ressuscité d’entre les morts. » Mais
la mort n’est pas ici inscrite dans l’ordre naturel d’une vie usée par la vie,
elle est le fait où se dévoile et se démasque la méchanceté du monde, le
péché du monde.

11. Voir ROUX J.-P., Le Sang. Mythes et symboles, Paris, Fayard, 1988.
12. Comme il est dit de la guerre sainte dans la tradition musulmane : « Notre vin,
c’est le sang de l’ennemi » (cité par ROUX, Le Sang, p. 317) et comme le disent les
vers de mirliton des chants patriotiques : « Ivres de sang et d’orgueil, tyrans
descendez au cercueil. »
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 207

Ainsi mentionner le sang de la croix fait ressentir les harmoniques de la


fascination et de la répulsion face au sang. Dans cette image peuvent
s’accorder des éléments contraires qui qualifient l’événement fondateur de
la foi chrétienne. Les contrastes soulignent la dimension infinie du passage
de Jésus par la mort. La référence faite à la notion de sacrifice est par là
introduite au cœur de la théologie du salut. Elle a fructifié de manière sura-
bondante, en particulier par les références à la célébration eucharistique.

6. Le sacrifice
La réflexion théologique se doit de prendre en compte la notion de sacri-
fice. Il faut donc analyser cette notion et voir comment elle est réinterprétée
par Paul et dans la tradition chrétienne. Pour clarifier cette notion au cœur
des débats actuels qui divisent les communautés chrétiennes13, il importe de
préciser en quel sens nous employons le mot.

6.1. Les éléments du sacrifice


Je distingue sept éléments dans un sacrifice tel qu’il est inscrit dans la li-
turgie du Temple qui sert de référence à la théologie chrétienne, et tel qu’il
peut s’élargir à toute pratique sacrificielle dans les autres religions.
1. la décision : que ce soit attitude convenue ou une démarche personnelle
(attitude spirituelle) ;
2. le pèlerinage qui conduit au Temple (ou au Haut-Lieu) : c’est une dé-
marche accompagnée de prières et de rites ;
3. l’accueil sur le lieu de pèlerinage qui suppose une purification ;
4. l’offrande (don onéreux) ;
5. l’immolation par le sacrificateur : le sang coule et il est répandu ;
6. la manducation de la victime : sous des formes diverses selon la nature
du sacrifice ;
7. le fruit du sacrifice : réconciliation, pardon, réintégration sociale.
Cette nomenclature ne doit pas faire illusion. Il ne s’agit pas seulement
d’une chronologie. Les sept éléments font système – au sens actuel du terme
employé dans les sciences formalisées mathématiquement. C’est-à-dire que si
l’attention peut se porter sur un point ou sur un autre, tous les autres éléments
sont concernés, car ils sont solidaires, ne peuvent être séparés ; ce qui con-

13. La critique intégriste de la liturgie a commencé par le refus de la prière de


l’offertoire. Les intégristes ont reproché l’écriture nouvelle de la prière sur les
offrandes. Celle-ci ne présente plus la déposition des oblats comme un sacrifice,
mais comme une préparation de la mémoire de la Passion qui est présentée comme
sacrifice. Les intégristes entendent souligner que la messe est un sacrifice et pas
seulement un mémorial.
208 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

cerne l’un influe sur les autres. L’effet n’est pas le même selon la place de
l’élément privilégié et la transformation qu’il subit. Ainsi l’interprétation du
sens du sacrifice est-elle variable à raison du primat que l’on donne à tel ou
tel élément et de la manière dont on les ordonne. Le choix de tel ou tel aspect
concerne tout le système et influe sur son fonctionnement. L’articulation
entre les divers éléments est différente selon ce que l’on privilégie.
La conscience de l’aspect systémique de la notion de sacrifice permet de
comprendre pourquoi il y a tant d’interprétations différentes de la notion
générale qui fait partie de l’histoire universelle des religions. Il y a donc une
grande variation selon le contexte et selon la diversité des auteurs. Choisir
un sens, c’est faire un acte théologique. Pour cette raison, il faut voir quel
est le choix de saint Paul. Pourquoi valorise-t-il la référence au sang ? Dans
quel contexte développe-t-il la thématique sacrificielle ?

6.2. L’immolation
Dans la reprise de l’acte sacrificiel où le grand prêtre verse le sang sur le
propitiatoire, Paul porte l’attention de ses lecteurs sur le cinquième point de
notre classification : l’immolation où le sang coule sur l’autel. L’élément le
plus pathétique est ici souligné et sert à retenir l’attention du lecteur en
éveillant en lui un sentiment d’horreur pour le sang versé sur la croix par le
Juste par excellence.
L’interprétation ne peut en rester à ce seul point, aussi il me semble que la
thématique du sang telle qu’elle est introduite demande à être placée dans le
mouvement de l’épître aux Romains.
D’abord, le propos de Paul est au service de la thématique centrale de
l’épître aux Romains : le salut par la foi. Aussi ce qui est le plus important
dans le système sacrificiel est bien l’intention qui préside à la décision. Cette
intention est une finalité. Pour cette raison, elle habite tout le rituel sacrifi-
ciel en toutes ses étapes, c’est elle qui donne la signification de la théma-
tique sacrificielle.
Ensuite, la foi est une relation personnelle à Dieu. Le sacrifice doit être
compris en référence à l’intention même de Jésus acceptant sa mort. La mort
de Jésus sur la croix est la mort du Juste par excellence. Elle n’est pas un
accident ou une occasion. Jésus a assumé le fait de devoir mourir sur la
croix. Son acceptation est exprimée par le verbe « livrer ». La polysémie
dans l’emploi du verbe « livrer » est ici essentielle car elle dit deux choses :
Jésus est livré1 et Jésus se livre1. Par le fait que Jésus se livre, sa mort signi-

1. Pendant la Passion : « Le Fils de l’homme sera livré aux mains des grands
prêtres » (Mt 20,18 ; Mc 10,33 ; Lc 18,31) ; « Ils vont livrer le Fils de l’homme aux
mains des païens » (Mt 20,19 ; Mc 10,34 ; Lc 18,32-34) ; Judas dit : « Je suis prêt à
vous le livrer » (Mt 26,15 ; Mc 14,10-11 ; Lc 22,4-5) ; « L’un de vous qui mange
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 209

gnifie autre chose que le déroulement du rituel sacrificiel2. Ainsi c’est en


ayant recours à l’intention et à la décision de Jésus que se comprend la no-
tion de sacrifice. La référence au sang a pour effet d’en souligner la cruelle
réalité ; ce n’est en rien une manière de valoriser la souffrance.

6.3. L’amour
Si l’intention est comprise à partir de ce qu’a voulu faire Jésus, Paul peut
placer les événements dans l’unité qu’il exprime par le verbe « aimer » et
qui joue un rôle essentiel dans le chapitre 5 de l’épître aux Romains. Paul est
ainsi héritier des prophètes qui critiquent le rituel au nom de la foi. Paul met
au premier plan la motivation : l’amour. L’amour est pour lui le principe de
la vie et le maître mot de l’histoire du salut.
C’est à partir du mot « amour » que Paul relit la Torah où la relation entre
Dieu et son peuple est une relation d’amour3.
Mais le propos de Paul ne se situe pas dans un monde idéal. Il est déve-
loppé dans la lucidité. Paul est très sensible à la souffrance et à la détresse
présentes dans le monde. Pour dire cette situation, il emploie le mot
« chair » qui exprime à la fois la précarité et la corruption. La conscience du
péché est au cœur du propos de Paul, et pour cette raison, il le voit à partir
de l’angoisse de la mort et du scandale de la mort des innocents. Cette sen-
sibilité est le fruit de son amour pour autrui.
Or l’amour a une caractéristique : il est source de solidarité. Aussi la fi-
gure du Messie est-elle celle de celui qui prend la tête du peuple parce qu’il
partage sa situation sans faire l’économie de la douleur que cela implique –
comme nous l’avons vu avec la citation de Péguy. Plus encore, l’amour se
révèle comme tel dans les circonstances où la vie est en jeu.

avec moi me livrera » (Mc 14,18 ; Mt 26,21 ; Lc 22,21 ; Jn 13,21) ; « Grands prêtres
et scribes livrèrent Jésus à Pilate » (Mc 15,1 ; Mt 27,1-2 ; Jn 18,28) ; « Pilate fit
flageller Jésus et le livra pour être crucifié » (Mc 15,15 ; Mt 27,26 ; Lc 22,66), etc.
1. Eucharistie : « Ceci est mon corps livré pour vous » (1 Co 11,24). Le verbe
« livrer » se rapporte aussi à l’acte de transmission vécue par l’Église. Cet emploi ne
concerne pas notre propos. On peut noter qu’il inscrit le mystère de la prédication et
de l’annonce de la Bonne Nouvelle dans le prolongement et l’actualisation dans le
temps de l’acte accompli par Jésus.
2. Sur ce point, l’œuvre de René Girard est très éclairante. Le sacrifice est une
structure fondatrice de toute civilisation ; cette œuvre de mort est accomplie pour
réaliser une certaine unité dans l’unanimité des membres d’un groupe qui sortent
ainsi de la crise due à l’indistinction. Mais cette unité de tous contre la victime
émissaire n’est que pour un temps et il faut réitérer le rituel. Le fait que Jésus soit
innocent met fin à ce processus en même temps que sa mort en dévoile la malice.
3. Paul assume donc la mise à distance de la pratique rituelle du Temple. Il est
différent de l’épître aux Hébreux.
210 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

Le verbe « livrer » l’exprime. La force symbolique de l’expression « le


sang de sa croix » n’est pas au service d’une apologie du système sacrificiel,
mais bien une manière de souligner la force de l’amour qui donne sans ré-
serve. Pour Paul, les images sacrificielles sont employées pour dire la radi-
calité de l’opposition entre le monde soumis au péché et la démarche du
Christ qui donne sa vie. Paul met en œuvre une démarche analogue à ce que
nous avons vu à propos du livre de Job quand il s’agit de la justice. Nous
avons vu que le ressort de la démarche de Job était sa foi. Il n’entrait pas
dans la perspective de la théodicée qui cherche à justifier Dieu. Paul réfère
la croix à la personne de Jésus : il dit bien « le sang de sa croix ». Ce n’est
pas le sang, ce n’est pas la croix, mais le sang de Jésus, la croix où Jésus est
mort en donnant sa vie.

7. Le cœur de Dieu

7.1. Dieu a livré son Fils


Nous avons vu que le mot « livrer » est ambivalent. D’abord, il désigne
l’acte des ennemis de Jésus : Judas le livre au sanhédrin, les prêtres le livrent
à Pilate et Pilate le livre aux gardes qui le mettent à mort. En deuxième lieu,
Le verbe « livrer » désigne l’acte par lequel Jésus entre dans son procès et
dans sa mort ; Jésus se livre lui-même. Il est un troisième emploi du verbe
« livrer ». On le trouve dans un texte où le sujet de celui qui livre Jésus est
Dieu lui-même. C’est ainsi que Paul écrit : « Dieu le Père qui a livré son Fils
pour nous » (Rm 8,32). Oui, il faut oser entendre que le Père a livré son Fils.
Ainsi le sang de la croix n’est pas seulement l’horrible qui fait sentir la
cruauté des acteurs de la Passion, mais il exprime ce qui relève de l’intime
de la vie de Dieu. Il ne s’agit pas seulement de la relation entre Jésus et les
siens, mais de la relation entre Jésus et son Père. C’est sur ce point que
prend racine la dérive de la théorie judiciaire de la Passion où Jésus « paie la
dette » et donne une « satisfaction vicaire ». La rationalisation dans le cadre
contractuel de la justice humaine a pour effet de gommer la nouveauté évan-
gélique et de revenir aux catégories païennes de l’expiation.
Nous sommes confrontés par cette phrase de Paul au même procédé que
celui que nous avons relevé au cœur du livre de Job. C’est dans la foi que
Job renverse la logique de la rétribution en se plaçant à l’intérieur même de
la reconnaissance de la suréminence de l’être de Dieu dont la justice appelle
à un accomplissement. De même, Paul se place à l’intime de la vie de Dieu
pour dire ce qui est advenu dans la mort et la résurrection de Jésus. Le re-
gard de la foi ne porte pas seulement sur la relation de Dieu avec les
hommes ; le regard de la foi franchit une barrière ; il voit ce qui a lieu à
l’intime de la vie personnelle de Dieu lui-même.
Le récit de la Passion ne parle pas de Jésus, mais bien du « Fils ». Ainsi la
paternité de Dieu se réfère à la présence du Fils. C’est le Père qui a agi en
« PAR LE SANG DE SA CROIX » 211

Jésus, son Fils. Cette action n’est pas seulement l’action de la résurrection,
la victoire sur la mort et le triomphe de la justice ; elle a eu lieu aussi dans la
passion et la mort de Jésus. Le Père a donc livré son Fils. Cet acte inouï
brise avec la représentation habituelle de Dieu – il y a vraiment révélation.
Ainsi c’est la considération de la relation entre Jésus et celui qu’il appelle
son Père qui devient le cœur de la foi.

7.2. La justice de Dieu se révèle de la foi à la foi


Dans ce que l’on considère habituellement comme « l’énoncé de la
thèse1 », Paul dit que « la justice de Dieu se révèle de la foi à la foi »
(Rm 1,16). Il s’agit bien de justice, de la justice de Dieu. Celle-ci ne vient pas
de la mise en pratique de la Loi, la Torah donnée par Dieu à Moïse, mais de
ce que cette loi exprime de la vie intime de Dieu. Le propos de Paul va donc
de la foi à la foi. Paul s’appuie sur la foi pour affronter un autre scandale : la
mort du juste. Il voit dans cette mort, non le scandale qui stupéfie, mais un
acte où se dévoile un au-delà de ce qui était déjà dit et connu de Dieu.
Ainsi « de la foi à la foi » paraît un nouveau visage de la justice de Dieu. La
justice que Dieu se doit à lui-même n’est pas cantonnée dans l’ordre du juste
où la rétribution est proportionnée. Il y a un renversement de la logique hu-
maine. Un excès ! Il invite à considérer la Loi autrement. La loi n’est pas
d’abord un code de préceptes demandant obéissance et agissant par le lien
strict de la rétribution entre acte posé, sanction et gratification. La Loi est un
don qui atteste une volonté première du bien de l’humanité. Par là, Paul rompt
avec son éducation pharisienne ; il se libère des étroitesses de l’absolutisation
de la Loi et du système qui lie justice et mérite. Il ne s’agit pas ici de
l’abolition de toute norme, mais d’une révélation de Dieu lui-même.

7.3. La logique du pardon


La logique de la révélation est donc dite par un terme nouveau : la notion
de pardon. Le chapitre 5 de l’épître aux Romains insiste sur ce point :
C’est alors que nous étions sans force, c’est alors, au temps fixé, que le Christ
est mort pour des impies – à peine voudrait-on mourir pour un homme juste ; pour
un homme de bien, oui peut-être osera-t-on mourir – ; mais la preuve que Dieu
nous aime, c’est que le Christ alors que nous étions encore pécheurs est mort pour
nous [Rm 5,6-8].
Cette dimension est dite par le mot « pardon ». Nous savons que ce n’est
ni l’oubli, ni l’excuse, mais la mise en œuvre d’un amour plus fort que la
blessure de la faute. Ainsi la justice est-elle autre chose que le bilan méri-
toire d’une vie, mais la réalisation de la force de l’amour de Dieu.

1. Selon la mise en paragraphes faite par la Bible de Jérusalem.


212 JEAN-MICHEL MALDAMÉ, O.P.

On entre dans cette logique non par l’observance de la Loi, mais par la
foi, l’accueil de la présence d’un autre, irréductible à toute représentation
qui le fige.

Conclusion
Je citais en commençant l’adage juridique latin selon lequel le comble de
la justice est un comble d’injustice. J’achèverai en relevant que le summum
dont il s’agit dans l’adage est tout le contraire de ce que nous avons décou-
vert à l’école de Job et de Paul. L’adage dénonce en effet les abus du juri-
disme ; en un sens il rejoint un élément essentiel de la pensée de Paul
écrivant aux Galates que « la lettre tue et que l’esprit vivifie ». Oui, la lettre
tue quand elle est considérée comme un absolu. Mais quel est l’esprit dont il
s’agit ? Je pense que le mot a un double sens. D’abord, il se rapporte à ce
que désigne le maître mot de la théologie du Nouveau Testament qui fait le
spécifique de la foi chrétienne : l’accomplissement.
La notion d’accomplissement concerne le rapport entre l’Ancien et le
Nouveau Testament. Il apparaît dans l’ensemble des écrits néotestamen-
taires. La rédaction des évangiles montre que ce que Jésus a vécu peut être
mis en corrélation avec les textes de l’Ancien Testament. Il ne s’agit pas ici
d’une articulation terme à terme, mais le fait que tous les passages contraires
peuvent s’accorder en lui et seulement en lui. C’est l’accord des contraires
qui atteste que Jésus a bien accompli les Écritures. C’est sur ce jeu des con-
traires que se situaient Job et Paul. Dans ce contexte, la notion de rétribution
éclate, non pour être supprimée – ce qui serait un déni de justice – mais elle
est accomplie. Ce que porte le sentiment fondamental qui fait l’humanité, le
sens de la justice, est respecté.
Du point de vue théologique, j’ouvre une dernière perspective. Paul ne
cesse de parler de l’esprit. Le mot a une grande richesse et une polysémie
qui récuse tout enfermement dans une catégorisation. Or dans la perspective
selon laquelle les événements qui sont l’engagement de Dieu dans la vie des
hommes (et de la nature comprise comme création) disent quelque chose de
l’intime de Dieu, il apparaît clairement que l’esprit est Dieu qui se donne et
le terme Pneuma se rapporte à l’intime de Dieu. C’est en ce sens que Paul
dit que « L’Esprit se joint à notre esprit pour attester que nous sommes en-
fants de Dieu » (Rm 8,16).
CINQUIÈME PARTIE

DE SPINOZA À L’ÈRE DIGITALE


ALAIN GIGNAC

LA FAUTE À SPINOZA ?
Un réexamen du paradigme moderne pour repenser les rapports
entre exégèse et théologie

« Car il n’est pas vrai qu’une science progresse par le


seul renouvellement de ses méthodes. Elle vit tout
autant d’approfondir la conscience qu’elle a de ses
propres fondements. Elle se déploie et se prolonge en
revisitant ses postulats, en réinterrogeant ses hypothèses
de départ2. »

Introduction/problématique
La question du rapport entre exégèse et théologie n’est pas nouvelle en
francophonie. Il y a plus de dix ans, elle était l’arrière-plan du congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (ACFEB) à Tou-
louse en 2001, qui portait spécifiquement sur les nouvelles approches de la
Bible à partir du cas de figure du Cantique des Cantiques3. Auparavant, la
question avait été posée implicitement par l’Association catholique des
études bibliques au Canada (ACÉBAC) lors de quatre congrès successifs
ayant respectivement pour thèmes : Théologie biblique4 (1995), Autorité et

2. PELLETIER A.-M., « Exégèse et histoire : tirer du nouveau de l’ancien »,


NRT 110 (1988), p. 641-665.
3. NIEUVIARTS J. et DEBERGÉ (éd.), Les nouvelles voies de l’exégèse : en lisant le
Cantique des cantiques : XIXe Congrès de l’Association catholique française pour
l’étude de la Bible (Toulouse, septembre 2001) [Lectio divina 190], Paris, Éd. du
Cerf, 2002.
4. Théologie biblique (1995) : FORTIN-MELKEVIK A., « Exégèse et théologie. Le
paradigme herméneutique comme lieu de réconciliation entre exégètes et
théologiens », Science et Esprit 48 (1996), p. 273-287 ; GIGNAC A., « Comment
élaborer une “théologie paulinienne” aujourd’hui ? I– réflexion théorique », Science
et Esprit 48 (1996), p. 307-326 et « II– essai d’application », Science et Esprit 49
(1997), p. 25-38 ; GIRARD M., « Une théologie biblique appliquée : le modèle latino-
américain », Science et Esprit 48 (1996), p. 289-305 ; MYRE A., « La résurrection
selon le Catéchisme de l’Église catholique : perspectives exégétiques », Science et
Esprit 48 (1996), p. 327-340 ; VOGELS W., « Cette impossible théologie biblique ?
Bilan et prospectives », Science et Esprit 48 (1996), p. 251-271.
216 ALAIN GIGNAC

normativité5 (1996), Actualisation de l’Écriture6 (1997), Les quatre sens de


l’Écriture7 (1998). Incontournable, la question avait été abordée par un qua-
tuor de haut niveau, lors du centenaire de la faculté de théologie de Paris
(1990)8. Deux colloques de l’École biblique et archéologique française, à
dix-huit ans de distance, abordaient aussi nécessairement la question : en
1990, à l’occasion du centenaire de l’école9 ; en 2008, à propos du sens
littéral10. Signalons enfin, de façon particulière, quelques auteurs franco-
phones, tels Olivier Artus, Anne-Marie Pelletier et Pierre-Marie Beaude, qui
ont bien su poser la question de la tension, voire du conflit, entre exégètes et
théologiens11. Bref, cet échantillon quelque peu impressionniste montre que

5. Autorité et normativité (1996) : CARON G., « La Bible déstabilisée : enjeu de la


critique féministe radicale », Église et théologie 29 (1998), p. 199-220 ;
THÉRIAULT J.-Y., « Approche sémiotique du canon biblique », Église et théologie 29
(1998), p. 163-178 ; VOGELS W., « L’autorité de la Bible ou l’autorité que le lecteur
donne à la Bible », Église et théologie 29 (1998), p. 179-197.
6. Actualisation de l’Écriture (1997) : DUMAIS M., « L’actualisation de l’Écriture :
fondements et procédures », Science et Esprit 51 (1999), p. 27-47 ; GENEST O.,
« L’actualisation de la mort de Jésus et du sacrificiel », Science et Esprit 51 (1999),
p. 49-64 ; GILBERT P., « L’appel à la conversion chez les prophètes de l’Ancien
Testament », Science et Esprit 51 (1999), p. 81-84 ; HURLEY P., « Le lecteur et le
riche : Luc 16, 19-31 », Science et Esprit 51 (1999), p. 65-80.
7. FAUCHER A., « La lecture allégorique du Premier Testament : Une exégèse
christologique valable pour le troisième millénaire ? » Église et théologie 30 (1999),
p. 215-235 ; MICHAUD J.-P., « Des quatre sens de l’Écriture : histoire, théorie,
théologie, herméneutique », Église et théologie 30 (1999), p. 165-197 ; Jean-
François RACINE, « Pour en finir avec le sens littéral de l’Écriture », Église et
théologie 30 (1999), p. 199-214 ; SPATAFORA A., « Le sens eschatologique de
l’Apocalypse de Jean », Église et théologie 30 (1999), p. 259-278 ; THÉRIAULT J.-Y.,
« Sens moral des Écritures », Église et théologie 30 (1999), p. 237-258.
8. QUESNEL M., MARCHADOUR A., DELORME J., BEAUCHAMP P. et PERROT Ch.,
« L’apport des différentes méthodes d’exégèse dans une faculté de théologie »,
dans : DORÉ J. (éd.), Les cent ans de la faculté de théologie (Sciences théologiques
et religieuses 1), Paris, Beauchesne, 1992, p. 183-219. Quesnel était l’animateur du
panel des quatre autres auteurs.
9. Naissance de la méthode critique. Colloque du centenaire de l’École biblique et
archéologique française de Jérusalem (Patrimoines), Paris, Éd. du Cerf, 1992.
10. VENARD O.-Th. (dir.), Le sens littéral des Écritures (Lectio divina hors série),
Paris, Éd. du Cerf, 2009.
11. BEAUDE P.-M., « Exégètes et théologiens : du conflit à la responsabilité de
sujets lecteurs », RSR 95 (2007), p. 337-354 ; ID., « Exégèse contemporaine et sens
de la Bible », dans : Naissance de la méthode critique. Colloque du centenaire de
l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (Patrimoines), Paris, Éd.
du Cerf, 1992, p. 245-253 ; ARTUS O., « Quel statut pour l’exégèse historico-
critique ? » dans : SOULETIE J.-L. et GAGEY H.-J. (éd.), La Bible parole adressée,
Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 155-172 ; PELLETIER, « Exégèse et histoire ».
LA FAUTE À SPINOZA ? 217

la question du rapport « exégèse et théologie » est cruciale pour la pratique


exégétique et qu’il faut sans cesse y revenir – il se pourrait même que la
préoccupation pour cette question soit plus marquée du côté francophone
que du côté anglophone (comme quoi, l’ACFEB et l’ACÉBAC ont encore
une spécificité à apporter aux débats exégétiques).
Le clivage dont la Bible est l’enjeu (« Entre exégètes et théologiens, la
Bible ») n’est pas seulement théorique mais entraîne des répercussions orga-
nisationnelles. Au Québec, alors que le corps professoral universitaire actif
en études religieuses a baissé de moitié depuis vingt ans, il existe encore
deux associations scientifiques pour deux champs disciplinaires séparés,
l’exégèse et la théologie – l’une qui se réunit au printemps : l’ACÉBAC,
l’autre, à l’automne : la Société canadienne de théologie. Ironiquement, les
deux regroupements explorent parfois, à quelques années de distance, les
mêmes thématiques ! L’ACÉBAC invite de temps à autre un théologien ;
plus ouverte, la SCT accueille les exégètes (dont je suis) qui souhaitent par-
ticiper à ses travaux. Quelle est la cause de cette séparation qui persiste,
malgré l’attrition drastique du membership des deux associations ? Habi-
tude, réseautage, convivialité distincte… ou persistance de clivages épisté-
mologiques ?
On pourrait aussi se demander si le clivage des deux disciplines est un
phénomène catholique ou bien encore francophone, puisqu’il semblerait que
la production anglo-saxonne, où l’apport protestant est majoritaire, produit
plus de théologie biblique, laisse une place plus grande aux discussions entre
exégètes et théologiens (qui se citent les uns les autres) et garde le réflexe de
la Sola scriptura, où la Bible constitue le point de départ naturel de l’acte
théologique. Autrement dit, on pourrait aborder la question par le biais des
aires culturelles ou confessionnelles, et des développements qui y ont eu
cours, quant à l’émergence des sciences bibliques et leur acceptation comme
discipline scientifique reconnue par les Églises.
Mais mon angle d’approche sera différent, avant tout épistémologique.
J’entends revisiter le texte fondateur des études bibliques historico-critiques,
à savoir le Traité théologico-politique (1670) de Baruch Spinoza (1632-
1677). Qu’il soit un texte fondateur, je le postule non dans le sens généalo-
gique d’histoire des idées12, mais comme miroir du problème qui nous oc-
cupe – le clivage « exégèse/théologie » – et comme marque de l’entrée de
l’exégèse biblique dans la modernité. Peut-être faut-il retourner au projet

12. L’histoire des idées s’avère une entreprise toujours risquée quoique
passionnante, que je laisse aux spécialistes mieux outillés. Par exemple GIBERT P.,
L’invention critique de la Bible : XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2010 ; ID., « La
différenciation moderne de la lecture biblique : le conflit des épistémologies »,
RSR 92 (2004), p. 89-117 ; LAPLANCHE F., « Rationalisme scientifique et
interprétations de la Bible au XVIIe siècle », RTP 133 (2001), p. 227-245.
218 ALAIN GIGNAC

spinozien pour y déceler un problème fondamental et ses répercussions sur


une lecture théologique de la Bible : la séparation de l’objet et du sujet.
Mon but est donc de réexaminer le paradigme de la modernité et ses im-
passes épistémologiques. Je le ferai en m’attardant sur deux points : 1) le
projet de Spinoza comme porteur d’une double aporie, épistémologique et
méthodologique ; 2) la persistance du projet moderne et son réajustement
herméneutique par le biais du concept d’« actualisation ». Un peu brutale-
ment, ma question s’énonce ainsi : peut-on conserver le paradigme histori-
co-critique malgré ce qu’en révèle la lecture de Spinoza ? Faut-il dépasser le
paradigme moderne ?
En préparant le dossier de lecture qui étoffait mon hypothèse, j’ai pris
conscience de l’actualité de la question que je soulève et de la réponse que je
suggère, spécialement dans le monde anglo-saxon. Après un long temps
d’éclipse, il redevient à la mode d’examiner la théorie d’interprétation spi-
nozienne13. Plusieurs analyses recoupent les miennes, mais, dans la plupart
des cas, avec une visée nettement différente (et divergente de la mienne).
Les études consultées tendent à démontrer que la méthode historico-critique
est à rejeter parce qu’elle sape la pertinence de l’Église et qu’elle est au
service d’un projet politique anticatholique14. Elles prétendent se situer dans
la ligne du programme de « la critique de la critique » suggéré par Joseph
Ratzinger à plusieurs reprises15 – mais elles ne rendent pas justice à la posi-

13. Jusqu’à récemment, les histoires de l’exégèse – comme celle de KÜMMEL


W. G., The New Testament. The History of the Investigation of Its Problems,
Londres, SCM, 1973 (allemand 1972) –, lorsqu’elles mentionnaient Spinoza, ne le
faisaient qu’en passant. Pour une histoire de la réception de Spinoza, voir : DE
VILLIERS P. G. R., « Rethinking the Contribution of Spinoza to Theology and
Biblical Studies », Studia historiae ecclesiasticae 33 (2007), p. 251-271.
14. Par exemple MORROW J. L., « Politics of Biblical Interpretation : A Criticism
of Criticism », New Blackfriars 91 (2010), p. 528-545 ; ID., « The Bible in
Captivity : Hobbes, Spinoza, and the Politics of Defining Religion », Pro
Ecclesia 19 (2010), p. 285-299. Comme on le verra, étant question de Spinoza,
l’objection n’est pas si impertinente : on oublie trop facilement que l’épistémologie
spinozienne est au service d’une visée politique.
15. RATZINGER J., « Biblical Interpretation in Crisis : On the Question of the
Foundations and Approaches of Exegesis Today », dans : NEUHAUS R. J. (éd.),
Biblical Interpretation in Crisis. The Ratzinger Conference on the Bible and the
Church (Encounter Series 9), Grand Rapids, Eerdmans, 1989, p. 1-23 (version
française : « L’interprétation de la Bible en conflit. Problèmes des fondements et de
l’orientation de l’exégèse contemporaine », dans : DE LA POTTERIE I. [éd.],
L’exégèse chrétienne aujourd’hui, Paris, Fayard, 2000, p. 65-109) ; récemment :
RATZINGER J./BENOÎT XVI et DUTHEL F., « Avant-propos », dans : Jésus de
Nazareth, 1, Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion,
2007, p. 7-20 – propos auxquels a réagi GIBERT P., « Critique, méthodologie et
LA FAUTE À SPINOZA ? 219

tion nuancée du théologien allemand devenu évêque de Rome16. Or, ma


remise en question du paradigme moderne n’implique ni le rejet de la mo-
dernité, puisqu’elle est une étape irréversible dans la quête de l’autonomie
de la raison, ni l’occultation de l’historicité humaine. D’une certaine ma-
nière, ma position est (post)moderne : au nom de la modernité, je critique
une épistémologie qui fait l’impasse sur le sujet lecteur et sa capacité de
produire un discours théologique à partir de sa lecture biblique. Pour le dire
encore plus directement : ce n’est pas parce qu’on critique la modernité
qu’on propose un retour à la pré-modernité.
Avant de plonger dans le vif du sujet, une observation. Je ne suis ni histo-
rien des idées ni philosophe, mais un peu par hasard, il y a déjà dix ans, je
fus chargé, dans ma faculté, de l’enseignement de l’herméneutique, ou plu-
tôt ce que je préfère nommer : les théories de l’interprétation – au pluriel.
Mon auditoire rassemble des étudiants et étudiantes de tous les programmes
facultaires : études bibliques, théologie, théologie pratique et sciences des
religions (et même parfois des participants venus d’autres départements, tels
ceux de littérature et de philosophie). Cet enseignement a fait naître en moi
une conviction – par-delà la nécessaire et légitime cohabitation des ap-
proches17, mais malgré la rectitude politique qui consiste à dire qu’elles sont
complémentaires ou compatibles entre elles : les méthodes ne sont pas
neutres, il existe bel et bien une adéquation entre l’épistémologie (théorie de
la connaissance, du sujet, du signe et du langage), le modèle interprétatif
qu’on adopte et les méthodes exégétiques qui y sont associées18. Sur le ter-

histoire dans l’approche de Jésus. Sur : Joseph RATZINGER/BENOÎT XVI, Jésus de


Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration », RSR 96 (2008),
p. 219-240.
16. Ratzinger prône une approche canonique sensible à l’unité de la Bible (dans la
personne du Christ), complémentaire à la méthode historico-critique, selon lui
nécessaire mais insuffisante, parce que, s’occupant du passé, elle ne peut rendre
actuelle la Parole.
17. Voir les propos mesurés de MARCHADOUR A., qui s’appuie sur Jean-Louis Ska
(« il ne me semble pas utile d’opposer les méthodes entre elles »), Jean Delorme
(« pas d’impérialisme méthodologique ») et Paul Ricœur (« armistice
méthodologique ») : « La lecture de la Bible hier et aujourd’hui. État de la
question », dans : NIEUVIARTS et DEBERGÉ (éd.), Les nouvelles voies de l’exégèse,
p. 25-55 (cit. p. 52-53).
18. En insistant sur l’adéquation entre présupposés épistémologiques (qui ne sont
souvent qu’implicites) et méthode, je prends le contre-pied de l’affirmation de la
Commission biblique pontificale, selon laquelle la méthode historico-critique,
« utilisée de façon objective, n’implique de soi aucun a priori. Si son usage
s’accompagne de tels a priori, cela n’est pas dû a à la méthode elle-même, mais à
des options herméneutiques qui orientent l’interprétation et peuvent être
220 ALAIN GIGNAC

rain, au ras des pâquerettes, le coffre à outils exégétiques peut sembler bien
fourni, mais il n’est pas sûr que tous les outils soient compatibles entre eux :
clé anglaise et rouleau à pâtisserie n’ont pas la même visée et ne partagent
pas le même espace de travail. Certains, pragmatiques, hausseront les
épaules : l’important est de lire le texte en contrôlant et en réglant sa lecture.
Mais peut-être convient-il de jouer au puriste, pour mieux diagnostiquer le
problème. J’aime répéter à mes étudiants : « Dis-moi ce qu’est pour toi un
texte, et je te dirai comment tu lis. » Comment articulez-vous le rapport
« auteur/texte/lecteur » ? Quel rapport « objet/sujet » est présupposé par la
méthode que vous employez ? Ces questions sont en apparence simples,
pourtant on y réfléchit peu, ou jamais assez, investi qu’on est dans le combat
pour rendre compte des textes bibliques dans une lutte au corps à corps avec
eux. Mais peut-être trouverons-nous là une origine possible du problème
« exégèse/théologie ».
Enfin, il est clair que mon point de vue est celui de l’exégète qui se pose
la question des conditions de possibilité de son acte théologique. Le rapport
« exégèse/théologie » passe pour moi au cœur de ma pratique de lecture et il
convient d’éviter la schizophrénie. Je n’examine donc qu’une partie du pro-
blème, laissant de côté le rapport entre exégèse et théologie systématique, ou
entre exégèse, théologie et Magistère – tout en étant conscient de l’enjeu de
la régulation de l’interprétation biblique, qui comporte une forte dimension
politique, comme Spinoza lui-même nous le démontre, tant par son argu-
mentation que par son geste philosophique.

1. Spinoza, miroir du projet exégétique moderne.

1.1. Le raisonnement global du Traité théologico-politique.


Le projet de Spinoza19 est carrément antithéologique. Avec humour, il
convient de rappeler l’opinion exprimée par le philosophe hollandais à pro-
pos des théologiens :

tendancieuses » (COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible


dans l’Église, Montréal, Paulines, 1994, p. 32).
19. La bibliographie spinozienne est immense. Signalons, sur le plan de la théorie
herméneutique : STUERMANN W. E., « Benedict Spinoza : A Pioneer in Biblical
Criticism », Proceedings of the American Academy for Jewish Research 29 (1960),
p. 133-179 ; ZAC S., Spinoza et l’interprétation de l’Écriture (Bibliothèque de
philosophie contemporaine), Paris, PUF, 1965 ; MISRAHI R., « Spinoza face au
christianisme », Revue philosophique de la France et de l’étranger 167 (1977),
p. 234-268 ; PREUS J. S., Spinoza and the Irrelevance of Biblical Authority,
Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2001 ; PELLETIER A.-M.,
D’âge en âge, les Écritures : la Bible et l’herméneutique contemporaine (Le livre et
le rouleau 18), Bruxelles, Lessius, 2004, p. 14-18 ; HUNTER G., Radical
LA FAUTE À SPINOZA ? 221

Nous voyons, dis-je, les théologiens inquiets pour la plupart du moyen de tirer
des livres sacrés, en leur faisant violence, leurs propres inventions et leurs juge-
ments arbitraires et de les abriter sous l’autorité divine ; en aucune matière ils
n’agissent avec moins de scrupule et plus de témérité que dans l’interprétation de
l’Écriture, c’est-à-dire de la pensée de l’Esprit-Saint ; et leur seule crainte n’est
pas dans cette besogne d’attribuer à l’Esprit-Saint quelque fausse doctrine et de
s’écarter de la voie du salut, mais d’être convaincus d’erreur, par d’autres, de voir
ainsi leur propre autorité par terre sous les pieds de leurs adversaires et de s’attirer
le mépris d’autrui20.
Résumons la thèse de Spinoza en quelques traits rapides, nécessairement
caricaturaux. Après cent cinquante ans de guerres religieuses (en France, en
Allemagne, aux Pays-Bas), il faut désamorcer la bombe que constitue la
Bible, car il ne faut plus que la Bible serve de prétexte aux luttes politiques
et cautionne les pires exactions, au nom de Dieu. Il faut donc en retirer
l’interprétation aux théologiens, pour en faire une lecture méthodique et
scientifique, en lui appliquant le même traitement que pour « l’interprétation
de la nature21 ». Or, même avec cette méthode, la Bible demeurera obscure
en bien des points ; toutefois, globalement, le message est clair : « il existe
un Dieu unique et tout-puissant, qui seul doit être adoré, qui veille sur tous

Protestantism in Spinoza’s Thought, Aldershot, Ashgate, 2005 ; DE VILLIERS,


« Freedom to Understand and Serve » ; sur le plan du contexte historique : LAGRÉE
J. et MOREAU P.-F., « La lecture de la Bible dans le cercle de Spinoza », dans : Le
Grand Siècle et la Bible, Paris, Beauchesne, 1989, p. 97-115 ; LAPLANCHE F., « La
marche de la critique biblique d’Érasme à Spinoza », dans : Naissance de la méthode
critique. Colloque du centenaire de l’École biblique et archéologique française de
Jérusalem (Patrimoines), Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 29-39 ; FRANKEL S., « Politics
and Rhetoric : The Intended Audience of Spinoza’s “Tractatus Theologico-
Politicus” », The Review of Metaphysics 52 (1999), p. 897-924 ; LAPLANCHE,
« Rationalisme scientifique » ; FRAMPTON T. L., Spinoza and the Rise of Historical
Criticism of the Bible, New York - Londres, T & T Clark, 2006.
20. SPINOZA B., Traité théologico-politique, trad. et notes C. Appuhn (GF 50),
Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 137.
21. « Pour nous tirer de ces égarements, affranchir notre pensée des préjugés des
Théologiens et ne pas nous attacher imprudemment à des inventions humaines prises
pour des enseignements divins, il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans
l’interprétation de l’Écriture […] [qui] ne diffère en rien de celle que l’on suit dans
l’interprétation de la Nature mais s’accorde en tout avec elle. De même en effet que
la Méthode dans l’interprétation de la nature consiste essentiellement, à considérer
d’abord la Nature en historien et, après avoir ainsi réuni des données certaines, à en
conclure les définitions des choses naturelles, de même, pour interpréter l’Écriture, il
est nécessaire d’en acquérir une exacte connaissance historique et une fois en
possession de cette connaissance, c’est-à-dire de données et de principes certains, on
peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de
l’Écriture » (ibid., p. 138-139).
222 ALAIN GIGNAC

et aime par-dessus tout ceux qui l’adorent et aiment leur prochain comme
eux-mêmes22. » Or, ce constat, avant tout de nature éthique, pouvait être
déduit de la raison, sans lire la Bible. Conclusion : si on lit la Bible, faisons-
le objectivement ; même ainsi, cela s’avère une tâche presque impossible ;
de toute manière, il n’est pas nécessaire de lire la Bible, puisque nous en
connaissons autrement le message essentiel23…

1.2. Le projet moderne de Spinoza et sa double aporie


Comme on le voit, le Traité s’avère assez subversif. Il est ironique d’y
voir le document fondateur de l’exégèse en modernité, puisqu’il sape, ulti-
mement, non seulement l’autorité des théologiens, mais aussi celle de la
Bible – sous des apparences fort angéliques (sauver la Bible des idéolo-
gies24) ! Mais l’ironie se dédouble lorsqu’on prend conscience que le pro-
gramme fort précis d’investigation envisagé est presque aussitôt qualifié
d’impossible par son auteur. Autrement dit, le texte de Spinoza soulève deux
apories, du point de vue théologique. Sur le plan épistémologique, il dévalo-
rise la théologie et exclut toute construction d’un discours subjectif. Sur le

22. Ibid., p. 143.


23. Ironiquement, ce raisonnement de Spinoza n’est pas sans analogie avec celui
d’Augustin, La doctrine chrétienne = De doctrina christiana (Bibliothèque
augustinienne), Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997 : 1) il faut lire la Bible
avec méthode (philologie, rhétorique) ; 2) il faut s’attacher aux passages clairs (II,
14 ; p. 155) ; 3) le centre, le fil conducteur et la clé de lecture de la Bible est l’amour
(I, 40.44 ; p. 129.133) ; 4) il n’est donc pas nécessaire de lire la Bible pour en
connaître le message, puisque nous le connaissons (I, 43 ; p. 133). Pour une
comparaison des deux auteurs, voir DOUEIHI M., Solitude de l’incomparable :
Augustin et Spinoza, Paris, Éd. du Seuil, 2009.
24. « In his mind Scripture was part of the irrational belief system of the masses
who were motivated by superstition and fear. Spinoza was looking for a way to give
lip service to the Bible while undercutting its real authority. He could not ignore the
Bible entirely because his audience maintained a strong reverence for it. Thus he
introduced a new method for interpreting the Bible, pretending to respect it while
actually undermining its message » (BOERMAN D., « The Significance of Spinoza for
Biblical Interpretation », Restoration Quarterly 51 [2009], p. 93-106 [cit. p. 104-
105]). Dans la même ligne (mais de la part d’un défenseur de la laïcité) : PREUS J. S.,
« The Bible and Religion in the Century of Genius », Religion 28 (1998), p. 3-27 et
111-138. Notons cependant que certains n’endossent pas cette lecture radicale et
soutiennent que le Tractatus ne sape pas l’autorité de la Bible en tant que telle, mais
l’autorité des interprètes de la Bible… Voir LEVENE HUNTER N., « Review of :
Samuel Preus. Spinoza and the Irrelevance of Biblical Authority. Cambridge :
Cambridge University Press, 2001. Pp. XVI + 228 », The Jewish Quarterly
Review 94 (2004), p. 191-201.
LA FAUTE À SPINOZA ? 223

plan méthodologique, la velléité d’appliquer une approche scientifique his-


torique à la Bible est vouée à l’échec.
Voyons ce qu’il en est, au chapitre 7 du Traité, soit au centre de l’œuvre.
D’abord énonçons trois principes, liés entre eux, qui gouvernent
l’épistémologie spinozienne, les deux derniers étant particulièrement cruciaux
en ce qu’ils touchent à l’objectivité, complètement détachée du sujet lecteur :
1. Il faut rechercher les principes universels, par là plus susceptibles
d’être conformes à la raison :
de même [que dans l’interprétation de la Nature], dans l’histoire de l’Écriture
nous chercherons tout d’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le
fondement de toute l’Écriture, ce qui enfin est recommandé par tous les Prophètes
comme une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous les hommes25
– on reconnaît ici la propension à unifier et simplifier le réel de la nature
en lois mathématiques, appliquée à l’interprétation biblique. D’ores et déjà,
on peut douter que ce désir scientifique d’unification et de clarté corres-
ponde à la complexité et à la pluralité des divers discours bibliques.
2. Celui qui étudie la Bible doit partir des Écritures seulement (non pas
dans le sens du protestantisme !), afin d’éviter toute ingérence extérieure :
Nous ne devons pas en effet, nous l’avons déjà montré, accommoder de force aux
injonctions de notre Raison et à nos opinions préconçues la pensée de l’Écriture ;
toute connaissance des Livres bibliques doit être tirée de ces Livres seuls26.
Cette ligne de conduite est ambiguë : d’un côté, elle signifie le respect du
texte, sur lequel il ne faut pas plaquer des préjugés ; d’un autre côté, elle
implique que le lecteur mette entre parenthèses sa précompréhension, c’est-
à-dire son intérêt existentiel pour le texte qu’il lit et qui établit une complici-
té entre lui et ce qu’il cherche à comprendre27.
3. il faut impérativement distinguer sens (exégèse) et vérité (philosophie
et théologie)28 : « nous nous occupons ici du sens des textes et non de leur
vérité […] afin de ne pas confondre le sens d’un discours avec la vérité des
choses29. » De toute manière, on l’a dit, la vérité des choses peut s’atteindre
autrement. Cela implique que la tâche de l’exégète est descriptive, non éva-

25. SPINOZA, Traité, p. 143.


26. Ibid., p. 140.
27. Dans son célèbre article, Bultmann insiste sur la nécessité d’éviter les
préjugés dogmatiques (la rigidité intellectuelle) mais d’assumer par ailleurs
pleinement ses présuppositions : BULTMANN R., « Une exégèse sans présupposition
est-elle possible ? » dans : Foi et compréhension II, Paris, Éd. du Seuil, 1969,
p. 167-175.
28. LAPLANCHE, « Rationalisme scientifique », p. 240-242.
29. SPINOZA, Traité, p. 140.
224 ALAIN GIGNAC

luative (il n’a pas à se prononcer sur la vérité des choses) et non engagée (la
Bible cesse d’interpeller)30.
Spinoza, de manière conséquente, articule à ces trois postulats épistémo-
logiques un programme méthodologique historique – encore une fois en en
trois points :
1. « comprendre la nature et les propriétés de la langue dans laquelle fu-
rent écrits les livres de l’Écriture et que leurs auteurs avaient accoutumé de
parler31 » – en un mot, la grammaire ;
2. « grouper les énonciations contenues dans chaque livre et les réduire à
un certain nombre de chefs principaux32 » – ce qui recouperait probablement
le genre littéraire du dictionnaire philologique et celui du dictionnaire de
vocabulaire biblique, d’après la description que Spinoza en donne ;
3. tenir compte de l’histoire – autant les circonstances de production, que
l’histoire de la transmission, ce qui implique donc une critique textuelle des
manuscrits, puisqu’il faut vérifier « si le texte a pu en être falsifié par des
mains criminelles, ou s’il n’a pu l’être, si des erreurs s’y sont glissées, si ces
erreurs ont été corrigées par des hommes compétents et dignes de foi33 ».
Or, quelques pages plus loin, Spinoza se plaît à énumérer les difficultés
quasi insolubles que rencontre l’atteinte de ce triple objectif – et d’habitude,
les commentateurs qui l’évoquent comme figure de la modernité exégétique
n’en parlent pas34 :
1. l’hébreu est une langue morte et on y rencontre la confusion des guttu-
rales, des conjonctions polysémiques et des aspects verbaux ambigus, ainsi
qu’une absence de vocalisation ou de ponctuation (avant les Massorètes,
dont il faut par ailleurs se méfier) ; bref, à
ce fait que nous ne pouvons avoir une connaissance parfaite de l’hébreu,
s’ajoute la constitution même et la nature de cette langue ; tant d’ambiguïtés en
proviennent qu’il est impossible de trouver une méthode permettant de déterminer
avec certitude le sens de tous les textes de l’Écriture35 ;

30. Malgré la critique que j’en propose, il convient de souligner que ces trois
postulats ont permis un acquis important en termes d’autonomie scientifique :
« Dorénavant, sur cette base du primat de l’histoire, on s’enfoncera dans le texte
sacré ; libre des bagages de la tradition, sans provision ni prévention, sans mémoire
ni savoir emprunté » (PELLETIER, « Exégèse et histoire », p. 641).
31. SPINOZA, Traité, p. 140.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 142.
34. Une exception : STUERMANN, « Benedict Spinoza », p. 165-166 – mais pour
voir plutôt dans ces propos la manifestation de la lucidité spinozienne quant aux
limites de la méthode scientifique proposée (autre signe de scientificité).
35. SPINOZA, Traité, p. 147.
LA FAUTE À SPINOZA ? 225

2. la collation des textes ne pourra « éclaircir un passage que par chance,


attendu qu’aucun Prophète n’a écrit expressément pour faciliter l’explication
des paroles d’un autre ou des siennes propres36 » ;
3. la connaissance historique est extrêmement limitée ; et l’incertitude
manuscrite quasi totale : « De beaucoup de livres en effet nous ignorons
complètement les auteurs […]. En second lieu nous ne savons pas non plus à
quelle occasion et en quel temps ces livres dont nous ignorons les véritables
auteurs, ont été écrits37. »
D’où cette conclusion péremptoire, qui s’inscrit dans sa vision philoso-
phique générale, car « le rationalisme de Spinoza ne laisse aucune place
pour un quelconque concept traditionnel de révélation, et son déterminisme
dénie toute possibilité d’actions spéciales de Dieu dans l’histoire38 » :
Je les juge si grandes [les difficultés énumérées] que je n’hésite pas à le dire : en
bien des passages le sens de l’Écriture nous est inconnu ou encore nous le devi-
nons sans avoir aucune certitude. Mais, il importe de le répéter, toutes ces difficul-
tés peuvent seulement empêcher que nous ne saisissions la pensée des Prophètes à
l’égard de choses non percevables et que l’on ne peut qu’imaginer ; il n’en est pas
de même à l’égard des choses que nous pouvons saisir par l’entendement et dont
nous formons aisément un concept […]. Nous conclurons donc que nous parvien-
drons très facilement par la connaissance historique de l’Écriture telle que nous
pouvons l’établir, à saisir la pensée de l’Écriture quand il s’agira d’enseignements
moraux et que nous en connaîtrons dans ce cas le sens avec certitude39.
On retrouve ici l’idée que la révélation est de toute manière obscure, mais
que le message éthique de la Bible, qui correspond à l’enquête autonome de
la raison, est clair. Que sert-il de lire la Bible scientifiquement, puisque cela
s’avère impraticable et ultimement, inutile ? On est bien près du proverbe :
« Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de rage. »
Bien sûr, les héritiers de Spinoza ne partageront pas ce pessimisme – sur-
tout que de prodigieuses découvertes archéologiques et épigraphiques, au
XIXe et jusqu’au milieu du XXe, viendront enrichir au-delà des espoirs les
plus fous la grammaire des langues sémitiques, notre connaissance de
l’histoire du Proche-Orient ancien et le nombre de manuscrits bibliques. Il
semblera un moment que, contre toute attente, le projet moderne allait réus-
sir à réaliser le programme spinozien d’une étude scientifique, neutre, objec-
tive, non idéologique, de la Bible. Et pourtant, la double aporie
épistémologique et méthodologique finira pas rejoindre les praticiens d’une
lecture biblique scientifique modelée sur Spinoza…

36. Ibid., p. 149-150.


37. Ibid., p. 150.
38. BOERMAN, « The Significance of Spinoza », p. 101.
39. SPINOZA, Traité, p. 152.
226 ALAIN GIGNAC

1.3. La (post)modernité : confirmation et contestation du projet spinozien


Par-delà quelques siècles, la (post)modernité, ou hyper-modernité, la mo-
dernité critique d’elle-même, vient mettre un frein à tout triomphalisme. Elle
renoue avec le constat méthodologique de Spinoza – qu’elle ne qualifierait
pas de pessimiste mais de réaliste. Paradoxalement, tout en donnant raison à
Spinoza sur ce point, la (post)modernité conteste radicalement l’autre part
du programme, à savoir la possibilité (et la pertinence) de lire objectivement
un texte sans prendre en compte l’implication du lecteur.
Dans un article très pédagogique et fort nuancé, David J. Clines, qui fut
président de la Society of Biblical Literature en 2010, brosse un portrait des
déplacements qui se produisent lorsque les intuitions de la (post)modernité
sont appliquées à la Bible40. Puisqu’il passe en revue les éléments clés de la
méthode historico-critique, il est normal qu’il se trouve à répondre à Spino-
za, ou à lui faire écho, à propos des questions de grammaire, philologie,
histoire et critique textuelle :
1. l’hébreu connaît une oscillation sémantique incroyable : « cela signifie,
concrètement, que le lecteur d’une phrase en hébreu biblique doit marquer
une pause, même momentanée, à chaque nouveau mot pour être sûr qu’il
s’agit bien du mot qu’il pensait que c’était41 » ;
2. du côté philologique, l’autorité des dictionnaires cache des classifica-
tions, des choix, des omissions arbitraires ; en fixant la langue, ils la pétri-
fient ; ils ne sont toujours que la synthèse linguistique d’une époque donnée
(souvent, dans le cas qui nous occupe, le XIXe siècle) ; sans oublier le pro-
blème de l’homonymie de l’hébreu (et la proposition conséquente
« d’inventer » 3 000 nouvelles racines, comme entrées lexicales, au cours du
XXe siècle) – ajoutons : un texte ne sera jamais la simple somme des entrées
lexicographiques de ses mots ;

40. CLINES D. J. A., « The Postmodern Adventure in Biblical Studies », dans :


KRASOVEC J. (éd.), Interpretation of the Bible (International Symposium on the
Interpretation of the Bible Ljubljana, Slovenia, 1996), Ljubljana, Slovenska
akademija znanosti in umetnosti, 1998, p. 1603-1616. Voir, dans le même sens, son
discours présidentiel : CLINES D. J. A., « Learning, Teaching, and Researching
Biblical Studies, Today and Tomorrow », JBL 129 (2010), p. 5-29.
41. L’auteur donne cet exemple : « It is not quite as bad as that in practice, for
experience has taught us to believe that when we read wydbr followed by a person’s
name it is going to mean, “and X spoke”. But our experience will sometimes lead us
astray, since sometimes, perhaps, dbr will not mean “speak” but “drive out”, “destroy”,
“have descendants” or whatever » (CLINES, « The Postmodern Adventure », p. 1609).
Dans le même sens, GONÇALVÈS F. J., « Enjeux et possibilités de la quête historique
originaire. Est-ce la même chose que le sens littéral ? » dans : VENARD (éd.), Le sens
littéral des Écritures, p. 47-74 (surtout p. 67-72).
LA FAUTE À SPINOZA ? 227

3. l’histoire est au mieux une reconstruction toujours provisoire qui four-


mille d’hypothèses42, et ne peut s’écrire que sur un mode narratif où les
récits constitués reflètent autant l’époque de leur composition que celle
qu’ils prétendent faire revivre – et Clines ne soulève même pas les pro-
fondes remises en question de l’historiographie biblique, où l’historicité des
patriarches, de Moïse et même de David et Salomon est contestée43 ;
4. du côté de la critique textuelle, le concept d’original est à revoir : y eut-
il jamais un tel original ? pourquoi ne pas s’intéresser autant aux (véritables)
copies d’un texte qui disent quelque chose de sa réception, plutôt qu’à un
original hypothétique ? – ajoutons : le texte standard du Nouveau Testament,
dit « éclectique », n’est-il pas pure reconstruction, puisque, contrairement à
l’Ancien Testament, il ne s’approche d’aucun manuscrit ?
En tout cela, Clines ne rejette pas les études historiques, mais les relati-
vise grandement. Il arrive au même constat que Spinoza, mais par un chemi-
nement différent : le projet moderne n’est pas réalisable tel quel.
Or, Clines pousse plus loin et critique les présupposés épistémologiques
de Spinoza. D’une part, en traitant de la théologie biblique, Clines récuse la
pertinence d’unifier la pensée biblique et d’y trouver un centre. « Il vous
faut concevoir une théologie de l’Ancien Testament postmoderne comme
une discussion entre différents points de vue, parfois contradictoires44. »
Contrairement à ce que propose le philosophe hollandais et les exégètes
modernes après lui, on ne peut réduire la complexité biblique à une seule
idée – dans le cas de Spinoza, le monothéisme et l’amour du prochain.
D’autre part, l’objectivité est illusoire et contreproductive, chez les com-
mentateurs de la Bible qui,
pour la plupart, pensent avoir accompli leur travail quand ils ont dit à nouveau,
dans leurs propres mots, ce que le texte avait déjà dit. Selon moi, tout universi-
taire qui a l’ambition d’être un réel être humain ne peut laisser aller cela, mais il
ou elle doit se confronter au texte et se sentir concerné(e) par lui, et ne pas se ré-
fugier dans une distance critique (si nécessaire puisse-t-elle être en tant que pro-
cédé heuristique). De manière minimale, le critique dans un âge postmoderne aura
besoin de demander : Qu’est-ce que ce texte me fait si je le lis45 ?
Donc, pas question de mettre entre parenthèses nos opinions et de séparer
le sens d’un texte de la vérité qu’il peut prendre, pour le lecteur.

42. GONÇALVÈS, « Enjeux et possibilités », p. 74.


43. Voir la synthèse fort suggestive de LIVERANI M., La Bible et l’invention de
l’histoire ancienne d’Israël (Folio Histoire), Paris, Gallimard, 2010 (2008, italien
2003).
44. CLINES, « The Postmodern Adventure », p. 1608.
45. Ibid., p. 1611-1612.
228 ALAIN GIGNAC

Enfin, Clines rejoint les préoccupations éthiques de Spinoza. À quelles fins,


à quoi sert l’exégèse ? Ou plutôt, à qui sert l’exégèse, dans le conflit des inter-
prétations ? « Qu’allons-nous faire des textes – outre le fait de les com-
prendre46 ? » Car il ne s’agit pas simplement de poser les questions :
Comment connaître ? et que connaître ? mais surtout : Pourquoi connaître ?
On touche ici le déplacement d’accent caractéristique de la réflexion
(post)moderne.
Bref, Spinoza et Clines à sa suite ébranlent le socle de la formation histo-
rico-critique (celle que j’ai reçue). À les entendre, le projet historico-critique
est au mieux une utopie mobilisatrice ; au pis, une entreprise très limitée
pouvant, malgré ses limites, facilement succomber à une illusion de maî-
trise ; dans tous les cas, c’est une méthode qui exclut la théologie.
Une fois cette analyse acceptée, une question surgit. Malgré le fait qu’on a
pu essayer de réaliser le projet moderne sans couper avec la foi (à la manière
d’un Richard Simon), et malgré les brillants acquis en termes de savoir histo-
rique, se pourrait-il que le projet moderne rende impossible l’acte théologique ?

2. Peut-on « sauver » le paradigme moderne ?

2.1. Persistance du paradigme historique


Retourner au texte fondateur de Spinoza permet de discerner plus claire-
ment les tensions inhérentes au projet moderne. Malgré le possible « vice
caché » (comme on dit d’une maison) de celui-ci, on hésite toutefois à lâcher
prise. Et cela est fort légitime, puisque la découverte de l’historicité est un
acquis majeur de la modernité. Citons à titre d’exemple la Commission bi-
blique (en 1993, bientôt vingt ans, déjà !) – qui, soulignons-le, ne mentionne
jamais Spinoza :
L’étude diachronique demeure indispensable pour faire saisir le dynamisme
historique qui anime l’Écriture sainte et pour manifester sa riche complexité […].
À la tendance historicisante qu’on a pu reprocher à l’ancienne exégèse histori-
co-critique, il ne faudrait pas que succède l’excès inverse, celui d’un oubli de
l’histoire, de la part d’une exégèse exclusivement synchronique47.

46. Ibid., p. 1611.


47. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église,
p. 34. Dans la même ligne, un exégète québécois qui était membre de la Commission
lors de la rédaction, Marcel Dumais, écrivait : « La référence historique est inscrite au
cœur de ceux-ci ; elle fait partie du “monde des textes” de la Bible ; elle est la source
de leur sens. Tout le sens biblique, en effet, repose sur des événements historiques qui
se présentent comme événements de salut pour les générations successives, c’est-à-
dire qui renvoient à la présence efficace de Dieu dans notre histoire. Il faut donc tenir
compte du paradigme historique dans l’interprétation des textes » (DUMAIS M.,
LA FAUTE À SPINOZA ? 229

De plus, le recours à l’histoire est gage de scientificité48, comme le rap-


pelle récemment Francolino Gonçalvès. Selon lui, exégèse et herméneutique
sont deux étapes séparées, car au « nom de l’objectivité, l’exégète fait abs-
traction de son propre système de valeurs49 ».
Or, insistons sur un détail essentiel du projet spinozien : la fracture entre
sens et vérité50. Il me semble qu’elle recouvre, du moins en partie, la frac-
ture entre étude objective et appropriation subjective. Autrement dit, la pos-
ture suggérée par Spinoza exclut clairement toute synthèse croyante dans le
processus de lecture de la Bible, donc elle interdit toute théologie. Au
mieux, cela donne comme résultat le commentaire historico-critique érudit
mais coupé de toute résonance théologique. Prenons l’exemple de
l’admirable et récent commentaire de Robert Jewett sur Romains. Il s’agit
d’un véritable opus de 1 144 pages, une somme d’érudition, qui décortique
rhétoriquement la lettre demi-verset par demi-verset, avec comme unique clé
de lecture le voyage de Paul en Espagne, et qui ne produit finalement
presque pas de théologie – pour éviter les ornières traditionnelles « formées
par les traditions ecclésiales », le commentaire se sert de « l’horizon linguis-
tique, intellectuel et religieux du Ier siècle […] pour se garder d’imposer des
visées idéologiques en rétroaction sur Romains51 ».

« Sens de l’Écriture. Réexamen à la lumière de l’herméneutique philosophique et des


approches littéraires récentes », NTS 45 [1999], p. 310-331).
48. Dans une intéressante conversation qui portait sur la crédibilité des sources sur
lesquelles pouvait s’appuyer une thèse en histoire culturelle présentée dans une
université française, mon interlocuteur soutenait que citer de la théologie ne faisait
pas sérieux. Pour faire image, cela signifiait qu’on pouvait admettre en bibliographie
la collection « Lectio divina » mais certainement pas « Cogitatio fidei ». N’est-ce pas
l’écho de Spinoza qui se méfiait de la théologie et voulait lui confisquer la Bible ?
49. GONÇALVÈS, « Enjeux et possibilités », p. 52.
50. Ces mots sont employés à la suite de Spinoza, mais je reconnais qu’ils sont
piégés ; par exemple, ils peuvent être utilisés quasi synonymiquement : « les
historiens et les exégètes soient investis d’une demande de dire la vérité ou le sens
du texte, une vérité et un sens ici originaires » (GISEL P., « Statut de l’écriture et
vérité en christianisme », RSR 95 [2007], p. 373-392 [cit. p. 375]).
51. JEWETT R., KOTANSKY R. D. et EPP E. J., Romans : a Commentary
(Hermeneia), Minneapolis, Fortress Press, 2007. L’auteur indique bien sa
perspective : « a theological interpretation that takes theses [historical] details into
account rather than following traditional paths formed by Church tradition » (p. 1) ;
« The linguistic, intellectual, and religious horizon of the first century can thus be
used to guard against imposing later ideological agendas back onto Romans »
(p. 3) ; « Paul wishes to gain support for a mission to the barbarians in Spain, which
requires that the gospel of impartial, divine righteousness revealed in Christ be
clarified to rid of prejudicial elements that are currently dividing the congregations
in Rome » (p. 1).
230 ALAIN GIGNAC

Mais au pis, le projet de Spinoza aboutit au terrible diagnostic de La-


Cocque et Ricœur :
Le texte, coupé de ses liens avec la communauté vivante, se trouve ainsi réduit
à un cadavre livré à l’autopsie. En dépit de ses mérites immenses, l’exégèse mo-
derne est pour une grande part viciée par cette conception d’un texte fixe, à ja-
mais réduit à sa lettre consignée52.
Quelqu’un peut être à l’aise avec le clivage exégèse et théologie, sens et
vérité, qui pousserait l’étude de la Bible du côté des sciences des religions.
Or, pour ma part, je suis à la recherche d’un paradigme qui ne fracture pas
l’acte de lecture, ni n’en cloisonne hermétiquement les étapes. Si on dépas-
sait les dichotomies « objet/sujet », « sens/vérité », « exégèse/théologie »
instaurées par Spinoza, peut-être retrouverions-nous une posture analogue à
la lectio divina prémoderne qui nous permette de conjuguer exégèse et théo-
logie dans le fait même de lire et d’affronter avec rigueur l’altérité du texte –
sans pour autant être moins scientifiques ou retourner en arrière vers la pré-
modernité. Au contraire, nous serions ainsi en consonance avec une
(post)modernité qui ne renie pas la modernité et ses acquis, mais la corrige
et en revisite les présupposés de manière autocritique.

2.2. Une solution insuffisante : l’actualisation herméneutique


Le paradigme historique coupe l’exégète de la théologie, et on ne peut se
passer de l’histoire. Cette quadrature du cercle peut-elle être résolue ? La
solution actuelle, qui fait partie de la « science normale53 » au Québec parmi
les exégètes, est qualifiée d’herméneutique54. Cette théorie de l’interprétation
enregistre la distance entre l’horizon du texte et celui du lecteur, et souligne
la nécessité de combler intelligemment cet écart – dans un contexte méthodo-

52. LACOCQUE A. et RICŒUR P., Penser la Bible (Points essai 506), Paris, Éd. du
Seuil, 2003 (1998), p. 8. On pourrait citer aussi Jean Zumstein : « Ce que le texte
gagne en clarté par l’explication historique, il le perd en pertinence existentielle.
[…] La question de la pertinence ou – pour utiliser un mot aujourd’hui banni du
langage de l’interprète post-moderne – la question de la vérité ne ressortissent plus à
une démarche scientifique méthodologiquement fondée » (ZUMSTEIN J.,
« Narrativité et herméneutique du Nouveau Testament : la naissance d’un nouveau
paradigme », RTL 40 [2009], p. 324-340 [cit. p. 335]).
53. Je fais référence à la théorie des changements de paradigme de KUHN Th. S.,
La Structure des révolutions scientifiques (Champs 115), Paris, Flammarion, 1983
(1972, allemand 19702), telle que réappropriée par KÜNG H., « Changement de
paradigme dans la théologie et les sciences de la nature », dans : Une théologie pour
le IIIe millénaire, Paris, Éd. du Seuil, 1989 (allemand 1987), p. 173-235.
54. Notons au passage que cette théorie de l’interprétation a confisqué, pour ainsi dire,
l’épithète « herméneutique » : on a ainsi l’herméneutique allégorique, l’herméneutique
des quatre sens, l’herméneutique positiviste, l’herméneutique… herméneutique.
LA FAUTE À SPINOZA ? 231

logique où ledit écart risque de devenir, nous l’avons relevé plus haut,
gouffre infranchissable, la méthode historique faisant de son objet d’étude un
objet archéologique55. Si je cherche, pour reprendre la formule de Louis Mar-
tyn, à m’asseoir à l’arrière d’une des ekklèsiai convoquées par Dieu en Gala-
tie, et à déchiffrer ce que signifiait alors pour les chrétiens la lettre de Paul56,
cela est historiquement fort instructif, mais est fort éloigné du lecteur con-
temporain. D’où la nécessité d’établir une analogie, en quelque sorte transhis-
torique, entre la situation du Ier siècle et celle d’aujourd’hui. Ce processus,
qui relève toujours un peu du tour de passe-passe, a reçu le nom fort ambigu
d’« actualisation », qui est souvent vue comme une étape subséquente, ulté-
rieure à l’exégèse (ainsi Gonçalvès, mentionné plus haut). Un objet ancien,
interprété seulement à partir de son contexte de production, doit devenir per-
tinent pour le lecteur, croyant ou non-croyant, d’aujourd’hui. Ainsi, la Com-
mission biblique pontificale qui tout à l’heure jugeait l’histoire indispensable,
en souligne aussi la limite : « Toute exégèse des textes bibliques est appelée à
être complétée par une “ herméneutique” au sens récent du terme, […] c’est-
à-dire une interprétation dans l’aujourd’hui du monde57. »
Or, cette posture herméneutique se réclame de ce que j’appellerais le se-
cond Ricœur, celui du recueil Du texte à l’action58 et de l’arc herméneutique
(précompréhension/explication/compréhension). Or, il me semble que
l’utilisation de Ricœur s’avère ici trop mécanique et éventuellement à con-

55. « La critique historique dont le rôle émancipateur dans la lecture de la Bible


ne saurait être nié, ni d’ailleurs son incontournable fonction dans l’explication
raisonnée et documentée de cette littérature, comporte néanmoins un effet “pervers”
bien connu. En replongeant les textes dans leur contexte historique initial pour être
en mesure d’en expliquer droitement la problématique, la conceptualité, la forme
littéraire, la fonction pragmatique, etc., la méthode historico-critique génère une
distance historique incompressible – on pourrait même dire un fossé – entre le texte
ainsi expliqué et son lecteur vivant dans une autre époque » (ZUMSTEIN,
« Narrativité et herméneutique », p. 335).
56. MARTYN J. L., Galatians : a New Translation with Introduction and
Commentary (AncB 33A), New York, Doubleday, 1997.
57. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église,
p. 67.
58. RICŒUR P., Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éd. du Seuil,
1986. Voir particulièrement « Qu’est-ce qu’un texte » (p. 137-159) et « La fonction
herméneutique de la distanciation » (p. 101-117). L’œuvre et la trajectoire de Ricœur
est immense, servie par une longévité remarquable. Par-delà leur continuité et leur
unité, il me semble qu’on peut distinguer trois périodes : phénoménologique (la
question du mal), herméneutique (la question de l’interprétation), narratologique (la
question du récit). Étrangement, ces trois périodes peuvent être situées par rapport
au structuralisme : avant le structuralisme, en dialogue avec le structuralisme, et
après le structuralisme.
232 ALAIN GIGNAC

tresens des propos du philosophe. Faisons trois remarques pour illustrer ce


diagnostic. Premièrement, l’arc herméneutique n’est pas une recette en trois
étapes, mais un processus logique qui se réalise en pratique par un va-et-
vient incessant entre les trois pôles de l’arc59. Deuxièmement, pour Ricœur,
le concept d’actualisation est compris plutôt dans un sens aristotélicien : la
puissance du texte est rendue à la vie et s’actualise du fait même de la lec-
ture60. Troisièmement, et de manière surprenante, le référent véritable du
texte – ce dont il parle – après un long détour qui utilise certes l’histoire –
n’est pas le référent historique mais le lecteur lui-même61. Bref, il n’est pas
sûr que la méthode en deux temps des exégètes soit conforme à Ricœur62.
Pour conclure ce point, soulignons le caractère en définitive insatisfaisant
de ce paradigme – qui a quand même l’avantage de dépasser le positivisme
un peu bête et de permettre d’envisager une réconciliation, voire une colla-
boration entre exégètes et théologiens63. Même s’il tente à juste titre
d’articuler sens et signifiance, ce que le texte signifiait alors et ce qu’il peut
signifier aujourd’hui, le paradigme de l’actualisation herméneutique, malgré
sa popularité, demeure maladroit et ne dépasse pas, finalement, le clivage
entre objet textuel et sujet lecteur.

3. Conclusion autobiographique : au-delà du clivage « objet/sujet »


J’aimerais conclure sur une note autobiographique, en disant que mon
discours a mis en intrigue mon parcours intellectuel – de la modernité à la
(post)modernité, en passant par l’actualisation herméneutique. Voilà bientôt
trente ans, j’ai été initié à l’étude de la Bible dans une perspective historico-
critique qui m’a soulevé d’enthousiasme et passionné pour la Bible. Cela
s’est poursuivi à la maîtrise (en 1990) où j’eus des discussions musclées
avec ma directrice de recherche pour la convaincre de mon projet de lire la

59. RICŒUR, « Qu’est-ce qu’un texte », p. 151, 155-156.


60. Ibid., p. 151, 153.
61. Ibid., p. 152.
62. Certes, dans son désir quasi éperdu d’expliquer – expliquer plus, c’est
comprendre mieux, aimait-il répéter – Ricœur ne lâche pas l’histoire (quoique,
durant cette période du second Ricœur, la place royale de l’explication est confiée à
la sémiotique, avec laquelle le philosophe est alors en discussion intense). Mais
quelle place l’histoire tient-elle réellement dans l’interprétation de Ricœur ? Je
m’interroge encore à ce sujet. Ainsi, je ne sais comment évaluer le brillant dialogue
(cité plus haut) entre l’exégète André LaCocque et l’herméneute Paul Ricœur – le
premier tentant de dépasser les apories déjà mentionnées de l’historico-critique par
un recours à la Wirkungsgeschichte, le deuxième n’ayant pas vraiment besoin des
données historiques de son vis-à-vis pour questionner le texte et se laisser
questionner par lui.
63. Selon le point de vue de FORTIN-MELKEVIK, « Exégèse et théologie ».
LA FAUTE À SPINOZA ? 233

lettre aux Romains de manière contextualisée, en fonction de ce que vivait la


communauté romaine au Ier siècle. Or, continuant d’avancer et de pratiquer
l’exégèse, le doute s’est installé en moi peu à peu. D’une part, tout ce qu’on
m’avait enseigné comme « savoir » exégétique au 1er cycle universitaire
s’écroulait misérablement. D’autre part, plus je voulais faire une théologie
biblique, plus l’appareillage historico-critique me semblait lourd et inutile.
Dans ma recherche doctorale – qui visait à traverser Rm 9-11 avec comme
clé de lecture le thème de l’élection, afin de réfléchir à la question d’une
théologie chrétienne du judaïsme pour aujourd’hui – je me suis rabattu sur
l’actualisation herméneutique dont je viens de dénoncer le caractère insatis-
faisant. À preuve le tableau suivant d’une monographie tirée de ma thèse en
1999, qui raffinait l’actualisation herméneutique de manière à construire une
corrélation critique64 entre Paul et nous65 :

PAUL NOUS

convictions (Évangile) convictions


Expérience Écriture Expérience Écriture
† (Tanak) (Bible)

Problème x Problème y

1er siècle ((apocalyptique)) 20e siècle ((herméneutique))

64. J’empruntais l’expression corrélation critique à SCHILLEBEECKX E.,


Expérience humaine et foi en Jésus-Christ, Paris, Éd. du Cerf, 1981, p. 51-52 (dont
je prétendais raffiner le fonctionnement !).
65. GIGNAC A., Juifs et chrétiens à l’école de Paul de Tarse. Enjeux identitaires et
éthiques d’une lecture de Rm 9-11 (Sciences bibliques 9), Montréal, Médiaspaul, 1999,
p. 78-79. Pour donner un aperçu de ma position d’alors, je me permets de retranscrire
l’explication que je donnais de ce schéma : « Dans les deux cas, l’interprétation est
immergée dans une culture précise (avec son organisation sociale et sa vision du
monde) et lui est redevable. Dans les deux cas, le processus herméneutique est double :
d’une part, un noyau dynamique de convictions – en constante modification – entre en
interaction avec un problème, une question émergeant d’une situation concrète et
appelant une décision éthique ; d’autre part, le noyau de convictions est lui-même le
résultat de l’interaction entre « l’expérience de foi » et l’Écriture. Seule différence
entre les côtés gauche et droit, mais elle est de taille : le résultat de l’interaction
herméneutique paulinienne, sous la forme des lettres, a été incorporé à nos Écritures.
L’analogie entre les deux situations peut et doit s’établir à plusieurs niveaux : Paul et
nous partageons (théoriquement) les mêmes convictions de foi ; les problématiques
doivent se ressembler ; la recherche d’une solution passe par le retour à l’Écriture. Il
importe donc de trouver un motif biblique que Paul a pu interroger pour résoudre sa
problématique et que nous pourrions à notre tour réexaminer pour résoudre la nôtre.
Comme nous, Paul a lu l’Écriture pour comprendre une situation inouïe et nouvelle.
De ce fait, la rhétorique et le traitement de l’Écriture chez Paul s’avéreront deux
aspects cruciaux dans l’actualisation de sa pensée. »
234 ALAIN GIGNAC

Ma réflexion n’était pas terminée. Lorsque je commence à enseigner à


l’université, en 1999, un collègue théologien me fait découvrir la
(post)modernité, à travers entre autres Michel Foucault et François Lyotard.
Trop absorbé par la critique textuelle, l’hébreu et le grec, je n’avais jamais
entendu parler de ces philosophes. La découverte du questionnement
(post)moderne ébranle définitivement ma confiance dans le projet moderne.
Et mon cours des théories de l’interprétation m’oblige ensuite à me poser la
question de la validité de ce que je fais, me conduit à relire de près Spinoza,
mais aussi Ricœur. Je m’aperçois que mon beau modèle de corrélation cri-
tique, ou d’actualisation herméneutique, demeure essentiellement un brico-
lage. Bien plus, toute la théologie que j’ai pu écrire à partir d’une lecture
attentive (close reading) synchronique de Rm 9-11 se tient, même si on
retire de la démonstration tout l’appareillage de contextualisation historique.
Finalement, mes interrogations m’entraînent vers l’exploration de la sémio-
tique, puis vers un investissement en narratologie.
Faut-il dépasser le paradigme moderne ? Ma réponse est oui. Question
subséquente : comment dépasser l’épistémologie historiciste sans jeter
l’historicité avec l’eau du bain ? N’est-ce pas un acquis essentiel de la mo-
dernité ? Quelques pistes de réponse devront être développées dans un autre
article, qui posera l’hypothèse suivante : aborder la Bible du côté du langage
plutôt que de l’historicité permettrait de mieux unifier l’acte de lecture et de
dépasser le clivage « objet/sujet », donc de ne plus dissocier exégèse et théo-
logie, mais aussi permettrait de repenser l’incarnation autrement qu’en
termes d’historicité et de prendre en compte une caractéristique anthropolo-
gique aussi importante que l’historicité. À savoir que nous sommes structu-
rés par le langage. Dans cet article, je comparerai sémiotique et
narratologie. La sémiotique ayant, avec le sujet de l’énonciation, une épis-
témologie actuellement plus achevée que la narratologie, je tenterai d’étoffer
une théorie narratologique du sujet lecteur66.

66. Une dernière remarque : il ne s’agit pas de refuser d’admettre la pertinence


d’une étude historique de la Bible, qui est une démarche légitime et utile – mais bien
de contester la nécessité d’une telle étude, voire son utilité, pour l’élaboration d’un
discours théologique à partir de la Bible. Merci à Rachel Klein-Merda pour l’aide
documentaire qu’elle a apportée à la production de cet article, et à l’ACÉBAC, qui a
subventionné ma participation au congrès de l’ACFEB, Toulouse 2012.
OLIVIER ARTUS

EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE :
LES DIFFICULTÉS D’UNE ARTICULATION
Relecture de trois projets de recherche concernant le lien
entre Écriture sainte et théologie morale

Il y a une douzaine d’années, lors d’une conversation informelle avec l’un


de mes collègues dogmaticiens de l’Institut catholique de Paris, nous en étions
venus à la question de la relation entre théologie dogmatique et Écriture
sainte. Le débat avait porté sur la créativité de l’exégèse : est-ce que le dis-
cours de l’exégète se trouve toujours déjà normé par la Tradition et par les
expressions traditionnelles de la foi, ou bien au contraire, est-ce que la dé-
marche exégétique a la capacité de « produire du neuf », c’est-à-dire de pré-
tendre à une certaine inventivité qui peut bousculer les énoncés traditionnels ?
Notre conversation s’inscrivait ainsi dans le prolongement des débats qui ont
traversé l’Église catholique de la fin du XIXe siècle au concile Vatican II, dé-
bats portant essentiellement sur la mise au jour de l’instance ultime de vérité
dans l’herméneutique biblique. Cette conversation montrait que, malgré la
synthèse proposée par la constitution Dei Verbum du concile Vatican II,
l’articulation entre le travail de l’exégète et la réflexion du dogmaticien et du
moraliste demeure toujours délicate, tant sur le plan méthodologique que sur
le plan épistémologique. C’est sur la question des relations entre biblistes et
moralistes, entre Bible et morale que portera cette contribution.
Elle retracera tout d’abord très brièvement les débats qu’a connus l’Église
catholique de la fin du XIXe siècle au concile Vatican II, à propos du statut
de l’exégèse biblique, puis posera la question de l’articulation entre le travail
des théologiens moralistes et celui des exégètes, à partir de trois expériences
concrètes, de trois projets de recherche qui se sont déroulés au cours des dix
dernières années dans des contextes et des cadres très différents : deux pro-
jets de recherche universitaire à l’Institut catholique de Paris, et le projet
« Bible et morale » de la Commission biblique pontificale, qui a débouché
sur une publication, dont les destinataires sont évidemment plus larges que
ceux d’un travail de recherche universitaire, et dont l’objectif avoué est plus
immédiatement pastoral.
236 OLIVIER ARTUS

1. LA QUESTION DE L’EXÉGÈSE BIBLIQUE DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE :


BREF RAPPEL

Nous savons que la dernière partie du XIXe siècle a vu s’opposer une véri-
té se réclamant de l’histoire considérée comme science humaine, et une
vérité de foi, héritée de la tradition de l’Église. Comment articuler ces deux
instances : la vérité scientifique et la vérité révélée ?
Nous connaissons les étapes qui ont conduit, en milieu catholique, à pro-
poser une solution à ce débat : l’encyclique Providentissimus Deus du pape
Léon XIII en 1893, dont le pape Pie XII propose en 1943 une interprétation
qui ouvre la voie à la critique historique et littéraire des textes bibliques ;
enfin en 1965, la constitution dogmatique Dei Verbum qui invite à une in-
terprétation de l’Écriture qui honore simultanément trois pôles67 :
– le pôle de l’Écriture, dont le texte est certes appréhendé en fonction
d’une perspective critique et historique (voir Dei Verbum n° 12), mais tou-
jours également selon une approche canonique : « Il ne faut pas, pour dé-
couvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au
contenu et à l’unité de toute l’Écriture68 » ;
– le pôle de la Tradition : l’exégète est invité à pénétrer le sens de la
Sainte Écriture en prenant en considération la Tradition vivante de l’Église.
Le pape Benoît XVI commente en ces termes ce numéro 10 de Dei Verbum
dans l’exhortation post-synodale Verbum Domini : « L’Écriture doit être
proclamée, lue, accueillie et vécue comme la Parole de Dieu, dans le sillage
de la Tradition apostolique dont elle est inséparable69 » ;
– troisième pôle, celui du Magistère, présenté en ces termes par la consti-
tution Dei Verbum : « Tout ce qui concerne la manière d’interpréter
l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le mi-
nistère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de
l’interpréter. »
La constitution Dei Verbum apporte donc une réponse nuancée au débat
exégétique survenu dans l’Église catholique à la fin du XIXe siècle, et ne
s’enferme pas dans une vision univoque, historico-critique, de l’exégèse
biblique. Sa rédaction précède ce que l’on pourrait appeler le grand tournant
de l’exégèse biblique dans les années 1970, lorsque se développent des
« herméneutiques de la lecture », prêtant attention – sans doute à la suite de
la réflexion philosophique de Paul Ricœur – au lecteur, singulier et collectif,

67. Voir constitution dogmatique Dei Verbum, n° 10 : « Patet igitur Sacram


Traditionem, Sacram Scripturam et Ecclesiae Magisterium, iuxta sapientissimum
Dei consilium, ita inter se connecti et consociari ut unum sine aliis non consistat. »
68. Ibid., n° 12.
69. BENOÎT XVI, exhortation post-synodale Verbum Domini, 2010, n° 7.
A DÉFINIR 237

comme sujet interprétant et donateur de sens au texte reçu. Bien plus, dans
ces années 1970, l’exégèse historico-critique elle-même parvient à des résul-
tats qui viennent contrarier ses présupposés épistémologiques. Pour nous
limiter aux études concernant le Pentateuque, c’est le moment où deux cons-
tats majeurs sont effectués :
1. Il est impossible de mettre au jour les phases les plus anciennes de la
composition du texte biblique et de reconstituer les traditions orales : les
limites techniques de l’exégèse historico-critique et l’absence de points
d’appui extra-bibliques (textes du Proche-Orient ancien, données archéolo-
giques) pour corroborer la datation des textes conduisent à renoncer à re-
constituer de manière exhaustive l’histoire de la composition des textes.
Autrement dit la quête de l’auteur rencontre des obstacles insurmontables70.
2. Les phases les plus tardives de la composition du texte biblique appa-
raissent déterminantes dans son orientation théologique : par exemple, les
études récentes concernant le Pentateuque montrent comment la Torah re-
flète avant tout les débats théologiques de la période perse. Il apparaît ainsi
clairement que ce ne sont pas les traditions les plus anciennes qui détermi-
nent la figure du texte final. Le texte canonique intègre certes d’anciennes
traditions, mais il en représente une nouvelle interprétation : le matériau
littéraire des traditions anciennes est ainsi mis au service des intérêts théolo-
giques et historiques des auteurs les plus récents.
Voici donc, dessiné en quelques traits, le paysage épistémologique dans
lequel se développe l’exégèse biblique après les années 1970, paysage dans
lequel, en contexte catholique, émerge d’autant plus la question concernant
l’articulation entre Bible et morale, que le concile Vatican II la pose avec
une insistance renouvelée : les textes conciliaires mettent en valeur le fon-
dement biblique de la morale chrétienne – ainsi Dei Verbum n° 7 : « Le
Christ Seigneur ordonna à ses apôtres de prêcher l’Évangile comme la
source de toute vérité salutaire et de toute règle morale. » C’est également
dans cet esprit que la constitution pastorale Gaudium et Spes s’appuie sur
l’expression biblique de l’histoire du salut pour fonder une anthropologie
mettant l’accent sur la vocation humaine à la solidarité et à la vie en com-
munauté fraternelle. Il s’agit d’une proposition de refondation du discours
éthique catholique sur des bases bibliques et christologiques.
Mais de même que la réflexion conciliaire en matière biblique, claire dans
son énoncé, apparaît difficile à mettre en pratique sur le plan de la technique
exégétique – comment concilier une approche historique et critique, mais
aussi canonique, honorant les données de la Tradition, et enfin se situant déli-

70. C’est la position adoptée par Erich Zenger dans son Introduction à l’Ancien
Testament : voir ZENGER E., Einleitung in das Alte Testament (Kohlhammer
Studienbücher. Theologie 1,1) Stuttgart, Kohlhammer, 1995, p. 46-75.
238 OLIVIER ARTUS

bérément dans un contexte ecclésial ? – de même la mise en œuvre de


l’invitation conciliaire à conjuguer le travail biblique et la réflexion en théolo-
gie morale apparaît difficile et techniquement délicate. C’est d’ailleurs ce que
souligne le cardinal Joseph Ratzinger dans un article publié en 2004, dans
lequel il s’interroge sur les difficultés éprouvées par les théologiens moralistes
pour se référer à un fondement biblique71. Plusieurs motifs sont énoncés :
1. La distance culturelle qui existe entre les textes bibliques et la société
contemporaine : cette distance culturelle concerne aussi bien les questions
éthiques abordées que le fonctionnement même de l’argumentation des
textes bibliques en matière éthique. Le constat de cette distance culturelle
peut conduire à estimer que l’antiquité du texte biblique le disqualifie pour
fonder un discours moral pertinent dans la culture contemporaine.
2. La deuxième observation concerne la complexité même du texte bi-
blique : l’Écriture « n’offre aucun système théologique72 » unifié, et encore
moins de discours moral unifié. Une approche d’ensemble de l’Écriture peut
certes se rendre attentive aux nombreuses relectures internes qui la caractéri-
sent, à l’herméneutique intra-biblique qui, selon une perspective chrétienne,
trouve un achèvement dans la figure du Christ. Mais la mise au jour patiente
de cette herméneutique intra-biblique – c’est-à-dire de trajectoires diachro-
niques qui structurent le contenu de l’Écriture sainte – apparaît insuffisante
pour manifester de manière claire les principes, les fondements d’une mo-
rale chrétienne.
3. Troisième observation, les deux difficultés qui viennent d’être men-
tionnées peuvent conduire à la conclusion que l’Écriture sainte n’est pas à
même de fournir les bases d’une réflexion fondant une pratique chrétienne.
L’Écriture offrirait certes un horizon pour la réflexion morale, mais cet hori-
zon ne serait pas à même de fonder une éthique adaptée aux exigences de
notre temps. L’élaboration d’un discours éthique nécessiterait par consé-
quent une réflexion proprement anthropologique, fondée en raison, et seule
susceptible de rendre possible un débat élargi aux dimensions de l’humanité
tout entière, et portant sur les valeurs universelles fondant la morale.
L’article publié par Joseph Ratzinger en 2004, alors même qu’il préside la
Commission biblique pontificale, et que celle-ci est chargée de mettre en
œuvre un travail portant sur les relations entre Bible et morale, souligne bien
les défis épistémologiques de la question posée, et les difficultés herméneu-

71. RATZINGER J., « The Renewal of Moral Theology : Perspectives of Vatican II


and Veritatis Splendor », Communio 32 (2005), p. 357-368. (publication initiale :
« Il rinnovamento della teologia morale : Prospettive del Vatticano II e di Veritatis
Splendor », dans : Camminare nella luce : Prospettive della teologia morale a
partire da Veritatis Splendor, MELINA L. et NORIEGA J. [éd.], Rome, Lateran
University Press, 2004).
72. Ibid., p. 360.
A DÉFINIR 239

tiques qui lui sont liées. Avant d’envisager les résultats de ce travail de la
Commission biblique, essayons d’appréhender l’évolution de la recherche
sur cette question, en parcourant deux publications qui émanent de deux
groupes de recherche successifs, qui ont à l’Institut catholique de Paris des
chercheurs et enseignants biblistes et moralistes de différentes institutions
universitaires.

2. DEUX GROUPES DE RECHERCHE SUR « BIBLE ET MORALE »

2.1. Bible et morale (2003)


La première étape de la recherche a débouché sur la publication d’un ou-
vrage, dans la collection « Lectio divina » : Bible et morale73. Comme
l’expose l’éditeur de cet ouvrage, Philippe Bordeyne, ses auteurs ont voulu
partir des pratiques : « comment les biblistes et les moralistes mettent-ils
leur savoir-faire en commun pour éclairer un problème moral ? »
Ce qui apparaît assez clairement, lorsqu’on lit cet ouvrage, c’est
l’hésitation des exégètes dans la délimitation et dans la proposition de textes
de référence susceptibles de fonder une réflexion morale – quel point de
départ adopter pour fonder dans l’Écriture une réflexion morale ? – mais
aussi, hésitation concernant l’herméneutique biblique susceptible de débou-
cher sur un énoncé moral. En effet, on observe dans cet ouvrage de re-
cherche une double porte d’entrée dans le texte biblique :
– porte d’entrée thématique ; ainsi F. Crüsemann propose une réflexion
morale et biblique portant sur un thème précis : le thème de l’étranger et des
migrations. La réflexion s’appuie sur des péricopes cohérentes avec la thé-
matique qui a été choisie par l’auteur en fonction de l’actualité de la société
allemande. Ici, pour la question de l’étranger, F. Crüsemann déploie sa ré-
flexion à partir de textes de la Torah utilisant la racine gûr et le substantif
ger, comme Ex 22,20 - 23,33 ; Lv 19,33 s. ; Nb 1574.
– le deuxième type d’herméneutique mise en œuvre consiste à prendre
pour point de départ non pas un thème mais un corpus donné : un genre
littéraire – par exemple les lois – ou un livre biblique. Mais la démarche qui
consiste à partir d’un texte particulier, pour en mettre au jour les implica-
tions morales, conduit forcément l’exégète à s’intéresser à l’originalité de
chaque tradition littéraire, traditions bibliques particulières qui, isolément,

73. BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale (Lectio divina hors série), Paris, Éd. du
Cerf, 2003.
74. Voir CRÜSEMANN F., « “Vous connaissez la vie de l’étranger” (Ex 23,9).
Rappel de la Torah face au nouveau nationalisme et à la xénophobie », dans :
BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 53-70.
240 OLIVIER ARTUS

ne peuvent fonder une réflexion morale. Une approche canonique paraît


ainsi nécessaire pour parvenir à interpréter d’une manière juste l’Écriture en
matière morale, mais la mise en œuvre d’une telle approche demeure in-
choative dans l’ouvrage Bible et morale, et les procédures n’en sont pas
encore définies.
Parallèlement, l’ouvrage Bible et morale propose une réflexion méthodo-
logique qui vise à souligner les difficultés et les limites de l’entreprise cher-
chant à articuler ces deux disciplines, ces deux champs de recherche. Du
côté des biblistes, Jésus Asurmendi pose la question de la diversité interne
de l’Écriture : comment faire lorsque les paradigmes éthiques proposés par
le texte biblique divergent ou s’opposent ? C’est par exemple le cas de la
période perse où, concernant la question de l’étranger, la logique
d’intégration du livre de Ruth s’oppose à la logique d’exclusion et de rejet
des livres d’Esdras et de Néhémie.
D’autre part, Jésus Asurmendi pose la question de l’autorité du texte bi-
blique en matière morale : qu’y cherche-t-on ? Des modèles à appliquer aux
réalités présentes ? Des repères qui se prêtent à une actualisation75 ?
Du côté des moralistes, Geneviève Médevielle pose la question de la
fonction et du statut de la référence à l’Écriture dans un espace public plura-
liste où le théologien moraliste est convié à un dialogue avec les différentes
éthiques séculières et religieuses de la société. En quoi la contribution spéci-
fique du peuple de l’alliance, de la morale proposée par la Torah, est-elle
universalisable dans cette société pluraliste76 ?
Évidemment, ces difficultés épistémologiques sont liées à un renouveau
des relations entre biblistes et moralistes. Pour les uns comme pour les
autres, il ne peut être question désormais de faire de la Bible un réservoir de
citations venant à l’appui de directives morales. Une telle herméneutique
quelque peu fondamentaliste a été vivement critiquée par le document de
1993 de la Commission biblique pontificale – L’interprétation de la Bible
dans l’Église – dont les auteurs remarquaient que la morale catholique avait
parfois eu recours à l’Écriture, dans le passé, comme à un réservoir de dicta
probantia, utilisées pour étayer a posteriori des propositions éthiques77.
Prenant acte du champ de recherche nouveau ouvert par le concile Vati-
can II, l’ouvrage Bible et morale pose donc davantage de questions qu’il
n’en résout, mais il permet de prendre la mesure de la différence épistémo-

75. Voir ASURMENDI J., « Le rôle prophétique et la fonction critique de


l’Écriture », dans : BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 93-102.
76. Voir MÉDEVIELLE G., « Le bibliste et le moraliste. Un éclairage mutuel de la
responsabilité théologique », dans : BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 103-
117.
77. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans
l’Église, Cité du Vatican, 1993, III D 3.
A DÉFINIR 241

logique qui sépare biblistes et moralistes. Comment honorer cette différence


pour qu’elle ne suscite pas incompréhension ou indifférence ? Ph. Bordeyne
propose alors la piste de l’« étonnement ». Pour reprendre ses termes, le
dialogue-confrontation entre Bible et morale est la confrontation entre deux
habitus distincts – habitus au sens de sagesse apprise par une communauté
scientifique dans les écueils surmontés. Le moraliste qui se laisse étonner
par l’habitus biblique peut également y trouver des critères de discernement
nouveaux, en acceptant que le texte biblique joue, si l’on peut dire, son
propre jeu, selon sa propre logique78.

2.2. Eschatologie et morale79 (2009)


Le travail de recherche qui a conduit à publication de l’ouvrage Bible et
morale avait permis de mettre en évidence les difficultés liées à la pluralité
interne de l’Écriture, et également la nécessité d’une approche canonique de
l’Écriture. Le groupe de travail « Eschatologie et morale » part de l’intuition
que l’eschatologie représente un principe fédérateur de l’ensemble du canon,
principe fédérateur qui oriente l’interprétation de toute péricope biblique, dans
le cadre d’une approche canonique. Essayons de préciser cette hypothèse.

2.2.1. L’exégèse biblique entre « pôle de singularité » et « pôle


d’unification »
Paul Ricœur décrit deux écueils du travail de l’exégète80, écueils qui sont
d’ailleurs communs à l’exégèse biblique et à l’histoire de la philosophie.
Premier écueil : la volonté de trouver une logique d’ensemble peut con-
duire à violenter le texte biblique. Un système proposé pour offrir une repré-
sentation cohérente de l’histoire des traditions et de la pensée peut, en
exégèse tout comme en philosophie, trahir les textes par son caractère sim-
pliste ou réducteur81. Ainsi, par exemple, poser la catégorie de rétribution
comme représentative de l’Ancien Testament dans son ensemble ne fait sans
doute pas suffisamment droit à la diversité des traditions vétérotestamen-
taires, en ce qui concerne la théologie de la faute et du péché : la compré-
hension deutéronomiste de la rétribution diffère de sa compréhension
sacerdotale et post-sacerdotale.

78. Voir BORDEYNE Ph., « Les promesses d’une collaboration renouvelée entre
biblistes et moralistes », dans : BORDEYNE Ph. (éd.), Bible et morale, p. 179-199.
79. ARTUS O. (éd.), Eschatologie et morale (Théologie à l’Université), Paris,
Desclée de Brouwer, 2009.
80. RICŒUR P., « Histoire de la philosophie et historicité », dans : Histoire et
vérité, Paris, Éd. du Cerf, 19673, p. 75-91.
81. Ibid., p. 76.
242 OLIVIER ARTUS

Deuxième écueil : une étude exégétique peut se limiter au contraire à une


tradition particulière, spécifique d’un moment de l’histoire, d’un horizon
social déterminé ; mais elle peine alors à mettre au jour le processus
d’herméneutique intra-biblique qui fait que chaque tradition ne représente
qu’un moment historique donné de la manifestation d’un sens qui la dépasse.
Ainsi, pour reprendre la terminologie de Paul Ricœur, toute étude exégé-
tique hésite entre deux pôles : un pôle « structural » unificateur qui, s’il est
privilégié, peut conduire à gommer les aspérités, les difficultés du texte ; et
un pôle de singularité, lié à un moment historique particulier. Une juste
interprétation du texte doit honorer ces « deux modèles de vérité, l’un ten-
dant vers le système, l’autre vers l’œuvre singulière82 », l’œuvre singulière
qui, en exégèse, représente un moment canonique particulier, un moment
historique correspondant éventuellement à l’émergence d’un proto-canon.
Si l’histoire à elle seule peine à faire émerger la « vérité du texte », pour
reprendre les mots de Paul Ricœur, il convient donc de trouver d’autres
principes qui puissent manifester l’unité et le sens du canon des Écritures en
tant que tel.

2.3. L’eschatologie comme pôle d’unification


C’est dans une perspective eschatologique que les traditions du Nouveau
Testament relisent et interprètent les traditions anciennes d’Israël : la lecture
de la finale de l’évangile de Luc, ou encore des récits d’institution de
l’Eucharistie montrent qu’une orientation eschatologique et christologique
est utilisée comme principe d’unification de traditions très diverses de
l’Ancien Testament. Dès lors, comment prendre en considération, dans une
perspective morale, cette « orientation eschatologique » de l’ensemble du
canon ? Telle est la question de départ de l’ouvrage Eschatologie et morale.
Une question qui doit immédiatement être précisée.

2.3.1. La réflexion morale n’est pas liée, dans les traditions de l’Ancien
Testament, au développement d’une pensée eschatologique
Ainsi, par exemple, les catégories de « droit » et de « justice » sont fonda-
trices d’une réflexion morale dans des textes prophétiques préexiliques,
comme dans les Psaumes. La réflexion prophétique utilise ici le vocabulaire
de sagesse du milieu culturel dans lequel elle se développe, et présente des
éléments de continuité avec les productions littéraires de son temps.
De la même manière, dans le livre de l’Exode ou dans le Deutéronome, le
fondement théologique de l’exigence de l’attention aux pauvres – si récur-
rente dans la Torah – ne présente aucune dimension eschatologique. C’est la
théologie du salut énoncée dans le livre de l’Exode et la théologie de la créa-

82. Ibid., p. 87.


A DÉFINIR 243

tion qui ouvre la Genèse qui fournissent à la réflexion morale son fondement
narratif et dogmatique. Fondée sur l’énoncé du don de Dieu « sous les es-
pèces » de la création et du salut, la loi prend corps, « concrétise », dans les
énoncés de la péricope du Sinaï83.
Une telle articulation entre énoncé narratif fondateur et loi se retrouve
dans la structure des deux décalogues (Ex 20,2-17 ; Dt 5,6-21), où l’énoncé
du don précède les commandements formulés sous forme de propositions
négatives et positives. Les deux décalogues, qui constituent en quelque sorte
des résumés théologiques de la Torah – des « catéchismes », pour reprendre
une expression de Thomas Römer –, présentent la foi en la création et la foi
au salut comme les fondements de l’orientation éthique de l’existence84.
C’est le mémorial des hauts faits de Dieu en faveur d’Israël qui est ici le
fondement des exigences morales et de l’agir éthique.

2.3.2. La réception des traditions de l’Ancien Testament dans les traditions


néotestamentaires
Il est évident que l’orientation eschatologique du Nouveau Testament est
déterminante dans le processus de réception et d’interprétation des traditions
d’Israël que l’exégète peut y mettre au jour. Comment décrire ce processus
de réception et d’interprétation ? Il associe deux phénomènes apparemment
contradictoires, mais en réalité complémentaires :
Un phénomène de rupture : l’autorité du Christ se substitue à l’autorité de
la tradition héritée. Le principe christologique et eschatologique en fonction
duquel les écrits du premier Testament sont interprétés fait désormais autorité,
une autorité qui dépasse désormais celle de la Torah – ainsi dans les antithèses
de Mt 585. Qu’en est-il alors de la dimension normative des énoncés qui ont
été relus selon une perspective d’« accomplissement », pour reprendre le vo-
cabulaire de Mt 5,17 ? L’eschatologie n’a-t-elle pas pour corollaire immédiat
la « suspension » des valeurs qui la précèdent ? Ainsi en Mt 5,38 s., le com-
mentaire de la loi du talion semble aller de pair avec une « suspension » de la
théologie de la rétribution au profit d’une logique de grâce.
Ce phénomène de rupture doit être articulé avec un phénomène de conti-
nuité : la notion d’« accomplissement » s’applique aux catégories théolo-
giques reçues de l’Ancien Testament. Le fait même que les « Écritures » de

83. Voir ARTUS O., Les lois du Pentateuque (Lectio divina 200), Paris, Éd. du
Cerf, 2005, p. 19-22.
84. Sur la structure, la composition et la fonction des décalogues dans leur
contexte d’énonciation, voir RÖMER Th., « Les deux décalogues et la loi de Moïse »,
dans : ABADIE Ph. (éd.), Mémoires d’Écriture, hommage à Pierre Gibert (le livre et
le rouleau 25), Bruxelles, Lessius, 2006, p. 47-67.
85. Voir FOCANT C., « Eschatologie et questionnement éthique dans l’Évangile de
Matthieu », dans : ARTUS O. (éd.), Eschatologie et morale, p. 99-138.
244 OLIVIER ARTUS

l’Ancien Testament et les traditions du Nouveau Testament soient rassem-


blées dans un même canon invite en effet à éviter le terme « suspension ».
Le lecteur du canon des Écritures doit articuler la Torah et les discours
d’accomplissement comme l’y invite Mt 5,17-18. Le principe eschatolo-
gique et christologique est certes extérieur aux traditions de l’Ancien Testa-
ment, qui ont leur propre cohérence littéraire et historique, mais ce principe,
en les dépassant, en les accomplissant, ne les annule pas. Le principe escha-
tologique qui fournit, « de l’extérieur », une unité aux Écritures – comme
cela apparaît clairement, par exemple, en Lc 24 – requiert également, pour
être compris, un corpus vétérotestamentaire auquel il est lié, et dont il révèle
en quelque sorte la profonde unité. Une unité qui n’est donc pas immanente
à l’histoire de la pensée et de la théologie telle qu’elle peut être re-construite
à partir de l’Ancien Testament, mais une unité qui est à recevoir comme
don, comme grâce.

2.3.3. Spécificité et diversité de la formulation du principe eschatologique


qui unifie l’Écriture.
L’eschatologie comme l’apocalyptique, nous le savons, ne sont pas des
spécificités chrétiennes : il suffit de relire le second livre des Maccabées ou
le corpus qumrânien pour toucher du doigt le développement de
l’eschatologie juive et de scénarios apocalyptiques à partir du IIe siècle avant
notre ère. Ce qui appartient en propre au christianisme est le lien effectué
entre la personne du Christ, son destin singulier, et un accomplissement
eschatologique de l’histoire, et tout d’abord de cette histoire particulière
d’un peuple, narrée par l’Ancien Testament.
Les expressions néotestamentaires de cette compréhension eschatologique
chrétienne de l’histoire sont multiples, et l’ouvrage Eschatologie et morale
aborde cette diversité, à partir de l’évangile de Matthieu, puis du corpus
paulinien. Ce qui apparaît décisif, ici, est le travail de discernement auquel
se livre le Nouveau Testament sur des traditions juives de l’Ancien Testa-
ment, en fonction d’un principe de lecture eschatologique : l’herméneutique
proposée par une eschatologie liée à la personne de Jésus Christ vient appor-
ter une cohérence nouvelle aux traditions de l’Ancien Testament, dépassant
ainsi la complexité historique du texte, comme la pluralité des systèmes de
pensée qui s’y reflètent.
Cette présentation rapide de la recherche du groupe « Eschatologie et mo-
rale » montre le parcours effectué depuis 2003. On est passé d’une perspec-
tive thématique, à une tentative de lecture canonique de l’Écriture. Le
principe eschatologique est appréhendé comme facteur d’unification du
canon. Cependant une double difficulté apparaît :
1. Difficulté exégétique : comment, dans une perspective canonique, qui
tente de mettre au jour des principes d’unification du texte, comment ne pas
gommer la diversité des expressions littéraires du Nouveau Testament, au
A DÉFINIR 245

profit d’un principe eschatologique d’interprétation supposé en manifester


l’unité ? Par exemple, est-ce que l’insistance sur une compréhension de la
figure de Jésus comme juge eschatologique ne risque pas de gommer la
figure de Jésus maître de sagesse, tel qu’il peut apparaître dans certaines
sections de la source des logia ?
2. Difficulté herméneutique : comment articuler, dans une perspective
morale, la « radicalité » éthique – l’utopie même, si l’on considère les anti-
thèses de Mt 5 – qui semble liée à la perspective eschatologique, et la sa-
gesse pratique des traditions vétérotestamentaires, sagesse pratique qui est
nécessaire pour une vie en société ? Ou pour reprendre le vocabulaire de
Lisa Cahill, citée par Ph. Bordeyne, comment articuler radicalité et perti-
nence, l’élan de l’espérance eschatologique et le travail moral de la subjecti-
vité qui s’exprime dans la littérature de sagesse86 ?
La perspective canonique introduite par l’ouvrage Eschatologie et morale
permet de mettre en évidence la dialectique interne au texte biblique : les
traditions de l’Ancien Testament sont « mises en tension » par
l’herméneutique eschatologique qu’en proposent les traditions néotestamen-
taires. Mais il faut ici se garder du simplisme : la subtilité de la formulation
matthéenne de Mt 5,17-18, qui articule fidélité à la tradition et radicalité de
l’accomplissement, montre bien que c’est le canon dans son ensemble qui
demeure la source de la réflexion morale : les nouveaux impératifs de Jésus
n’effacent pas la Torah, « ils sont les conditions de son véritable accomplis-
sement87 ».

3. LE DOCUMENT BIBLE ET MORALE DE LA COMMISSION BIBLIQUE


88
PONTIFICALE

Lorsqu’ils s’attellent, en 2002, à la tâche de la rédaction d’un document


portant sur l’articulation entre Bible et théologie morale, les membres de la
Commission biblique pontificale ne tardent pas à découvrir les difficultés
épistémologiques que les deux équipes de recherche que je viens de men-
tionner ont rencontrées. Ils ont en outre une difficulté. Ils sont des exégètes,
et ne sont « que » des exégètes. C’est donc d’un point de vue exégétique
qu’il leur est demandé de traiter la question : comment le texte biblique lui-

86. BORDEYNE Ph., « La place de l’eschatologie en théologie morale. Évolution et


perspectives », dans : ARTUS O. (éd.), Eschatologie et morale, p. 171-202.
87. BEAUCHAMP P., D’une montagne à l’autre. La loi de Dieu, Paris, Éd. du Seuil,
1999, p. 129.
88. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, Bibbia e Morale, Cité du Vatican,
Libreria editrice vaticana, 2008.
246 OLIVIER ARTUS

même fournit-il des fondements, des points de repère pour une réflexion en
théologie morale ?
Trois questions se posent assez vite aux auteurs du document :
1. Faut-il partir d’une approche thématique, et procéder à une classifica-
tion des différentes péricopes et des différentes traditions en fonction des
principaux thèmes de la morale ?
2. Faut-il au contraire privilégier une approche canonique, mais dans ce cas,
comment en honorer tout à la fois les aspects diachroniques et synchroniques ?
3. Enfin, qu’en est-il de l’autorité respective des différents textes bi-
bliques ? Au sein d’un unique canon, l’analyse littéraire ne conduit-elle pas
à établir une hiérarchie d’autorité entre les différents corpus, en fonction de
critères littéraires objectifs – et en particulier de critères rhétoriques : on
connaît par exemple l’importance, dans la littérature juive postexilique, des
textes placés en tête d’un ouvrage ou d’un corpus ; on connaît les implica-
tions du jeu de l’énonciation ; ou encore de la symbolique liée aux indices
topographiques donnés par le texte (le Sinaï, le désert, la montagne, etc.).

3.1. Mettre au jour la dynamique du texte biblique lui-même – son


mouvement interne – et renoncer à une approche thématique
À la première question, concernant une éventuelle approche thématique,
la réponse apportée est résolument négative. En effet, une approche théma-
tique confère au texte biblique le statut d’une norme stable s’appliquant « de
l’extérieur » aux situations morales envisagées. Une telle herméneutique ne
respecte pas la logique d’énonciation des traditions bibliques, dans les-
quelles les normes morales, ou les lois, apparaissent comme l’une des ex-
pressions du don de Dieu qui se révèle aux hommes. En effet, dans les
traditions bibliques, les normes et les préceptes ne constituent jamais un
« en-soi ». Ils se trouvent le plus souvent reliés aux récits qui relatent
l’automanifestation de Dieu, la révélation que Dieu fait de lui-même. Les
deux décalogues fournissent d’excellents exemples de cette articulation : les
commandements y sont précédés d’un bref énoncé narratif : « Moi, je suis le
Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte » (Ex 20,2 = Dt 5,6).
Cet énoncé fonde des interdits et des lois positives, et les situe dans le pro-
longement du don du salut, de la liberté.
Ainsi, les sections prescriptives du texte requièrent, pour être comprises,
d’être resituées dans leur contexte narratif d’énonciation, et la normativité
du texte biblique n’est pas uniquement attachée à sa lettre, mais également à
sa stratégie d’énonciation. La constitution du canon est ici envisagée d’un
point de vue synchronique, mais il convient également de l’aborder d’un
point de vue diachronique : car « la Bible relit la Bible », c’est-à-dire que les
traditions bibliques, et en particulier les traditions législatives de Torah re-
flètent un processus de réception, d’interprétation et d’actualisation, tel que
chaque nouveau corpus législatif présuppose les précédents et s’y réfère. Il
A DÉFINIR 247

est par exemple difficile, voire impossible, d’interpréter correctement la Loi


de Sainteté sans avoir en mémoire les lois sacerdotales et le Code de
l’alliance.

3.2. Privilégier la dynamique du texte biblique conduit à proposer la


notion de « morale révélée »
Dès son introduction (§ 4), le document de 2008 désigne la notion de
« morale révélée » comme l’une de ses clefs de compréhension. Il ne s’agit
pas ici pour les exégètes de faire œuvre théologique en introduisant un con-
cept nouveau, au demeurant bien peu classique dans l’histoire de la théolo-
gie morale. La notion de « morale révélée » est un outil herméneutique et
pédagogique dont la définition est issue du mouvement même du texte bi-
blique. C’est une notion descriptive et non spéculative, fondée sur la rhéto-
rique du texte biblique et sur la dynamique de son énonciation synchronique.
Prenons de nouveau l’exemple du décalogue pour l’illustrer89 :
Le décalogue de Ex 20,2-3 inaugure la collection des lois rassemblées dans
la péricope du Sinaï et rassemble des prescriptions qui concernent la relation à
Dieu et la relation au prochain. La juste compréhension des commandements
de Ex 20,2-17 nécessite que cette péricope soit interprétée dans son contexte
large : en effet, le don de la loi du décalogue présuppose le don de la création
et le don du salut, auxquels le texte de Ex 20,2-17 se réfère : le premier verset
– narratif – (auquel il a déjà été fait allusion plus haut) fait mémoire de la
geste libératrice dont le Seigneur a fait bénéficier Israël en Égypte. Quant aux
règles concernant l’interdiction de l’idolâtrie et le sabbat, elles renvoient ex-
plicitement au premier récit des origines (voir Ex 20,4-5.8-11). En somme, le
récit de l’automanifestation de Dieu comme créateur de l’univers, puis comme
sauveur de son peuple Israël se conclut par le don d’une loi qui peut être com-
prise comme le prolongement des récits précédents. Il n’y a pas césure, mais
complémentarité entre les sections prescriptives et narratives du texte biblique,
et la compréhension de la loi requiert la reconnaissance du don qui la précède
et qui la fonde. Ainsi, le décalogue de Ex 20 est inséparable de son contexte
d’énonciation. La notion de morale révélée ne vise donc pas un « contenu »
législatif ou prescriptif, mais un mouvement de « don » inauguré par le récit
de création de la Genèse, et qui n’atteint son « terme » qu’en intégrant les
énoncés législatifs de la péricope du Sinaï.
La mise au jour de la structure canonique synchronique du texte biblique
fait ainsi apparaître une continuité entre le don de Dieu créateur et sauveur,

89. Concernant la place et la fonction des décalogues dans la Torah, voir


ARTUS O., Les lois du Pentateuque, p. 159-170 ; RÖMER Th., « Les deux décalogues
et la loi de Moïse », dans : ABADIE Ph. (éd.), Mémoires d’Écriture, hommage à
Pierre Gibert, p. 47-67.
248 OLIVIER ARTUS

et le don de la loi qui décrit le chemin existentiel que Dieu propose à


l’homme, conformément à son projet de création et de salut.

3.3. Une attention aux axes théologiques qui structurent l’Écriture


Une fois privilégiée une approche canonique qui se rend attentive au
mouvement interne de l’Écriture, la question demeure des outils qui rendent
possible une telle approche. Ici, le document de 2008 se heurte à
d’importantes difficultés méthodologiques. Le choix est fait de privilégier
des axes théologiques qui parcourent l’ensemble de l’Écriture et qui permet-
tent de l’appréhender comme un canon, non pas homogène, mais cohérent et
théologiquement structuré : la théologie de la création (§ 8-13) et la théolo-
gie de l’alliance (§ 14-73) se déploient de l’Ancien au Nouveau Testament
et constituent des axes théologiques privilégiés, permettant de mettre au jour
une logique d’ensemble du canon des Écritures.
Ici donc, le travail de l’exégète ne consiste plus à formuler une « morale
biblique » qui répondrait directement, à partir de citations adaptées, aux ques-
tions éthiques de notre temps ; il consiste plutôt à dégager des axes structu-
rants de l’Écriture, des axes qui rendent compte du déploiement synchronique
et diachronique du texte biblique. Il en va ainsi, par exemple, de la théologie
de la création : le lecteur attentif de l’Ancien Testament comprend que les
lois sacerdotales de l’Exode et du Lévitique permettent la mise en place d’un
ordre cultuel conforme à la création. Le récit de la construction de la De-
meure en Ex 35 s., puis sa mise en service en Lv 8-9 parachèvent le récit
sacerdotal de Gn 190. Puis le Deutéro-Isaïe et les Psaumes élargissent la caté-
gorie de création, en présentant le salut d’Israël comme nouvelle création ;
enfin le Nouveau Testament reprend à son tour le vocabulaire de la création
pour éclairer le mystère du Christ. Le croyant est donc invité à comprendre sa
propre existence face à Dieu dans la perspective d’une théologie de la créa-
tion, mais aussi à mettre au jour les conséquences morales d’une telle pers-
pective. En somme, l’exégète ne livre plus un discours « fermé », où le texte
biblique aurait la fonction d’une preuve. L’exégète a désormais la charge de
mettre au jour les axes théologiques fondateurs de la morale dans le texte
biblique, comme dans la vie des croyants.
L’approche de l’Écriture, dans une perspective morale, ne part donc plus
de thématiques définies a priori, mais au contraire, cherche à mettre au jour
la fécondité, en morale, d’axes théologiques fondamentaux qui sont déter-
minants pour la compréhension du canon dans son ensemble.

90. Voir NIHAN Ch., From Priestly Torah to Pentateuch (FAT 2. Reihe, 25),
Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 20-68.
A DÉFINIR 249

3.4. Des critères de discernement pour lire l’Écriture


La seconde partie du document Bible et morale se veut plus technique.
Elle énonce une série de critères, qui font système et doivent être mis en
œuvre en vue de l’interprétation morale du texte biblique.
Envisageons rapidement quelques critères énoncés par le document, le
dernier d’entre eux, le critère de discernement, exigeant néanmoins un déve-
loppement plus élaboré :
– Le premier critère est celui de la « conformité à la vision biblique de
l’être humain » (§ 94-99). Il s’agit donc ici de s’interroger sur les consé-
quences en théologie morale des axes théologiques dessinés dans l’Écriture
dans la première partie du document : l’homme, tel que l’envisage
l’Écriture, ne peut être appréhendé dans sa vérité en dehors de sa relation à
Dieu, décrite en termes de relation de création et de relation d’alliance.
– Le critère de « conformité à l’exemple de Jésus » (§ 100-103) peut être
compris dans la continuité du précédent, dans la mesure où Jésus, selon
l’Écriture, accomplit la relation de création et la relation d’alliance décrites
par les traditions vétérotestamentaires.
– Le critère de « convergence » (§ 105-110) invite à prendre en considéra-
tion l’influence des cultures et des sagesses du Proche-Orient ancien sur la
composition du texte biblique. Les textes législatifs de l’Ancien Testament
qui comportent de nombreux parallèles avec les lois mésopotamiennes, de
même que les topoi communs retrouvés dans la littérature paulinienne, mon-
trent que la réflexion morale des énoncés bibliques ne se construit pas à
distance de la culture ni de la sagesse de son temps.
– Vient ensuite le critère d’« opposition » (§ 111-119) qui veut exprimer
que, si le texte biblique, pour être compris, doit être resitué dans la culture
de son époque, il n’en est pas pour autant absolument dépendant. Bien au
contraire, la Bible propose vis-à-vis de son contexte culturel un travail de
discernement, qui se traduit par la dénonciation de certaines pratiques mo-
rales ou religieuses – en particulier de l’idolâtrie.
– Le critère de progression (§ 120-125) et le critère de finalité (§ 136-146)
peuvent être rapprochés : en effet ils cherchent à exprimer la manière dont
les énoncés moraux évoluent à l’intérieur même de l’Écriture. Le facteur
principal de cette évolution est la mise en tension des énoncés vétérotesta-
mentaires, dont l’horizon est avant tout historique, par l’apparition d’un
horizon eschatologique, déjà présent dans les textes les plus tardifs de
l’Ancien Testament, mais qui, dans le Nouveau Testament, est lié à la per-
sonne même du Christ.
– Enfin le critère de la « dimension communautaire » de la morale (§ 126-
135) prend en considération le fait que le sujet croyant, tel que le décrit
l’Écriture, n’est pas un individu, mais un peuple ou une communauté.
250 OLIVIER ARTUS

– Le dernier critère, dit « de discernement » (§ 150-154), mérite un déve-


loppement particulier : ce critère vise à différencier le « statut d’autorité »
des traditions bibliques. Depuis l’encyclique Providentissimus Deus91,
l’ensemble des documents magistériels souligne la nécessité d’une approche
canonique du texte biblique (voir en particulier Dei Verbum92). Cependant,
l’ensemble des traditions rassemblées dans le canon ne revêt pas un statut
identique d’autorité. Certains textes sont, à l’évidence, liés à une époque.
Ainsi, par exemple, dans la Torah, la loi concernant l’usage des viandes
trouvées a des formulations très différentes dans le Code de l’alliance, le
Code deutéronomique et la Loi de sainteté (Ex 22,30 ; Dt 14,21 ; Lv 17,15).
D’autre part « l’autorité particulière de certains textes ressort de leur posi-
tion littéraire93 ». C’est par exemple le cas du décalogue, dans l’Ancien
Testament, comme des béatitudes dans le Nouveau Testament. Ils consti-
tuent l’un et l’autre la première section prescriptive du corpus auquel ils
appartiennent. Le décalogue se présente comme un discours du Seigneur
énoncé à la première personne du singulier, sur le Sinaï (voir § 25). Les
béatitudes de l’évangile de Matthieu sont un discours eschatologique de
Jésus, énoncé avec autorité et solennité sur la « montagne », – sur le nou-
veau Sinaï (voir § 47). Par ces multiples procédés littéraires (forme gramma-
ticale du texte, cadre géographique, antécédence par rapport aux autres
corpus législatifs, etc.), les énoncés bibliques indiquent à leur lecteur le
statut particulier d’autorité de certaines traditions qui, de ce fait, sont mises
en exergue du document de 2008.
Il appartient donc à l’analyse exégétique de déterminer le statut d’autorité
des traditions bibliques, que seule une approche canonique est susceptible de
mettre au jour, en se rendant attentive à la stratégie d’énonciation du texte,
comme au processus d’herméneutique intra-biblique. Il s’agit de distinguer
les principes de la morale dont la validité transcende les époques, et les
règles conjoncturelles liées à une situation historique déterminée.
Au terme de ce parcours, quels aspects de ce nouveau document de la
Commission biblique pontificale méritent d’être particulièrement mis en

91. LÉON XIII, Providentissimus Deus : « Il est tout à fait interdit ou de


restreindre l’inspiration seulement à certaines parties de la sainte Écriture, ou de
concéder que l’écrivain sacré lui-même s’est trompé, puisque l’inspiration divine, de
sa nature, non seulement exclut toute erreur, mais l’exclut et la repousse aussi
nécessairement que nécessairement aucune erreur ne peut avoir pour auteur Dieu, la
vérité suprême. »
92. Dei Verbum, n° 12 : « Puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à
la lumière du même Esprit qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir
exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à
l’unité de toute l’Écriture. »
93. Bible et morale, § 151.
A DÉFINIR 251

relief ? Tout d’abord, relevons que l’approche canonique qui y est proposée
est une approche critique, cherchant à honorer tout à la fois la dynamique
synchronique du texte biblique, et la dynamique diachronique de constitu-
tion du canon. L’approche canonique n’efface donc pas la perspective cri-
tique, bien au contraire. Mais en « décloisonnant » les péricopes, et en
invitant à un acte d’interprétation qui honore tout à la fois le déploiement
historique de la révélation et la rhétorique d’ensemble du texte biblique,
l’approche canonique évite toute interprétation de type fondamentaliste94,
mais aussi toute interprétation simplement « déductive » du texte. Un verset
isolé de son contexte ne peut servir de source ou de fondation à aucun dis-
cours moral.
Deuxième remarque : le document de 2008 prend congé d’une morale bi-
blique « thématique ». Désormais, quelle que soit la question abordée, une
approche uniquement thématique apparaît insuffisante car trop partielle, trop
indépendante de la théologie fondamentale qui sous-tend les corpus législa-
tifs de l’Écriture, peu à même enfin de mettre en évidence les relations qui
unissent les traditions vétéro- et néotestamentaires.
Le dernier point qui mérite d’être souligné concerne la dimension confes-
sante de la morale proposée par la Bible. L’anthropologie biblique n’est
audible que si elle est resituée dans son contexte d’énonciation : celui d’une
théologie de la création et d’une théologie de l’alliance, accomplies en Jésus
Christ, c’est-à-dire mises en tension par les promesses eschatologiques du
Nouveau Testament. Les lois données par Dieu rendent possible la réponse
humaine au don de Dieu, ce qui souligne la dimension dialogale de la vie
morale, telle que la présente l’Écriture.
Demeure la difficile question du recours à l’Écriture dans les débats
éthiques des sociétés contemporaines, débats dont les acteurs construisent
leur discours à partir d’autres références, et d’autres systèmes de valeurs.
Peut-être la manière dont la réflexion biblique s’est constituée dans un rap-
port de continuité/discontinuité avec la culture et les sagesses de son temps
fournit-elle un modèle, une référence pour penser notre propre rapport de
continuité/discontinuité avec la culture et les sagesses de notre temps.
Nous arrivons au terme de ce parcours. Il me semble que ses trois étapes,
assez proches dans le temps (2003 ; 2008 ; 2009), montrent une évolution
dans le rapport entre Bible et morale. La nécessité d’une approche cano-
nique du texte biblique devient de plus en plus évidente. S’ouvre alors un
immense chantier méthodologique : comment lire l’Écriture comme canon
en faisant preuve de suffisamment de discernement pour en honorer les axes
structurants sans gommer les spécificités de chaque tradition, suffisamment

94. Voir, sur la lecture fondamentaliste de la Bible, COMMISSION BIBLIQUE


PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église, I F.
252 OLIVIER ARTUS

de discernement aussi pour reconnaître dans un corpus pluriel les textes qui
font autorité et qui constituent finalement, selon la stratégie même des com-
positeurs du canon, des clefs de lecture qui permettent à l’ensemble de faire
sens ? Nous savons bien que ce chantier de la lecture canonique de
l’Écriture n’en est qu’à ses débuts.
CLAIRE CLIVAZ

JAMAIS DEUX SANS TROIS !


Théologie, exégèse et culture

« Étrangers et voyageurs sur la terre. »


He 11,13.

Introduction : une question cruciale pour qui ?


Suite95 aux riches et profondes réflexions de ce volume, cet article choisit
de transformer le face-à-face entre théologie et exégèse en trio, en leur adjoi-
gnant la thématique de la culture. Cette approche sera développée en deux
points principaux. Premièrement, la culture sera énoncée comme le lieu à
partir duquel se pensent et se disent théologie et exégèse, avec les exemples de
la naissance et de la résurrection de Jésus ; deuxièmement, nous nous deman-
derons comment la théologie pourrait évoluer dans le contexte d’une culture
digitale, où l’Écriture se rédige, se lit et se parle de plus en plus en réseaux.
En guise d’introduction, j’aimerais souligner que, selon moi, l’articulation
entre théologie et exégèse est certes une question aiguë dans notre milieu
professionnel, mais reste étonnamment peu cruciale ou même non percep-
tible dès qu’un théologien est en dialogue avec d’autres domaines culturels
et académiques. Nos contemporains – qu’ils soient collègues, journalistes,
quidams – souhaitent connaître le point de vue chrétien sur une question et
ne s’embarrassent guère de notre distinction entre exégèse et théologie.
C’est qu’il y a un effet de la culture qui tend à diminuer, voire à effacer
complètement cette distinction (point 1). De manière plus profonde et plus
fondamentale, l’évolution actuelle du support d’écriture vers la culture digi-
tale conduit également à la diminution de cette frontière (point 2). En effet,
l’Écriture aujourd’hui sort du livre, où elle était clairement circonscrite dans
sa couverture et délimitée, pour se mêler aux discours théologiques et cultu-
rels qui se heurtent dans la toile d’araignée du World Wide Web. Du point de
vue de la théologie chrétienne, cette Écriture hors du Livre, dé-livrée, ne
saurait plus se confondre avec une origine définitivement perdue, mais se dit
dès son premier document comme inscrite dans une synergie liturgique et

95. Mes remerciements vont à Julie Paik, doctorante et assistante à l’université de


Lausanne, pour le formatage et la relecture attentive de cet article.
254 CLAIRE CLIVAZ

ecclésiale (point 3). Tel est le parcours auquel je convie les lecteurs, d’un
exemple à l’autre.

1. La culture comme lieu d’où se pense et se dit la théologie : les


exemples de la naissance et de la résurrection de Jésus
Il n’existe aucune exégèse qui soit menée en dehors d’un cadre socio-
historique. Toute lecture d’un texte est conduite à partir du contexte de celui
ou de celle qui lit. D’innombrables exemples pourraient illustrer ce constat.
Je choisis ici de comparer deux citations concernant les évangiles de
l’enfance, l’une de Jean Daniélou en 1967, l’autre de Henry Wansbrough en
200996. Daniélou commençait son ouvrage en 1967, Les évangiles de
l’enfance, par cette remarque : « La question de la valeur historique des
évangiles est fondamentale pour la foi : si le Christ n’a pas été réellement
conçu du Saint-Esprit, s’il n’est pas réellement ressuscité des morts, notre
foi est vaine97. » Les biblistes ne manqueront pas de reconnaître dans ce
propos l’allusion à 1 Co 15,17 : « Et si Christ n’est pas ressuscité, votre foi
est illusoire98. » Toutefois ce verset, comme on le voit, ne mentionne pas la
conception par l’Esprit saint. Daniélou élargit ici le verset biblique dans le
sens du credo, et écrit son livre dans ce but. La référence à 1 Co 15,17 de-
vient du reste explicite dans la seconde citation, à laquelle je comparerai
celle de Daniélou. En 2009, l’association biblique catholique anglaise a
publié un collectif sur les évangiles de l’enfance, New Perspectives on the
Nativity, dans lequel Henry Wansbrough déclare :
On ne peut jamais mettre en doute le fait que le christianisme est une religion his-
torique, fondée sur ce qui est réellement arrivé dans le ministère, la mort et la résur-
rection de Jésus Christ. Si ces éléments ne sont pas advenus, « alors notre foi est
vaine » (1 Co 15,17). Dans le cas des récits des évangiles de l’enfance […]
l’historicité exacte n’est pas l’intérêt principal. L’importance des récits de l’enfance
ne repose pas sur l’historicité précise des événements, mais sur ce que ces récits
montrent à propos de Jésus, ou plutôt, à propos de la foi chrétienne en Jésus99.

96. J’ai présenté cet exemple en anglais dans CLIVAZ C. et al., « Infancy Gos-
pels : Introduction », dans : CLIVAZ C., DETTWILER A., DEVILLERS L., NORELLI E.
(éd.), Infancy Gospels : Stories and Identities (WUNT I 281), Tübingen, Mohr Sie-
beck, 2011, p. XV-XXX ; ici p. XIX-XX.
97. DANIÉLOU J., Les Évangiles de l’enfance, Paris, Desclée de Brouwer, 19932
(1967), p. 7.
98. C’est la traduction française de la TOB qui est utilisée en référence dans cet
article.
99. WANSBROUGH H., « The Infancy Stories of the Gospels since Raymond
E. Brown », dans : CORLEY J. (éd.), New Perspectives on the Nativity, Londres -
New York, T & T Clark, 2009, p. 4-22 (ici p. 5).
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 255

On le voit, entre ces deux opinions – toutes deux catholiques – qua-


rante ans ont passé, ainsi que la publication par Raymond Brown de The
Birth of the Messiah1, toujours non traduit à ce jour, alors même que Brown
Brown était tout sauf un révolutionnaire. Il y a un déplacement interne entre
le discours théologique de Daniélou et celui de Wansbrough : ce dernier
semble prêt à lâcher du lest historique sur les récits de l’enfance, tout en s’y
refusant pour la résurrection. À mon sens, cette différence signale un dépla-
cement culturel : l’aspect « mythique » des évangiles de l’enfance est deve-
nu en Europe culturellement admis, même si les théologiens s’y sont mis
plutôt en dernier. Or sortir de l’histoire n’est jamais un geste anodin, car le
risque de l’oubli est toujours à la porte. Parmi toutes les surprises que révèle
la culture internet, le moteur de recherche Wolframalpha, qui explore les
possibilités offertes par le web sémantique, ne mentionne pas la naissance de
Jésus parmi les anniversaires des hommes illustres du 25 décembre2. Le
christianisme prend des risques lorsqu’il commence à déplacer le curseur
historique, mais en même temps il ne peut transcender les limites culturelles
qui sont celles du cadre dans lequel il s’exprime. Les théologiens ne peuvent
que prendre acte de la fictionnalisation progressive des données chrétiennes
dans la culture occidentale, du moins européenne. Leur marge de manœuvre
est ensuite d’enclencher un discours de résistance (apologétique) ou
d’adaptation face à cette évolution.
Tout discours historique, scientifique est tenu par les limites de l’habitus
culturel, de ce qui est communément admis, croyable, pour reprendre le terme
cher à Pierre Bourdieu. Paul Veyne l’avait souligné à propos d’un historien
comme Diodore de Sicile, qui obéit, dit-il, à deux programmes de vérité,
dont l’un était critique et le second respectueux. Le conflit avait fait passer les
partisans du second de la spontanéité à la fidélité à soi-même : [les Grecs] avaient
désormais des « convictions » et en exigeaient le respect ; l’idée de vérité passait au
second plan : l’irrespect était scandaleux et ce qui était scandaleux était donc faux3.
faux3.
En effet, l’irrespect contre les dieux était impossible à exprimer. De fait,
par-delà ce qu’une lecture moderne avait souhaité montrer, ce que nous nous

1. BROWN R., The Birth of the Messiah. A Commentary on the Infancy Narratives
Narratives in the Gospels of Matthew and Luke, nouvelle éd. révisée (Anchor Bible
Reference Library), New York, Doubleday, 19932.
2. Pour une présentation de cet exemple, voir CLIVAZ C., « L’ère d’après ou
Common Era 2.0. Lire la culture digitale depuis l’antiquité et la modernité », dans :
CLIVAZ C., MEIZOZ J., VALLOTTON F. et VERHEYDEN J. (éd.), Lire demain. Des
manuscrits antiques à l’ère digitale. Pratiques de lecture, échanges intellectuels et
communication scientifique, Lausanne, PPUR, papier et e-book, 2012, p. 3-24.
3. VEYNE P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination
constituante, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 58-59.
256 CLAIRE CLIVAZ

considérons comme fantastique, fabuleux, se trouve raconté par les histo-


riens de l’Antiquité. C’est le cas y compris par exemple pour la sueur de
sang (voir Lc 22,44), qu’atteste Diodore : il mentionne que les soldats
d’Alexandre le Grand dans le Penjab, mordus par de terribles serpents, se
mettaient à avoir une sueur sanglante1. On trouve de fait la sueur sanglante
ou « comme du sang » dans plusieurs contextes, par exemple celui de
l’effort physique intense du sportif, dans le traité La sueur de Théophraste2.
Lorsque l’expression prend place sous la plume du troisième évangéliste en
Lc 22,44, elle n’est donc ni surfaite, ni incongrue, mais bénéficie d’un statut
culturel, en tant que phénomène un peu particulier, car les sources antiques
qui font part de la sueur de sang mentionnent toujours des témoins qui
l’attestent3. L’expression auctoriale, quelle qu’elle soit, reste conditionnée
par la culture.
Avec ce paramètre en tête – les limites culturelles d’un énoncé théolo-
gique –, nous pouvons revenir à l’évolution du discours exégético-
théologique en quarante ans, de Daniélou à Wansbrough, autour de 1 Co
15,17. Wansbrough ne cherche plus à y faire entrer la naissance de Jésus,
mais appuie l’historicité de la résurrection de Jésus sur le verset : « On ne
peut jamais mettre en doute le fait que le christianisme est une religion his-
torique, fondée sur ce qui est réellement arrivé dans le ministère, la mort et
la résurrection de Jésus Christ4. » Or si Wansbrough se donne le droit de
parler de la résurrection comme ce qui est « réellement arrivé », c’est que le
cadre culturel européen est encore à même de l’accepter, du moins dans une
certaine mesure. En cas contraire, Wansbrough ne serait plus à même de le
faire dans le cadre d’une publication académique, non fictionnelle.
On observe en effet comme une résistance culturelle en Europe5 de l’idée
de la résurrection, comme on peut s’en rendre compte de deux manières très
différentes, l’une politique, l’autre littéraire. La résurrection n’a pourtant
cessé d’être considérée dans la culture occidentale comme folie non signi-
fiante à travers les siècles : Celse considérait Marie Madeleine comme une
hallucinée6, de même que le fera Ernest Renan dans la Vie de Jésus au
XIXe siècle, toutefois convaincu, comme ses contemporains, de la supériorité

1. Voir DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique 17, 90, 5-6.


2. Voir THÉOPHRASTE, De la sueur 11-12.
3. Voir CLIVAZ C., L’ange et la sueur de sang (Lc 22,43-44) ou comment on
pourrait bien encore écrire l’histoire (BiTS 7), Leuven, Peeters, 2010, p. 413-442.
4. Voir ci-dessus, p. 000, n. 00.
5. Il paraît prudent sur ce type de question de séparer contexte européen et
contexte nord-américain. Voir CLIVAZ, L’ange et la sueur de sang, p. 8-9.
6. Voir ORIGÈNE, Contre Celse 2,59.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 257

culturelle du christianisme1. Cela conduira en définitive Renan à encourager


le modèle culturel chrétien, par-delà sa négation de la résurrection, qui n’a
pas de sens, est une folie mais est un moment sacré, comme on le voit dans
ce passage de la Vie de Jésus (1867) : « La forte imagination de Marie Ma-
deleine joua un rôle important [à la résurrection…]. Moments sacrés où la
passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité2 ! »
Malgré cette tradition de défiance, je soulignerai ici deux manifestations
de ce que je nommerai la présence d’une résistance culturelle de la notion de
résurrection en Europe, sur les plans politique et littéraire. Sur le plan poli-
tique, l’épopée juridique du théologien allemand Gerd Lüdemann est un
épisode frappant. Dans un ouvrage de 19943, il a nié la résurrection, et s’est
retrouvé ensuite démis de ses fonctions de professeur de Nouveau Testament
par sa faculté de théologie à Göttingen, pour être assigné à un poste de pro-
fesseur d’histoire des origines du christianisme. En 2004, il accentue sa
position, en estimant qu’il a finalement porté atteinte au christianisme en
tant que tel : « disproving the historicity of the resurrection of Jesus ultima-
tely annuls the Christian heritage as error4. » On constate que l’avantage
culturel du christianisme encore prôné par Renan n’existe plus ici. Lüde-
mann portera plainte en justice contre la décision de sa faculté, et la Cour
fédérale allemande décidera le 28 octobre 2008 – décision confirmée le
19 février 2009 – la destitution de Lüdemann de sa chaire de Nouveau Tes-
tament à Göttingen5. Cette décision ferme et récente ne peut manquer de

1. Voir RENAN E., Vie de Jésus, Paris, Michel Lévy, 186713, p. 1-2 : « L’événement
capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de
l’humanité ont passé, des anciennes religions, comprises sous le nom vague de
paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de
Dieu. […] L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal fut religieux. [… Des] pays,
en Afrique surtout, ne dépassèrent point le fétichisme. » Pour un développement de
cette réflexion, voir CLIVAZ C., « Why Were The Resurrection Stories Read and
Believed ? And What Are We Making of Them Today ? » dans : VAN OYEN G.,
SHEPHERD T. (éd.), Resurrection of the Dead. Biblical Traditions in Dialogue
(BEThL 249), Leuven, Peeters, 2012, p. 555-577 ; ici p. 561-563. La version pdf est
disponible online avec la permission de l’éditeur à cette adresse :
http://unil.academia.edu/ClaireClivaz/Papers; consulté le 5 février 2012.
2. RENAN, Vie de Jésus, p. 449-450.
3. Voir LÜDEMANN G., Die Auferstehung Jesu. Historie. Erfahrung. Theologie,
Stuttgart, Radius Verlag, 1994.
4. LÜDEMANN G., The Resurrection of Christ. A Historical Inquiry, New York,
Prometheus Book, 2004, p. 7-8.
5. Voir Leitsätze zum Beschluss des Ersten Senats vom 28. Oktober 2008 – 1 BvR
462/06, point 3 : « Die Wissenschaftsfreiheit von Hochschullehrern der Theologie
findet ihre Grenzen am Selbstbestimmungsrecht der Religionsgemeinschaft und an
dem durch Art. 5 Abs. 3 GG geschützten Recht der Fakultät, ihre Identität als
258 CLAIRE CLIVAZ

surprendre si l’on a en tête le contexte laïque français ou la privatisation


américaine du religieux. La manière est pour le moins coercitive, mais si-
gnale une résistance culturelle, via le politique, de l’idée de résurrection sur
sol européen allemand.
De manière plus positive cette fois, loin des querelles théologiques, on ne
peut manquer de souligner la manière dont la résurrection hante1 le dernier
ouvrage d’Annie Ernaux, auteur française qui affectionne l’autobiographie
culturelle. En 2011, elle a publié L’autre fille2, un ouvrage qu’elle a signalé
comme le texte « le plus perturbant à écrire » pour elle, lors d’une confé-
rence publique à Lausanne3. Elle y raconte le moment de sa vie où elle ap-
prend, à dix ans, qu’elle avait une sœur aînée, morte six ans avant sa propre
naissance, et que sa mère regrette encore.
Autrement dit, c’est le récit d’un syndrome de l’enfant de remplacement,
conduit de manière dense et vive, sous la forme d’une lettre fictive écrite à
cette sœur qu’elle n’a jamais vue. Annie Ernaux y use à plusieurs reprise de
crochets – […] – qui viennent signaler des passages où le récit semble
s’effondrer, tant il est difficile pour l’auteur de le poursuivre4. C’est dans un
de ces crochets qu’apparaît la première mention de la résurrection : « [Est-ce
que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau5 ?] » Cette sœur,
qu’Annie Ernaux n’a jamais vue, il s’agit de lui rendre des limites corpo-
relles, sans lesquelles elle ne peut qu’envahir intégralement la vie de
l’auteur. Annie Ernaux refuse l’idée qu’elle viendrait prolonger la vie de sa
sœur lorsqu’elle devient mère à son tour6 : l’idée de la réincarnation n’est
jamais verbalisée, mais apparaît en filigrane comme la représentation à évi-
ter à tout prix, car elle serait porteuse de confusion entre Annie Ernaux et sa
sœur, une confusion que précisément l’auteur redoute tellement et dont le
risque la détruit.
Dans ce cadre, l’interrogation sur la résurrection et le corps se fait récur-
rente : « [N’est-ce pas une forme de résurrection de toi qui soit pure de tout

theologische Fakultät zu wahren und ihre Aufgaben in der Theologenausbildung zu


erfüllen » (http://www.bverfg.de/entscheidungen/rs20081028_1bvr046206.html ;
consulté le 5 février 2012).
1. La résonance derridienne de ce terme est ici assumée.
2. ERNAUX A., L’autre fille (Les affranchis), Lornai, Nil, 2011. Merci à mon
collègue Jérôme Meizoz de m’avoir signalé la présence récurrente de la thématique
de la résurrection dans cet ouvrage.
3. Université de Lausanne, 11 mai 2011 ; voir
http://www.unil.ch/getactu/wwwactu/1304923255839/ ; consulté le 5 février 2012.
4. Voir ERNAUX, L’autre fille, p. 15, 24, 40, 50.
5. Ibid., p. 24.
6. Voir ibid., p. 50.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 259

lien de corps et de sang que je cherche au travers de cette lettre1 ?] » ; « Es-


tu en moi une fiction de la religion chrétienne ? La présence réelle de
l’hostie ?… je ne fais que courir après une ombre2 » ; « Nous sommes nées
du même corps. Je n’ai jamais voulu le penser réellement3. » Tout ce petit
ouvrage pointe sur l’importance du corps, sur la résistance du corps par-delà
la mort exprimée dans l’idée de résurrection, qui évite la hantise impliquée
par la réincarnation ou le retour d’un être hors le corps. Aurait-on besoin
d’être convaincu de la profonde résonance anthropologique de la résurrec-
tion qu’il n’y aurait plus qu’à lire L’autre fille pour l’être : la résurrection,
par-delà toute reprise théologique, dogmatique ou même spirituelle, est ici
langage symbolique pour se défaire du risque de la confusion des êtres. Il y
a là résistance culturelle et anthropologique de la résurrection chez une au-
teure qui par ailleurs est tout à fait agnostique, mais de culture chrétienne.
C’est à partir de ce type de résistance culturelle qu’il faut aussi évaluer la
conférence d’adieu de François Bovon à Harvard, « Retour de l’âme. Im-
mortalité et résurrection dans le christianisme primitif4 ». L’exégète suisse
n’hésite pas à prendre le contre-pied de la valorisation du corps, qu’il trouve
trop présent dans l’exégèse5, pour souligner combien le « soi » demeure
inaliénable, maintenant et après la mort : c’est la sagesse qu’il reconnaît à
l’idée de « l’âme » dans le christianisme ancien6. C’est à ce point précis que
discours culturel et théologique ont à s’articuler : le corps compte, il donne
une délimitation, un lieu, pas d’appréhension du monde hors du corps. Il est
notre lieu propre, celui qui nous met en contact avec les autres, mais nous en
préserve aussi. Mais il n’est pas l’entier de notre personne non plus, et
l’article de François Bovon est une manière heureuse de se réapproprier ces
veines de la tradition chrétienne qui méditent un « hors le corps », celui du
for intérieur, du soi. Selon moi, le dialogue entre la théologie chrétienne et la
culture va demander de plus en plus de tenir ensemble et la résistance du
corps et le lieu préservé d’un « soi » inaliénable.

1. Ibid.
2. Ibid., p. 63-64.
3. Ibid., p. 71.
4. Voir BOVON F., « Retour de l’âme. Immortalité et résurrection dans le
christianisme primitif », ETR 86/4 (2011), p. 433-453. Version anglaise : BOVON F.,
« The Soul’s Comeback. Immortality and Resurrection in Early Christianity »,
HTR 103/4 (2010), p. 387-406. C’est à la version anglaise que se réfèrent les notes
suivantes.
5. Voir ibid., p. 398.
6. Voir ibid., p. 406 : les premiers chrétiens « claimed a holistic view of the
person, with ethical embodiment now and the risen person tomorrow, and suggested
the preservation of the person (between the two) through the existence of the soul
and the care and memory of their God ».
260 CLAIRE CLIVAZ

En effet, la culture digitale transforme notre rapport au corps, comme le


soulignent de nombreux auteurs, à l’instar de Mary-Laure Ryan :
La cyberculture et la théorie postmoderne ont popularisé l’opinion selon la-
quelle nous ne possédons pas seulement un corps physique, qui nous est donné,
mortel, sujet à d’irréversibles changements, limité par ses capacités et ancré dans
une « réalité réelle », mais aussi de nombreux corps virtuels, ou corps images, qui
soit revêtent, augmentent, cachent, interprètent ou remplacent le corps physique,
et que constamment nous créons, projetons, animons, et présentons aux autres1.
À l’heure où le virtuel dessine un espace entre le réel et le fictionnel, un
espace que nous n’avons pas encore appris à décrypter, un espace profon-
dément poétique si on veut bien se souvenir de la définition d’Aristote de ce
qui pourrait arriver2, la théologie chrétienne a sa carte à jouer pour partici-
per à la confection de la boussole nécessaire à l’humain dans cette nouvelle
ère culturelle dans laquelle nous sommes projetés, l’ère digitale. Mon se-
cond point se propose en conséquence de souligner à quel point le Nouveau
Testament, par sa matière même, son texte, est déjà immergé dans ce tour-
nant culturel.
Auparavant, je conclurai ce premier point en revenant sur une question ré-
currente tout au long du colloque qui a présidé à ce volume : qu’est-ce qui
donne la nécessité de l’unité d’une théologie du Nouveau Testament, ou plus
largement d’une théologie chrétienne ? C’est pour moi le fait qu’il y a un
regard culturel, social, qui souhaite savoir ce que disent les « chrétiens ». Ce
regard demande à ce groupe ainsi désigné de dire qui ils sont, ce qu’ils postu-
lent. De manière exemplaire, on se souviendra ici que le nom même de chré-
tien est une appellation venue de l’extérieur de ce groupe (voir Ac 11,25-26).
Ce qui me conduit à la définition suivante : « La théologie chrétienne, inter-
pellée par la culture, se construit en dialogue avec elle ; elle y agit en retour
comme poétique portant sur Dieu, décrivant ce qui pourrait arriver. »

2. L’Écriture en réseaux : la théologie chrétienne au risque de la culture


digitale
Dans le numéro de mai 2011 de la revue Nouvelles clés, qui s’interrogeait
sur l’advenue d’un nouvel humanisme, Umberto Eco affirme à propos de
l’arrivée de la culture digitale : « Le chaos actuel n’est pas une Renais-
sance… Pour moi, l’avenir ressemble plutôt à la chute de l’Empire ro-

1. RYAN M.-L., Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in


Literature and Electronic Media, Baltimore - Londres, John Hopkins University
Press, 2001, p. 306.
2. Voir ARISTOTE, Poétique 1450b.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 261

main1. » Il y a pour lui un vertige de la liste – celui de la liste de Borges,


reprise par Foucault dans l’introduction de son ouvrage Les mots et les
choses2 – qui mène à la confusion entre vérité et erreur :
La « Mère suprême de toutes les listes », infinie par définition car en conti-
nuelle évolution, le World Wide Web, toile d’araignée et labyrinthe, et non pas
arbre ordonné, qui, de tous les vertiges, nous promet le plus mystique, le plus to-
talement virtuel, et nous offre un catalogue d’informations qui nous fait nous sen-
tir riches et tout-puissants, au prix de ne plus savoir lequel de ses éléments se
réfère à des données du monde réel et lequel non, sans aucune distinction désor-
mais entre vérité et erreur3.
Ces paroles sont emblématiques du vertige culturel qui nous saisit tous
devant le cyber-monde qui faisait déjà dire à Robert Darnton en 1999 : « I
am scared », « j’ai peur4 ». Ce séisme culturel en cours est particulièrement
bien illustré dans un champ exégético-théologique en plein chamboulement
à l’heure de la culture digitale, l’édition même du Nouveau Testament grec.
Des spécialistes de critique textuelle du Nouveau Testament tels que Da-
vid Parker et Ulrich Schmid ont souligné depuis plusieurs années la trans-
formation drastique de ce champ de recherche par le fait que de nombreux
manuscrits du Nouveau Testament sont disponibles sur internet, sortis des
bibliothèques où ils étaient calfeutrés5. C’est l’occasion pour les exégètes de
réaliser qu’il y a des objets réels, concrets, portant les traces des individus et
des communautés, derrière le livre « Nouveau Testament ». On pensera ici
au Codex Sinaïticus online, superbe réalisation numérique6. Ce plus ancien
manuscrit complet de la Bible ne se termine pas à l’Apocalypse, mais pré-
sente encore le Pasteur d’Hermas et l’Épître de Barnabé. C’est ici le rappel
matériel de la troisième catégorie de textes défendue par François Bovon :
entre les textes canoniques et rejetés, on peut, selon Bovon, observer de
manière constante dans le christianisme la présence d’une troisième catégo-

1. Voir ECO U., « Vers une nouvelle Renaissance », Nouvelles clés (mai 2011),
p. 52. Merci à ma collègue Céline Rozenblatt pour cette référence.
2. Voir FOUCAULT M., Les mots et les choses : une archéologie des sciences
humaines, Paris, Flammarion, 1966, p. 8-10.
3. ECO U., Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009, p. 360.
4. DARNTON R., « Lost and Found in Cyberspace », rééd. dans : ID., The Case for
Books : Past, Present, Future, New York, PublicAffairs, 2009, p. 59-64 (ici p. 59).
5. Voir SCHMID U., « Transmitting the New Testament online », dans : Text
Comparison and Digital Creativity (Scholarly Communication 1), VAN DER WEEL
A. et THOUTENHOOFD E. (éd.), Leyde, Brill, 2010, p. 189-205 ; part. p. 190 ; PARKER
D. C., « Through a Screen Darkly : Digital Texts and the New Testament »,
JSNT 25/4 (2003), p. 395-411, notamment p. 401-404.
6. Voir http://codexsinaiticus.org/en/ ; consulté le 5 février 2012.
262 CLAIRE CLIVAZ

rie de textes, qu’il propose de nommer « utiles à l’âme », ψυχωφελεῖς1.


L’impact théologique d’un support d’écriture qui invite aux « multitextes2 »
est conséquent, comme je vais le développer, non sans avoir auparavant
souligné le bouleversement introduit par la culture digitale dans ce qui était
un domaine institutionnellement très structuré.
C’est l’institut INTF de Münster3 qui est en charge de l’édition grecque de
référence du Nouveau Testament, le Nestle-Aland27 ; il gère en collaboration
avec l’International Greek New Testament Project4 l’Editio critica major,
dont les travaux sont prévus au moins jusqu’en 2030. Jusqu’à il y a peu, un
chercheur trouvait-il un nouveau manuscrit du Nouveau Testament qu’il le
signalait à l’INTF, qui lui attribuait un numéro selon la classification Grego-
ry-Aland, un chemin bien établi. La donne a changé aujourd’hui : par
exemple, l’institut texan CSNTM5 photographie en vrac des manuscrits, par
exemple à la bibliothèque de Tirana, et les mets online sans qu’ils aient été
intégrés à la classification Gregory-Aland. Mais une vraie « bombe » a écla-
té au colloque annuel de la Society of Biblical Literature 2010, à Atlanta : la
SBL, associée à Logos Software, a subventionné et offert à tous les congres-
sistes une nouvelle édition du Nouveau Testament grec, préparée par Mi-
chael Holmes, chercheur au CSNTM, sans même que l’INTF ou l’IGNTP
aient été informés de ce projet6.
Or cette édition a choqué tous les chercheurs, car elle est en fait basée
principalement sur la version du XIXe siècle de Westcort et Hort7, et fait
l’impasse sur tous les acquis des papyrus depuis un siècle. Par ailleurs, cette

1. Voir par exemple BOVON F., « Beyond the Book of Acts : Stephen, the First
Christian Martyr, in Traditions Outside the New Testament Canon of Scripture »,
Perspectives in Religious Studies 32 (2005), p. 93-108, part. p. 107-108. Pour un
commentaire sur la troisième catégorie, voir CLIVAZ C. et al., « Infancy Gospels :
Introduction », dans : Infancy Gospels, p. XV-XXX ; ici p. XXIII-XXV.
2. L’expression vient des recherches homériques sur la conception d’une édition
digitale de « Homer multitext », voir http://chs.harvard.edu/chs/homer_multitext ;
consulté le 5 février 2012.
3. Voir www.uni-muenster.de/INTF/ ; consulté le 5 février 2012.
4. Voir http://www.igntp.org/ ; consulté le 5 février 2012.
5. Voir http://www.csntm.org/ ; consulté le 5 février 2012.
6. Voir HOLMES M. W. (éd.), The Greek New Testament. SBL Edition, Atlanta -
Washington, SBL - Logos Bible Software, 2010. Édition online : http://www.sblgnt.com ;
consulté le 5 février 2012. Pour un développement de cette analyse, voir CLIVAZ C.,
« Homer and the New Testament as “Multitexts” in the Digital Age ? » Scholarly and
Research Communication 3/3 (2012), p. 1-15.
7. Voir WESTCOTT B. F. et HORT F. J. A., The New Testament in the Original
Greek, vol. I : Text, Cambridge - Londres, Macmillan, 1881 ; republié en 2007 :
WESTCOTT B. F. et HORT F. J. A., The Greek New Testament, Peabody, Hendrickson
Publishers, 2007.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 263

édition a un apparat critique non basé sur les manuscrits, mais sur quatre
éditions papier1. Elle dénote avant tout la volonté de retourner à une forme
stable et simple du texte, par-delà les remises en questions amenées par la
publication des papyrus depuis un siècle2, et pourrait inaugurer une période
de dérégulation – ou tout au moins de diversification – de l’édition grecque
du Nouveau Testament. Nous touchons en tout cas à la fin d’un modèle
d’une édition unique et stable pour le Nouveau Testament grec. En regard de
ce fait, il est intéressant de souligner que le projet BEST de l’École biblique
de Jérusalem s’inscrit dans ce courant de remise en question d’un monopole,
puisqu’il diversifie ses modèles éditoriaux en annonçant travailler avec
cinq versions de statuts fort divers : le texte majoritaire, l’édition Nestle-
Aland27, le textus receptus, la Vulgate et la Peshitta3, alors que l’édition
actuelle de la Bible de Jérusalem avait privilégié le texte critique moderne4.
L’ouvrage introductif souligne – avec raison – les limites de l’apparat cri-
tique du Nestle-Aland, qui par exemple ne cite pas les versions syriaques et
qui ne fait qu’ouvrir des pistes5. Derrière ce choix éditorial, on sent un bou-
leversement culturel et théologique profond :
Plutôt qu’un texte unique comme les Bibles ordinaires, La Bible en ses tradi-
tions entend refléter la diversité des traditions textuelles. […] Nous ne visons pas
le même but que la critique textuelle classique – établir la forme la plus pure, la
plus primitive du texte grec6.
La recherche du texte primitif a bien sûr été au cœur de la quête de la cri-
tique textuelle des textes antiques en général, mais l’heure est au boulever-
sement du but même de la critique textuelle.
On voit en effet apparaître pour le Nouveau Testament des approches de
la critique textuelle s’intéressant aux variantes dans la perspective d’une
histoire de la lecture des textes – et mon ouvrage L’ange et la sueur de sang

1. Voir HOLMES (éd.), The Greek New Testament, p. XI.


2. Voir CLIVAZ C., « The New Testament at the Time of the Egyptian Papyri.
Reflections Based on P12, P75 and P126 (P. Amh. 3b, P. Bod. XIV-XV and PSI
1497) », dans : CLIVAZ C. et ZUMSTEIN J. (éd.), Reading New Testament Papyri in
Context – Lire les papyrus du Nouveau Testament dans leur contexte (BEThL 242),
Leuven, Peeters, 2011, p. 15-55.
3. Voir ÉCOLE BIBLIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE FRANÇAISE DE JÉRUSALEM (éd.), La
Bible en ses traditions. Définitions suivies de Douze études, Jérusalem, 2011, p. 21.
Voir aussi www.bibest.org/ ; consulté le 5 février 2012.
4. Voir La Bible de Jérusalem, Paris, Éd. du Cerf, 198812, p. 13.
5. Voir École biblique et archéologique française de Jérusalem (éd.), La Bible en
ses traditions, p. 21-22.
6. Ibid., p. 21.
264 CLAIRE CLIVAZ

s’inscrit dans cette ligne1. Le projet Homer Multitext assume pour sa part de
valoriser chaque manuscrit du texte homérique pour lui-même, également
dans la perspective d’une histoire de la lecture pour offrir « the full histori-
cal reality of the Homeric textual tradition as it evolved for well over a
thousand years, from the pre-Classical era well into the medieval » ; le texte
homérique est ainsi « a variety of texts as they existed in a variety of times
and places2 ». Cet exemple, pris hors du champ biblique, montre que la
problématique est commune à toutes les éditions antiques online, soit la
remise en question d’un texte clos, stable. Ce type d’évolution avait été
annoncé par Umberto Eco dans son livre De la littérature, il y a presque
dix ans : le numérique, disait-il, sonne la fin de la variante3, car voici le
lecteur capable de devenir auteur, comme le copiste des manuscrits, une
situation qui souligne
Les altérations que je peux faire, moi, sur les textes des autres. Supposons que
je décharge sur mon ordinateur La Critique de la raison pure, que je commence à
l’étudier, et que j’écrive tous mes commentaires entre les lignes, ou bien je suis
doué d’un fort esprit philologique et je peux reconnaître mes commentaires, ou
bien, trois années plus tard, je ne saurai plus ce qui est de moi et ce qui est de
Kant. Nous serions comme ces copistes du Moyen Âge qui corrigeaient automati-
quement le texte qu’ils copiaient parce que cela leur semblait normal, d’où le
risque que l’esprit philologique s’en aille en eau de boudin. Mais, là aussi, le
risque pour le jeune étudiant est qu’il ne s’aperçoive plus qu’il a manipulé le
texte. Les milieux scientifiques et universitaires resteraient les garants de cette vi-
gilance philologique4.

1. Voir CLIVAZ C., L’ange et la sueur de sang, p. 141-142. Pour un premier usage
de l’expression, voir David Parker dans sa recension de Orthodox Corruption of
Scripture de Barth Ehrman (PARKER D. C., « Reviews », JTS 45 [1994], p. 704-708 ;
ici p. 704). Elle a ensuite été popularisée par EPP E. (« Anti-Judaic Tendencies in the
D-Text of Acts : Forty Years of Conversation », dans : NICKLAS T. et TILLY M. [éd.],
The Book of Acts as Church History. Apostelgeschichte als Kirchengeschichte
[BZNW 120], Berlin - New York, de Gruyter, 2003, p. 111-146 ; ici p. 114-115).
Pour Epp, des exemples anciens de « narrative textual criticism » peuvent être
trouvés chez Origène par exemple (EPP E., « It’s All about Variants : A Variant-
Conscious Approach to New Testament Textual Criticism », HTR 100/3 [2007],
p. 275-308 ; ici p. 288).
2. http://chs.harvard.edu/wa/pageR?tn=ArticleWrapper&bdc=12&mn=1169 ;
consulté le 5 février 2012.
3. Voir ECO U., De la littérature, Paris, Grasset, 2003 (Sulla letteratura, Milan,
Bompiani, 2002), p. 421-422.
4. ECO U. et ORIGGI G., « Auteurs et autorité. Un entretien avec Umberto Eco »,
dans : ORIGGI G. et ARIKHA N. (éd.), Texte-e : Le texte à l’heure de l’Internet, Paris,
Bpi, 2003, p. 215-230 (ici p. 227).
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 265

Dans cette perspective, la question d’une édition interactive du Nouveau


Testament grec se pose, relayée notamment par Parker et Schmid1, où les
différents chercheurs pourraient inscrire leurs remarques et choix éditoriaux,
modérés bien sûr. Le pas sera-t-il franchi par une équipe de chercheurs au-
dacieux, prenant le risque d’éditer un texte grec du Nouveau Testament par
définition open-ended ? Je le souhaite pour ma part, car cette option édito-
riale serait en définitive une saine manière de mettre fin au quiproquo fon-
damentaliste du littéralisme biblique, engendré par le statut juridique
accordé au texte imprimé dans le cadre de la culture imprimée moderne,
dont nous sortons.
Enfin, last but not least, parmi tous les bouleversements à relever dans ce
champ de recherche, de nouveaux acteurs entrent en scène, autour des manus-
crits arabes du Nouveau Testament. Ce sont les frontières du savoir acadé-
mique occidental qui sont ici questionnées. Le champ des manuscrits arabes
du Nouveau Testament a été abandonné au sortir de la Deuxième Guerre
mondiale après la somme en cinq volumes de Graf2 (1944), la décolonisation
aidant, mais on note une timide reprise des travaux dans ce champ de la part
de chrétiens arabes, alors même que des sites musulmans se penchent sur
l’étude des manuscrits grecs du Nouveau Testament. Une jeune doctorante de
l’université de Lausanne s’est attelée à la tâche d’analyser cet état de fait, Sara
Schulthess, actuellement en séjour à Beyrouth pour une année3.
Côté chrétien arabe, des productions nous parviennent du CEDRAC (Cen-
ter of Documentation and Arabic Christian Researches) : à Beyrouth, une
édition critique arabe de l’évangile selon Luc a été produite par sœur José-
phine Nasr (non publiée), et une importante thèse conduite sous la direction
de David Parker vient d’être publiée chez de Gruyter par Hikmat Kashouh,

1. Voir les articles en référence ci-dessus, p. 000, n. 00.


2. Voir GRAF G., Geschichte der Christlichen Arabischen Literatur, Modène,
Dini, 1975, 5 vol. ; SAMIR S. K., « Survol de la situation des recherches arabes
chrétiennes », dans : SALA J. P. M., Eastern Crossroads : Essays on Medieval
Christian Legacy (Gorgias Eastern Christian Studies 1), Piscataway, Gorgias Press,
2007, p. 369-385.
3. Voir sa belle recherche de mémoire de master, dont une synthèse a été pu-
bliée : SCHULTHESS S., « Die arabischen Handschriften des Neuen Testamentes
in der zeitgenössischen Forschung : ein Überblick », Early Christianity 3/4
(2012), p. 518-539. Voir également SCHULTHESS S., « Les manuscrits du Nou-
veau Testament, le monde arabe et le digital : l’émergence d’un discours hy-
bride », dans : Lire demain. Des manuscrits antiques à l’ère digitale, p. 333-
346, http://www.academia.edu/1509369/Reading_tomorrow_From Ancient Manus-
cripts to the Digital Era. Lire Demain. Des manuscrits antiques a lere digitale.
266 CLAIRE CLIVAZ

The Arabic Versions of the Gospels1. Elle reprend l’enquête à la suite de


Graf et propose une liste abrégée de quelque deux cents manuscrits arabes
des évangiles, groupés en familles. Bien que l’auteur présente un travail
d’une grande qualité, l’une de ses visées est néanmoins de démontrer
l’antériorité de textes chrétiens en arabe sur des textes musulmans en arabe,
puisque Kashouh conclut : « this thesis suggests that the Gospels were first
translated into Arabic in either the sixth or early seventh century2. »
Un tel constat résonne d’autant plus que des sites musulmans conserva-
teurs parcourent les manuscrits grecs du Nouveau Testament pour montrer
l’inverse, par exemple Islamic Awarness : « The primary purpose of Isla-
mic-Awareness website is to educate Muslims about the questions and issues
frequently raised by the Christian Missionaries and Orientalists. You will
find a variety of excellent articles and responses to missionary and oriental-
ist writings3. » Avant l’advenue de la culture digitale, un professeur
d’université occidentale et un imam salafiste avaient fort peu de chances de
croiser leurs points de vue : le Web le permet désormais, se révélant boîte de
Pandore. Si une opinion peut être lue et connue, on ne peut plus l’ignorer.
À la fin de la traversée de ce point 2, on constate que le concept même
d’édition du Nouveau Testament grec est tellement transformé dans la culture
digitale – pouvant devenir open-ended, interactif et multiculturel – qu’il faut
bien convier les théologiens à examiner ce qu’il arrive au corps même des Écri-
tures, dans un moment où la culture conduit à la synergie obligée de l’exégèse et
de la théologie. Telle sera la question abordée dans l’ouverture finale.

3. Ouverture : exégèse, théologie et culture digitale


Qu’est-ce qu’il arrive donc dans la culture digitale au corps même des
Écritures – en tout cas en ce qui concerne le Nouveau Testament ? Il est assez
évident que le statut de ce texte grec – sorti du joug de la couverture de
l’imprimé, s’étant défait de la garde de la page et mis en réseau sur le Web –
offre un défi de taille au protestantisme, lui qui est né de la synergie entre ses
idées et la culture imprimée. Pour oser se demander si le protestantisme
n’aura été qu’une religion de la culture imprimée, on aura avantage à élargir
le point de vue et à remettre en question l’idée même que le christianisme
serait une religion du Livre. Sur le plan d’une phénoménologie des religions,
il est difficile de nier que le protestantisme le soit, et le théologien protestant
Pierre Gisel a souvent réclamé l’idée pour le christianisme lui-même :

1. Voir KASHOUH H., The Arabic Versions of the Gospels. The Manuscripts and
their Families (Arbeiten zur neutestamentlichen Textforschung 42), Berlin, de Gruy-
ter, 2011.
2. Ibid., p. 380.
3. Voir http://www.islamic-awareness.org/ ; consulté le 5 février 2012.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 267

Une Écriture occupe le lieu de l’origine. […] Le christianisme est une religion
du livre. Non, d’abord ou directement, d’un événement arrivé ou qui arrive, d’un
surgissement, prophétique ou existential (d’une « foi »). Ni, en rigueur de terme,
d’un fondateur1.
Toutefois le catéchisme catholique nie ce même fait2. Une enquête histo-
rique m’a permis de constater que l’expression « religion du Livre »
n’apparaît en fait dans le vocabulaire culturel occidental que dans la seconde
moitié du XIXe siècle3, et n’est pas à confondre avec l’expression coranique
des « gens du Livre4 ». Ce constat ne me surprend pas : le statut juridique du
livre et de l’auteur ont été fixés définitivement seulement en 18505, condui-
sant à ce qu’on peut nommer la momification du texte imprimé, d’où naîtra
l’idée de « religions du Livre », développée notamment par Friedrich Max
Müller dans une conférence emblématique à Londres en 18706.
Si l’énoncé de « religion du Livre » est finalement récent, il n’en aura pas
moins été efficace. On pensera ici à Jean-Claude Carrière qui explique
qu’« avec les religions du Livre, le livre a servi non seulement de contenant,
de réceptacle, mais aussi de “grand angle” à partir duquel on pouvait tout

1. GISEL P., « Résonances et mise en perspective. La théologie en condition


postmoderne », dans : La théologie en postmodernité (Lieux théologiques 29), GISEL
P. et EVRARD P. (éd.), Genève, Labor et Fides, 1996, p. 405-427 (ici p. 416).
Auparavant, Pierre Gisel s’était montré moins affirmatif, par exemple ici : « La
constitution d’un canon suppose là aussi une distance d’avec l’origine. Le
christianisme ne devient religion du livre qu’au IIe siècle » (GISEL P., Croyance
incarnée [Lieux théologiques 9], Genève, Labor et Fides, 1986, p. 94).
2. Voir Catéchisme de l’Église catholique, § 108 : « La foi chrétienne n’est pas
une “religion du Livre”, mais de la “Parole” de Dieu, “non d’un verbe écrit et muet,
mais du Verbe incarné et vivant” (saint Bernard de Clairvaux) » (Catéchisme de
l’Église catholique. Abrégé, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2005, p. 36).
3. Voir par exemple GEFFCKEN F. H., Staat und Kirche, in ihrem Verhältniss
geschichtlich entwickelt, Berlin, 1875, p. 225 ; LIEBNER C. T. A. et al. (éd.),
Jahrbücher für deutsche Theologie 17/1, 1872, p. 93.
4. Voir CLIVAZ, « Homer and the New Testament as “Multitexts” in the Digital
Age ? »
5. Voir CHARTIER R., Culture écrite et société. L’ordre des livres (XVIe-
XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996, p. 51.
6. Voir MÜLLER F. M., « Second Lecture Delivered at the Royal Institution,
February 26, 1870 », dans : ID., Introduction to the Science of Religion. Four
Lectures Delivered at the Royal Institution, in February and May 1870, Seneca
Falls, Wilson Press, 2010 (1870), p. 52-82 ; p. 56 : « With these eight religions the
library of the Sacred Books of the whole human race is complete, and an accurate
study of these eight codes, written in Sanskrit, Pâli, and Zend, in Hebrew, Greek, and
Arabic, lastly in Chinese, might in itself not seem too formidable an undertaking for
a single scholar. »
268 CLAIRE CLIVAZ

observer et tout raconter, peut-être même tout décider1 ». Ou, en écho litté-
raire, on pensera à cette description donnée par l’écrivain Jérôme Meizoz de
sa grand-mère Ursule, dans la région suisse du Valais :
Ursule ne lisait pas : une Bible, peut-être, un almanach rural. Quand ses filles,
grandissant, lui demandaient d’acheter un nouvel ouvrage, sa réponse était inva-
riable : « Vous en avez déjà un ! » La vieille idée chrétienne, selon laquelle tout
tient et se répète en un seul livre. Il m’a fallu plus tard, à moi, beaucoup de livres,
trop peut-être, à ne plus savoir où les mettre, à en exploser2.
Que le Livre se fasse unicité dévorante ou se démultiplie à l’infini, l’écrit
pourrait manger le monde : ce risque, l’évangile selon Jean tentait déjà de s’en
prémunir dans sa conclusion, « Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on
les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres
qu’on écrirait » (Jn 21,25). Le quatuor des évangiles canoniques se conclut
donc par la conscience du potentiel « hors livre » des récits qu’ils contiennent.
Ce final ouvre l’espace chrétien à l’Écriture hors du livre, dé-livrée.
Une Écriture délivrée peut bien sûr courir le risque de l’excès, du vertige
de la liste googlienne, et se mêler sans plus de limite aucune aux innom-
brables discours bruissant sur le web, dans une confusion babélienne. La
couverture de l’imprimé ou du codex n’est plus là pour la maintenir, et la
page de garde a cessé sa surveillance. À cette écriture fragmentaire et épar-
pillée sur le Web, il faut désormais une autre sorte de couverture. Elle ne
peut être que de chair et de sang, faite des mains priant et louant des femmes
et hommes qui voudront bien reconnaître dans ces textes un miroir de leur
for intérieur. Car si le discours théologique a séparé la parole dans le livre et
le corps action de grâce, il est peut-être temps de nous ressouvenir que notre
plus ancien manuscrit complet de la Bible, le Codex Sinaïticus, est écrit à
même la peau, la peau d’animal, comme le montrent certains folios où on
peut voir la veine de l’animal, par exemple en Q62-F2r qui présente les
psaumes 89,16 à 92,13.
La Parole écrite à même la peau a toujours gardé la mémoire du sang bat-
tant dans les veines. On ne peut alors que relire ces mots de Lyotard, dans le
petit opuscule posthume publié par sa veuve, La confession, celle
d’Augustin et la sienne. Il médite ainsi autour de Ap 6,14, qui dit que « le
ciel se retira comme un livre qu’on roule » :

1. Voir CARRIÈRE J.-C. et ECO U., N’espérez pas vous débarrasser des livres,
Paris, Éd. du Seuil, 2009, p. 121.
2. MEIZOZ J., Morts ou vifs, Genève, Zoé, 1999, p. 11.
3. http://codexsinaiticus.org/en/manuscript.aspx?book=26&chapter=89&lid=en&
side=r&verse=17&zoomSlider=0 ; consulté le 5 février 2012. L’image du folio avec
la veine de l’animal a été publiée par PARKER D., Codex Sinaiticus : the Story of the
World’s Oldest Bible, Londres, The British Library, 2010, planche 4b.
JAMAIS DEUX SANS TROIS ! 269

Or la peau du ciel, ne l’as-tu pas donnée comme un livre ? Et qui donc que toi,
notre Dieu, nous fit un firmament d’autorité, par-dessus nous avec ton écriture di-
vine ? Car le ciel sera replié comme un livre et voici qu’à présent il est tendu par-
dessus nous à la manière d’une peau. La pelisse que tu étires en tente sur nos têtes
est faite en peau de bête, la même vêture que nos parents endossèrent après qu’ils
eurent péché, la pelure des exilés pour voyager dans le froid et la nuit des vies
perdues, noctambules trébuchant […].
La nuit qui nous éteint, suspendue sur nos yeux, n’est pourtant pas irrévocable
comme la leur, aux bêtes. La peau dont l’écran nous interdit la vision claire ouvre
le dos d’un livre replié, peut-être retourné. Notre ciel, tout indéchiffrable que le
rende l’ombre qu’il projette dans nos regards, ne porte pas moins, sur sa face
tournée vers nous, les signes de ton écriture. La couverture du volume relié à
pleine peau, on la devine frappée de lettres. C’est que le firmament que tu jettes
par-dessus nous en anathème annonce aussi ta promesse1.
C’est la culture imprimée qui nous a fait penser que l’écriture pouvait être
« une forme de résurrection […] pure de tout lien de corps et de sang »,
selon les mots d’Annie Ernaux2. Via l’émotion du manuscrit-peau on redé-
couvre que la lettre, l’écriture n’ont jamais été indemnes du lien au corps-
sang. La veine de l’animal présente à même la page du codex fait mémoire
de notre pelure d’exilé (Lyotard) ou de notre statut d’étrangers et voyageurs
sur la terre (He 11,13). Voici l’Écriture rendue à l’émotion de la chair par
ces manuscrits qui l’emmènent en exode hors la couverture. Revêtus de cette
pelure d’exilés, nous pouvons dès lors refonder notre rapport à l’Écriture
désormais mise en réseaux, délivrée.

1. LYOTARD J.-F., La Confession d’Augustin, Paris, Galilée, 1998, p. 59.


2. Voir ERNAUX, L’autre fille, p. 50.
SIXIÈME PARTIE

REPRISE DE DIVERS TRAVAUX


EN ATELIERS
ÉLIAN CUVILLIER

EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI

Pratiquer l’exégèse1 des textes bibliques dans une faculté de théologie est
une démarche qui, aujourd’hui plus que jamais sans doute, ne va pas de soi.
L’exégèse et la théologie traversent en effet une période de profonde remise
en question dont il n’est pas possible de dire aujourd’hui ce qu’il en résulte-
ra et pour l’une et pour l’autre.
D’une part, on assiste à un déplacement de l’exégèse depuis la fin du
XXe siècle2, déplacement perceptible dans la production scientifique de ces
trente dernières années : l’outil méthodologique historico-critique classique
est désormais moins sollicité par les exégètes au profit de celui mis en place
par la nouvelle critique littéraire, en particulier, les analyses narrative et
rhétorique3. D’autre part, même dans les pays où elle a sa place à part en-
tière dans l’Université, la place de la théologie décline au profit de la science
des religions.
En tant qu’exégète travaillant dans une faculté de théologie et acceptant
encore de se définir comme théologien4, le défi me semble double. Du côté
de l’exégèse, il s’agit de défendre la pertinence d’une lecture historico-
critique des textes bibliques non pas contre mais à côté d’une approche syn-
chronique (narratologie, lecture rhétorique…). Du côté du théologien, il
s’agit d’articuler l’exégèse en tant que discipline visant à l’objectivité et la
réflexion théologique impliquant une dimension confessionnelle. Ce double
défi constituera le thème de mon exposé qui se déploiera en deux temps.
Sur le versant de l’exégèse, je défendrai l’importance et la pertinence du
questionnement historique dans l’analyse des textes bibliques. Je soutiendrai

1. Je remercie les participants du séminaire qui, lors du congrès, ont discuté ce


texte et m’ont permis de l’amender et de le préciser.
2. Voir à ce sujet MARGUERAT D., « L’exégèse biblique : éclatement ou
renouveau ? » Foi et Vie 93 (1994), p. 7-24.
3. Témoin de l’intérêt croissant des exégètes formés à l’analyse historico-critique
pour la narratologie, l’ouvrage de MARGUERAT D. et BOURQUIN Y., Pour lire les
récits bibliques. Initiation à l’analyse narrative, Paris - Genève - Montréal, Éd. du
Cerf - Labor et Fides - Novalis, 20043.
4. Aujourd’hui, l’autocompréhension de l’exégète comme théologien est loin
d’aller de soi !
274 ÉLIAN CUVILLIER

l’idée selon laquelle l’exégète doit non seulement être un critique littéraire
attentif à l’organisation du discours ou de l’intrigue mais également aborder
le texte dans sa dimension historique.
Sur le versant de la théologie, je réfléchirai aux modalités d’articulation
entre démarche exégétique et réflexion théologique. Il s’agira en fait de
répondre à certaines objections que l’on formule à l’encontre de cette articu-
lation : un exégète peut-il encore se présenter comme théologien ? son ob-
jectivité n’est-elle pas remise en cause ? ne capture-t-il pas le texte au profit
d’une lecture dogmatique ? une approche à partir de la science des religions
n’est-elle pas plus adaptée parce que plus « objective » ?

1. Pertinence du questionnement historique dans l’exégèse des textes


bibliques
Malgré la place de plus en plus prépondérante que prennent les méthodes
dites synchroniques et le risque de repli sur elle-même que court la méthode
historico-critique, il nous paraît fondamental de souligner, à la suite de
beaucoup d’autres, la place, non exclusive mais fondamentale, du question-
nement historique dans la démarche exégétique5. Trois raisons fondamen-
tales plaident de façon décisive pour cela.
1. Le Nouveau Testament, et avec lui Jésus de Nazareth qui en constitue
le thème central, sont profondément enracinés dans l’histoire d’un peuple et
d’une communauté humaine. Le christianisme primitif lui-même, tel qu’il se
donne à connaître dans les différents témoignages du Nouveau Testament,
est un phénomène de part en part historique. Ainsi, le Nouveau Testament,
Jésus de Nazareth et le christianisme primitif peuvent être appréhendés par
les voies de la raison humaine et au moyen des outils que la science histo-
rique, depuis plus de deux siècles, a élaborés et ne cesse de perfectionner.
2. L’exégète doit prendre en compte, comme paramètre fondamental de
son enquête, la distance historique incontournable qui existe entre lui et le
texte. L’exégèse historique instaure ce qu’on peut appeler, à la suite de Ri-
cœur, une « distanciation objectivante6 » entre le monde de l’exégète et le

5. Sur ce thème, la bibliographie est abondante. Pour nous en tenir à l’espace


francophone, signalons deux contributions auxquelles nous sommes plus
directement redevables : ZUMSTEIN J., « L’interprétation du Nouveau Testament »,
dans : Miettes exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 33-49 ; MARGUERAT D.,
« À quoi sert l’exégèse ? Finalité et méthodes dans la lecture du Nouveau
Testament », RTP 119 (1987), p. 149-170. Sur la question plus large de l’articulation
entre histoire et théologie, on consultera l’ouvrage de BOST H., Théologie et histoire.
Au croisement des discours, Paris - Genève, Éd. du Cerf - Labor et Fides, 1999.
6. RICŒUR P., « Herméneutique. Les finalités de l’exégèse biblique », dans :
BOURG D. et LION A. (éd.), La Bible en philosophie, Paris, Éd. du Cerf, 1993, p. 27-
51 (p. 28).
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 275

monde du texte. L’enracinement historique du texte biblique rend néces-


saire, de la part de l’exégète, un déplacement qui suppose une véritable as-
cèse intellectuelle. Il s’agit pour lui de pénétrer dans un univers qui n’est pas
le sien. Cela suppose un voyage dans une histoire qui lui est fondamentale-
ment étrangère.
3. Non seulement la prise en compte de la dimension historique du texte
biblique souligne le caractère profondément historique du fait chrétien, mais
en outre elle s’accompagne du refus d’une dérive illimitée du sens. La dé-
marche historique a donc ici une dimension contestatrice. En mettant
l’exégète à distance du texte par le détour du questionnement historique, elle
instaure des limites aux possibilités interprétatives.
Prise en compte de l’enracinement des textes bibliques dans le monde qui
est le leur, établissement d’une distance radicale entre le texte biblique et
l’exégète, volonté de poser des limites à l’interprétation : tout cela est, sans
exclusive, la résultante du questionnement historique dans l’acte de lecture
et « permet à l’exégèse de se ranger parmi les sciences jumelles, lesquelles
visent à se faire connaître comme sciences à part entière sur le plan de la
connaissance objective7 ».
Trois remarques complémentaires doivent être ici faites qui anticipent la
seconde partie de notre réflexion :
1. Il convient de ne pas tomber dans le piège de « l’objectivisme ».
L’exégète n’est pas un être hors histoire. Il est, lui aussi, inscrit dans un
cadre historique particulier. Et c’est à partir de ce contexte qu’il va lire et
interpréter le texte biblique. Les raisons pour lesquelles il lit tel texte, le lieu
à partir duquel il le lit, le désir qui l’anime et, plus généralement, le contexte
historique au sein duquel il évolue : tout cela fait partie intégrante des para-
mètres de la lecture. Et c’est d’ailleurs pourquoi l’exégèse est toujours à
recommencer : l’histoire passée est irrémédiablement perdue, et l’on n’y
accède qu’à partir d’une interprétation, d’un regard qui est toujours et celui
de l’époque à laquelle on appartient et de sa propre subjectivité. Il n’y a
d’histoire qu’interprétée, et interprétée par un individu inscrit dans une his-
toire. La mise à distance par le détour du questionnement historique du texte
n’en est pas moins une garantie non négligeable que l’éventuel moment
d’appropriation du texte (dans le cadre d’une lecture croyante par exemple)
ou plus simplement la subjectivité de l’exégète, ne fera pas l’économie du
moment de la distanciation.
2. Il convient en outre de préciser le lien entre l’« historicité » du texte (ou
son « authenticité ») et la décision au sujet de sa « vérité ». Contre tous les
fondamentalismes, et le risque non négligeable d’une forme de rationalisme
toujours prête à resurgir, il faut affirmer avec force que l’enquête historique

7. Ibid.
276 ÉLIAN CUVILLIER

ne fonde pas la « vérité » du texte biblique au sens de la pertinence de la


proposition de monde qu’il déploie, une pertinence sur laquelle le croyant
est amené à se prononcer subjectivement. Il y a donc discontinuité entre
enquête historique (« sens » historique ?) et pertinence du texte (« significa-
tion » existentielle ?)8. L’enquête historique ne permet pas d’affirmer qu’une
décision sur la « vérité » du texte est exacte. Elle peut simplement avoir une
fonction critique par rapport aux décisions subjectives concernant la « véri-
té » du texte. L’enquête historique peut conduire, en effet, à contester – de
son point de vue – le caractère plausible de telle ou telle interprétation en
vérifiant si le donné textuel, dans sa complexité historique et littéraire, est
respecté ou non. Elle pose des limites à l’interprétation qu’un exégète hon-
nête, croyant ou non, doit reconnaître.
3. L’exégète doit également prendre en compte le caractère narratif du
discours théologique des évangiles canoniques. Ce fait appelle une question
dont la dimension clairement historique a été formulée en son temps par
Ernst Käsemann9 : pourquoi, à la fin du Ier siècle de notre ère, la proclama-
tion de la Bonne Nouvelle du Ressuscité prend-elle la forme d’une histoire
de Jésus de Nazareth ? Cette question a pour corollaire celle du statut du
récit évangélique, à l’articulation entre fiction littéraire et référence histo-
rique. Comment penser le légitime et nécessaire questionnement historique
dont vit l’exégèse en lien avec la non moins légitime et nécessaire prise en
compte de la dimension narrative du texte des évangiles ? Autrement dit,
comment s’articulent, dans l’exégèse des récits évangéliques, Histoire et
fiction ? Paul Ricœur10 a souligné combien l’acte de raconter est commun à
ces deux grands types narratifs que sont le récit « vrai » et le récit « fictif »
(et le récit évangélique ne se situe-t-il pas à la charnière entre les deux ?). Le
travail de l’historien et celui du conteur ne sont pas aussi éloignés qu’on
pourrait le croire. En outre, une réflexion sur la mise en intrigue d’un récit
questionne à la fois une démarche qui oublierait la dimension narrative de
l’histoire et une approche qui occulterait la dimension diachronique du récit.

8. « Le moment de l’exégèse n’est pas celui de la décision existentielle, mais ce-


lui du “sens” lequel […] est un moment objectif et même “idéal” (idéal en ceci que
le sens n’a pas de place dans la réalité même pas dans la réalité psychique) ; il faut
alors distinguer deux seuils de compréhension : le seuil du “sens” qui est ce qu’on
vient de dire, et celui de la “signification” qui est le moment de la reprise du sens par
le lecteur, de son effectuation dans l’existence. Le parcours entier de la compréhen-
sion va du sens idéal à la signification existentielle » (RICŒUR P., Le conflit des
interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Éd. du Seuil, 1963, p. 389).
9. Voir KÄSEMANN E., « Le problème du Jésus historique », dans : Essais
exégétiques, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, p. 145-173 (original allemand
1954), voir p. 151 et 154.
10. RICŒUR P., « La fonction narrative », ETR 54 (1979), p. 209-230.
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 277

Il y a plus de fiction en histoire qu’une certaine conception positiviste de


l’histoire ne l’admet ; en outre, la fiction en général et le récit fictif en parti-
culier ont une dimension mimétique (i. e. de représentation de la réalité). Il
s’ensuit alors que récit empirique et récit fictif croisent leur référence sur
« l’historicité de base de l’expérience humaine11 ». Pour le dire autrement,
celui qui raconte une histoire ou celui qui raconte l’histoire procèdent, par-
delà la différence entre récit « fictif » et récit « vrai », d’une démarche
commune : c’est leur historicité qu’ils portent au langage. C’est une com-
préhension du monde qu’ils proposent, c’est à l’interprétation de leur propre
existence dans le monde qu’ils procèdent, consciemment ou non12. Ainsi en
va-t-il des évangélistes ou de Paul, mais également de l’exégète qui, tout
comme les auteurs du Nouveau Testament, tente de rendre compte de sa
compréhension de l’événement Jésus Christ : lui aussi s’interprète en inter-
prétant les textes ! L’exégète ne peut-il se reconnaître dans cette « profes-
sion » d’un critique littéraire :
Nous ne renonçons pas à lire des œuvres de fiction, car dans les meilleurs des
cas, c’est en elles que nous nous évertuons à trouver une formule susceptible de
donner un sens à notre vie. Au fond, toute notre existence, nous sommes en quête
d’une histoire de nos origines qui nous dise pourquoi nous naissons et nous vi-
vons. Nous cherchons soit une histoire cosmique, l’histoire de l’univers, soit notre
propre histoire (que nous racontons à un confesseur, un psychanalyste ou un jour-
nal intime). Et parfois nous osons espérer que notre histoire personnelle coïncide
avec celle de l’univers13.

2. L’exégète comme théologien


Sur la question de la légitimité d’une articulation exégèse/théologie, les
éléments de réflexion suivants peuvent ici être apportés.
On rappellera d’abord que, sur le plan des méthodes, l’exégète qui tra-
vaille dans une faculté de théologie utilise les mêmes outils que le critique
littéraire ou l’historien qui travaille sur un corpus et une époque différents.
La méthodologie mise en œuvre dans l’analyse des textes bibliques suppose

11. Ibid., p. 228.


12. Ces choses ont déjà été dites il y a longtemps par BULTMANN R., « Une
exégèse sans présupposition est-elle possible ? » dans : Foi et compréhension, t. II,
Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 167-175 (original allemand 1957). D’une autre manière,
mais dans un sens similaire, BÜHLER P., « L’interprète interprété », dans BÜHLER P.
et KARAKASH C. (éd.), Quand interpréter, c’est changer. Pragmatique et lectures de
la Parole (Lieux théologiques 28), Genève, Labor et Fides, 1995, p. 237-262 ;
également, du même, « Le lecteur éclairé : la clarté comme clarification », ETR 71
(1996), p. 245-258, voir surtout p. 256-258.
13. ECO U., Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset,
1996, p. 183-184.
278 ÉLIAN CUVILLIER

un certain nombre de procédures qui n’ont rien de spécifique à l’exégèse


biblique mais sont appliquées à d’autres grands textes de la littérature mon-
diale. On peut ainsi parler d’un « athéisme méthodologique ». Cela ne signi-
fie évidemment pas que ces méthodes sont neutres. Elles sont simplement
filles de leur temps : elles constituent les outils qu’une époque se donne et
avec lesquels elle pense pouvoir rendre compte de la réalité (ici textuelle)
qu’elle analyse.
Sur la question proprement dite de la subjectivité supposée du théologien,
il s’agit de ne pas se laisser abuser par la prétention à l’objectivité d’une
approche non théologique du texte biblique alors même que « dans les
sciences “dures” on a pris conscience que le regard porté par le chercheur
modifie la réalité qu’il élabore pour l’étudier14 ». Le réel en tant que tel est
inconnaissable, il ne peut être étudié à l’état brut. L’historien (et ici
l’exégète quel qu’il soit, croyant ou non) élabore son objet d’étude, il le
construit à partir des questions qu’il lui pose, du point de vue qu’il adopte
pour l’analyser. Autant que le regard du théologien, celui de l’historien des
religions constitue un point de vue qui construit la réalité en même temps
qu’il l’observe15. Dit autrement, l’historien des religions a non seulement
des prémisses méthodologiques qui ne sont pas neutres, mais également un
credo implicite qui précède sa lecture et son analyse des textes.
Il faut donc poser la légitimité de deux approches non exclusives l’une de
l’autre, mais qui toutes deux peuvent prétendre rendre compte d’un phéno-
mène historique, celui de la naissance et du développement du christianisme.
À l’intérieur de ces deux regards, une exégèse scientifique peut se dévelop-
per. Le regard de la théologie vise à organiser un savoir critique sur le croire
(qui est l’objet de la théologie et non pas Dieu) de l’intérieur. La science des
religions analyse, elle, le fonctionnement d’un phénomène religieux de
l’extérieur (ce qui n’exclut pas ce que l’on pourrait appeler une « sympathie
méthodologique » différente d’un « point de vue de l’intérieur16 »).

14. BOST, Théologie et histoire, p. 11.


15. On se rappellera le débat amical qui opposa autrefois ces deux grands savants
que furent Charles Guignebert et Maurice Goguel, travaillant tous les deux sur le Jésus
historique (voir GUIGNEBERT Ch., Jésus, Paris, Renaissance du livre, 1933 et
GOGUEL M., Jésus, Paris, Payot, 1950) et utilisant la même méthode historique. À
Guignebert qui lui reprochait de ne pas avoir assez de distance avec son sujet, Goguel
répondait : « pour comprendre une religion, il faut évidemment avoir une pleine liberté
à l’égard de toutes les formes dans lesquelles elle s’est manifestée ou se manifeste,
mais il est non moins indispensable d’avoir pour elle une certaine sympathie, d’être en
état, si on peut dire, de la comprendre de l’intérieur » (GOGUEL, « Le “Jésus” de
M. Ch. Guignebert », RHPR 13 [1933], p. 409-447, voir p. 446, n. 60).
16. Sur ces notions de « point de vue de l’intérieur » et de « sympathie
méthodologique », on lira avec profit les réflexions du sociologue BOURDIEU P.,
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 279

Les deux approches ont leur pertinence. La première, celle du théologien,


se distingue de la seconde en ce qu’elle passe, pour reprendre les termes de
Ricœur, de la simple « curiosité » vis-à-vis du texte à la « dette ».
Sous le signe de la dette, le sujet lisant […] se reconnaît héritier d’une donation
de sens qui structure à la fois sa mémoire, ses attentes et ses espérances. Se per-
cevoir héritier, comptable d’une dette impayée, c’est se placer au sein d’une rela-
tion d’appartenance mutuelle. Mais appartenance à quoi ? […] À quelque chose
que j’appelle […] « la chose du texte »17.
« La chose du texte », c’est l’enjeu du texte, le monde du texte, la manière
d’être, d’habiter cette terre et de rencontrer les autres hommes, ce que le texte
projette en quelque sorte en avant de lui, quelles que soient les intentions de
l’auteur présumé et le plus souvent inconnu18.
Si l’on veut bien accepter de traduire cela en disant que les textes bi-
bliques nous proposent une compréhension particulière du « croire », alors,
dans l’espace spécifique d’une faculté de théologie, l’exégèse se donne pour
tâche l’analyse critique de ce croire. Elle balise la voie aux autres disciplines
de la théologie pour leur permettre une traduction, dans des catégories com-
préhensibles pour aujourd’hui, des théologies qui se donnent à connaître
dans les textes bibliques.
Insistons sur ce point : si le texte biblique est étudié à partir d’un lieu
étroitement lié à la tradition chrétienne (au sens ricœurien de « transmission,
c’est-à-dire de traversée du temps, traversée de la distance temporelle19 »), il
est cependant étudié avec des outils non confessionnels qui assurent un dia-
logue avec d’autres disciplines ou points de vue. Le point de vue de
l’exégète/théologien, à compétence et honnêteté égales, n’est ni plus ni
moins objectif ou sérieux que celui de l’exégète historien des religions. Il est
simplement différent. Cela parce que la théologie est, non pas malgré mais à
cause du point de vue spécifique qui est le sien, tout autant qu’une autre
discipline littéraire et historique, une « science ». Son objet est la foi dont
elle propose une intelligence.
Dans le cadre d’une faculté de théologie, l’exégète peut être amené, sans
sortir de son rôle, à organiser les résultats de son analyse littéraire ou histo-
rique du texte biblique en un savoir, une cohérence qui est celle de la théolo-
gie : quelle(s) compréhension(s) de Dieu, du monde et des autres se donnent
à connaître dans les divers témoignages du Nouveau Testament ? Il y a un
savoir, une cohérence spécifique du christianisme : il appartient au théologien

« Sociologie de la croyance et croyances de sociologues », ASSR 63/1 (1987), p. 155-


161 ; sur le fait qu’il y a partout de la croyance, même chez le chercheur « non
croyant », voir, du même auteur, Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
17. RICŒUR, « Herméneutique », p. 32.
18. Ibid., p. 32, n. 5.
19. Ibid., p. 32.
280 ÉLIAN CUVILLIER

de le penser en dialogue avec les autres savoirs. La tâche, modeste, de


l’exégète dans ce cadre est sans doute de fournir les éléments historiques de
base de cette réflexion (en montrant comment déjà commencent à s’élaborer
les différentes théologies du Nouveau Testament). Postulant que les auteurs
du Nouveau Testament sont des croyants profondément ancrés dans une
histoire où existent d’autres convictions, l’exégète tente de montrer comment,
dans cette histoire, ils dessinent, autour d’une conviction née d’une expé-
rience fondatrice, un regard particulier sur la réalité. L’exégète tente d’en
rendre compte à partir de son histoire et de son point de vue particulier. Il met
au service de la réflexion théologique systématique, historique et pratique ses
résultats historiques dans un constant va-et-vient (l’exégèse est nourrie d’une
tradition théologique qu’elle continue à faire vivre et qu’elle critique).

Conclusion
C’est à la question herméneutique que conduit inévitablement notre ré-
flexion sur la pratique de l’exégèse dans le cadre spécifique d’une faculté de
théologie. Interpréter le texte biblique, rendre compte de sa pertinence dans
notre monde, est, pour l’exégète/théologien, la visée ultime de la lecture des
textes bibliques. Cette tâche, face à laquelle il convient de garder une grande
humilité, ne peut être entreprise sans un certain nombre de règles qu’il nous
paraît possible de résumer comme suit :
1. L’objet d’étude de l’exégète est et reste le texte. L’exégète se donnera
donc pour tâche première d’évaluer, toujours à nouveau, les données des
textes bibliques à partir des outils de l’exégèse scientifique et de son savoir.
Dans la mesure où il opère ce travail de lecture à partir d’une faculté de
théologie, il devra donc garder une distance critique par rapport à toute for-
mulation dogmatique ou grille herméneutique liées à une tradition religieuse
ou une école particulière.
2. Dans ce cadre, le détour par l’histoire est plus que jamais nécessaire
dans la mesure où la mise à distance qu’opère l’enquête historique fonc-
tionne d’abord comme contestation des captures idéologiques du texte,
risque auquel aucun exégète, quel qu’il soit, n’échappe.
3. La tâche de relecture et d’interprétation des textes bibliques suppose
donc, pour avoir quelque pertinence, deux conditions :
a. En dialogue constant avec une exégèse pluriconfessionnelle, l’exégète
sera amené à constater l’éclairage partiel et partial de sa propre tradition
religieuse, ou plus largement de ses hypothèses : il n’y a pas une seule façon
de construire une herméneutique biblique. Cela suppose une certaine relati-
visation des points de vue. L’exégète devra mesurer les limites de ses
propres formulations confessionnelles ou de son héritage qui toujours ris-
quent de parasiter la lecture empêchant ainsi de rendre compte des textes. Il
se souviendra que les formulations dogmatiques sont historiquement datées
et restera donc résolument à distance d’elles. À l’inverse, il confrontera sa
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 281

lecture aux nouvelles hypothèses historiques ou littéraires de la recherche


par rapport auxquelles il devra cependant rester critique.
b. Ce n’est qu’en un second temps qu’il pourra tenter de discerner s’il est
possible, dans le langage d’aujourd’hui et en lien avec les recherches les
plus sérieuses, de rendre compte des textes dans les catégories d’une hermé-
neutique spécifique (celle de sa tradition théologique par exemple). Les
enjeux sont multiples et peuvent être formulés sous forme de questions : est-
ce que la tradition spécifique dont il se réclame sur tel ou tel point est fidèle
aux données du texte ? est-ce que les textes eux-mêmes permettent
d’accréditer la possibilité de telle ou telle lecture ? est-ce qu’ils conduisent à
dire que telle ou telle lecture est au moins possible ? Si oui, comment tra-
duire cela aujourd’hui ?
Au final, il nous semble que la démarche conduit à contester et à cons-
truire. Négativement, il s’agit de contester toute orthodoxie20 herméneutique
paresseuse qui, plaquée préalablement sur le texte biblique, en constitue une
grille déformante. Positivement, il s’agit de proposer une lecture pertinente
du texte biblique qui réponde aux trois exigences suivantes. Demeurer fidèle
au texte qui est, en tout premier lieu, ce qui fait butée du réel (dit autrement :
le principe de résistance du texte). Établir un dialogue critique mais accueil-
lant avec les nouvelles tendances de la recherche (dit autrement : le caractère
scientifique d’une démarche est liée à sa capacité à dialoguer et non pas à
excommunier). Enfin, et si possible, traduire les résultats de l’exégèse dans
le cadre d’une herméneutique spécifique laquelle utilisera des formulations
toujours renouvelées (dit autrement : assumer son point de vue en constant
souci de pertinence et d’actualisation).
C’est alors d’un constant va-et-vient qu’il faut parler ; d’une crête entre
« croire » et « comprendre », sur laquelle toujours l’exégète oscillera, sans
cesse tenté de choisir un versant plutôt qu’un autre. Pour reprendre le titre
d’une contribution de Pierre Bühler21, l’exégète qui accepte de se poser la
question théologique découvre (ou redécouvre) que, dans le travail exégé-
tique, il n’est pas seulement celui qui interprète le texte mais encore et sur-
tout peut-être celui qui est « interprété » par le texte biblique. Dans ce
constant va-et-vient entre le « comprendre » et le « croire », il se découvre
dans le texte en même temps qu’il le découvre. Je voudrais illustrer ce phé-
nomène par un exemple pris dans l’évangile de Jean. Dans l’épisode de la

20. « Une orthodoxie, c’est lorsqu’une communauté s’identifie non plus au


discours mais à la forme du discours. À un certain nombre de signifiants fétiches »
(BADIOU A., au cours d’une conférence non publiée).
21. BÜHLER, « L’interprète interprété », dans : BÜHLER P. et KARAKASH C. (éd.),
Quand interpréter, c’est changer.
282 ÉLIAN CUVILLIER

femme samaritaine construit sur la technique du malentendu et de l’ironie22,


le lecteur est amené à constater que la femme samaritaine est tout à la fois
interprète de Jésus et interprétée par sa parole : au fur et à mesure que la
parole du révélateur la dévoile à elle-même – dévoile la non-vérité de sa vie
–, la femme interprète toujours plus précisément la personnalité de celui qui
s’adresse à elle (v. 9 : « Toi, un Juif » ; v. 19 : « Je vois que tu es pro-
phète » ; v. 29 : « Ne serait-il pas le Christ ? »)23. Et lorsque, au terme de
l’entretien, elle s’en va annoncer à ses compatriotes : « venez voir un
homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait, ne serait-il pas le Christ ? »
(Jn 4,29), son témoignage est ainsi fait qu’il n’est pas acceptable (ou réfu-
table) immédiatement mais qu’il convoque l’auditeur à sa propre démarche
interprétative24. Ce que confirme la remarque finale : « ce n’est plus seule-
ment à cause de tes paroles que nous croyons. Nous l’avons nous aussi en-
tendu et nous savons qu’il est véritablement le Sauveur du monde » (v. 42).
Je termine par un extrait d’une contribution de Jean Zumstein, justement
intitulée « Croire et comprendre » :
Le travail universitaire peut […] déboucher sur une relation faussée entre le
comprendre et le croire. Cette distorsion intervient à chaque fois que le travail exé-
gétique, conduit de façon historique et critique, se referme sur lui-même. L’effort
de la connaissance devient alors à lui-même sa propre fin et jamais n’est posée la
question de savoir en quoi l’interprétation ou la recherche interpelle ou éclaire

22. Sur ce passage, voir VOUGA F., Le cadre historique et l’intention théologique
de Jean, Paris, Beauchesne, 1978, p. 24-32 ; nous avons tenté de mettre en parallèle
le parcours de la femme et celui des disciples, en lien avec la christologie et la
sotériologie johanniques ; voir CUVILLIER É., « La figure des disciples en Jean 4 »,
NTS 42 (1996), p. 245-259 ; également : « La femme samaritaine et les disciples de
Jésus. Histoires de rencontres et de malentendus. Une lecture de Jn 4,1-43 »,
Hokhma 88 (2005), p. 62-75.
23. ZUMSTEIN J., « L’évangile johannique : une stratégie du croire », dans :
Miettes exégétiques, p. 237-252, parle d’une « herméneutique étagée ».
24. Le jeu de relations qui s’établit entre la Samaritaine et ses coreligionnaires n’est
pas sans évoquer les mots de KIERKEGAARD S., Les miettes philosophiques, Paris, Éd.
du Seuil, 1964, au sujet du témoignage du contemporain pour l’homme des générations
postérieures ; voir p. 164 : « Il peut lui dire qu’il a lui-même cru ce fait, ce qui n’est pas
du tout à proprement parler une communication […] mais ne fait que donner une
occasion » ; de manière similaire le témoignage de la Samaritaine consiste à inviter les
gens de la ville à « venir voir » Jésus qui, affirme-t-elle, « m’a dit tout ce que j’ai fait »
(v. 29). En outre, toujours pour Kierkegaard, p. 166-167 : « le croyant […] donne
justement l’information de telle façon que personne ne peut l’accepter
immédiatement » ; là encore, dans notre texte, les Samaritains ne croient pas en Jésus
uniquement à cause des paroles de la femme mais pour l’avoir eux-mêmes entendu. Le
rapprochement entre Jn 4 et le philosophe danois nous a été suggéré par BULTMANN R.,
Das Evangelium des Johannes, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 195212.
EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE : UN DOUBLE DÉFI 283

l’existence humaine. Le savoir conquis de haute lutte est alors un savoir dévoyé
parce que privé de pertinence existentielle. Comme l’a exposé de manière inégalée
jusqu’à aujourd’hui Rudolf Bultmann, l’interprétation des textes littéraires et de
l’histoire est suscitée par les questions que l’homme se pose quant au sens de sa
vie ; elle n’est complètement achevée que quand elle culmine dans des proposi-
tions de sens face auxquelles chacun est requis de prendre position. L’exégèse qui
rompt ce nécessaire aller-retour entre le croire et le comprendre trahit sa mission.
Elle se mue en un obstacle qui empêche l’Écriture de devenir Parole. […] L’effort
de connaissance objective des textes et le sérieux de l’appropriation existentielle ne
sont pas des alternatives mais des entreprises conjointes25.

Post-scriptum : pour une herméneutique de l’excès du sens26


L’exégèse, qu’elle se déploie dans une faculté de théologie ou dans un dépar-
tement de science religieuse, fait le pari du sens ; elle travaille sur les signifiés et
les significations qui surgissent de l’acte de lecture. Je voudrais, en terminant,
faire un pas de plus en me référant à ce que m’ont apporté les sciences humaines
dans ma réflexion sur l’acte de lecture. Trois rapides remarques à ce propos qui
prolongent, en l’élargissant, que j’ai dit précédemment :
1. Je voudrais d’abord soutenir, contre une compréhension un peu étroite
de l’herméneutique comme maîtrise du sens, que les mots sont aussi des
signifiants qui attestent la présence de quelqu’un pour quelqu’un d’autre,
sans qu’il y ait forcément contenu de savoir. Ils sont d’une certaine manière
comparables à une signature apposée au bas d’une lettre qui n’ajoute rien au
contenu du message à comprendre selon un axe herméneutique, mais qui
désigne le locuteur en tant que tel. La signature ne répond pas à la question
du « quoi » (qu’est-ce que l’on me dit ?) ni du « comment » (quelle stratégie
met-on en œuvre pour s’adresser à moi ?), mais du « qui » (qui s’adresse à
moi ?). Elle est la trace de quelqu’un d’absent qui se rend présent auprès de
quelqu’un d’autre. Comme le tout petit enfant pour qui la parole entendue de
sa mère, et qu’il reconnaît parmi tant d’autres, n’a pas de signification, mais
pour qui elle est signifiante. Elle ne délivre pas un contenu de savoir ; elle
adresse à l’aube de la vie – et même avant la naissance – un « oui » qui fait
vivre et ouvre le chemin du désir humain.

25. ZUMSTEIN, « Croire et comprendre », p. 332.


26. Nous reprenons ici les remarques de CAUSSE J.-D., « Le geste de la lecture
entre signification et signifiance », dans : DEBERGÉ P. et NIEUVIARTS J. (éd.), Les
nouvelles voies de l’exégèse. En lisant le Cantique des cantiques. XIXe Congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Toulouse,
septembre 2001), Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 279-294, spécialement p. 291-294 ;
voir également CUVILLIER É., « Bible et psychanalyse. Quelques éléments de
réflexion », ETR 82 (2007), p. 159-177.
284 ÉLIAN CUVILLIER

2. Relu à partir de cet a priori, on peut alors dire que l’acte de lecture
s’articule entre signification et signifiance. La lecture produit du sens, mais
elle ne s’épuise pas dans une procédure herméneutique comprise de façon
étroite comme simple mise en lumière du sens du texte. Elle a des effets de
sens dans l’existence, mais aussi de possibles effets de signifiance lors-
qu’elle signe la présence de quelqu’un qui appelle, nomme et reconnaît
l’existence d’un autre sujet. À un moment donné, un mot peut venir sus-
pendre la logique de la signification et devenir occasion d’une rencontre
avec un autre que nous-mêmes. Cette expérience particulière n’apporte au-
cun supplément de savoir qui ferait encore défaut pour comprendre un mes-
sage, ni aucun sens caché qui serait encore à déchiffrer. La lecture est ici un
acte où des mots produisent en nous l’événement d’un ébranlement, un apai-
sement, une reconnaissance ou une guérison. C’est ici une herméneutique du
« lâcher-prise » dont il est question, un « lâcher-prise » susceptible de laisser
place à un surplus ou un excès de sens – de « signifiance ».
3. J’ajoute que cet événement de la parole « signifiante » opère à l’insu du
sujet. Nous pouvons seulement le reconnaître à ses effets dans l’existence.
Nous ne pouvons pas prévoir l’instant où une parole vient soutenir une ren-
contre. Nul ne peut programmer l’imprévu d’une lecture qui, à un moment
donné, est traversée par l’événement imperceptible d’une rencontre ouvrant
alors sur une lecture renouvelée du texte et de soi-même. En langage théolo-
gique, seul l’événement illisible de la rencontre du Christ – illisible au sens
qu’il ne se déchiffre pas dans la lettre du texte ou qu’il ne s’extrait pas d’une
analyse du récit – seul cet événement illisible de la rencontre ouvre à la
relecture des Écritures qui prennent alors un nouveau goût où la raison n’est
pas congédiée mais convoquée dans l’après-coup.
JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

« SANS CONFUSION, SANS SÉPARATION »


QUELLE UNION ENTRE EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE ?
Jalons pour une herméneutique renouvelée
des divers sens de l’Écriture

Argumentaire de l’atelier
Si « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (Jérôme), ne peut-on
considérer que le statut théologique de la Bible est d’être « véritablement
divine, véritablement humaine, sans confusion, sans séparation » ?
L’exégèse peut-elle dans sa pratique même tenir compte de ce « mystère » ?
À la lumière de Dei Verbum 11-13 et de Verbum Domini 7 et avec l’aide de
l’herméneutique contemporaine (Gadamer, Ricœur, Eco), nous débattrons
autour de quelques propositions concrètes en vue d’une exégèse théologique
renouvelée sur les divers sens de l’Écriture (sens textuel, sens directionnel,
cadre du texte).

Introduction
Si « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ27 », il faut accepter que le
Logos divin se soit manifesté dans la réalité d’une « chair » textuelle hu-
maine. N’est-ce pas du reste ce que suggère la constitution Dei Verbum, en
son paragraphe 13 ?
En effet les paroles de Dieu, passant par les langues humaines, ont pris la res-
semblance du langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel,
ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes.
Cela entraîne des conséquences aussi bien pour l’exégèse que pour la
théologie, toutes deux devant assumer selon leur discipline propre la tension
inhérente à cette dualité d’une Parole unique, véritablement humaine et véri-
tablement divine, tout en en maintenant l’unité organique. En ce sens, la
Bible se situe bien « entre » exégèse et théologie, permettant autant la dis-
tinction des disciplines que leur trait d’union.

27. JÉRÔME, Comment. in Is, Prol. ; PL XXIV, col. 17.


286 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

La théorisation des divers sens de l’Écriture par les Pères disait déjà à sa
manière cette non-univocité d’une Parole unique. Est-il possible de la re-
formuler aujourd’hui en tenant compte des déplacements opérés par
l’avènement de la critique (historique, textuelle, littéraire, sociale, etc.) ?
Nous tenterons dans un premier temps, à l’aide de la réflexion herméneu-
tique contemporaine, d’établir quelques notions générales sur l’élaboration
du sens d’un texte, avant d’en chercher l’application au cas particulier du
sens des Écritures et d’en tirer quelques conséquences sur la relation de
l’exégèse et de la théologie à la Bible, sujet de notre colloque.

1. Une herméneutique renouvelée du sens du texte


Le sens28, « si l’on peut jouer avec ce mot, a plusieurs sens, en fait deux
principaux : “intelligibilité” et “orientation”29 ». Or, il n’est pas indifférent
pour l’interprétation d’un texte, a fortiori le texte biblique, de se demander
de prime abord : « Quel est le sens-signification du texte ? » ou, au con-
traire, de se demander : « Quel est le sens-orientation du texte ? »
Du point de vue de la recherche d’une herméneutique articulée du sens du
texte, et si cette distinction terminologique est acceptée, la question se for-
mule ainsi : peut-on comprendre le « sens » (= signification) d’un écrit sans
avoir au préalable une idée sur le « sens » (= orientation) dans lequel il doit
être interprété ? Et, vice versa, peut-on orienter l’interprétation d’un texte
dans un « sens », une direction herméneutiquement valable, sans avoir
d’abord cherché le « sens », la signification précise des mots et des phrases
qui le composent ? Cette circularité herméneutique des sens n’est pas un
cercle vicieux mais la condition même de l’acte interprétatif.

1.1. Sens textuel et sens directionnel


Toute interprétation sur le « sens d’un texte » fait nécessairement appel,
consciemment ou non, à ces deux niveaux de sens – que nous appelons sens
textuel et sens directionnel –, niveaux distincts mais non séparés. C’est sur
la priorité donnée à l’un de ces niveaux sur l’autre que se joue le conflit des
interprétations sur le « sens d’un texte », donnant lieu à deux stratégies in-
terprétatives sinon toujours opposées, du moins incompatibles simultané-
ment. Soit le sens textuel a la priorité sur le sens directionnel, soit c’est le
contraire.

28. Pour toute cette partie, voir DE ENA J. E., Sens et interprétations du Cantique
des cantiques. Sens textuel, sens directionnels et cadre du texte (Lectio divina 194),
Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 19-96.
29. GILBERT P., « La crise du sens », NRT 116 (1994), p. 76-93 (cit. p. 81).
A DÉFINIR 287

Le sens textuel30 d’un texte est celui qui permet à ce texte, au jugement
d’un interprète, de renvoyer de manière permanente à une même réalité,
compte tenu du caractère de son langage, de l’époque de sa production et de
ceux à qui il était originairement destiné, faisant de lui ce texte avec son
sens propre (et non pas un autre texte avec un autre sens). C’est cette hypo-
thèse d’un sens textuel stable qui permet à deux interprètes de parler du
même texte et de chercher, au minimum, à le comprendre et à se com-
prendre mutuellement dans une volonté de dialogue et de communication
(sinon d’être toujours capables d’y réussir).
Le sens directionnel d’un texte est l’orientation avec laquelle un ou des
lecteur(s) interprète(nt) le texte, compte tenu de leur positionnement, cons-
cient ou non, face au texte, soit leur intentionnalité et leur finalité : précom-
préhension, intérêts personnels, situation historique, méthodes de lecture,
destinataires de l’interprétation, etc. Les sens directionnels d’un texte sont
potentiellement infinis, chaque nouvel interprète proposant nécessairement
(puisque deux interprètes ne sont jamais dans une position herméneutique
absolument identique) un nouveau « sens du texte » qui s’enrichit sans
cesse. L’interprète le recontextualise en fonction de ses propres intérêts :
exégétiques, théologiques, esthétiques, mystiques, érotiques, psychanaly-
tiques, sociologiques, archéologiques, féministes, etc.

1.2. Interprétation et surinterprétation


Toutefois, le sujet-interprète choisit dès le départ (explicitement ou impli-
citement) soit de se « servir » du texte et d’en user comme d’un « pré-texte »
pour un autre type de discours, indépendant de l’interprétation de son sens
textuel et trouvant ailleurs que dans le texte sa légitimité ; soit, tout au con-
traire, il prétend interpréter le texte dans un sens (directionnel) qui soit ho-
mogène au sens (textuel). Dans le cas du sens directionnel propre à l’exégèse
critique, c’est même en cela que consiste l’essentiel du travail : établir le sens
textuel des textes étudiés. Eco a proposé de réserver le terme « interpréta-
tion » à la seconde option, celle qui respecte les caractéristiques immanentes
du texte et ses consignes de lecture (l’intentio operis), tout en qualifiant la

30. C’est une bibliste américaine, Sandra SCHNEIDERS, qui a proposé, au terme
d’une longue réflexion tirant parti des résultats de l’herméneutique de Gadamer et de
Ricœur, de « remplacer ce qu’on appelait, dans le contexte d’une compréhension
plus positiviste de l’interprétation, le “sens littéral”, par l’expression “sens textuel” »
(Le texte de la rencontre. L’interprétation du Nouveau Testament comme écriture
sainte [Lectio divina 161], Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 269 [original anglais The
Revelatory Text. Interpreting the New Testament as Sacred Scripture, New York,
Harper Collins, 1991]. Dans l’original anglais, « sens textuel » correspond à textual
meaning [p. 162]).
288 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

première de surinterprétation31. Dans la même perspective, nous parlerons


pour notre part de sens directionnels herméneutiquement valables d’un texte,
dans la mesure où ils ne se présentent pas en contradiction directe avec son
sens textuel. Dans le cas contraire, ces autres sens directionnels, légitimes en
eux-mêmes, peuvent être qualifiés, du point de vue des règles de
l’interprétation, de contresens textuels. Autrement dit, il existe une hiérarchie
des « sens du texte », le sens textuel possédant pour l’exégète critique d’un
texte donné une priorité herméneutique sur le sens directionnel.
Toutefois, ce que l’herméneutique contemporaine nous aura appris32, c’est
que la construction du sens d’un texte est une opération dynamique qui se
poursuit au-delà de l’étude critique de son seul sens textuel. Elle s’inscrit
dans un moment historique et une situation herméneutique précis dont le
sujet-exégète ne saurait faire abstraction, ni s’abstraire. L’exégète de métier
accepte alors consciemment et volontairement de passer le relais à d’autres
interprètes du texte (artistes, théologiens, psychologues, anthropologues,
philosophes, etc.) qui, s’ils ne souhaitent pas le surinterpréter, déploieront ce
sens textuel établi par l’exégète dans ses autres dimensions du sens, d’autres
sens directionnels ne contredisant pas le sens textuel.

2. Encadrement du texte et cadre textuel


Enfin, tout interprète d’un texte commence par « encadrer » celui-ci, par le
délimiter pour se situer vis-à-vis de lui. Cela est déjà vrai sur le plan de la
précompréhension de l’interprète, dans la mesure où elle situe ce dernier dans
une certaine position, consciente ou non, par rapport au texte. Mais cela est
également vrai à partir du moment où l’interprète choisit de comprendre le
texte dans un certain sens directionnel : il choisit nécessairement un « cadre »,
une « clôture » de ce texte. Ce choix constitue un « acte structural fondamen-
tal33 », dans la mesure où il délimite un « espace de jeu » à l’intérieur duquel

31. Voir ses trois articles dans l’ouvrage COLLINI S. (éd.), Interpretation and
Overinterpretation, Cambridge - New York, University Press, 1992, p. 23-88. Voir
aussi STERNBERG M., The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and
the Drama of Reading, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 8, où l’auteur
parle de embodied ou objectified intention pour parler de cette intentio operis.
32. Voir GADAMER H.-G., Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen
Hermeneutik, Tübingen, Mohr-Siebeck, 19652, p. 280, 283-290, 318-319, 354.
33. RICŒUR P., « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », dans
BOVON F. et ROUILLER G. (éd.), Exegesis. Problèmes de méthode et exercices de
lecture (Genèse 22 et Luc 15), Neuchâtel - Paris, Delachaux et Niestlé, 1975,
p. 217 : « Peut-être faudrait-il aller jusqu’à considérer la clôture du canon comme un
acte structural fondamental qui délimite l’espace du jeu des formes de discours et
détermine la configuration finie à l’intérieur de laquelle chaque forme […] déploie
sa fonction signifiante. »
A DÉFINIR 289

on cherchera à établir un sens. Mieux encore, il établit un « canon » du texte,


c’est-à-dire une règle d’après laquelle se joue le « sens du texte ».
Toutefois, interpréter le sens d’un texte ne se résume pas à restituer aussi
fidèlement que possible son sens originaire dans un cadre précis. Ce texte
continue de faire sens parce qu’il continue d’être ré-encadré dans divers con-
textes qui en feront surgir différentes potentialités insoupçonnées au départ,
sans pour autant en trahir nécessairement le sens premier. Comparaison n’est
pas raison, mais une image permettra de mieux saisir ce jeu du sens.
L’exemple de l’interprétation d’une image photographique pourrait nous être
ici d’un certain secours. Notre société médiatique a appris, parfois à ses dé-
pens, combien le « sens » d’une image pouvait dépendre du cadrage utilisé.
Ainsi, ce qui apparaît de prime abord comme un portrait souriant d’une fa-
mille au grand complet peut acquérir un « sens » fort comique si, élargissant le
cadre, on aperçoit au-dessus de leur tête un gamin qui se prépare à leur jeter
un seau d’eau. Entre les deux images la famille reste in se la même, mais la
situation de l’observateur a changé modifiant du même coup son interpréta-
tion. On s’est aperçu de la sorte que le cadre n’est pas un élément externe à
l’image, comme on serait spontanément porté à le croire, mais qu’il en est un
élément constitutif primordial. C’est d’ailleurs le principe même qui préside à
la manipulation des images : une salle à moitié vide pourra apparaître presque
comble selon un certain angle de vue… La photo ne sera pas fausse quant à
son contenu : cette salle, ces personnes, cet angle de vue correspondent bien à
une part de la réalité ; mais son interprétation exigera de chercher à com-
prendre le cadrage utilisé par le photographe pour ne pas se tromper sur le
« sens » qu’il est possible de lui donner, dans les limites propres à ce cadre.
Mutatis mutandis, le même processus advient dans l’interprétation de tout
texte : il possède un sens stable, son sens textuel ; il est interprété dans une
certaine perspective, un sens directionnel ; mais il est également délimité par
un cadre qui détermine son identité et son interprétation. On peut même dire
que le « cadre du texte » joue un rôle d'« interface » (pour reprendre un terme
informatique) entre le sens stable du texte et la multiplicité des sens possibles
en fonction des diverses recontextualisations. En effet, il permet à l’interprète
de fixer à un moment donné de l’acte interprétatif un « objet textuel » à com-
prendre, toujours susceptible néanmoins de nouveaux encadrements.
Si l’on se situe dans le sens directionnel d’une herméneutique exégétique
moderne (qui cherche à atteindre par le travail critique une certaine stabilité
et unicité du sens textuel), un cadre bénéficiera cependant d’une priorité sur
tous les autres : le cadre que l’exégète considérera comme celui qui rend le
mieux compte de l’intention de l’œuvre, c’est-à-dire de son sens textuel ori-
ginaire. Ce sera le cadre textuel du texte, au sens strict. Toutefois, le texte va
poursuivre sa « carrière de sens » en fonction des divers encadrements où un
interprète choisira de le situer, ce qui en modifiera forcément l’interprétation
sans nécessairement trahir son sens premier.
290 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

3. Deux stratégies interprétatives sur les divers sens de l’Écriture


Si, riches de cette réflexion herméneutique sur le sens du texte, nous ten-
tons comme nous l’avons annoncé de l’appliquer au cas spécifique de
l’Écriture, un certain nombre de déplacements sont nécessaires.
Tout d’abord, il faut se garder de simplifications hâtives qui mènent à des
impasses. Celle, par exemple, qui consisterait à laisser croire que l’exégèse
s’occuperait du seul sens textuel des écrits bibliques et de leur dimension
humaine (la « chair du Verbe » : voir introduction), tandis que la théologie
prendrait à sa charge leur sens directionnel théologique et la dimension di-
vine de la Parole de Dieu, la manifestation du Verbe dans la « chair des
textes ». Outre que le sens textuel biblique est lui-même souvent déjà théolo-
gique, la théologie du seul Verbe divin risquerait alors de s’élaborer en dua-
lisme par rapport à la Bible, c’est-à-dire malgré son sens textuel, « malgré les
faiblesses de la chair » et non à partir d’elle ; un docétisme biblique désincar-
né en quelque sorte. Or, rappelle le Concile, l’Écriture doit être comme l’âme
de la théologie (voir D. V. 24). De manière semblable à l’union hypostatique,
il faut maintenir l’unité du corpus biblique tout en rendant compte de son
statut herméneutique de Parole de Dieu en un langage humain.
C’est ici que la notion de stratégies interprétatives que nous avons déjà in-
troduite peut s’avérer opératoire. Il semble manifeste que pendant des
siècles, jusqu’à l’avènement de l’âge critique, la stratégie interprétative qui a
prévalu dans la lecture de la Bible était une stratégie d’« interprétation fina-
liste » pour parler comme T. Todorov34. Non pas tant parce que l’exégèse
patristique soumettrait le sens immédiat des mots, parfois difficile ou pro-
blématique, à un sens déjà donné d’avance par la doctrine chrétienne, la fin
justifiant les moyens35, mais parce que, effectivement, dans ce type
d’exégèse chrétienne, la priorité herméneutique revient au « sens orienté »
de la lettre, sa finalité, à savoir une relation personnelle avec le Christ. Le
sens dit littéral est le moyen pour atteindre ce but « spirituel », le sens voulu
par l’Esprit « qui a parlé par les prophètes ». Cette priorité herméneutique
donnée au sens directionnel théologique sur le sens textuel n’a évidemment
pas été sans conséquences sur la compréhension de ce dernier : celui-ci ne
sera pas étudié pour lui-même, « objectivement », comme objet et source de
connaissance intellectuelle, mais comme un passage obligatoire et néces-
saire au sujet-interprète pour accéder au Verbe incarné. Le « sens littéral »

34. Voir TODOROV T., Symbolisme et interprétation, Paris, Éd. du Seuil, 1978,
p. 91-124.
35. Voir ibid., p. 92 et 104. Ce préjugé contre l’exégèse patristique et médiévale
est malheureusement encore monnaie courante, comme si les travaux d’Henri de
Lubac en la matière n’avaient servi à rien. Voir en particulier DE LUBAC H.,
L’Écriture dans la Tradition, Paris, Aubier-Montaigne, 1966.
A DÉFINIR 291

est, non pas effacé ou nié, mais bien, effectivement, « orienté », « finalisé »
dès le départ par un sens directionnel théologique. La lectio scolastica est au
service de la lectio divina, pourrait-on dire.
L’exégèse moderne des textes, elle, a complètement renversé l’ordre her-
méneutique et le sens directionnel des Anciens pour proposer une autre stra-
tégie interprétative que Todorov qualifie d’« interprétation opérationnelle » et
qui caractérise l’exégèse philologique par opposition à l’exégèse patristique.
La mise en lumière par l’esprit critique des variantes textuelles, des incohé-
rences, voire des « contrariétés » du texte biblique et les incompatibilités
avec les découvertes scientifiques (cosmologie, archéologie, chronologie
antique, etc.), auxquelles il faut ajouter le conflit des interprétations né de la
Réforme, oblige l’interprète moderne à repenser à nouveaux frais le « sens
littéral » des Écritures. Désormais, il faut démontrer que tel était bien le sens
voulu par l’auteur par un examen critique et historique. Cette méthode, ou
plutôt, ces méthodes historico-critiques mettront longtemps à s’imposer dans
le domaine biblique, du moins dans l’Église catholique, mais elle a désormais
plein droit de cité : « Il faut, en conséquence, que l’interprète cherche le sens
que l’hagiographe, en des circonstances déterminées, dans les conditions de
son temps et l’état de sa culture, employant les genres littéraires alors en
usage, entendait exprimer et a, de fait, exprimé » (D. V. 12).
Au terme de son étude sur le symbolisme linguistique (où il a précisément
pris comme exemples l’exégèse patristique et la philologie moderne), Todorov
conclut : « ces deux exemples sont donc plus que des exemples : ce sont les
deux stratégies interprétatives les plus importantes de l’histoire de la civilisa-
tion occidentale36. » Nous partageons cette analyse et nous ajoutons que
l’herméneutique contemporaine nous semble mieux à même d’en rendre
compte. Elle permet d’instaurer un dialogue fructueux entre ces deux positions
à l’égard du texte qui induisent de fait deux pratiques de lecture. En effet, et
pour en rester au seul domaine de l’interprétation biblique, objet de notre ate-
lier, il est rare de rencontrer aujourd’hui un théologien qui ne commence son
exposé doctrinal par un examen attentif des données scripturaires concernant
son sujet. Pour ce faire, il fait appel aux nombreux outils exégétiques au-
jourd’hui à sa disposition et qu’il aura normalement appris à manier au cours
de sa formation. S’il ne pourra tenir compte de toutes les hypothèses formu-
lées sur le sens précis de tel ou tel texte, ou sur telle ou telle datation ou éty-
mologie, par exemple (cela n’est pas ou plus de son domaine de compétence),
il pourra cependant faire saisir l’épaisseur de la « chair » des textes qui dévoile
tout autant qu’elle cache le Verbe qui y a établi sa demeure. Sauf dans le cas
des lectures fondamentalistes, expressément rejetées par l’Église catholique,
tout interprète accepte la distance historique qui nous sépare du sens premier

36. TODOROV, Symbolisme, p. 157. C’est nous qui soulignons.


292 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

des textes bibliques, conséquence de leur incarnation dans un langage humain.


Le théologien va cependant poursuivre sa tâche en relisant ce sens textuel
biblique dans le sens directionnel de la finalité de sa discipline, intégrant pour
ce faire dans son « cadrage » des données qui lui viennent de la Tradition, du
Magistère, des sciences humaines, du droit, etc. L’Écriture prend ainsi tout
son sens et peut déployer dans ces encadrements ses divers sens dogmatiques,
éthiques, mystiques, politiques, culturels, sociologiques, liturgiques, etc. À ce
titre, on peut parler d’une « croissance de sens » continuelle ou infinie qui fait
du texte biblique une réalité vivante, inépuisable. Saint Grégoire le Grand
avait eu une perception très juste de cette situation herméneutique des inter-
prètes de la Bible lorsqu’il affirmait : « les divines Écritures grandissent avec
le lecteur, divina eloquia cum legente crescunt37. »
L’exégète de métier, à son tour, admettra aujourd’hui plus facilement
qu’hier qu’il faut se garder d’une « conception trop étroite du sens littéral des
textes bibliques38 ». Il ne l’identifiera plus à la seule intentio auctoris, les
auteurs bibliques étant souvent anonymes et leurs écrits remaniés au cours du
temps selon des intentions pas toujours convergentes39. Il adoptera des cri-
tères herméneutiques plus « économiques », pour reprendre une suggestive
expression d’Umberto Eco, et il acceptera que, dans certains cas, on ne puisse
atteindre par l’étude du sens textuel que l’intentio operis, c’est-à-dire celle
que délimitent les contraintes de la stratégie textuelle40. Cette recherche ne
permettra pas toujours de dire avec une certitude absolue que le sens textuel
proposé pour le texte étudié est le vrai sens textuel, mais elle permettra du
moins de dire ce que le texte n’est pas et ne peut pas être ; et donc d’éliminer
comme fausses ou mauvaises, dans la pratique de l’interprétation, un grand
nombre d’hypothèses potentielles sur le sens textuel41. C’est pourquoi

37. GRÉGOIRE LE GRAND, Homiliae in Hiezechihelem prophetam I, VII, 8


(CCSL 142), Turnhout, Brepols, 1971, p. 87 (voir en français SC 327, p. 245) et
Moralia in Iob XX, 1. Pour l’étude de cette formule, voir BORI P. C.,
L’interpretazione infinita. L’ermeneutica cristiana antica e le sue transformazioni
(Saggi 326), Bologne, Il Mulino, 1987.
38. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, « L’interprétation de la Bible dans
l’Église », DC 76 (1994), p. 13-44 (cit. p. 29) ; n° 1408 dans : Enchiridion Biblicum.
Documenti della Chiesa sulla Sacra Scrittura, Bologne, Dehoniane, 1993 ; sur toute
cette question du sens littéral, voir l’ensemble des numéros 1405 à 1411.
39. Sur ce point précis, voir les remarques de Raymond BROWN sur Am 9,8-15
qui corrige le reste de ce livre prophétique : BROWN R. E., Croire en la Bible à
l’heure de l’exégèse (Lire la Bible 123), Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 21.
40. Voir ECO U., I limiti dell’interpretazione, Milan, Bompiani, 19993 (1990),
p. 103-125.
41. Voir ibid., p. 338. Il s’agit là d’une prise de position herméneutique de notre
part face aux tenants de l’interprétation infinie et illimitée d’un sens du texte
perpétuellement en construction sans aucun contrôle par les contraintes textuelles :
A DÉFINIR 293

l’exégète critique défendra dans toute interprétation biblique la primauté du


sens textuel sur les autres sens. Lui-même, de par sa discipline scientifique,
se situera dans le sens directionnel d’une recherche prioritaire du sens textuel.
Toutefois, comme un texte biblique est, par définition, « biblique », il se
trouve dans un certain cadre, un « canon », qui oriente son interprétation
(voir ci-dessus la question de l’encadrement du texte). Cette contextualisation
peut être immédiate, proche ou plus large. Pour prendre un exemple concret,
l’exégète pourra établir que le sens textuel du Cantique est une poésie amou-
reuse hébraïque passionnée, introduite de par son titre dans les écrits salomo-
niens de sagesse et permettant ainsi une relecture de l’amour humain comme
d’une expérience qui transcende l’homme. Mais l’inclusion des Ketoubim,
dans le canon plus large du Tanakh, oblige à rapprocher le Cantique aussi
bien du récit de la création de l’homme et de la femme accompagné de son
cri d’admiration que des métaphores nuptiales prophétiques parlant des rela-
tions amoureuses et tumultueuses entre Dieu et son peuple. Ce travail exégé-
tique sur le sens biblique du Chant salomonien devra se poursuivre par son
sens directionnel néotestamentaire où le Christ est l’Époux de son Église.
N’est-ce pas à cette tâche de recherche du sens « biblique » des textes (et
pas seulement de leur sens textuel) que le Concile conviait les exégètes lors-
que, après avoir dit la nécessité de « découvrir ce que l’auteur sacré a voulu
affirmer par écrit », il ajoute : « Cependant […] il ne faut pas, pour découvrir
exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu
et à l’unité de toute l’Écriture » (D. V. 12) ? Il semble bien que le Canonical
Criticism de B. S. Childs1 et de J. A. Sanders2 tente d’y remédier.

4. « Sans confusion, sans séparation » : l’unité d’une Parole


véritablement divine et véritablement humaine

4.1. Distinguer…
Les quelques réflexions précédentes sur ces deux stratégies interprétatives
de la Bible, la critique et la théologique, ne cherchent pas à effacer les ten-
sions qui existent entre elles. À notre avis, elles ne peuvent être menées
simultanément sans créer la confusion, le « mélange des genres ». L’exégèse
critique et l’exégèse théologique, s’il est permis d’utiliser cette distinction

voir par exemple différentes réactions critiques à l’argumentation d’Eco (p. 23-88) de
ses trois articles de l’ouvrage COLLINI S. (éd.), Interpretation and Overinterpretation,
p. 89-138 et la réplique du sémioticien italien, p. 139-151. Le débat entre chercheurs
de sens est loin d’être clos.
1. CHILDS B. S., Biblical Theology in Crisis, Philadelphie, Westminster Press, 1970 ;
1970 ; Introduction to the Old Testament as Scripture, Philadelphie, Fortress Press,
1979.
2. SANDERS J. A., Torah and Canon, Philadelphie, Fortress Press, 1972.
294 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

méthodologique, constituent deux temps distincts de l’interprétation biblique


qui obéissent à des règles distinctes. La première cherche à savoir comment
« dans la Sainte Écriture Dieu a parlé par des hommes à la manière des
hommes », tandis que la seconde lit et interprète celle-ci « à la lumière du
même Esprit qui la fit rédiger, pour y découvrir exactement le sens des
textes sacrés », en portant une attention diligente « au contenu et à l’unité de
toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à
l’analogie de la foi » (D. V. 12).
La première tire jusqu’à ses ultimes conséquences le fait que le « Verbe du
Père éternel ait assumé l’infirmité humaine de notre chair, devenant sem-
blable aux hommes », au point d’accepter dans son ineffable bienveillance et
condescendance d’assumer l’infirmité de notre langage humain (voir D. V. 13
s’appuyant sur saint Jean Chrysostome, In Gen 3, 8, qui utilise le terme grec
synkatabasis) ; et ce au risque de « scandaliser les Juifs » de tous lieux et de
tous temps qui y voient une atteinte inacceptable à la transcendance divine.
La seconde tire jusqu’à ses ultimes conséquences le fait que « Jésus
Christ, Verbe fait chair, “homme envoyé aux hommes” (Épître à Diognète
8,4), “prononce les paroles de Dieu” (Jn 3,34) », au point que « le voir, c’est
voir le Père (voir Jn 14,9) » (D. V. 4), quitte à entendre qualifier ce discours
de pure folie par les « Grecs » de tous lieux et de tous temps qui y voient
une contradiction avec les lois de la rationalité humaine, Dieu ne pouvant
avoir ses propres raisons, pensées et actions.

4.2. … pour unir


Si l’on ne peut mener simultanément ces deux interprétations de l’Écriture
sans risque de les confondre et de dénaturer leur spécificité, on ne doit pas
non plus, du moins en Église, les opposer et les séparer. Les deux démarches
participent de plein droit aux sens et à l’intelligence des Écritures, autrement
dit au sens « d’une Parole unique qui s’exprime de différentes manières :
“comme un chant à plusieurs voix” » (V. D. 7), un sens symphonique en
quelque sorte1. Les exégètes et les théologiens chrétiens doivent être de plus
en plus conscients que « nous nous trouvons réellement face à une utilisation
analogique de l’expression “Parole de Dieu” » (V. D. 7). Et nous disons
« chrétiens », car tout autre est la situation herméneutique des exégètes ra-
tionalistes ou des théologiens juifs ou musulmans face à la Bible (pour ne
prendre ici que quelques exemples parmi d’autres interprètes potentiels).
Pour l’interprète chrétien, « l’expression “Parole de Dieu” indique la Per-
sonne de Jésus Christ, le Fils éternel du Père, fait homme », selon « une utili-
sation analogique du langage humain » (V. D. 7). Car, littéralement Dieu ne
parle pas, de même qu’il n’a pas de bouche, d’yeux ou d’oreilles. Pourtant, il

1. Voir V. D. 7 : « On a parlé avec justesse d’une symphonie de la Parole. »


A DÉFINIR 295

se dit, il voit et il écoute : « Après avoir, à bien des reprises et de bien des
manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en ces jours les
derniers, nous a parlé à nous en un Fils » (He 1,1-2a). Et V. D. 7 de conclure :
Il faut donc que les fidèles soient davantage préparés à en saisir les différents
sens [de l’expression « Parole de Dieu »] et à en comprendre l’unité. De même,
du point de vue théologique, il est nécessaire d’approfondir l’articulation des dif-
férentes significations de cette expression pour que resplendissent davantage
l’unité du dessein divin et son centre : la Personne du Christ.
Nous espérons que cet article sur une herméneutique articulée des divers
sens de l’Écriture aura contribué pour sa part à cette préparation et à cet
approfondissement, selon le point de vue de l’exégète chrétien que nous
sommes, cherchant à dévisager la chair véritablement humaine du Verbe
dans les Écritures jusqu’à y contempler le Visage transfiguré du Verbe vrai
Dieu : « la Parole divine s’exprime vraiment à travers des paroles hu-
maines » (V. D. 11). Aux théologiens revient sans aucun doute la tâche de
poursuivre et d’approfondir plus particulièrement la « christologie de la
Parole » dont il est question dans V. D. 11 à 13, à la lumière de la Tradition
vivante et accompagnée par le Magistère. Dans l’idéal, l’interprète chrétien
devrait être un authentique exégète et un théologien accompli ; à la manière
d’un Origène selon la science biblique de son temps capable d’unir l’histoire
à l’Esprit1. Dans la pratique, cela exige aujourd’hui une telle somme de
compétences qu’il semble plus réaliste de multiplier les lieux de dialogue
entre exégètes et théologiens, comme ce colloque de l’ACFEB, pour pro-
gresser ensemble dans une meilleure intelligence, et rationnelle et spiri-
tuelle, des Écritures, Parole de Dieu, Verbe fait chair.

Conclusion
Exégèse et théologie doivent, dans leurs interprétations bibliques, rester
en tension comme la corde d’un instrument : ni trop fortement au risque de
rompre l’unité du Mystère chrétien, ni trop mollement au risque de
l’imprécision des sons respectifs, mais assez toutefois pour faire résonner
avec justesse la Parole en Personne, n’hésitant pas à s’accorder à chaque
concert. Car, en définitive, plus qu’en paroles Dieu s’est dit en actes, dont le
plus éloquent est l’Incarnation de son Fils et dont le seul langage (logos) qui
convienne est celui de la croix (voir 1 Co 1,18) : « Le Verbe se tait, il de-
vient silence de mort, car il s’est dit jusqu’à se taire, ne conservant rien de ce
qu’il devait communiquer » (V. D. 12). Il sera certainement pardonné à un
carme de citer en finale Jean de la Croix :

1. Voir DE LUBAC H., Histoire et esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après


Origène (Théologie 16), Paris, Aubier, 1950.
296 JEAN EMMANUEL DE ENA, O.C.D.

En nous donnant, comme il nous l’a donné, son Fils, sa Parole – car il n’en a
pas d’autres – Dieu nous a tout dit à la fois et d’un seul coup en cette seule Parole
et il n’a plus rien à dire […] comme s’il était devenu muet [Montée du mont Car-
mel I, 22,3-4].
Qui entendra la « voix silencieuse » (voir 1 R 19,12), la musica callada
(Cantique spirituel B, strophe 15, 3e vers), en jouera selon son charisme et
l’incarnera dans le Concert visible et invisible ?
PHILIPPE ABADIE

DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI


Réécriture par le chroniste (1 Ch 21) du recensement (2 S 24)

Au-delà de la vision très idéalisée qu’offre le chroniste de la figure davi-


dique1 se pose une interrogation : pourquoi avoir repris un récit – le recen-
sement du peuple par le roi (2 S 24) – d’apparence si contraire ? Alors
même que le chroniste évacue de son récit toute allusion à l’adultère du roi,
ne retenant de l’épisode de David et Bethsabée (2 S 11-12) que le cadre des
guerres ammonites (1 Ch 20,1-3 = 2 S 11,1 + 12,26.30-31), il reprend en sa
totalité un épisode en lequel David n’apparaît pas sous son meilleur jour. Ne
lit-on pas en 2 S 24,10 que
le cœur de David le frappa d’avoir ainsi compté le peuple. Alors David dit à
Yhwh : « J’ai péché extrêmement quand j’ai fait [cela] ! Et maintenant, Yhwh,
daigne passer sur la faute de ton serviteur, car j’ai agi comme un insensé extrê-
mement » ?
Le but de notre intervention sera alors de montrer qu’il s’agit moins d’une
reprise textuelle que d’un subtil travail de réécriture théologique. Aupara-
vant, il convient cependant de formuler trois remarques introductives pour
ne pas se méprendre sur ce récit parallèle de 1 Ch 21.

1. Quelques règles méthodologiques pour lire le chroniste en synopse


Notre première remarque touche à la contextualisation du récit, d’autant
que, dans l’ensemble, le récit du chroniste suit d’assez près sa source, tout
en modifiant grandement la conclusion :

1. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude « La figure de David dans
le livre des Chroniques », dans : ACFEB, Figures de David à travers la Bible
(Lectio divina 177), Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 157-186.
298 PHILIPPE ABADIE

David décide un recensement 1 Ch 21


2 S 24
Description de l’itinéraire du recensement 1-4a
1-4a
Résultats du recensement -------
4b-7
Châtiment choisi 4b-7
8-10
Accomplissement du châtiment 8-12
11-13
Choix du site du futur Temple 13-17
14-17
Conclusion : agrément de l’autel des sacri- 18-27
18-25
fices 21,28 - 22,1

Cet accord de fond n’en masque pas moins de grandes divergences du fait
que le chroniste inscrit son récit en un tout autre contexte2. En Samuel, le
récit du dénombrement (2 S 24) forme une suite logique au récit de la fa-
mine de trois années (2 S 21,1-14), comme le rappelle début du v. 1 : « Et
continua (wayyôsep) la colère de Yhwh de s’enflammer contre Israël. » De
plus, la thématique de l’un et l’autre récit reste assez semblable. Mais
l’insertion de deux listes et de deux poèmes en Samuel vient distendre cette
unité, sans briser tout à fait la relation entre les deux récits, ainsi qu’il ressort
de la schématisation suivante :

a a’
calamité calamité
21,1-14 b b 24,1-25
guerriers guerriers
de David c c’ de David
21,15-22 poème poème 23,8-39
22,1-51 23,1-7

Or, en Chroniques, cette logique narrative est totalement absente du fait


de l’omission de 2 S 21,1-14 ; 22,1-51 ; et 23,1-7, et de l’inscription des
exploits des guerriers de David dans un nouveau contexte : soit en ouverture
du récit du règne de David (1 Ch 11,11-41 = 2 S 23,8-39)3, soit en finale du

2. Plus que les remarques très générales de DILLARD R. B., « David’s Census :
Perspectives on II Samuel 24 and I Chronicles 21 », dans : GODFREY W. R. et BOYD
J. L. (éd.), Through Christ’s Word, mélanges offerts à Philip B. Hughes, Phillipsburg,
Presbyterian and Reformed, 1985, p. 99-103, voir JAPHET S., 1 & 2 Chronicles
(OTL), Londres, SCM Press, 1993, p. 371-372, et KNOPPERS G., 1 Chronicles 10-29
(AncB 12A), New York - Londres, Doubleday, 2004, p. 751.
3. En opérant ce déplacement, le chroniste renforce ainsi la figure de David
comblé de gloire alors même que Saül meurt misérablement au combat (1 Ch 10).
Tout se joue dans la transition théologico-narrative de 1 Ch 10,13-14 où Dieu
détourne la royauté vers David. La suite logique en est la constitution d’un Israël uni
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI299

récit des guerres royales (1 Ch 20,4-8 = 2 S 21,18-22). Cela donne une autre
trame narrative comme il ressort de ce tableau :

1 Ch 2S

------------ 21,1-14
(20,4-8 = 2 S 21,18-22) 21,15-22
------------ 22,1-51 (= Ps 18)
23,1-7
(11,11-41a) 23,8-39
21,1-27 24,1-25
21,28-30 + 22,1 -------------

Dès lors, le récit du recensement présente une fonction narrative fort dif-
férente aussi : il conclut les guerres de David (reprises de 2 S 21,18-22 en
1 Ch 20, 4-8) et sert d’introduction à la dernière partie de l’histoire davi-
dique (1 Ch 22-29), tout entière dominée par la question du Temple. 1 Ch 21
apparaît donc comme un texte charnière en Chroniques4 – ce que n’est pas
son parallèle en Samuel.
Notre deuxième remarque porte sur le centre de gravité du récit, ou, pour
le dire dans un langage plus commun, sa « pointe ». Du fait de ce nouveau
contexte, le centre de gravité de 1 Ch 21 apparaît dans sa conclusion, propre
au chroniste : l’agrément divin de l’autel des sacrifices (1 Ch 21,28 - 22,1).
Nous verrons plus loin qu’il y a débat sur l’origine de ces versets, certains y
voyant une « parenthèse » due au chroniste lui-même pour expliquer la dua-
lité de lieu de culte (Gabaon et Jérusalem), et d’autres, une insertion sacer-
dotale tardive. Mais quoi qu’il en soit de ce point, l’originalité de la forme
du texte (reprise d’un récit de Samuel, suivie d’une conclusion propre) est
assez habituelle au chroniste ; elle a valeur de transition entre un matériau
repris à sa source (Samuel, surtout en 1 Ch 10-20) et des sources/rédactions
qui lui sont propres (l’ensemble 1 Ch 22-29 sans parallèle en Samuel). Or,
littérairement parlant, ce chapitre est l’ultime récit davidique repris à Sa-

autour de David (1 Ch 12) ; voir WILLIAMSON H. G. M., « “We are yours, O David” :
The Setting and Purpose of 1 Chronicles XII, 1-23 », OudT Studiën, 1981, p. 164-
176.
4. MCKENZIE S. L., 1-2 Chronicles (AOTC), Nashville, Abingdon Press, 2004,
p. 169.
300 PHILIPPE ABADIE

muel. Toute la suite qui touche au legs cultuel davidique est l’œuvre propre
du chroniste5.
Notre troisième remarque est plus technique, mais indispensable à la
compréhension des desseins du chroniste ; elle porte sur sa Vorlage hé-
braïque, autrement dit sur la source qu’il réinterprète. Or il y a débat sur ce
point. Sans partager l’avis de A. Graeme Auld6 qui fait dépendre Samuel-
Rois et Chroniques d’un même Urtext dont chaque livre serait en quelque
sorte une « édition », un examen attentif du texte, à la lumière notamment de
certains manuscrits bibliques retrouvés à Qumrân, montre que l’original
hébreu de Samuel-Rois dont usait le chroniste diffère de l’actuel texte mas-
sorétique7. Dès lors toute différence mineure entre les textes de Samuel-Rois
et Chroniques qui ne s’expliquerait pas par une tendance forte de l’écriture
du chroniste peut venir d’un substrat hébraïque différent ; ce qui requiert une
certaine prudence dans l’analyse. Pour reprendre l’objet de notre étude, une
lecture en synopse de 2 S 24 et 1 Ch 21 montre, à côté de ressemblances
nombreuses, des différences multiples (additions ; omissions ; altérations ;
concisions de la forme ; etc.). Il serait faux d’y voir partout une intentionna-
lité du chroniste, sans poser en justes termes la question de la Vorlage hé-
braïque sous-jacente : 2 S 24TM ou un autre texte hébreu8 ? La réponse à
cette question n’est certes pas mineure, elle conditionne le regard porté sur
la créativité théologico-littéraire du chroniste. Or la publication par W. E.
Lemke9 et E. C. Ulrich10 d’un fragment de 4QSama comportant un dévelop-

5. Parmi de nombreuses études, retenons celle de WRIGHT J. W., « The Legacy of


David in Chronicles : the narrative function of 1 Chronicles 23-27 », JBL 110
(1991), p. 229-242.
6. GRAEME AULD A., Kings without Privilege. David and Moses in the Story of
the Bible’s Kings, Édimbourg, T & T Clark, 1994.
7. Voir LEMKE W. E., « The Synoptic Problem in the Chronicler’s History »,
HTR 58 (1965), p. 349-363 ; SHENKEL J. D., « A comparative Study of the Synoptic
Parallels in I Paraleipomena and I II Reigns », HTR 62 (1969), p. 63-85 ; et surtout
MCKENZIE S., The Chronicler’s Use of the Deuteronomistic History (HSM 33),
Atlanta, Scholars Press, 1985. Mais PISANO S., Additions or Omissions in the Books
of Samuel : The Significant Pluses and Minuses in the Massoretic, LXX and Qumran
Texts, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1984, défend fortement le TM.
8. D’où les remarques judicieuses de ROMEROWSKI S., « À propos de la relecture
de 2 Samuel 24 par 1 Chroniques 21 », Hokhma 29 (1985), p. 54-60, qui montre la
faiblesse d’une approche comparative qui s’en tiendrait au seul TM de Samuel, en
réponse à NICOLE E., « Un cas de relecture : 2 Samuel 24 et 1 Chroniques 21 »,
Hokhma 26 (1984), p. 47-55. De même, DILLARD, « David’s Census », p. 96, pose
quelques règles élémentaires préalables à toute étude comparative.
9. LEMKE, « The Synoptic Problem », p. 355-357.
10. ULRICH E. C., The Qumran Text of Samuel and Josephus (HSM 19), Chico,
Scholars Press, 1978, p. 156-157.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI301

pement angélologique plus proche de 1 Ch 21,15-16 que de SamuelTM


montre qu’on ne peut plus aujourd’hui (comme encore Hänel/Rothstein11, et
von Rad12) attribuer ce développement aux seules tendances de l’auteur13.
Avec prudence donc, nous n’attribuerons au chroniste que les modifications
qui sont conformes à sa visée théologico-littéraire, sans donner trop de poids
à des détails textuels mineurs, qui pourraient provenir d’une Vorlage autre
que SamuelTM.

2. La redéfinition d’Israël par le chroniste


Ces précautions méthodologiques prises, il est temps à présent d’entrer
dans la lecture, à commencer par l’introduction narrative où le chroniste
modifie en profondeur sa source :

2 S 24,1 Et la colère de Yhwh con- 1 Ch 21,1 Et Satan se dressa contre


tinua de s’enflammer contre Israël, Israël,
et il excita David contre eux en di-
sant : « Va, dénombre Israël et Ju- et il excita David à dénombrer
da. » Israël.

Notre première remarque a mis en avant ce qu’il en était du contexte litté-


raire. Ajoutons cependant que si 2 S 24,1 semble prolonger 2 S 21, il n’en
est pas de même en Chroniques où le contexte proche renvoie plutôt aux
guerres de David (chap. 18-20). Aussi, certains auteurs veulent voir en « Sa-
tan » un adversaire guerrier dressé contre David, obligeant ce dernier à en-
treprendre un recensement à caractère militaire. C’est le cas notamment de
J. W. Wright14 qui, au vu d’autres recensements rapportés dans le livre (par
ex. 1 Ch 7,2 ; 9,10 ; 11,10 - 12,40 ; 23,6 - 26,32 ; etc.), souligne qu’en soi
une telle action n’a rien de répréhensible pour le chroniste : il s’agit de
l’action d’un roi conscient de ses responsabilités et qui cherche à protéger

11. HÄNEL J. et ROTHSTEIN W. J., Kommentar zum ersten Buch der Chronik
(KAT), Leipzig, 1927, p. XIV-XV.
12. VON RAD G., Das Geschichtsbild des chronistischen Werkes, Stuttgart,
Kohlhammer, 1930, p. 9.
13. D’autant que JAPHET S., The Ideology of the Book of Chronicles and Its Place
in Biblical Thought, Francfort, Lang, 1989, p. 137-145 (« Angels in the Book of
Chronicles »), montre le peu de place que tient l’angélologie chez le chroniste lui-
même.
14. WRIGHT J. W., « The Innocence of David in Chronicles 21 », JSOT 60 (1993),
p. 87-105.
302 PHILIPPE ABADIE

son peuple face à une agression. Mais N. Bailey15 a montré la faiblesse de


l’argumentation ; d’où une tout autre voie tentée par G. Knoppers16 sur la-
quelle nous reviendrons. Sans aller aussi loin que Wright, S. Japhet17 refuse
aussi de voir en « Satan » autre chose qu’un adversaire humain ; elle
s’appuie pour cela sur le sens commun du terme en 1 R 11,14.23.25 ; ou
Ps 109,6 : chaque fois, il s’agit de l’action d’un ennemi dirigée contre Israël.
On pourrait ajouter encore 1 R 5,18 ou Nb 22,22 où le sens est celui d’un
obstacle dressé sur la route de Balaam.
Toutefois, on ne peut exclure totalement un sens plus fort18, surtout si l’on
remarque que le terme apparaît sans article, à la différence de Za 3,1-2
(l’adversaire qui accuse le grand prêtre Josué devant Dieu) et surtout de
Jb 1,6-9.12 ; 2,1-4.6-7 (l’accusateur céleste du juste). Une influence de Job
sur Chroniques n’est d’ailleurs pas impossible19. Satan serait alors un nom
propre dont l’action (inciter à pécher) s’oppose directement à celle de Joab
(retenir de pécher – contra Wright).
Qu’on adopte pourtant l’une ou l’autre voie quant à l’identité de ce per-
sonnage, il demeure que le chroniste fait preuve ici d’un scrupule théolo-
gique absent de Samuel, comme le note avec justesse Steven McKenzie20 :
« The reference to Satan has clearly been added to c to preserve the view
that Yhwh is holy and transcendent. It may be the work of Chr. » Quant au
verbe utilisé ici sâyat, « exciter », il a toujours un sens négatif en Chro-
niques (voir 2 Ch 18,2 ; 32,11.15)21. Dès lors ce travail de réécriture théolo-
gique s’inscrit dans l’approfondissement du monothéisme juif durant

15. BAILEY N., « David’s Innocence : A Response to J. Wright », JSOT 64 (1994),


p. 83-90.
16. KNOPPERS G., « Images of David in Early Judaism : David as Repentant
Sinner in Chronicles », Bib 76 (1995), p. 449-470. Interprétation que Knoppers
reprend dans son commentaire 1 Chronicles 10-29, p. 762-764.
17. JAPHET, 1 & 2 Chronicles, p. 374-375. C’est aussi l’avis d’autres
commentateurs récents, comme KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 741-742 et
p. 751, en appui sur Nb 22,22.32 ; 1 S 29,4 ; 2 S 19,23 ; 1 R 5,18 ; 11,14 ; 23,25 ;
Ps 109,6 ; ou MCKENZIE, 1-2 Chronicles, p. 170-171.
18. Tel est du moins l’avis de KLEIN R. W., 1 Chronicles (Hermeneia),
Minneapolis, Fortress Press, 2006, p. 418, pour qui il s’agit de Satan, figure
développée sous diverses nominations par l’apocalyptique juive ; ainsi en
Jubilés 17,15-18 = Gn 22,1, où Mastema suggère à Dieu de tester Abraham par le
sacrifice de son fils ; voir aussi Jubilés 48,2 = Ex 4,24.
19. WILLI T., Die Chronik als Auslegung, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht,
1972, p. 155-156 ; et WILLIAMSON H. G. M., 1 and 2 Chronicles (NCBC), Grand
Rapids - Londres, Eerdmans - Marshall, Morgan & Scott, 1982, p. 143-144.
20. MCKENZIE, The Chronicler’s Use, p. 67.
21. Avec Knoppers, contre Wright.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI303

l’époque perse, évitant tout à la fois d’introduire une vision dualiste22 et de


faire de Yhwh un « piégeur » pour son peuple.
Mais on peut noter encore bien d’autres écarts dans cette réécriture. Plus
que le passage du style direct (discours) au style indirect (narratif), une autre
modification du chroniste réoriente totalement le texte-source : aux v. 1-2,
l’auteur évite le plus possible la dualité « Juda et Israël » (2 S 24,1) au profit
d’une visée plus unitaire du peuple (1 Ch 21,1-2.4), ce qui correspond à sa
visée d’un « tout Israël » rassemblé derrière David (voir 1 Ch 11-12)23. C’est
du reste une image unitaire d’Israël qui est produite tout au long du récit
chronistique (v. 1.2.3.4.7.12.14 ; 22,1)24, expliquant en partie la non-reprise
de l’élément géographique de 2 S 24,5-8, qui, de plus, ne correspondait
guère à la modeste étendue de la province perse de Yehud aux Ve-
IVe siècles25. Ce même souci conduit à d’autres modifications du texte, dans
la description de l’étendue de la peste :

2 S 24,13 « dans ton pays » 1 Ch 21,12 « dans tout Israël »

2 S 24,15 « de Dan à Béer-Shéva » 1 Ch 21,14 « en Israël »

Dans ce registre géographique, relevons enfin l’expression du v. 2 « de


Béer-Shéva à Dan » qui, propre au chroniste (voir encore 2 Ch 30,5), traduit
un point de vue judéen26.
Par la suite, à la formulation très vague de l’objection de Joab en 2 S 24,3
qui porte sur la lourdeur de la tâche, le chroniste substitue au v. 3 une for-
mulation beaucoup plus théologique : il s’agit d’une faute (’ašmah) dont
Israël serait victime. Le vocabulaire fait intervenir la notion sacerdotale de
culpabilité, réclamant selon Lv 5,7 s. (’ašam) ou Lv 22,16 (’ašmah) un sacri-

22. En réaction sans doute au symbolisme religieux perse opposant le principe de


la Lumière (Ahura-Mazda) et le principe des Ténèbres (Ahriman).
23. MCKENZIE, The Chronicler’s Use, p. 67-68, tout en discutant de la Vorlage de
ce verset, conclut : « Thus, Chr. clearly follows his Vorlage. The one exception may
be C’s reading ‫ את־ישראל‬where SM has ‫בכל־שבטי ישראל‬. »
24. Aussi, nombre de commentateurs (Curtis et Madsen ; Rudolph ; Williamson ;
Braun ; Klein ; etc.) voient-ils dans la mention de Juda séparé en 1 Ch 21,5c une
glose inspirée de 2 S 24,9c ; pour autant, le problème des nombres différents n’est
pas résolu, à moins d’y voir une Vorlage différente de SamuelTM. Plus généralement
sur cette question, voir ABADIE Ph., « L’identité d’Israël dans le livre des
Chroniques », dans : ARTUS O. et FERRY J. (éd.), L’identité dans l’Écriture,
hommage au professeur Jacques Briend (Lectio divina 228), Paris, Éd. du Cerf,
2009, p. 185-202.
25. Voir aussi LEMKE, « Synoptic Studies », p. 62-63.
26. Voir 1 Ch 13,5 ; 2 Ch 19,4 ; 30,5 – sans oublier Ne 11,30.
304 PHILIPPE ABADIE

fice de réparation pour le péché commis ; d’où le refus de Joab d’inclure


dans le recensement Lévi et Benjamin. Mais contrairement à ce qu’en dit
J. Wright27, qui interprète ce refus comme une faute de Joab (il n’a pas in-
clus Lévi dans un recensement à caractère militaire !), il s’agit plutôt d’une
action positive selon le chroniste : Joab se refuse à recenser la tribu sacerdo-
tale de Lévi et le lieu où se trouve le Temple28, car l’une et l’autre sont un
bien propre à Yhwh qui ne saurait être inclus dans la faute. Or qui connaît
Joab, et sa brutalité en Samuel (du meurtre d’Abner à celui d’Absalom), ne
peut qu’ici sourire… à moins de relire le texte à la lumière de Nb 1,47-54 :
1 47 Quant aux lévites, eu égard à leur tribu paternelle, ils ne furent pas recen-
sés au milieu [des fils d’Israël]. 48 Yhwh parla à Moïse : 49 « Il n’y a que la tribu
de Lévi dont tu ne feras pas le recensement et dont tu ne dresseras pas l’état parmi
les fils d’Israël. 50 Tu chargeras les lévites de la demeure de la charte, de tous ses
accessoires et de tout son matériel. Ils la porteront avec tous ses accessoires, ils en
assureront le service et ils camperont tout autour. 51 Quand la demeure partira, les
lévites la démonteront ; quand la demeure s’arrêtera, les lévites la monteront. Le
profane qui s’approcherait sera mis à mort. 52 Les fils d’Israël camperont chacun
dans son camp, chacun dans son groupe d’armée. 53 Quant aux lévites, ils campe-
ront autour de la demeure de la charte, ce qui évitera un déchaînement de colère
contre la communauté des fils d’Israël. Les lévites assureront le service de la de-
meure de la charte. » 54 C’est ce que firent les fils d’Israël ; ils firent exactement
ce que Yhwh avait ordonné à Moïse.
C’est d’ailleurs ce qu’accomplit David lui-même en chargeant les lévites
du transport de l’arche (1 Ch 15,12-13) avant de leur confier un statut de
gardiens permanents à Jérusalem en 16,4 s.

3. David coupable ou pécheur par ignorance ?


Propre au chroniste, le v. 7 constitue le tournant du récit : « Cette chose fut
mauvaise aux yeux de Dieu (wayyérac becênê ha’élôhîm cal-haddabar hazzeh)
et il frappa Israël. » Il est d’autant plus intéressant qu’il rappelle étroitement le

27. WRIGHT, « The Innocence of David », p. 95.


28. Selon Jos 18,28, et une lecture possible de Dt 33,12, Jérusalem appartient au
territoire de Benjamin, raison pour laquelle nous ne pouvons suivre ici MCKENZIE,
The Chronicler’s Use, p. 68. Voir cependant les jugements assez prudents de
KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 753 ; et de MCKENZIE, 1-2 Chronicles, p. 172-
173. Rejetant la suggestion de Wellhausen et Benzinger (Jérusalem appartient au
territoire de Benjamin), KLEIN, 1 Chronicles, p. 421-422, propose une autre
explication : Benjamin n’est pas inclus dans le recensement à cause du sanctuaire de
Gabaon où résidait alors la Demeure (voir 1 Ch 16,39 ; 2 Ch 1,3) ; il reprend ainsi
une suggestion de CURTIS E. L. et MADSEN A. A., A Critical and Exegetical
Commentary of the Books of Chronicles (ICC), Édimbourg, T & T Clark, 1910,
p. 248.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI305

jugement divin en 2 S 11,27 : « Et fut mauvaise la chose qu’avait faite David


aux yeux de Yhwh (wayyérac haddabar ’ášer-casah dâwìd becênê yhwh) »,
alors même que le chroniste ne rapporte pas l’adultère de David29. Dès lors la
séquence narrative s’en trouve fortement modifiée : en 2 S 24,10, David me-
sure de lui-même l’étendue de sa faute, signe qu’il était averti du mal commis
à recenser un bien qui n’appartient qu’à Dieu ; à l’inverse, en 1 Ch 21, ce n’est
qu’à la vue du châtiment qui frappe Israël (v. 7) que David prend conscience
de sa faute (v. 8). Remarquons au passage la reprise à 2 S 24,10 du verbe
nâkah « frapper » en 1 Ch 21,7. Une telle inversion n’est pas sans rappeler la
manière dont Pharaon, frappé par Dieu30, a pris conscience aussi de sa faute
(Gn 12,17-18), alors qu’il ignorait tout du mal commis (prendre la femme
d’un autre). De tout autre manière que ne le fait Wright, cette lecture inno-
cente grandement David aux yeux du lecteur : le roi a agi par ignorance et
imprudence. Plus encore, elle souligne en quoi la prise de conscience de la
faute entraîne une confession immédiate. Aussi G. Knoppers31 souligne-t-il
avec raison l’erreur qu’il y a à s’étonner de trouver dans le livre un épisode en
apparence contraire à la vision idéalisée de David. Bien au contraire, le recen-
sement permet au chroniste de tracer le portrait d’un roi pécheur par igno-
rance, mais capable de repentir et d’intercession pour son peuple. Dès lors,
l’image de David en sort grandie, et le roi devient un modèle de croyant pour
le lecteur du livre, dans la ligne des psaumes de pénitence qui portent son
nom32. À l’inverse, J. Wright a tort de voir cette innocence dans le fait que
David achève la tâche incomplète de Joab (v. 6) en choisissant l’emplacement
du Temple pour le personnel cultuel33.

29. Voir KLEIN, 1 Chronicles, p. 422. Plus loin, Klein rapproche aussi le texte du
chroniste de Gn 12,17-18.
30. Même si le verbe hébreu diffère un peu : « Et Yhwh frappa (verbe nagac au
piel) Pharaon de grandes frappes, et sa maison, à cause de Saraï, l’épouse
d’Abram » ; ce qui anticipe sur Ex 11,1 où Yhwh va envoyer « une unique frappe »
(néga‘ ’éhad) à l’Égypte, c’est-à-dire la mort des premiers-nés.
31. KNOPPERS, « Images of David in Early Judaism », p. 449-454, notamment
quand il écrit : « In my judgment, David’s acknowledged culpability does not
disqualify him from serving as a paradigmatic figure to the Chronicler’s postexilic
audience. The Chronicler’s portrayal of David is more complex. The stress on
Davidic’s responsibility may be understood in the context of a larger movement
characterized by wrongdoing, confession, intercession, renewed obedience, and
divine blessing […]. Approaching David as the model of a repentant sinner
elucidates prominent features of the Chronicler’s version of the census story »
(p. 454).
32. Par exemple Ps 32,1-5.
33. WRIGHT, « The Innocence of David » p. 99 : « The closest antecedent is not
the completion of the census, but its incompletion : Joab’s refusal to count Benjamin
and Levi (v. 6). In 1 Chron. 21,7-15a, then, God smites Israel, not because David
306 PHILIPPE ABADIE

Dès lors, l’analyse assez fine des v. 7-8 révèle le mode de réécriture théo-
logique du chroniste. Celui-ci n’innove jamais totalement mais, prenant
appui sur des modèles scripturaires – ici la réinterprétation du récit de Sa-
muel à l’aide de Gn 12,17-18 et de modèles psalmiques – il produit son
propre récit, selon un procédé assez proche du midrash ; nous en verrons
plus loin d’autres exemples34.
À l’inverse, la description de « l’ange de Yhwh » au v. 12, et plus encore
au v. 16, est plus problématique. Son attestation en 4QSama appelle à moins
y voir un développement angélologique du chroniste qu’une fidélité à une
Vorlage hébraïque différente de SamuelTM35. Il convient de noter trois choses
cependant qui trahissent la réécriture du chroniste. En premier, l’action de

count Israel, but because Joab refuses to complete the census as David commanded
[…]. The census is not evil ; the failure to complete it is. »
34. Ce procédé d’écriture est assez constant chez le chroniste, comme le montre
KLEIN R. W., « Abijah’s Campaign against the North (II Ch. 13). What were the
Chronicler’s Sources ? » ZAW 95 (1983), p. 210-217.
35. Même avis dans les commentaires de JAPHET, 1 & 2 Chronicles, p. 381-382,
WILLIAMSON, 1 and 2 Chronicles, p. 146, KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 747-
748 ; KLEIN, 1 Chronicles, p. 415-416 ; MCKENZIE, 1-2 Chronicles, p. 174-175. Voir
aussi MCKENZIE, The Chronicler’s Use, p. 55-56 et 69 ; et DILLARD, « David’s
Census », p. 95. Voici le texte de 4QSama 24,16 : « Et David leva les yeux et il vit
l’Ange de Yhwh dressé entre la terre et les cieux, et son épée tirée dans sa main et
tendue contre Jérusalem. Et David et les Anciens tombèrent sur leur face, se
couvrant eux-mêmes de sacs », qu’il convient de comparer à 1 Ch 21,16 : « Et David
leva les yeux et il vit l’Ange de Yhwh dressé entre la terre et les cieux, et son épée
tirée dans sa main et tendue contre Jérusalem. Et David, et les Anciens, recouverts
de sacs, tombèrent sur leur face » – sans oublier FLAVIUS JOSÈPHE, AJ 7, 327 :
« L’ange étendit son bras jusqu’à Jérusalem, où il déchaîna aussi le fléau. Le roi se
revêtit de sac, s’étendit à terre et supplia Dieu, lui demandant de s’apaiser enfin et de
se contenter de ceux qui étaient déjà morts. Comme il levait les yeux, le roi aperçut
l’ange traversant les cieux qui se dirigeait vers Jérusalem, l’épée dégainée. » Au vu
de légères différences cependant, McKenzie estime que « 4QSama and CM have
copied the reading from independent Vorlagen of the same text type », tandis que
« the minus in S is apparently the result of haplography motivated by
homoioarchton, wayyomer dawîd […] wayyissa’ dawîd ». Plus sans doute que
d’autres points assez mineurs (voir p. 56-57), cet exemple permet de conclure avec
McKenzie, p. 58, que « The textual evidence in the above passages, then, points to
the conclusions that Chr generally followed his Vorlage closely ». Voilà qui rend
d’autant plus intéressants les cas où le chroniste produit sa propre lecture
théologique du récit. À l’inverse cependant, ROFÉ A., « 4QSama in the Light of
Historical-Literary Criticism. The Case of 2 Sam 24 and 1 Chr 21 », dans : Biblische
und judaistische Studien, mélanges offerts à Paolo Sacchi, Francfort, Lang, 1990,
p. 113 (cité par KLEIN, 1 Chronicles, p. 424), voit en 4QSama un développement
tardif.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI307

l’ange n’a aucune autonomie (v. 15)36 – contrairement à 2 S 24,16. Que ce


trait provienne du chroniste lui-même ressort de la comparaison entre 2 Ch
32,21 : « Et Yhwh envoya un ange, qui fit disparaître tous les vaillants guer-
riers, les officiers et les dignitaires dans le camp du roi d’Assyrie » et 1 R
19,35 : « Et cette nuit-là, il advint que l’ange de Yhwh sortit et frappa dans le
camp des Assyriens. » En deuxième, à l’évidence, cette description a subi
l’influence de Nb 22,31 : « Et Yhwh dessilla les yeux de Balaam, qui vit
l’ange de Yhwh posté sur le chemin, l’épée nue à la main » (voir aussi
Jos 5,13-1537, et 2 Ch 32,21). En troisième, la finale du v. 16 met l’accent sur
l’attitude pénitente de David et des Anciens, tandis que sa requête au v. 17
fait de lui un intercesseur pour Israël. Tout en suivant d’assez près sa source,
le chroniste donne à la supplique du roi une tout autre ampleur :

2 S 24,17 Et David dit à Yhwh, quand il 1 Ch 21,17 Et David dit à Dieu :


vit l’ange qui frappait dans le peuple ; il « N’est-ce pas moi qui ai ordonné de
dit : « Voici : moi, j’ai péché et moi, j’ai dénombrer dans le peuple ? C’est
fauté, mais ceux-là – le troupeau –, moi qui ai péché et qui ai mal agi ;
qu’ont-ils fait ?
mais ceux-là – le troupeau – qu’ont-
Que ta main soit sur moi et sur ma mai-
son ! » ils fait ? Yhwh, mon Dieu, de grâce,
que ta main soit contre moi et contre
la maison de mon père, mais dans
ton peuple pas de fléau ! »

N’est-il pas significatif que le vocabulaire concernant le châtiment dont


souffre Israël passe de la narration (2 S 24,17b : « quand il vit l’ange qui
frappait dans le peuple ») à la supplique de David (1 Ch 21,17d : « mais
dans ton peuple, pas de fléau [maggepah] »), et qu’il introduise une tension
avec le fait que seul le roi se dit fautif ici (21,17b : « N’est-ce pas moi qui ai
ordonné de dénombrer dans le peuple ? ») ? Relevons aussi le subtil passage
du « peuple » (câm) à « ton peuple » (cammekâ), qui fait écho à l’intercession
de Moïse en faveur d’Israël en Ex 32,9-14 : quand Yhwh parle d’Israël cou-
pable de manière très extérieure (v. 9 : « Je vois ce peuple [hacam hazzeh], et
voici : c’est un peuple [cam] à la nuque raide »), Moïse apaise la face divine
en rappelant (v. 11) qu’il s’agit de « ton peuple » (becammekâ) – comme en
1 Ch 21,17d ; à la suite de cela, « Yhwh renonça au mal qu’il avait dit vou-
loir faire à son peuple (lecammô) » (v. 14). C’est sans doute là que la réécri-
ture théologique du chroniste déplace au mieux sa source, d’autant qu’elle
permet de relier l’attitude humble du roi, modèle de croyant, et la finale du

36. KLEIN, 1 Chronicles, p. 424 ; MCKENZIE, 1-2 Chronicles, p. 174.


37. MOSIS R., Untersuchungen zur Theologie des chronistischen Geschichtswer-
kes, Fribourg, Herder, 1973, p. 115-116.
308 PHILIPPE ABADIE

récit qui, tout à la fois, conclut l’épisode et introduit l’œuvre cultuelle à


venir (les chapitres 22-29, propres à l’auteur rappelons-le).

4. Le choix d’un lieu pour le Temple à venir


On en arrive ainsi à la dernière partie du récit qui commence au v. 19 et,
pour une grande part, est propre au chroniste. Aussi convient-il de citer in
extenso ce texte :

2 S 24,19 Et David monta, selon la pa- 1 Ch 21,19 Et David monta, suivant la


role de Gad, selon ce qu’avait ordonné parole de Gad qu’il avait dite au nom de
Yhwh. Yhwh.
20 Et Ornan se retourna, et il vit l’Ange ;
et ses quatre fils [qui étaient] avec lui
restèrent cachés, tandis qu’Ornan foulait
le blé.
20 Et Arauna regarda et vit le roi et ses 21 Et David vint vers Ornan ; et Ornan
serviteurs qui s’avançaient vers lui. Et observa et il vit David, et il sortit de
Arauna sortit et se prosterna devant le l’aire et se prosterna devant David, nez
roi, son nez contre terre. contre terre.
21 Et Arauna dit : « Pourquoi mon sei-
gneur le roi vient-il chez son servi- 22 Et David dit à Ornan : « Donne-moi
teur ? » David répondit : « Pour t’acheter le lieu (maqôm) de l’aire pour que j’y
l’aire et bâtir un autel à Yhwh, bâtisse un autel à Yhwh, pour sa pleine
de sorte que le fléau sera retenu loin du valeur en argent donne-le-moi et que soit
peuple. » retenu le fléau pesant sur le peuple ! »
22 Et Arauna dit à David : « Prends, et 23 Et Ornan dit à David : « Prends[-le]
que mon seigneur le roi fasse ce qui est pour toi, et que mon seigneur le roi fasse
bon à ses yeux ; vois : les bœufs pour ce qui est bon à ses yeux ; vois ! je
l’holocauste ; les traîneaux et l’attelage donne les bœufs pour les holocaustes, les
des bœufs pour le bois. » traîneaux à battre le blé pour le bois, et le
blé pour l’offrande ; le tout je [le]
donne ! »

23 Tout cela, Arauna le donna au roi, et


Arauna dit au roi : « Que Yhwh, ton 24 Mais le roi David dit à Ornan :
Dieu, veuille t’agréer ! » « Non pas ! Car je veux l’acheter pour sa
pleine valeur en argent : car je ne lèverai
24 Mais le roi dit à Arauna : « Non pas ! pas pour Yhwh ce qui [est] à toi pour
Car je veux l’acheter pour son prix, et je faire monter un holocauste gratuite-
ne ferai pas monter pour Yhwh, mon ment. »
Dieu, des holocaustes gratuitement. » 25 Et David donna à Ornan pour le lieu
(maqôm) de l’or, du poids de six cents
Et David acheta l’aire et les bœufs pour sicles.
cinquante sicles d’argent.
26 Et David bâtit là un autel à Yhwh, et
25 Et David bâtit là un autel à Yhwh, et il fit monter des holocaustes et des sacri-
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI309

il fit monter des holocaustes et des sacri- fices de paix, et il cria vers Yhwh qui lui
fices de paix. répondit par le feu, des cieux, sur l’autel
de l’holocauste.

Yhwh se montra propice au pays,


et le fléau fut retenu loin d’Israël. 27 Alors Yhwh ordonna à l’Ange de
remettre son épée dans son fourreau.
28 À ce moment-là, dès que David vit
que Yhwh lui avait répondu sur l’aire
d’Ornan le Jébusite, il sacrifia là.
29 Or la Demeure (miskan) de Yhwh
qu’avait faite Moïse dans le désert et
l’autel de l’holocauste [étaient] en ce
moment-là au haut lieu de Gabaon.
30 Mais David ne put s’y présenter pour
consulter Dieu, car il avait été épouvanté
par l’épée de l’Ange de Yhwh.

22,1 Et David dit : « C’est ici la Maison


de Yhwh Dieu, et c’est ici l’autel de
l’holocauste pour Israël. »

La comparaison synoptique met en lumière comment, à partir du v. 20, le


chroniste joue doublement du parallèle avec l’histoire de Gédéon. D’abord
lors de l’apparition de l’ange qu’on peut rapprocher de Jg 6,11 : « Et l’ange
de Yhwh vint, et il s’assit sous le térébinthe d’Ofra, qui [était] à Yoash, du
clan d’Avièzer ; et Gédéon, son fils, battait le blé dans le pressoir, pour le
soustraire à Madiân » ; puis dans l’accréditation divine de l’autel aux v. 26-
27 qui fait écho à Jg 6,21 : « Et l’ange de Yhwh envoya l’extrémité du bâton
qui [était] dans sa main, et il toucha la viande et les azymes. Et monta le feu
du rocher et il consuma la viande et les azymes. Puis l’ange de Yhwh alla
loin de ses yeux. » Le chroniste use encore d’un autre paradigme, de ma-
nière plus étroite que sa source, quand il utilise aux v. 22 et 24 l’expression
bekésep mâle’, « pour sa pleine valeur en argent » reprise à Gn 23,9, expres-
sion qu’on ne retrouve qu’en ces deux textes et nulle part ailleurs dans
l’Ancien Testament1. Nul doute que de tels traits appartiennent bien à
l’écriture midrashique de l’auteur qui, comme nous l’avons dit plus haut,
tisse son récit de références scripturaires implicites aux yeux du lecteur.
Mais il y a plus. Ainsi, à la différence de Samuel, le chroniste spécifie par
deux fois « le lieu » (maqôm2) aux v. 22 et 25, ce qui ne peut que renvoyer à

1. Voir KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 749 ; KLEIN, 1 Chronicles, p. 427.


2. COWLEY A., « The Meaning of mâqôm in Hebrew », JTS 17 (1916), p. 174-
176.
310 PHILIPPE ABADIE

à un espace sacré comme l’indique clairement 1 Ch 22,1 : « C’est ici la Mai-


son de Yhwh Dieu, et c’est ici l’autel de l’holocauste pour Israël. » Qu’il
s’agisse du « lieu » du Temple à venir ressort aussi de l’usage deutérono-
mique du terme maqôm1, et de la référence explicite qui est faite en 2 Ch
3,1 : « Et Salomon commença à bâtir la Maison de Yhwh à Jérusalem sur la
montagne du Moriyya, où Il était apparu à David, son père, dans le lieu
(bimqôm) qu’avait préparé David sur l’aire d’Ornan, le Jébusite. » On notera
en ce même verset l’allusion à l’épisode du Moriyya (Gn 22,2) qui fixe
l’emplacement du Temple là où Abraham avait offert à Dieu son fils Isaac
(Gn 22,2)2. Cela est d’autant plus pertinent que, dans la Genèse, cette of-
frande est suivie par les tractations pour l’achat de la grotte de Makpéla
(Gn 23), récit dont nous avons vu la reprise dans la réécriture midrashique
de 1 Ch 21,22 et 24 (achat de l’aire d’Ornan).
Vient alors, à partir du v. 26, une conclusion propre au chroniste. Du
simple achat de l’aire d’Arauna sur laquelle David érige un autel à Dieu (2 S
24,18-25), le récit chronistique se déploie en une véritable théophanie (1 Ch
21,18-30) qui n’est pas sans rappeler le feu céleste tombant sur l’offrande
d’Élie3, puisque l’écriture de 1 R 18,38 est reprise en 1 Ch 21,26 : « Et Da-
vid bâtit là un autel à Yhwh, et il fit monter des holocaustes et des sacrifices
de paix. Et il cria vers Yhwh qui lui répondit par le feu, depuis les cieux, sur
l’autel de l’holocauste. » De plus, le texte fait référence à l’investiture de
l’autel en Lv 9,23-24 :
Moïse et Aaron entrèrent dans la tente de la rencontre, puis ressortirent pour
bénir le peuple. Alors la gloire de Yhwh apparut à tout le peuple : un feu sortit de
devant Yhwh et dévora sur l’autel l’holocauste et les graisses. Tout le peuple vit
cela ; ils crièrent de joie et ils se jetèrent face contre terre ;
il anticipe aussi sur 2 Ch 7,1-3 :
Lorsque Salomon eut fini de prier, le feu descendit des cieux, il dévora
l’holocauste et les sacrifices, et la gloire de Yhwh remplit la Maison. Les prêtres
ne purent pas entrer dans la Maison de Yhwh, car la gloire de Yhwh avait rempli la
Maison de Yhwh. Tous les fils d’Israël virent descendre le feu et la gloire de Yhwh
sur la Maison, ils s’inclinèrent le visage contre terre sur le pavement et ils se pros-
ternèrent en célébrant Yhwh : « Car il est bon, car sa fidélité est pour toujours. »
Ce dernier texte est particulièrement éclairant en ce qu’il allie diverses réfé-
rences scripturaires, offrant à nouveau un bel exemple d’écriture midrashique :

1. KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 757-758 (avec renvoi à


Dt 12,5.11.14.18.21.26 ; 14,23.24.25 ; 15,20 ; Jos 9,27).
2. KALIMI I., « The Land of Moriah, Mount Moriah, and the site of Solomon’s
Temple in Biblical Historiography », HTR 83 (1990), p. 345-362.
3. KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 750 et 759 ; KLEIN, 1 Chronicles, p. 428.
DAVID, PÉCHEUR ET CONVERTI311

Ex 40,34-35 2 Ch 7,1-3 Lv 9,23-24


34
La nuée couvrit la Tente 1 Lorsque Salomon eut fini 23 Moïse et Aaron entrè-
de la Rencontre de prier, rent dans la Tente de la
Rencontre, en ressortirent
et bénirent le peuple.
Alors apparut la Gloire de
Yhwh à tout le peuple.
le feu descendit des cieux,
il dévora l’holocauste et 24 Et un feu sortit de de-
et la Gloire de Yhwh les sacrifices, et la Gloire vant Yhwh et consuma
remplit la Demeure. de Yhwh remplit la Mai- sur l’autel l’holocauste et
son. les graisses.
35
Or Moïse ne put entrer
dans la Tente de la Ren- 2 Les prêtres ne purent pas
contre ; car demeurait sur entrer dans la Maison de
elle la Nuée, Yhwh, car la Gloire de
et la Gloire de Yhwh Yhwh avait rempli la
remplis- sait la Demeure. Maison de Yhwh.

3
Tous les fils d’Israël Tout le peuple regarda et
virent descendre le feu et ils crièrent de joie et ils
la Gloire de Yhwh sur la tombèrent sur leur face.
Maison, ils s’inclinèrent
le visage contre terre sur
le pavement et ils se pros-
ternèrent en célébrant
Yhwh : « Car il est bon,
car sa fidélité est pour
toujours. »

Dans ce travail de réécriture, le chroniste combine des récits exodiques qui


pourtant se rapportent à des réalités différentes : dédicace de la Demeure du
désert (Ex 40,34-35) et consécration de l’autel des sacrifices (Lv 9,23-24). De
plus, à son habitude, l’auteur tend à identifier deux objets – la Demeure et la
Tente (voir 1 Ch 21,29 et 2 Ch 1,3), que la tradition biblique distingue. Ce
faisant, s’opère un travail d’unification des figures, une référence à la totalité
de l’histoire, ici le temps exodique perçu comme archétype du temps salo-
monien vers lequel pointe la finale du récit de 1 Ch 21 et surtout l’ensemble
des chapitres 22-29 en lesquels David offre à son fils son legs cultuel (per-
sonnel du Temple et plan du sanctuaire, reçu de la main de Dieu).
312 PHILIPPE ABADIE

Notons enfin que l’allusion à la Demeure de Yhwh, construite au désert


par Moïse, ainsi qu’à l’autel de l’holocauste, tous deux présents alors sur le
haut lieu de Gabaon (v. 29)1, prépare la version chronistique du songe de
Gabaon (voir 2 Ch 1,3-5) qui fait de Salomon le constructeur du Temple,
l’héritier des traditions mosaïques et de son père David2. De ce dernier il
reçoit le modèle (tabnît) du Temple (1 Ch 28,19), comme Moïse avait reçu
au Sinaï le modèle (tabnît) de la Demeure (Ex 25,9.40).

1. Certains commentateurs – notamment KNOPPERS, 1 Chronicles 10-29, p. 759-


760, avec une argumentation solide – y voient cependant une addition tardive, qui
réinterprète les v. 26 (v. 26a autel = v. 28b ; v. 26b invocation vers Yhwh = v. 28a) et
v. 27 (v. 27a Yhwh = v. 30c ; v. 27b l’Ange = v. 30b ; v. 27c l’épée = v. 30a). Déjà
WELCH A., The Work of the Chronicler, Londres, Oxford University Press, 1939,
attribuait ces versets à une relecture sacerdotale du livre. Mais selon un tout autre
point de vue, il pourrait s’agir d’une parenthèse du chroniste destinée à expliquer la
dualité des lieux de culte (dans le même sens, 1 Ch 16,39-40) ; voir en ce sens
KLEIN, 1 Chronicles, p. 429, qui considère le v. 28 « as a protasis followed by the
apodisis in 22 : 1 », et les v. 29-30 comme a parenthesis. Quant à MCKENZIE, 1-
2 Chronicles, p. 176, il évite de trancher entre ces points de vue : « In the final
segment of this account (21 : 28 - 22 : 1), verses 28-30 are a parenthetical remark
by the Chronicler or a later interpolation. »
2. ABADIE Ph., « Le songe de Gabaon (1 R 3,1-15 ; 2 Ch 1,1-18) », dans : RÉSEAU
DE RECHERCHE EN NARRATIVITÉ BIBLIQUE, Regards croisés sur la Bible. Études sur
le point de vue (Lectio divina hors série), Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 143-155.
JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

QUELLE ARTICULATION THÉOLOGIQUE


ENTRE SACERDOCE ET ROYAUTÉ ?
À propos du psaume 110 relu dans l’épître aux Hébreux,
à la lumière du Commentaire de saint Thomas d’Aquin

Parmi les textes3 qui fondent l’argumentation de l’épître aux Hébreux, le


Ps 110 occupe une place particulière4. Il est en effet présent d’un bout à
l’autre de l’épître sous forme de citations ou d’allusions. Il associe en
l’appliquant au même personnage deux fonctions, le sacerdoce et la royauté,
qui sont au cœur de la théologie de l’épître. Cet article voudrait explorer
l’articulation entre sacerdoce et royauté, d’une part dans le psaume 110, puis
dans l’épître aux Hébreux qui le relit en l’appliquant au Christ, enfin dans la
théologie de l’interprète, à la fois exégète et théologien systématique, qu’est
saint Thomas d’Aquin.

1. Sacerdoce et royauté dans le psaume 110


Les difficultés que suscite l’interprétation du psaume 110 sont multiples
et nous ne pouvons pas nous y attarder dans le cadre de cette étude. Signa-
lons simplement que la différence essentielle entre la version hébraïque du
psaume dans le texte massorétique (TM) et sa version grecque dans la Sep-
tante (LXX) réside dans le v. 3, qui est l’un des versets les plus difficiles du
psautier5. Comme l’a montré Adrian Schenker6, la version de la LXX a

3. Cet article est le fruit du travail effectué au cours d’un atelier animé avec
Antoine Guggenheim, professeur de philosophie et de théologie à la faculté Notre-
Dame et directeur du pôle de recherche du Collège des Bernardins, Paris. Qu’il soit
ici remercié de nos échanges à cette occasion.
4. Voir, entre autres travaux récents, KURIANAL J., Jesus our High Priest. Ps 110,4
As The Substructure of Heb 5,1-7,28 (European University Studies XXIII/693),
Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 ; JORDAAN G. J. C. et NEEL P., « From
Priest-King to King-Priest : Psalm 110 and the Basic Structure of Hebrews », dans :
HUMAN D. J. et STEYN G. J., Psalms and Hebrews. Studies in Reception
(LHB.OTS/JOTS 527), New York - Londres, T & T Clark, 2010, p. 229-240.
5. Voir à ce sujet SCHENKER A., « Critique textuelle ou littéraire au Ps 110 (109),
3. Les initiatives de la Septante et de l’édition protomassorétique à la fin du IIIe ou
au IIe siècle », dans : HIMBAZA I. et SCHENKER A. (éd.), Un carrefour dans l’histoire
314 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

toutes les chances d’être antérieure à celle du TM. Indépendamment de ce


fait, elle est celle que cite l’épître aux Hébreux et sera donc notre version de
référence dans le cadre de cette étude.
Nous nous limiterons ici à une question précise : comment et pourquoi le
sacerdoce et la royauté sont-ils ici associés ? Le plus souvent, la réponse
donnée par les commentaires se situe sur un plan historique : dans la période
du second Temple, la fonction royale n’étant plus assurée par la dynastie
davidique, le grand prêtre assumait de fait la fonction sacerdotale et la
charge du gouvernement de la communauté7. D’où l’association des deux
fonctions, royale et sacerdotale, au même personnage8. Cette explication
n’est pas sans difficulté en raison des divergences quant à la datation du
psaume9 mais surtout, elle n’affronte pas la question théologique de
l’articulation entre les deux fonctions royale et sacerdotale. Or c’est le point
qui nous intéresse ici.
Afin de percevoir cette articulation dans le psaume lui-même, nous étu-
dierons d’abord son mouvement, puis nous élargirons notre recherche
d’abord dans le corpus du psautier puis dans l’ensemble de l’Ancien Testa-
ment avant de revenir à la question qui nous intéresse.

1.1. Le mouvement du psaume


Ce psaume, que la souscription associe à David, se caractérise par deux
prises de parole divines explicites : la première est un oracle introduit
par εἶπεν ὁ κύριος (TM : ‫ נאם‬YHWH) qui concerne un personnage appelé à
siéger à la droite de YHWH ; la seconde, plus solennelle, est un serment
introduit par ὤμοσεν κύριος (TM : ‫ נשבע‬YHWH) qui se rapporte au sacerdoce
et n’est pas sans rappeler le serment fait à David (Ps 89,4.35-36 ; 132,11). À
cela il faut ajouter dans la LXX, au v. 3, une parole sans formule introductive
mais qui ne peut se rapporter qu’à Dieu et n’est pas sans rappeler Ps 2,7 : ἐκ

de la Bible. Du texte à la théologie au IIe siècle av. J.-C. (OBO 233), Fribourg -
Göttingen, Academic Press - Vandenhoek und Ruprecht, 2007, p. 112-130.
6. Voir SCHENKER, « Critique textuelle », p. 123 : « La LXX comme traduction se
situe entre les deux formes textuelles, la Vorlage hébraïque et sa modification dans
le TM. »
7. Voir, par exemple, VESCO J.-L., Le psautier de David traduit et commenté, t. II
(Lectio divina 211.2), Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 1057-1058.
8. Cette association des deux fonctions se traduit en Za 6,13 par la bonne entente
entre le roi et le grand prêtre, mais pas encore par le fait qu’elles sont assumées par
un unique personnage.
9. Erich Zenger remarque que les positions sur ce point vont de la période de la
royauté à l’époque hasmonéenne. Voir ZENGER E., « Psalm 110 », dans : HOSSFELD
F.-L. et ZENGER E., Psalmen 101-150 übersetzt und ausgelegt, Fribourg, Herder,
2008, p. 195-216 (ici p. 202).
A DÉFINIR 315

γαστρὸς πρὸ ἑωσφόρου ἐξεγέννησά σε (« du sein, avant l’étoile du matin, je


t’ai engendré »). La fin du psaume nous livre un récit de bataille (v. 5-7).
Dans le mouvement d’ensemble du psaume, le thème de la guerre domine
nettement, comme dans le psaume 2. Les v. 1-2 et 5-6 font explicitement
mention d’un combat : les « ennemis » sont mentionnés à deux reprises aux
v. 1 et 2, et le verbe « fracasser » (gr. Συνθλάομαι ; héb. ‫ )מחץ‬apparaît aux
v. 5 et 6. Le v. 7, dont l’interprétation est délicate, est en général interprété à
la lumière de ce combat. L’image du roi qui relève la tête après avoir bu en
chemin fait penser au repos après la victoire (« boire » : Jg 15,18-19 ; « re-
lever la tête » : Ps 3,4 ; 27,6). Dans l’imagerie de l’Orient ancien, c’est un
signe de triomphe et de domination1. On a donc ici un déroulement logique :
gique : la victoire promise aux v. 1-2 est obtenue au v. 7 après le récit d’un
dur combat mené soit par le Seigneur seul, soit, plus vraisemblablement, par
le Seigneur qui agit par le chef d’Israël à la droite duquel il se tient (v. 5).
Comme il est fréquent, un changement de sujet n’est pas mentionné mais
l’image du guerrier qui relève la tête convient bien au chef : alors que la tête
de ses adversaires a été fracassée (v. 6), il peut enfin relever la sienne (v. 7)2.
(v. 7)2.
Le thème du combat est, en revanche, totalement absent du v. 4 et quasi-
ment absent du v. 3 dans la LXX, si l’on excepte la mention de la puissance.
Dans la version grecque, la parole d’engendrement (allusion à 2 S 7,14)
confirme cependant la relation privilégiée du chef avec Dieu, ce qui est une
promesse de soutien divin (voir 2 S 7,15-16) comme dans le psaume 2.
Que vient faire alors le serment du v. 4 promettant un sacerdoce à perpé-
tuité dans cet enchaînement logique de promesse puis de récit de victoire ?
Certains commentateurs expriment leur perplexité devant cette bizarrerie3
qu’il s’agit maintenant d’expliquer. Pour cela nous élargirons notre enquête
en dehors du Ps 110, à l’intérieur de l’Ancien Testament.

1. Voir ibid., p. 213.


2. Le v. 2 incite à voir une implication du chef dans le combat depuis Sion
« jusqu’au cœur de l’ennemi » et le v. 5 s’adresse à lui. L’écho entre les ennemis
sous les pieds (v. 1) et le relèvement de la tête (v. 7) noté par Alonso Schökel va
également dans ce sens. Voir SCHÖKEL A. L. et CARNITI C., Salmos. Traducción,
introducciones y comentario, t. II (Nueva Biblia Española), Estella, Verbo Divino,
1994, p. 1374.
3. Zenger trouve le v. 4 « encombrant » (sperrig) dans le contexte du psaume.
Sans lui, on aurait un texte cohérent, avec une suite logique d’événements. Voir
ZENGER, « Psalm 110 », p. 205. Même interrogation chez SCHÖKEL, Salmos II,
p. 1370-1373.
316 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

1.2. Prière et combat en dehors du psaume 110


L’oracle divin du v. 1 comporte deux dimensions : une parole d’institution
qui prend effet dans l’immédiat (« siège à ma droite ») et une promesse dont
la réalisation est encore à venir (ce délai est marqué par le « jusqu’à1… »). La
situation est donc la suivante : comme dans le psaume 2, le Seigneur a sacré
son roi mais celui-ci se trouve affronté à ses ennemis. Le sacre du roi com-
porte en lui-même la promesse de la domination sur les ennemis mais il reste
à mener ce combat où Dieu doit donner la victoire.
Or les psaumes nous présentent souvent cette situation où un chef de-
mande au Seigneur une issue victorieuse. Le psaume 108, que l’on peut
rapprocher du psaume 110 par le fait qu’il fait partie du même petit en-
semble davidique (Ps 108-110 associés à David) est particulièrement carac-
téristique : on y voit un priant louer Dieu (v. 2-5), puis intercéder en
demandant que Dieu « sauve par sa droite » (v. 6-7), avant d’entendre la
réponse divine « dans le sanctuaire » (v. 8-10). Le psaume se termine par
une reprise de parole du priant (v. 11-14) affirmant sa foi au salut : « par
Dieu nous ferons un exploit et lui piétinera nos oppresseurs » (v. 14)2. De
même, dans le psaume 18 (= 2 S 22), attribué à David après que Dieu l’a
délivré de ses ennemis : David crie vers Dieu qui lui répond de son temple
(Ps 18,7) et intervient en sa faveur. Le roi obtient la victoire et met ses en-
nemis sous ses pieds (Ps 18,39). D’autres psaumes évoquent l’offrande d’un
sacrifice offert par le roi (Ps 20,3-4 ; 27,6, qui mentionne aussi le relèvement
de la tête). On pourrait dire d’une certaine manière qu’une victoire du roi
commence au temple dans la supplication – et peut-être le vœu – et s’achève
au temple dans l’action de grâce, normalement accompagnée d’un sacrifice
(Ps 54 ; voir 1183). Toutefois, il n’est pas dit dans ces psaumes que le roi
offre lui-même les sacrifices dans le temple en faisant office de prêtre,

1. Le Targum des psaumes précise : « attends à ma droite jusqu’à… » Zenger


interprète le ‫ עד‬hébreu dans le sens de « pendant que… » (whärend), mais cela ne
change pas fondamentalement le sens : il reste une concomitance entre le fait de
siéger à la droite de Dieu et le combat qui dure et suppose donc une autorité qui
n’est pas pleinement effective (ZENGER, « Psalm 110 », p. 207).
2. Ps 108,7-14 = Ps 60,7-14. Dans le psaume 60, il n’y a pas de prise de parole
d’un priant avant la parole du Seigneur.
3. Le psaume 118, qui exalte la droite de YHWH (v. 15-16) n’est pas associé à
David, mais il célèbre une victoire d’Israël sur les nations et la voix qui s’exprime
est celle du chef qui a connu le péril dans la bataille. Pour le lien entre la victoire
militaire et les offrandes, voir aussi Ps 76.
A DÉFINIR 317

même si certains textes en dehors du psautier nous montrent Saül, David et


Salomon offrant des sacrifices1.
Si nous élargissons notre enquête en dehors des psaumes, nous trouvons
un certain nombre de cas où la prière est la clé d’un heureux dénouement
dans la guerre (Ex 17,11-12 : Josué contre Amalek ; Is 37,14-20 : Ézéchias
contre les Assyriens). Il arrive aussi que les prêtres jouent un rôle décisif
dans la bataille. Outre le cas célèbre de Jéricho (Jg 6), on peut encore men-
tionner 2 Ch 20,1-23, où les lévites sont au premier plan : c’est précisément
« au moment où ils entonnaient l’exultation et la louange », exprimant la foi
du peuple à la suite du roi Josaphat, que le Seigneur donne la victoire à
Israël (22).

1.3. L’articulation entre sacerdoce et royauté dans le psaume 110


Dans aucun des textes que nous venons de parcourir nous ne voyons le roi
identifié au prêtre, mais il intercède par sa prière pour tout le peuple. À par-
tir du moment où le roi est « fils de Dieu » (Ps 2,7 ; 2 S 7,14 ; Ps 89,27 ;
Ps 110,3 LXX), il devient, par le fait de cette relation privilégiée avec
YHWH, un médiateur entre Dieu et les hommes capable de parler à Dieu au
nom de son peuple. Il fait offrir des sacrifices au nom de son peuple, soit
pour exprimer son désir de communion, soit pour rendre grâce. C’est non
seulement en menant ses troupes à la bataille mais aussi et surtout par sa
prière au temple qu’il obtient la victoire. Saur a bien mis en évidence le rôle
« passif » du chef dans le combat du psaume 110 qui est d’abord le combat
de YHWH « au jour de sa colère » (Ps 110,5), jour où il exerce sa royauté
universelle en « jugeant » les peuples (Ps 110,6)2. C’est le Seigneur, en ef-
fet, qui est le sujet de la plupart des verbes du psaume. La passivité du chef,
cependant, n’est pas totale : il doit s’engager dans la bataille dont l’issue, à
vues humaines, est incertaine. Si, comme c’est une constante des récits bi-
bliques de bataille, « ce combat n’est pas le vôtre mais celui de Dieu »
(2 Ch 20,15), sa prière n’est pas seulement un « adjuvant », elle est détermi-
nante. L’attitude de foi qu’elle implique est la réponse de l’homme à la pro-
messe divine de victoire.
Une promesse, en effet, comporte par sa nature même une part
d’incertitude dans la mesure où elle regarde l’avenir. C’est le cas pour
l’oracle de Ps 110,1. Les deux autres paroles divines, celle du v. 3 (LXX) et
celle du v. 4, sont, en revanche, des paroles certaines. La proclamation d’un

1. Voir 1 S 13,1-15 (Saül) ; 2 S 6 ; 2 S 24,25 (David) ; 1 R 3,1-15 (Salomon).


Surtout 1 R 8, notamment v. 54-55 ; 62 : Salomon bénit et offre des sacrifices. En
2 S 6,14, David porte l’éphod de lin du prêtre.
2. Voir SAUR M., Die Königspsalmen. Studien zur Entstehung und Theologie
(BZAW 340), Berlin, de Gruyter, 2004, p. 205-224 (ici p. 212).
318 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

serment irrévocable concernant le prêtre est la garantie que sa prière sera


entendue. De même qu’en Ps 2,8 le Seigneur enjoignait au roi de lui « de-
mander » l’héritage qui lui est dû en tant que fils, de même, dans le
psaume 110, le chef obtient la domination promise en la demandant par sa
prière sacerdotale dans le temple. En soi, il n’est pas nécessaire que le prêtre
et le chef politique et militaire soient la même personne. Cependant,
l’évocation du personnage de Melkisédeq, prêtre et roi, invite à voir le
même destinataire pour les trois paroles divines (selon la LXX).
On pourrait encore prolonger l’interprétation en observant qu’en 2 S 7,1
David habite/siège dans (ἐκαθίσεν ; ‫ )ישב‬sa maison après que le Seigneur lui
a donné la victoire sur ses ennemis. L’expression de la LXX de 2 S 7,1
(κύριος κατεκληρονόμησεν αὐτὸν κύκλῳ ἀπὸ πάντων τῶν ἐχθρῶν αὐτοῦ τῶν
κύκλῳ) met en valeur non le repos comme dans le TM mais l’héritage, ce
qui n’est pas sans rappeler Ps 2,8. De même, l’oracle de Ps 110,1 peut être
pleinement accompli lorsque le roi peut siéger, au sens premier du terme,
dans son palais, au retour de la bataille et prendre possession de son héritage
qui n’est plus contesté.
En résumé : l’autorité royale dont il est question dans le psaume 110 est
une autorité reçue, qui est une participation à la royauté divine universelle.
Elle est donnée au cours d’un sacre dans le temple, mais elle n’est reconnue
de fait qu’après un délai et cette reconnaissance exige un combat victorieux
contre les ennemis. Ce délai sollicite la foi de celui qui a reçu l’autorité
royale. Il exprime sa foi et celle de son peuple par la prière qui nécessite la
médiation du prêtre. L’oracle qui le consacre lui-même « prêtre pour
l’éternité » est la garantie que sa prière sera entendue. Il peut donc engager
le combat en toute confiance.

2. Le psaume 110 et l’articulation entre sacerdoce et royauté dans


l’épître aux Hébreux
Le psaume 110 est, on le sait, l’un des textes de l’Ancien Testament les
plus cités dans le Nouveau. Il apparaît très tôt dans l’expression de la foi
christologique de l’Église1. L’utilisation de Ps 110,4, cependant, est propre à
l’épître aux Hébreux et le psaume y apparaît comme un fil conducteur de
l’ensemble de l’exposé. Nous commencerons par prêter attention à cette
présence du psaume 110 tout au long de l’épître avant de nous attarder sur
un passage particulièrement significatif pour la question de l’articulation
entre sacerdoce et royauté et de reprendre cette question dans une synthèse
conclusive.

1. Voir à ce sujet GOURGUES M., À la droite de Dieu. Résurrection de Jésus et


actualisation du Ps 110 : 1 dans le Nouveau Testament, Paris, Gabalda, 1978.
A DÉFINIR 319

2.1. Le psaume 110 comme fil conducteur de l’exposé de l’épître


Le psaume 110, cité dans la version de la LXX, n’est bien sûr pas le seul
texte de l’Écriture qui sert d’appui à l’argumentation de l’auteur. D’autres
sont longuement cités et suscitent des commentaires substantiels, notam-
ment Ps 95/94,7-11 ; Ps 40/39,7-9 ; Jr 31,31-34. Cependant, la particularité
du psaume 110, contrairement à ces autres textes, est d’être cité ou évoqué
par simple allusion tout au long de l’épître, soit au v. 11, soit au v. 42. Sans
aller jusqu’à faire correspondre exactement la structure du psaume 110 et
celle d’Hébreux3, on peut le considérer comme un véritable fil conducteur
de l’argumentation de l’épître.
Les quatre premiers versets de l’épître sont traversés par un mouvement
qui, comme dans le psaume 110, va de la promesse au récit de la réalisation.
Le Fils « établi héritier de tout » au v. 2, n’hérite du nom qu’au v. 4, après le
« micro-récit4 » du v. 3 qui fait allusion à Ps 110,1 et, indirectement, à
Ps 110,4 : « après avoir fait la purification des péchés, il s’est assis à la
droite de la majesté dans les hauteurs. » Entre la promesse de l’héritage et
l’acquisition effective de la chose à hériter, il y a donc une action qui con-
siste à purifier les péchés – un acte sacerdotal – et s’achève par la session à
la droite de la majesté.
Comme l’a montré Guthrie5, on retrouve ce mouvement dans l’ensemble
de l’épître, où les citations de Ps 110,1 apparaissent à des endroits straté-
giques, avec également Ps 110,4 en arrière-fond. Le regard de l’auteur
commence par la session du Fils « dans les hauteurs », où il est supérieur
aux anges (He 1,3.13). Puis il le considère dans son abaissement (He 2,9),
avant de porter à nouveau son regard sur sa place « à la droite du trône de la
majesté dans les cieux » où il officie comme Grand Prêtre, « ministre du
sanctuaire et de la tente véritable » (He 8,1-2). Le lieu du trône où s’exerce
la royauté est donc aussi celui du sanctuaire où s’exerce le sacerdoce. C’est
là en effet que le Fils, prêtre et roi, règne déjà par l’exercice de son sacer-
doce en attendant que son règne soit définitivement établi sur ceux qui sont
en train d’être sanctifiés et cela par la déroute totale de ses ennemis
(He 10,11-14). En précurseur (πρόδρομος ; He 6,20), il a ouvert la voie du
sanctuaire, vers le repos véritable. Il devient ainsi l’initiateur (ἀρχηγός) du
salut et de la foi des disciples (He 2,10 ; 12,2).

1. Citations : He 1,13 ; allusions : 1,3 ; 8,1 ; 10,12-13 ; 12,2.


2. Citations : He 5,6 ; 7,17.21 ; allusions : 5,10 ; 6,20 ; 7,3.11.15.24.28.
3. JORDAAN et NEEL, « From Priest-King to King-Priest ».
4. Voir CARRIÈRE J.-M., « “Tenez bon !” Relire la lettre aux Hébreux », C.E. 151
(2010), p. 3-68 (ici p. 9).
5. GUTHRIE G. H., The Structure of Hebrews. A Text-Linguistic Analysis
(NT.S 73), Leyde, Brill, 1994, p. 123-126.
320 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

Sur la trame du psaume 110 viennent s’accrocher d’autres citations bi-


bliques, dont un certain nombre ont un mot ou une expression en commun
avec le psaume 110, à savoir :
– Ps 2,7, cité en He 1,5 et 5,5 : γεγέννηκά σε (je t’ai engendré ;
voir ἐξεγέννησά σε en Ps 110,3 LXX) ;
– Ps 45/44,7-8 cité en He 1,8-9 : ῥάβδος (sceptre ; voir Ps 110,2)
et εἰς τὸν αἰῶνα (pour l’éternité ; voir Ps 110,4) ;
– Ps 8,5-6.7b, cité en He 2,6-8 : ὑποκάτω τῶν ποδῶν αὐτοῦ (sous ses
pieds ; voir ὑποπόδιον τῶν ποδῶν σου = en marchepied de tes pieds ;
Ps 110,1) ;
– Ps 95/94,7-11, cité en He 3,7-11 : ὀργή (colère ; voir Ps 110,5) et ὤμοσα
(jurer ; voir Ps 110,4).
Ces réminiscences permettent à l’auteur de He d’interpréter le
psaume 110 à la lumière de textes de l’Écriture qu’il lit dans son unité,
comme unique Parole de Dieu exprimée de manières différentes « par les
prophètes » (voir He 1,1) et inspirée par l’Esprit-Saint (voir He 3,7 ; 10,15).
Il applique le principe herméneutique qui, selon l’évangile de Luc
(Lc 24,44-45), remonte à Jésus lui-même : relire l’ensemble de l’Écriture à
la lumière de son accomplissement dans le Christ.
Le psaume s’ouvre alors à de nouveaux sens. L’éclairage du psaume 110
par Ps 2,7 est mis tout particulièrement en relief : dans la chaîne de citations
qui va de He 1,5 à He 1,14, les citations de Ps 2,7 et Ps 110,1 encadrent les
autres citations et sont introduites l’une comme l’autre par la même question,
formulée de manière légèrement différente : « auquel des anges a-t-il jamais
dit… ? » Quant à la citation de Ps 110,4 en He 5,6, elle est immédiatement
précédée en He 5,5 par la citation de Ps 2,7. Cela conduit le lecteur à identi-
fier le personnage mystérieux du psaume 110 non seulement au roi dont le
psaume 2 nous raconte le sacre, mais surtout au Fils mentionné en He 1,2-3
et qualifié de « Fils pour l’éternité » en He 7,28 (en fusionnant Ps 2,7 et
Ps 110,4). Cela est renforcé par le fait que ce Fils est établi « héritier de
tout » (He 1,2 ; voir Ps 2,8). Par ailleurs, la victoire du roi, désigné comme
« Dieu », est celle de la justice et son trône, donc sa royauté, est aussi « pour
l’éternité » (Ps 45/44,7-8) : c’est le même qui est « Fils pour l’éternité », roi
« pour l’éternité » et « prêtre pour l’éternité ». Sa domination sur ses ennemis
est précédée d’un abaissement (Ps 8,5-7). Surtout, le jugement des ennemis
au jour de la colère divine devient le jugement d’Israël encourant un serment
de malédiction (Ps 95/94,7-11) qui met en péril le serment fait naguère à
Abraham et à sa descendance (voir He 6,13-14 citant Gn 22,16-17 LXX ;
He 11,8-10). Or, c’est bien la descendance d’Abraham – comprise dans un
sens large qui inclut les disciples du Christ (voir He 6,18) – qu’il s’agit de
libérer de « celui qui a le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable » (He 2,14-
16), afin de la faire entrer dans l’héritage promis (He 6,12-17).
A DÉFINIR 321

Comment s’articulent ces trois serments mentionnés dans l’épître : celui


du psaume 110, qui concerne un prêtre pour l’éternité et ceux du psaume 95
et de Gn 22, qui concernent Israël, descendance d’Abraham appelée à rece-
voir un pays en héritage et à y faire l’expérience du repos de Dieu ? C’est
dans la réponse à cette question que se trouve la clé de l’articulation entre
sacerdoce et royauté dans l’épître aux Hébreux et il nous faudra y revenir.
Il dépasserait le cadre de cette étude de faire un parcours d’ensemble de
l’épître, dont nous ne prétendrons pas donner une interprétation globale.
Pour le sujet qui nous intéresse ici, nous nous limiterons à un texte fonda-
mental situé comme une sorte de reprise à la fin de l’épître : He 10,10-14.
Dans ce passage centré sur l’effet sanctificateur du sacrifice du Christ,
l’auteur cite explicitement Ps 110,1 et mentionne le mot « prêtre » (ἱερεύς),
ce qui renvoie à Ps 110,4. Comme en 1 Co 15,24-25, Ps 110,1 est évoqué en
entier et en ne se limitant pas à la locution « siège à ma droite ».

2.2. La citation du psaume 110 en He 10,10-14 : l’exercice du sacerdoce


jusqu’à la victoire totale du Christ sur ses ennemis
Commençons par situer brièvement le contexte de ce passage. En He 8,1-
2, l’auteur a commencé à exposer le « point capital » de son propos, à savoir
que « nous avons un tel Grand Prêtre qui s’est assis à la droite de la majesté
dans les cieux, ministre du sanctuaire et de la tente véritable, celle qu’a dres-
sée le Seigneur et non un homme ». Suit un développement sur le ministère
de la nouvelle Alliance dans le sanctuaire céleste, qui se poursuit jusqu’en
He 10,181. Juste avant notre passage, l’auteur de He cite, en le mettant dans
la bouche du Christ « entrant dans le monde », Ps 40/39,7-9 LXX où le
psalmiste se présente pour faire la volonté divine écrite dans « le rouleau du
livre » (He 10,5-7). C’est dans cette volonté, volonté du Père assumée li-
brement par la volonté du Fils, que les croyants sont sanctifiés :
En cette volonté nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus
Christ une fois pour toutes. Alors que tout prêtre se tient debout chaque jour à of-
ficier en offrant plusieurs fois les mêmes sacrifices, lesquels ne peuvent jamais
enlever les péchés, celui-ci, en revanche, ayant offert un unique sacrifice pour les
péchés, à perpétuité s’est assis à la droite de Dieu, désormais attendant que soient
placés ses ennemis comme marchepied de ses pieds. Par une unique offrande, en
effet, il a mené à l’accomplissement à perpétuité ceux qui sont en train d’être
sanctifiés [He 10,10-14].
Si He 10,10-14 retrace le parcours du Fils tel qu’il est présenté en rac-
courci en 1,3 ; He 10,19-25 – qui fait écho à He 4,14-16 – en tire les consé-
quences pour les croyants invités à faire le même parcours. Entre les deux,
la citation de la prophétie de Jérémie (He 10,15-18) rappelle, dans la ligne

1. Voir à ce sujet GOURGUES, À la droite de Dieu, p. 110-119.


322 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

des prophètes, que la véritable sanctification (He 10,14) est la purification


du cœur (He 10,22), inséparable du pardon des péchés et de l’inscription de
la Loi dans les cœurs, caractéristique de la nouvelle Alliance.
Comment s’articulent sacerdoce et royauté d’après He 10,10-14 ? Là en-
core intervient la question du délai entre une promesse et sa réalisation. En
He 2,8, l’auteur s’interrogeait sur le fait que tout ne soit pas encore soumis
au Fils, contrairement à l’affirmation du psaume 8, compris comme prophé-
tie messianique. Une première réponse, nous l’avons vu, est celle de
l’abaissement du Christ, préalable à son exaltation (He 2,9). Cet abaissement
correspond, dans le psaume 110, au combat nécessaire à la prise de posses-
sion effective du siège promis par le Seigneur. Il concerne la vie terrestre du
Fils éternel devenu « semblable à ses frères » (He 2,17). Mais comment
comprendre qu’encore aujourd’hui, après son couronnement de gloire, tout
ne lui soit pas soumis et qu’il reste quelque chose à attendre ?
Même après l’exaltation du Christ à la droite du Père, il reste encore un
combat, celui de ses disciples contre celui qui détient le pouvoir de la mort
(He 2,14). Ce combat concerne encore le Fils, pourtant assis « à perpétuité »
à la droite de Dieu, dans la mesure où c’est avec ses disciples – qu’ils soient
appelés ses « frères » (He 2,11) ou ses « enfants » (He 2,13) – que le Fils
veut se présenter au Père (He 2,13). Il a ouvert la voie vers le repos dans le
sanctuaire céleste (He 10,20 ; voir He 4,10) mais il reste à ses frères à
l’emprunter (4,1.11), à « s’approcher avec pleine assurance vers le trône de
la grâce » (He 4,16), « avec un cœur véridique, dans la plénitude de la foi,
purifiés quant au cœur de la conscience mauvaise et lavés quant au corps
d’une eau pure » (He 10,22). Sur eux pèse, en cas de péché, « l’attente du
jugement » (He 10,27) dont la face positive est l’attente du salut : la deu-
xième venue du Christ « sans péché » délivrera en effet « ceux qui
l’attendent pour le salut » (9,28).
Cette attente fait écho à celle du Christ qui « attend » jusqu’à ce que ses en-
nemis soient placés sous ses pieds, un verbe ajouté par l’auteur de He à la
citation de Ps 110,1 en He 10,131. En attendant cette victoire définitive, le
Christ ne combat plus directement : sa position assise à perpétuité à la droite
de Dieu, le manifeste par opposition à celle des prêtres de la première Al-
liance, obligés de se tenir debout chaque jour pour offrir le sacrifice. Ce sacri-
fice, celui de son propre sang, il l’a offert une fois pour toutes (He 9,11-12).
L’auteur de He vit dans cette période d’attente qui sépare l’exaltation du
Christ « à la droite du Père » et son retour qui correspondra au rassemble-
ment de tous ses disciples dans le sanctuaire céleste, auprès du trône de la
grâce, rassemblement qui a déjà commencé (He 12,22-24). Ce temps est
marqué par le combat des disciples (He 10,32 ; 12,4), invités à fixer le regard

1. On trouve le même ajout dans le Targum. Voir plus haut, p. 00, n. 00.
A DÉFINIR 323

sur celui qui a ouvert pour eux la voie (He 12,2) : combat contre la persécu-
tion (He 12,3), mais aussi combat contre le péché qui peut aller « jusqu’au
sang » (He 12,4). C’est le combat de la foi et de l’espérance (voir He 11).
Que fait le Christ pendant ce temps du combat qui continue ? Il exerce
son sacerdoce dans le sanctuaire céleste pour permettre à la promesse
d’entrer dans le repos céleste de s’accomplir pour les croyants. Cette pro-
messe est la volonté éternelle de Dieu garantie par serment (voir He 6,16-
20). On peut repérer trois dimensions de ce sacerdoce :
1. La confession du Nom. Ayant traversé victorieusement l’épreuve, le
Christ exprime la confession du Nom. On peut ainsi comprendre
l’expression un peu étrange « apôtre et Grand Prêtre de notre confession »
(He 3,1), non pas comme désignant l’objet de la confession mais le sujet,
comme en 1 Tm 6,13 ὁμολογία (du Christ devant Pilate)1. Celui qui « an-
nonce le Nom à ses frères » (He 2,12) les invite à « tenir ferme la confes-
sion » (ὁμολογία ; He 4,14) : confession de l’espérance qui s’appuie sur la
promesse (He 10,23) et n’est autre que la confession du Nom. Cette confes-
sion du Nom dans l’épreuve est, pour les croyants, un « sacrifice de
louange » offert « par lui », le Christ, au Père (He 13,15). On peut donc dire
que le sacrifice du Christ est aussi le lieu d’une confession du Nom (comme
le sacrifice spontané du roi en Ez 46,122). Cette confession se poursuit main-
tenant qu’il est à la droite du Père et devient ainsi un évangile invitant à la
foi (He 4,2). Confiant en Dieu (ou encore « obéissant à », πεποιθώς) dans
l’épreuve (He 2,13 ; voir He 5,7), il a ouvert à ses frères la voie de
l’obéissance confiante, qui est une confession de l’espérance en la promesse.
Il est ainsi devenu l’initiateur de la foi (ἀρχηγός ; He 12,2) de ses disciples et
c’est par lui, « apôtre et Grand Prêtre de la confession », que passe désor-
mais leur confession du Nom.
Cette dimension du sacerdoce rejoint ce que nous avons pu comprendre
de l’articulation entre sacerdoce et autorité royale dans le psaume 110 : la
confiance en la puissance divine exprimée par le Grand Prêtre est la clé de la
victoire contre les ennemis. Il n’en va pas de même pour les deux points
suivants, qui sont nouveaux par rapport au psaume 110 et sont un dévelop-
pement à partir du sacerdoce propre à l’auteur de He.
2. L’intercession pour les pécheurs. Déclaré par serment irrévocable
« prêtre pour l’éternité » (He 7,21 reprenant Ps 110,4), le Christ est désor-
mais « toujours vivant pour intercéder en faveur » de « ceux qui

1. En Mt 10,32 (par. Lc 12,8) et Ap 3,5 le verbe ὁμολογέω a pour sujet le Christ


qui prononce le nom du fidèle devant son Père dans les cieux. C’est le propre du
prêtre, comme médiateur, de confesser le Nom de Dieu devant les hommes et de
« confesser » devant Dieu le nom des hommes dont il est solidaire. Voir plus loin, le
point 2, « L’intercession pour les pécheurs ».
2. Dans la LXX, le mot désignant ce sacrifice est ὁμολογία.
324 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

s’approchent, par lui, de Dieu » (He 7,25 ; voir 9,24), le juge céleste
(He 12,23). Il y a là une dimension nouvelle par rapport à l’exercice du sa-
cerdoce tel que nous le trouvons dans le psaume 110, qui n’évoque en au-
cune manière un quelconque péché d’Israël. L’interprétation de la « colère »
divine mentionnée au psaume 110 par le recours au psaume 95, nous l’avons
vu, fait des destinataires de la promesse l’objet de cette colère, à la place des
ennemis mentionnés en Ps 110,2. La désobéissance d’Israël appelait une
juste rétribution (He 2,2 ; voir 10,30) mais l’intercession, dans le sanctuaire
céleste, du Grand Prêtre ayant offert de façon définitive le sacrifice de son
propre sang obtient la rédemption des fautes commises (He 9,14-15).
3. La sanctification. L’offrande de ce sacrifice fait plus que d’obtenir sim-
plement le pardon. Elle procure une sanctification qui va jusqu’au cœur, car
c’est le cœur qui, d’après le psaume 95, s’était endurci dans la désobéissance
(voir He 3-4). He 9,13-14 établit un parallèle entre la sanctification « en vue
de la pureté de la chair » opérée par le sang des animaux et la purification de
la conscience opérée par le sang du Christ. Sans cette sanctification qui va
jusqu’à la purification du cœur (ou de la conscience) des œuvres mortes, il est
impossible de « servir le Dieu vivant » (He 9,14 ; voir 10,22)1. Cette sanctifi-
cation est le fondement de la « repentance des œuvres mortes et de la foi en
Dieu » (He 6,1). Sans elle, comme l’avaient compris les prophètes, le rachat
des fautes ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau, soldant le poids du passé
mais ne permettant pas de fonder l’espérance en la réalisation de la promesse,
puisque demeurerait la menace de l’endurcissement du cœur.

2.3. L’articulation entre sacerdoce et royauté dans l’épître aux Hébreux


On comprend alors la coexistence en He 10,10-14 du thème de la sanctifi-
cation avec celui de la domination sur les ennemis. La purification du cœur
opérée par « l’unique offrande » qui sanctifie (He 10,10.14 ; voir 2,11 ;
12,14 ; 13,12) accomplit la prophétie de Jr 31 (rappelée en He 10,15-18).
Elle permet en un certain sens de dominer sur l’ennemi (voir Ps 110,2), à
savoir celui qui détient le pouvoir de la mort et réduit en esclavage la des-
cendance d’Abraham (He 2,14-16). Celle-ci devient alors capable de rece-
voir « l’éternel héritage » auquel elle a été appelée (He 9,15). Cette
« libération/rédemption (λύτρωσις) éternelle » du pouvoir de l’ennemi fut
acquise « une fois pour toutes » (He 9,12 ; voir 10,14) par une offrande dont
l’efficacité doit encore se déployer dans le temps en gagnant chaque généra-
tion de croyants jusqu’au jugement final. Offerte « par l’Esprit éternel »
(He 9,14), elle dépasse en effet les limites du temps. C’est pourquoi, à
quelques versets d’intervalle, l’auteur de He peut désigner les bénéficiaires

1. On ne peut entrer dans le lieu saint qu’en état de sainteté (voir Jos 5,15) et cette
sainteté consiste essentiellement en la pureté du cœur (voir Ps 24,3-4).
A DÉFINIR 325

de l’unique offrande du Christ à la fois comme « ceux qui ont été sancti-
fiés » (ἡγιασμένοι ; participe parfait passif de ἁγιάζω ; 10,10) et comme
« ceux qui sont en train d’être sanctifiés » (ἁγιαζομένους ; participe présent
passif de ἁγιάζω ; 10,14).
L’auteur de l’épître aux Hébreux transpose ainsi le combat politique du
psaume 110 au plan d’un combat spirituel, le combat contre « le péché qui
conduit à la mort » pour reprendre une expression de 1 Jn 5,16. Le Fils éta-
bli par avance héritier de toute chose, à qui il est promis de siéger sur le
trône pour l’éternité, descend dans l’arène pour mener son combat pour la
justice : abattre celui qui détient le pouvoir de la mort et tient captive la
descendance d’Abraham. Mais le pouvoir de la mort est lié au péché qui
détourne du Dieu vivant. Il s’agit non seulement de « guérir », à savoir obte-
nir le pardon pour les péchés commis, mais aussi de prévenir, à savoir lutter
contre « l’endurcissement du cœur » dans l’incrédulité et la désobéissance.
L’un comme l’autre sont des actes sacerdotaux : l’intercession du Grand
Prêtre qui offre le sacrifice obtient le pardon des péchés (He 5,1-3 ; 7,25), et
le sacrifice qui scelle l’Alliance nouvelle obtient la purification des cœurs.
Dès lors, la voie ouverte par le précurseur vers le sanctuaire céleste
(He 6,20) – à la fois lieu du trône, lieu du culte et lieu du repos en présence
de Dieu selon notre vocation céleste – peut être empruntée par la descen-
dance d’Abraham à sa suite. Loin d’encourir le serment du châtiment, elle
peut bénéficier de la bénédiction promise par un autre serment, antécédent :
elle entre dans l’héritage, ou encore dans le repos promis.
La façon dont s’articulent les trois serments mentionnés dans l’épître
s’éclaire à la lumière de ce qui précède : la parole solennelle du serment qui
institue le Fils comme Grand Prêtre définitif garantit la possibilité d’accéder
à la promesse faite jadis à Abraham par serment et de conjurer un autre ser-
ment, celui de la malédiction promise aux cœurs endurcis. Le nouveau Josué
est inséparablement un nouveau Moïse et un nouvel Aaron. Le sacrifice de
ce Grand Prêtre assume toutes les dimensions des sacrifices de la première
Alliance, mais il les dépasse par son caractère définitif et son efficacité éter-
nelle. C’est bien là le « point capital » de l’exposé de l’auteur : l’institution
d’un Grand Prêtre éternel change complètement les conditions de l’Alliance,
au point qu’on peut véritablement parler d’une Alliance nouvelle, à la suite
du prophète Jérémie1. La promesse de cette Alliance est le repos céleste,

1. Certains des rapprochements établis par l’auteur de He avaient déjà été opérés
dans certains courants de la tradition juive (voir 11Q 13, où le personnage de
Melkisédeq est associé au jugement eschatologique précédé de la liturgie de
l’expiation du Yom Kippour). Mais il n’est jamais question d’un parcours terrestre
de ce personnage céleste qui siège dans la gloire et encore moins d’un parcours
marqué par la défaite et la mort.
326 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

repos donné déjà au Christ, nouveau David assis sur son trône d’éternité
après son combat contre la mort.
Il nous reste maintenant à voir comment cette articulation entre sacerdoce
et royauté a pu être envisagée par un commentateur de l’épître aux Hébreux,
reconnu comme un théologien hors pair : saint Thomas d’Aquin.

3. Sacerdoce et royauté d’après le Commentaire de saint Thomas d’Aquin

3.1. L’enseignement biblique de Thomas d’Aquin


La majeure partie de l’enseignement de Thomas d’Aquin consiste en des
commentaires de l’Écriture. C’était à son époque le cœur de l’enseignement
de la théologie1, à un moment où dans l’Université naissante les deux
chaires, celle de lecteur en Écriture sainte et celle de lecteur en théologie,
commencent seulement à être séparées. L’interprétation de l’Écriture se fait
pour lui dans le cadre de la confession de foi, ce qui ne le dispense pas d’une
étude précise du sens littéral, fondement de toute l’interprétation2. Les pré-
supposés confessants de l’exégèse médiévale n’empêchent pas son caractère
scientifique selon l’état de la science de ce temps3. À la suite de l’exégèse
des Pères, saint Thomas tient l’unicité de « l’auteur principal » de l’Écriture,
à savoir Dieu. Cela implique que la Bible est un ouvrage inspiré, un corpus
constitué dont Jésus est le « maître d’exégèse4 ». Saint Thomas aura ainsi
largement recours aux rapprochements intertextuels, notamment avec le
corpus paulinien auquel appartient l’épître selon lui (voir le prologue de son
Commentaire).

1. Voir CHENU M.-D., Introduction à la lecture de saint Thomas d’Aquin,


Montréal - Paris, Institut d’études médiévales - Vrin, 19743, chap. VII, « Les
commentaires sur la Bible », p. 199-225. On trouvera dans ce chapitre une bonne
introduction à l’approche exégétique de saint Thomas. Voir aussi WEINANDY T. G.,
KEATING D. A. et YOCUM J. P. (éd.), Aquinas on Scripture. An Introduction to his
Biblical Commentaries, Londres - New York, T & T Clark, 2005, notamment
chap. 9 : WEINANDY T. G., « The Supremacy of Christ : Aquinas’ Commentary on
Hebrews », p. 223-246.
2. « Tous les sens sont fondés sur le sens littéral et on ne pourra argumenter qu’à
partir de lui » (Somme théologique, Ia, q. 1, art. 10, ad 1). On trouvera dans le corps
de l’article la synthèse de la façon dont saint Thomas percevait l’articulation des
différents sens de l’Écriture, à la suite des Pères de l’Église.
3. Voir DAHAN G., « Exégèse patristique et médiévale », dans : Théologie
(Mention), Paris, Eyrolles, 2008, p. 67-86 (ici p. 74).
4. Voir sur les « présupposés herméneutiques » de l’exégèse médiévale le chapitre
consacré à ce sujet dans DAHAN G., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident
médiéval XIIe-XIVe siècle (Patrimoines Christianisme), Paris, Éd. du Cerf, 1999,
p. 37-73.
A DÉFINIR 327

Dans son enseignement, le théologien médiéval, à la suite de Hugues de


Saint-Victor, commence par coller à la lettre du texte (littera) pour parvenir
à en dégager le sens obvie (sensus) et déboucher sur son intelligence pro-
fonde (sententia) mise en valeur dans une expositio1. L’expositio engendre
spontanément la quaestio et, comme le remarque Chenu, « souvent
l’exégèse se développe en recherche doctrinale, en argumentation, en raison
de convenance, et, parfois longuement, en réfutation d’erreurs. Ainsi passe-
t-on insensiblement de l’exégèse à la théologie2 ».
Le Commentaire de l’épître aux Hébreux3 fut donné par saint Thomas
sous forme de cours, vraisemblablement alors qu’il rédigeait la première
partie de la Somme théologique. Le lecteur qui s’y plongerait en pensant y
trouver l’équivalent d’un ouvrage moderne serait vite dérouté. Le commen-
tateur ne dispose pas des avancées récentes dans l’étude de la rhétorique
ancienne, de la philologie et de l’histoire du monde juif et des communautés
chrétiennes du début de notre ère. Attentif à la lettre, il lit cependant la Bible
dans la traduction latine de la Vulgate. Surtout, il organise son Commentaire
selon une structuration qui s’appuie non sur des données textuelles factuelles
(parallélismes, inclusions, chiasmes, par exemple) mais sur la recherche de
l’intention de l’auteur, à savoir Paul, et de l’articulation de son raisonnement
telle qu’il la perçoit4. Toutefois, son attention aux questions théologiques en
fait un commentaire riche et digne d’intérêt5.
Saint Thomas ne se pose pas en tant que telle la question de l’articulation
entre sacerdoce et royauté. Certaines de ses remarques et de ses rapproche-
ments intertextuels permettent néanmoins d’éclairer ce point particulier en
prolongeant l’effort théologique de l’épître aux Hébreux. Nous nous conten-

1. Voir CHENU, Introduction, p. 214-215.


2. Ibid., p. 216.
3. Voir la traduction française de Bralé (Louis Vivès, 1869). Cette traduction qui
n’est plus éditée est disponible sur le site http://docteurangelique.free.fr, 2004 ; trad.
reprise et corrigée par Charles Duyck, 2008. C’est celle que nous utiliserons, en la
corrigeant parfois d’après le latin. Les numéros de paragraphes (§) sont donnés
d’après l’édition latine de Raphaël Cai, Turin - Rome, Marietti, 1953. Ce
commentaire a fait l’objet d’une étude récente : GUGGENHEIM A., Jésus-Christ,
grand prêtre de l’ancienne et de la nouvelle alliance. Étude du commentaire de saint
Thomas d’Aquin sur l’Épître aux Hébreux, thèse de l’École cathédrale, Paris, Parole
et Silence, 2007.
4. « L’intention qui préside à un passage commande sa division ; la division
précise à son tour les articulations qui marquent le développement de la réflexion de
l’auteur. Elle ouvre à l’exposition de deux ou trois intentions subordonnées, qui
appellent de nouvelles divisions, etc. » (GUGGENHEIM, Jésus-Christ, p. 628). On en
trouve un bon exemple au § 326, à propos de la structure du chapitre 7 de l’épître.
5. Pour une étude de l’herméneutique que saint Thomas met en œuvre dans son
commentaire de Hébreux, voir ibid., p. 613-724.
328 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

terons ici de son analyse de He 10,13-14, afin de prolonger l’étude que nous
venons de faire. Mais auparavant, reprenons quelques préalables évoqués
par le commentateur à propos de He 1,3 et qui éclairent ses développements
ultérieurs.

3.2. L’interprétation de He 1,3 dans le Commentaire d’Hébreux : la


purification des péchés comme œuvre positive
Une lectio entière du cours sur Hébreux est consacrée à He 1,3 (§ 24-43).
Il dépasserait le cadre de cette étude de développer la richesse de cette lec-
tio1. Nous nous centrerons sur un point précis : en quoi consiste la purifica-
tion des péchés opérée par le Christ avant sa session à la droite du Père ?
Écoutons saint Thomas :
Il appartient aussi au Christ de purifier du péché à raison de la nature divine et
de ce qui est propre au Fils [proprietatis Filii].
D’abord à raison de la nature divine, parce que la coulpe ou le péché est à pro-
prement parler [proprie] le mal de la créature raisonnable ; or ce mal ou le péché
ne peut être réparé que par Dieu. Car le péché a son siège dans la volonté ; or
Dieu seul peut agir sur elle et la déterminer (Jr 17,9 s.) : « Le cœur de l’homme
est corrompu, il est impénétrable. Qui pourra le connaître ? C’est moi, moi qui
suis le Seigneur. Etc. » [§ 38].
Selon le professeur médiéval, il y a dans la purification des péchés un as-
pect de réparation du mal dans le cœur de l’homme qui n’appartient qu’à
Dieu. En citant Jr 17,9, saint Thomas pense-t-il aussi à Jr 31, cité dans
l’épître aux Hébreux ? C’est vraisemblable. Il est certain qu’il y a une cohé-
rence dans le livre de Jérémie entre le constat du cœur « corrompu » et
l’annonce de la Loi écrite dans les cœurs par le Seigneur que saint Thomas
commentera au § 404 à propos de He 8,10a. Le message des prophètes
d’Israël comporte la dénonciation du péché inscrit dans le cœur de l’homme
(voir le thème de l’endurcissement du cœur en He 3,8.12.15 ; 4,7), mais
aussi l’annonce que Dieu peut en venir à bout (voir aussi Ez 36). Outre
Jr 17,9, l’exégète théologien appuie aussi son affirmation sur Is 43,25 (Dieu
détruit le péché) et Mc 2,7 (Dieu seul peut remettre les péchés).
Suivent quatre raisons pour lesquelles il appartient au Fils de purifier les
péchés, elles aussi appuyées sur des références scripturaires prises en dehors
de l’épître aux Hébreux (§ 39). Elles montrent que cette purification n’est
pas seulement l’ablution d’une impureté, mais qu’elle est une œuvre posi-
tive : elle s’apparente à une recréation qui « répare » ce qui en l’homme est

1. Voir à ce sujet ibid., p. 409-415.


A DÉFINIR 329

faussé et l’oriente à nouveau vers l’héritage promis1 en lui rendant la sagesse


et la ressemblance avec son créateur. Et saint Thomas de conclure : « ainsi
donc nous voyons qu’il appartient au Christ de purifier les péchés à raison
de la nature humaine et à raison de la nature divine. » C’est parce qu’il est
Dieu et homme que le Christ peut réaliser cette œuvre positive de la purifi-
cation des péchés dans l’homme2.
Puis vient la quaestio qui relance un développement théologique : « Mais
comment opère-t-il cette purification des péchés ? » (§ 40.) Le théologien
envisage alors de façon systématique toutes les dimensions du péché et de
ses conséquences (la perversité de la volonté ; la tache que laisse le péché
dans l’âme ; la dette de la peine ; l’esclavage du démon), et la manière dont
le Christ agit pour nous en libérer. Là encore, l’œuvre de purification appa-
raît comme une œuvre positive qui ne se limite pas à tirer un trait sur le
passé (laver la tache et payer la dette) : il s’agit aussi de rectifier la volonté
et de libérer de l’esclavage du démon3.
Limitons-nous au premier point. Puisque Dieu seul peut agir sur la volon-
té (voir plus haut § 38), cette rectification de la volonté ne peut être qu’une
« grâce » :
Il y a dans le péché, premièrement, la perversité de la volonté, qui porte l’homme
à s’écarter du bien immuable : pour rectifier cette volonté, le Christ lui a donné la
grâce justifiante (Rm 3,24) : « Étant justifiés gratuitement par sa grâce » [§ 40].
Le recours à Rm 3,24 est significatif : cette œuvre hors de portée de l’être
humain – qui ne peut être justifié par ses actes (voir Rm 3,20-23) – est un
don gratuit de Dieu par le Christ, obtenu par l’offrande de son sang comme
« instrument de propitiation » (Rm 3,25). C’est donc par la grâce justifiante
que le Christ rectifie la volonté. De quelle manière ? Il faudrait ici ouvrir le
dossier de la théologie de la grâce chez saint Thomas4, ce qui nous entraîne-
rait trop loin, mais nous reviendrons sur ce point dans la section suivante.
Contentons-nous de relever que pour saint Thomas, la purification des pé-
chés comporte le don de la grâce qui justifie et « rectifie ».

1. Comme héritier, il permet la réintégration dans l’héritage perdu (Gn 3,23 ;


Rm 8,17 ; Ga 4,4-5). L’héritage est un thème très présent dans He. Voir He 1,2.4.14 ;
6,12-17 ; 9,15 ; 11,7.9 ; 12,17.
2. « Le fondement de l’aptitude du Christ à exercer le service et le labeur
douloureux de la purification des péchés (He 1,3b) pour parvenir comme homme à
la dignité et à la gloire de la session à la Droite (He 1,3c), est la vie trinitaire du
Christ » (GUGGENHEIM, Jésus-Christ, p. 414).
3. Dans la mesure ou servitude du démon et servitude du péché vont donc de pair,
selon Jn 8,34. On peut voir dans cette libération la conséquence de la rectification de
la volonté (voir le premièrement) qui réoriente la volonté vers le bien immuable.
Voir aussi § 142, à propos de He 2,14.
4. Voir, dans la Somme théologique, Ia IIae, q. 109 à 114.
330 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

C’est cette œuvre positive de la purification des péchés que saint Thomas
va mettre en valeur en s’interrogeant sur le sens de la « sanctification » en
lien avec la session à la droite en He 10,13-14.

3.3. L’interprétation de He 10,13-14 dans le Commentaire d’Hébreux :


l’efficacité de la sanctification pendant le temps de l’attente
Nous avons vu que He 10,13 cite Ps 110,1 en soulignant l’attente de la
victoire totale sur les ennemis. En commentant ce verset, saint Thomas re-
marque que l’attente du Christ n’indique pas « une sorte d’anxiété » comme
chez les hommes. En effet, tous seront soumis au Christ à la fin (voir
Ps 8,8), que ce soit de par leur volonté ou contre leur volonté, car tous seront
soumis à sa justice. Cette attente procède donc de la volonté de miséricorde
du Christ (Is 30,18 venant ici à l’appui ; § 498).
D’où vient l’affirmation de cette « volonté de miséricorde » sur laquelle
saint Thomas ne s’étend pas ? Il l’a déjà évoquée plus haut à propos de
He 4,16. Le commentateur a alors distingué « le trône de la grâce » du
« trône du jugement » à venir. Le premier concerne le présent qui est le
temps de faire miséricorde (tempus miserendi), le temps où précisément la
grâce libère du péché et aide à agir bien pour obtenir miséricorde (ut mise-
ricordiam consequamur ; § 238). L’attente du Christ n’est donc pas une
attente passive : il met à profit le délai avant le jugement définitif pour
« faire miséricorde », à savoir agir dans le cœur des croyants par sa grâce.
C’est dans cette perspective que l’exégète théologien va commenter le verset
suivant (He 10,14), qui évoque la sanctification des fidèles :
En disant (v. 14) : « Car par une seule oblation, etc. », l’Apôtre assigne la rai-
son de ce qu’il vient de dire, à savoir pourquoi il s’est assis comme Seigneur, et
non comme un ministre, ainsi que se tenait le prêtre de l’ancienne loi ; […] « par
une seule oblation, il a achevé », c’est-à-dire, rendus parfaits. Et cela en nous ré-
conciliant et en nous unissant à Dieu, comme à notre premier principe, « ceux
qu’il a sanctifiés pour toujours », parce que la victime du Christ1, qui est Dieu et
homme, a une efficacité éternelle pour sanctifier (ci-après, 13,12) : « Jésus, de-
vant sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors la porte de Jérusa-
lem. » C’est, en effet, par le Christ que nous devenons parfaits et que nous
sommes unis à Dieu (Rm 5,2) : « C’est par lui que nous avons entrée par la foi en
cette grâce, etc. » [§ 499].
Puisque He 10,13, en citant Ps 110,1, affirme que c’est comme Seigneur
que le Christ s’est assis et non comme ministre (donc serviteur), l’auteur de
l’épître en donne la raison en He 10,14. Le commentateur analyse : c’est
parce que l’offrande du Christ, à la fois Dieu et homme, réalisée une fois
pour toutes, a « une efficacité (virtus) éternelle pour sanctifier ». En quoi

1. La victime offerte par le Christ, à savoir lui-même.


A DÉFINIR 331

consiste cette sanctification ? En la réconciliation et l’union avec Dieu « par


le Christ » qui donne accès à la grâce. Il faut sans doute comprendre ici : du
fait qu’il est Dieu et homme.
L’affirmation selon laquelle le Christ, par son unique offrande qui nous
sanctifie, non seulement nous rend parfaits (ce qui est affirmé par He 10,14)
mais aussi nous unit à Dieu par la grâce (ce qui ne figure pas en He 10,14)
est un prolongement théologique qui semble évident à l’interprète. Le lec-
teur moderne, en revanche, s’interroge : d’où vient-il ? Il s’enracine dans le
commentaire de He 8,10 (citation de Jr 31,33) qui précède et auquel saint
Thomas ne fera que renvoyer à propos de He 10,15-18 (§ 500).
a. En He 8,10b, l’épître cite Jr 31,33c : « Je serai pour eux Dieu et eux se-
ront pour moi un peuple. » Saint Thomas voit dans la formule d’alliance
classique exprimant l’appartenance mutuelle de Dieu et de son peuple
l’affirmation de la parfaite conjonction (coniunctio) de l’homme à Dieu dans
la nouvelle Alliance (§ 405). Il précise :
Il faut savoir que pour que l’homme s’unisse à Dieu, le secours de la grâce di-
vine lui est indispensable, car l’homme ne saurait s’élever jusqu’à cette union par
sa propre force (Jr 31,3) : « Je vous ai aimée, ô fille de Sion, d’un amour éternel,
je vous ai attirée à moi par la compassion que j’ai eue de vous. » L’Apôtre ex-
prime donc d’abord cette union du côté de Dieu ; ensuite du côté de l’homme
(v. 10) : « et ils seront mon peuple. » Il dit donc : et je serai leur Dieu. Par le nom
de Dieu on entend la providence en général. Dieu se montre donc notre Dieu,
quand il prend soin de nous et quand il attire à lui nos cœurs, ce qu’il fait particu-
lièrement pour les justes [§ 406].
Le commentateur explique plus loin, à propos de He 9,1, que l’accès de
l’homme à Dieu est le but de l’institution de l’ancienne comme de la nou-
velle Alliance. Cela suppose du côté de l’homme d’une part l’éloignement
du péché par la justification, d’autre part l’union (unio) à Dieu par la sancti-
fication (§ 414). Or l’union à Dieu nécessite « le secours (auxilium) de la
grâce » qui attire l’homme (§ 406). Si c’est la sanctification qui réalise
l’union, on peut donc dire qu’elle suppose le don de la grâce, qui est le
propre de la nouvelle Alliance par rapport à l’ancienne (§ 415). La théologie
de la grâce est sous-jacente à toute l’interprétation de saint Thomas. Elle
n’est pas étrangère à la thématique de l’épître aux Hébreux1, mais le docteur
médiéval la met particulièrement en relief.

1. Le mot « grâce » (χάρις) est utilisé à plusieurs reprises dans l’épître aux
Hébreux : 2,9 (par la grâce de Dieu le Christ a goûté la mort) ; 4,16 (le trône de la
grâce ; trouver grâce pour une aide opportune) ; 10,29 (l’Esprit de la grâce) ; 12,15
(être privé de la grâce de Dieu) ; 12,28 (avoir la grâce par laquelle on rend un culte à
Dieu) ; 13,9 (le cœur fortifié par la grâce) ; 13,25 (salutation finale).
332 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

Le don de la grâce nous vient par la médiation sacerdotale du Christ


Grand Prêtre qui sanctifie le peuple des croyants1. La citation de Rm 5,2
(l’accès à la grâce par la foi au Christ) à propos de He 10,14 (qui évoque la
sanctification des croyants) n’arrive donc pas par hasard sous la plume de
saint Thomas. Il cite six fois Rm 5,2 dans son Commentaire, à partir du
chapitre 7 d’Hébreux. Voyons dans quel contexte :
– Rm 5,1-2, à propos de He 7,19 ; 7,25 ; 12,23. Saint Thomas relie ici assez
naturellement l’accès à la grâce par le Christ (Rm 5,2) au fait de s’approcher
de Dieu par le Christ, un thème cher à l’épître (7,19.25 ; 12,22-23).
– Rm 5,2, à propos de He 10,14 ; 12,28 et 13,21. He 12,28 et He 13,21
mentionnent tous deux l’agir bon du croyant, un agir « agréable » à Dieu.
On retrouve à ce propos ce qui était déjà affirmé aux § 38 et 40 à propos de
la purification des péchés en He 1,3, à savoir l’œuvre de « rectification » de
la volonté par la grâce.
He 12,28 fait ainsi explicitement référence à la « grâce » par laquelle les
croyants servent Dieu, dans le contexte du Royaume qui leur est déjà donné.
Le commentateur ajoute : « ce que nous espérons, nous le possédons déjà,
c’est-à-dire la grâce que nous recevons comme une sorte de commencement
de la gloire (quoddam gloriae inchoativum). » Pour lui, la grâce (dans la
mesure où elle unit à Dieu) est à la fois les prémices du royaume éternel
espéré et le moyen par lequel on y parvient. Rm 5,2 exprime cette tension
féconde entre la grâce déjà donnée par la foi au Christ et l’espérance de la
gloire (§ 723). La grâce permet aussi de servir Dieu avec une intention
droite et par amour, donc par une obéissance intérieure de plus grande va-
leur à ses yeux que l’obéissance extérieure (§ 724).
En He 13,21, l’auteur de l’épître émet le souhait que Dieu lui-même
donne au croyant la capacité d’agir bien en faisant la volonté divine. Saint
Thomas précise : « telle est la volonté de Dieu : il veut que nous voulions. »
Dieu seul peut disposer notre volonté de l’intérieur (ici Pr 21,1 vient à
l’appui) car il opère en l’homme « le vouloir et le faire, selon ce qu’il lui
plaît » (Ph 2,13). Et cela est donné par Jésus Christ, « car c’est par lui… »
(Rm 5,2) [§ 770].
L’utilisation de Rm 5,2 dans le commentaire de He 10,14 s’éclaire à la
lumière de ces développements sur la grâce. Elle est appelée par le contexte
proche, à savoir la citation de Jr 31,33 interprétée comme la promesse d’une
union avec Dieu. La grâce unit à Dieu et rectifie la volonté en vue d’une
obéissance libre, intérieure, à la volonté divine. C’est en cela que consiste
l’œuvre de sanctification réalisée par l’offrande du Christ évoquée en
He 10,14. Dès lors, celui qui se coupe de « l’Esprit de la grâce » en profa-

1. Voir GUGGENHEIM, Jésus-Christ, p. 231-232, qui renvoie au § 239.


A DÉFINIR 333

nant le sang dans lequel il a été sanctifié (He 10,29) se prive aussi de la mi-
séricorde et encourt le jugement.
b. Au sujet de cet « Esprit de grâce », il nous faut encore faire un pas de
plus. Dans l’épître aux Romains, Rm 5,2 fait partie d’une petite unité de
sens qui va jusqu’à Rm 5,51, où est mentionné le don de l’Esprit-Saint :
« l’espérance ne déçoit pas car l’amour de Dieu a été répandu dans nos
cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné. » En Rm 5,1-5, justification
par la foi, accès à la grâce et don de l’Esprit-Saint sont intrinsèquement liés.
Or lorsqu’il a commenté He 8,10a, où l’auteur de Hébreux reprend
l’oracle de Jr 31,33b au sujet de la Loi écrite dans les esprits et dans les
cœurs, saint Thomas a fait le lien avec le don de l’Esprit : « Ce même Esprit
[qui éclaire l’intelligence pour connaître] détermine la volonté à faire le
bien. » Il a alors cité à l’appui de son affirmation Col 3,14 (« revêtez-vous
de charité »), Rm 5,52 et 2 Co 3,3 (la lettre écrite avec l’Esprit de Dieu dans
les cœurs) [§ 404]. Ici le théologien prolonge à nouveau l’affirmation de
l’auteur de l’épître par un rapprochement entre l’accomplissement de la
prophétie de Jérémie et le don de l’Esprit, rapprochement déjà opéré implici-
tement par Paul en 2 Co 3,3.
À propos de He 10,29, où sont associés le Christ, le sang de l’Alliance qui
sanctifie et « l’Esprit de la grâce », il citera encore Rm 5,5 associé à Jl 2,283
(le don de l’Esprit ; cité dans le discours de Pierre en Ac 2,17) et 2 P 1,4 (le
don du Fils, comme don le meilleur que Dieu nous fasse). C’est l’événement
de la Pentecôte qui sera alors discrètement évoqué par la citation de Jl 2,28
(§ 528). Au paragraphe suivant (§ 529), à propos du « sacrement de la Pas-
sion », saint Thomas cite He 9,14. En commençant cette citation par
l’évocation du sang : « le sang du Christ qui par l’Esprit-Saint s’est offert
lui-même immaculé à Dieu » (Vulgate), le commentateur fait implicitement
le rapprochement entre le sang qui sanctifie et le don de l’Esprit. Il ouvre
ainsi à la dimension sacramentelle de la Passion.
Pour l’auteur médiéval, la sanctification opérée par le Christ dans le cadre
de l’Alliance nouvelle (voir He 10,10-18) s’éclaire donc par le recours à
Rm 5,1-5 mis en relation avec Jr 31,33 : c’est par la grâce donnée par la foi
en Jésus – à savoir l’amour de Dieu répandu dans les cœurs par l’Esprit-
Saint, « Esprit de la grâce » (He 10,29) – que l’on peut parvenir au
Royaume, et que déjà on le possède de façon inchoative en étant uni à Dieu.
Seul l’Esprit répandu dans le cœur peut y inscrire la Loi, et mouvoir de

1. Les citations de saint Thomas supposent connu le contexte d’où elles sont
tirées. Voir GUGGENHEIM, Jésus-Christ, p. 18.
2. Rm 5,5 sera encore cité à propos de He 10,29 et 12,21.
3. Selon la numérotation de la Vulgate, qui correspond à Jl 3,1 dans la
numérotation du TM et de la LXX.
334 JEAN-FRANÇOIS LEFEBVRE

l’intérieur la volonté à agir bien. Ce rapprochement intertextuel, dans la


ligne théologique de 2 Co 3,3 (on pourrait aussi citer Rm 8,1-5), est bien
dans la manière de l’auteur de l’épître aux Hébreux, qui puise largement
dans le trésor des Écritures pour étayer sa démonstration, mais à une diffé-
rence près : Thomas d’Aquin ne se limite pas au corpus de l’Ancien Testa-
ment, puisque entre-temps le Nouveau Testament est devenu lui aussi
Écriture sainte dans l’Église.
À propos de He 13,21, qui évoque l’agir bon du disciple, saint Thomas
observera encore que l’on peut amener des personnes à agir bien de deux
manières : soit de l’extérieur par la persuasion ou le commandement, soit de
l’intérieur (§ 770). On pourrait dire que c’est par la grâce qui unit à Dieu que
le Christ assis à la droite du Père commence déjà à régner, « désormais at-
tendant que soient placés ses ennemis comme marchepied de ses pieds »
(He 10,13). Cette domination n’est pas extérieure mais intérieure, dans les
cœurs. Régner, pour le Christ, c’est aussi « faire miséricorde » en rendant
l’homme capable de s’unir à Dieu. La grâce donne non seulement
l’espérance mais déjà le commencement de la gloire vécue dans le
Royaume, l’accès auprès du Père dans l’Esprit (Ep 2,18). Elle est obtenue
par le geste sacerdotal de l’unique offrande dont l’efficacité sanctificatrice
est éternelle.

Conclusion
Le psaume 110 nous présente un combat militaire en vue d’exercer une
autorité politique en dominant les ennemis. Cette autorité reçue de Dieu sera
rendue effective par la victoire promise mais encore à conquérir. Demander
avec foi la victoire est la clé d’une heureuse issue, et le serment solennel
instituant un prêtre pour l’éternité garantit que cette prière sera entendue.
Comment ce psaume guerrier peut-il être appliqué au Christ humilié sur la
croix et exalté dans sa résurrection ? En transposant le combat politique dans
le registre spirituel du combat contre « celui qui détient le pouvoir de la
mort », le diable, celui qui garde en esclavage la descendance d’Abraham,
l’empêchant d’entrer dans l’héritage promis, le repos de Dieu. En lisant le
psaume 110 dans la tradition de l’Église naissante en résonance avec
d’autres psaumes ou textes tirés de la Loi et des Prophètes, à la lumière du
mystère pascal, l’auteur de l’épître aux Hébreux fait du Christ le chef qui
emmène ses disciples à sa suite à la conquête du repos céleste dans le com-
bat de sa passion. Son sang y est offert en sacrifice pour la confession du
Nom, l’expiation des péchés et la ratification de l’Alliance nouvelle, où la
Loi est écrite dans les cœurs. L’intercession dans le sanctuaire céleste de ce
prêtre « pour l’éternité », qui est aussi « Fils pour l’éternité », obtient non
seulement le pardon des fautes mais aussi la purification du cœur. C’est là
l’œuvre de sanctification réalisée dans ce culte nouveau. Cette intercession
sacerdotale en faveur de ceux qui mènent encore le combat spirituel est
A DÉFINIR 335

l’arme unique de ce chef désormais parvenu au repos céleste, qui s’est assis
définitivement sur son « trône pour l’éternité » mais attend encore la victoire
de ses disciples pour lesquels il intercède. Le jour de son retour, jour du
Jugement, sera le jour de sa domination définitive sur ses ennemis.
Son règne, cependant, commence dès ici-bas lorsque ses disciples, « par
la foi », agissent selon la volonté de Dieu et s’approchent du « trône de la
grâce ». En lisant l’Écriture dans son unité (voir Dei Verbum 12), Ancien et
Nouveau Testament, saint Thomas prolonge son Commentaire de la lettre en
He 10,13-14 par une réflexion théologique fondée sur le corpus paulinien :
la sanctification opérée par le sacrifice du Christ, dont l’efficacité est « éter-
nelle », consiste en le don de la grâce qui unit à Dieu. En le recréant de
l’intérieur, elle réoriente l’homme vers sa vocation céleste, l’héritage promis
aux fils. C’est par la grâce communiquée par l’effusion de l’Esprit dans les
cœurs (Rm 5,1-5 ; voir He 10,29) qu’il devient possible d’agir selon la vo-
lonté divine. C’est donc par l’exercice de son sacerdoce que le Christ règne
dans les cœurs des croyants en les sanctifiant par le don de son Esprit, qui
les meut intérieurement à faire librement sa volonté, en attendant que tout
lui soit soumis à la fin du monde, librement ou par contrainte.
AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. et JEAN RADERMAKERS, S.J.

ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS


Le Christ selon saint Marc

« Entre exégètes et théologiens : la Bible… » L’atelier entend répondre à


ce thème de deux manières. D’une part, en partageant l’expérience acquise
en ce domaine à l’Institut d’études théologiques (faculté de théologie de la
Compagnie de Jésus à Bruxelles, ci-après IÉT) ; d’autre part, en mettant
l’évangile selon saint Marc entre un exégète et un théologien qui cherchent
ensemble à en dégager la christologie. L’exposé aura donc deux volets :
d’abord, une présentation d’une manière de faire de la théologie à la source
des Écritures ; ensuite, une mise en œuvre de ce mode de procéder autour du
deuxième évangile.

AU CARREFOUR DES ÉCRITURES :


UN MODE ORIGINAL DE FAIRE DE LA THÉOLOGIE

Cette première étape comprendra trois temps. D’abord, nous présenterons


l’inspiration de la méthode théologique de l’IÉT quant au rapport Bible et
théologie. Ensuite, nous en décrirons les procédures pédagogiques, qui dé-
coulent de cette option fondamentale. Enfin, nous partagerons des fruits de
ce travail commun entre théologiens et exégètes.

« L’Écriture, âme de la théologie » : l’option fondamentale de l’IÉT


L’option fondamentale de l’IÉT, fondé en 1968 dans la foulée du concile
Vatican II, s’inspire de l’expression de Léon XIII et Benoît XV reprise dans
la constitution Dei Verbum, n° 24 : « que l’étude de la Sainte Écriture soit
donc pour la sacrée théologie comme son âme », et, avec une légère va-
riante, dans le décret Optatam totius, n° 16. Sa particularité est de l’avoir
interprétée au confluent de la tradition des quatre sens de l’Écriture, remise
en lumière par lepère de Lubac, de la spiritualité des Exercices de saint
338AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

Ignace1, des méthodes exégétiques modernes et des requêtes de


l’herméneutique contemporaine.
De la première, elle recueillait le principe selon lequel les trois sens spiri-
tuels (allégorique/dogmatique, tropologique/moral et anagogique/mystique) se
déploient dans l’histoire comme de l’intérieur d’un sens littéral déjà théolo-
gique, c’est-à-dire habité de l’Esprit qui vivifie la lettre. Il en résultait que les
disciplines, qu’avait cloisonnées la théologie des manuels, devaient retrouver
leur articulation et leur unité dans un acte de lecture, à la fois commun et di-
versifié, des Écritures, selon les dimensions de la foi (allégorie), de la charité
(tropologie) et de l’espérance (anagogie). En somme, il fallait réemprunter le
chemin du Verbe fait chair en Jésus, inscrit dans le corps des Écritures, histo-
riquement déployé dans la Tradition vivante de l’Église, afin que la théologie
puisse exprimer une authentique expérience de Dieu. L’importance fondatrice
accordée au texte biblique impliquait par ailleurs de rechercher « la détermina-
tion scientifique du sens littéral selon les méthodes exégétiques modernes2 »
en s’attachant à la lecture continue d’un corpus scripturaire (l’historico-
critique, la sémiotique, le structuralisme, puis la rhétorique et la narrativité), la
recherche d’une conjonction de méthodes, « moyens » ordonnés à une « fin »
(l’émergence du sens du texte pour le lecteur), s’avérant souvent la plus fé-
conde. Le contexte de réception du texte et sa destinée ecclésiale rendaient
enfin nécessaire le recours à l’herméneutique des processus d’énonciation du
langage et au questionnement des hommes et des cultures. En somme, il
s’agissait, en « tirant de son trésor du neuf et de l’ancien » (Mt 13,52), de
tenter de retrouver le rapport vivant des Pères de l’Église à l’Écriture, mais à
partir des acquis de la modernité.

Sa mise en œuvre académique : vers un exégète-théologien ?


L’option fondamentale, pour être opérante, a reçu une traduction originale
dans un ensemble de procédures académiques et pédagogiques qui rencon-
trent de manière immédiate le thème de notre colloque. Nous en relevons
deux. La première porte sur l’architecture d’ensemble de la formation et sa
formule pédagogique. La deuxième porte sur l’intégration du travail théolo-
gique de la part de l’étudiant.

1. Pour un exposé plus complet, au prisme des Exercices spirituels, voir BEGASSE
DE DHAEM A., « Les Exercices spirituels et l’Institut d’études théologiques »,
NRT 132 (2010), p. 582-596.
2. Statuts particulier de l’IÉT, art. 121, § 2, a.
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 339

Structure de formation et méthode du « séminaire »


Le principe du cours magistral, confié à un spécialiste, a cédé le pas à une
méthode d’enseignement sous une forme particulière de « séminaire », de
quatre types. Les séminaires « 1 » et « 2 » sont consacrés à l’Écriture dans la
Tradition, même si en pratique une différence s’est instaurée, le lien à la
tradition d’interprétation du texte étant plus marqué dans le second que dans
le premier. Les séminaires « 3 » concernent l’histoire de la Tradition (Trini-
té…) et les séminaires « 4 » les interrogations contemporaines et les mises
en question de la foi (athéismes…). Chacun d’eux est confié à une équipe
interdisciplinaire de professeurs. Au terme de son baccalauréat, l’étudiant
en aura suivi douze, dont au moins six d’Écriture. Durant son premier qua-
drimestre, il participe à un séminaire sur un évangile, tel celui que nous
présentons dans cet atelier : il peut y découvrir, à travers l’étude rigoureuse
du texte, son chemin de formation de disciple du Christ.
Un séminaire, qui dure un quadrimestre, comporte chaque semaine 3 ou
4 séances d’une heure trente, en alternant des séances générales et de sous-
groupes. En séance générale sont présents l’ensemble des étudiants et
l’équipe des professeurs : un exposé, habituellement assuré par un étudiant,
est suivi d’un débat. En sous-groupe, les professeurs accompagnent les étu-
diants dans la lecture continue du texte. Tous les étudiants, sans distinction
d’année ou de cycle, peuvent s’inscrire dans un séminaire. Il y a là un acte
de foi dans la présence de l’Esprit en chacun, débutant ou non.

L’intégration du travail de l’étudiant


À ce mode de procéder correspond la formalité d’évaluation de l’étudiant.
Elle se réalise à travers quatre « examens d’ensemble », qui jalonnent le
baccalauréat : le « E1 », examen d’exposition de l’Écriture ; l’examen sur
l’ensemble de la théologie morale et pastorale ; le « E2 », examen
d’interprétation de l’Écriture dans la Tradition ; l’examen sur l’ensemble de
la théologie. Ils ont lieu devant un jury de trois professeurs. Celui-ci est
composé de manière interdisciplinaire, de sorte qu’un « dogmaticien » pour-
ra interroger un étudiant sur un texte d’Écriture s’il se trouve dans un « E1 »
et qu’un exégète pourra le questionner sur la Trinité s’il se trouve dans un
examen sur l’ensemble de la théologie.

Fruits pour l’exégète et le théologien


Il arrive qu’un théologien ne se croie pas en mesure d’interpréter lui-
même l’Écriture sans se couvrir de l’autorité d’un exégète. Ce faisant, il
court le risque de se servir de l’exégèse spécialisée comme d’une science
auxiliaire dans laquelle il va puiser à son gré telle opinion, qui lui permet de
fonder la thèse qu’il entend défendre par ailleurs, en rejetant telle autre, qui
risquerait d’affaiblir son point de vue. Cette manière de faire interroge aussi
340AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

le statut du texte sacré : s’il est Bonne Nouvelle pour tous, à commencer par
les pauvres, comment serait-il un livre scellé où seul l’exégète pourrait oser
s’aventurer ?
Selon le mode de procéder de l’IÉT, le « théologien » se retrouve réguliè-
rement engagé avec ses collègues exégètes dans un séminaire d’Écriture. À
l’inverse, « l’exégète » peut participer à un séminaire de théologie. On est
donc au-delà d’une interdisciplinarité, si l’on entend par là le processus par
lequel chacun, à partir de sa discipline, interroge l’autre sur son propre tra-
vail. En effet, le théologien qui travaille dans un séminaire d’Écriture va
participer directement, pendant une cinquantaine de séances, au travail exé-
gétique quasi à l’égal de ses collègues : comme eux, il travaille le texte grec
de première main, puis parcourt les commentaires ; il dirige un sous-groupe
qui lit le texte verset par verset ; il accompagne les étudiants qui préparent les
exposés ; il prend sa part dans les exposés d’introduction ou de reprise qui
relèvent des professeurs, tout en éveillant le groupe aux perspectives dogma-
tiques. Réciproquement, l’exégète qui participe à un séminaire de christolo-
gie devra entrer lui-même dans le travail propre à la théologie dogmatique,
tout en veillant à la rigueur des interprétations scripturaires. Le cloisonne-
ment des disciplines n’est donc pas seulement surmonté par une mise en
réseau au sein de l’équipe du séminaire, mais par l’articulation des sens de
l’Écriture qui s’opère progressivement en chacun, exégète ou théologien. De
sorte qu’on peut se demander si l’on ne tend pas peu à peu vers une figure
d’exégète-théologien ou de théologien-exégète assez proche, en contexte
contemporain, de ce que fut le travail théologique jusqu’à la scolastique.
Nous allons tâcher de le montrer à partir d’un cas d’application : le sémi-
naire sur l’évangile selon saint Marc, sous l’angle de sa christologie. Notons
toutefois une différence de perspective. Dans le cadre du séminaire, l’identité
du Christ se découvre au fil du récit : l’exégèse pas à pas devient entrée pro-
gressive en théologie. Ici, les limites du présent exposé nous contraignent à
livrer d’emblée le fruit du travail, comme une reprise rétrospective.

SUR LES PAS DU FILS DE L’HOMME :


LA CHRISTOLOGIE SELON SAINT MARC3

Qu’est-ce qui étonne le théologien qui s’interroge sur l’identité de Jésus


dans le deuxième évangile ? Il est frappé par la richesse de sa figure et par la
relative pauvreté des titres christologiques, s’il les isole du récit. Leur carac-

3. Ce passage s’inspire de BEGASSE DE DHAEM A., « Sur les pas du Fils de


l’homme : la christologie selon saint Marc », NRT 133 (2011), p. 5-27, avec certains
correctifs.
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 341

tère polysémique, le contexte souvent ambivalent de leur énonciation, la


qualification parfois ambiguë de leur émetteur, laissent un sentiment
d’indétermination, sauf à y projeter les déterminations ultérieures de la tradi-
tion ecclésiale. Mais s’il s’engage dans la lecture, il découvre que la christo-
logie de Marc se dit en chaque verset et dans la totalité du récit, à travers les
paroles et les gestes qui révèlent peu à peu l’identité du protagoniste, dans
un jeu subtil de voilement/dévoilement qui préserve la part du mystère dans
l’acte même où le lecteur/auditeur de la Parole y est introduit, respectant
ainsi la liberté de l’acte de foi du récepteur.
Dès le prologue, Marc entrelace si finement les contrastes qu’il empêche
d’emblée de tomber dans le faux savoir dénué de foi, d’amour et
d’espérance qui est l’apanage des esprits impurs : « Je sais qui tu es, toi »
(1,24 ; voir 1,34 : « ils savaient lui »). Jésus va se révéler au long de son
chemin, à travers des confessions de foi explicites, mais aussi d’autres im-
plicites, souvent de « personnages mineurs ». Seul le récit donne sens aux
titres christologiques qui le parsèment, tout en gardant la distance analo-
gique qui révèle leur inadéquation à exprimer pleinement la personne singu-
lière de Jésus. Il faut donc suivre la séquence narrative, en interrogeant
l’enchaînement des péricopes, pour lui laisser dessiner, dans ses entrelacs, le
visage de Jésus. Nous ne pourrons toutefois considérer ici que le prologue
(1,1-13), puis la figure du Fils de Dieu, nouée dans la parabole des vigne-
rons homicides (12,1-11), celle du Seigneur, posée dans la question de Jésus
sur l’interprétation de Ps 110,1 (12,35-37) et enfin celle du Fils de l’homme
dont nous questionnerons la pertinence christologique.

Le « prologue » : une prolepse christologique ?


Marc entame son évangile en en révélant déjà, apparemment sans sus-
pense, la fin et les étapes. En effet, le premier verset parle d’un « commen-
cement de la Bonne nouvelle de Jésus, Christ, [Fils de Dieu] » (1,1). Le mot
« commencement » (ἀρχή), qui marque un (nouveau) départ, peut lointaine-
ment évoquer une sorte de nouvelle création, même si l’adhérence lexicale
avec le premier chapitre de la Genèse est plus faible que dans le prologue
johannique (Gn 1,1 et Jn 1,1 : « en un commencement », ἐν ἀρχῇ). Le génitif
« Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu » peut avoir le sens objectif
(Jésus est l’objet de cette Bonne Nouvelle) ou subjectif (Jésus est le sujet qui
annonce cette Bonne Nouvelle de la part de Dieu, ou il est lui-même cette
Bonne Nouvelle). Jésus, premier terme qui désigne le protagoniste du récit,
est qualifié de « Christ » et « Fils de Dieu ». Ces deux expressions paraissent
annoncer comme un plan bipartite de l’évangile, structuré autour de la re-
connaissance progressive de son identité : une première partie qui, après
nous avoir donné à voir Jésus, ses actes et ses paroles, s’achève avec la con-
fession de foi de Pierre : « Toi, tu es le Christ » (8,29) ; une seconde qui, à
travers la Passion et la mise en croix, culmine dans la confession du centu-
342AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

rion : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (15,39). Mais à ce stade, le
lecteur ne le sait pas encore et il est en droit de s’interroger sur le sens exact
du terme « Christ » et de l’expression « Fils de Dieu ».
Il ne tarde pas à être introduit au cœur de l’énigme. Si le jeu des pronoms
« mon » et « ton », dans la citation des v. 2-3 (Ex 23,20 : l’entrée en Terre
promise ; Ml 3,1 : le jour du Seigneur ; Is 40,3), semble attribuer implicite-
ment le terme « Seigneur » à Jésus, le fait qu’elle soit mise par le narrateur
sous le chapeau d’Isaïe, au livre de la consolation, paraît déjà y profiler la
figure du serviteur, qui réapparaîtra à la fin du v. 11. L’irruption de Jean lui
permet ensuite de présenter celui qui vient comme « le plus fort », mais
semble le faire apparaître aussi comme disciple de Jean : « il vient derrière
moi » (1,7 ; à moins qu’on ne doive l’entendre qu’au sens chronologique).
Jean, qui vient pourtant d’être rapproché de la figure d’Élie (1,6), creuse un
abîme entre lui et celui qu’il annonce (1,7 : « je ne suis digne, me courbant,
de délier la courroie de ses sandales ») et dont il dit qu’il baptisera d’Esprit-
Saint (1,8), ce qui relie à nouveau l’annoncé à la sphère de Dieu. Cependant,
après une déclaration à tonalité eschatologique (« en ces jours-là »), qui
n’est pas sans rappeler « le jour du Seigneur » auquel il vient d’être fait une
discrète allusion (Ml 3,1, au v. 2), on voit venir Jésus adulte, de Nazareth en
Galilée, sans généalogie – ce qui semble contredire l’idée traditionnelle de
Messie, fils de David (v. 1) – et c’est lui qui est baptisé (1,9) d’un baptême
de conversion pour un pardon de péchés.
Toutefois, nouveau renversement : les v. 10-12 introduisent dans le regard
de Jésus qui voit se déchirer les cieux et descendre sur lui l’Esprit comme
une colombe, puis dans son ouïe, qui lui fait entendre une voix « hors des
cieux ». Celle-ci, en convoquant implicitement Ps 2,7, Gn 22,2 et Is 42,1,
affirme : « Toi, tu es mon fils, le Bien-Aimé, en toi je me suis complu »
(1,11). La théophanie du baptême met donc Jésus en relation avec l’Esprit
qui descend des cieux, c’est-à-dire du trône de Dieu, vers lui, et avec le Père
innommé, par la voix venue des cieux. Celle-ci le reconnaît comme Fils, non
de manière générique, mais dans une relation singulière soulignée par la
mise en valeur du pronom en début de phrase et l’ajout de l’article défini :
« σὺ εἶ ὁ υἱός μου, toi tu es le Fils de moi », au lieu de « υἱός μου εἶ σὺ, fils
de moi es-tu toi », dans Ps 2,7 (LXX). La relation filiale est caractérisée par
un amour unique (« le Bien-Aimé », précédé d’un article défini, comme en
Gn 22,2 LXX) ou un amour pour le fils unique, par l’évocation d’Isaac (voir
Gn 22,2 TM : « ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac »)4. Elle est

4. Dans le Premier Testament, les emplois de « bien-aimé » et « unique »


renvoient à des morts tragiques : Gn 22,2 et 16 (Isaac) ; Jg 11,34 (la fille de Jephté) ;
Jr 6,26 : « deuil comme pour un fils unique » ; Am 8,10 : « un deuil de fils unique » ;
Za 12,10 : « comme on se lamente sur un fils unique ». Le mot ἀγαπητός (bien-aimé)
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 343

aussi l’objet d’une complaisance du Père dans le Fils, dont la dimension


singulière est à nouveau mise en évidence par Marc (« en toi, je me suis
complu, ἐν σοὶ εὐδόκησα »). À travers l’allusion à la figure du serviteur en
Is 42,1b, s’opère un nouveau renvoi implicite à la présence de l’Esprit
(Is 42,1c : « J’ai mis mon esprit sur lui »), en concordance avec le contexte
d’une descente de l’Esprit sur Jésus, comme si le Père se complaisait en
Jésus en faisant reposer sur lui son Esprit. Mais ce dernier le chasse au dé-
sert, comme s’il avait un ascendant sur lui et comme si Jésus avait à son
tour, sur fond des v. 2-3, à être le messager d’un Autre : le Père dont la voix
vient de se faire entendre. Il y est tenté par le Satan, comme seul un homme
peut l’être, mais il vit avec les bêtes sauvages, ce qui le situe dans le temps
messianique de la création réconciliée. Il est servi par des anges, normale-
ment préposés au service du Seigneur : Jésus chassé par l’Esprit au désert
reçoit en partage une prérogative divine.
Du point de vue d’une christologie trinitaire, le prologue joue donc un
quadruple rôle. Premièrement, il nous livre, à propos de Jésus, trois des titres
majeurs des confessions de foi (Christ, Fils, Seigneur), les deux premiers
explicitement, le troisième implicitement (v. 2-3 et 13). Deuxièmement, il le
situe dans une relation filiale unique par rapport à la voix venue hors des
cieux, laquelle prend dès lors une figure paternelle singulière, inédite dans le
Premier Testament. Troisièmement, cette relation d’amour et de complai-
sance entre le Père et Jésus est symbolisée par l’Esprit « comme un colombe
descendant vers lui », qui fait le lien entre la voix paternelle d’où il procède
et Jésus sur lequel il vient demeurer, en exerçant sur lui une certaine autori-
té. Quatrièmement, le texte nous fait pressentir, en attribuant au seul Isaïe la
citation composite des v. 2-3, en mettant en scène la relation complexe de
Jean et de Jésus et en évoquant Is 42,1 dans la théophanie, en lien avec le
psaume 2 (drame messianique) et Gn 22 (sacrifice d’Isaac), que Jésus ne
sera « Christ », « Fils de Dieu » et « Seigneur » qu’en tant qu’il aura part à
l’abaissement et à la souffrance. La figure du « Fils de l’homme » glorieux
et souffrant, qui émergera au fil du récit dans l’autorévélation de Jésus, n’est
pas présente. Mais il est bien question d’un fils d’homme, dont le nom hu-
main est « Jésus », surgi de Nazareth en Galilée (1,9), qui en revêt déjà les
traits contrastés. Il en résulte que l’accès à la messianité, à la filiation et à la
seigneurie divine de Jésus, et par conséquent à la révélation de son identité
trinitaire, ne peut se faire, pour nous, qu’à travers l’économie, en un mot : à
travers Jésus.

viendra trois fois dans le deuxième évangile : au baptême, à la Transfiguration et


dans la parabole des vignerons homicides.
344AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

« Fils de Dieu »
L’expression « Fils de Dieu5 » apparaît, dans la plupart des manuscrits,
dès le v. 1 du prologue, sans article, accolée à « Christ », conformément à la
tradition du messie-roi-fils de Ps 2,7. Elle revient, avec article défini, en lien
avec « Christ », sous une forme substantiellement identique, dans la ques-
tion du grand prêtre : « es-tu le Christ, le fils du Béni ? » (14,61.) À nou-
veau, Jésus y acquiesce : « C’est moi » ou « je suis », sans la prononcer lui-
même et en revenant à l’expression « Fils de l’homme » (14,62). À la fin,
sans article défini et avec un verbe à l’imparfait, on la trouve chez le centu-
rion : « Vraiment, cet homme était fils de Dieu » (15,39). Si le contexte
suggère la perception, de la part de ce païen, d’une réalité plus qu’humaine
dans la manière dont Jésus a expiré, elle demeure assez indéterminée. Par
contre, elle apparaît, avec article défini, dans la bouche des esprits impurs
(3,11) et au vocatif, dans celle du possédé gérasénien (5,7), ce qui prête à
ambiguïté.
Finalement, ce qui confère sa force dans le récit, c’est d’avoir été l’objet, à
deux reprises, du message de la voix venant des cieux ou de la nuée qui, en
reprenant Ps 2,7, proclame au baptême : « Toi, tu es mon fils » (1,11), et à la
« métamorphose » : « Celui-ci est mon fils » (9,7), avec l’article défini absent
de la LXX : ὁ υἱός μου. L’expression est accolée les deux fois à la mention
« le bien-aimé » qui, dans la ligne de l’évocation d’Isaac, devient « un
unique », « mon fils » et « l’héritier » dans la parabole des vignerons homi-
cides (12,6). Lors du baptême, la filiation, le lien d’amour, la relation de
complaisance du Père dans le Fils sont symbolisés par l’Esprit. Nous n’y
accédons qu’à travers les sens de Jésus : sa vue et son ouïe. Lors de la « mé-
tamorphose », la filiation et le lien d’amour débouchent sur le commande-
ment de l’écoute (« écoutez-le »), attitude essentielle requise d’Israël à
l’égard de son Dieu (Dt 6,4) comme vis-à-vis du nouveau prophète qu’il
suscitera au milieu de son peuple (Dt 18,15). Le Fils du Père, le Bien-Aimé
sont montrés par la voix qui s’adresse directement à Élie, Moïse, Pierre,
Jacques et Jean, avant de s’effacer dans le récit. Par la combinaison de la voix
céleste, des relectures vétérotestamentaires, du genre parabolique, la confes-
sion du monogène, à savoir de l’Unique engendré du Père, nous est suggérée.

5. Dans l’Ancien Testament, l’expression est utilisée pour désigner des réalités
diverses : les anges (Gn 6,1-4) ; Israël (Ex 4,22 ; Sg 18,13) ; les enfants d’Israël
(Dt 14,1) ; le messie-roi (Ps 2) ; le juste (Si 4,10 ; Sg 2,17-18) ; les juges et les
princes (Ps 82,6, cité par Jésus dans sa controverse avec les « Juifs » en Jn 10,34).
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 345

« Seigneur »
Le terme κύριος, qui peut signifier « monsieur » ou exprimer – comme
dans la LXX – la seigneurie de Dieu, a fait une apparition discrète dès le
prologue, dans la bouche du narrateur, où, à travers le jeu subtil des substitu-
tions de pronoms, il paraît s’appliquer à Jésus (1,2-3). Il revient en 2,28, où
Jésus qualifie le « Fils de l’homme » de « Seigneur du sabbat ». En 5,19-20,
le texte joue sur l’ambiguïté. Il semble qu’en disant « annonce-leur autant
que le Seigneur a fait pour toi et a eu pitié de toi », Jésus vise plutôt Dieu (le
Père) lui-même. Mais en nous disant, au verset suivant, qu’il « commença à
proclamer dans la Décapole autant que Jésus fit pour lui », le narrateur en-
tend-il manifester le décalage fréquent entre Jésus et ses interlocuteurs ou
veut-il suggérer la possibilité de la transposition du terme à Jésus ? Le mot
réapparaît, au vocatif, dans la réponse de la Syro-Phénicienne (7,28), sa
démarche suggérant plus qu’une simple salutation respectueuse, sans qu’on
puisse y lire nécessairement la présence d’un attribut divin. Le jeu entre les
significations du mot « Seigneur » refait surface au moment de l’entrée à
Jérusalem, où le mot paraît désigner tantôt plutôt Jésus, dans sa proche
bouche (11,3), tantôt plutôt Dieu (le Père), de la part des disciples ou de la
foule (11,9, citant Ps 118,26). En 12,9 (« le Seigneur de la vigne ») et 12,11
(citation de Ps 118,22-23), comme en 13,20 (« Si le Seigneur n’avait abrégé
les jours ») et 13,35 (« Le Seigneur de la maison »), l’expression, de la part
de Jésus, paraît clairement viser Dieu (le Père). Vers la fin de son enseigne-
ment dans le Temple, immédiatement après avoir proclamé que « le Sei-
gneur notre Dieu est l’unique Seigneur » (12,29), Jésus, en interrogeant sur
Ps 110,1 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur » (12,35-37), suggère une
possible pluralité d’attribution du titre : pluralité qui, compte tenu de sa
profession de foi sur « l’Unique Seigneur », ne peut se situer qu’au sein de
l’unicité de Dieu. Jamais nous n’avons été aussi près d’une confession de foi
binaire, sinon trinitaire, de la seigneurie divine partagée. Enfin, en 16,19,
apparaît dans la bouche du narrateur, au moment de l’ascension et de la
session à la droite de Dieu, l’expression unique « le Seigneur Jésus6 », puis
au verset suivant « le Seigneur » qui, vu ce qui précède, désigne Jésus. Le
récit, du prologue à la seconde finale, a patiemment tissé les liens qui per-
mettent d’attribuer le titre à Jésus et le situer ainsi du côté de l’Unique Dieu.

« Fils de l’homme » : l’autotitulature de Jésus


Le titre de Fils de l’homme, qui ne figure ni dans le prologue, ni dans les
finales, revêt dans le récit une importance primordiale, dans la mesure où
Jésus est le seul à y recourir. Bien qu’il semble par là se désigner lui-même

6. Certains manuscrits n’ont pas accolé le nom « Jésus », mais dans le contexte, il
ne peut s’agir que de Jésus.
346AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

et que ses interlocuteurs paraissent ainsi l’entendre, il le fait toujours à la


troisième personne, comme pour marquer une distance de soi à son propre
mystère. Si certaines allusions vétérotestamentaires peuvent l’éclairer, c’est
surtout le récit qui va lui donner sens. D’abord, Jésus met en évidence son
aspect de gloire : « le Fils de l’homme a autorité pour pardonner des péchés
sur la terre », prérogative de l’unique Dieu (2,7.10), et il est « Seigneur
même du sabbat » (2,28). Le contexte pourrait cependant suggérer le partage
de cette prérogative à tous les hommes, dont Jésus serait le symbole émi-
nent, singulier et exemplaire. Ensuite, en contraste, l’expression lui sert,
dans les annonces de la Passion et de la Résurrection, à mettre l’accent sur le
chemin paradoxal de souffrance qui conduit à la gloire, qu’il dit conforme
aux pensées de Dieu (8,33) : il annonce que le Fils de l’homme va souffrir,
être exclu, être livré aux Juifs et aux païens, être bafoué, fouetté, recevoir les
crachats, être tué et après trois jours se lever (8,31 ; 9,31 ; 10,31). Il revient
sur cette vision d’humilité7, qu’il prolonge par l’idée de service et sa finalité
salvifique : « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour
servir et donner son âme en rançon pour beaucoup » (10,45). Jamais toute-
fois, il ne perd la perspective de gloire qui donne sens au chemin
d’abaissement et de service8. En 13,26-27, il y adjoint la promesse d’un
rassemblement des élus :
on verra le Fils de l’homme venant dans les nuées (Dn 7,13) avec puissance nom-
breuse et gloire. Et alors il enverra les anges et il rassemblera [ses] élus des quatre
vents (Za 2,10) de l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel (Dt 30,4).
Il la reprend, du point de vue de la vision, dans sa réponse au grand
prêtre : « vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et
venant avec les nuées du ciel » (14,62).
Nous pouvons à présent mieux comprendre la préférence de Jésus. Le
terme « Christ » est ambivalent9. L’expression « Fils de Dieu » et le terme
« Seigneur » nous ont conduits au plus près d’une confession du Fils unique
bien-aimé et d’une confession binaire, où il y a deux Seigneurs dans
l’unique Seigneur. Mais seule l’expression « Fils de l’homme », telle que

7. 9,12 : « Comment est-il écrit à propos du Fils de l’homme qu’il souffrira


beaucoup et sera anéanti ? » ; 14,21 : « Le Fils de l’homme, quant à lui, part, selon
ce qui est écrit à son sujet ; hélas cependant pour cet homme-là par qui le Fils de
l’homme est livré » ; 14,41 : « Voici : le Fils de l’homme est livré aux mains des
pécheurs. »
8. 8,38 : « Le Fils de l’homme aussi rougira de lui quand il viendra dans la gloire
de son Père avec les anges saints » ; 9,9 : « quand le Fils de l’homme se serait levé
des morts ».
9. Sur ce point, voir BEGASSE DE DHAEM, « Sur les pas du Fils de l’homme »,
p. 18.
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 347

Jésus l’a investie de sa personne, pouvait dire à la fois le mystère de son


humanité, avec sa part de souffrance et de croix, et celui de sa gloire, par
laquelle il va vers Dieu, selon la vision de Daniel, ou vient de Dieu, selon la
relecture de Jésus, dans une solidarité salvifique avec l’humanité des élus
qu’il vient rassembler. Il est le lieu de la révélation de Dieu et de l’homme,
sur les routes de Galilée et en chemin vers Jérusalem. L’expression « Fils de
l’homme » révèle l’humilité de Dieu, son désir salvifique, le partage de sa
gloire, ainsi que la destinée souffrante et glorieuse de l’homme. Les termes
« Christ », « Seigneur » et l’expression « Fils de Dieu » en ressortent puri-
fiés de leurs ambiguïtés, démoniaques ou mondaines. L’Église ne pourra les
prononcer avec justesse sans passer par ce chemin, que lui a promis le Fils
de l’homme (8,34-38 ; 13,1-37).

ÉCLAIRAGE MARCIEN SUR LES SYMBOLES DE FOI

Les Symboles de foi recueillent l’apport des quatre évangiles, des autres
écrits du Nouveau Testament, de la catéchèse baptismale et des conflits
christologiques et trinitaires. L’éclairage marcien sur le Symbole des
Apôtres et celui de Nicée-Constantinople donne de mesurer la relation entre
une narration évangélique primitive et ce type particulier de récit formalisé
que représente une confession de foi.

Le Symbole des Apôtres (fin du IIe siècle)


Le Symbole des Apôtres garde la trace, dans son deuxième article, d’une
christologie qui, à la manière de Marc, part de l’événement de Jésus, recon-
nu comme Christ, Fils unique et Seigneur, jusqu’à sa venue dans la gloire.
Parcourons-en le texte :
Et en Jésus Christ, son fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-
Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, est mort et a été en-
seveli. Le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux, est assis à la
droite de Dieu, le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts.
En gras, nous indiquons ce que l’on peut fonder explicitement en Marc ;
en italique, ce qui peut y trouver un fondement indirect dans les mots du
texte ; en souligné, ce qui peut y trouver un fondement indirect dans les
silences du texte ; en romain, ce qui n’y apparaît pas. D’emblée, on voit que
toutes les affirmations peuvent s’y fonder, directement ou indirectement. La
conception par l’Esprit-Saint et la naissance virginale, qui, dans le Symbole,
proviennent directement de Matthieu et de Luc, ne trouvent pas de fonde-
ment, même indirect, dans le texte de Marc. En revanche, selon
M. Trimaille, ils peuvent en trouver un dans son silence sur la figure de
Joseph lors du récit de la visite à Nazareth. Matthieu et Luc, dont l’évangile
348AMAURY BEGASSE DE DHAEM, S.J. ET JEAN RADERMAKERS,
S.J.

de l’enfance a mis en évidence la conception virginale, peuvent se per-


mettre, sans risque d’équivoque, de mentionner Joseph. Ce n’est pas le cas
de Marc. Le silence qu’il observe sur sa figure paraît donc montrer qu’il est
au courant de cette tradition10. Dans le récit marcien, Jésus, apparu dès le
début sans généalogie humaine (1,9), n’a qu’un seul Père : celui dont la voix
s’est fait entendre du ciel. Le Symbole des Apôtres est donc bien
l’expression de la première prédication apostolique, comme le suggérait la
légende selon laquelle chacune de ses douze phrases aurait été prononcée
par un des Apôtres.
On notera par contre que la vie publique de Jésus a disparu du Symbole
qui passe sans transition de la naissance à la Passion. Ce choix étonne le
lecteur de Marc. Nous avons vu en effet que les titres de Jésus ici conservés
(Christ, Fils de Dieu, Seigneur) et son identité ne prenaient sens qu’à partir
de la totalité du récit de sa vie. De cette clé d’interprétation de la figure de
Jésus, le Symbole n’a conservé que le mystère de l’origine humaine et le
mystère pascal. Cela pourrait induire un type de foi gnoséologique, expri-
mée en des contenus exacts mais dépourvue de relation véritable de disciple.
Dans le deuxième évangile, ce type de foi qui « sait » sans suivre ni aimer
est le propre des esprits impurs. Il est donc important que le Symbole, né au
sein de la catéchèse baptismale – formation de disciples –, soit récité au
cœur de la célébration eucharistique, dont la totalité lui donne sens.

Le Symbole de Nicée-Constantinople (325-381)


L’article christologique du Symbole de Nicée-Constantinople est de fac-
ture différente. Il part de la Seigneurie de Jésus Christ, Fils unique éternel de
Dieu, pour venir, à partir de son incarnation dans le temps, à l’événement de
Jésus parmi nous. Parcourons-en le texte :
Et en un seul Seigneur Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant
tous les siècles. Il est Dieu, né de Dieu, lumière né de la lumière, vrai Dieu né du
vrai Dieu. Engendré, non pas créé, de même substance que le Père, et par lui tout
a été fait ; pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel ; par
l’Esprit-Saint, il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme ; crucifié
pour nous sous Ponce Pilate, il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. Il
ressuscita le troisième jour, conformément aux Écritures, et il monta au ciel. Il
est assis à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants
et les morts, et son règne n’aura pas de fin.
Le lecteur de Marc est davantage déconcerté. Les trois titres seigneuriaux
demeurent, mais dans un ordre distinct : on va de Seigneur (précédé de « un

10. TRIMAILLE M., La christologie de saint Marc (Jésus et Jésus-Christ 82), Paris,
Desclée, 2001, p. 175-176.
ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS 349

seul », par référence à l’unité divine) à Jésus Christ et Fils. Les références au
mystère pascal subsistent, ainsi que le silence sur la vie publique, qui semble
avoir d’autant moins de pertinence pour l’identité de Jésus que celle-ci est
située en amont, dans l’éternité de sa relation au Père. En conséquence, on
souligne sa descente : « il descendit du ciel », « il a pris chair », « il s’est
fait homme ». Du coup, la finalité de sa présence prend un nouveau relief
(« pour nous les hommes et pour notre salut »), et cet accent se redouble
dans le « pour nous » qui donne sens à la crucifixion, indirectement présent
dans le deuxième évangile à propos de la destinée du Fils de l’homme
(10,45 : « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour beaucoup ») et au moment de la Cène
(14,24 : « Ceci est mon sang, de l’Alliance, celui qui est répandu pour beau-
coup »). La fin est soulignée : la venue est une « venue à nouveau », d’où la
traduction « il reviendra », et on insiste sur la durée sans fin du règne qui
correspond, comme en inclusion, à l’éternité d’origine. Ce n’est donc plus
l’accès à l’humanité qui met en chemin vers la reconnaissance de l’identité
plus qu’humaine de Jésus (15,39 : « Vraiment, cet homme était fils de
Dieu »), mais la théologie trinitaire qui donne de situer le sens de
l’événement de Jésus parmi nous. La reddition du Symbole à l’intérieur de
la catéchèse baptismale et sa récitation au cours de la célébration dominicale
n’en acquièrent que plus de prix, car l’ordre d’exposition de la foi (du Père
et du Fils et de l’Esprit à Jésus) peut ne pas correspondre à l’ordre de décou-
verte du chemin de la foi (de Jésus à son Père dans l’Esprit), celui de
l’évangile selon Marc.
JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

RELECTURES CONTEMPORAINES DES PROLOGUES


JOHANNIQUES : DEI VERBUM, VERBUM DOMINI ET
MICHEL HENRY

Ces relectures seront d’ordre très différent : d’une part, deux textes du
Magistère : Dei Verbum et Verbum Domini ; d’autre part, une approche
philosophique : la réflexion de Michel Henry, quand, principalement à la fin
de sa vie, il s’est confronté au corpus johannique. Faut-il garder jalousement
la Bible « entre exégètes et théologiens » ? Ou pouvons-nous accepter
qu’elle fasse sens aussi dans la réflexion philosophique ? La Bible peut-elle
être nourriture aussi pour ceux qui vivent ce type de recherche ? Et plus
largement encore ? Une brève présentation de l’approche de M. Henry sera
faite, dans ce compte rendu comme dans l’atelier lui-même, par une an-
cienne élève de ce philosophe montpelliérain. Pour rester dans les limites
prévues, je propose ici seulement quelques observations concernant à la fois
Dei Verbum et Verbum Domini.

1. Relecture des prologues dans Dei Verbum et Verbum Domini11

1.1. Jésus, « Parole »


Ce titre est central dans le prologue du quatrième évangile. Durant le con-
cile Vatican II, la majorité des Pères a demandé, non sans difficulté, à inté-
grer ce texte et ce titre dans la réflexion sur la Révélation de Dieu.
Acceptons un petit détour historique.
1. La constitution De divina revelatione fut promulguée par le pape, tout à
fait à la fin du Concile, le 18 novembre 1965. Elle comporte souvent la men-
tion de Jésus, « Verbe devenu chair » (« fait chair », Jn 1,14 Vulgate). Cette
insistance témoigne d’une transformation de la problématique théologique.
Le changement de titre fut aussi révélateur : les lineamenta proposés aux
Pères par la commission préparatoire dès 1962 s’appelaient « de fontibus
revelationis ». On sait que ce texte fut refusé : 1 368 voix contre, 822 pour.
La majorité des deux tiers, nécessaire pour qu’un texte d’une commission

11. Les parties 1-3 et 5 ont été rédigées par Jean Landier, la partie 4 par
Jacqueline Landier-Bonhomme.
352 JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

préparatoire ne soit plus la base du travail du Concile, n’était pas atteinte.


Pour sortir de l’impasse, Jean XXIII créa une commission spéciale, présidée
par le cardinal Ottaviani et Mgr Béa : la commission théologique et le secré-
tariat pour l’unité des chrétiens étaient appelés à tenir davantage compte des
souhaits de la majorité.
Les changements fondamentaux que les Pères ont voulus correspondaient
à deux soucis majeurs :
– Ne pas présenter la Tradition comme une source de la Révélation à
mettre sur le même plan que l’Écriture : rappelons l’article signé par le pas-
teur Richard Molard12 : « Si la tradition est mise sur le même plan que
l’Écriture ou que l’Évangile, comme source de la révélation, il ne faut pas
attendre du concile de rénovation dans quelque schéma que ce soit ! » Il ne
voyait d’alternative possible pour les observateurs protestants que de quitter
le Concile. Tout en ajoutant : le débat sur le texte initialement proposé pour-
ra entraîner « la plus inexorable rupture ou les plus authentiques espoirs ».
– Le texte que rédigea la nouvelle commission – fort bref – restait dans la
problématique des « vérités de la foi », ou de l’approche humaine des secrets
de Dieu. Lors des séances qui suivirent, les Pères regrettèrent une vision trop
anthropocentrique. Le nouveau texte lui-même fut profondément modifié : il
y eu trois autres rédactions successives ; on ajouta au début une vision de
Dieu auquel « il a plu de se révéler en personne et de faire connaître le mys-
tère de sa volonté grâce auquel les hommes par le Christ, le Verbe fait chair,
accèdent, par l’Esprit-Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la
nature divine. » Les premiers mots (placuit Deo) de ce texte reprenaient le
texte de Vatican I, dans un souci de continuité. Vatican II le développait par
une première référence au prologue de l’évangile de Jean (1,14). Le texte de
Vatican I sur la révélation ne citait pas les prologues johanniques mais plutôt
He 1,1. Ce dernier texte fut repris aussi par Dei Verbum au § 4. Ces deux
textes montraient l’initiative divine ; ils invitaient à rejoindre Dieu se révé-
lant plutôt qu’à se centrer sur les lieux (dits « sources ») où seraient réperto-
riées des vérités ou dogmes à croire… D’où le changement de titre : De
divina revelatione.
Ce faisant, le Concile prenait en compte, non seulement une phrase du
prologue, mais bien toute la christologie johannique ; il soulignait que Jésus
révèle le Père par toute sa vie : bien sûr quand il communique les paroles de
Dieu (Jn 3,34 est cité), mais aussi dans tous ses faits et gestes (Jn 5,19 ;
14,9) et tout spécialement quand il donne la plus grande preuve d’amour
(Jn 15,13 ; voir 13,1 ; 8,28). Mais le prologue de Jean apportait aussi
d’autres dimensions :

12. Dans Réforme du 13 novembre 1962.


A DÉFINIR 353

– Jésus auprès du Père dès avant la création du monde (voir Jn 17,5). Le


Logos est la Parole par laquelle tout fut fait (Jn 1,3). Le Concile y insiste au
§ 3. Pas étonnant dès lors que « les cieux racontent la gloire de Dieu ». Ver-
bum Domini pourra s’appuyer sur cette conception biblique de la Parole
créatrice pour indiquer la dimension analogique de la Parole de Dieu.
– « Le Verbe éternel qui éclaire tout homme » : dès le début du Concile,
beaucoup de Pères voulaient souligner que le salut de Dieu est pour tous les
humains. La relecture du prologue de Jean a clarifié aussi ce point. Il per-
mettait une grande unité entre la constitution Dei Verbum, la constitution
Gaudium et Spes et le décret Nostra Ætate. Après le Concile, le nouveau
regard théologique sur les religions non chrétiennes approfondira ce thème.
Justin déjà reconnaissait dans certaines intuitions des philosophes grecs des
« semences du Verbe ».
– Dei Verbum (sans toute fois s’appuyer sur Jn 1,16) fait un lien entre
l’incarnation du Verbe et l’inspiration de l’Écriture (§ 13). Cela est déjà bien
amorcé dans la patristique. Benoît XVI le développe, mais demande surtout
que les exégètes et théologiens approfondissent encore la question !
Au début du Concile, la focalisation sur la question des deux sources a
failli faire échouer la recherche sur la révélation divine. Il s’en est fallu de
peu que le Concile ne renonce à écrire sur le sujet. L’initiative de
Jean XXIII, créant une commission mixte, la persévérance de Paul VI et le
travail exégétique, tout particulièrement sur Jean, ont permis un renouvelle-
ment complet de la réflexion sur la révélation, qui, de par ailleurs, a porté
des fruits annexes, qui ne sont pas tous cueillis. Par ailleurs, l’exégèse, du
côté protestant comme du côté catholique, a souligné combien les gestes et
paroles de Jésus ont nourri la vie ecclésiale avant d’être mis par écrit : cela
déplaçait la problématique des sources telle qu’on l’entendait au XVIe siècle.
Dans Verbum Domini, Benoît XVI s’appuie de multiples fois sur Jn 1,14.
Nous reviendrons sur deux des objectifs de ces citations : au § 7, pour sou-
tenir que le christianisme n’est pas d’abord une « religion du Livre », puis
au § 80, pour fonder « Je suis la Vérité » (Jn 14,6).

2. Jésus, « vie éternelle » (1 Jn 1,2)


Les rédacteurs de la constitution Dei Verbum ont pourtant choisi de com-
mencer par citer, non pas le prologue de l’évangile, mais 1 Jn 1,2 : l’auteur
annonce Jésus, « cette Vie éternelle qui a été manifestée » ! Pour quelle rai-
son ? La vision du Concile est avant tout pastorale. C’est pour que tous aient la
vie que les Pères réfléchissent et parlent. Pour la même raison, dès le premier
paragraphe, le Concile cite une phrase d’Augustin tirée du De catechizandis
rudibus. Il insiste pour que la Parole de Dieu soit pain de vie pour tous ! Be-
noît XVI explicitera ce point dans la longue exhortation post-synodale.
Verbum Domini, fidèle au Concile, cite le prologue de 1 Jn, et dans
l’introduction et dans la conclusion. Mais la problématique a changé depuis
354 JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

Vatican II. La question des deux sources est moins le souci majeur. Quel
est-il ? Lisons le § 2 : « Il n’existe pas aujourd’hui de priorité plus grande
que celle-ci : ouvrir à nouveau à l’homme d’aujourd’hui l’accès au Dieu qui
parle et nous communique son amour pour que nous ayons la vie » ; et le
§ 6 : « À la lumière de la révélation opérée par le Verbe divin, se clarifie
définitivement l’énigme de la condition humaine. »
Devant le phénomène de la sécularisation, le pape souligne, avec 1 Jn 1,1-
4, que l’accueil et l’annonce de Jésus Parole de vie sont source de dyna-
misme et de joie. Il développe les caractéristiques de la joie chrétienne qui
peut grandir même dans les moments d’épreuve : 1 Jn 2,19 montre combien
l’Église johannique était alors déchirée.
Demeure la question : l’auteur de 1 Jn veut-il annoncer « Jésus Logos de
Vie » ou seulement le message de vie que Jésus nous adresse ? Nous l’avons
abordée dans l’atelier. Nous aimerions voir éclairci le débat sur les rapports
entre l’évangile et la première lettre ainsi que sur le statut particulier du
prologue de l’évangile.

3. Deux questions

3.1. Première question


Verbum Domini est composé de trois parties qui prennent appui chacune
sur un ou deux versets du prologue de l’évangile. Est-ce vraiment respec-
tueux de ce texte ? On perçoit bien la logique du plan de Benoît XVI : pre-
mière partie, la Parole de Dieu. Deuxième partie, la Parole dans l’Église.
Troisième partie, la Parole pour le monde. Correspond-il au plan du pro-
logue ? Je me réjouis que, fidèle à une intuition majeure du Concile, il
veuille prendre Jn 1,1-18 pour guide. Mais, pour autant, fallait-il renvoyer
pour la première partie à Jn 1,1.14, pour la deuxième à Jn 1,12 et pour la
dernière à Jn 1,18 ? Ces rapprochements se justifient difficilement :
– Il est question du « monde » dans les premiers versets du prologue plus
que dans le dernier. La phrase « Dieu, personne ne l’a jamais vu », que l’on
trouve plusieurs fois dans l’évangile et dans les lettres, renvoie davantage
aux problèmes ecclésiaux qu’à l’annonce de la Parole au monde. Exemple :
en 3 Jn 11 : « Celui qui fait le mal [entendons d’après le contexte principa-
lement Diotréphès et ceux qui le suivent], n’a pas vu Dieu. »
– En Jn 1,16, il est moins question du monde que du rapport entre la
communauté des disciples de Jésus et la communauté des observants de la
Loi de Moïse.
– En 1,12, est-il déjà question de l’Église ? Ou, comme le propose Xavier
Léon-Dufour, de tous ceux qui accueillent la Parole des prophètes ou la sa-
gesse qui vient du Verbe ? « Il leur a donné pouvoir de devenir enfants de
Dieu » : ce mot (τέκνα) sera repris uniquement en Jn 11,52, quand il sera
A DÉFINIR 355

question de Jésus rassemblant les enfants de Dieu dispersés. De plus, le v. 12


apparaît dans le prologue bien avant l’affirmation de l’incarnation v. 14.

3.2. Deuxième question.


L’affirmation du § 5 : « Le prologue offre une synthèse de toute la foi
chrétienne » me paraît exagérée. Elle risque de nous amener à presser le
texte pour y trouver l’essentiel de notre foi : dans le mot « chair » on pourra
deviner la croix. Mais où est-il question de la résurrection ? Dans
le ἐξηγήσατο de 1,18, faut-il vraiment deviner le retour de Jésus au Père ? Ce
verbe peut avoir deux sens : expliquer et conduire. Dans les deux cas, c’est
nous qui sommes enseignés ou conduits. Le lien avec le parcours de la Pa-
role, qui revient vers Dieu après avoir accompli sa mission en Is 55,11, n’est
pas évident. Si l’on cherche ici une synthèse de la foi chrétienne, où est-il
question de l’Esprit-Saint ? Il me parait plus juste de dire que le prologue est
une magnifique introduction à l’évangile : il permet au lecteur ou à
l’auditeur d’entrer dans l’histoire qui va être racontée à partir de 1,19. Il le
préserve de certaines erreurs d’interprétation possibles ; par exemple : « il
n’était pas la lumière » ; pour la Torah de Moïse, elle demeure une grâce
certes, mais nous avons mieux ! Le prologue exprime, dans la foi des té-
moins, ce qui peut être utile au lecteur pour qu’il soit vraiment attentif aux
faits et gestes de ce Jésus, plein de la grâce et de la vérité. On lui en dit
beaucoup, mais pas tout, pour qu’il ait encore envie d’écouter… Selon moi,
chacune des trois parties de Verbum Domini peut prendre appui sur
l’ensemble de ce prologue. Texte majeur, qu’on aurait tort d’isoler, même
s’il fut écrit en dernier : hypothèse possible.
Ces « critiques techniques » pour répondre aussi à une troisième question
exprimée, plus générale : peut-on vivre la démarche exégétique quand existe
un Magistère dans l’Église ?

4. Chez Michel Henry


Longtemps les recherches de Michel Henry furent méconnues, désireux
qu’il était de ne pas se laisser distraire de sa réflexion par les exigences con-
cédées aux mondanités littéraires ; sa renommée a cependant franchi les
frontières de la France avant qu’il ne soit reconnu chez nous comme l’un des
plus importants philosophes de notre époque.
Le texte qui suit ne prétend pas présenter la pensée de Michel Henry à
propos des textes johanniques dans leur intégralité, mais proposer seulement
quelques pistes qui peuvent nous permettre de prolonger la réflexion avec un
philosophe dont nous sommes contemporains et dont la rigueur de pensée
rend particulièrement intéressante son approche du christianisme. L’étude de
la lecture de l’évangile de Jean et plus particulièrement de son prologue par
Michel Henry nécessite le rappel rapide des éléments essentiels de la philo-
sophie de celui-ci.
356 JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

La phénoménologie, qu’il a découverte au début de sa réflexion, l’a con-


duit à envisager une autre forme de phénoménalité. Ne remettant pas radica-
lement en cause la phénoménologie de Husserl et Heidegger, il cherche à en
effectuer le renouvellement. Dans l’expérience de la clandestinité, pendant
la guerre, il a pu prendre conscience de l’existence d’une phénoménalité
propre au sujet, appartenant à chacun. Cette phénoménalité ne prend pas
place dans le domaine du visible, dans un « au-dehors » du monde. C’est au
cœur de nous-mêmes, dans ce que nous éprouvons, ressentons, que se situe
l’invisible. Toute l’œuvre du philosophe repose sur une intuition fondamen-
tale : l’essence de la subjectivité est la vie s’éprouvant elle-même dans la
souffrance et dans la joie. Cette vie, différente de la vie biologique étudiée
par la science, se trouve au cœur de l’œuvre de Michel Henry, son étude
apparaît à toutes les étapes de sa réflexion.
Le corps devient alors « corps phénoménologique », récepteur
d’impressions, affects, pathos. Dans Incarnation, une philosophie de la
chair13 et dans Paroles du Christ, Michel Henry établit la distinction qui lui
paraît essentielle entre le corps et la chair : le corps appartient à l’extériorité, la
chair s’éprouve dans l’intériorité, c’est en elle que se donne la vie. Il ne s’agit
pas, pour Michel Henry, de refuser la beauté de la nature, de condamner le
monde, mais ce qui intéresse particulièrement la recherche du philosophe est
le sujet, la manifestation des impressions dans la subjectivité, dans la vie.
Dans un entretien avec Roland Vaschalde en 199614, il dit voir dans son
œuvre un double aspect :
– L’élaboration des présuppositions phénoménologiques fondamentales.
– La mise en œuvre de ces présuppositions et leur application à divers
problèmes ou diverses philosophies.
Nombreuses sont les pistes suivies par le philosophe pour vérifier, appli-
quer ces « présuppositions philosophiques ». La dernière partie de sa ré-
flexion est entièrement consacrée au christianisme. Celui-ci nourrit ses trois
derniers ouvrages : C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christia-
nisme, Incarnation. Une philosophie de la chair, et Paroles du Christ. Lors
de cet entretien, il explique comment il a pu, à partir des textes chrétiens,
poursuivre sa recherche, compléter sa philosophie de la vie :

13. HENRY M., C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris,
Éd. du Seuil, 1996 ; Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Éd. du Seuil,
2000 ; Paroles du Christ, Paris, Éd. du Seuil 2002.
14. HENRY M., « Un philosophe parle de la Vie. Entretien avec Roland
Vaschalde », dans Entretiens, Arles, Sulliver, 2005, p. 11-22 ; cet entretien avait déjà
été publié dans DAVID A. et GREISCH J. (éd.), à la fin des actes du Colloque Michel
Henry, Cerisy, 1996, Michel Henry, l’épreuve de la vie, Paris, Éd. du Cerf, 2001.
A DÉFINIR 357

En plaçant la barre de l’intelligibilité très haut – au niveau de ce que j’appelle


maintenant une Archi-intelligibilité – le christianisme m’a obligé à poser des pro-
blèmes impliqués sans doute dans mes recherches antérieures mais qui n’avaient
pas encore fait l’objet d’un traitement explicite : la relation de la vie au vivant
telle qu’elle s’organise autour d’une Ipséité fondamentale, la dissociation de la
vie absolue et d’une vie finie en même temps que leur immanence réciproque15.
Michel Henry voit alors, dans la réflexion à partir des textes chrétiens,
non seulement la possibilité de vérifier ses thèses mais aussi d’aller plus loin
dans sa recherche. Il voit notamment dans l’évangile de Jean cette « Vie
absolue » que ses recherches philosophiques lui ont permis de deviner,
d’approcher. Une Vie absolue – Dieu – Verbe, donnée dans l’évidence de ce
qui est connu par et dans la vie. Aucune preuve de l’existence de Dieu fon-
dée sur une réflexion rationnelle, fruit de l’intellect, ne peut remplacer cette
expérience trouvée dans la vie, dans la chair. Cette démarche serait non
seulement inutile mais absurde. Selon Michel Henry, la connaissance de
cette Vie absolue ne peut se faire que dans l’intériorité de la vie subjective.
Dans un entretien avec Thierry Galibert (2000), il évoque « cette vie qui
n’est pas la nôtre et qui est la nôtre… [une] espèce de coulée de
l’absolu16… » Le philosophe voit dans cette Vie absolue « une essence agis-
sante », « une puissance d’engendrement immanente à tout ce qui vit ».
Cette force n’a besoin de rien pour exister. « Ayant identifié Dieu à la vie,
Jean comprend cette vie absolue comme le mouvement éternel en lequel elle
vient en soi, c’est-à-dire s’engendre elle-même. »
Ce mouvement d’auto-génération ne cesse d’advenir et, même s’il faut
parler de mouvement éternel, il ne s’inscrit pas dans un temps qui s’écoule
et contient une succession de moments, qui connaît un passé et un avenir. Il
s’agit d’un présent éternel qui échappe totalement à l’histoire du monde, de
l’au-dehors, c’est une affectivité pure jamais détournée d’elle-même. Mais
cette vie absolue, ce Dieu se révèle au vivant, dans ce que Michel Henry
appelle une autorévélation. De la même manière que Dieu s’auto-engendre,
il s’auto-révèle sans que rien d’extérieur à lui n’intervienne. Michel Henry
parle alors d’« auto-jouissance primordiale de Dieu ».
Selon le christianisme, Dieu est amour. L’amour n’est autre que
l’autorévélation de Dieu comprise dans son essence phénoménologique pathé-
tique, à savoir l’auto-jouissance de la vie absolue. C’est pourquoi l’amour de
Dieu est l’amour infini dont il s’aime éternellement lui-même et la révélation de
Dieu n’est autre que cet amour17.

15. Ibid., dans Entretiens, p. 18.


16. HENRY M., « Le philosophe de la sensibilité créatrice. Entretien avec Thierry
Galibert », Autre Sud (décembre 2000), p. 134.
17. HENRY, C’est moi la Vérité, p. 44.
358 JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

Dans les chapitres 4 et 5 de C’est moi la Vérité et le chapitre 8 de Paroles


du Christ, Michel Henry présente le Christ qu’il découvre dans le texte de
Jean. Le Christ est : le Premier Vivant, un Soi singulier l’Archi-fils. Dans le
mouvement d’auto-engendrement de la Vie absolue, celle-ci génère ce que
Michel Henry appelle un « Soi singulier » dans lequel cette vie s’étreint elle-
même, c’est-à-dire qu’elle se connaît elle-même phénoménologiquement.
Premier Vivant n’indique pas le début d’une succession de vivants, il est
Premier parce qu’il est l’Archi-fils, parce qu’il appartient au mouvement
d’auto-engendrement de Dieu. Il est au commencement comme Dieu, avant
toute création, il participe de la Vie absolue. Il est un Fils aussi ancien que le
Père. Michel Henry voit l’avènement du Christ dans une « Archi-naissance
contemporaine du surgissement de la vie ». Mais ce Fils est le Verbe, le
Logos qui advient dans l’autorévélation de Dieu et celle-ci ne peut
s’accomplir que dans la révélation du Fils. « Ainsi sont-ils l’un dans l’autre,
le Père en son Fils, le Fils en son Père, selon une intériorité réciproque […]
qui est une intériorité d’amour qui est leur amour commun, leur Esprit18. »
Pour Michel Henry donc le Verbe est la Parole de Dieu, la Vie. Elle est
donc une Parole qui s’oppose à celle du monde, c’est-à-dire à l’extériorité.
La Vie de Dieu, le Verbe de Dieu ne donne pas l’apparence mais la réalité
profonde, celle qui ne peut être connue que dans la Vie absolue : la Vérité.
Michel Henry précise que cette « Parole de Dieu est phénoménologique de
part en part », ce qui est dit dans le Verbe est révélation de la Vie absolue.
C’est en s’auto-révélant que la Vie se communique et traverse ceux qui
peuvent accéder à la Vie Absolue, parce qu’ils sont des vivants et qu’en tant
qu’êtres de chair, ils participent de cette Vie. Ceux que Michel Henry ap-
pelle les vivants n’entendent ni une parole du monde, ni une parole venant
d’un au-delà mystérieux, ils n’entendent pas un discours faisant appel à leur
intelligence. Ils sont nés à la vie.
Dans C’est moi la Vérité, au chapitre 6, Michel Henry explique quelle est sa
conception de l’homme en tant que Fils de Dieu. Pour lui, celui-ci ne peut être
conçu qu’à partir de sa naissance dans la Vie : la Vie s’auto-génère en Dieu ;
dans son auto-génération, elle génère l’Archi-Fils et c’est dans cette Vie que
l’Homme naît. Il n’est pas Dieu. Il est un être fini. Il ne peut aller vers ce qui
le précède, vers le surgissement de la Vie. Il prend place dans la Vie.
La dernière partie de l’œuvre de Michel Henry a suscité l’intérêt d’un
grand nombre de chrétiens interpellés par cette réflexion qui se veut philo-
sophique et se trouve parfois si proche de l’expression de la foi. Nous
sommes nombreux, je crois, à avoir eu le sentiment, à sa lecture,
d’approcher, sinon de connaître parfaitement ce Verbe « auprès de Dieu »,
ce « Verbe [qui] était Dieu », et cela, pour ma part, mieux que je n’avais pu

18. HENRY, Paroles du Christ, p. 108.


A DÉFINIR 359

le faire jusque-là. Michel Henry ne prétend pas aborder toutes les questions
suggérées par les textes chrétiens, tous les aspects de la vie du Christ, no-
tamment sa passion. Sa recherche philosophique l’a conduit à manifester
dans ses ouvrages ce que le christianisme lui a permis de découvrir de cette
« Vie absolue » dont il avait l’intuition dès le début de son travail de philo-
sophe. Les interrogations suscitées par la lecture des ouvrages de Michel
Henry sont nombreuses mais n’est-ce pas là le signe de l’importance d’une
œuvre ? La lecture de Michel Henry donne le désir de poursuivre, chacun à
sa manière, cette réflexion si enrichissante.

5. Perspectives
Reste à formuler des perspectives que le travail d’analyse précédent peut
ouvrir dans l’axe de ce congrès.
1. Une des tâches importantes de la théologie est d’écouter la recherche
philosophique et plus largement la recherche sur les questions fondamen-
tales de l’être humain que la culture véhicule, exprime, approfondit dans la
variété des moments et moyens de communication. Il est particulièrement
important de le faire quand la philosophie cite les sources chrétiennes et
quand elle dit rejoindre certaines des convictions chrétiennes. Écoute, mais
aussi discernement, avec un a priori favorable bien sûr – cela a eu lieu déjà
dans l’atelier ; lucidité pour repérer les enjeux ; humilité aussi, car la théolo-
gie chrétienne ne prétend pas avoir fait le tour du mystère et sait que l’Esprit
peut aider chacun à ouvrir des voies nouvelles pour mieux l’approcher.
2. À l’intérieur de la lecture biblique de tout un chacun, la théologie a un
rôle à jouer. Une saine critique doit être à la fois littéraire, historique et théo-
logique. Dans les groupes bibliques, dans les émissions radio sur un livre
biblique, les questions posées par les participants ou par ceux qui intervie-
went sont majoritairement des questions théologiques : si elles ne sont pas
reçues ou si on n’y répond pas sur le plan où elles sont posées, l’accès au
message du texte est barré pour beaucoup. Ainsi – déjà pour l’enjeu pastoral
– je comprends tout à fait que Benoît XVI demande un sérieux tout aussi
important pour ce travail de type théologique que pour les différentes mé-
thodes de l’exégèse biblique.
3. Le texte de la Commission biblique en 1993 indiquait que le travail de
l’exégète n’est pas terminé tant qu’il n’a pas précisé le sens du texte biblique
pour aujourd’hui. Autant dire qu’il ne sera jamais terminé : l’exégète chrétien,
dans l’élan même de sa recherche du sens, doit pouvoir l’accepter. Même avec
l’aide de l’informatique, il ne pourra jamais capter toutes les données qui
pourraient l’aider à préciser le sens des textes ; il ne saura jamais comment la
Parole inspirée par l’Esprit-Saint est reçue dans le secret des cœurs de chacun
et ce que cela produit comme fruits. Sur le plan individuel, comme sur le plan
collectif. En somme, pour l’exégète comme pour le théologien, le sens défini-
360 JEAN LANDIER ET JACQUELINE LANDIER-BONHOMME

tif lui échappera toujours, tout comme la Vérité au sens johannique, car, même
dans Jean, l’eschatologie n’est jamais totalement réalisée…
4. Les problématiques culturelles et pastorales, on l’a vu maintes fois dans
ce parcours, ont toujours relancé dans l’Église la recherche tant théologique
qu’exégétique. Qu’on le veuille ou non, on fait toujours de la théologie et de
l’exégèse avec ses tripes ! Une vigilance s’impose pour que l’approche du
texte le respecte dans sa littéralité et son message originel ; plus le chercheur
est « engagé », plus il a besoin de discernement et de la « lumière d’en
haut » pour que son combat lui-même devienne chance d’aborder d’autres
aspects de la vérité. L’exégète et le théologien accomplissent ainsi chacun
leur part de service, en travaillant honnêtement dans leurs domaines et en
proposant à l’Église un début de synthèse qui relance sa marche et
l’encourage dans la proposition de la foi.
5. Ce début de synthèse aura une forte dimension christologique : Dei
Verbum comme Verbum Domini ont fait grande place aux prologues johan-
niques. Et Verbum Domini souligne la dimension analogique de l’expression
« Parole de Dieu » : la Parole peut venir de l’œuvre créée, y compris la réali-
té humaine, elle peut venir du Livre, relu dans la Tradition des communautés
croyantes. Elle vient de manière plénière, même si c’est toujours dans le
clair-obscur d’une foi toujours à purifier, par la rencontre avec le Verbe-
devenu-chair-Ressuscité, celui qui est « la Vérité » (Jn 14,6).
6. Ne l’oublions pas quand nous lisons, au § 87 de Verbum Domini, les
questions à se poser dans la lectio divina : « Que dit en soi le texte bi-
blique ? » ; « Que nous dit le texte biblique ? » ; « Que disons-nous au Sei-
gneur en réponse à sa Parole ? » ; « Quelle conversion de l’esprit, du cœur,
de la vie, le Seigneur nous demande-t-il ? » Le pape précise : « la Parole de
Dieu se présente ici comme critère de discernement. » Cela pourrait être
dangereux : soit que certains textes bibliques (de l’Ancien Testament
comme du Nouveau Testament) nous poussent à la violence ; soit que pour
éviter ce piège, on « oublie » de lire un bon nombre de textes, au risque de
ne pas trop être dérangés dans nos convictions. Même si Dei Verbum quali-
fie certains commandements bibliques de « caducs », elle considère toujours
ces textes comme inspirés par l’Esprit-Saint, comme Parole de Dieu. La
Bible elle-même indique des seuils, des prises de conscience. Dieu a pris un
peuple où il en était, avec ses violences, ses erreurs et il l’a accompagné tout
le long, dans bien des débats, avec parfois des retours en arrière. C’est ainsi
qu’il est « Dieu avec nous » et qu’il se révèle à nous. Le mot de Benoît XVI
sur les « pages obscures » ne dispense pas de les lire en lectio divina. Il con-
vient donc d’ajouter aux questions posées par le pape ci-dessus, pour une
bonne lectio divina personnelle ou collective, le § 42 :
La lecture de ces pages [dites « obscures »] requiert l’acquisition d’une compé-
tence spécifique, à travers une formation qui lit les textes dans leur contexte histo-
rico-littéraire et dans la perspective chrétienne qui a pour ultime clé
A DÉFINIR 361

herméneutique « l’Évangile et le commandement nouveau de Jésus-Christ ac-


compli dans le Mystère pascal » (proposition 29). J’exhorte donc les chercheurs et
les pasteurs à aider tous les fidèles à s’approcher aussi de ces pages à travers une
lecture qui fasse découvrir leur signification à la lumière du Mystère de Christ.
Les prologues de Jean, complétés par les textes johanniques qui évoquent
la mort et résurrection de Jésus (par exemple Jn 8,28), deviennent ainsi lu-
mière pour découvrir en Jésus l’expression du Père et la divine Révélation.
Toutes les pages de la Bible sont là pour nous amener vers ce sommet.
7. L’enjeu pastoral est considérable. C’est le Ressuscité qui éclaire nos
vies et nous interpelle par l’Esprit aujourd’hui (voir Ap 1). Il nous fait con-
naître le Dieu de l’alliance trois fois Saint et nous permet de relire de ma-
nière nouvelle toutes les paroles et tous les actes de ce Dieu dont le Premier
Testament se faisait déjà l’écho. Tout le texte est à prendre en compte. Mais
nous ne sommes pas une religion du livre. Devant Qui lisons-nous la Bible ?
Devant Qui partageons-nous nos vies ? Au nom de Qui nous réunissons-
nous ? Dans la recherche d’un renouveau de la foi personnelle et d’une vie
ecclésiale plus authentique, c’est pour moi19 la question essentielle.

19. Question que j’ai essayé de développer dans ma contribution « Accueillir la


Parole de Dieu en Mission ouvrière », dans le livre offert à Paul Bony, Au carrefour
des Écritures (Chemins de dialogue), Marseille, ISTR, 2004.
RENÉ LAFONTAINE, S.J.

LA LECTURE RHÉTORIQUE
DE LA LETTRE AUX GALATES
ET SON COMMENTAIRE LUTHÉRIEN DE 1535

I. L’animation de cet atelier20, qui a regroupé une vingtaine de partici-


pants, a consisté d’abord à présenter la méthode d’enseignement de l’IÉT,
telle qu’elle implique l’intégration de la théologie dogmatique, morale et
fondamentale à la lecture de l’Écriture sainte et une pédagogie qui accorde
plus de place aux « séminaires » qu’aux cours magistraux.
Celle-ci a nécessité une refonte complète de l’enseignement de la théolo-
gie, tel qu’il était pratiqué jusqu’en 1967 à notre faculté située à ce moment-
là à Eegenhoven (Louvain). En regard de cette pratique traditionnelle,
j’insiste sur le fait qu’il était commandé par ses deux assises principales qui
sont la dogmatique et la morale, soit ce que le chrétien catholique doit pen-
ser et pratiquer. En regard de ces deux disciplines majeures, les autres ma-
tières abordées en théologie n’avaient qu’une importance satellitaire,
l’exégèse servant par exemple à initier l’étudiant à la méthode « historico-
critique », tandis que le dogmaticien et le moraliste trouvaient de quoi illus-
trer et fonder dans l’Écriture ses principales thèses spécifiques.
a) La réforme de cet enseignement prétendit restructurer l’ensemble du
programme académique de la « théologie », d’une part, en amont de la dog-
matique et de la morale, en retrouvant la source principale de la Révélation
et de toute théologie qu’est l’Écriture sainte, conformément à la constitution
Dei Verbum (Vatican II) : « l’étude de l’Écriture sainte est comme l’âme de
la théologie. » Il s’est agi du même coup d’honorer la Grâce de la Révéla-
tion par-delà la Loi d’une pensée et d’un agir qui se veut conforme à
l’orthodoxie catholique.
À cet effet, sans effacer les autres méthodes d’approche exégétique, nous
avons exploité celles qui permettent davantage de structurer la dynamique et
l’unité de chaque corpus du Premier ou du Second Testament, et dès lors de
mettre en évidence l’originalité de chacun d’eux, en nous servant notam-
ment de l’approche rhétorique ou narrative. En contrepartie, ces approches

20. Cet atelier a été animé par Jean Radermakers et René Lafontaine, professeurs
à la faculté de théologie des jésuites de Bruxelles (IÉT).
364 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

exégétiques ont permis de mieux cerner la particularité historico-culturelle


de l’approche dogmatique et morale et de reconnaître qu’en raison de son
assise narrative et de son langage métaphorique, l’Écriture « donne à pen-
ser » (Ricœur) toujours davantage que la raison théologique qui s’est dé-
ployée par après.
Il fallait aussi qu’en aval de la dogmatique et de la morale, la pensée chré-
tienne s’affronte aux nouveaux modes de penser qui se sont imposés à la
suite du siècle des Lumières, en particulier l’athéisme, la psychanalyse, le
marxisme, la sécularisation entretenue par le laïcisme, etc., le but étant de
chercher à discerner la positivité ou la négativité des valeurs humaines que
ces théories véhiculent. Le théologien, en particulier celui qui est investi du
pouvoir sacerdotal et ministériel, doit être équipé de cette capacité de dis-
cernement, puisque toute théologie se doit de s’adresser à l’homme
d’aujourd’hui.
b) Cette réforme, dirigée spéculativement par le père Albert Chapelle et
exégétiquement par le père Jean Radermakers, se devait de relever le défi de
traduire dans une pratique académique la doctrine énoncée plus haut. C’est
pourquoi nous avons élaboré chaque semestre un programme de
4 séminaires particulièrement exigeants sur le plan du programme scolaire et
de l’investissement personnel des professeurs et des étudiants : 4 ou
3 séances d’une heure et demie par semaine, chacune comprenant des expo-
sés et des débats, animés par des professeurs ou des étudiants. De plus, ces
séminaires sont dirigés par plusieurs professeurs rompus à des disciplines
différentes. Le principe éducatif sous-jacent à cette méthode interactive et
interdisciplinaire peut se résumer comme suit : pour l’étudiant, déjà formé
aux disciplines universitaires, la meilleure manière d’apprendre la théologie,
c’est d’être mis en situation de l’enseigner !
Ordinairement, ces 4 séminaires se répartissent comme suit. Le premier
séminaire propose une approche exégétique et théologique d’un corpus de
l’Écriture en mettant en évidence sa cohérence. Le deuxième, destiné davan-
tage aux étudiants plus avancés dans leurs études, confronte l’étude d’un
texte du Nouveau Testament, souvent une lettre de Paul, avec des textes du
Magistère ou de la tradition théologique. Le séminaire consacré à la lettre
aux Galates et à son commentaire luthérien fait partie de cette catégorie. Le
troisième séminaire étudie une thématique propre à la tradition théologique,
comme la Trinité, la christologie, l’ecclésiologie ou l’eucharistie… Le qua-
trième séminaire se confronte à des questions d’actualité comme l’athéisme,
la psychologie et la spiritualité, l’Europe et la laïcité, la bioéthique. Ce type
de séminaire peut requérir l’intervention d’experts extérieurs au corps pro-
fessoral de la faculté.
Par ailleurs, ce programme de séminaires est assorti, par semestre, d’une
série de plus de 14 cours magistraux, qui ont pour fonction de synthétiser tel
ou tel traité classique de théologie. Parmi ces cours, on trouvera des initia-
A DÉFINIR 365

tions à l’exégèse et à la théologie, des présentations des doctrines sacramen-


telles et canoniques, de morale spécifique, des cours de langue.
c) Le dernier aspect de la méthode propre à l’IÉT concerne la direction
des études de chaque étudiant. Celle-ci s’oblige à s’adapter aux capacités
intellectuelles, au passé académique et à la mission de chacun, en pointant
ses progrès et ses résistances. Une direction qui est donc individualisée et
personnelle et qui s’assure également d’une direction collégiale de ces
études, lorsque le président de l’IÉT rassemble chaque semaine un certain
nombre de directeurs d’études pour examiner collégialement le chemin par-
couru par les étudiants dont ils ont la charge.
Cette méthode personnalisée d’accompagnement se vérifie aussi dans la
manière dont s’organisent les examens proposés aux étudiants. Toute parti-
cipation à un séminaire ou à un cours n’exige pas nécessairement une note.
Mais tout étudiant inscrit en baccalauréat (je ne relève pas ici les exigences
propres à la maîtrise ou au doctorat) doit passer une série d’examens
d’ensemble devant jury, examens qui ont pour fonction de vérifier la capaci-
té de discernement théologique et d’intégration personnelle de l’étudiant,
plutôt que l’étendue de ses connaissances encyclopédiques.
Ainsi le premier examen d’Écriture sainte se propose de vérifier la com-
préhension globale de trois textes tirés de l’Ancien Testament ou du Nou-
veau Testament. Le deuxième examen d’Écriture vérifie la capacité qu’a
l’étudiant d’interpréter cette Écriture en référence à des interprétations ma-
gistérielles ou bien liées à des approches herméneutiques particulières. Le
troisième examen devant jury porte sur la morale fondamentale, familiale ou
sociale. Le dernier examen concerne la dogmatique : l’étudiant est prié de
défendre quelques-unes des thèses qui rassemblent l’essentiel de la dogma-
tique catholique et qu’il aura lui-même rédigées.
Depuis sa fondation en 1968, l’IÉT n’a pas jugé nécessaire de modifier ce
dispositif d’enseignement, qui, par ailleurs, a été repris à Paris par la faculté
Notre-Dame, qui siège maintenant aux Bernardins.
II. Par la suite, nous avons choisi un certain nombre d’extraits de la lettre
aux Galates tels qu’ils présentent un intérêt particulier au plan de l’exégèse
rhétorique comme pour l’interprétation luthérienne, à savoir Ga 1,11-12 et
17-21 ; Ga 4,1-7 ; Ga 5,1-13a et Ga 6,11-18. En fait, nous n’avons eu le
temps que de présenter les trois premiers extraits. Cette exégèse rhétorique a
été présentée sur la base des études de Jacques Rouwez, s.j. qui a affiné
l’approche proposée notamment par J.-N. Aletti et A. Pitta1. La lecture de

1. Voir ROUWEZ J., Séminaire « Liberté et grâce », IÉT, 2006-2007 et 2009-2010 ;


2010 ; ALETTI J.-N., « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes,
Propositions de méthode », NTS 38 (1992), p. 385-388 ; PITTA A., Disposizione et
366 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

ces extraits a donné lieu à un échange animé par Jean Radermakers, échange
dont il est difficile de rendre compte par écrit.
III. a) Lorsque nous sommes passés à l’exégèse luthérienne des versets
choisis, nous avons tenté de justifier les raisons de notre choix d’un com-
mentaire de Martin Luther, plutôt que d’Augustin, de Thomas d’Aquin ou
encore de Karl Barth. Ce choix se justifie d’abord par la connaissance qu’il
offre de la théologie luthérienne elle-même.
En effet, toute la conception du Réformateur repose sur sa relecture des
lettres de Paul aux Galates et aux Romains. L’auteur estimait lui-même que
ses commentaires de l’épître aux Galates représentaient pour lui l’œuvre
personnelle qu’il appréciait le plus, en particulier celui de 1535 (plus de
700 pages)1. La force, la pertinence et peut-être aussi la limite de ce com-
mentaire tiennent au fait que Luther y démontre constamment que l’attitude
critique, qu’il adopte lui-même par rapport à l’autorité romaine telle qu’elle
apparaît comme légiférante, est dictée par la manière dont l’apôtre Paul
critique les Galates, lesquels, après avoir reçu la grâce de la promesse de
l’Évangile annoncé par l’Apôtre, se sont laissé entraîner par des judaïsants
qui entendaient restaurer la loi selon ses formes vétérotestamentaires.
De plus, Martin Luther représente, même pour la pensée catholique ac-
tuelle, un lieu privilégié de réconciliation œcuménique, tel que l’atteste
« l’accord différencié » entre l’assemblée mondiale des églises luthériennes
et l’autorité de l’Église catholique, concernant la doctrine de la justification
(Augsbourg, 1999). Afin d’initier les catholiques à la doctrine de Luther, le
livre le plus suggestif est celui de Gerhard Ebeling, Luther. Introduction à
une réflexion théologique, Genève, Labor et Fides, 1981, 234 p.
b) Je me propose de rendre compte de la suite des commentaires luthé-
riens tels qu’ils ont été présentés en atelier, en reprenant la présentation
écrite du sommaire de la lettre où Luther propose de synthétiser à sa manière
l’essentiel de son commentaire suivi.
Ce sommaire présente l’argument (argumentum) central de l’épître, c’est-
à-dire « la justice chrétienne », soit la justification par la foi, telle qu’elle se
distingue de toutes les justices prônées par l’obéissance à toute forme de loi.
Mais Luther ne se contente pas d’énoncer et d’expliquer doctrinalement
comme deux thèses notionnelles et complémentaires ces affirmations de
Paul. Dans cette forme d’introduction, il entend plus encore initier son lec-
teur à l’acte théologique de Paul, qui a présidé à cet énoncé doctrinal où la
foi risque constamment d’être confondue avec la Loi, de sorte que la spéci-

messaggio della lettera ai Galati. Analisi retorico-letteraria (AnBib 131), Rome,


PIB, 1992, 270 p.
1. Voir « La lecture de l’épître aux Galates », dans : Martin Luther, Œuvres, t. XV
et XVI, trad. R.-H. Esnault, Genève, Labor et Fides, 1968-1972.
A DÉFINIR 367

ficité et l’essence même de « la justice chrétienne » soit absorbée en son


contraire et ainsi complètement détruite. Il s’agira donc, pour Luther, de
rendre compte de la nécessité d’opérer une telle distinction entre la justifica-
tion par la foi et celle par la loi selon l’esprit de l’Apôtre, en précisant à quel
niveau elle se situe.
1. La conscientia comme lieu vital de ce discernement. Luther ne conçoit
plus la conscience comme la scolastique médiévale. Pour Thomas d’Aquin,
la conscience fait partie de la raison morale, telle qu’elle applique les prin-
cipes moraux à une situation vécue (de Ver. 17,1), tandis que la syntèrèsis
est l’habitus (vertu acquise et assimilée après l’exercice répété de cette ver-
tu) qui contient les principes de base de la loi naturelle (Somme théologique,
Ia-IIae, q. 94, a. 1, ad 2). Cette conscience morale, telle qu’elle demeure
créée par Dieu en sa rectitude première, ne s’oppose pas de soi à la justice
de la grâce, mais elle est apte à être élevée par elle : « la grâce élève la na-
ture » au-delà d’elle-même, sans l’abroger.
Chez Luther, la conscientia n’est plus de l’ordre de l’application de la rai-
son pratique ou morale, dès lors que le péché adamique eut pour consé-
quence d’obscurcir et de pervertir cette « conscience morale » fondée sur la
loi naturelle. Luther ne traite donc plus de la conscience du point de vue de
la métaphysique de la personne créée, mais du point de vue de l’homme
« devant Dieu », c’est-à-dire en référence à sa Justice à Lui, telle qu’elle est
manifestée par sa Parole au croyant. Ainsi, la conscience est devenue le lieu
d’appréhension et d’affrontement entre, d’une part, d’impossibles autojusti-
fications éthico-religieuses par la loi, et, de l’autre, la foi en la Parole de
Dieu qui justifie par pure grâce. Cette conscientia-là est ainsi devenue le
carrefour de la conversion de la loi à la grâce, à travers l’expérience affec-
tive et spirituelle de la « désespérance de soi » au-delà de laquelle il n’y plus
qu’à se fier en Dieu en recevant de lui « la consolation ». Pour comprendre
cette sorte de révolution de la subjectivité, il suffit sans doute de se référer à
la manière dont les psaumes de David laissent s’exprimer le moi priant. Tant
qu’il cherche à se justifier par l’observance de la loi, le sujet est affligé de ne
pouvoir trouver aucun remède contre la désespérance et la mort éternelle,
sinon en saisissant la promesse de grâce offerte en Christ, et qui seule lui
offrira « la paix du cœur ».
2. Luther explicite la différence fondamentale entre la justice obtenue par
les œuvres et celle reçue de Dieu en les qualifiant de « justice active » et de
« justice passive », du point de vue anthropologique et à la lumière de la
Parole de Dieu. La première revient à l’autojustification de l’homme, la
seconde ne peut être que reçue de Dieu. « En somme, la justice du Christ et
de l’Esprit-Saint, celle que nous n’accomplissons pas mais que nous pâtis-
sons, que nous recevons dans le don que nous en fait Dieu le Père, par Jésus
Christ » (p. 23). Cette justice passive demeure cachée en un mystère que le
368 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

monde ne comprend pas, et que les chrétiens eux-mêmes saisissent diffici-


lement au cœur de l’épreuve des tentations. En d’autres termes,
il est impossible en effet, que l’esprit humain (mens), en proie au sentiment
(sensus) de la terreur de la loi, conçoive de lui-même la consolation et/ou qu’il
regarde à la grâce seule, ou encore qu’il rejette avec constance la contestation qui
vient des œuvres [p. 22].
La conscientia luthérienne est ainsi devenue le lieu privilégié du combat
spirituel permanent.
3. La dualité inconciliable entre ces deux justices s’accorde avec l’identité
de l’homme « devant Dieu », telle qu’elle est marquée par les autres couples
antithétiques qui caractérisent cet homme dans la théologie paulinienne :
« vieil homme »/« homme nouveau » ; « homme terrestre »/« homme cé-
leste » ; « chair »/« esprit ». Les deux formes de justification, passive et
active, « demeurent nécessaires […] parce que la justice chrétienne concerne
l’homme nouveau, tandis que la justice de la loi vise le vieil homme, né de
chair et de sang » (p. 24). En d’autres termes pauliniens, la justice de la Loi
est terrestre, tandis que l’autre est céleste (voir 1 Co 15,49) ; « nous sommes
pour ainsi dire constitués par deux mondes, l’un, céleste, l’autre, terrestre »
(p. 24). « La chair est accusée, […] contristée et écrasée par la justice active
de la Loi ; mais l’esprit règne, il se réjouit et il est sauvé par la justice pas-
sive, car il sait qu’il a un Seigneur qui siège dans les cieux à la droite du
Père, qui a aboli la Loi, qui a foulé aux pieds le péché, la mort et tous les
maux » (p. 26).
Il convient ici d’être attentif à ces couples antithétiques, pour comprendre
correctement l’adage luthérien tant de fois exploité et critiqué par la théolo-
gie tridentine : simul iustus et peccator ; l’homme est simultanément juste et
pécheur. Ce « simultanément » signifie que, tant que nous sommes sur terre
encore lié à notre être de chair, notre esprit, déjà sauvé par la toute-
puissance de la justice passive, ne règne pas encore entièrement sur cet être
de chair. Le combat spirituel mené contre la chair demeure donc toujours
inachevé. Mais il serait complètement erroné d’interpréter cet adage dans le
sens manichéen où l’homme, selon sa condition terrestre, serait condamné à
livrer un combat dont l’issue demeurerait constamment incertaine. Mon
esprit déjà bénéficiaire de la grâce de la justification sait avec la « certi-
tude » propre à la connaissance de la foi que le Christ et son Esprit ont déjà
triomphé en moi. En d’autres termes pauliniens repris et cités dans ce som-
maire, mon être de chair n’est autre que ce « vieil homme », qui appartient
déjà au passé et qui n’attend plus que la mort. Celui-ci se trouve donc déjà
disqualifié par « l’homme nouveau » vers lequel m’achemine « la promesse
de Dieu » révélée en Jésus Christ mort et ressuscité. Comme le précise Karl
Barth, le « simultanément » (simul) doit être interprété dans le sens dyna-
mique d’un terminus a quo et d’un terminus ad quem, partant du « vieil
homme » pour aboutir à « l’homme nouveau ».
A DÉFINIR 369

4. Les trois points énoncés plus haut nous amènent à comprendre les exi-
gences propres à la compréhension de Paul, telle qu’elle est reconnue par
Luther, comme s’étendant à toute théologie vraiment chrétienne.
Si donc nous voulons être les prédicateurs et les docteurs des autres, il faut […]
que nous maintenions bien la distinction entre la justice de la Loi et celle du
Christ. C’est chose facile à dire, en vérité, mais l’expérience montre que c’est la
chose la plus difficile à l’usage, quoi qu’on fasse pour affiner cette distinction et
pour la cultiver. Car, à l’heure de la mort ou quand la conscience est en butte à
d’autres combats, ces deux justices tendent à se rejoindre (à se confondre) plus
que tu ne le souhaiterais ou ne le voudrais [p. 27].
Afin de préserver la spécificité de « la justice chrétienne », sans que celle-
ci ne soit contaminée par l’économie de la justice propre à toute loi, il faut
même que nous apprenions à ignorer la Loi.
C’est pourquoi, l’art et la sagesse suprême des chrétiens est d’ignorer la Loi,
de ne connaître ni les œuvres ni toute justice active, de même qu’en dehors du
peuple de Dieu, la suprême sagesse est de connaître et de considérer la loi, les
œuvres et la justice active [p. 23].
Nous reprendrons plus tard ce point essentiel de l’herméneutique luthé-
rienne en référence à l’interprétation de G. Ebeling. Mais dès maintenant,
nous sommes appelés à saisir la portée spirituelle de cette lecture de Paul,
sans laquelle on perdrait son temps à parcourir le long commentaire luthé-
rien de Galates. Tout cela, comme l’a bien relevé Thompson, nous contraint
à ne pas situer la compréhension de « la vérité de l’Évangile » sur le plan
d’une appréhension intellectuelle ou encore dogmatique, mais au sens « tro-
pologique ». « La vérité de l’Évangile » est destinée à vérifier sa pertinence
en l’expérience de ma « conscience », telle qu’elle est elle-même chargée
d’opérer le discernement onéreux et gracieux entre l’économie de la grâce,
unique en Jésus Christ, celle de « l’homme nouveau » et celle de la Loi, et
du « vieil homme ». Citons ici Jn 3,20 : « quiconque fait le mal hait la lu-
mière de peur que ses œuvres se soient dévoilées ; mais celui qui fait la véri-
té (poiôn tèn alètheian) vient à la lumière. » Pour Luther, interprète de Paul,
« faire la vérité », c’est discerner la grâce de la loi.

Parcourons maintenant quelques versets du premier chapitre de cette lettre

1. Le fondement de l’autorité apostolique de Paul : Ga 1,1a


Dans cette adresse, Paul commence par fonder son autorité apostolique
afin de pouvoir « s’opposer avec une grande constance (magna parrèsia)
aux faux docteurs ou pseudo-apôtres » (p. 54). C’est pourquoi il établit cette
différence : « Apôtre, non en raison des hommes, mais par Jésus Christ… »
« Ma vocation, dit Paul, n’est pas due à la tradition des hommes ni d’un
370 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

homme, mais elle est supérieure à toute vocation qui peut avoir lieu après les
Apôtres » (p. 58).
En effet, la vocation divine est double, l’une médiate, l’autre immédiate (im-
mediata). Dieu nous appelle tous aujourd’hui au ministère de la parole par une
vocation médiate, c’est-à-dire par une vocation qui se réalise par une médiation, à
savoir par l’homme. Les Apôtres au contraire ont été appelés par le Christ lui-
même, comme les Prophètes dans l’Ancien Testament immédiatement par Dieu.
Les Apôtres ont ensuite appelé leurs disciples, comme Paul Timothée […] [en-
suite les évêques] [p. 59].
« Nous sommes nous aussi appelés par vocation divine, non pas immédia-
tement (immediate) par le Christ, mais par un homme » (p. 60). Karl Barth
souligne ce point de la doctrine luthérienne : même la vocation médiate
peut-être divine. Ainsi, dit Paul, « ma vocation est en tout semblable à la
vocation des Apôtres, et ainsi je suis Apôtre » (p. 61).
De là, il ressort que les Apôtres sont dits « saints Apôtres », car ils sont cer-
tains (certi) de leur vocation, de leur doctrine, et fidèles à leur ministère […] ; il
ne suffit pas en effet de détenir la parole et la pure doctrine, il faut aussi que leur
vocation soit certaine, afin de demeurer fermes dans leur charge salutaire contre
les embûches incessantes et infinies du diable et contre le monde [p. 62].
En qualifiant la vocation apostolique de vocation divine immédiate, Lu-
ther rejoint à mon sens l’essentiel de l’enseignement de Ga 1,1. Sans doute,
le « per Iesum Christum » signifie lui-même une médiation, mais la proprié-
té de celle-ci est bien d’être « immédiatement » divine, puisque, comme le
soulignera toujours Luther à propos de la connumération de Jésus Christ et
du Père, chacun est « de nature divine ». Conséquemment, la « certitude »
de la vocation qualifie aussi cette « vocation divine immédiate » et ne se
situe pas exactement au même niveau que la « certitude de la foi », condam-
née à Trente (Denzinger 1534). Le Concile reconnaît d’ailleurs « que per-
sonne sur terre ne peut savoir sans révélation particulière qu’il est élu »
(Denzinger 1540).

2. La résurrection du Christ, comme acte de justification, Ga 1,1b : « et


Dieu le Père qui l’a ressuscité des morts. »
« À première vue, remarque Luther, cette “addition” ne paraît pas néces-
saire. » Mais, sachant que l’argument de la lettre est entièrement centré sur
la justification par la foi, et non par les œuvres, on peut comprendre que la
référence à ce mystère soit l’acte par lequel le Père nous communique la
justification en Jésus Christ. Pour assurer cette compréhension, Luther se
réfère à Rm 4,15 : « mort pour nos péchés, ressuscité pour notre justifica-
tion » (p. 65). Car, précise Luther,
Paul ne se réfère pas ici à Dieu comme Créateur, ni comme Celui qui ordonna
à Abraham de quitter son pays ou qui envoya Moïse à Pharaon […]. Autre chose
A DÉFINIR 371

était dans le cœur de Paul, à savoir la Justice du Christ […]. C’est ainsi que, tout
ce qui est en cause dans cette lettre jaillit immédiatement dans le premier mot
[p. 37-38].
Cette référence au Christ ressuscité comme source de notre justification
reçoit par ailleurs dès le sommaire une détermination plus précise, directe-
ment inspirée par l’acte sacerdotal et céleste du Christ (voir He 9). La justice
chrétienne nous invite à ne rien savoir des œuvres de la Loi,
mais à savoir et à croire une seule chose : que le Christ s’en est allé auprès du
Père et qu’il ne se voit plus ; qu’il siège à la droite du Père dans les cieux, non pas
en qualité de juge, mais par Dieu il a été fait pour nous sagesse, justice, sanctifi-
cation et rédemption ; en bref, qu’il est notre prêtre, qu’il intercède pour nous,
qu’il règne sur nous et en nous par la grâce [p. 25 ; voir aussi p. 27].
On retrouve le même rapport étroit entre résurrection et justification dans le
commentaire de Ga 1,1 : « et de par Dieu le Père qui l’a ressuscité des morts. »
C’est ainsi que, dès le premier mot tout ce qui est en cause dans cette épître
échappe à la justice de la Loi et se presse au grand jour. Car Paul traite de la ré-
surrection de Christ, lequel est ressuscité pour notre justice (Rm 4). Sa victoire est
donc victoire sur la loi, sur le péché, sur notre chair, sur le monde, sur le diable, la
mort, l’enfer et tous les maux. Cette victoire qui est la sienne, il nous l’a donnée.
C’est pourquoi, bien que ces tyrans et nos ennemis nous accusent et qu’ils nous
terrifient, ils ne peuvent pas cependant nous réduire au désespoir ni nous con-
damner. Car Christ est ressuscité d’entre les morts et il a remporté sur eux la vic-
toire : c’est lui qui est notre justice [p. 37].
Cet éclairage apporté à la doctrine de la justification grâce à la résurrec-
tion du Christ par le Père permet d’ouvrir la portée proprement anagogique
de cette justification, qui n’est pas seulement d’ordre juridique ou « foren-
sique », mais telle qu’elle se situe en la vie éternelle : « la justice du Christ
ressuscité des morts par Dieu le Père [est celle] par laquelle seule nous
sommes justifiés et nous serons, nous aussi, ressuscités des morts pour la vie
éternelle. » La theologia crucis luthérienne est inséparable de ce mystère de
gloire1, comme le précisait déjà l’introduction du commentaire :
si, par la foi, nous ne saisissons pas le Christ siégeant à la droite de Dieu qui
est notre vie et notre justice, qui également intercède pour nous pauvres pécheurs
auprès du Père, alors nous sommes sous la loi, non sous la grâce, et Christ n’est
pas davantage Sauveur, mais législateur [p. 50].

1. S’il rejette toute spéculation (philosophique) sur la majesté de Dieu, en optant


pour la theologia crucis contre la theologia gloriae, Luther ancre très précisément le
don de la justification dans le mystère de la résurrection du Christ, « notre Médiateur
et Grand Prêtre » (voir p. 77).
372 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

3. Lumières sur l’ecclésiologie de Luther à propos de l’expression « aux


Églises de Galatie »
Selon Luther, Jérôme soulève « une grande question », lorsqu’il se de-
mande comment Paul peut désigner comme « Églises » des communautés
dissidentes, qui ne sont plus en vérité des Églises. Réponse de Luther : Paul
les appelle les Églises de Galatie par synecdoque, figure dont l’usage est très
fréquent dans les Écritures (voir 1 Co). « C’est ainsi que, nous aussi, au-
jourd’hui, nous appelons l’Église romaine “sainte” et tous les Évêques
“saints”, même s’ils sont déchus (subversi) […] et si l’Antéchrist règne dans
le temple de Dieu » (voir 2 Th 2,4).
Demeure en effet dans la ville de Rome, bien qu’elle soit plus mauvaise que
Sodome et Gomorrhe, le Baptême, le Sacrement, la Parole et le texte de
l’Évangile, les Saintes Écritures, les Ministères, le nom du Christ et le nom de
Dieu. Ceux qui possèdent, possèdent, ceux qui ne possèdent pas sont privés
d’excuse ; car le trésor est là. C’est pourquoi l’Église romaine est sainte, parce
qu’elle détient le nom saint de Dieu, qu’elle a l’Évangile, le baptême, etc. Si ces
choses existent dans le peuple, on l’appelle « saint ». Ainsi notre cité de Witten-
berg et nous-mêmes ; nous sommes vraiment saints, parce que nous sommes bap-
tisés, nous avons part à la communion, sommes enseignés et appelés divinement ;
nous avons avec nous les œuvres divines, à savoir la Parole et les Sacrements, eux
qui nous rendent saints [p. 39-40].
Luther fonde cette compréhension de la sainteté de l’Église sur la notion de
Christiana sanctitas qui, à l’instar de la justification, est mere passiva, parce
qu’elle se reçoit intégralement de Dieu seul en l’Évangile et les sacrements.
C’est pourquoi, l’Église est sainte, même là où règnent les esprits fanatiques, à
condition que ceux-ci ne nient pas la Parole et les Sacrements. S’ils les nient, ils
ne sont plus l’Église. Donc, là où la Parole et les Sacrements demeurent substan-
tiellement (substantialiter), là est la sainte Église, lors même que l’Antéchrist y
règne, lui qui ne siège pas dans l’étable des démons ni au sein de la tourbe des in-
fidèles, mais dans un lieu très noble et très saint : le temple de Dieu. En un mot,
nous répondons à cette question en disant que l’Église se trouve partout sur la
terre, où se trouvent l’Évangile et les Sacrements [p. 41].

4. « qui s’est livré lui-même pour nos péchés » : Ga 1,4


L’exégèse de Luther met principalement en évidence le pro nostris, dans
le sens d’une appropriation personnelle : « pour mes péchés2 ».

2. Cette appropriation du Christus pro me est moins originale qu’il n’y paraît. À
la même époque, la devotio moderna représentée par l’Imitation de Jésus-Christ,
plus encore par les Exercices spirituels de saint Ignace, fait demander la grâce telle
qu’elle se reçoit personnellement : pro me.
A DÉFINIR 373

Considère donc avec la plus grande vigilance chacun des mots de Paul et
commence à prendre bonne note du pronom : « pour les nôtres ». Car toute signi-
fication dépend de la compréhension de ces pronoms que l’on retrouve si fré-
quemment dans les lettres sacrées, qui renferment toujours en eux une grande
amplification (emphasis) et ajout (epithasis). Facilement, tu diras et tu croiras que
le Christ, le Fils de Dieu, a été livré pour les péchés de Pierre, de Paul et des
autres Saints que nous jugeons avoir été dignes de cette grâce. Mais il est très dif-
ficile que Toi qui te juges indigne de cette Grâce, tu dises et croies en ton cœur
que le Christ a été livré pour tes nombreux et grands péchés. […] En somme, la
raison humaine voudrait volontiers offrir et présenter à Dieu un pécheur fictif et
simulé, qui ne serait nullement effrayé (conterritus), et qui ne sentirait pas le pé-
ché ; c’est un homme sauvé, qui n’a nul besoin d’un médecin, qu’elle voudrait
présenter. Et ainsi, alors qu’elle ne sentirait pas le péché, elle voudrait croire que
le Christ a été livré pour nos péchés. Ces dispositions affectent le monde entier,
surtout ceux qui, dans ce monde, veulent être les meilleurs et les plus saints : les
moines et tous ceux qui sont imbus de leur justice (iudiciarii). […] Bien plus, ils
veulent présenter leurs justices et leurs mérites au tribunal du Christ et réclamer
au juge la rétribution de la vie éternelle. Mais, en même temps, pour ne pas être
du monde, ces humbles frères imaginent quelque péché pour la rémission duquel
ils puissent prier, en grande dévotion avec le publicain… Pour eux, ces paroles de
Paul sont entièrement vaines et fausses [p. 86-87].
Luther décrit constamment ce combat spirituel en termes de séductions
sataniques. Le « Saint Satan » (p. 88) ou encore « le diable est un stratège
tellement rusé (tam callidus est artifex) qu’il peut de mes œuvres bonnes et
de ma justice produire le péché le plus grand » (ibid.), de telle sorte que la
parole de Paul concernant la livraison du Fils pour nos péchés soit fausse.
Mais le diable peut aussi transformer ma conscience pécheresse en
l’entraînant dans le désespoir de la damnation, puisque ses propres œuvres
lui ont mérité la colère de Dieu et la mort éternelle (p. 89). Parvenu à ce
point du « combat de la conscience », le croyant ne peut que recourir à cette
parole de Paul :
Armons donc notre cœur de ces déclarations de Paul, afin qu’au diable qui
nous accuse en nous disant : « tu es pécheur, donc damné », nous puissions ré-
pondre : « c’est précisément parce que tu me dis pécheur que j’entends être juste
et sauvé. » Tout au contraire, dit-il : « tu seras damné. » « Non, je me réfugie au-
près du Christ qui s’est livré lui-même pour mes péchés » [ibid.].
C’est précisément contre ces « astuces du diable » que l’on doit user en
pareille tentation de cet art et de cette sagesse chrétienne qui permettent de
lui résister.
Car le diable ne cesse pas d’accuser la conscience. En somme, le serpent rusé
sait fort bien nous présenter Jésus Christ, le Médiateur et notre Sauveur, comme
un législateur, comme un juge et comme celui qui nous condamne [p. 90].
Mais Paul nous propose « la véritable et très douce définition » (veram et
dulcissimam definitionem) du Christ (p. 91),
374 RENÉ LAFONTAINE, S.J.

selon laquelle il n’est pas comme Moïse, un tortionnaire, un bourreau, mais ce-
lui qui expie les péchés, qui fait don de la grâce et qui s’est donné lui-même, non
pas en raison des mérites ou de la sainteté, ou de la gloire ou de notre vie sainte,
mais « pour nos péchés ». Il est vrai que le Christ interprète la Loi, mais ce n’est
pas son propre et son principal office [ibid.].
On comprend dès lors qu’en scrutant la duplicité de la conscience entraînée
dans ce combat spirituel, Luther donne l’impression de relativiser le discours
dogmatique au profit du discernement spirituel. Concernant cette « défini-
tion » du Christ, qui est bien sûr, « Le Fils de Dieu et de la Vierge » (ibid.),
il est facile de parler (speculative). Mais au plus fort du combat, ou le diable a
coutume de couvrir le Christ de ses ténèbres et d’arracher la parole du cœur, nous
expérimentons que nous ne comprenons pas correctement [le Christ] [p. 92].
Et Luther de faire mémoire des angoisses antérieures à sa conversion à la foi :
Ce que je dis, je le dis aussi pour l’avoir expérimenté. Car je connais les as-
tuces du diable : ce n’est pas seulement la loi qu’il a coutume d’enfler pour nous
terrifier, et il ne se borne pas non plus à faire d’une paille de nombreuses et
grandes poutres, à savoir de ce qui n’est pas un péché, il fait un enfer ; mais en-
core il a coutume de nous terrifier par la personne même de notre Médiateur, en
laquelle il se transforme ; et en se servant d’un texte de l’Écriture ou d’une parole
du Christ, il nous attaque brusquement au cœur, se présentant à nous comme étant
le véritable Christ, et il nous laisse en arrêt devant cette vision, où la conscience
jugerait qu’il s’agit du Christ […]. Davantage, telle est l’astuce du Calomniateur,
qu’il nous propose tout d’abord une seule partie [de la définition] du Christ, sa-
voir qu’il est le Fils de Dieu et tout ensemble un homme né de la Vierge, à quoi il
ajoute aussitôt un propos tout autre […] une parole du Christ telle que : « Si vous
ne vous repentez, vous périrez tous de même » (Lc 13,3) [p. 92-93].
Je tenterai, en guise de conclusion, de cerner la cohérence d’interprétation
de ces quatre versets cités. Pour Luther comme pour toute la tradition catho-
lique, la foi est « le fondement et la racine de toute justification, sans la-
quelle il est impossible de plaire à Dieu3 ». Cette foi, qui a pour objet Jésus
Christ « mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification », est
strictement un don de Dieu même, transmis « immédiatement » par Jésus
Christ aux Apôtres, et à « l’avorton » qu’est Paul, où bien « médiatement »
par la tradition de la parole et des sacrements, soit à travers la succession
apostolique dans l’Église. Cette tradition a été confiée à toute l’Église, celles
de Galatie, celle de Rome et celle qui est à Wittenberg. Car les dons de Dieu
en Jésus Christ sont sans repentance : « ceux qui possèdent, possèdent. »
Il reste que, conformément à l’authentique tradition du discernement des
esprits, le diable ne se contente pas de détourner le croyant de la foi en
l’attirant explicitement vers le mal et le péché. Mais il se transforme, précise

3. CONCILE DE TRENTE, décret sur la justification, chap. 8 (Denzinger 567).


A DÉFINIR 375

Luther (comme Ignace), en « ange de lumière », donnant à croire que par


elles-mêmes les œuvres justes peuvent procurer la justification, alors que seule
la croix du Christ nous l’a offerte sans aucun mérite de notre part. Luther at-
teint ici la forme d’hérésie et d’hétéro-praxie la plus commune dans l’Église
occidentale, à savoir le pélagianisme, dont il discerne à bon droit les relents
dans la théologie nominaliste (Occam) et dans le comportement, au moins
apparent, de l’Église romaine, notamment à travers la pratique des indul-
gences. Ne souffrons-nous pas nous-mêmes d’entendre trop souvent des dis-
cours ou des sermons qui ne relèvent que l’aspect moralisant de l’Évangile,
alors que celui-ci est d’abord, bonne nouvelle purement gracieuse ?
Du même coup, cet « ange de lumière » peut prendre la figure du Christ
qui ratifie la bonté de la Loi au point d’obscurcir, de relativiser et finalement
de nier sa première et sa principale mission qui est d’être Propitiateur, Mé-
diateur et Grand Prêtre de l’Alliance nouvelle : « Il s’est livré lui-même pour
nos péchés. » À ce titre, le rôle qu’exerce le Christ comme nouveau Moïse et
Législateur, tel qu’il ratifie la bonté de la Loi et l’exigence de l’observer, ne
peut être reçu et respecté pleinement qu’en cette vie et cette justice offertes
gratuitement par lui. Cet enseignement n’est pas seulement paulinien, mais
johannique, comme l’indique clairement la parabole de la vigne en Jn 15 :
« sans moi, vous ne pouvez rien faire. » La fécondité spirituelle des œuvres
est à ce prix, celui de la foi qui reconnaît le Sacrifice et l’intercession céleste
du Christ.
Que Luther ait par ailleurs centré toute son attention sur le combat spiri-
tuel, auquel le « moi » de la « conscience » personnelle ne peut échapper, ne
lui appartient pas en propre. Mais il inaugure avec d’autres spirituels et théo-
logiens de son siècle la redécouverte de la subjectivité aux prises avec les
falsifications de « la vérité de l’Évangile ». De ce point de vue, il ne suffit
pas de répéter et d’affiner le discours métaphysique de la dogmatique sco-
lastique. Mais il convient de retourner à l’enseignement de Paul, en particu-
lier Rm 6-8. Ce qui est propre à Luther, notamment par rapport à la première
semaine des Exercices spirituels de saint Ignace, c’est qu’il a transposé ce
discernement personnel authentique au niveau de l’Église et de sa hiérar-
chie, au point d’être entraîné lui-même dans une forme d’emphase et
d’épithase, d’amplification et d’ajout sans doute immodérés et irrespec-
tueux. Si pourtant l’on s’en tient au premier et plus fondamental diagnostic
et jugement théologique qu’il ne cesse d’assener, on doit reconnaître que la
tentation de l’Église sera toujours de « confondre la grâce avec la Loi », de
présenter la grâce comme un précepte.
PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

GRÉGOIRE DE NAZIANZE
À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES

Dans le rapport entre théologie et Écriture sainte, Grégoire de Nazianze


(vers 328-390) est parmi les Pères l’un de ceux qui manifestent à la fois le
plus de connaissance et le plus de respect pour elle4. Disciple d’Origène, il
prend néanmoins ses distances vis-à-vis de certaines interprétations qui lui
paraissent exagérées. Il eut deux disciples de choix qui furent ses auditeurs à
Constantinople et qui devinrent à leur tour de grands connaisseurs des Écri-
tures : Jean Chrysostome et Jérôme5. Tous deux ont ouvert des chemins
d’interprétation biblique différents de celui d’Origène. Nous pourrions alors
nous poser la question de savoir si Grégoire n’aurait pas joué un rôle entre
les interprétations symboliques d’Origène et les interprétations plus « mo-
rales » de Chrysostome. Pour répondre à cette question, nous devons étudier
en premier lieu ce que nous appellerons la « centration christologique » que
décline fortement notre didascale. Puis nous étudierons comment il est plus
attaché à ce que nommons lecture « modale » de l’Écriture. Enfin nous ver-
rons que la littérature johannique et la littérature paulinienne sont les creu-
sets fondamentaux des lignes principales de sa théologie.

1. La centration christologique
Ce premier point en soi n’a rien d’étonnant, mais il est nécessaire de poser
la question du rapport entre théologie et Bible chez Grégoire en cette con-
vergence dans la figure du Christ. À ce titre, le récit de la Transfiguration est
paradigmatique6. Une analyse serrée du discours 29, 19-207 montre bien le

4. Dans son second poème autobiographique, Grégoire rappelle combien il avait


commencé à se familiariser avec la Bible sur les genoux de sa mère, et combien se
fut l’Écriture qui lui permit de trouver sa vocation. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Le
Dit de sa vie, Genève, Ad Solem, 1997, p. 71.
5. Voir saint JÉRÔME, De viris illustribus : « Gregorius, primum Sasimorum,
deinde Nazianzenus episcopus, vir eloquentissimus, praeceptor meus, quo Scripturas
explanante, didici, ad triginta millia versuum omnia opera sua composuit… »
(PL XXIII, col. 707).
6. MOLAC Ph., Douleur et Transfiguration, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 247-265.
378 PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

rôle central que joue ce récit dans cette longue tapisserie des titres du
Christ2, et au-delà finalement sur l’ensemble de l’œuvre du Nazianzène.
Cette « tapisserie3 » veut manifester la réalité du Fils de Dieu incarné dans
notre condition humaine. Ce passage typique de la rhétorique nazianzéenne
avec ses cascades d’adjectifs et de participes est construit selon un principe
duel : « en tant que Dieu il était en tant qu’homme, il était… » Cependant au
cœur de cette construction minutieuse, l’auditeur devenu lecteur aura pu
percevoir que le thème de la Lumière joue un rôle primordial. Dans les allu-
sions aux récits de l’enfance, l’étoile des Mages est mise en évidence. Ce
thème est l’objet principal du cinquième poème dogmatique écrit pour con-
trer la science des astrologues4, science à cette époque très dubitative et
ironique à l’égard du mystère de l’Incarnation. Dans ce poème, Grégoire
n’hésite pas à presque hypostasier l’étoile en en faisant une image du Christ.
Si nous revenons à la belle tapisserie christologique du discours 29, le plus
remarquable est le fait que l’épisode de la Transfiguration se situe à la join-
ture de ce qui concerne les récits de l’enfance5 et des quelques épisodes du
ministère public de Jésus.
Pourquoi une telle place ? Grégoire insiste sur son enjeu capital : c’est en
sa propre humanité que Jésus révèle sa divinité. Allons plus loin, car plu-
sieurs personnages sont présents en cette scène. Moïse et Élie en premier
lieu. Ici l’explication de Grégoire aurait pu aider saint Léon un siècle plus
tard à ne pas identifier trop vite Moïse à la Loi et Élie aux Prophètes6.
D’ailleurs Moïse n’était-il pas considéré comme le plus grand des Pro-
phètes7 ? Grégoire évite cette lecture trop typologique, pour nous faire accé-

1. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 29, 19-20 ; SC 250, 1978, p. 217-223.


2. Voir GALLAY P., « La Bible dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze le
théologien », dans MONDÉSERT C. (dir.), Le monde grec ancien et la Bible, Paris,
Beauchesne, 1984, p. 319-320.
3. Ce mot a été choisi dans la mesure où cette longue énumération des titres
bivalents du Christ peut faire penser aux richesses diaprées de tapisseries telles que
celles de l’Apocalypse à Angers, ou plus près de nous Lurçat, et plus encore Les
enfants de Lumière de Dom Robert.
4. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Carmina I, 1, 5 ; PG XXXVII, col. 424-429.
5. L’importance donnée aux éléments des récits de l’enfance du Christ par rapport
rapport aux autres péricopes annonce déjà la manière dont ceux-ci seront beaucoup
plus repris dans l’iconographie orientale. Une visite des églises troglodytiques de
Cappadoce en est le meilleur exemple. Voir THIERRY N., « La Bible illustrée en
Cappadoce, le témoignage des églises rupestres », dans MONDÉSERT C. (dir.), Le
monde grec ancien et la Bible, Paris, Beauchesne, 1984, p. 257-299.
6. Voir LÉON LE GRAND, Sermon sur la Transfiguration, § 4 : « Moyses enim et
Elias, lex scilicet et prophetae, apparuerunt cum Domino loquentes » (SC 74 bis,
2004, p. 28).
7. Dt 34,10.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES 379

céder à une autre intelligence, spirituelle celle-là. Moïse et Élie sont les deux
seuls personnes de la première Alliance à avoir pu bénéficier d’une vision
incomplète et furtive du Seigneur, mais réelle. Aussi sont-ils présents sur le
« Thabor » pour témoigner – ils sont deux – de la réalité de Dieu présente
dans le Fils. D’une certaine manière, ils disent : « c’est bien lui que nous
avons vu sur la montagne. » Et nous posons-nous assez la question du fait
que Pierre, Jacques et Jean1 sont eux témoins ? Témoins cette fois de
l’Alliance éternelle scellée dans le sang du Christ. Ils ont été choisis par ce
même Christ comme embryons de l’Église à venir. C’est à ce niveau de
compréhension que Grégoire nous introduit.
Pour cette raison, nous n’hésitons pas à parler de centration christolo-
gique, car tous les livres de la première Alliance sont lus avec ce prisme de
témoignage du Christ : il se place dans la tradition origénienne de la prépa-
ration évangélique et dans la tradition clémentine de la pédagogie2. Il tient
également à préciser l’arrimage essentiel de l’Église à son époux : sa lecture
de saint Paul en est marquée. Mais de manière plus originale, il recentre tout
cela dans l’article du Symbole de Nicée : « Lumière née de la Lumière ».
Cependant corrélativement à cet épisode de la Transfiguration, il est né-
cessaire de lier celui de Gethsémani. Grégoire insiste sur le fait que les
mêmes trois témoins de la Transfiguration sont présents au moment de la
Défiguration. Nous touchons là un des traits de génie de notre docteur qui
pose son anthropologie dans la contemplation même du combat existentiel
du Christ. Entre Défiguration et Transfiguration, c’est au sein de la même
figure (Gestalt) que se vit le drame de la vocation humaine : garder intacte la
dimension d’être selon l’Image de Dieu. Pour le Christ, il en est l’icône
parfaite, pour nous il est question d’un chemin d’illumination où l’Esprit-
Saint nous communique sa force pour garder intacte cette dignité. Sur ce
point, Jean Chrysostome est un héritier fidèle de Grégoire3. Il est important

1. Grégoire insiste souvent dans ses écrits sur la présence des « Trois » parmi les
« Douze ». Présents à la Transfiguration et à Gethsémani, ils sont les visionnaires de
ce passage entre première Alliance et Alliance éternelle. Paul lui-même les cite
comme les colonnes de l’Église : « et reconnaissant la grâce qui m’a été donnée,
Jacques, Képhas et Jean qui passent pour être des colonnes, nous donnèrent la main
droite, à moi et à Barnabé en signe de communion » (Ga 2,9). Si Grégoire reprend
ces trois figures apostoliques et témoins des heures particulièrement significatives de
la vie du Christ, nous devons constater que dans la Tradition théologique – et plus
spécifiquement occidentale – cette place éminente de ces « Trois » n’a guère été
abordée.
2. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Le Pédagogue ; SC 70, p. 108 et 158.
3. C’est pour cela que nous pouvons dire que Grégoire opérerait une transition
entre tradition alexandrine et tradition antiochienne de la lecture biblique. Jean
Chrysostome – prêtre d’Antioche de 386 à 397 – dans ses brillantes homélies,
rappelle qu’il est nécessaire de garder intact le sceau de l’illumination baptismale. Il
380 PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

de comprendre en premier lieu cette centration christologique1 comme clef


herméneutique, car découle de là ce que nous appelons l’« interprétation
modale » de l’Écriture chez Grégoire.

2. Qu’est-ce que l’interprétation modale chez Grégoire ?


Si les discours sont émaillés d’un grand nombre de citations ou allusions
bibliques, nous ne trouvons pas chez Grégoire de commentaires de livres à
la manière d’un Origène ou plus tard d’un saint Jérôme. Il est certain qu’il
ne voulait pas trop interpréter, trop soucieux de respecter ce qu’il considère
comme un trésor, et d’autre part il est directement témoin – au plus fort de la
crise arienne – d’une torsion malhonnête des textes à des fins théologiques
plus ou moins louables. Sans doute est-ce aussi pour cette raison qu’il prend
ses distances par rapport à Origène. Le seul commentaire que nous connais-
sions de lui est son discours 15, entièrement consacré aux livres des Macca-
bées2 ; écrit qui semble un écrit de circonstance pour stimuler les chrétiens
face aux périodes de troubles, ou bien sous le principat de Julien – mais il

ne faudrait pas poser sur la lecture de l’Écriture par Chrysostome l’épithète


« morale » sans penser qu’il s’agit dans ce cas précis d’une actualisation
eschatologique : l’ouverture concrète du Royaume dans ma vie quotidienne. Garder
le sceau, c’est vivre le Royaume et la tension que cela suppose entre ce qui m’est
donné dans l’Esprit et les résistances dont je suis coupable. Sur ce plan Chrysostome
est très redevable à Grégoire de la tension du « voilé – dévoilé ».
1. C’est à partir de là que nous avons élaboré l’idée de « crase biblique » chez
Grégoire. Par exemple dans le premier poème de l’Arcane, il écrit : « Oui ma parole
s’adresse à ceux qui sont purs ou en voie de l’être. Comme le Christ transfiguré sur
la haute montagne a donné par écrit la Loi à Moïse sur des tablettes… » (GRÉGOIRE
DE NAZIANZE, Carmina I, 1, 1, 9b-11 ; PG XXXVII, col. 399). La lecture
symbolique des deux éléments permet à notre auteur de lier par la reprise de la
montagne les deux événements de la théophanie du Sinaï et de la Transfiguration.
Nous touchons en cet exemple qui est significatif d’une multiplicité d’autres
combien il est préférable de parler concernant Grégoire de lecture symbolique de la
Bible et non de lecture allégorique. Cette note pourrait aussi convenir pour la lecture
d’Origène. Certains patrologues ont peut-être été trop tentés d’utiliser l’adjectif
« allégorique », alors que dans la veine d’une étude précise comme celle de Hans
Urs VON BALTHASAR (Parole et mystère chez Origène, Paris, Éd. du Cerf, 1957)
l’adjectif « symbolique » conviendrait mieux. En tout cas, si le débat reste ouvert
dans le cas de l’interprétation scripturaire d’Origène, il semble beaucoup moins
contestable d’attribuer « symbolique » dans le cas de Grégoire. Nous rejoignons sur
ce point l’analyse de GALLAY P., « La Bible dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze le
théologien », p. 326.
2. Voir PG XXXV, col. 911-931.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES 381

semblerait que ce soit écrit à une date ultérieure – ou plutôt au cœur des
luttes contre les ariens – l’épisode de Sasimes1 pourrait expliquer ce choix.
Dans les discours – homélies souvent retravaillées postérieurement – les
citations sont nombreuses, beaucoup moins dans les poèmes, sans doute la
métrique ne permettant pas ou très difficilement d’intégrer des versets de la
Bible. Dans ses lettres, par contre, les citations ou réminiscences bibliques
s’avèrent abondantes.
Un autre trait est important à souligner : les nombreuses références aux
personnages de la Bible. Nous préférons commenter cet aspect, plus original
et qui est celui ouvrant la lecture « modale ». Des livres du Pentateuque,
trois personnages sont souvent extraits : Adam2, Abraham et Moïse. Adam
est de nécessité incontournable pour rappeler le mystère de la création et de
l’être humain créé à l’image de Dieu. Abraham est celui qui lui permet de
projeter cette figure patriarcale sur celle de son propre père Grégoire
l’Ancien3. Moïse4 bien sûr, qui comme nous l’avons vu plus haut est figure
vétérotestamentaire d’une anthropophanie iconique5. Très souvent le col-
loque intime entre Dieu et Moïse sur la montagne est mentionné dans les
discours, comme celui-ci :
Et Jésus lui-même, c’est dans une chambre haute qu’il fit participer au mystère
ceux qu’il initie à ce qu’il y a de plus élevé, afin de montrer d’une part qu’il faut
que Dieu descende vers nous – ce qui s’est fait précédemment je le sais au temps

1. Le moment où, pour contrer la politique pro-arienne de Valens, Basile nomme


ses parents et amis évêques. Grégoire hérite de Sasimes. Irrité et déçu, ne pouvant
prendre possession de son siège sans risquer de faire couler le sang, Grégoire préfère
renoncer. Voir GIET S., Sasimes, une méprise de S. Basile, Paris, Gabalda, 1941 ;
CALVET-SEBASTI M.-A., « L’évocation de l’affaire de Sasimes par Grégoire de
Nazianze, dans POUDERON B. et DUVAL Y.-M., L’historiographie de l’Église des
premiers siècles (Théologie historique 114), Paris, Beauchesne, 2001.
2. Explicitement nommé plus d’une cinquantaine de fois sur l’ensemble du corpus
nazianzéen.
3. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 2, 103 : « C’est en second lieu, ce qui
fait mon souci, ce qui constitue ma charge : les cheveux blancs et l’affaiblissement
de mes saints parents qui souffrent moins du temps que par moi. Je veux parler de
l’Abraham, du patriarche que voici, de cette tête qui m’est précieuse et qui est
dénombrée avec les anges, ainsi que de la Sara qui nous a enfanté selon l’Esprit dans
l’enseignement de la foi » (SC 247, 1978, p. 223).
4. Repris près d’une centaine de fois dans l’ensemble du corpus.
5. Il n’est pas impossible de penser que Grégoire de Nysse dans sa Vie de Moïse a
repris un grand nombre d’approches nazianzéennes. Il y a en tout cas une similitude
quant à la question de la montée spirituelle, Moïse en est incontestablement le
paradigme.
382 PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

de Moïse – et d’autre part que nous devons monter et qu’ainsi s’accomplisse


l’union de Dieu avec les hommes par fusion de dignité1.
Nous devons noter très peu d’emprunts aux « livres historiques ».
D’autre part, et c’est une constante de la littérature patristique, la littéra-
ture prophétique est très présente tant dans les citations empruntées que dans
les personnages évoqués, dans la mesure où le prophète est bénéficiaire
d’une théophanie. Trois figures sont récurrentes : Isaïe, Jérémie et Élie. Ce
dernier est la figure pré-christique par excellence : d’abord Élie est celui qui
se retire au désert : rappel de l’expérience monastique, idéal de l’imitation
du Christ. Puis c’est celui qui est ravitaillé par une nourriture mystérieuse
pour être emporté dans une ascension étrange. C’est enfin le « Champion du
Seigneur », celui qui n’hésite pas à rester fidèle seul contre tous. Grégoire
s’y identifie fréquemment, dans son temps d’épiscopat à Constantinople en
particulier, où il eut à affronter les avanies et les complots de ses adver-
saires, hérétiques, schismatiques ou autres.
C’est dans l’opposition du contraste entre Isaïe et Jérémie que nous pou-
vons le mieux considérer ce que nous entendons par lecture modale. Dans
les moments d’exaltation, Grégoire n’hésite pas à se comparer à Isaïe dans
le Temple au moment de sa vocation : la vision de la beauté du Seigneur et
des séraphins éternellement s’éjouissant dans le Trisagion2. Isaïe est non
seulement celui qui a vu la Gloire de Dieu, mais il est aussi celui qui invite
dans l’Esprit à rendre le vrai culte à Dieu : un cœur ouvert à la tendresse et à
la bienveillance, particulièrement envers les plus démunis. Nous avons ici
l’action pastorale que Grégoire déploya à Constantinople3. Par contre aux
grands moments d’abattement, fréquemment a-t-il recours aux lamentations
de Jérémie4 ou à l’épreuve injuste subie par Job5. Avant le Christ, ces pro-
phètes annoncent de manière sublime l’appel pour l’homme à contempler le
mystère de Dieu et à vivre selon la vérité : « pratiquer la justice, aimer la
fidélité et marcher humblement avec son Dieu » (Mi 6,8).

1. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 41, 12 ; SC 358, 1990, p. 343.


2. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 18, 14 : « Isaïe lui aussi a contemplé la
gloire des Séraphins… » (PG XXXV, col. 1002C).
3. Dans le portrait de l’évêque modèle que Jean Chrysostome brosse dans son
traité du sacerdoce, il n’est pas interdit de penser qu’en filigrane il pense à Grégoire.
Voir JEAN CHRYSOSTOME, Sur le sacerdoce ; SC 272, 1980.
4. « Et ce même prophète [Jérémie] verse ce torrent de larmes, désirant le repos
éternel et souhaitant fuir au désert, pour se vider de toutes les afflictions et pour être
allégé des coups durs, reçus dans le silence à la suite de ses lamentations sur Israël »
(GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 17,1 ; PG XXXVI, col. 965).
5. « J’ajouterais à ces exemples, celui de Job, qui est de chez nous, si je ne savais
que tu es loin, grâce à Dieu, et que tu resteras loin des souffrances de cet homme »
(GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettre 32, 12 ; Paris, Belles Lettres, t. I, 1964, p. 42).
GRÉGOIRE DE NAZIANZE À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES 383

Les livres de sagesse sont eux aussi cités avec importance1, tant dans
ceux-ci Grégoire puise des exemples pour la voie cathartique permettant à
l’être humain de conserver le sceau de l’illumination baptismale. Qohélet en
particulier permet à notre auteur de mettre en avant la vertu fondamentale
qui aide à ce chemin de purification : la mesure (metriotès). En plus de cela,
Grégoire n’oublie pas sa vocation monastique toujours tapie au cœur de son
expérience pastorale. Ainsi les psaumes sont les auxiliaires de vie spirituelle,
centre de gravité de son anthropologie : « Un pauvre crie, le Seigneur en-
tend. » La figure de David permet également de renverser les perspectives
trop humaines. La royauté davidique n’est pas une royauté tyrannique, mais
une royauté de service, une « lieutenance », voire un sacerdoce2. Nous sai-
sissons sans doute mieux comment ces grandes figures de la Bible peuvent
servir de modèles pour la vie chrétienne, qu’il s’agisse des pasteurs ou des
fidèles3. Nous comprenons aussi combien tous ces traits peuvent se nouer
dans la centration christologique vue précédemment. La plupart des person-
nages de la première Alliance sont des figures proto-christologiques et ceux
de la nouvelle Alliance deviennent alors « imitateurs » du Christ, en particu-
lier saint Jean et saint Paul, les deux maîtres de notre didascale.

3. L’influence mystique de la littérature johannique


« Jean en tout, puissant héraut, déjà entré dans le ciel4. » Ce vers montre
évidemment l’importance que revêt la littérature johannique pour Grégoire.
Il n’est pas surprenant que ce soit dans les discours « théologiques » que
nous trouvions le plus d’emprunts à saint Jean.
Premièrement, il est certain que le quatrième évangile permet à Grégoire
de puiser la force de son architecture théologique et spirituelle dans le lien
intrinsèque entre voie illuminative et voie cathartique. La Transfiguration,

1. Voir GILBERT M., « Grégoire de Nazianze et le Siracide », Augustinianum 27


(Mémorial dom Jean Gribomont) [1988], p. 307-314.
2. Voir MOLAC Ph., Douleur et Transfiguration, p. 245.
3. En ce sens l’ecclésiologie de Grégoire est très simple : d’un côté, il y a les
pasteurs, ordonnés pour instruire le peuple chrétien de la Vérité dans le Christ, de
l’autre il y a les fidèles tenus de suivre l’enseignement de sainteté afin de suivre la
voie illuminative. Pour cela le pasteur doit être un modèle de vertu et de sainteté, ce
qui explique la hauteur d’exigence à laquelle Grégoire place la tâche pastorale et
sacerdotale, et en contrepoint la fougue avec laquelle il fustige les mauvais pasteurs.
Cet aspect revient constamment dans l’œuvre de Grégoire.
4. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poème I, 1, 12, 33 ; PG XXXVII, col. 474A :
« Πᾶσι δ' Ιωάννης, κήρυξ μέγας, οὐρανοφοίτης. » Ce dernier mot est d’ailleurs très
rare dans l’ensemble de la littérature patristique. Voir LAMPE G. W., A Patristic
Greek Lexicon, 2010 (23e éd.), p. 980. 3 emplois chez Grégoire, tous concernant
saint Jean. Et un seul autre emploi chez Jean Damascène, concernant Élie.
384 PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

nous l’avons vu, exemplaire et unique dans le cas du Christ, doit être le
pivot de notre vie baptismale. Le chrétien est appelé à être transfiguré : l’être
humain est restauré dans son être selon l’image et la ressemblance grâce au
Fils de Dieu fait chair. Aussi le prologue (Jn 1,1-18) joue un rôle fondamen-
tal. Donnons un autre exemple très parlant dans la manière dont est repris le
verset de Jn 9,4 dans le discours 40 :
Recevez l’illumination pendant qu’il est temps, afin que les ténèbres ne vous
poursuivent pas et ne vous arrêtent pas, en vous séparant de l’illumination : la nuit
vient où personne ne peut travailler après le départ d’ici-bas1.
En saint Jean, ce verset se trouve dans l’introduction à la controverse de
l’aveugle-né. Le combat entre la Lumière et les ténèbres est non seulement
retenu dans cet exemple mais aussi amplifié par Grégoire. Un combat où
illuminé par l’Esprit-Saint, le chrétien est tenu de pratiquer « l’arétopraxie2 ».
Ce combat est celui de la mesure (metriotès) où notre orateur aime rappe-
ler combien il faut savoir mettre son art oratoire (logos) au service du Logos,
Parole même de Dieu3. Il aime aussi reprendre le discours sur le pain de vie
(chap. 6), et l’allégorie du Bon Pasteur (chap. 10), où nous retrouvons
d’ailleurs le phénomène de la crase biblique : Jn 10 lié à Ez 34 (contre les
mauvais bergers d’Israël). Le combat est ici celui de Grégoire rappelant haut
et fort combien la charge sacerdotale est au service de l’unité et non pour se
donner quelque privilège ou flatter les puissants de ce monde. Nous perce-
vons encore la lecture existentielle de la Bible en ce cas.
Dans le contexte de la crise arienne, l’évangile de saint Jean est le su-
prême levier de Grégoire pour établir la solidité de sa théologie trinitaire, et
particulièrement la question débattue depuis le concile de Nicée sur
l’homoousie du Fils par rapport au Père4. Dans le discours 30, Grégoire
réfute dix emprunts du Nouveau Testament que les ariens – ou eunomiens
dans le cas précis – ont falsifiés. Il est certain que la réponse qu’il donne aux
dérives ariennes par rapport aux versets de Jn 5,19 ou Jn 6,38 montre
l’acuité avec laquelle il est entré dans la contemplation du mystère de la
volonté du Fils, liberté totalement ouverte au projet d’Amour du Père pour
lui Image parfaite, et en Lui pour tous les êtres humains. La force de la Tra-
dition est patente au concile Constantinople III : c’est l’argument même de
Grégoire qui est repris pour clore le débat monothélite. Argument travaillé à

1. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 40, 24 ; SC 358, 1990, p. 249.


2. Nous avons conscience d’utiliser un néologisme, à partir de ἀρετή, « vertu ».
3. « L’homme humble est à mon avis […] celui qui parle de Dieu avec mesure : il
sait dire certaines choses, en garder d’autres, et avouer son ignorance sur certaines
autres » (GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 32, 19 ; SC 318, 1985, p. 125-127).
4. Voir GALLAY P., « La Bible dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze le
théologien », p. 327.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES 385

partir de la méditation de la question de la volonté du Fils par rapport à celle


du Père en saint Jean1.
Pourquoi préférer l’expression « influence mystique » à « influence théo-
logique », concernant la reprise des versets johanniques dans le corpus na-
zianzéen ? La défense de la vérité trinitaire n’est pas d’abord une affaire de
spéculation conceptuelle pour Grégoire. Cette défense ne trouve sa force et
sa vitalité que dans la contemplation studieuse du Verbe, et qui mieux que
saint Jean sut l’exprimer ? La théologie de l’illumination vient en droite
ligne de cette méditation, où l’être humain est appelé à livrer un combat
entre Lumière et ténèbres, tombeau et résurrection. C’est cette expérience
que Grégoire veut transmettre à ses auditeurs. Il sait que les mots utilisés
sont toujours en deçà et loin l’expérience d’être en Dieu2. Il y appelle de
toutes ses forces, en en ayant certainement lui-même bénéficié. C’est pour
ces raisons que nous voulons parler plutôt de mystique que de théologique,
afin de bien montrer qu’enraciné dans l’Écriture – et spécifiquement
saint Jean – il ne s’agit pas d’abord pour lui d’un savoir, mais d’une expé-
rience du Christ. C’est cela qui a valu à Grégoire, dans la tradition orientale,
de prendre après Jean le beau surnom de « théologien », au sens de celui qui
parle d’une expérience de Dieu, l’ayant presque « effleuré ».

4. L’influence existentielle de saint Paul


Avec l’influence mystique de saint Jean vient se conjuguer la reprise chez
Grégoire de l’expérience de saint Paul. Parmi tous les personnages cités par
l’évêque de Constantinople, saint Paul tient une place de premier choix à la
fois par le nombre de citations empruntées à ses écrits et par le nombre de
fois où son nom est évoqué.
Pratiquement tous les discours font référence au moins une fois à l’Apôtre3.
Le portrait de Paul par Grégoire est dépendant de sa lecture christologique.

1. Voir GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 30, 12 ; SC 250, 1978, p. 248-249,


n. 2 : « Tout ce § 12 manifeste en effet combien Grégoire sait appliquer sur un point
délicat et décisif – celui de la volonté divine et humaine du Christ – sa théologie de
l’Incarnation, toujours soucieuse de l’unité du Christ et respectueuse de l’intégrité de
sa nature humaine. »
2. Toujours dans son œuvre, Grégoire rappelle cette distance infinie entre le
Créateur et sa créature. Il craint la tentation de mettre la main sur Dieu – en
opposition justement aux eunomiens. Justin Mossay, grand connaisseur de Grégoire,
aime souvent dire combien le maître cappadocien ne s’aventure jamais au-delà de ce
que l’Écriture lui permet raisonnablement de dire.
3. Il s’agit de discours souvent brefs, mis à part le discours 8 : l’éloge funèbre de sa
sœur Gorgonie, et le discours 38 prononcé au jour de la fête des Lumières 379 ou 380.
386 PHILIPPE MOLAC, P.S.S.

Paul est d’abord retourné par l’Esprit-Saint1. La relecture de sa conversion est


directement mise en parallèle avec le paradigme de la Transfiguration :
C’était une lumière, la divinité qui se montra un instant aux disciples sur la
montagne, mais presque avec trop de force pour la vue : c’était une lumière,
l’apparition qui enveloppa Paul de son éclat, ainsi que le dommage infligé à sa
vue, ce qui guérit les ténèbres de son âme2.
L’expérience du « ravissement » est bien sûr reprise, ce qui suppose que
Paul est le modèle de la montée mystique dont nous avons parlé précédem-
ment. De ce point de vue, le converti de la route de Damas est un nouveau
Moïse ou un nouvel Élie. Cela lui permet d’être cet homme à la parole de feu,
où – dans les succès comme dans les échecs – il est le combattant de l’unité.
Dans le discours 2, 53-55, Grégoire dresse un portrait de Paul. Excellant une
fois encore dans les cascades d’adjectifs et de participes, il reprend un grand
nombre d’éléments de ses lettres, pour bâtir une « figure » de Paul, figure focali-
sée sur la grandeur et la difficulté de la charge pastorale et apostolique. Il s’agit
bien d’un portrait contextualisé. Ce discours 2 est celui de la justification de la
fuite devant la charge sacerdotale. Grégoire, ramené à la raison par Basile, re-
vient à Nazianze et demande l’indulgence de la communauté chrétienne. Pour
cela, il rappelle la crainte avec laquelle il faut recevoir ce don ; certainement
peut-on aussi déceler l’intention de morigéner ceux qui s’emparent du sacerdoce
à des fins moins louables. Paul est mis en avant comme le modèle du vrai pas-
teur. Dans un premier temps, Grégoire mentionne les événements heureux et
douloureux de la vie de l’Apôtre (§ 53-54), puis il reprend le thème de
l’imitation, montrant que Paul est quasiment un autre Christ (§ 55-56a). Enfin,
par son éloquence, l’Apôtre a procuré l’accomplissement de l’Évangile (§ 56b)3.
Certaines lignes théologiques fortes du corpus paulinien viennent égale-
ment soutenir le combat de Grégoire. Saint Paul aide parfaitement Grégoire à
bien asseoir son explication de l’économie du salut : premièrement, en insis-
tant sur la réalité de l’Incarnation allant jusqu’à la mort, avec la reprise très

1. « Cet Esprit très sage et très ami des hommes […] s’agit-il de persécuteurs
ardents, il transforme leur zèle, il fait des Paul à la place des Saul et il les tourne vers
la piété autant qu’il les a trouvés tournés vers le mal » (GRÉGOIRE DE NAZIANZE,
Discours 41, 14 ; SC 358, 1990, p. 347).
2. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 40, 6 ; SC 358, 1990, p. 209.
3. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 2, 53-56 ; SC 247, 1978, p. 161-167. Voir
aussi : « Quelle est notre bassesse et de quelle envergure est la promesse de
connaître Dieu autant que nous sommes connus de Lui ! Voilà ce que dit Paul, le
grand héraut de la vérité, le maître des nations dans la foi, celui qui a rempli de
l’Évangile le vaste cercle qu’il a parcouru, celui qui ne vivait pour aucun autre que
pour le Christ, celui qui parvint jusqu’au troisième ciel, celui qui contempla le
paradis, celui qui désirait la mort pour atteindre la perfection » (Discours 32, 15 ;
SC 318, 1985, p. 119).
GRÉGOIRE DE NAZIANZE À L’ÉCOUTE DES ÉCRITURES 387

fréquente de Ph 2,6-11 ; deuxièmement, en soutenant que par le baptême il y


a comme une recréation d’un homme nouveau dans le Christ et corrélative-
ment le déploiement de la dimension d’adoption filiale (Rm 8) ; troisième-
ment, en rappelant la nécessité de vivre cette tension arétologique en vue de
la récapitulation de toutes choses dans le Christ : 1 Co 15. En tout cela, Paul
apparaît bien comme celui qui donne corps, en son expérience même, à cette
vocation chrétienne de vivre dans la force de l’illumination rédemptrice.
Finalement, et cela pourrait être une sorte de conclusion, Paul ne résume-
rait-il pas les lignes principales de l’exégèse grégorienne ?
Quant à la question de la lecture « modale », Paul concentre un certain
nombre de « figures » vétérotestamentaires. Il est héraut puissant de la Pa-
role de Dieu, comme les prophètes. Il bénéficie d’une expérience théopha-
nique, tels Moïse et Élie. Il affronte les affres du combat pastoral, à l’image
de Jérémie. Il est l’instrument de la Sagesse de Dieu.
Du point de vue des lignes théologiques principales, nous avons dit combien
en Paul Grégoire puise tous ses arguments d’anthropologie chrétienne. Et nous
n’oublions pas que très souvent, en laissant entendre qu’il imite Paul, Grégoire
essaie de se montrer lui aussi imitateur du Christ. En cela nous pouvons sans
exagération dire que l’approche biblique de Grégoire se révèle plus existentielle
que « technique ». Ayant refusé d’entrer dans la pratique des commentaires
scripturaires, il est souvent oublié dans les « survols » de l’histoire de l’exégèse
biblique, et pourtant ces quelques lignes – bien insuffisantes – voudraient mon-
trer qu’il semble être un passage important entre Origène et Antioche. Il ne
tourne pas vraiment le dos à la lecture symbolique, il la reprend même souvent ;
mais il est également suffisamment libre pour ne pas tomber dans les apories
d’Origène, et pour contribuer à ce que les Écritures fassent corps avec le fidèle
du Christ dans cette approche « modale » et existentielle1. Ne serait-il pas celui
qui, avec le plus de finesse, intègre et vit la demande centrale de la prière domi-
nicale : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », en estimant qu’il
s’agit bien du pain comme Parole de Dieu, à la suite de la réponse même du
Christ au Tentateur : « Il est écrit : “Ce n’est pas de pain seul que vivra
l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” » (Mt 4,4)2.

1. Voir GALLAY P., « La Bible dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze le


théologien », p. 324-326 : « Si Grégoire a le souci de rechercher le sens littéral
exact, il ne donne pas pour autant dans le défaut d’un littéralisme excessif […].
Nous pouvons dire que Grégoire se préoccupe sérieusement de la recherche du sens
littéral, qu’il entend ce sens littéral avec la largeur d’esprit nécessaire et qu’il y
associe intimement le souci d’un enseignement spirituel. Cette tendance à découvrir
un sens spirituel dans les textes sacrés ne surprend pas, car il admirait Origène […]
mais Grégoire ne suit pas Origène dans les excès de certaines de ses interprétations
allégoriques. »
2. Cité d’après la Bible d’Osty-Trinquet.
ALAIN MARCHADOUR, A.A.

EXÉGÈSE HISTORIQUE
Chemin ou impasse de l’exégèse chrétienne
à partir d’un choix de travaux du père Simon Légasse

Cet atelier réunissait des biblistes de qualifications et de confessions di-


verses. Sur le plan biblique, on peut les classer en deux groupes : les exé-
gètes enseignant dans les universités et les exégètes engagés dans la
pastorale. Certains d’entre eux sont amenés à couvrir les deux domaines, en
fonction des publics. Ils ont en commun de faire place, dans leur travail, à la
critique, soit comme un acquis implicite destiné à éclairer leur intervention
pastorale, soit comme un terrain à labourer pour lui-même, avec l’honnêteté
et la rigueur propres à cette méthode. Le choix du père Simon Légasse, ré-
cemment décédé (1926-2009), comme figure de référence pour cet atelier
n’est pas seulement lié à la longue présence du savant capucin à la faculté de
théologie de Toulouse où se déroule ce congrès. C’est aussi une façon
d’honorer tous ces travailleurs de l’ombre qui ont mis leur savoir au service
de l’intelligence de la foi, au risque parfois d’encourir le soupçon et même la
condamnation des autorités religieuses1.

Simon Légasse, acteur critique


La prise en compte de l’approche critique pour l’interprétation de la Bible
est ancienne. L’histoire a retenu certaines crises particulièrement décisives,
qui ont souvent pris la forme, dans la mémoire des historiens, de duels entre
deux figures emblématiques, l’une défendant la critique, l’autre prenant le
parti de la Tradition. Pour nous en tenir aux plus symboliques, il y eut Gali-
lée (1564-1642) contre le cardinal Bellarmin (1542-1621), Richard Simon
(1638-1712) contre Bossuet (1627-1704). Dans les années 1900, en particu-
lier dans le monde catholique, la critique a fait une entrée fracassante dans

1. À l’occasion des émissions « Corpus Christi », ils sont sortis de l’ombre :


« Scoliastes inspirés en compétition fraternelle […] qui ont employé leur vie à se
battre avec des signes effacés sur un bout de chiffon […]. Que ne donnerait-on pour
pénétrer leurs silences et leurs rêves ! » (SCHNEIDERMANN D., cité par LASSAVE P.,
L’appel du texte, Sociologie du savoir bibliste, Presses universitaires de Rennes,
2011, p. 7.)
390 ALAIN MARCHADOUR, A.A.

un affrontement sans concession qui peut aussi se résumer à travers deux


figures opposées : le pape Pie X (1835-1914) pour la Tradition et le père
Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) pour la critique.
La personnalité du père Simon Légasse est peu connue en dehors du camp
des spécialistes. L’ayant beaucoup fréquenté comme collègue à la faculté de
théologie de Toulouse, j’aime lui appliquer ce que Jean Guitton dit du père
Pouget, ce lazariste aveugle qui éclaira tant de croyants, aux heures sombres
de la crise moderniste :
Quand les hasards de la vie nous ont fait le témoin d’un grand exemple, ce se-
rait vraiment manquer de cœur que de garder cet enseignement pour soi tout seul
[…]. Monsieur Pouget apportait à se terrer le soin que d’autres prennent pour se
faire valoir : un soin méticuleux et farouche2.
Par sa science, son affabilité et son humilité, le père Légasse a fait une
forte impression sur ceux qui l’ont fréquenté. Son engagement dans
l’exégèse critique a été exemplaire pour les questions qui nous occupent.
Prêtre en 1952, repéré très tôt pour ses aptitudes intellectuelles, il est en-
voyé à Rome pour suivre les cours de l’Institut biblique (1952-1954), puis à
l’École biblique et archéologique de Jérusalem (1954-1955). En 1962,
l’année où s’ouvre le concile Vatican II, il soutient sa thèse de doctorat à
Rome, sur l’épisode du jeune homme riche.
À sa naissance, ses parents lui donnent le prénom de Richard. Entré chez
les Capucins, il reçoit le prénom de Simon : la combinaison « Richard Si-
mon » est-elle pure coïncidence ? Spontanément viennent à l’esprit les res-
semblances entre le grand précurseur critique que fut Richard Simon, et le
père Simon Légasse, pratiquant inlassable de l’austère méthode critique.
Certes il n’a pas eu à subir la destruction de son œuvre, comme ce fut le cas
pour son illustre devancier avec la mise au pilon de l’Histoire critique du
Vieux Testament. On peut dire pourtant qu’il s’inscrit pleinement dans son
sillage et dans celui de ses héritiers : « L’innovation souffrante des temps de
crise moderniste prépare la libération sous contrôle de temps œcuméniques
dont sont issues les formes contemporaines de composition de rôles entre
discipline et tradition3. » Il a dû seulement faire face aux résistances de plu-
sieurs de ses étudiants, de plus en plus réfractaires aux procédures critiques.
Le père Légasse a beaucoup écrit dans des productions très variées : parti-
cipation à des œuvres collectives, publication dans des revues spécialisées,
collaboration plus rare à une production à finalités pastorales comme les
« Cahiers Évangile », écriture pour des dictionnaires comme la collection
Catholicisme. C’est surtout par ses nombreux ouvrages d’exégèse qu’il s’est
imposé comme une figure maîtresse de l’exégèse néotestamentaire du

2. GUITTON J., Portrait de M. Pouget, Paris, Gallimard, 1941, Avant-propos.


3. LASSAVE P. , L’appel du texte, p. 15.
EXÉGÈSE HISTORIQUE 391

XXe siècle. Le livre d’hommages que j’ai édité au moment de son départ à la
retraite en 1996 porte un titre qui correspond bien au type d’exégèse où il
excellait : L’Évangile exploré (Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio divi-
na » 166). C’est bien un travail d’exploration qu’il a conduit, tout au long de
son travail de recherche, s’efforçant, à travers les documents, de remonter
aux origines, aussi bien pour ce qui concerne l’histoire que le texte.
L’exégète ne serait-il pas d’abord cet ichneutès qui, à partir de traces, reconsti-
tue une piste ; ou en tout cas, ouvre un chemin possible, au lieu, comme trop sou-
vent hélas ! de multiplier les références érudites qui ensevelissent le lecteur dans
les sables mouvants du mauvais infini4.
Si une telle appréciation ambivalente de l’exégète peut se retrouver sous
la plume aussi perspicace que S. Breton, il y a fort à parier qu’elle soit ré-
pandue en d’autres milieux.
L’ouvrage L’Évangile exploré contient une bibliographie qui va de 1960 à
1995. Il y manque plusieurs études importantes parues dans les dix années
suivantes, en particulier des commentaires d’évangile et de Paul publiés
tous, à une exception près, aux éditions du Cerf : L’évangile de Marc,
2 volumes, 1997 ; Les épîtres de Paul aux Thessaloniciens, 1999 ; L’épître
de Paul aux Galates, 2000 ; L’antipaulinisme sectaire au temps des Pères
de l’Église5, 2000 ; L’épître de Paul aux Romains, 2002 ; Les fêtes de
l’année, 2006. En plus d’un commentaire de Matthieu en voie de publica-
tion, un ouvrage à paraître devrait regrouper un choix d’articles dispersés
dans diverses publications.
Cela couvre quarante-six années de travail assidu, souvent austère. Ses
premières contributions accordent une place importante à deux motifs qui
resteront toujours au cœur de son travail et qui ne sont certainement pas sans
rapport avec son engagement dans la vie religieuse sur les pas du poverello
d’Assise : la pauvreté, les petits d’un côté et le judaïsme. Sa thèse paraît en
1969 chez Gabalda : Jésus et l’enfant : « enfants », « petits » et « simples »
dans la tradition synoptique. Notons enfin que le cursus intellectuel de Si-
mon Légasse, comme étudiant et enseignant couvre la seconde moitié du
XXe siècle, précédant et prolongeant le concile Vatican II. C’est dire qu’il
aura expérimenté, dans une première étape, le temps des soupçons qui ont
marqué la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, l’enthousiasme de
l’immédiat après-Concile, puis le désenchantement par rapport à la méthode
critique dans les années 1990.

4. BRETON S., Écriture et révélation, Paris, Éd. du Cerf, 1979, p. 60.


5. Paru chez Gabalda.
392 ALAIN MARCHADOUR, A.A.

Un peu d’histoire
Le titre de l’atelier exprime bien le dilemme : l’exégèse historique est-elle
un chemin ou une impasse ? La crise qui explose dans le monde catholique
au début du XXe siècle marque un grand tournant dans le rapport à l’Écriture,
avec en particulier la rencontre douloureuse entre la Bible comme Parole de
Dieu et les sciences, la paléontologie, l’histoire, plus largement les sciences
humaines. Cette confrontation a pris des formes différentes tout au long du
XXe siècle. Raymond E. Brown, le grand sulpicien américain qui a beaucoup
écrit sur le rapport entre exégèse critique et pastorale, découpe le XXe siècle
en trois périodes dans le rapport à la critique :
la première (1900-1940) fut dominée par le refus officiel de l’Église catholique
de toute application des méthodes critiques à la Bible, par crainte que cela ne mette
en cause la doctrine. Puis l’Église a appris ce que tôt ou tard toutes les Églises ont
dû apprendre : il n’existe aucun moyen d’éviter la confrontation avec les résultats
d’une recherche responsable. On peut écarter les chercheurs pendant un certain
temps, mais d’autres générations se présentent et en fin de compte l’Église ne peut
pas se soustraire à la nécessité de dialoguer. La deuxième période (1940-1970) est
celle de l’arrivée dans l’Église et de l’acceptation progressive, non sans réticence,
de ses premiers résultats lors du concile Vatican II, et grâce à lui. Plus que tout
autre élément, dans ce concile, c’est l’approche moderne de la Bible qui a influen-
cé la réforme que le catholicisme s’est imposée à lui-même. La maîtrise de la cri-
tique biblique chez les exégètes catholiques a progressé depuis Vatican II et ses
implications se sont révélées plus profondes que ne le prévoyaient les ténors du
concile, même les plus perspicaces. La troisième période (depuis 1970), dans la-
quelle nous vivons aujourd’hui, est celle de la difficile assimilation de ces implica-
tions par la doctrine, la théologie et la pratique catholiques6.

La Commission biblique racontée par le cardinal Ratzinger


L’histoire de l’exégèse montre, surtout dans l’univers catholique, que la
crise moderniste a donné naissance à une spécialisation nouvelle, appelée
exégèse. Devant l’impréparation du monde catholique, Rome a proposé
deux réponses dans l’urgence. La première a été la création en 1902 d’une
institution nouvelle, appelée Commission biblique. Qualifiée irrévérencieu-
sement par ses adversaires de « chien de garde de l’orthodoxie catholique »,
cette institution a connu des premiers pas très hésitants. Elle a même parfois
pris, sur l’interprétation de textes importants des Écritures, des décisions
malheureuses, qui ont provoqué beaucoup de souffrances chez les exégètes
et les théologiens. La seconde décision, en 1909, fut de créer un Institut
biblique pontifical où seraient formés des enseignants capables d’éclairer les
questions bibliques soulevées par une critique de plus en plus pressante.

6. BROWN R. E., Croire en la Bible à l’heure de l’exégèse (titre anglais : The


Critical Meaning of the Bible), Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 8-9.
EXÉGÈSE HISTORIQUE 393

Pour éclairer notre propos, et en particulier, pour prendre la mesure de la


difficulté et de la nécessité d’intégrer la démarche critique dans l’approche
chrétienne des Écritures, deux textes peuvent nous servir d’exemple : le
premier est l’article très personnel écrit par le cardinal Ratzinger pour le
centième anniversaire de la création de la Commission biblique, intitulé
« Relation entre le Magistère et les exégètes » (2002). Le second, que nous
mentionnerons plus brièvement dans son évocation de la méthode critique,
est du même auteur, devenu entre-temps le pape Benoît XVI.
L’intérêt de cet article7 tient à la fois au ton personnel et au contenu tou-
chant le rapport entre exégèse et Magistère, et plus largement entre exégèse
et Parole de Dieu dans son sens le plus large. Le cardinal ouvre par des pro-
pos très personnels, au point qu’on pourrait poursuivre le modèle évoqué
plus haut, opposant autorité religieuse et exégète de terrain :
Cela concerne ma propre biographie, car durant plus d’un demi-siècle mon
voyage théologique s’est déroulé dans le cadre de ce motif des « deux sources »
[…]. Deux noms qui ont croisé ma vie apparaissent dans le décret de la congréga-
tion consistoriale du 29 juin 1912 de quelques commentaires à ne pas admettre8.
Le premier, Karl Holzhey de Friesing, était décédé quand le jeune Joseph
Ratzinger commence en 1946 ses études théologiques sur les collines de la
cathédrale de Friesing. Mais il entend parler de sa réputation d’homme fier
et sensible. Le second, Fritz Tillmann, lui est plus familier. Son commen-
taire du Nouveau Testament est condamné. Dans la charrette se trouvent les
collaborateurs de ce commentaire, dont Friedrich Wilhelm Maier, ami de
Tillmann, alors professeur à Strasbourg. C’est avec cet exégète que le cardi-
nal va nouer un dialogue à distance : « Maier défendait la théorie des deux
sources acceptée aujourd’hui par presque tout le monde9. » Maier veut con-
tinuer les études bibliques, « n’arrivant jamais à surmonter l’humiliation de

7. Cardinal RATZINGER, L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en anglais,


23 juillet 2003, p. 8. J’ai traduit le texte anglais, n’ayant pas trouvé de version
française. « Relationship between Magisterium and Exegetes. Adress to the
Pontifical Biblical Commission ». Voir
http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/pcb_documents/rc_con_cfa
ith_doc_20030510_ratzinger-comm-bible_en.html
8. Enchiridion Biblicum, n° 64 (p. 354-355). Dans le même décret, un interdit est
étrangement posé sur scripta plura (plusieurs écrits) du père Lagrange, sans aucun
titre ni aucune justification.
9. Cardinal RATZINGER, L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en anglais,
23 juillet 2003, p. 8. « Relationship between Magisterium and Exegetes. Adress to
the Pontifical Biblical Commission ». Voir
http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/pcb_documents/rc_con_cfa
ith_doc_20030510_ratzinger-comm-bible_en.html
394 ALAIN MARCHADOUR, A.A.

1912 ». Le cardinal poursuit ses confidences tout en introduisant la méta-


phore qui lui permettra de prendre de la hauteur :
J’ai été particulièrement impressionné par une déclaration qu’il a faite en 48 ou
49. Il affirme alors que, comme historien, il peut suivre sa conscience mais qu’il
n’est pas encore arrivé à cette liberté complète de l’exégèse dont il avait rêvé. Il
disait de plus que probablement il n’en verrait pas la réalisation, mais qu’au
moins il désirait comme Moïse sur le mont Nébo entrevoir la terre promise de
cette exégèse libre de tout contrôle et de conditionnement par le Magistère10.

Voir l’exégèse depuis le mont Nébo


Cette comparaison a manifestement inspiré le cardinal, qui quitte alors le
ton de la confidence pour dresser un tableau de l’exégèse en évolution au
XIXe siècle. Il traite la relation entre le Magistère et les exégètes. « Qu’est-ce
qu’un regard historique depuis le mont Nébo symbolique sur la Terre de
l’exégèse des cinquante dernières années pourrait percevoir ? En premier
lieu, beaucoup de choses qui auraient pu consoler Maier pour la réalisation
de son rêve. » La première partie du siècle est évoquée rapidement :
Nous remarquons que dans l’âme de ce prêtre doué, qui a mené une vie sacerdo-
tale exemplaire fondée sur la foi de l’Église, pesaient non seulement ce décret sur
les sources, mais aussi les divers décrets de la Commission biblique sur
l’authenticité mosaïque du Pentateuque (1906), sur le caractère historique des trois
premiers chapitres de la Genèse (1909), sur l’auteur et la composition des Psaumes
(1910), sur Marc et Luc (1912), sur la question synoptique et ainsi de suite, empê-
chant son travail scientifique sans restriction par des obstacles qui n’auraient pas
dû exister. L’impression demeure qu’à cause des décisions du Magistère, les exé-
gètes catholiques ont été empêchés de mener un travail scientifique sans restriction
et que, de cette façon, les exégètes catholiques par opposition aux protestants n’ont
pu atteindre le niveau de leur époque et que le sérieux de leur travail scientifique a
été mis en question, et cela en partie avec raison par les protestants.

Le second demi-siècle
Le cardinal Ratzinger introduit ici une donnée que l’exégète a sous-
estimée : la dimension herméneutique : « Pour Maier et beaucoup de ses
collègues, la philosophie ne peut être qu’un élément perturbateur qui pollue

10. Sur les deux personnages condamnés en 1912 et évoqués par le cardinal, on
peut consulter : BREYTENBACH C., HOPPE R. (éd.), Neutestamentliche Wissenschaft
nach 1945. Hauptvertreter der deutsprachigen Exegese in der Darstellung ihrer
Schüler, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2008. Pour les catholiques, Ingo
BROER présente dans cette section quatre exégètes, en particulier F. Tillmann et F. W.
Maier, condamnés par le document de 1912 (renseignements transmis par
J. Schlosser).
EXÉGÈSE HISTORIQUE 395

l’objectivité du travail historique. C’est pour cela que le mont Nébo lui au-
rait sûrement réservé des surprises, qui dépassaient son horizon. »
Le cardinal poursuit son dialogue à travers l’histoire avec cet exégète qui
gardait en son cœur l’humiliation de 1912 :
Je voudrais essayer de faire l’ascension du mont Nébo avec lui pour observer
depuis ce point de vue, le terrain qui a été parcouru depuis les cinquante dernières
années. Un regard historique sur la terre de l’exégèse des cinquante dernières an-
nées aurait montré beaucoup de choses qui auraient consolé Maier dans la réalisa-
tion de son rêve.
Et là le cardinal évoque quelques dates clés, qui confirment l’évolution
positive de la Commission biblique.
L’encyclique Divino Afflante Spiritu (1943) marque une nouvelle étape,
où transparaît une nouvelle façon de comprendre la relation entre le Magis-
tère et l’exégèse. Puis « les années soixante représentent l’entrée dans la
terre promise de la liberté exégétique, pour poursuivre la métaphore ». Vient
d’abord l’instruction de la Commission biblique sur la vérité des évangiles
(1964), puis la constitution Dei Verbum du concile Vatican II (1965).
« Continuons notre recherche depuis le mont Nébo. Maier se serait certai-
nement réjoui de ce qui s’est passé en juin 1971. » Cette année-là, par le
motu proprio Sedula Cura, Paul VI restructure la Commission biblique,
qui cesse d’être un organe du Magistère. Elle devient un lieu de rencontre entre
le Magistère et les exégètes, une place de dialogue dans lequel le Magistère et des
exégètes qualifiés peuvent se retrouver pour, ensemble, établir pour ainsi dire des
critères intrinsèques qui protègent la liberté d’une autodestruction, la haussant
ainsi au niveau d’une vraie liberté. Maier pourrait alors s’être réjoui de voir l’un
de ses meilleurs étudiants, Rudolf Schnackenburg, devenu membre non de la
Commission biblique, mais de la non moins prestigieuse Commission théologique
internationale. C’est comme s’il se retrouvait lui-même dans la Commission qui
lui a infligé autant de tracas.
L’importance du document de 1993 sur les méthodes est aussi soulignée
par le cardinal :
Le Magistère n’impose plus d’en haut les normes aux exégètes, mais ce sont
eux-mêmes qui déterminent les critères, la voie d’une interprétation adaptée à ce
livre particulier qui, lorsqu’il est regardé seulement de l’extérieur, se présente fi-
nalement comme rien d’autre qu’une collection littéraire d’écrits dont la composi-
tion s’étale sur un millénaire. Seul le sujet à partir duquel ce livre est né – le
peuple de Dieu en marche – fait de cette collection littéraire, avec toute sa variété
et ses apparentes contradictions, un livre unique.
Le rêve de Maier depuis le mont Nébo imaginaire s’est-il réalisé ? « Je
répondrai : Oui, le rêve s’est réalisé, mais il a été corrigé. » Et le cardinal
rappelle le caractère relatif de l’histoire, qui a besoin d’être relayée par
396 ALAIN MARCHADOUR, A.A.

l’herméneutique. Seulement alors, le livre échappe au cimetière de l’histoire


pour devenir ce qui en fait la raison d’être : un livre vivant et qui fait vivre.

Quelques ouvertures
Notre débat fait apparaître de nombreuses convergences, avec des sensibi-
lités différentes, selon les pratiques de chacun. La méthode historique, sou-
vent remise en question aujourd’hui, apparaît à chacun comme un passage
obligé. Les récents documents pontificaux ont pris soin de le souligner. Le
document de 1993 sur l’interprétation des Écritures affirme :
La méthode historico-critique est la méthode indispensable pour l’étude scien-
tifique du sens des textes anciens. Puisque l’Écriture sainte, en tant que « Parole
de Dieu en langage d’homme », a été composée par des auteurs humains en toutes
ses parties et toutes ses sources, sa juste compréhension non seulement admet
comme légitime, mais requiert l’utilisation de cette méthode11.
La récente exhortation sur la Parole de Dieu (2010) redit la même nécessi-
té des méthodes :
Avant tout, il est nécessaire de reconnaître dans la vie de l’Église le bénéfice
provenant de l’exégèse historico-critique et des autres méthodes d’analyse du
texte développées récemment. Dans l’approche catholique de la Sainte Écriture,
l’attention à ces méthodes est indispensable et elle est liée au réalisme de
l’incarnation : « Cette nécessité est la conséquence du principe chrétien formulé
dans l’Évangile selon saint Jean 1,14 : le Verbe s’est fait chair. Le fait historique
est une dimension constitutive de la foi chrétienne. L’histoire du salut n’est pas
une mythologie, mais une véritable histoire et pour cela elle est à étudier avec les
méthodes de la recherche historique sérieuse » (V. D. 32)12.
Il est vrai que la méthode critique est l’objet de nombreuses attaques de-
puis quelques années. Les étudiants manifestent de plus en plus de réti-
cences à entrer dans cette démarche austère et même à leurs yeux
dangereuse pour la foi. Notre débat fait apparaître l’importance de la péda-
gogie et la prudence nécessaire par rapport au peuple de Dieu. Simon Lé-
gasse n’a pas fait de théorie méthodologique sur sa pratique de l’écriture.
Pourtant ses nombreux ouvrages manifestent une sensibilité aux méthodes
historiques, et à l’exégèse critique. Il était peu sensible aux lectures spiri-
tuelles de l’Écriture, et réticent devant les lectures synchroniques, structura-
listes et narratives. Dans le dernier ouvrage paru de son vivant13, en 2006,

11. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans


l’Église, Rome, 1993, n° A.
12. BENOÎT XVI, interventin orale durant la XIVe Congrégation générale du
synode des évêques, 14 octobre 2008 ; DC 2412, p. 1015 ; voir proposition 25).
13. LÉGASSE S., Les fêtes de l’année, fondements scripturaires (Lire la
Bible 205), Paris, Éd. du Cerf, 2006.
EXÉGÈSE HISTORIQUE 397

évoquant l’approche pastorale, il parle d’une « prudence élémentaire et cha-


ritable, qui est respect des chemins de Dieu dans chaque conscience ». Il
s’interroge : « que célébrons-nous dans nos principales fêtes liturgiques ? »
Il fait alors référence à ce qu’il appelle « l’historien en quête d’honnêteté »
et énumère ce qu’il considère comme relevant de l’histoire. Puis il conclut
ainsi :
Mais le reste ? Les anges de Noël et le tombeau vide pour Pâques continuent
d’entourer la foi de nombreux chrétiens d’une aura merveilleuse qu’ils ne peuvent
ou n’oseraient mettre en doute. Les pasteurs doivent le savoir : l’éducation des
chrétiens ne peut se faire sans une prudence élémentaire et charitable, qui est res-
pect des chemins de Dieu dans chaque conscience14.
Pour ces nombreuses questions « auxquelles d’aucuns répondront sans
même se poser la moindre question », il précise :
Envers ceux-là auxquels l’auteur se sait et se sent lié par contrat, on n’agira
qu’avec prudence, préférant les laisser mêler l’histoire et le mythe pour qu’en eux
règne la paix et qu’ils soient soulevés par l’élan généreux de leur vie. Aux autres
qui s’interrogent sur la réalité des faits commémorés dans la liturgie, on peut pro-
poser une aide amicale et fraternelle en leur disant par exemple que si le concert
angélique n’a pas retenti sur Bethléem et ses environs, et si la transfiguration est
une scène fictive dont le but est d’instruire les lecteurs chrétiens sur l’identité de
Jésus, que dans ce cas, ni les célébrations de Noël et de la transfiguration ne per-
dent rien de leur caractère d’une démarche de foi15.
Concernant les évangiles, l’étude monumentale de John P. Meier16 permet
de prendre la mesure de l’importance et des limites inhérentes à la méthode
critique. Le projet optimiste de l’auteur représenté par une parabole, serait
de réunir, comme dans un conclave, divers spécialistes du Proche-Orient au
Ier siècle où se retrouveraient des chrétiens, catholiques, protestants et ortho-
doxes, des juifs, des musulmans, des athées, des agnostiques. Ceux-ci ne
pourraient sortir de la salle du conclave qu’après s’être mis d’accord sur ce
qu’un historien peut dire sur Jésus.
Aujourd’hui l’exégèse a éclaté en diverses disciplines, critique textuelle,
histoire comparée, monde gréco-romain, méthode historique, narrative, litté-
rature de Qumrân, textes gnostiques de Nag Hammadi, etc. Personne ne peut
prétendre aujourd’hui couvrir cet immense chantier, mais aucun exégète ne
peut ignorer ces disciplines. Ce sont des disciplines et des méthodes diffé-
rentes qui s’offrent à nous, qui permettent une meilleure intelligence du
texte. Notre époque a mieux compris que la lecture de ce livre immense

14. Ibid., p. 234.


15. Ibid., p. 235.
16. MEIER J., Un certain juif : Jésus, Paris, Éd. du Cerf, 4 vol., un cinquième est
attendu.
398 ALAIN MARCHADOUR, A.A.

qu’est la Bible n’est pas univoque. Les croyants accèdent au texte avec leurs
présupposés de croyants. Pour eux, l’étape critique n’est pas une fin en soi.
Elle appelle l’appropriation par le croyant.
Ce livre particulier lorsqu’il est regardé seulement de l’extérieur, se présente
finalement comme rien d’autre qu’une collection littéraire d’écrits dont la compo-
sition s’étale sur un millénaire. Seul le sujet à partir duquel ce livre est né – le
peuple de Dieu en marche – fait de cette collection littéraire, avec toute sa variété
et ses apparentes contradictions – un livre unique17.
L’exégète croyant prend le temps de cheminer avec les gens à partir de
leurs réactions et de leurs questions. Sa démarche doit être spirituelle, ou-
verte à une interprétation des Écritures qui soit source de sens pour l’homme
d’aujourd’hui. François Bovon a bien résumé en quoi la critique est néces-
saire et insuffisante :
L’exégèse scientifique ne nous mène pas au Père. Certes pour le réaliser, il vaut
la peine d’avoir fait le détour. Il vaut la peine d’avoir cédé aux sciences profanes.
Nous en sommes peut-être guéris. En être guéri, ne signifie pas les rejeter. Ce se-
rait les avoir mal mâtées. En être guéri, c’est ne plus en être les esclaves. Comme
le dit Clément d’Alexandrie, à propos des biens terrestres de notre parabole18, il ne
faut ni les rejeter ni en abuser, mais en user. Les rejeter nous entraînerait au fon-
damentalisme. En abuser, ce serait tourner au scientisme. En user, c’est découvrir
que la signification est au-delà du sens et la vie au-delà et non en deçà de la mort19.

17. Cardinal RATZINGER, « Relationship between Magisterium and Exegetes.


Adress to the Pontifical Biblical Commission ». Voir
http://www.vatican.va/roman_curia/
congregations/cfaith/pcb_documents/rc_con_cfaith_doc_20030510_ratzinger-comm-
bible_en.html
18. L’ouvrage portait sur la parabole de l’enfant prodigue.
19. BOVON F., dans BOVON F. et ROUILLER G. (éd.), Exegesis, Neuchâtel - Paris,
Delachaux & Niestlé, 1975, p. 306.
SOPHIE SCHLUMBERGER

UN ANIMATEUR BIBLIQUE
ENTRE EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE

1. Invitation à entrer dans l’atelier


Ces pages vous invitent à emboîter le pas de celles et ceux qui ont partici-
pé à l’atelier « Un animateur biblique entre exégèse et théologie20 ». De fait,
les personnes réunies ont cheminé avec, en tête, cette interrogation : quels
sont la vocation et les enjeux de la lecture de la Bible en groupe (ou anima-
tion biblique) ? En effet, si cette pratique a fondamentalement à voir avec
l’exégèse et la théologie, quel statut confère-t-elle à ces disciplines, ainsi
qu’aux exégètes et théologiens ? Que fait-elle de leurs apports respectifs,
selon quelles modalités et quels critères ? Nous avons également abordé
cette question connexe : au sein du groupe, quels sont le rôle et la fonction
de l’animateur-trice biblique21 ?
C’est en lisant un texte biblique ensemble que nous avons réfléchi à ces
questions et esquissé des réponses. Chacun a pris part à cette élaboration,
s’est engagé dans le dialogue avec le texte et avec les autres lecteurs, stimu-
lé par une pédagogie active.
Ce ne sont pas les esquisses de réponses formulées par le groupe qui vous
sont transmises ici ; nous souhaitons plutôt mettre à votre disposition des
éléments de réflexion et des outils pour vous permettre d’entrer à votre tour
dans l’atelier et d’y aborder les questions exprimées ci-dessus. Libre à vous
de vous engager dans cette démarche, seul ou avec d’autres. Notre souhait
est qu’elle vous rende service dans votre travail de lecture et d’animation de
groupe biblique, qu’elle vous inspire comme elle a inspiré celles et ceux qui
s’y sont déjà aventurés durant le congrès.

20. Cet atelier a duré quatre heures, réparties en deux séances de deux heures.
21. La mention du féminin pourra paraître lourde à la lecture ; nous faisons
pourtant ce choix car la question de la reconnaissance de chacun-e et de sa libre
parole a été affrontée et expérimentée au sein de notre groupe. Plusieurs femmes,
notamment, ont exprimé leur difficulté à trouver leur place et à faire entendre leur
voix dans leur Église – catholique romaine.
400 SOPHIE SCHLUMBERGER

2. L’animation biblique22, qu’est-ce que c’est ?


L’expression « animation biblique » est-elle l’équivalent d’« étude bi-
blique » ? Est-ce une autre façon de désigner ce que l’on appelle un « partage
biblique » ? Chacune de ces expressions renvoie à une réalité bien spécifique.
Y revenir est utile pour distinguer diverses approches et relations à la Bible.
Dans une étude biblique au sens classique du terme, l’intérêt des per-
sonnes réunies se porte principalement sur l’étude du texte. L’objectif d’un
tel groupe est d’acquérir des connaissances sur le texte, ses auteurs, leurs
motivations, leur théologie, ceux à qui ils ont destiné ce texte, etc. Dans ce
cadre, le texte est objet d’étude ; celle-ci est menée par un expert en la ma-
tière qui enseigne les autres.
En contrepoint de l’étude biblique se trouve le partage biblique : l’accent
porte ici sur les personnes et la façon dont le texte biblique leur parle, ré-
sonne dans leur vie. Lors d’un tel partage, le texte biblique est considéré
comme ce qui va stimuler et nourrir l’échange d’expériences de foi et de vie.
Chacun est invité à exprimer librement ce qu’il ressent à la lecture du texte
et à extrapoler dans le domaine de sa vie personnelle et de sa spiritualité.
Chaque membre du groupe peut animer un tel partage.
L’animation biblique trace encore un autre chemin qui emprunte pour
partie à l’étude biblique et au partage biblique. Elle n’en devient pas pour
autant le modèle. Elle est simplement une approche parmi d’autres pos-
sibles. L’animation biblique vise en effet à ce que le groupe lui-même mène
l’étude du texte et entre en dialogue avec lui. Une telle démarche nécessite
la présence active d’un-e animateur-trice dont la tâche est d’être au service
du texte et du groupe, de veiller à ce qu’une rencontre s’opère entre texte et
lecteurs, tout comme entre les lecteurs eux-mêmes, dans le respect du texte
et des compagnons de lecture.

3. La pédagogie de la découverte
C’est le ressort essentiel de l’animation biblique, et c’est certainement
cette pédagogie active qui fait son succès, en grande part. En effet, cette
approche de la Bible considère tous les lecteurs comme des personnes qui
ont encore à découvrir un peu, beaucoup, passionnément la Bible, ce dont
elle parle et Celui qu’elle révèle. Que ces personnes soient de nouveaux
lecteurs ou des lecteurs très familiers de la Bible, l’animation biblique sou-
haite leur permettre de découvrir ou redécouvrir par eux-mêmes et pour eux-
mêmes des paroles que le texte adresse à ses lecteurs ; par ailleurs elle con-

22. Les quelques données esquissées ici sont développées sur le site
www.animationbiblique.org dans les fiches Points théoriques et gagneront à être
replacées dans ce contexte.
A DÉFINIR 401

sidère que tout n’a peut-être pas encore été dit, compris, perçu du texte que
le groupe va lire en empruntant des voies singulières. Elle a la conviction
que la lecture de la Bible est un événement toujours inattendu, une aventure
dont l’issue n’est pas connue à l’avance, tout simplement parce qu’elle
donne la parole et de la place aux membres du groupe dans le travail
d’analyse et d’appropriation. Autant dire que l’animateur-trice d’un tel
groupe n’est pas maître de ce qui va se passer. Il a d’ailleurs à être dispo-
nible à quelque chose qui lui échappe : ce que crée, pour chaque lecteur et
pour un groupe de lecteurs, la rencontre avec le texte biblique. Animer un
groupe biblique demande donc à la personne qui exerce ce ministère une
véritable humilité, la capacité à faire de la place à l’autre.
Cette pédagogie qui fait la part belle à la découverte et qui est mise en œuvre
dans l’animation biblique repose sur un constat, qui tient en trois phrases :
1. « Dis-le-moi et je ne m’en souviendrai pas. »
2. « Montre-le-moi et je m’en souviendrai peut-être. »
3. « Fais-le-moi faire et je m’en souviendrai sûrement ! »
L’animation biblique invite la personne qui anime un groupe biblique à
penser son rôle et sa fonction dans la perspective de la troisième formula-
tion, au service donc du groupe. Cela revient à accepter, pour l’animateur-
trice, que le parcours du groupe parte sur des voies qu’il n’avait pas pensées
lorsqu’il a préparé la séance du groupe biblique23. L’animateur-trice est ainsi
invité-e à se considérer comme ayant lui aussi à faire encore des décou-
vertes. En ce sens, il est au bénéfice du travail du groupe.
Se préparer à animer un groupe biblique selon cette pédagogie requiert
non seulement de travailler soi-même attentivement le texte (analyse, inter-
prétation, appropriation) mais aussi de réfléchir aux outils, méthodes qui
vont mettre le groupe dans cette dynamique de la recherche, du désir de la
découverte.

23. C’est ce qui s’est produit durant l’atelier : les deux séances avaient été
pensées, la première comme une animation biblique ; la seconde comme une
relecture de cette animation biblique à la lumière des questions et constats qui ont
été à l’origine du congrès. Il était également prévu, durant la seconde séance, que le
groupe s’essaie à élaborer d’autres animations bibliques permettant de travailler ces
questions. Ce programme a rapidement été modifié, dès le début de la première
séance, car l’animatrice a perçu que les participants avaient besoin de plus de temps
que prévu pour s’exprimer, trouver leur place dans le groupe et dans la démarche
proposée. La décision prise par l’animatrice de s’ajuster à la situation a favorisé la
dynamique du groupe et vivement stimulé le travail sur le texte biblique.
Finalement, les questions sur les liens entre Bible-exégèse (exégètes)-théologie
(théologiens) ont été abordées chemin faisant, lors de l’animation biblique, et pas
après.
402 SOPHIE SCHLUMBERGER

Nous proposons dans les pages suivantes quelques éléments qui ont con-
tribué à ce que les personnes réunies dans l’atelier réfléchissent à la théma-
tique retenue : un animateur-trice biblique entre exégèse et théologie. Ces
éléments, en eux-mêmes, ne sont pas grand-chose. Utilisés dans la perspec-
tive de susciter – chez des individus et dans un groupe – réflexion, question-
nement, appropriation, ils deviennent des ressources produisant des effets
étonnants. Cette transformation réclame, pour s’opérer, que l’animateur-trice
fasse confiance à celles et ceux qu’il invite à vivre cette aventure de la lec-
ture des Écritures.

4. Entrée en matière
Celle-ci se déroule en deux temps.

Premier temps : présentations


Après une introduction durant laquelle l’animateur-trice explique24 briè-
vement la démarche de l’animation biblique et le rôle qui est le sien, chacun
se présente en indiquant son prénom, son nom et le contexte dans lequel il
anime des groupes bibliques.
Lorsque tous les membres du groupe ont pris la parole, l’animateur-trice
prononce la phrase :
« En tant qu’animateur-trice biblique, entre exégèse et théologie, je… »
Chacun est invité à se mettre dans la situation de poursuivre, de façon
personnelle, la rédaction de cette phrase restée en suspens.
Après quelques minutes de réflexion, l’animateur-trice met à disposition
du groupe des Post-it verts et orange, et propose que chacun rédige, si pos-
sible, une question25 et une affirmation26 à partir de sa réflexion personnelle
sur la phrase. Une fois rédigés, les Post-it sont lus27 de façon que le groupe en
prenne connaissance. Cette lecture se fait sans commentaires. Les Post-it
restent une trace des questions et affirmations avec lesquelles les participants
sont arrivés dans le groupe ; l’animateur-trice les garde bien présentes à
l’esprit de façon à y revenir pendant l’animation biblique. L’atelier est ainsi
investi comme espace où travailler ensemble, à la lumière d’un texte bi-

24. Bien que rapportant une animation biblique passée – celle qu’a vécue le
groupe durant le congrès – nous faisons le choix d’écrire au présent.
25. Sur un Post-it vert.
26. Sur un Post-it orange.
27. Chaque participant lit sa question et son affirmation, mais si le climat de
confiance n’est pas suffisamment installé et nécessite l’anonymat, l’animateur-trice
récolte les Post-it et en fait la lecture à haute voix ou les affiche et les participants se
déplacent pour les lire.
A DÉFINIR 403

blique, expériences, réflexions et questions de chacun concernant l’animation


biblique et ses rapports avec l’exégèse et la théologie.

Deuxième temps : cascade


Le groupe procède à une cascade28 sur le mot « tentation » : chacun note
cinq mots que le terme évoque pour lui ; puis par deux, les participants con-
frontent les mots qu’ils ont choisis et ensemble, ils en retiennent cinq ; ils se
regroupent ensuite par quatre et font de même, enfin par huit et font de
même. À la fin de cette étape, le groupe poursuit en plénière : les sous-
groupes de huit personnes disent les cinq mots qu’ils ont retenus et
l’animateur-trice demande à chaque participant de dire ce qu’il a découvert
durant la cascade, à propos de la tentation, de sa relation personnelle à la
tentation, et de la relation que les autres participants ont tissée avec ce mot.

5. Découverte du texte biblique

Écoute du texte à trous et reconstitution


L’animateur-trice annonce que le groupe va aller à la rencontre d’un
texte qui parle lui aussi de tentation. Il lit à voix haute le texte à trous29, en
respectant les silences du texte lorsque celui-ci comporte des blancs.
Les participants s’expriment brièvement sur cette lecture puis
l’animateur-trice distribue à chacun le texte à trous. Les participants se re-
groupent par trois et se mettent en quête, ensemble, des mots perdus. Il est
important de consacrer du temps à cet exercice qui continue à faire se ren-
contrer les lecteurs et constitue déjà une lecture attentive.
Lorsque les sous-groupes estiment qu’ils ont écrit tout ce qu’ils étaient en
mesure de trouver, ils se rassemblent en plénière et l’animateur-trice fait un
rapide sondage : qu’a suscité ce travail (pour chacun, dans sa relation aux
autres et au texte biblique) ? À ce moment du parcours, la dynamique du
groupe30 est déjà bien en place et l’intérêt pour le texte biblique très stimulé.

28. Cette méthode est présentée sur www.animationbiblique.org et dans


l’ouvrage : La Ligue et le Service biblique de la FPF, animationbiblique.org Le
Livre, Lire, écouter, découvrir ensemble, La ligue, 2010, p. 48-49.
29. Ce texte est proposé en annexe. Vous pouvez l’utiliser tel quel ou vous en
inspirer et en confectionner un autre qui soit adapté à votre public. Par ailleurs, pour
vous familiariser avec cette méthode et ses enjeux, consulter le site
www.animationbiblique.org, menu « Méthodes ».
30. Sur la notion de dynamique de groupe et sur bon nombre de réalités qui
concernent le groupe, consulter les fiches Points théoriques du site
www.animationbiblique.org et les pages 11-18 de La Ligue et le Service biblique de
la FPF, animationbiblique.org Le Livre.
404 SOPHIE SCHLUMBERGER

Après un temps d’échange, l’animateur-trice relit lentement le texte à


trous, s’arrête sur les blancs et demande, pour chacun d’eux, au fur et à me-
sure de la lecture, ce que les participants ont trouvé. Toutes les propositions
sont accueillies ; elles ne sont pas discutées.
Lorsque tout le texte à trous a été ainsi relu, l’animateur-trice lit à haute
voix le texte biblique – Mt 4,1-111 ; les participants écoutent ce texte-là.
Après la lecture, les participants prennent quelques instants pour dire les
surprises, découvertes qu’ils ont faites en (re)découvrant le texte de
l’évangile selon Matthieu.

Visite guidée du texte biblique


La fiche de visite2 est distribuée à chacun, lue à haute voix par
l’animateur-trice et commentée si nécessaire. Il est en effet important de
s’assurer que tous comprennent bien les modalités et le propos de cette vi-
site. Les participants sont alors répartis en sous-groupes de quatre ou cinq et
font la visite3.
L’étape en sous-groupes est suivie d’une rencontre en plénière, durant la-
quelle l’animateur-trice veille à ce que la visite du texte se poursuive. En
effet, il s’agit bien de poursuivre la visite ensemble, et pas d’apporter un
enseignement qui viendrait clore la lecture, ni même de reprendre toutes les
questions de la visite guidée et d’y apporter des réponses, comme on le ferait
avec un questionnaire qui attendrait des réponses simples, évidentes. La
visite est faite pour rendre le lecteur attentif, l’amener à interroger et à
s’interroger, offrir la possibilité d’être étonné, de faire des découvertes.
L’animateur-trice soutient le groupe dans cette démarche en intégrant re-
marques, interrogations apportées par les participants, en attirant l’attention,
aussi, sur ce qui a été délaissé et en réactivant la lecture si l’élan s’estompe4.
s’estompe4. Cet exercice demande à l’animateur-trice d’être disponible à la
fois aux personnes, au texte, et prêt à se laisser surprendre par ce qui se dit,

1. Le texte biblique est en annexe.


2. Cette fiche est en annexe. Pour découvrir plus précisément ce que nous
entendons par « visite guidée », lire La Ligue et le Service biblique de la FPF,
animationbiblique.org Le Livre, p. 24-25.
3. L’habitude de désigner secrétaire et rapporteur n’est pas adoptée dans cette
démarche ; en effet, l’accent est mis sur la contribution de chacun au travail, dans le
sous-groupe comme lorsque les sous-groupes se réunissent en plénière. Personne
n’est institué comme mémoire, ni délégué des autres.
4. Pour se préparer à jouer ce rôle et cette fonction, les documents suivants sont à
à disposition : « Animer un groupe de lecteurs de la Bible », « Les enjeux de
l’animation biblique », « La fonction de l’animateur », « Le rôle de l’animateur »
(La Ligue et le Service biblique de la FPF, animationbiblique.org Le Livre, p. 20-21,
34-35, 36-37, 38-39).
A DÉFINIR 405

advient dans l’élaboration à plusieurs voix, imprévisible à bien des égards.


Les surprises, l’inattendu peuvent toucher, notamment, les représentations,
les savoirs que les uns et les autres se sont forgés et aider chacun à mettre du
jeu entre ceux-ci et le texte et son point de vue. Le lecteur peut alors, libre-
ment et en confiance, faire entrer en dialogue sa culture, sa tradition, sa
théologie, etc. avec ce qui se dit dans ce texte-là.

6. Appropriation et déplacement
Le travail d’appropriation1 se fait tout au long de l’animation biblique,
comme en sourdine (plus ou moins !), car le lecteur est présent au texte
comme un sujet atteint par ce qu’il perçoit du texte et du fait de la relation
qui se tisse avec lui. Pourtant, il vaut la peine de distinguer les étapes que
sont l’entrée en matière, la découverte du texte, sa visite guidée et
l’appropriation. Accorder à chacune l’espace et le temps nécessaires, c’est
donner des chances au dialogue et à la rencontre avec l’autre (soi-même, le
texte, l’autre lecteur, Dieu) de se produire et de se déployer.
Pour entrer dans cette dernière étape et ainsi, estimer la valeur du par-
cours, chacun réfléchit d’abord à la question suivante : à la lumière de ce
texte, ai-je fait des découvertes, ai-je vécu un/des déplacement/s ?
Après quelques minutes de méditation silencieuse, chacun est invité à
faire le point : « en tant qu’animateur-trice biblique, entre exégèse et théolo-
gie, voici où j’en suis… »
Les participants qui le souhaitent font part du fruit de leur réflexion.

7. Envoi
Un tel atelier ne ferme pas. Celles et ceux qui le quittent gardent en eux,
vivante, la mémoire des visages, des voix, du texte, du travail accompli –
mis en route, plutôt, car celui-ci se poursuit dans un élan. Chacun pourra,
lorsqu’il sera temps d’étudier un autre texte et de se préparer à le lire avec
d’autres, revenir à l’atelier, s’y ressourcer et y inviter d’autres à y faire en-
core des découvertes.

***

Matériel nécessaire pour cette animation biblique.


– Post-it verts et orange
– Texte à trous, pour chaque participant (en annexe).

1. Nous renvoyons pour cette étape à La Ligue et le Service biblique de la FPF,


animationbiblique.org Le Livre, p. 28-29.
406 SOPHIE SCHLUMBERGER

– Texte de l’évangile selon Matthieu 4,1-11, pour chaque participant (en


annexe).
– Visite guidée de Mt 4,1-11, pour chaque participant (en annexe).
– Des bibles pour se référer aux textes de l’Ancien Testament cités en
Mt 4,1-11.

Annexes

Texte à trous
Alors Jésus fut conduit par ………………………………… au désert, pour
être tenté par …………………………………………….. Après avoir jeûné
……………………………………………………….., il finit par
……………………………………………
Le ……………………………… s’approcha et lui dit : « Si tu es
……………………………………………, ordonne que ces pierres deviennent
…………………………….. » Mais il répliqua :
« ……………………………………………………………………………………
………………………………………………………………………………. »
Alors …………………………….. l’emmène dans
………………………………….., le place sur
………………………………………… et lui dit : « Si tu es
……………………………………, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera
pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de
heurter du pied quelque pierre. » Jésus lui dit :
« ……………………………………………………………………………………
……………………………………………………………………………………
…………………………………. »
Le ……………………………… l’emmène encore sur
……………………………………………………….. ; il lui montre tous les
royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : « Tout cela je te le donnerai, si
…………………………………………………………………………. » Alors
Jésus lui dit :
« ……………………………………………………………………………………
……………………………………………………………………………………
……………………………………………………………………. »
Alors le diable
……………………………………………………………………………………
…………………….

Mt 4,1-11 (TOB)
4 1 Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable.
2
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim.
3
Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces
pierres deviennent des pains. » 4 Mais il répliqua : « Il est écrit : Ce n’est pas seule-
ment de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. »
A DÉFINIR 407

5
Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du Temple
6
et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera
pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de
heurter du pied quelque pierre. » 7 Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne mettras
pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
8
Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne ; il lui montre tous les
royaumes du monde avec leur gloire 9 et lui dit : « Tout cela je te le donnerai, si tu te
prosternes et m’adores. » 10 Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit :
Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte. »
11
Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.

Visite guidée de Mt 4,1-11


 Relire attentivement le texte et relever : 
– les différents personnages, leurs relations.
– le projet de chacun des personnages à chaque étape du récit et la réus-
site ou l’échec du projet.
 Dans ce récit, quelle est la situation de départ ? Quelle est la situa‐
tion finale ? 
En comparant ces deux situations, quels constats faites-vous ?
Comment le passage de l’une à l’autre s’opère-t-il ?
 Les phrases en italiques se réfèrent à des textes de l’Ancien Testa‐
ment, notamment : Dt 6 ; Dt 8 ; Ps 91. Lire ces textes et réfléchir à 
l’impact de ces citations en Mt 4,1‐11. 
MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

LE RAPPORT ENTRE L’EXÉGÈSE ET LA THÉOLOGIE


L’expérience d’un cours-séminaire
mis en œuvre à la faculté de théologie de Toulouse
(1999-2011)

Dans cet article1, le rapport entre l’exégèse et la théologie sera étudié à


partir de la présentation d’un cours transversal et pluridisciplinaire de pre-
mière année du cycle de baccalauréat canonique à la faculté de théologie de
Toulouse, mis en place au cours de l’année universitaire 1998-1999, le
cours-séminaire « Exégèse et théologie ». On abordera son élaboration, sa
mise en œuvre et ses évolutions durant la période étudiée. On évoquera
l’induction de nouvelles manières de travailler, les questions, les difficultés
et les limites. On élucidera enfin les enjeux de l’expérience.

1. GENÈSE DU COURS-SÉMINAIRE « EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE »

1.1. La réforme du baccalauréat de théologie entre 1995 et 2000


La réforme du baccalauréat canonique de théologie à la faculté de théolo-
gie de Toulouse a pris le parti d’organiser les trois années en rassemblant,
pour chacune d’elles, toutes les matières autour d’un thème fédérateur.
En première année, le choix a été fait de traiter de la confession de foi
chrétienne, en raison du désir exprimé par les étudiants de commencer leurs
études par l’attestation de la foi de l’Église. En conséquence, les disciplines
dominantes de cette année sont la christologie, la Trinité et la révélation
divine. Les autres matières, en particulier l’exégèse, sont convoquées à pen-
ser leur rapport à la dogmatique et à la théologie.
En deuxième année, le choix s’est porté sur l’Église et les sacrements,
comme cadre de cette foi. En conséquence, les disciplines dominantes de

1. Lors du colloque ACFEB, l’atelier a été animé en partenariat par Marie-


Thérèse Desouche, théologienne, et Jean-Michel Poirier, exégète, tous deux
enseignants de la faculté de théologie de Toulouse et acteurs dans ce cours-séminaire
depuis sa création. L’article est rédigé par Marie-Thérèse Desouche à partir de cette
base commune.
410 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

cette année sont le mystère de l’Église, les ministères, les sacrements et la


mission de l’Église. Les autres matières, en particulier l’histoire de l’Église,
invitent à la prise en compte du caractère contextué, dans un lieu et dans un
temps, de toutes questions traitées, comme de la vie de l’Église.
En troisième année, le choix s’est fixé sur la vie dans le Christ, en raison
de la perspective de départ des étudiants vers d’autres cieux, d’où
l’importance de découvrir ce qu’est l’aventure de croyant parmi les hommes
et les femmes de ce temps, la façon de se comporter dans le monde. En con-
séquence, les disciplines dominantes de cette année sont l’anthropologie, la
morale fondamentale et les diverses approches de morale spéciale. Les
autres matières, en particulier l’écho de la vie en société, appellent à mettre
en place les conditions du choix pour vivre en chrétien.
En assemblée des enseignants, une prise de conscience a lieu, celle de la
nécessité d’aider les étudiants à articuler l’ensemble de ces disciplines, à
mettre en évidence les liens organiques qui constituent chaque année.
C’est ainsi que naît l’idée d’un cours-séminaire dans chaque année, qui
aurait la charge de mettre en place la cohérence de chacune : en première
année, un cours-séminaire autour du rapport entre l’exégèse et la théologie,
en deuxième année, un cours-séminaire sur la théologie dans l’histoire, en
troisième année, un cours-séminaire sur le discernement dans ses modalités
plurielles.

1.2. La genèse du cours-séminaire de première année « Exégèse et


théologie »
La genèse du cours-séminaire « Exégèse et théologie » a lieu durant
l’année universitaire 1997-1998, d’abord au cours des assemblées
d’enseignants, qui décident des trois traits caractéristiques de cette nouvelle
proposition : l’articulation entre les contenus de première année, c’est-à-dire
entre l’exégèse et la théologie ; le rapport entre les apports et les séminaires ;
la place donnée à l’obligatoire et à l’optionnel. Ces trois axes servent de
matrice à l’argument du cours-séminaire dans le livret de la faculté de théo-
logie pour l’année 1998-1999.
Durant le mois de juin 1998, les exégètes et les théologiens – enseignants
de première année – se réunissent chacun de leur côté et selon les compé-
tences et les approches spécifiques, pour réfléchir à cette nouvelle proposi-
tion, dont le point de départ est l’Écriture.

1.2.1. Le point de vue des exégètes


Les exégètes insistent sur le texte biblique comme le lieu unique de la
transdisciplinarité dans ce parcours. Ils introduisent différentes propositions
de sujets comme le statut du texte biblique, les enjeux de l’acte de lecture du
texte, la signification de la dimension intertestamentaire, le rapport entre la
vérité et l’histoire, la place d’une théologie biblique.
A DÉFINIR 411

1.2.2. Le point de vue des théologiens


Les théologiens insistent sur le choix de thèmes transdisciplinaires,
comme le rapport entre la réception et la Tradition ou la théologie narrative,
la Bible donnant à connaître un Dieu qui se raconte. Ils insistent sur
l’apprentissage du travail du texte biblique par les étudiants. Enfin, ils se
positionnent sur deux suggestions faites en assemblée d’enseignants : « Les
théologies comparées de la Révélation », approche qui a davantage sa place
en troisième année, dans le cours de théologie des religions ; « Les grandes
religions de l’Orient antique », sujet difficile à traiter dans le cadre d’un
cours-séminaire de première année.

1.2.3. Le débat entre les exégètes et les théologiens


Durant les mois de juillet et de septembre, des réunions communes entre
exégètes et théologiens permettent de confronter les points de vue. Il ressort
de ces échanges le canevas d’un premier projet qui trouvera sa mise en
œuvre durant l’année universitaire 1998-1999. La place centrale est donnée
au texte biblique, à la fois objet théologique du cours-séminaire, et son fil
rouge. Des modules sont créés autour de thèmes fédérateurs : l’histoire de
l’exégèse, dont les différentes méthodes, la place de la narrativité, la dimen-
sion théologique de ces méthodes ; le texte biblique et son statut spécifique ;
le rapport entre la réception et la Tradition en christianisme. Ces modules
comportent à la fois des apports et des séminaires. La visée de l’ensemble
concerne l’articulation entre l’exégèse et la théologie, qui s’élargit à d’autres
articulations, avec la théologie biblique, avec la théologie dogmatique, avec
la théologie fondamentale.

2. PRÉSENTATION DU COURS-SÉMINAIRE « EXÉGÈSE ET THÉOLOGIE »


DANS SA PREMIÈRE MISE EN ŒUVRE DE 1998-1999

Le parcours, réparti sur l’ensemble de l’année universitaire, est constitué


de cinq modules, d’une séance de présentation de l’ensemble au début, de
deux cours de synthèse qui permettent de faire le point, à mi-parcours et en
guise de conclusion. Chaque module comporte une ou plusieurs séances
obligatoires, plutôt en cours magistral, et des séances optionnelles, au choix
des étudiants, plutôt occupées par des travaux dirigés. Au total, cela fait
seize séances, dont huit obligatoires et huit optionnelles.

2.1. Une présentation des modules


Le premier module porte sur « Le texte établi, le livre comme objet
d’études aujourd’hui ». Il comporte un cours magistral obligatoire sur le
thème, assuré par deux enseignants, un exégète et un théologien, et deux
412 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

séances optionnelles avec un exégète, soit pour travailler les grandes traduc-
tions anciennes (LXX, Vulgate, Symmaque, etc.) sur un texte de l’Ancien
Testament, soit pour prendre conscience de l’importance de la critique tex-
tuelle, sur un texte du Nouveau Testament.
Le deuxième module traite de « L’histoire et des méthodes de l’exégèse ».
Il commence par un cours magistral obligatoire assuré par un exégète, suivi
de deux fois deux séances optionnelles. La première option, animée par
deux exégètes, porte sur les diverses possibilités de lecture de texte, soit sur
un texte d’Ancien Testament, Gn 22,1-19, le sacrifice d’Abraham, soit sur
un texte du Nouveau Testament, Lc 15,11-32, le fils prodigue. La deuxième
option, animée par un couple exégète-théologien, porte sur le rapport entre
le dogme et l’Écriture, soit à partir de la question du péché originel sur
Gn 2-3, soit à partir de la question de la rédemption en Mc 10,45.
Le troisième module étudie « Le statut du texte fondateur dans les reli-
gions monothéistes ». Le cours magistral obligatoire sur le thème, assuré par
un exégète et un théologien, ouvre le parcours, il est suivi de deux séances
optionnelles, toujours assurées par un exégète et un théologien, soit sur le
texte fondateur pour les juifs et les chrétiens, à partir de l’épisode de Caïn et
d’Abel, soit sur le texte fondateur pour le judéo-christianisme et l’islam.
Le quatrième module réfléchit au « Dieu qui se raconte et à l’approche de
la théologie narrative ». Il commence par une présentation du thème, obliga-
toire, assurée par un exégète et un théologien. S’ensuivent deux fois deux
séances optionnelles. La première option, animée par des exégètes, introduit
les étudiants à l’approche narrative, soit sur le cycle de Jacob dans l’Ancien
Testament, soit sur l’œuvre de Luc, dans le Nouveau Testament. La deu-
xième option, assurée par des théologiens, réfléchit au rapport entre narrati-
vité et théologie, soit à partir de l’émergence de la théologie narrative chez
un théologien, Jean-Baptiste Metz, soit dans l’étude de Paul Ricœur, un
philosophe qui pense la narrativité.
Le cinquième module, assuré par les théologiens, présente « La théologie
fondamentale et son projet », avec un cours magistral obligatoire, et une
option de deux séances, les étudiants ayant le choix de découvrir une ap-
proche de théologie fondamentale, soit chez un Père de l’Église, saint Iré-
née, soit chez un auteur catholique contemporain, Karl Rahner, soit chez un
auteur protestant contemporain, Pierre Gisel.

2.2. Les séances de synthèse


Deux approches de synthèse, obligatoires, viennent ponctuer l’ensemble
du parcours, comme une reprise avant de poursuivre. Elles sont assurées par
un exégète et un théologien en dialogue. La première est un cours magistral
qui se situe après le deuxième module et concerne le rapport entre « Récep-
tion, relecture et Tradition ». La deuxième est une table ronde ayant pour
A DÉFINIR 413

thème : « Comment exégètes et théologiens investissent-ils le texte de


l’Écriture ? »

2.3. Le fonctionnement des séances optionnelles


Dans le cadre de chaque module, les options sont présentées à la première
séance obligatoire pour tous les étudiants. Les inscriptions se terminent du-
rant la pause de cette séance, en essayant de constituer des groupes équili-
brés du point de vue du nombre d’étudiants (autour de dix étudiants)2. Les
dossiers de travail sont alors donnés. Chaque dossier de travail comprend un
texte à travailler, une grille de travail pour guider l’étudiant, des éléments
divers d’information (bibliographie, notices sur l’auteur, autres textes, etc.).
Les étudiants préparent le travail avec ce dossier, avant la séance à laquelle
ils se sont inscrits. Ils amènent le résultat de leurs recherches à la séance.
Durant la séance, l’animateur3 de chaque groupe guide les étudiants dans
leur travail. Une petite synthèse de ce travail est rédigée après chaque séance
par un ou deux étudiants.

2.4. La validation du cours-séminaire


La validation du parcours tient compte de trois éléments. Le premier est
l’assiduité, le deuxième, la participation active à l’ensemble des débats, des
travaux dirigés, des travaux de groupe. Le troisième est la qualité du travail
et la pertinence théologique de la participation aux séances optionnelles.
Pour chacune de ces séances optionnelles, l’animateur rédige une évaluation
du travail de chaque étudiant.

2. Dans les années qui suivent, les options sont toutes présentées dans la séance
de lancement, avec chacune leur argument. Les inscriptions se font durant la
première semaine du parcours, ce qui permet à l’étudiant de mieux mettre en place
l’équilibre de ses options (textes d’Ancien Testament et de Nouveau Testament,
auteurs théologiques des périodes antique, médiévale et contemporaine, théologien
et philosophe).
3. Les animateurs sont les enseignants qui ont constitué le dossier, qui le
présentent aux étudiants, qui animent la séance, soit sous une modalité de travail
dirigé, avec 50 % de parole des étudiants et 50 % de parole de l’animateur, soit sous
la modalité du travail de groupe, avec 80 % de parole des étudiants et 20 % de
parole de l’animateur. Cette dernière modalité est surtout utilisée dans le cas de
figure où il y a beaucoup d’étudiants inscrits à l’option. L’animateur constitue alors
plusieurs groupes de travail entre lesquels il circule, proposant à la fin de la séance
un temps en grand groupe pour rassembler les résultats du travail.
414 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

2.5. La coordination du cours-séminaire


Un des enseignants de première année assure la coordination du cours-
séminaire. Son rôle peut se résumer en six points. Il contribue à la bonne
organisation de l’ensemble. Il est présent à chaque séance et aide les étu-
diants à faire le lien entre les apports et entre les intervenants. Il peut fournir,
durant le parcours, des fiches méthodologiques sur l’un ou l’autre point, à la
demande des enseignants, des étudiants ou de sa propre initiative. Il fait le
point avec les divers intervenants d’une part, avec les étudiants d’autre part,
une fois par trimestre. Il prend en charge les diverses évaluations, requises
pour la validation de l’unité de valeur.

3. LES ÉVOLUTIONS DE LA FORMULE

Parce que le cours-séminaire a pour visée l’articulation entre les apports


de première année, il n’est lié à aucun programme. Aussi, sa formule peut
subir des changements. L’insertion dans la séance finale d’une évaluation4
des étudiants comme des enseignants, suivie d’un débat en grand groupe, a
permis les évolutions que nous allons présenter maintenant.

3.1. Le rapport entre exégèse et théologie


Le besoin s’est fait sentir progressivement d’expliciter la visée du par-
cours, c’est-à-dire la mise en place du rapport entre l’exégèse et la théologie.
La solution trouvée a été de faire correspondre la séance d’ouverture et la
validation du parcours autour de cette visée.

3.1.1. Le rapport entre exégèse et théologie, au lancement du parcours


Après avoir présenté le parcours et son organisation dans une première
partie de la séance de lancement, on consacre la deuxième partie à la mise
en place de la problématique du parcours autour du rapport entre exégèse et

4. La grille de relecture du parcours, donnée aux étudiants à la dernière séance,


comporte cinq points. 1 – Vous aviez des convictions. Elles se sont confirmées. Vous
avez trouvé des mots pour les dire. Explicitez-les avec vos propres mots. 2 – Vous
avez fait des découvertes. Lesquelles ? Essayez de les redire à votre manière. 3 –
Vos questions. Vous en aviez au départ. Où sont-elles ? Sont-elles toujours là ? Se
sont-elles éteintes ? Déplacées ? De nouvelles questions ont-elles surgi ? 4 – Vous
avez des regrets. À propos du parcours lui-même, des méthodes utilisées, des
questions abordées, des relations établies, etc. Explicitez-les avec des mots. 5 – Vous
éprouvez des résistances. Des points avec lesquels vous n’êtes pas d’accord, des
difficultés que vous n’avez pas surmontées, des questions qui sont restées sans
réponse, etc. Essayez de les mettre au clair.
A DÉFINIR 415

théologie. Dans un premier temps, elle est posée par un des enseignants de
façon brève. Dans un deuxième temps, il est demandé à chaque étudiant
d’écrire pour lui-même un texte où il développe ce qu’il entend par le rap-
port entre exégèse et théologie. Il lui est recommandé de garder précieuse-
ment ce texte pour faire le point au fur et à mesure du parcours et, en
particulier, en fin de parcours. Dans un troisième temps, la problématique
est développée par l’enseignant. Il invite les étudiants à prendre conscience
de la place du texte biblique, de la résistance de sa positivité, du rapport de
l’exégèse et de la théologie au texte biblique et du rapport entre les deux
disciplines. Il fait appel à quelques textes du Magistère ou de théologiens
contemporains, par exemple un extrait de la constitution dogmatique Dei
Verbum (§ 24), un extrait du texte de la Commission biblique de 1993
L’interprétation de la Bible dans l’Église (3e partie, D). Plus récemment, ont
été introduits d’autres textes, par exemple un extrait de l’exhortation aposto-
lique Verbum Domini, du pape Benoît XVI, de 2010 (§ 47), un extrait du
discours du pape Jean-Paul II à l’Académie pontificale des sciences, en 1992
(§ 5 à 7), un extrait de L.-M. Chauvet, 2011, Le corps, chemin de Dieu.

3.1.2. Le rapport entre exégèse et théologie, à la validation en fin de parcours


Peu à peu, les enseignants impliqués dans le cours-séminaire se sont ren-
du compte que la validation par contrôle continu avait des limites. Il était
difficile en effet de percevoir si les étudiants s’étaient approprié les éléments
fondamentaux du rapport entre l’exégèse et la théologie et s’ils pouvaient
mettre en pratique ce rapport dans leurs travaux. Aussi, à partir de l’année
2004, il a été demandé aux étudiants de rédiger un document personnel de
synthèse (6 000 à 8 000 signes) portant sur le rapport entre exégèse et théo-
logie et leur fécondation mutuelle. Les étudiants peuvent s’aider du docu-
ment de la Commission biblique L’interprétation de la Bible dans l’Église.
Ils sont invités à prendre pour point de départ ce qu’ils ont écrit personnel-
lement au début de l’année, à noter les changements intervenus, les décou-
vertes, les confirmations, à formuler leurs positions, de façon argumentée,
en honorant les exigences universitaires. Mais les étudiants trouvent, au fil
des ans, que ce travail de synthèse est trop important, s’ajoutant au contrôle
continu. Il est finalement choisi de leur demander de rédiger un texte de
3 000 signes environ après la dernière séance.

3.2. Les évolutions au niveau des modules


Les évolutions du cours-séminaire ont lieu, d’une part en raison du travail
des enseignants sur l’harmonisation des programmes de première année en
exégèse, théologie fondamentale et théologie dogmatique, d’autre part à la
suite des évaluations du cours-séminaire dans la dernière séance de bilan.
416 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

3.2.1. L’évolution du parcours en 1999-2000


Dès l’année suivant la première mise en œuvre, en 1999-2000, un véri-
table travail de refondation a lieu, le ballon d’essai ayant bien joué son rôle.
On trouve cinq modules dont l’articulation est assez différente de celle du
parcours initial.
Le premier module est nouveau, il traite du rapport « Écriture et Révéla-
tion. Croire en un Dieu qui se révèle », avec une option entre un parcours
biblique à partir de l’Exode et un parcours théologique à partir de textes
magistériels récents, en particulier l’encyclique Divino Afflante Spiritu du
pape Pie XII, en 1943. Le but est d’honorer le statut spécifique de l’Écriture,
comme livre de la révélation de Dieu.
Le deuxième module étudie « Le texte établi », il reprend le premier mo-
dule de parcours initial.
Le troisième module est nouveau, il présente « Un texte mouvant dès
l’origine : la formation du canon des Écritures », avec une option autour des
textes apocryphes, en prenant soit des textes d’Ancien Testament, soit des
textes du Nouveau Testament. Ce thème n’était pas traité ailleurs et trouve
bien sa place dans un parcours dont l’objet théologique est le texte de
l’Écriture.
Le quatrième module reprend le deuxième module du parcours initial,
« Histoire et méthodes de l’exégèse », avec un approfondissement et un
élargissement du propos. Deux cours magistraux présentent successivement
« Une vision panoramique », puis L’interprétation de la Bible dans l’Église,
chapitre I. Deux options successives proposent soit l’étude de la méthode
historico-critique, dans un texte de l’Ancien Testament ou dans un texte du
Nouveau Testament, soit l’étude de la méthode narrative, dans l’Ancien ou
le Nouveau Testament.
Le cinquième module est nouveau. Il porte sur le thème « Écriture, dogme
et liturgie ». Ce module comporte trois options : la première à partir d’un
exemple de l’Écriture, reprise du parcours initial, Gn 2-3 ou Mc 10,45 ; la
deuxième introduit les étudiants à une approche théologique, celle de
W. Kasper ou celle de B. Sesboüé ; la troisième ouvre les étudiants au rap-
port « Écriture et liturgie » autour du thème « Écriture et prédication » ou
autour de celui de « La liturgie comme lieu théologique ». Il était important
en effet d’honorer, dans le cours-séminaire, l’articulation entre l’Écriture et la
théologie dogmatique, vu la place de la confession de foi en première année.
De nouveaux modules sont créés et des modules du parcours initial dispa-
raissent : le troisième module, « Le statut du texte fondateur dans les reli-
gions monothéistes », traité en troisième année dans le cours de théologie
des religions, le quatrième module, « Un Dieu qui se raconte et l’approche
de la théologie narrative », traité dans le cours sur le Pentateuque et en troi-
sième année, le cinquième module, « La théologie fondamentale et son pro-
jet », traité dans le cours sur la révélation divine.
A DÉFINIR 417

Les cours de synthèse se développent, on en trouve deux, l’un après le


troisième module, « Un livre, un peuple croyant », l’autre après le quatrième
module, « Un Dieu qui se révèle dans l’histoire. Des livres, des lectures ».
La séance de conclusion privilégie l’évaluation du parcours.

3.2.2. Les évolutions ultérieures


On ne peut s’arrêter à l’année 1999-2000, chaque année apporte sa nou-
veauté et il est intéressant d’en présenter les arrêtes.
En 2000-2001, le dernier module privilégie le seul rapport entre « Écriture
et dogme » et voit ses options se diversifier. Les étudiants peuvent choisir
l’étude du rapport chez un auteur patristique (saint Irénée ou saint Augus-
tin), chez un auteur européen contemporain (W. Kasper), chez un auteur
latino-américain contemporain (J. L. Segundo), cette dernière possibilité
étant offerte en raison de l’origine plurielle des étudiants.
En 2002-2003, trois changements ont lieu. Le module sur « Le texte éta-
bli » disparaît – car trop spécialisé pour des étudiants de première année – au
profit d’un approfondissement de l’histoire et de la pratique des méthodes
exégétiques : trois cours magistraux développent successivement « Les lec-
tures patristiques et médiévales », « La méthode historico-critique, avec une
option (Ancien Testament ou Nouveau Testament), « Les méthodes narra-
tives et les autres méthodes », avec une option (méthode narrative en Ancien
Testament ou Nouveau Testament, qui deviendra méthode narrative ou mé-
thode rhétorique). Les cours de synthèse se transforment. Le premier, qui a
lieu après le troisième module, porte sur « L’acte de lecture », le deuxième,
après le cinquième module et avant la conclusion, reprend le thème « Un
livre, un peuple croyant ».
En 2006-2007, le principal changement est la création d’un nouveau mo-
dule, le quatrième, autour de « L’acte de lecture », à la suite d’une demande
des étudiants à qui rien n’était proposé sur l’interprétation de l’Écriture
avant la troisième année. Après le cours magistral obligatoire, une option est
possible : l’étude du basculement de l’interprétation avec B. de Spinoza, ou
une approche de théologie contemporaine (C. Geffré), ou une approche de
philosophie contemporaine (P. Ricœur). Il reste un seul cours de synthèse,
placé après le quatrième module, « Un livre, un peuple croyant ».
En 2007-2008, le grand changement est le passage du cours annuel au
cours semestriel. Les options ont lieu en même temps et le premier module
« Écriture et Révélation. Croire en un Dieu qui se révèle » est supprimé, les
étudiants ayant perçu des doublons avec le cours sur le Pentateuque et celui
sur la révélation divine. Le parcours commence avec l’histoire de l’exégèse.
Désormais, chaque module est introduit avec un extrait du document de la
Commission biblique L’interprétation de la Bible dans l’Église, ce qui in-
dique que ce texte constitue le fil rouge du cours-séminaire.
418 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

Dans les années qui suivent, les changements concernent les options, dans
chaque module, selon les possibilités des enseignants, l’origine des étudiants
et leurs souhaits5.

4. LES QUESTIONS ET LES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR LE COURS-


SÉMINAIRE

L’évaluation régulière à la fin de chaque année fait ressortir des questions


et des difficultés récurrentes que l’on peut regrouper en quatre points.

4.1. La question de l’interprétation de l’Écriture


La première question qui revient pratiquement tous les ans, et quel que
soit le groupe d’étudiants, est liée à l’interprétation de l’Écriture, même
après la mise en place d’un module sur l’acte de lecture. Plusieurs expres-
sions se font jour. La recherche des sens du texte préoccupe les étudiants qui
demandent à être introduits aux dimensions théologiques, spirituelles et
morales, sans en rester à la seule analyse du texte, ce qui pourrait devenir
desséchant. Les étudiants s’interrogent sur les limites de la méthode histori-
co-critique, se demandent quelles sont les positions des exégètes à ce sujet et
quels sont les enjeux théologiques de cette méthode. Ils découvrent que le
débat a sa place dans l’interprétation de l’Écriture et demandent qu’il soit
honoré durant le parcours. Certaines années, la différence entre l’exégèse
catholique et l’exégèse protestante est un sujet de recherche dans le contexte
d’une approche œcuménique. Enfin, quand l’exégèse est en contradiction
avec la foi traditionnelle des croyants (par exemple, la sortie d’Égypte ou les
premiers chapitres de la Genèse), certains étudiants cherchent comment
répondre à ce défi.

4.2. La question du rapport entre l’exégèse et la théologie


La deuxième question, récurrente elle aussi, est le rapport entre l’exégèse
et la théologie, qui, tout en étant la visée du parcours et sa problématique,
présente au départ et à l’arrivée, reste comme un point de fuite jamais at-
teint. Certains étudiants préparent une synthèse du parcours et non une syn-
thèse du rapport exégèse et théologie. D’autres ne réussissent pas très bien
l’exercice de fin de parcours et l’on perçoit que le rapport exégèse et théolo-
gie n’est pas vraiment compris ni approprié. Enfin tous demandent à leurs
enseignants, exégètes et théologiens, de rendre raison de la manière dont ils

5. Voir le site ACFEB, page Groupe Sud-Ouest, le parcours 2009-2010 en


exemple.
A DÉFINIR 419

reçoivent mutuellement les travaux des autres. Ils s’interrogent aussi pour
savoir si l’exégèse est une discipline intérieure ou extérieure à la théologie.
Enfin, ils cherchent à percevoir non seulement le rapport entre l’exégèse et
la théologie, mais aussi la place de la Tradition et du Magistère dans la re-
cherche de la vérité à partir de l’Écriture.

4.3. Les questions pédagogiques


Les étudiants du cours-séminaires apprécient les cours magistraux dans le
reste du parcours de théologie. Pourtant, dans le cadre du cours-séminaire,
ils reviennent souvent sur les modalités pédagogiques qui permettent la
circulation de la parole. Ils demandent que le débat soit possible durant les
cours magistraux, quand une question se présente, quand des points de re-
père manquent pour y répondre et qu’il est important de s’arrêter pour les
donner. Ils interpellent les enseignants sur l’organisation des séances de
travaux dirigés, demandant que ces séances ne se transforment pas en cours
magistral mais qu’une réelle participation des étudiants soit possible, soit
pour rendre compte de leur travail, soit pour entrer dans le débat provoqué
par un point de la recherche. Ce dernier point est particulièrement difficile à
mettre en œuvre quand les étudiants sont trop nombreux dans une option et
que l’enseignant concerné est contraint à inventer de nouvelles modalités
pédagogiques : faire plusieurs sous-groupes qui ont le temps d’échanger,
avec un retour en grand groupe pour les explicitations et le débat6.

4.4. Autres difficultés


Enfin des questions se posent autour du parcours lui-même. La première
question est la place du cours-séminaire dans l’ensemble du programme,
d’abord dans le programme de première année, afin d’éviter les doublons
avec les cours sur le Pentateuque et sur la révélation divine, ensuite dans
l’ensemble des trois ans de formation, avec une insistance pour que les élé-
ments concernant le travail de l’Écriture soit vus en première année, même
pour les étudiants à temps partiel.
La deuxième question concerne l’articulation des modules entre eux :
c’est une difficulté qui reste entière après douze ans d’expérience. Les mo-
dules se suivent, mais comment arriver à faire percevoir aux étudiants et aux
enseignants que chaque module n’est pas un en-soi, mais fait partie d’un
parcours d’ensemble ? C’est tout spécialement la charge du coordinateur du
parcours, et des outils mis en œuvre : mémo des séances, synthèse du mo-

6. Il faut alors simplement veiller à ce que le travail en petit groupe soit


accompagné par l’enseignant, même de loin, que la tâche à réaliser soit claire,
l’objectif à atteindre fixé, de telle façon que les étudiants n’aient pas l’impression de
perdre leur temps.
420 MARIE-THÉRÈSE DESOUCHE, XAVIÈRE

dule précédent au début du module, mention du texte L’interprétation de la


Bible dans l’Église aux différentes étapes du parcours : tous ces moyens sont
importants, mais ne sont pas toujours suffisants.

5. LES ENJEUX DE LA FORMULE ET SES LIMITES

5.1. La transformation du métier d’enseignant


Les enseignants qui participent au cours-séminaire sont invités à travailler
avec leurs collègues, autres théologiens et exégètes. Cette tâche comporte
plusieurs niveaux.
Le premier niveau est celui de la construction du parcours à partir de
l’évaluation de fin d’année. Il s’agit alors de reprendre les suggestions don-
nées par les étudiants et les enseignants, d’entendre les questions non réso-
lues et les malaises, pour essayer de répondre par une modification dans le
parcours. On a vu plus haut qu’il y en a eu presque tous les ans.
Le deuxième niveau d’implication est la participation à la dernière séance
du cours-séminaire, durant laquelle se fait le bilan du parcours. Peu nom-
breux sont les enseignants qui, de fait, sont présents.
Le troisième niveau de travail en commun est l’élaboration de séances à
deux voix, soit en cours magistral, soit en travail dirigé. Dans la tradition
universitaire, chaque enseignant garde jalousement la propriété de son en-
seignement. Il est difficile d’enseigner devant un collègue, d’accepter qu’il
prenne la parole pour compléter ce que l’on dit sur un point ou sur un autre.
Mais si un enseignant accepte de participer à l’expérience – ce qui n’est pas
toujours le cas –, alors une grand richesse advient, d’abord pour les ensei-
gnants eux-mêmes qui découvrent des aspects nouveaux de leur matière,
mais aussi pour les étudiants, car si deux voix s’expriment, il peut y en avoir
aussi une troisième, une quatrième, la leur, celle de leur voisin.

5.2. Une pédagogie participative comme ecclésiologie pratique


Cette pédagogie participative implique les enseignants et les étudiants
dans une même dynamique, elle est une façon d’expérimenter un vivre-en-
Église pratique. La pluralité des positions, entre exégètes et théologiens,
entre les exégètes, entre les théologiens, entre les étudiants qui appartiennent
à une diversité de courants culturels, spirituels, ecclésiologiques et théolo-
giques, oblige à commencer par le respect de la parole de l’autre. C’est seu-
lement alors qu’il est possible d’entrer dans la rencontre, ce qui appelle
l’échange, le dialogue, le débat, et ouvre à une véritable réciprocité. Dans le
parcours lui-même, au fil des séances, une construction se tisse, qui ne va
pas sans rupture, sans fuite, sans échec.
A DÉFINIR 421

5.3. À la recherche de la vérité comme vérité relationnelle


Durant le cours-séminaire, le travail du texte biblique dans une pluralité
de voix, qui est aussi une pluralité de voies, est au service de la recherche de
la vérité chrétienne, au service de la recherche du Dieu qui parle et se révèle
à travers des médiations, celle de l’Écriture, mais aussi celle de l’Église,
dans son corps et dans ses membres. Aussi peut-on parler à ce propos d’une
vérité relationnelle, comme le faisait le pape Jean-Paul II dans l’encyclique
Fides et Ratio (§ 32), une vérité à caractère eschatologique, toujours en
avant de la recherche elle-même, se découvrant au cœur de l’échange sur le
texte de l’Écriture dans sa positivité historique.
Il est bon de souligner – disait Jean-Paul II – que les vérités recherchées dans
la relation interpersonnelle ne sont pas en premier lieu d’ordre factuel ou d’ordre
philosophique. Ce qui est plutôt demandé, c’est la vérité même de la personne : ce
qu’elle est et ce qu’elle exprime de son être profond. La perfection de l’homme en
effet, ne se trouve pas dans la seule acquisition de la connaissance abstraite de la
vérité, mais elle consiste aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité
envers l’autre. Dans cette fidélité qui sait se donner, l’homme trouve pleine certi-
tude et pleine sécurité. En même temps, cependant, la connaissance par la
croyance qui se fonde sur la confiance interpersonnelle, n’est pas sans référence à
la vérité : en croyant, l’homme s’en remet à la vérité que l’autre lui manifeste7.
Il intéressant de réaliser, en conclusion, que la création d’un parcours
nouveau comme le cours-séminaire « Exégèse et théologie » porte avec elle
des trésors cachés qui ne se découvrent qu’à l’expérience et à la relecture de
l’expérience. Les enjeux ne sont lisibles que peu à peu. Il faut un événement
comme ce colloque de l’ACFEB pour avoir l’occasion de présenter
l’expérience et de s’essayer à formuler dans un premier essai ce que contient
l’aventure, et ce que ses participants, étudiants comme enseignants, ne met-
tent en œuvre que dans un acte de liberté personnelle. C’est pour cette raison
que les échecs et les ruptures voisinent avec l’éblouissement de la décou-
verte de la vérité de Dieu, manifestée dans la donation de l’autre.

7. JEAN-PAUL II, encyclique Fides et Ratio ; (Documents d’Église), Paris, Bayard


- Centurion - Fleurus-Mame, 1998, § 32, p. 44.
JEAN ROUQUETTE

LA TRADUCTION DE LA BIBLE EN OCCITAN8


Entre exégèse, théologie et engagement militant

La langue d’oc possède depuis le Moyen Âge une traduction complète du


Nouveau Testament9 et de diverses parties de l’Ancien. Mais en 1229, à la
suite de la croisade contre les cathares, le concile de Toulouse interdit aux
laïques la lecture de la Bible, et en prohibe « très strictement » la traduction
en langue vulgaire10. Il a fallu attendre 1956 pour que paraisse une nouvelle
traduction complète du Nouveau Testament, faite par le chanoine Jules Cu-
baynes11. Mais il n’y avait toujours pas de version occitane de l’Ancien
Testament. Animé d’une même passion pour ma langue et pour la Parole de
Dieu, je traduisais déjà des psaumes dès mes études secondaires, et n’ai
jamais cessé d’unir le combat occitan, la recherche biblique et le souci de
brancher l’annonce de l’Évangile sur les questions posées par l’homme d’oc
d’aujourd’hui.
C’est en 1968 qu’avec l’aide du pasteur Daniel Lys je publiai ma traduc-
tion du livre de Ruth. Mais c’est surtout avec L’Étranger du dedans et
autres poèmes politiques publié la même année12 que je me suis affronté à la
question de la violence de Dieu dans la Bible. Actualisant le texte du
psaume 137, des fleuves de Babylone que sont le Rhône et la Garonne,
j’actualisais la détestation des exilés pour l’impérialisme colonisateur de
mon pays. M’étant ainsi donné à moi-même la preuve que la contre-violence

8. LARZAC-ROQUETA J., La Santa Bíblia, Letras d’òc, Toulouse, 2012.


9. Bien que figurant dans le même manuscrit que le rituel cathare du manuscrit de
Lyon (BM fonds Adamoli A. I. 54, édition photostatique par L. Clédat, Paris, Leroux
1887), ce Nouveau Testament est la traduction de la Bible latine BN 342.
10. « Prohibimus etiam ne libros Veteris Testamenti aut novi laïcis permittantur
habere, nisi forte psalterium vel breviarium pro divinis officiis aut horas Beatae
Mariae, aliquis ex devotione habere velit. Sed ne praemissos libros habeant in
vulgari translatos arctissime inhibimus » (canon 14).
11. Voir LARZAC J., « La Bible en occitan (du XIIe au XXe s.) », dans textes solli-
cités et rassemblés par VIGUIER M.-C. et ALIBERT D., Juifs et source juive en Occi-
tanie, Vent Terral, 1988.
12. LARZAC J., L’estrangièr del dedins e autres poëmas politics, Ardouane,
4 Vertats, 1968 ; éd. fse Paris, P. J. Oswald, 1972 ; éd. esp. Palmart, 2000.
424 JEAN ROUQUETTE

sacralisée ne fait que servir la violence, je trouvai dans les théologies de la


Libération le cadre d’une réflexion dont témoigne en 1973 ma Lectura poli-
tica de la Bíblia13, dont les titres de chapitre marquent l’inflexion non vio-
lente : « D’un anarchisme chrétien », « Le bon sauvage », « Les pauvres, la
justice et le pouvoir », « Jésus et les révolutionnaires de notre temps », « La
révolution et la fête ».
J’y parlais de « micro-eschatologies » comme on parle de « micro-
réalisations » : « Le plaisir de détruire est paradoxalement affirmation de la
construction d’un monde autre. Un autre monde que celui de la violence, de
l’argent, de la rentabilité, de l’égoïsme, de la puissance : autant de choses
qui sont les armes de l’ennemi. »
Mais c’est surtout avec les quelque cinquante sonnets du recueil Ai tres
òmes a taula a miègjorn14 que j’ai proposé mon herméneutique poétique et
critique d’un Ancien Testament dans le rétro-éclairage du Nouveau – « sub
novo vetus ».
À la dernière page, dans un grand battement d’ailes,
Le livre s’est replié sur sa propre lecture,
Effaçant ce qui n’est espérance future
Dans les mots où Dieu disait moins qu’il ne dit.
J’avais participé à l’élaboration du lectionnaire dominical et publié La
Bíblia del dimenge e de las fèstas15 en 1997, mais je n’aurais jamais pensé
traduire tout l’Ancien Testament si Joan Eygun, rencontré à la grande mani-
festation pour l’occitan en 2007 à Carcassonne, ne m’en avait fait la com-
mande. J’y ai travaillé depuis au rythme de cinq heures par jour.
La traduction des grands classiques reste un objectif lié à la réhabilitation
en dignité des langues nationales. Je renvoie à la préface les remarques
faites à ce propos sur la proximité de la langue d’oc avec un hébreu senti
comme encore rural et patriarcal. C’est le plaisir que se donnait Frédéric
Mistral en traduisant la Genèse et la dignité revendiquée par J. Cubaynes
pour notre langue dans sa version des Bucoliques. J’ai choisi d’emblée – par
un souci structuraliste de garder les interconnexions hébraïques de l’original
tout autant que pour faciliter des adaptations possibles en d’autres dialectes
que mon languedocien et pour d’autres usages, entre autres liturgiques – de
serrer au plus près l’original, au détriment d’un déploiement de toute la ri-
chesse du vocabulaire occitan.

13. LARZAC J., Per una Lectura politica de la Bíblia, Institut d’Estudis Occitans,
1973.
14. Ai tres òmes a taula a miègjorn, Letras d’òc, 2007.
15. ROQUETA J., La Bíblia del dimenge e de las fèstas, Centre Internacional de
Documentacion occitana ; avec une préface du cardinal Eyt.
LA TRADUCTION DE LA BIBLE EN OCCITAN 425

Mais je pense que ce qui intéressait le plus Élian Cuvillier quand il m’a
demandé cette intervention était de savoir comment je me situais « entre
exégèse, théologie et engagement militant ». Le combat occitaniste m’a
rendu sensible à de multiples questions posées aussi bien par les courants de
décolonisation, de libération de la femme, de protection de la nature, de
promotion des droits de l’homme. Il ne pouvait s’agir bien sûr de solliciter le
texte en ce sens, mais j’ai choisi, par les présentations et les notes, de laisser
nos mentalités historiques, forgées en dialogue critique avec le judéo-
christianisme, interroger le texte et se laisser interroger par lui.

***

Le traducteur de la Bible en occitan, comme les prédicateurs, les caté-


chistes et tout chrétien invité à lire la Bible sans rien en excepter doit donc
répondre lui-même, en Église, aux questions de ses compatriotes et de ses
contemporains16. La tentation du marcionisme est forte parmi ces derniers,
et l’on n’aurait pas de peine à citer, de Simone Weil17 à Joseph Delteil18, le
rejet hâtif du Dieu de l’Ancien Testament. Il ne leur serait pas difficile de
rapprocher les listes parallèles des « Contradictions » relevées par Jean Du-
vernoy chez les cathares de celle des « Antithèses » dressées par Harnack
chez Marcion19.
Mais on peut se demander si les justes condamnations du marcionisme
par les Pères de l’Église et les documents du Magistère jusqu’à aujourd’hui
ont véritablement fourni toutes les réponses aux questions mal posées par
Marcion. Pour justifier les injustices qu’il reproche au Dieu de l’Ancien
Testament, on a eu tendance, soit, à la suite du Deutéronome lui-même, à
faire de leurs victimes des coupables, soit à contourner la question en ren-
voyant à la deuxième venue du Christ les traits violents de l’attente messia-
nique interprétés allégoriquement. Mais il est devenu difficile aujourd’hui
d’appliquer aux démons les détails des appels psalmiques à l’élimination des

16. Cette « réponse qu’au fond d’eux-mêmes tous les hommes attendent » (Dei
Verbum, IV).
17. Voir Lettre à Déodat Roché, 1941, dans Pensées sans ordre concernant
l’amour de Dieu (Espoir), Paris, Gallimard, 1966, p. 62.
18. Voir François d’Assise, dans DELTEIL J., Œuvres complètes, Paris, Grasset
1978 p. 592 s.
19. DUVERNOY J., Le catharisme : la religion des cathares, Toulouse, Privat,
1976, p. 45-47 ; VON HARNACK A., Marcion, L’Évangile du Dieu étranger (1924),
éd. fse Paris, Éd. du Cerf, 2003, p. 111 s. René Nelli reconnaît pourtant que l’Église
ne s’est pas autorisée du Deutéronome pour exterminer les habitants des régions
gagnées par le catharisme, et souligne que la contradiction est dans l’Ancien
Testament lui-même, citant Ez 18,20 à l’appui du Dieu de Jésus (NELLI R., Écritures
cathares, Paris, Denoël, 1959, p. 166).
426 JEAN ROUQUETTE

ennemis d’Israël, et de prêter à Dieu lui-même les mots que le texte sacré lui
prête. Encore faut-il rechercher ce qui reste Parole de Dieu au-delà des li-
mites de compréhension d’une époque donnée.
Aussi bien Verbum Domini reconnaît-il que :
Les quelques difficultés qui persistent dans la compréhension des relations
entre les lectures des deux Testaments, doivent être considérées à la lumière de la
lecture canonique, c’est-à-dire à la lumière de l’unité intrinsèque de toute la
Bible. Là où le besoin s’en fait sentir, les organes compétents peuvent pourvoir à
la publication de matériel didactique qui facilitera la compréhension du lien entre
les lectures proposées par le Lectionnaire, lesquelles doivent être toutes procla-
mées à l’assemblée liturgique, comme le prévoit la liturgie du jour. Les autres
problèmes éventuels et les difficultés doivent être notifiés à la Congrégation pour
le Culte divin et la Discipline des Sacrements.
On ne peut mieux dire que, si Marcion a apporté des mauvaises réponses,
la pastorale de l’Église doit apporter clairement aujourd’hui des réponses
attendues aux questions qui persistent.
Elles se trouvent du côté de la continuité des deux Testaments, comme
lieu d’un renversement qui oblige à repenser l’inspiration dans le cadre des
progrès des exigences et des espérances de la conscience morale dans toutes
les religions, au sein du peuple juif à travers le perpétuel questionnement de
ses prophètes, et jusqu’à la pleine compréhension de Dieu en Jésus Christ.
Je ne puis donner ici que quelques applications d’une telle herméneutique
à l’œuvre dans la présentation et les notes de bas de page.

1. Présentation générale de la Bible


La Bible chrétienne a choisi la continuité avec la Bible juive en y ajoutant
le Nouveau Testament. Il n’y a ni rupture, ni captation d’héritage, mais ac-
complissement. L’Église a refusé de rejeter l’Ancien Testament, contraire-
ment à ce que firent Marcion et chez nous les cathares en y voyant l’œuvre
d’un mauvais Dieu opposé au Dieu bon de l’Évangile. Mais même le Jésus
matthéen ne reprend pas tout uniment. Il se reconnaît dans certains passages
qui éclairent ses choix.
C’est ainsi qu’il forme ses disciples à ne pas regarder « les Écritures
saintes » comme valables à la lettre même mais comme le lieu d’un dialogue
entre Dieu et l’humanité où tout ne peut pas se dire d’un coup, et où il faut
du temps pour que se décante, du pensable à un moment donné, ce qui est
essentiel et pour toujours. Le danger serait, en mettant tout sur le même plan
avec les fondamentalistes, de fournir aux incroyants de bonne foi l’argument
que la Bible est un tissu de contradictions. C’est au sein même de ce qui se
présente à une époque et à un moment donné comme Parole de Dieu que
l’on prendra conscience plus tard d’une évolution, d’une autocorrection. Et
cela tout au long des siècles d’Ancien Testament, d’alliances anciennes
renouvelées en alliances nouvelles en attente de l’Alliance définitive et éter-
LA TRADUCTION DE LA BIBLE EN OCCITAN 427

nelle. Dieu « se repent », abroge des « lois qui n’étaient pas bonnes », et
laisse entrevoir dans ce que l’on attendait ce que seulement un regard rétros-
pectif montrera promis en réalité.
Il y eut certainement le risque de confondre universalisme et conquête,
défense de la singularité et repli sur soi-même, ferveur et fanatisme. Mais ne
fallait-il pas qu’un peuple fît l’expérience de son élection pour pouvoir offrir
à d’autres peuples la même expérience à partager avec lui, – lorsqu’un jour
Jésus partagera avec tout homme son vécu de Fils de Dieu ? Ce n’est pas
seulement sur la lecture de l’Ancien Testament, que joue le critère du mes-
sage et de l’action de Jésus. Il interroge aussi les livres du Nouveau Testa-
ment lui-même où nous voyons les disciples lui courir après, comme le dit
saint Paul, pour rattraper ce Jésus qui les a empoignés.
Et cela met en question bien des choses qui dans l’Église semblent rame-
ner à ce qui est caduc depuis le Christ (He 8,13). Le renversement total est
encore une continuité, celle d’un feu qui passe de la vengeance à son con-
traire, non pas la justice, mais l’amour. Ainsi pourrait-on dire que l’Ancien
Testament reste la forme du Nouveau Testament qui en est le contenu. Il en
est la langue en formation à travers la Parole de Dieu dans l’expérience spi-
rituelle du peuple où est né Jésus. Et Jésus est cette parole qui parle dans le
Nouveau Testament dans son expression définitive, expurgée et exacte,
même si elle doit encore puiser dans l’expérience spirituelle de l’humanité
entière. À condition de remplacer l’ethnocentrisme du Temple par un ciel de
Dieu qui est partout où sont ses enfants, les richesses spirituelles de toutes
les civilisations peuvent affluer de partout, car, partagées entre les fils d’un
même Père, elles reviendront à tous.

2. Psaumes royaux et messianisme


Le psautier s’est constitué finalement en un temps où il n’y avait plus de
roi. Mais il contient des psaumes royaux. On discute pour savoir s’ils remon-
tent seulement à des époques où renaquirent les espoirs monarchiques, lorsque
les Asmonéens (IIe°siècle) s’imposèrent comme rois-prêtres, ou quand l’on
songeait à un double pouvoir royal et sacerdotal (VIe°siècle), ou encore si
certains psaumes ainsi réutilisés plus tard témoignent de situations historiques
et cultuelles d’avant l’Exil. C’est justement dans les périodes où Israël était
sans roi que, comme les autres institutions venant à manquer, les psaumes
prennent une dimension eschatologique et, de royaux qu’ils étaient, devien-
nent messianiques. C’est ainsi que les comprend le Nouveau Testament.

L’usage du psautier dans le Nouveau Testament et l’Église


Mais l’on ne saura plus que faire des chants de guerre ou de vengeance
après que Jésus eut mis en avant, parmi les psaumes, comme dans la Loi et les
Prophètes, dans quels passages il reconnaissait la volonté de son Père, sans
428 JEAN ROUQUETTE

reprendre à son compte et sans proposer à notre prière cette violence qui ne
peut que rebuter la conscience humaine après deux mille ans de christianisme.
Il laissait en dehors de sa propre mission sur la terre – qui était l’annonce
du pardon de Dieu – le jugement des pécheurs. Aussi l’on proposa aux chré-
tiens de remplacer les ennemis par les démons ou par les pulsions, mais les
détails trop concrets empêchent de s’en tenir à cette transposition et risquent
de réactiver l’agressivité au lieu de l’exorciser. Les Juifs furent les premiers,
avec les hérétiques et les musulmans, à pâtir par un effet de boomerang de
cet usage de leur propre psautier dans l’Église. Il y avait bien dès le Nou-
veau Testament des cantiques proprement chrétiens à côté des psaumes où
l’on pouvait lire la figure du Christ, mais ceux que composèrent les héré-
tiques pour répandre efficacement leurs doctrines poussèrent les autorités
chrétiennes à maintenir les psaumes canonisés avec la Bible plutôt qu’à trop
intégrer dans la liturgie officielle la créativité poétique toujours nouvelle du
peuple de Dieu dans l’histoire.

3. Quelques notes infra-paginales

Gn 47 : Joseph et le capitalisme d’État égyptien


26
E Josèp portèt un decret, que val encara uèi, coma que suls terrens coi-
tius de l’Egipte, de cinc parts una de la culhida seriá pel Faraon, e que sols
los terrens dels prèires apertendrián pas al Faraon.
N. : En Égypte, quasi tout le foncier était propriété de la couronne. Le ré-
dacteur semble fier de pouvoir en attribuer l’invention à son grand homme.
Mais 1 S 8,13 s. en critique l’application au peuple d’Israël, qui amène les
Israélites du Nord à se révolter contre la politique « pharaonique » prêtée à
Salomon (1 R 12).

Ex 16 : la manne et les cailles


Ne reculhiguèron, un fòrça, l’autre pauc. 18 Quand mesurèron a l’òmèr, e
lo que n’aviá fòrça n’agèt pas de tròp, e ne manquèt pas a lo que n’aviá
pauc. Cadun n’aviá reculhit tant coma ne podiá manjar.
19
Moïse lor diguèt : « Que degun garde pas las sobras per deman ma-
tin ! » 20 Mas escotèron pas Moïse e n’i a que gardèron de sobras fins al
matin. Mas los vèrms s’i metèron e empudesiguèt.
N. : L’idéal de la communauté du désert est à l’opposé du capitalisme
d’État productiviste que, selon Gn 47, Joseph aurait imposé à l’Égypte et qui
s’est retourné contre Israël où un Salomon est alternativement loué et blâmé
de le faire revivre. La répartition égalitaire de la manne unie au repos domi-
nical ne semble possible que dans une société utopique, entièrement livrée à
la providence de Dieu, comme le seront Jésus et ses disciples, demandant et
partageant le pain de chaque jour.
LA TRADUCTION DE LA BIBLE EN OCCITAN 429

Ex 15 : chant de victoire : « Le SEIGNEUR est un guerroyeur »


3
Lo SENHOR es un guerrejaire, lo SENHOR es son nom.
4
Los carris del Faraon e sas fòrças armadas, los getèt a la mar,
sos escudièrs d’elèit, los cabucèt dins la mar dels Joncasses.
N. : Lit. « homme de guerre », voir l’expression « YHWH Sabaoth », le
SEIGNEUR des armées. Cette image d’un Dieu guerrier porte la marque
d’une religion nationale archaïque. La fondation du peuple évoque la vic-
toire mythique sur le monstre aquatique. Mais déjà dans l’Ancien Testament
perce une autre image, celle d’un Dieu d’universelle paix (Is 11 ; Za 9) qui
est le Dieu de Jésus. Pourtant, jusque dans l’Apocalypse, reviennent des
comparaisons guerrières quand il s’agit du jugement final – réservé à Dieu
seul : l’ultime victoire sur la violence garde quelque chose de la violence
dont les mythes de création anticipaient la défaite.

Dt 7 : l’appel à préserver la sainteté d’Israël au milieu des nations


Las vodaràs a èstre sacrejadas bravament, sens passar d’aligança amb
elas, e sens lor far gràcia. 3 T’afilharàs pas amb eles, donaràs pas ta filha a
lor filh e prendràs pas lor filha per ton filh, 4 qu’aquò desvirariá ton filh de
darrièr ieu, e serviriá d’autres dieuses. Lo SENHOR s’embufariá contra
vosautres e dins sa colèra t’exterminariá leu fach. 5 Aquí puslèu çò que fa-
retz a aquelas nacions : Lor demoliretz lors autars, lor brigalharetz lors
pèiras plantadas, lor trocejaretz lors Asheràs, e lor brutlaretz al fuòc lors
estatuas20. 6 Es que siás un pòble consacrat al SENHOR ton Dieus.
N. : De cet iconoclasme défensif, Israël sera victime à son tour, quand
l’Église s’en inspirera, et il inspire encore le fanatisme islamique au-
jourd’hui.

Jos 8 : le « sac » de Aï
8
Eretaretz de la vila, que Dieus la vos botarà dins la man. E aquí çò que
se passarà : quand auretz agafada la vila, li metretz lo fuòc e l’embrandaretz.
Faretz segon la paraula del SENHOR, coma o vos ordòni.
N. : Josué va faire un exemple, comme les Croisés à Béziers en 1209. Il
faut dire pourtant que ce siège de Aï est purement imaginaire. Et d’un cer-
tain côté, c’est plus grave que si cela s’était passé comme c’est raconté, car
il est donné comme modèle : alors qu’à Jéricho les Israélites toléraient la
présence d’un clan cananéen, ils pourraient en voyant la « Ruine » – c’est le
sens de Aï, et encore de son nom arabe El Tell – inoccupée depuis bien

20. Aquel iconoclasme s’es revirat contra los quites Josius quand, a se voler tròp
dins la continuïtat d’Israël, catolics o protestants (sens parlar dels islamistas)
volguèron eles tanben aparar lor religion contra los pagans e contra los dissidents del
dedins.
430 JEAN ROUQUETTE

avant Josué, en faire le symbole d’un anéantissement total de tout ce qui ne


suivrait pas la norme du yahvisme exclusif. Jésus inverse le modèle : au lieu
de prendre aux autres, il propose de se laisser prendre jusqu’au manteau sans
opposer la violence à la violence (Mt 5,40).

2 R 1 : « Et le feu de Dieu descendit du ciel et le dévora, lui, et sa


cinquantaine. »
12
« Se siái un òme de Dieus, que lo fuòc davale dels cèls e que te devori-
ga, tu e tos cinquanta òmes ! » E lo fuòc de Dieus davalèt dels cèls e lo de-
vorèt, el e son cinquantenat.
N. : Le Jésus de Lc 9,54, au contraire d’Élie, refusera aux fils de Zébédée
de faire tomber le feu du ciel contre ceux qui ne veulent pas le recevoir.

Ps 2 : consacré, le roi est intouchable


1
De qu’an las nacions a faire de varalh ? Es de badas que las populacions
murmuran, 2 que s’apòstan los reis de la tèrra, e que los sobeirans se quilhan
amassa contra lo SENHOR e contra lo qu’a onch.
N. : À l’accession d’un nouveau roi, une cérémonie exorcise les tentations
de sécession des royaumes voisins vassalisés : le roi est le fils non pas éma-
né comme en Égypte, mais adopté comme en Mésopotamie par la divinité.
Le Nouveau Testament cite souvent ce psaume : la résurrection est le sacre
royal de Jésus, Fils Unique de Dieu (Rm 1,3 s.) comme Messie (Ac 2,36), la
victoire contre les démons et la mort (Ac 4,25 s. ; Ap 19,15 s.).

Ps 87 : Sion proclamée ville ouverte aux nations


4
« Veja, la Filistia, Tyr e mai la Nubia : “Tal o tal lai es nascut !” 5 mas
aquò’s de Sion que se dirà : “I son nascuts d’òmes e d’òmes, e aquò’s
l’Autisme que l’apesasona !” »
N. : Avec la dispersion des Juifs, même les pays qui furent les ennemis de
Jérusalem y ont des représentants. Cet universalisme, qui marque un courant
du judaïsme après l’Exil (voir Is 66), restera minoritaire, et toujours centré
sur Jérusalem, jusqu’à ce que le Nouveau Testament reconnaisse dans le
Corps du Christ qu’est l’Église, où que ce soit, la cité de Dieu, centre d’un
rassemblement universel. Le baptême est son acte de naissance.

Ps 110 : intronisation royale et sacerdotale


1
« Oracle del SENHOR a mon sénher : “Sei a ma drecha, entrò qu’agi
fach de tos enemics l’escabèla de tos pès !” »
N. : Au terme d’une procession qui rappelle une campagne militaire, le
futur roi a sans doute bu à une source sacrée (voir 1 R 1) et dans le Temple,
le prêtre l’intronise de la part de YHWH, et, semble-t-il, le roi confirme le
prêtre dans sa charge, en référence à Gn 14. Prêtre et roi ont gouverné en-
LA TRADUCTION DE LA BIBLE EN OCCITAN 431

semble, et, après l’Exil, le grand prêtre est resté finalement seul. Avec les
Maccabées, les grands prêtres se feront nommer rois, mais à Qumran se
maintiendra un double messianisme, sacerdotal et royal. Le Nouveau Tes-
tament applique souvent ce psaume à Jésus, à la fois prêtre et roi
(Mc 12,35 ; Ac 2,36 ; He 1,13, etc.), mais renvoie à la « seconde venue » du
Christ lors du Jugement toutes les images guerrières de sa victoire (voir
l’Apocalypse).

Na 1 : charge contre Ninive


2
Aquò’s El lo gelós, lo SENHOR. Se venga. Se venga, lo SENHOR, Baal
furiós.
N. : le livre de Nahoum (« le consolé ») est cité dans Tb 14,4, mais jamais
dans le Nouveau Testament, au contraire de Jonas. Il faut dire que son mes-
sage est tout de vengeance contre l’ennemi assyrien qui a détruit le royaume
d’Israël (en 721) et menacé celui de Juda (en 701). Le livre de Jonas lui-
même témoigne de la résistance de l’homme au pardon accordé à l’ennemi.

Jon 1 : le prophète refuse sa mission


1
I agèt una Paraula del SENHOR per Jonàs, filh d’Amittai. Disiá :
2
« Daut ! Vai-te’n a Niniva, la vila granda, e fai una proclamacion contra
ela, car lor marridum es montat en ma preséncia. » 3 Daut, Jonàs
s’encorreguèt… mas cap a Tarsís, luènh de la preséncia del SENHOR.
N. : Le livre de Jonas, souvent cité dans le Nouveau Testament, repré-
sente la réaction de certains milieux contre le repli nationaliste après l’Exil.
Israël est figuré par Jonas qui refuse d’aller sauver l’ennemi du peuple de
YHWH. Mais Dieu lui envoie un prophète qui le rend à sa mission prophé-
tique : le poisson qui avale Jonas (nom qui signifie « la colombe » et rap-
pelle le salut du déluge).

Ab 1 : sentence contre Édom


15
Car es pròche, lo jorn del SENHOR, contra totas las nacions. Coma as
fach te serà fach. Ta paga te tòrna sul cap. 16 Òc-ben, tot parièr que beguè-
retz alara sus ma montanha santa, totas las nacions bevon de longa. Bevon e
s’empègan e son coma s’èran pas estadas.
N. : Il semble qu’Édom ait occupé et pillé Juda à la chute de Jérusalem en
586, voir Ez 35 et 36. Le petit livre d’Abdias montre comment la confiance
d’Israël en son Dieu national va encore de pair avec une notion de la justice
mêlée aux sentiments de vengeance. Au nom de la vision d’un Dieu qui
pardonne, Jésus demandera d’aimer ses ennemis (Mt 5,43 s.).
LISTE DES CONTRIBUTEURS

Élian Cuvillier,
Professeur
Institut protestant de théologie, faculté de théologie de Montpellier. 
Bernadette Escaffre,
Vice-doyenne
Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse. 
Pierre Bühler,
Professeur
Directeur de l’Institut für Hermeneutik und Religionsphilosophie, université
de Zurich. 
Pierre Gibert, s.j.,
Professeur émérite de l'université catholique de Lyon. 
André Wénin,
Faculté de théologie, université catholique de Louvain
B-1348 Louvain-la-Neuve. 
Luc Devillers, o.p.,
Président de l’ACFEB (2009-2014)
Faculté de théologie, université de Fribourg (Suisse). 
Philippe Bordeyne
Professeur de théologie morale
Recteur de l’Institut catholique de Paris. 
Jean L’Hour, m.e.p.,
Ancien professeur de Bible au Collège général de Penang (Malaisie). 
Daniel Gerber,
Professeur de Nouveau Testament
Faculté de théologie protestante, université de Strasbourg. 
Dany Nocquet,
Vice-doyen
Institut protestant de théologie, faculté de théologie de Montpellier. 
434 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

Chantal Reynier
Professeur d’exégèse biblique – facultés jésuites de Paris (Centre Sèvres). 
Jean-Michel Maldamé, o.p.,
Doyen émérite de la faculté de philosophie et professeur émérite de la
faculté de théologie, Institut catholique de Toulouse. 
Alain Gignac,
Faculté de théologie et de sciences des religions, université de Montréal. 
Olivier Artus,
Vice-recteur chargé de la recherche, Institut catholique de Paris
Membre de la Commission biblique pontificale. 
Claire Clivaz,
Faculté de théologie et de sciences des religions, Anthropole 5025, université
de Lausanne. 
Jean Emmanuel de Ena, o.c.d.,
Ancien enseignant à la faculté de théologie de l’Institut catholique de
Toulouse et au Centre Saint-Augustin de Dakar
Travaille actuellement à Jérusalem sur le Cantique des Cantiques pour la
BEST. 
Philippe Abadie,
Faculté de théologie, université catholique de Lyon. 
Jean-François Lefebvre,
Professeur
Studium de Notre-Dame-de-Vie (Saint-Didier). 
Amaury Begasse de Dhaem, s.j.,
Professeur associé – faculté de théologie, université pontificale grégorienne
(Rome).
Jean Radermakers, s.j.,
Professeur à la faculté de théologie des jésuites de Bruxelles (IET). 
Jean Landier
Chargé de formation biblique dans le diocèse de Montpellier.
Jacqueline Landier-Bonhomme
Professeur retraité
Ancienne étudiante de Michel Henry. 
René Lafontaine, s.j.,
Professeur à la faculté de théologie des jésuites de Bruxelles (IET). 
LISTE DES CONTRIBUTEURSLISTE DES CONTRIBUTEURS 435

Philippe Molac, p.s.s.,


Directeur de l’IFEC
Doyen émérite de la faculté de théologie, Institut catholique de Toulouse. 
Alain Marchadour, a.a.,
Doyen émérite de la faculté de théologie, Institut catholique de Toulouse. 
Sophie Schlumberger,
Bibliste
Église protestante unie – Région parisienne. 
Marie-Thérèse Desouche, xavière,
Ancien professeur de la faculté de théologie, Institut catholique de Toulouse. 
Jean Rouquette
Bibliste et poète occitan
Curé de Saint-Georges-d’Orques 
TABLE DES MATIÈRES

Liste des abréviations ........................................................................................ 7 


Avant-propos ................................................................................................... 11 
PREMIÈRE PARTIE
RÉTROSPECTIVES ET PERSPECTIVES 
Entre exégèse et théologie, une herméneutique à géométrie variable............. 23 
Exégèse critique et théologie Quêtes et enjeux d’un malentendu .................... 39 
DEUXIÈME PARTIE
LA CRÉATION 
Y a-t-il une théologie de la création dans la Bible hébraïque ? ........................ 51 
« Porter du fruit » (Jn 15,8.16), ou comment Jean interprète
le projet de Dieu sur l’humanité (Gn 1,27-28) ........................................... 63 
Action de Dieu et transformation de l’homme................................................. 81 
TROISIÈME PARTIE
THÉOLOGIES BIBLIQUES ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT 
Comment envisager aujourd’hui une théologie de l’Ancien Testament ........ 101 
Comment envisager aujourd’hui une « théologie du Nouveau Testament » ? ... 121 
QUATRIÈME PARTIE
LA RÉTRIBUTION 
Rétribution et justice de Dieu Théologies en construction
dans l’Ancien Testament .......................................................................... 145 
De la « rétribution » au dessein créateur dans les lettres de Paul.................. 173 
« Par le sang de sa croix » ............................................................................. 195 
438 ENTRE EXÉGÈTES ET THÉOLOGIENS : LA BIBLE

CINQUIÈME PARTIE
DE SPINOZA À L’ÈRE DIGITALE 
La faute à Spinoza ? .......................................................................................215 
Exégèse et théologie : les difficultés d’une articulation .................................235 
Jamais deux sans trois ! ..................................................................................253 
SIXIÈME PARTIE
REPRISE DE DIVERS TRAVAUX EN ATELIERS 
Exégèse et théologie : un double défi .............................................................273 
« Sans confusion, sans séparation »
Quelle union entre exégèse et théologie ? ................................................285 
David, pécheur et converti .............................................................................297 
Quelle articulation théologique entre sacerdoce et royauté ? ........................313 
Entre exégètes et théologiens .........................................................................337 
Relectures contemporaines des prologues johanniques :
Dei Verbum, Verbum Domini et Michel Henry ........................................351 
La lecture rhétorique de la lettre aux Galates
et son commentaire luthérien de 1535 ......................................................363 
Grégoire de Nazianze à l’écoute des Écritures ...............................................377 
Exégèse historique .........................................................................................389 
Un animateur biblique entre exégèse et théologie ..........................................399 
Le rapport entre l’exégèse et la théologie.......................................................409 
La traduction de la Bible en occitan ...............................................................423 
Liste des contributeurs ...................................................................................433 
Table des matières ..........................................................................................437 
Mise en page LEN

Achevé d’imprimer en mars 2014 par LEN S.A.S. – 92150 Suresnes


Dépôt légal : mars 2014
Imprimé en France

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