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Monographien und Texte
zur Nietzsche-Forschung
Begründet von
Herausgegeben von
Band 53
von
Olivier Ponton
ISSN 1862-1260
ISBN 978-3-11-019346-6
Parmi ceux qui ont participé à l'élaboration de ce livre, je tiens à remercier Jean-
François Mattéi, qui a encadré et guidé mes recherches, ainsi que Paolo D'Iorio,
qui a accompagné mon travail et mis à ma disposition des matériaux et des
instruments qui ont contribué à transformer ma vision de l'œuvre de Nietzsche.
Merci à la Stiftung Weimarer Klassik, au personnel du Goethe- und Schiller-
Archiv et à celui de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar. Merci aux
chercheurs de l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes, et tout particulière-
ment à Daniel Ferrer, de m'avoir ouvert les portes de leur laboratoire. Merci à
Bernard Sève, qui me fit découvrir la philosophie, qui m'apprit à l'aimer et qui
relut mon travail avec tant d'attention et de justesse critique. Merci à Odile et
Michel Ponton, mes parents, qui m'ont fait profiter de leur rigueur intellectuelle
et de leurs exigences littéraires. Merci enfin à Anne-Laure, ma femme, pour la
sagesse réconfortante de ses conseils, la rigueur de ses remarques. Merci de
m'avoir montré dans chacun de mes doutes la part de création et d'exigence qui
me poussait en avant.
I. La légèreté grecque 5
A. Les dieux à la vie facile 5
1. Le rêve de Zarathoustra 5
2. « À une chaîne d'or suspendue au ciel... » 7
3. Le cahier de Kelterborn 8
4. Le réalisme poétique des Grecs 14
B. La décharge 19
1. Une règle fondamentale de l'être grec 19
2. La catharsis tragique 20
a. L'interprétation de Jacob Bernays : catharsis, décharge et allégement. 21
b. La tragédie : « jeu esthétique » ou « dispositif pathologico-moral » ? . 23
c. La décharge comme jeu d'Apollon et de Dionysos 28
3. Les décharges du chœur 30
a. Le prisme wagnérien et l'inversion de l'esthétique schopenhauérienne 30
b. La tragédie : une « décharge de la musique en images » 34
c. Nécessité de la décharge : la musique comme « sein maternel » du
drame 36
d. La théorie du mythe : l'affirmation comme « refrènement » et comme
« décharge » 39
Conclusion 317
Le réalisme de Nietzsche 317
La pensée de l'éternel retour 319
Idée qui n'allait pas de soi à une certaine époque (Nietzsche n'étant souvent perçu que comme
un destructeur de la morale), mais que l'on ne saurait contester aujourd'hui : il y a chez
Nietzsche le désir profond d'élaborer une morale originale — Marco Brusotti le montre bien
dans son livre sur la passion de la connaissance, en s'appuyant notamment sur Aurore, Le Gai
savoir et Ainsi parlait Zarathoustra : Die Leidenschaft der Erkenntnis, Berlin/New York, de
Gruyter, 1997. Voir aussi les travaux de Volker Gerhardt, associant l'immoralisme de Nietzsche
à une morale de l'individualité (voir son article « Selbstbegründung. Nietzsches Moral der Indi-
vidualität », Nietzsche-Studien 21, Berlin/New York, de Gruyter, 1992, p. 28-49) ou de Wilhelm
Schmid qui, comme Marco Brusotti, voit dans la morale de Nietzsche une « philosophie de l'art
de vivre », c'est-à-dire Au façonnement de soi (voir notamment ses articles « Uns selbst gestal-
ten. Zur Philosophie der Lebenskunst bei Nietzsche », Nietzsche-Studien 21, 1992, p. 50-62, et
« La philosophie comme art de vivre », in Les vies de Nietzsche, Magazine Littéraire, n° 298,
avril 1992, p. 57-58).
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 140.
Voir notamment Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des trois métamorphoses » (le chameau est « la
bête de somme [das lastbare Thier] qui se résigne et respecte » ; c'est la figure de Γ « esprit qui
2 Introduction
Mais soyons plus précis. Les réflexions de Nietzsche sur l'allégement de la vie
prennent différentes directions, parmi lesquelles je distinguerai deux grands axes :
1. L'axe généalogique et critique : dès la deuxième moitié des années 1870 et
les manuscrits préparatoires de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche se
lance dans l'entreprise généalogique qui débouche sur la Généalogie de la morale
en 1887. Dans un fragment de 1876, il se donne ainsi comme programme
a tendance à porter » [der tragsame Geist], de l'esprit dont la force « aspire au pesant et au plus
pesant [nach dem Schweren und Schwersten] ») et IV, « Le réveil », § 2 (le braiement de l'âne
symbolise un « Ou-1 » [« I-A »] stupide, le « oui » d'un esprit incapable de dire non : la « fête de
l'âne » à laquelle assiste Zarathoustra consiste à adorer l'âne, c'est-à-dire à prier et encenser un
dieu qui « porte notre fardeau », qui « est patient dans son cœur et ne dit jamais non ; et celui
qui aime son dieu le châtie bien »). Cf. Crépuscule des idoles, « Maximes et traits », § 11 : « Un
âne peut-il être tragique ?... Périr sous un fardeau que l'on ne peut ni porter, ni jeter à bas ?...
Cas du philosophe ».
4
Le Gai savoir, aphorisme 370.
Ibid., aphorismes 334 et 341.
Introduction 3
Fragment 16 [7] de 1876. Dans ce fragment, Nietzsche utilise l'adjectif « leicht », qui en alle-
mand signifie aussi bien « facile » que « léger » : l'allégement de la vie (die Erleichterung des
Lebens) permet ainsi d'accéder à une vie à la fois plus facile et plus légère (das leichte Leben).
Voir notamment Choses humaines, trop humaines, aphorismes 1 et 35.
Mazzino Montinari disait déjà en 1984 : « Il y a, dans les études consacrées à Nietzsche, un
insupportable malentendu, qui tend à minimiser le tournant représenté par Choses humaines,
trop humaines dans l'œuvre de Nietzsche, dans le développement de sa philosophie. On tend à
isoler la phase dite de l'esprit libre [ . . . ] » (« Nietzsche contra Wagner : été 1878 », in Nietzsche,
4 Introduction
Cahier de l'Herne, Paris, Éditions de l'Herne, 2000, p. 237). Sur la place de Choses humaines,
trop humaines dans la philosophie de Nietzsche, je me permets de renvoyer à Nietzsche. Philo-
sophie de l'esprit libre, sous la direction de Paolo D'Iorio et d'Olivier Ponton, Paris, Éditions
Rue d'Ulm, 2004, p. 1-18.
I. La légèreté grecque
1. Le rêve de Zarathoustra
Un beau matin, Zarathoustra rêve qu'il pèse le monde : « En rêve, dans mon der-
nier rêve matinal, je me tenais debout, aujourd'hui, sur un promontoire — au-delà
du monde, je tenais une balance et je pesais le monde »'.
Un peu plus tard, Zarathoustra annonce qu'il souhaite rebaptiser la terre et
l'appeler « la légère » (die Leichte)2. On est aux antipodes ici du Livre de Daniel,
où le roi Belschassar est « pesé et trouvé insuffisant »3. Dans Y Ancien Testament
et dans la tradition judéo-chrétienne, une âme a d'autant plus de valeur et de vie
qu'elle a plus de poids : « kabôd », le mot hébreu qui signifie « gloire », dans la
Bible, ne renvoie-t-il pas explicitement à l'idée de poids ?4 Nietzsche rappelle
ainsi qu'aux yeux de Schopenhauer, notre vie, lorsqu'on la compare à celle du
saint, sera toujours « pesée et trouvée trop légère» 5 . L'image de la pesée du
monde se trouve d'ailleurs chez Schopenhauer lui-même, qui affirme à propos de
la «justice universelle » : « S'il était possible de mettre dans une balance, sur l'un
des plateaux, toutes les souffrances du monde ; et sur l'autre toutes les fautes du
monde, l'aiguille de la balance resterait perpendiculaire, fixement »6. En pesant le
monde, Zarathoustra parodie ainsi toute une tradition qui culmine dans le pessi-
misme moderne, et qui consiste selon Nietzsche à promouvoir l'attitude de
« l'homme en tant que mesure de la valeur des choses, en tant que juge des
mondes qui va jusqu'à mettre l'existence même dans le plateau de la balance et
noir, de l'aigle chasseur, à la fois le plus fort et le plus rapide des oiseaux » 19 —
ou encore « comme un cheval, vainqueur à la course de char, qui court aisément,
en s'allongeant, dans la plaine »20. Et lorsqu'il se bat, par exemple avec Hector, à
la fin de Y Iliade, son aisance resplendit et donne lieu à une incroyable choré-
graphie : « Comme un faucon des montagnes, le plus léger des oiseaux, poursuit
aisément une colombe tremblante ; elle fuit en dessous, et lui, de près, à cris
aigus, fond sur elle souvent, car l'envie de la saisir le pousse, ainsi Achille, impa-
tient, volait droit, et Hector, tremblant, fuyait, au pied du mur de Troie » 2I .
Enfin, comme celle de Zeus, la légèreté d'Achille est une force de soulève-
ment : aucun autre Achéen ne peut brandir sa pique, « lourde, grande, robuste » 22 ;
il abaisse seul, comme Hermès, la barre de sapin qui tient la porte de sa baraque,
alors qu'il faut trois Achéens pour la déplacer 2 .
L'antinomie de la légèreté et de la pesanteur est donc omniprésente chez
Homère : les dieux à la vie facile sont des dieux légers, pour qui tout est léger et
qui rendent tout léger. C'est peut-être ce qui distingue, malgré leur « homogénéité
fondamentale »24, le plus radicalement et le plus systématiquement les dieux
grecs et les hommes — Nietzsche le dit lui-même dans le Crépuscule des idoles :
« le dieu est typiquement différent du héros (dans mon langage : les pieds légers
sont le premier attribut de la divinité) » 25 . Les immortels agissent aisément et
rapidement — les hommes sont lourds, « laborieux », chargés de soucis et de
mort, même s'il arrive que leur pesanteur soit momentanément transfigurée par
l'assistance divine : Ylliade est ainsi parsemée d'allégements qui ne cessent de
modifier le cours de la bataille ; parfois encore, comme pour Achille, la transfigu-
ration est congénitale. De l'homme seul à l'homme aidé par un dieu, de celui-ci
au héros né d'un dieu ou d'une déesse, et de ce héros au dieu, voire au dieu des
dieux, il semble donc qu'on rencontre, chez Homère, différents paliers de pesan-
teur et de légèreté, différents niveaux de « vie facile ».
3. Le cahier de Kelterborn
C'est dans le fragment 5 [105] de 1875 que Nietzsche fait pour la première fois
référence aux dieux d'Homère comme à des dieux à la vie facile : « Le suprême
19
Ibid., p. 222 et 353.
20
Ibid., p. 363.
21
Ibid., p. 366.
22
Ibid., p. 268.
23
Ibid., p. 409 et 412.
24
J'emprunte cette formule à Giulia Sissa, in Guilia Sissa et Marcel Détienne, la Vie quotidienne
des dieux grecs, Paris, Hachette, 1989, p. 46.
2?
Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 2. Nietzsche assimile dans ce passage la
légèreté à la spontanéité instinctive : « Tout ce qui est bon est instinctif : et, par conséquent,
léger [leicht], nécessaire, libre ».
I. La légèreté grecque 9
Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, trad. J.-A. Cantacuzène revue par R.
Roos, Paris, PUF, 1943 (2002 pour la 6 e édition « Quadrige »), p. 22-23.
Voir notamment la lettre du 30 mai 1875 à Franz Overbeck et celle du 21 juillet à Carl von
Gersdorff.
Voir Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, Berlin und Leipzig, Schuster
& Loeffler, 1903, p. 49-55.
Notamment à partir du fragment 5 [60] de 1875.
10 I. La légèreté grecque
qu'il arrive » ; « Ce sont les légions des êtres les plus beaux »), leur puissance
(« ils n'ont nul besoin d'un cortège de légions puissantes ») et leur simplicité
(« Quelle simplicité infinie observons-nous sur l'Olympe »).
L'image des dieux à la vie facile reparaît dans le cahier de Kelterborn, au moment
où Burckhardt, évoquant la « vision légère d'Homère », associe la beauté des
Olympiens à leur immortalité et à leur éternelle jeunesse (f. 55 v°) : « les dieux
sont beaux et reia zôontes, ils se nourrissent d'ambroisie, c'est-à-dire qu'ils sont
immortels et qu'Hébé prend soin de leur éternelle jeunesse ». Burckhardt ajoute
que celui qui ne boit pas d'ambroisie devient bien immortel mais ne reste pas
jeune.
L'historien rappelle ensuite 35 que ces dieux ont des pouvoirs merveilleux et
qu'ils « dirigent à peu près toutes les forces de la nature » : ils peuvent, en parti-
culier, se métamorphoser. Avant Ovide, des poètes comme Théodore ou
Dorothéos ont en effet écrit des Métamorphoses, qui sont comme « un diamant
sur toutes les facettes duquel on se reflète » : les dieux se changent ainsi en
hommes, en nuages, en animaux (notamment en oiseaux). Ces métamorphoses,
lorsque les dieux se changent en hommes, révèlent donc en l'inversant la projec-
tion anthropomorphique fondamentale du polythéisme grec : si les dieux ne sont
pas autre chose que des « hommes parfaits, transfigurés »36, alors il leur est tou-
jours possible, réciproquement, de prendre forme humaine. Au processus de
transfigura-tion (Verklärung) de l'homme en dieu répond donc la métamorphose
(Verwandlung) du dieu en homme — métamorphose qui est une véritable mise en
abîme de la transfiguration initiale. L'homme se voit ainsi en un dieu qui se
montre à lui en homme : tout se passe donc comme si la métamorphose annulait
la transfiguration — en réalité, elle l'accomplit et la parachève. L'homme se
réapproprie, pour ainsi dire, le contenu de la projection, mais une fois que ce
contenu a été transfiguré par la projection elle-même : d'où un « éclat » surna-
turel, témoin d'une existence transfigurée 37 . 11 s'agit donc pour l'homme de trou-
ver une surface qui le reflète tout en l'allégeant et en l'embellissant : à l'image du
miroir (qu'on retrouve souvent chez Schopenhauer, chez Wagner ou chez
Nietzsche), Burckhardt préfère celle du « brillant » ou du « diamant à facettes »,
dans lequel le spectacle des choses humaines se réfléchit de tous côtés.
D'une manière générale, Burckhardt insiste dans ce passage sur les pouvoirs
des dieux — c'est en ce sens qu'il faut comprendre la référence au « reia
zôontes » d'Homère : avoir la vie facile et vivre légèrement, c'est maîtriser « à
peu près toutes les forces de la nature ». Les dieux n'ont pas créé le monde,
rappelle Burckhardt, mais il semble qu'ils puissent y agir à leur guise.
Burckhardt s'attache néanmoins aussi à souligner les limites de cette facilité,
et l'image des Olympiens, dans le cahier de Kelterborn, est extrêmement subtile
33
Cahier de Kelterborn, f. 55 v°-56 r°.
36
Ibid., f. 45 r°.
37
Ibid., f. 62 v°.
12 I. La légèreté grecque
38
Ibid., f. 55 r°.
39
Ibid., f. 54 v°.
I. La légèreté grecque 13
Les dieux à la vie facile sont donc loin d'être des saints : « Homère n'est
pourtant nulle part plus gai et plus magnifique, remarque Burckhardt, que préci-
sément là où il dépeint la discorde des dieux, ainsi dans le passage où Héra use
d'un sortilège pour plonger Zeus dans le sommeil » 40 — cette remarque inspire à
Nietzsche un autre fragment de Nous autres philologues, explicitement consacré à
la légèreté homérique : « Le panhellène Homère prend son plaisir à la légèreté des
dieux ; il est pourtant étonnant de voir quelle dignité il peut aussi bien leur
donner. Mais ce prodigieux rétablissement est grec » 4I . La légèreté des dieux est
ici une légèreté morale : elle désigne la facilité avec laquelle ils s'abandonnent à
leurs passions et tombent dans la discorde ou l'immoralité — les dieux ont la vie
facile au sens où ce sont des « dieux querelleurs » (hadernden Götter). Mais
Nietzsche s'efforce, comme Burckhardt, de respecter les nuances de la religion
grecque, et Y équilibre de ses dieux : Burckhardt montre ainsi que ces dieux sont
omniscients en théorie, mais qu'ils ne le sont pas en pratique, qu'ils commandent
aux lois de la nature mais qu'ils sont soumis à la moira, qu'ils sont méchants,
immoraux et cruels mais qu'ils forment une « image sublime » et que leur
éblouissante beauté illumine le monde — qu'ils sont légers mais qu'ils restent
dignes, ajoute Nietzsche. Ce qui caractérise la religion grecque, selon Nietzsche,
c'est précisément ce « rétablissement » (Sich-Auschwingen) de la dignité {Würde)
dans la légèreté (Leichtfertigkeit) — la légèreté consistant à prendre la vie à la
légère, et la dignité étant précisément ce qu'on ne prend pas à la légère, mais au
sérieux.
11 arrive également à Burckhardt de souligner la légèreté ou la facilité (Leich-
tigkeit) des Grecs en général, par exemple dans la « formation des abstractions » 42
ou tout simplement dans leur vie quotidienne : « On vivait aussi, là-bas, bien plus
facilement qu'aujourd'hui chez nous »43. La vie grecque était donc plus violente
et plus dure que la nôtre, pleine de dangers et de passions, dévorée qu'elle était
par le feu de l'ambition, de 1 'agon, du désir de puissance — mais elle était aussi,
à certains égards, plus légère et facile : du moins à partir du moment où, comme
l'explique Burckhardt, « la nation adopta la vision légère d'Homère ».
Le cahier de Kelterborn donne donc une image extrêmement nuancée des
dieux d'Homère et de la légèreté grecque en général. Si l'on suit l'analyse de
Burckhardt, cette légèreté renvoie à trois choses bien différentes : 1) l'aisance
poétique avec laquelle les Grecs, et notamment Homère, se représentent leurs
dieux, sans être soumis à la contrainte d'aucune « théologie normative »44 ; 2) la
légèreté morale de la religion grecque dans son ensemble, qui n'implique aucune
idée de faute, de culpabilité ou de punition, et qui n'exige aucune « amélioration
40
Ibid., f. 54 v°-55 r°.
41
Fragment 5 [118] de Nous autres philologues.
42
Cahier de Kelterborn, f. 127 r°.
43
Ibid., f. 156 r°.
44
Voir le fragment 19 [110] de 1872-1873.
14 I. La légèreté grecque
morale » ni des hommes ni des dieux ; 3) la « vie facile » et les pouvoirs magi-
ques des dieux, qui sont soumis à la moira mais font à peu près ce qu'ils veulent
des lois de la nature, et qui vivent néanmoins dans la plus grande simplicité.
Dans le fragment 5 [105] de Nous autres philologues, les dieux à la vie facile sont
présentés comme « le suprême embellissement que le monde a reçu en partage ».
Cette formule rappelle le début du cours de Nietzsche sur Le Service divin des
Grecs, prononcé pour la première fois durant le semestre d'hiver 1875-1876
(Nietzsche devait donc le préparer en même temps qu'il travaillait à Nous autres
philologues et qu'il étudiait le cahier de Kelterborn, c'est-à-dire durant le prin-
temps et l'été 1875) : « 11 n'y a jamais eu de service divin tel que celui des Grecs :
il est par sa beauté, sa splendeur, sa diversité, sa cohérence, unique au monde, et
l'un des plus hauts produits de l'esprit »45. Jamais dieux ne furent si beaux et
n'embellirent si brillamment le monde que les dieux grecs — mais en quoi cet
embellissement s'apparente-t-il à un allégement de la vie ?
L'embellissement des dieux grecs se distingue d'abord de la falsification
ornementale des Romains et de l'idéalisation philologique que Nietzsche ne cesse
de dénoncer dans les fragments de la première moitié des années 1870 : c'est un
embellissement réel du monde, qui n'est ni une « fuite idyllique »46 ni l'instru-
ment d'une « culture décorative »47, mais qui consiste à investir vraiment la vie
pour la transformer de l'intérieur. À la suite de Burckhardt, Nietzsche insiste
donc sur le réalisme et sur la réalité supérieurs des Grecs : ceux-ci étaient plus
réels, c'est-à-dire plus humains, plus entiers, plus vivants que nous.
En ce sens, l'image des dieux à la vie facile s'oppose à une autre image
d'Homère (à laquelle Burckhardt et Nietzsche font souvent référence) : celle des
« ombres de l'Hadès » qu'Ulysse interroge, à deux reprises, dans les chants XT et
XXTV de VOdyssée. Dans le cahier de Kelterborn, Burckhardt attribue une impor-
tance fondamentale à cette descente aux Enfers, au cours de laquelle Ulysse
retrouve le fantôme de sa mère et découvre un fascinant jeu d'ombres : « Ces
ombres sont totalement démunies, gazouillent comme des chauves-souris, si elles
48
ne boivent pas de sang elles perdent connaissance » . Burckhardt voit là l'une
des images les plus saisissantes de ce que les Grecs pensaient de la mort :
KGW II/5, p. 363. Le cours sur Le Service divin des Grecs a fait l'objet d'une traduction
française (malheureusement partielle) par Emmanuel Catin (Paris, Éditions de l'Herne, 1992 —
le passage q u e j e cite ici se trouve p. 27).
Voir le premier paragraphe du cours de Nietzsche intitulé Encyclopédie de philologie classique
et Introduction à l'étude de celle-ci, KGW II/3, p. 347-348. Cf. le fragment 3 [14] de Nous
autres philologues.
Fragment 6 [14] de 1875.
Cahier de Kelterborn, f. 73 v°-74 r°.
I. La légèreté grecque 15
« L'homme, la personnalité meurt, son esprit meurt, seule une ombre demeure
dans l'Hadès, vraisemblablement un reflet du seul être animal, et non de l'être
spirituel ». 11 dit un peu plus loin que l'Hadès « est le lieu du plus profond
• 49
ennui » .
Ces ombres reflètent donc bien la vie grecque, remarque Nietzsche, « mais
comme sur un nuage de fumée » 50 — et ce qu'elles représentent ainsi pour nous,
ajoute-t-il, c'est notre vie comparée à celle des Grecs, notre condition « exsangue,
onirique, faible » : « c'est l'aggravation répétée de la vieillesse, là où la mémoire
s'épuise encore plus, et le corps aussi» 51 . Nietzsche ne cesse en effet de le
répéter : nous sommes des « tard-venus », des épigones, des « mémoires vivan-
tes » qui s'exténuent peu à peu 52 . Mieux vaut ne pas avoir de mémoire du tout
(« être journalier ») que d'avoir cette « mémoire sans vie du passé »53.
Les ombres de l'Hadès incarnent ainsi une « vieillesse de la vieillesse » qui
peut être considérée comme le négatif de la vie grecque (et comme l'exact opposé
de l'éternelle jeunesse des dieux à la vie facile). Mais les ombres ont elles aussi
leur légèreté : en quoi la légèreté vivante des Grecs se distingue-t-elle de la
légèreté de leurs morts ?
En ce qu'elle est plus réelle, plus présente, plus consistante — et surtout plus
humaine : comme le souligne Burckhardt, les ombres, semblables à des chauves-
souris, sont un « reflet du seul être animal » : ce qui disparaît dans la mort, c'est
l'homme, sa personnalité, son « être spirituel »54.
Nietzsche donne une dimension philosophique à cette interprétation, en
distinguant deux formes d'humanité : celle du Menschliche (l'humain de l'anthro-
pologue) et celle de 1 'Humane (l'humain de l'humaniste). Selon Nietzsche, les
Grecs sont plus humains d'un point de vue anthropologique, mais inhumains au
sens humaniste du terme. 11 n'y a là aucune contradiction, puisque c'est précisé-
ment parce que l'humain (das Menschliche) peut se manifester dans la vie des
Grecs « sans aucun masque et d'une façon inhumaine » (in einer Unmaskirtheit
49
Ibid., f. 76 r°.
50
Fragmentó [10] de 1875.
M
Fragment 5 [62] de Nous autres philologues. Cf. les fragments 38 [5] de 1874, 3 [51] et 6 [44]
de 1875.
32
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 8.
,3
Fragment 3 [51] de Nous autres philologues.
M
Nietzsche ne dirait pas néanmoins, comme Burckhardt, que les ombres de l'Hadès sont moins
humaines et moins réelles parce qu'il leur manque l'esprit, 1'« être spirituel »: c'est bien plutôt
le corps qui s'est exténué en elles. Voir sur ce point Gilbert Romeyer Dherbey, Les Choses
mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, Éditions L'Âge d'Homme, 1983, p. 14 : « Le
mort n'est pas anéanti, il ne vit pas non plus d'une autre vie, égale ou même meilleure ; dans
l'Hadès il vivote, il se survit à lui-même, c'est-à-dire vit d'une vie amoindrie. (...) La psyché est
véritablement vie quand elle ne fait qu'un avec un corps réel ; quand la mort l'en sépare
l'homme n'est plus, à proprement parler, que l'ombre de lui-même ». Les ombres de l'Hadès ne
sont donc pas des corps ayant perdu leur « être spirituel », mais au contraire des âmes ayant
perdu leurs corps.
16 I. La légèreté grecque
und Inhumanität), qu'il se manifeste en eux plus ouvertement qu'en nous : c'est
leur inhumanité qui fait resplendir l'expression de leur humanité 55 . Quant à nous,
« nous souffrons d'une extraordinaire impureté et obscurité de Y humain [des
Menschlichen] », et nous serions horrifiés par l'inhumanité (Inhumanität) des
Grecs si nous cessions de la fausser et de la transfigurer 56 .
Dans la vie grecque, le Menschliche s'exprime donc plus franchement que
dans la nôtre — et c'est lui qui s'évanouit lorsque l'homme meurt et se trans-
forme en ombre. Or, si l'humanité des Grecs les rend aussi plus inhumains (au
sens humaniste du terme), c'est qu'ils sont plus réels que nous, puisque leur
inhumanité consiste précisément à s'affirmer sans masque, loin du « papier doré »
de l'humanisme classique. Nietzsche l'affirme dans le fragment 5 [63] de Nous
autres philologues : « Comme les Grecs étaient réels jusque dans les pures inven-
tions, comme ils poétisaient en permanence avec la réalité, n'aspiraient pas à s'en
évader ». 11 y a donc, au cœur de la vie grecque, une sorte de réalisme poétique,
qui permet aux Grecs de rester réels et humains (au sens anthropologique du ter-
me) jusque dans leurs « inventions », c'est-à-dire jusque dans leur façon
d'embellir et d'alléger la vie : c'est ce qui distingue leur légèreté de la nôtre ou de
celle des ombres de PHadès. Leur légèreté ne consiste pas à s'alléger du réel en le
fuyant ou en l'édulcorant, mais à alléger le réel en l'embellissant pour mieux
l'affirmer : la vie facile des dieux grecs est ainsi une vie plus humaine et plus
réelle que la nôtre.
rément pas fou » mais qui « se considérait lui-même comme un dieu proscrit et
soumis à la métempsycose ».
Burckhardt s'efforce aussi de distinguer différentes sortes de manifestations
du divin : « ainsi, en tout premier lieu, les théophanies, l'apparition des dieux,
soit sans métamorphose et invisibles, soit sans métamorphose et visibles pour
quelques individus seulement, soit métamorphosés en hommes connus (objet de
prédilection de la poésie, car celui qui est accompagné par un tel dieu semble
enveloppé d'un éclat magique), soit enfin métamorphosés en animaux, particuliè-
rement en oiseaux, ainsi au moment de disparaître »63. Toutes ces manifestations,
visibles ou invisibles, ces apparitions, métamorphoses, disparitions, ces expérien-
ces de possession, passagères ou non, d'incarnation, de « mélange des dieux et
des hommes » devaient remplir l'imagination grecque de la présence du divin :
les dieux sont là, tout près, et s'ils n'y sont pas ils peuvent toujours venir.
Or, cet horizon d'attente, de crainte et de désir, de présence cachée ou
d'apparition, donne la clé du fragment 5 [105] de Nous autres philologues : si les
dieux à la vie facile sont le « suprême embellissement que le monde a reçu en
partage », c'est précisément parce qu'ils ouvrent un tel horizon, parce qu'ils
imprègnent le monde de leur présence ou de l'imminence de leur apparition.
Nietzsche semble ainsi retrouver, dans Nous autres philologues, l'interprétation
proposée dans La Naissance de la tragédie : si les Grecs croient « que des dieux
sont visibles parmi les hommes », c'est qu'ils ont le « don de toujours percevoir
le jeu vivant des figures et de vivre sans cesse entourés de toute une cohorte
d'esprits » — ce don par lequel Nietzsche, dans le chapitre 8 de La Naissance de
la tragédie, définissait le génie poétique : « Homère voit tellement plus. Nous ne
parlons si abstraitement de la poésie que parce que nous sommes tous de mauvais
poètes ». Si, comme le dit Nietzsche dans le fragment 5 [69] de Nous autres phi-
lologues, nous saisissons platement et rhétoriquement Homère, c'est donc que
nous ne sommes pas capables de voir ce qu'il voyait vraiment— de même que
nous ne sommes plus capables de « vivre dans le sentiment » l'embellissement
des dieux à la vie facile. La différence fondamentale entre le chapitre 8 de La
Naissance de la tragédie et les fragments de Nous autres philologues, c'est que
Nietzsche, en 1875, ne définit plus le génie grec comme le médium de forces
artistiques jail lies de la nature elle-même : la réalité des Grecs n'est plus appré-
hendée comme une réalité métaphysique (l'essence du monde, Γ « un origi-
naire »), mais comme une réalité physique, charnelle, phénoménale : en témoi-
gnent la « fine flamme », la sueur ruisselante et le frisson de Sappho à l'approche
d'Aphrodite 64 .
B. La décharge
Comment Nietzsche conçoit-il cet allégement qu'il place au cœur de la vie grec-
que ? Comme une « décharge » (Entladung), dont l'analyse est intimement liée à
l'émergence du concept de « volonté de puissance ».
Le concept de volonté de puissance apparaît en effet dans les fragments de
1876-1877, associé notamment à l'analyse de l'ambition et de la peur 66 . Mais
Nietzsche formule la loi de la volonté de puissance dès 1875, dans le fragment 5
[147] de Nous autres philologues : « Accumulation et décharge par secousses
fortes, espacées ». La nécessité de la décharge est ainsi, selon lui, une « règle
fondamentale de l'être grec », et une explication possible de la tragédie. C'est le
principe d'une volonté explosive, qui éclate après s'être intensifiée, selon la para-
bole du barrage créateur énoncée dans l'aphorisme 285 du Gai savoir : « 11 est un
lac qui un jour s'interdit de s'écouler et qui projeta une digue à l'endroit où il
s'écoulait précédemment : depuis lors le niveau de ce lac ne cesse de s'élever ».
La force s'accumule jusqu'à ce que la pression devienne trop grande et fasse
sauter la digue : c'est alors que Γ « énorme tension » se résorbe soudain, en une
2. La catharsis tragique
En tant que philologue, Nietzsche s'est beaucoup intéressé aux différents procé-
dés de purification (katharsis) auxquels les Grecs avaient recours : Peau vive
(aspersion ou immersion), le feu et la fumigation (pour « alléger l'atmosphère
impure, épaisse »), l'air, le balai de laurier, le son (bronze, clochettes, timbales),
le sang — il y consacre tout un chapitre de son cours sur Le Service divin des
Grecs : « Seul l'homme purifié a le droit de s'approcher de ce qui est sacré, a le
droit de prier et de sacrifier »72. 11 n'est nullement question de la tragédie dans ce
Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Ainsi parlait Zarathoustra, § 3. L'analyse
génétique des manuscrits montre que cette explosion créatrice fut précédée par une longue accu-
mulation de pensées et d'annotations.
Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 44.
Le Gai savoir, aphorisme 347.
Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 44.
Voir Essai d'autocritique, § 4. Cf. la définition du dionysiaque comme « trop-plein de forces »
dans le Crépuscule des idoles (« Ce que je dois aux Anciens », § 4).
Voir KGW II/5, p. 504-514.
I. La légèreté grecque 21
chapitre, et l'art n'y est pas associé aux « rites de purification » (katharmoi).
Pourtant, Nietzsche fait souvent référence (notamment dans La Naissance de la
tragédie) à la définition aristotélicienne de la catharsis tragique. 11 distingue donc
la purification opérée par la tragédie de la purification au sens proprement reli-
gieux du terme : dans le premier cas, il traduit « katharsis » par « Entladung »
(« décharge »), dans le second par « Reinigung » (« purification »).
Voir notamment Max L. Baeumer, « Das moderne Phänomen des Dionysischen und seine
"Entdeckung" durch Nietzsche », NS 6, 1977, p. 123-153, et Luca Crescenzi, « Philologie und
deutsche Klassik. Nietzsche als Leser von Paul Graf Yorck von Wartenburg », in « Centauren-
Geburten ». Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, sous la direction de L.
Borsche, F. Gerratana et A. Venturelli, Berlin-New York, de Gruyter, 1994, p. 208-216.
Aristote, Les Politiques, Vili, 7, 1342 a, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 542.
Voir sur ce point la mise au point de Dupont-Roc et Lallot dans leur édition de La
Poétique : « la katharsis est ici de nature esthétique. À ce titre, elle s'oppose radicalement au
sens médical, évoqué dans une comparaison [...] qu'il faut prendre précisément et seulement
comme une comparaison. L'erreur de beaucoup d'interprètes, à la suite de Bernays (1880) est
d'avoir confondu dans La Politique le comparant et le comparé, puis projeté sans précaution
cette lecture de katharsis sur le chapitre 6 de La Poétique : double confusion qui oblitère gra-
vement le sens et la portée de la katharsis poétique » {op. cit., p. 193). Cf. la critique de
l'interprétation de Bernays dans le livre de Pierre Somville, Essai sur La Poétique d'Aristote,
op. cit., p. 81-85. Somville défend lui aussi la thèse de 1' « hétérogénéité esthétique » de la ka-
tharsis aristotélicienne, qu'il ne faut entendre ni comme une purge hippocratique du corps ni
comme une purification morale de l'âme (comme chez Platon).
Jacob Bernays, Zwei Abhandlungen über die Aristotelische Theorie des Drama, Berlin, Verlag
von Wilhelm Hertz, 1880, p. 12.
I. La légèreté grecque 23
80
Ibid.,p. 16.
81
R. Dupont-Roc et J. Lallot traduisent, quant à eux, « katharsis » par « épuration », et rejettent
explicitement l'assimilation de la catharsis à une « décharge humorale » : op. cit, p. 192.
Jacob Bernays, Zwei Abhandlungen über die Aristotelische Theorie des Drama, op. cit., p. 21.
83
V o i r i e s fragments 1 [110] et 1 [111] de 1869, 5 [124] de 1870-1871, 8 [10] de 1870-1872.
Nietzsche parle également de Γ « esthétique aristotélicienne » dans les fragments 2 [2] et 3 [73]
de 1869-1870, 5 [8] de 1870-1871. Dans le fragment 9 [47] de 1871, entre autres « thèmes pour
la revue », on trouve : « Poétique d'Aristote ». Dans le fragment 3 [38] de 1869-1870, Nietzsche
prévoit même de présenter sa conception de la tragédie en commençant par un examen
d'Aristote, d'après l'interprétation de Bernays : « Partir peut-être de la définition aristotélicienne
(Bernays) ».
84
Voir les fragments 3 [53] et 3 [66] de 1869-1870, 7 [140] de 1870-1871. Cf. le fragment 8 [3] de
1870-1872 : « Critique de la conception d'Aristote ».
24 I. La légèreté grecque
Rhétorique'5, mais aussi (et surtout) contre ce qu'Aristote dit de la musique dans
le livre Vili des Politiques. En témoigne notamment le fragment 7 [143] de 1870-
1871, dans lequel Nietzsche, esquissant le plan d'une étude du tragique, prévoit
de parler du « loisir dans la politique et l'éthique d'Aristote », de la « "mimique"
contre Aristote », d' « Aristote à propos de l'orgiasme » ou encore d' « Olympe
dans la politique d'Aristote ».
Olympe était un musicien phrygien du Vllème siècle avant Jésus-Christ :
c'est, dit-on, l'inventeur de l'harmonie 86 , et c'est l'un des plus célèbres représen-
tants du « mode orgiastique » et de la musique dionysiaque 87 . Nietzsche fait allu-
sion ici au chapitre 5 du livre VIII des Politiques, consacré à la fonction éducative
de la musique : Aristote y évoque les mélodies d'Olympe, qui « rendent les âmes
enthousiastes » — ce qui prouve, puisque l'enthousiasme est une « affection de la
partie éthique de l'âme », que la musique ne relève pas seulement de la détente,
du plaisir et de la vie de loisir, mais qu'elle a également un « effet sur le caractère
et sur l'âme »88.
Aristote en déduit toute une théorie : contrairement aux objets du toucher et
du goût qui ne ressemblent en rien à des « dispositions éthiques », et contraire-
ment à ceux de la vue qui ne leur ressemblent qu'un peu (ils n'en sont que les
« signes »), les mélodies et les rythmes sont de véritables « imitations » des
dispositions éthiques : « Et surtout dans les rythmes et les mélodies il y a des
objets ressemblant de près à la nature véritable de la colère, de la douceur, mais
aussi du courage, de la tempérance ainsi que de tous leurs contraires et des autres
dispositions éthiques (c'est évident d'après les faits, car notre âme est bouleversée
quand nous entendons de tels morceaux) ». Or, cette imitation permet, récipro-
quement, l'institution de certaines dispositions éthiques et d'un certain caractère
— c'est ainsi que l'on peut, par la musique, éduquer et former les âmes : certaines
harmonies « nous poussent plutôt à une disposition à la fois plus plaintive et plus
ferme, comme celle qu'on appelle myxolidienne, d'autres nous font un esprit plus
doux comme celles qui sont relâchées, une autre donne surtout à l'esprit mesure
et stabilité, comme seule semble le faire parmi les harmonies la dorienne, alors
que la phrygienne rend enthousiaste ». De même, certains rythmes « ont un carac-
tère plus régulier, d'autres un caractère vif, les uns avec des mouvements plus
grossiers, les autres plus dignes d'hommes libres ». Aristote en conclut que « la
musique a le pouvoir de doter l'âme d'un certain caractère, et si elle a ce pouvoir
il est évident qu'il faut diriger les jeunes gens vers elle et les y éduquer ».
85
Voir les fragments 3 [68] de 1869-1870 et 8 [44] de 1870-1872.
86
« Harmonie » (harmonía) au sens non pas d'un accord entre plusieurs sons simultanés (sens
moderne du terme) mais au sens de l'accord (Γ « accordage ») d'une lyre selon les différents
modes de la musique antique (sens platonicien et pythagoricien A"harmonía, tel qu'on le
retrouve par exemple dans la théorie de l'âme-harmonie du Phédon : voir à ce propos la note de
M. Dixsaut dans son édition du Phédon, Paris, Flammarion, 1991, p. 358-359).
87
Voir les fragments 8 [5] et 8 [9] de 1870-1872.
88
Aristote, Politiques, VIII, 5, 1339 b-1340 a, trad. P. Pellegrin, op. cit., p. 530-532.
I. La légèreté grecque 25
par une visée éthique 93 . Nietzsche est ici l'héritier de Goethe, qui critiquait déjà
en ce sens la théorie aristotélicienne des mélodies éducatives, notamment dans ses
« Remarques supplémentaires sur La Poétique d'Aristote » 94 . 11 y rappelle en effet
la conception aristotélicienne, selon laquelle « la musique peut être utilisée à des
fins morales dans l'éducation : dans la mesure où des esprits agités par des orgies
sont ramenés au calme grâce à des mélodies sacrées, d'autres passions pourraient
être contrebalancées de cette manière » — mais, ajoute-t-il, la musique n'est pas
moins incapable que les autres arts d'agir sur la moralité : « Seules la philosophie
et la religion en sont capables ». Une tragédie ne saurait donc apaiser l'esprit : elle
fait même naître l'inquiétude, selon Goethe, en entraînant l'âme et le cœur « vers
un état vague et indéterminé ».
En ce sens, Aristote est bien pour Nietzsche le successeur de Socrate et une
incarnation de l'homme théorique : comme Socrate, il subordonne l'art à la
morale. En faisant de la musique un instrument de l'éducation et de l'éthique,
Aristote en dévalorise la dimension dionysiaque, la fonction enthousiasmante, et
passe ainsi à côté de la signification métaphysique de la musique : celle-ci n'imite
pas des dispositions éthiques, mais en elle se manifeste immédiatement, comme le
dit Schopenhauer, Γ « histoire secrète de notre volonté» 9 5 — c'est-à-dire
l'essence même du monde. Comme Aristote, Schopenhauer et Nietzsche distin-
guent en effet la musique de tous les autres arts, mais le sens de cette distinction
n'est plus pour eux éthique et pédagogique, il est métaphysique. Cette différence
fondamentale de point de vue sous-tend l'ensemble des critiques que Nietzsche
adresse à l'analyse aristotélicienne de l'orgiasme — c'est-à-dire au passage des
Politiques où Aristote oppose les « mélodies qui jettent l'âme hors d'elle-même »
et les « mélodies purificatrices », ainsi qu'au rejet artistotélicien de Vaulos et du
mode phrygien qui sont, selon lui, « orgiastiques et passionnés » % . En excluant
les musiques enthousiasmantes, Aristote élimine toute possibilité d'une
« éducation au tragique et à l'art »97.
Or, le débat sur l'interprétation de la catharsis tragique est précisément au
cœur de la polémique de Nietzsche contre Aristote, contre son esthétique de
Vethos et contre ses conceptions éducatives. La catharsis aristotélicienne n'est pas
un processus artistique, selon Nietzsche, mais un « dispositif pathologico-
La vérité est plutôt que l'esthétique d'Aristote est faussée par ce que Pierre Somville appelle la
« distorsion » morale des commentaires (distorsion qui remonte selon lui à l'Antiquité et qui
présente, «jusque fort près de nous, d'étonnantes résurgences »). Somville, qui parle encore de
« contamination éthique », est particulièrement clair sur ce point : « En fait, s'il arrive au Stagi-
rite de moraliser parfois tant et plus, dans La Poétique il moralise fort peu, et à propos de la
Katharsis il ne moralise nullement » (op. cit., p. 80).
Ce texte fut publié en 1827 dans Über Kunst und Altertum. On en trouve une traduction fran-
çaise par J.-M. Schaeffer dans Goethe, Écrits sur l'art, Paris, Flammarion, 1996, p. 291-296.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1193.
Aristote, Les Politiques, Vili, 7, 1342 b, trad. P. Pellegrin, op. cit., p. 544. Sur l'exclusion de
Vaulos (rejeté également par Platon dans la République), voir ibid., 1341 a-b, p. 538-540.
Fragment 7 [43] de 1870-1871.
I. La légèreté grecque 27
La Naissance de la tragédie, § 7. On note que cette exigence est au cœur du romantisme alle-
mand, en particulier des esquisses théoriques de Friedrich Schlegel sur l'ironie comme
« parabase permanente » : voir sur ce point l'analyse de Pierre Schoentjes dans Poétique de
l'ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 100-134 (Schoentjes rappelle notamment le conseil emblématique
d'E.T.A. Hoffmann, dans « Le parfait machiniste » : « dans la mesure où ces individus recou-
rent à tous les moyens pour faire oublier au spectateur qu'il est au théâtre, vous devez au
contraire, par une disposition bien combinée des décors et des machines, le lui rappeler sans
cesse »).
111
Cette image du « flottement », qui vient de Schopenhauer (voir par exemple Le Monde comme
volonté et comme représentation, § 52, op. cit., p. 335), revient assez souvent sous la plume de
Nietzsche (voir notamment La Naissance de la tragédie, § 8 : l'acteur, « à condition d'être
vraiment doué, voit flotter devant ses yeux, douée d'une réalité presque tangible, l'image du
personnage dont il doit incarner le rôle »).
112
Fragment 6 [14] de 1875.
Ib
La Naissance de la tragédie, § 12.
114
Ibid., § 14.
30 I. La légèreté grecque
115
Voir le fragment 8 [3] de 1870-1872.
116
Fragment 8 [48] de 1870-1872.
117
Fragment 3 [40] de 1869-1870.
I. La légèreté grecque 31
gédie est belle parce que Γ « horrible » (das Schreckliche) s'y manifeste « comme
instinct artistique, avec son sourire, comme enfant qui joue », et que nous le
voyons ainsi « devenir devant nous instinct d'art et de jeu ». La même chose se
produit d'ailleurs en musique, ajoute-t-il : « c'est une image de la volonté en un
sens encore plus universel que la tragédie ». On reconnaît dans ce fragment la
métaphore héraclitéenne et homérique de l'enfant qui joue et le recours à cette
métaphore pour définir la tragédie' 8. Certaines expressions rappellent explicite-
ment Schiller, notamment la formule « instinct d'art et de jeu ». Mais ces expres-
sions relèvent aussi d'une métaphysique de la volonté qui n'a rien à voir avec
Schiller et qui nous renvoie plutôt à Schopenhauer et à sa « métaphysique de la
musique»" .
Schopenhauer affirme en effet à maintes reprises que la musique peut refléter
dans leurs nuances et leur diversité infinies « toutes les émotions du cœur
humain » : elle transporte ainsi Γ « histoire secrète de notre volonté » dans le
domaine de la « pure représentation »' 20 . Ce domaine est celui d'un « jeu » auquel
la volonté, que Schopenhauer définit comme « la chose la plus sérieuse de
toutes » (das Allerernste)n\ ne saurait participer. La musique arrache ainsi la
volonté à elle-même, en l'affranchissant de son sérieux essentiel pour la faire
pénétrer dans le monde du jeu, et en la traduisant en « substituts » et en images
(images de satisfaction ou images de douleur) — le principe de cette traduction
étant que les émotions ainsi transportées dans le jeu musical (hinübergespielt)
sont pour ainsi dire désactivées (elles perdent leur sérieux) et transformées en
« plaisir esthétique » l22 .
Ce plaisir tient à deux choses, selon Schopenhauer : « d'une part, P"essence"
de la vie, la volonté, l'existence elle-même est une douleur constante, tantôt
lamentable et tantôt horrible [schrecklich] » ; « d'autre part, tout cela, envisagé
dans la représentation pure ou dans les œuvres d'art, est affranchi de toute douleur
et présente un imposant spectacle [Schauspiel] ». Pour Schopenhauer, l'art permet
donc de transformer la volonté en spectacle, c'est-à-dire en théâtre, en représen-
tation jouée, le jeu artistique consistant à trouver des substituts pour contempler
l'histoire de la volonté sans avoir à souffrir de cette histoire, c'est-à-dire sans s'y
investirpathologiquement — donc sans oublier que l'art n'est qu'un jeu et qu'une
« représentation » (au sens métaphysique mais aussi théâtral du terme).
Nietzsche fait explicitement référence à Schopenhauer dans le fragment 7
[29], lorsqu'il affirme que Γ « horrible », dans une tragédie, se transforme en
123
Wagner, De l'État et de la religion, in Œuvres en prose, tome VIII, trad. J.-G. Prod'homme &
L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, rééd. aux Éditions d'Aujourd'hui, p. 96-97.
124
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1193.
I2
' Wagner, Beethoven, trad. J. Boyer, Paris, Aubier Montaigne, sans date, p. 94-95.
126
Ibid., p. 96-97.
I. La légèreté grecque 33
n'est pas seulement libre ; elle est toute-puissante ; ce qui sort d'elle, ce n'est pas
seulement ses actes, c'est son monde »)127, au sens où la volonté est la puissance
où tout s'enracine. Mais jamais Schopenhauer ne dirait que la musique est une
« excitation » (Erregung) ou qu'en elle la volonté se proclame « à haute voix »
(laut). Dans le Beethoven, Wagner se réapproprie donc l'esthétique schopenhaué-
rienne tout en la retournant sur elle-même : la musique n'a plus pour fonction,
selon lui, d'apaiser l'homme en le libérant du vouloir-vivre (par un processus de
purification semblable à la catharsis aristotélicienne), mais de libérer et d'exalter
le vouloir-vivre en l'homme.
Thomas Mann a souligné ce point dans son essai sur Schopenhauer : « une
philosophie agit souvent moins par sa morale et son enseignement — fleur intel-
lectuelle de sa vitalité — que par sa vitalité même, par ce qu'elle a d'essentiel, de
personnel, donc plutôt par sa passion que par sa sagesse» 128 . C'est ainsi que
Schopenhauer a agi sur Wagner, sur Nietzsche et sur Thomas Mann lui-même.
On peut montrer, par exemple, qu'il n'y a rien de moins schopenhauérien que
Tristan et Isolde, au sens où la « cosmologie du désir » qui y est déployée
s'oppose frontalement à la doctrine de la négation de la volonté : « c'est un
poème d'amour, écrit Thomas Mann, et c'est dans l'amour, dans le sexe, que la
volonté s'affirme avec le plus de force ». Mais c'est précisément aussi ce qui lui
donne sa « coloration schopenhauérienne » : ce grand « mystère d'amour » a
« sucé pour ainsi dire la suavité érotique, l'enivrante essence de la philosophie de
Schopenhauer et a laissé de côté la sagesse ». Nietzsche ne dit pas autre chose
dans La Naissance de la tragédie, lorsqu'il évoque les « pulsations de la volonté
universelle » du troisième acte de Tristan : ce que nous ressentons alors, dit
Nietzsche, c'est « dans toute sa fureur, le désir d'exister jaillir de ce cœur battant
et se répandre tantôt avec le fracas du torrent, tantôt avec un murmure de ruisseau,
dans toutes les artères du monde ». Pour reprendre les formules que Wagner lui-
même utilise dans le Beethoven, Tristan est une « immense inondation » dans
laquelle la volonté affirme « à haute voix » la vitalité de sa toute-puissance.
Comme Wagner (et en s'inspirant de Wagner), Nietzsche s'approprie ainsi la
« passion » du Monde comme volonté et comme représentation, tout en formulant
une « sagesse » de l'affirmation du vouloir-vivre (donc diamétralement opposée à
la sagesse schopenhauérienne) : « la tragédie est un tonique », dira Nietzsche dans
un fragment de 1888129 — un tonique, c'est-à-dire le contraire d'un calmant,
d'une purgation au sens aristotélicien ou schopenhauérien du terme. Michel Haar
a donc raison d'affirmer que la rupture avec Schopenhauer est une « rupture
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 347. Cette affir-
mation est reprise dans le chapitre 63 : « L'existence même et le genre d'existence, celle de
l'ensemble et celle de chaque partie, n ' a de racine que dans la volonté. Elle est libre, elle est
toute-puissante » {ibid., p. 442).
128
Thomas Mann, Schopenhauer, in Les Maîtres, Paris, Grasset, 1979, p. 206.
129
Fragment 15 [10] de 1888.
34 I. La légèreté grecque
initiale » ' — mais il convient de préciser, avec Thomas Mann, que cette rupture
consiste à rompre avec la sagesse, pour mieux se laisser prendre par la passion
schopenhauériennes. Erwin Rohde ne s'y est d'ailleurs pas trompé, lui qui confie
à Nietzsche que ce qui l'a particulièrement touché, dans La Naissance de la tra-
gédie, c'est que Nietzsche y propose un « complément de la vision du monde de
Schopenhauer bâti sur sa doctrine de l'art », et une «justification » de l'apparence
et du phénomène, « à côté de la fuite bouddhiste de Schopenhauer » l31 .
Dans La Naissance de la tragédie, l'art est donc conçu comme une affirmation —
voire comme un excitant du vouloir-vivre : l'art est, pour Nietzsche, « le grand
1 Ύ1
stimulant de la vie » , et ce dès la métaphysique d'artiste. Or, ce stimulant est
aussi décrit comme une Entladung, une « décharge allégeante » des passions.
Comment un allégement, c'est-à-dire une sorte de soulagement et de détente,
peut-il être en même temps un tonifiant ?
L'assimilation de l'art à une Entladung revient régulièrement dans La Nais-
sance de la tragédie — par exemple au chapitre 8, lorsque Nietzsche définit la
tragédie à partir du chœur dionysiaque « qui se décharge sans cesse à nouveau
dans un monde apollinien d'images ». Le chœur est donc, pour Nietzsche, le
véritable foyer de la tragédie, ce fond originaire qui, « par décharges successives,
irradie la vision du drame » : à ce titre, il est « plus ancien, plus originaire, plus
important même que 1' "action" proprement dite ». L 'Entladung désigne ainsi le
processus par lequel la possession dionysiaque s'élucide en images, et par lequel
la musique, suscitant la transe et l'extase, engendre le drame, c'est-à-dire, à
l'origine, la vision de Dionysos agissant sur la scène : « possédé, l'exalté de
Dionysos se voit comme satyre — et comme satyre, alors, il voit le dieu ».
L'Entladung est donc la résolution artistique de la possession religieuse : le
chœur enthousiaste se libère dans l'extase du dieu qui le possède. Il se délivre, en
la projetant sur la scène, de cette présence divine qui menace de le faire exploser
et de l'anéantir. On ne peut être et rester « ivre du dieu » sans se soulager de cette
ivresse, sans rêver du dieu et en projeter l'image hors de soi, afin de se décharger,
de ä 'alléger un peu de la présence divine.
130
Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 65-78. Cf. du même
auteur, Par-delà le nihilisme. Nouveaux essais sur Nietzsche, Paris, PUF, 1998, p. 123-149.
Michel Haar s'inscrit ainsi dans le prolongement de l'interprétation de Martin Heidegger — v o i r
notamment Nietzsche, I, Paris, Gallimard, 1971, p. 17 : « Dès la période bâloise s'accomplit
l'intérieure émancipation à l'égard de Schopenhauer et de Wagner ». Cf. ibid. p. 72 ou p. 121.
Paul Deussen lui-même semble avoir deviné que Nietzsche s'est éloigné très tôt de
Schopenhauer : voir ses Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, Paris, Gallimard, 2002, p. 66.
131
Lettre de Rohde à Nietzsche du 6 février 1872.
132
Fragment 15 [10] de 1888.
I. La légèreté grecque 35
137
Ibid., p. 334-336.
138
Pour être plus précis, la musique est un « langage universel qui est à la généralité des concepts à
peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières » (ibid., p. 335).
139
Ibid., p. 1191-1192.
140
La Naissance de la tragédie, § 6.
141
Ibid., § 19.
I. L a légèreté g r e c q u e 37
142
Fragment 7 [128] de 1870-1871.
143
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1191.
144
Wagner, Beethoven, op. cit., p. 188-189.
145
Ibid., p. 100-101.
146
La Naissance de la tragédie, § 8. Dans Acteurs et chanteurs, Wagner se réappropriera l'image
que Nietzsche lui emprunte ici, en l'associant (comme Nietzsche) à l'analyse du théâtre anti-
que : « L'orchestre du théâtre antique, au contraire, était le foyer magique, le sein maternel
générateur du drame idéal » (Acteurs et chanteurs, in Œuvres en prose, tome X, trad. J.G.
P r o d ' h o m m e & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, réédition aux Éditions
d'Aujourd'hui, p. 219).
38 I. La légèreté grecque
C'est d'ailleurs à un telle nécessité que Γ « un originaire » lui-même est soumis, dans La Nais-
sance de la tragédie : « les luttes et les tourments, l'anéantissement des phénomènes, tout cela
nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes
d'existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir uni-
versel » (§ 17). D'une manière générale, le thème de la décharge (Entladung) est indissociable
chez Nietzsche de celui de la surcharge (Überladung). Voir notamment les fragments 7 [46],
7 [64], 7 [76] et 7 [121] de 1870-1871.
148
Fragment 7 [124] de 1870-1871.
I. La légèreté grecque 39
149
Fragment 7 [166] de 1870-1871 et La Naissance de la tragédie, § 15.
40 I. La légèreté grecque
tés de l'existence. E n utilisant le mot « Not » puis l'expression « aus tiefster Nöti-
gung », Nietzsche j o u e donc avec les formules de Wagner : « aus tiefster Not » et
« gewaltsame Nötigung », s'inspirant ainsi du Beethoven pour dépasser l'analyse
schopenhauérienne et pour élucider ce que la « métaphysique de la musique »
l ' e m p ê c h a i t presque de concevoir : l ' e n g e n d r e m e n t du d r a m e depuis le « sein
maternel » de la musique.
Le point capital m e semble être ici l'inscription de l'art dans la perspective
d ' u n e affirmation du vouloir-vivre : dire que la tragédie surgit « de la plus pro-
fonde nécessité », et q u ' e n elle la m u s i q u e engendre nécessairement le drame,
c'est dire que le drame, dans une tragédie, n ' e s t pas une négation de la volonté. 11
est au contraire l ' a c c o m p l i s s e m e n t nécessaire de son affirmation. 11 est, plus
précisément, ce qui permet à la volonté de ne pas succomber à sa propre affirma-
tion, de ne pas se laisser submerger par l'intensité de l'émotion musicale. C'est en
ce sens que VEntladung tragique a bien la m ê m e structure que la catharsis aris-
totélicienne, telle que la comprend Bernays, c'est-à-dire c o m m e un traitement qui
ne consiste pas à « réprimer l'élément oppressant, mais à l'exciter, à le pousser en
avant et à produire ainsi un allégement » : c'est bien l'intensification du diony-
siaque qui produit la décharge apollinienne. M a i s ce processus n ' a pas, pour
Nietzsche, la signification thérapeutique ou morale qu'il avait, selon lui, pour
A r i s t o t e , car la d é c h a r g e , s e m b l a b l e à un e n g e n d r e m e n t , ne p r o d u i t pas
l'extinction ou l'affaiblissement de ce qui s'allège en elle : elle a au contraire pour
vocation de permettre à ce qui se décharge de s ' a f f i r m e r encore.
Nietzsche développe ainsi, dans les cinq derniers chapitres de La Naissance
de la tragédie, u n e théorie du m y t h e tragique qui s ' o p p o s e f r o n t a l e m e n t à
l'esthétique d'Aristote et dans laquelle s'achève l'inversion de l'esthétique scho-
penhauérienne. D a n s La Naissance de la tragédie, le m y t h e est défini à la fois
c o m m e l'illustration la plus adéquate de la vérité dionysiaque, et c o m m e une
illumination de la vie : c'est un « miroir transfigurant » (verklärenden Spiegel)150,
qui a aussi bien pour fonction de révéler que de transformer la vérité (pour la
rendre supportable). Jacob Burckhardt écrivait déjà, dans ses Considérations sur
l'histoire universelle, que le drame attique « verse des flots de lumière sur toute
l'existence hellénique » ' 5 I . Nietzsche reprend cette image dans les fragments de
Nous autres philologues : « Ce n ' e s t que là où t o m b e le rayon du m y t h e que
s'illumine la vie des Grecs ; ailleurs, elle est sombre » l 5 2 — mais cette métaphore
se trouve déjà dans La Naissance de la tragédie, notamment au chapitre 9, lors-
que Nietzsche compare le poète à un « rayon de soleil » qui effleure le « mythe
sublime et terrifiant », ou lorsqu'il compare le mythe à une « image lumineuse de
3
La Vision dionysiaque du monde, § 2 et La Naissance de la tragédie, § 3.
1M
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, trad. S. Stelling-Michaud, Paris, Éditions
Allia, 2001, p. 76.
1,2
Fragment 6 [7] de 1875. Cf. le fragment 6 [20] et l'évocation de la « profonde mélancolie de
Pindare : ce n'est que lorsque tombe d'en haut un rayon de lumière, que la vie humaine
s'illumine ». Cf. également l'aphorisme 261 de Choses humaines, trop humaines.
I. La légèreté grecque 41
ciel nuageux qui se reflète sur le lac noir de la tristesse » : la métaphore du reflet
est ici associée à la notion d'image lumineuse (Lichtbild), qui renvoie à la théorie
wagnérienne de la projection du drame, et qui apparaît au début du chapitre 9,
quand Nietzsche assimile le héros à une « image lumineuse projetée sur une paroi
obscure », et quand il explique que le mythe se projette sous forme de « reflets
lumineux ». Nietzsche associe ces reflets à une sorte d'éblouissement inversé : au
lieu d'avoir devant nos yeux de « sombres taches de couleur », comme lorsque
nous essayons de soutenir la vision du soleil, nous avons des « taches de
lumière » (leuchtende Flecken), qui ne sont pas un « remède à notre éblouisse-
ment » mais qui sont « destinées à guérir le regard blessé par une nuit terri-
fiante ».
Cette métaphore des taches de lumière qui surgissent devant nos yeux rejoint
celle du « monde intermédiaire » {Mittelwelt) qui s'interpose entre notre regard et
la vérité — monde intermédiaire auquel Nietzsche, dans La Naissance de la tra-
153··
gédie, assimile la « montagne magique » de l'Olympe , ainsi que le mythe tra-
gique, lorsqu'il analyse le troisième acte du Tristan de Wagner154. Cet acte
représente pour lui le degré suprême de l'émotion musicale. La musique y atteint
son paroxysme, et l'on peut se demander si un auditeur qui parviendrait à
l'entendre « sans s'aider du texte ni du spectacle, comme un immense mouvement
symphonique, ne suffoquerait pas sous la tension convulsive de toutes les ailes de
l'âme ». C'est le mythe qui, en s'intercalant entre la musique et notre émotion
musicale, nous permet d'endurer cette tension, et d'accéder à un allégement dans
lequel Γ « effusion débordante de la volonté » n'est pas supprimée mais maîtrisée
et supportée : Nietzsche compare le mythe à un Titan puissant qui « prend sur ses
épaules tout le poids du monde dionysiaque et nous en décharge »' 55 .
L'apollinien fait donc irruption pour sauver « l'individu quasi pulvérisé » :
« brusquement, dit Nietzsche, nous croyons ne plus voir que Tristan ». Le mythe,
détournant notre extase sur des individus, nous préserve d'un engloutissement
dans Γ « universalité dionysiaque ». 11 rétablit le principe d'individuation rompu
par l'émotion musicale — individuation qui révèle ainsi toute sa signification : si
notre compassion (Mitleid), c'est-à-dire si la douleur que nous partageons avec
d'autres, ne se focalisait pas sur des individus, mais s'étendait à toute cette dou-
leur du monde qui se révèle dans la musique (douleur que Nietzsche appelle, dans
ce passage, « das Urleiden der Welt » : la souffrance originaire du monde), nous
nous effondrerions « sous une malédiction jetée sur l'existence » — comme
l'écrit Nietzsche un peu plus tard, dans le fragment 9 [1] de l'été 1875. Nous
serions broyés par la vérité dionysiaque et par la conscience de l'absurdité de la
vie. C'est donc parce que l'émotion musicale atteint son paroxysme que le mythe
s'interpose : au comble de sa puissance, la musique risque de nous emporter et
rend nécessaire, c'est-à-dire vital, l'engendrement du drame. C'est bien une
153
La Naissance de la tragédie, § 3.
154
Ibid., § 21.
155
Cf. le fragment 13 [2] de 1871.
42 I. La légèreté grecque
156
Fragment 6 [3] de 1870.
1,7
L'expression « Genius der Cultur » apparaît notamment dans le fragment 21 [76] de 1876-1877
et dans les aphorismes 241 et 258 de Choses humaines, trop humaines.
3
Voir le chapitre XLIV des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation. Sur
ce point, voir notamment Sandro Barbera, « Gœthe versus Wagner. Le changement de fonction
de l'art dans Choses humaines, trop humaines », in Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, op.
cit., p. 37-60, et Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, Paris, PUF, 2001,
notamment p. 20-21, p. 84 ou p. 97.
159
Fragment 1 [49] de 1869.
I. La légèreté grecque 43
160
La Naissance de la tragédie, § 23.
161
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 1. Cf. l'éloge de Gœthe dans le
Crépuscule des idoles (« Divagations d'un "inactuel" », § 49) : « Il s'entoura d'horizons bornés
de toute part ; il ne se détacha pas de la vie, mais s'installa au beau milieu ».
162
La Naissance de la tragédie, § 23.
163
Id.
44 I. La légèreté grecque
limitant elle se libère — car une force ne se déploie pas dans le vide, mais s'y
épuise. Seule la contrainte permet de s'affirmer, et c'est en la contraignant que le
mythe permet à l'énergie d'une culture de se libérer. Bändigung et Entladung sont
donc indissociables, et sont la condition fondamentale de toute affirmation du
vouloir-vivre. Autant dire que l'allégement impliqué par la décharge n'est ni une
purgation qui permettrait l'élimination d'un trop-plein pulsionnel (comme une
saignée permet l'évacuation du mal), ni une effusion dans laquelle les passions se
répandraient sauvagement. Les passions ne s'allègent pas en se dévidant, mais en
trouvant le « jeu » qui permet de les affirmer et de les supporter encore : ce jeu,
c'est la tragédie, c'est l'art en général, pour autant que tout art implique le jeu
d'Apollon et de Dionysos (sans Apollon, pas de forme, et sans Dionysos pas de
force créatrice). La « décharge allégeante » de l'art ne consiste donc pas à se
décharger de la vie en la laissant se déverser et se dissoudre, mais à trouver le
moyen d'en soulever la charge avec une aisance supérieure : tel Atlas, le mythe
tragique nous décharge de la surabondance dionysiaque en nous permettant de la
supporter.
Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 5. Cf. ibid., « La "raison" dans la
philosophie », § 6 : « l'artiste tragique η 'est pas un pessimiste, il dit "oui" précisément à tout ce
qui est problématique et terrible ».
Voir le fragment 5 [146] de Nous autres philologues.
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 220.
Dans Par delà bien et mal, Nietzsche évoque 1'« inépuisable effusion de reconnaissance » qui
émane de la religion grecque (aphorisme 49).
I. La légèreté grecque 45
168
Manuscrit M III 5, p. 12 (KSA 14, p. 262).
169
Fragment 15 [10] de 1888.
II. La légèreté des choses humaines
A. L'inversion du platonisme
1. Menschliches, Allzumenschliches
Voir le fragment 7 [156] de 1870-1871, dans lequel Nietzsche définit sa philosophie comme un
« platonisme inversé ». Pour un commentaire de ce fragment, voir notamment Martin
Heidegger, Nietzsche, I, op. cit., p. 140-199 et Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, op.
cit., p. 79-107. Sur cette question, aujourd'hui très discutée, de l'inversion du platonisme, voir
par exemple les travaux de Monique Dixsaut : Contre Platon (tome 2). Renverser le platonisme,
Paris, Vrin, 1995, et Nietzsche. Par-delà les antinomies, Chatou, Les Editions de la Transpa-
rence, 2006.
Voir l'aphorisme 35 de Choses humaines, trop humaines.
Sur l'articulation du programme formulé par le fragment 16 [7] de 1876 et de l'enquête sur les
« choses humaines, trop humaines », je me permets de renvoyer à mon article « "L'allégement
de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », in Genesis 22, Paris, Jean-Michel Place, 2003,
p. 69-90.
II. La légèreté des choses humaines 47
choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas, bien trop humai-
nes [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] »4. Le titre du premier « livre
pour esprits libres » est donc avant tout l'illustration d'une attitude anti-idéaliste
et antimétaphysique : il s'agit de reconnaître des choses humaines là où les philo-
sophes ont l'habitude de voir des choses idéales. La perspective de Nietzsche est
ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti contre la
métaphysique et pour une sorte de réalisme anthropologique — ce qu'il appelle
parfois son « Réealisme » (Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à
l'influence de Paul Rée sur la philosophie de l'esprit libre5.
Ce « Réealisme » caractérise en particulier les aphorismes 35 à 38 de Choses
humaines, trop humaines, soit les quatre premiers aphorismes de la deuxième
partie. Dans ces aphorismes, Nietzsche s'interroge sur les avantages et les incon-
vénients de Γ « observation psychologique » pour les hommes (c'est-à-dire à la
fois pour la science et pour la vie). Dans l'aphorisme 35, il définit l'observation
psychologique comme la « réflexion sur les choses humaines, trop humaines »
{das Nachdenken über Menschliches, Allzumenschliches), et il voit dans cette
réflexion « un des moyens qui nous permettent d'alléger le fardeau de la vie »,
ainsi qu'un « art » que le XlXème siècle a oublié. Dans l'aphorisme 37, se
référant explicitement non plus à La Rochefoucauld et aux moralistes français
mais à son nouvel ami Paul Rée, Nietzsche rapproche Γ « observation psycholo-
gique » de Γ « histoire des sentiments moraux » (Observations psychologiques et
Sur l'origine des sentiments moraux étant les titres des deux premiers livres de
Paul Rée, et « Pour l'histoire des sentiments moraux » étant celui de la deuxième
partie de Choses humaines, trop humaines). L'expression « Menschliches, Allzu-
menschliches » témoigne donc d'un changement radical de perspective par rap-
port à la période de La Naissance de la tragédie : Nietzsche passe de la métaphy-
sique d'artiste à la généalogie des sentiments moraux — entreprise qui débou-
chera, neuf ans plus tard, sur les trois dissertations de la Généalogie de la
morale6.
Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1.
Voir notamment la lettre de Nietzsche de fin juillet 1878 à Paul Rèe et Ecce homo, « Pourquoi
j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 6.
Nietzsche lui-même souligne la continuité entre les deux œuvres dans Γ Avant-propos de la
Généalogie de la morale, notamment dans le § 2.
7
Voir notamment la mise au point de Charles Andler, in Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, op. cit.,
p. 321-322, note 5.
8
11 arrive d'ailleurs à Nietzsche d'utiliser l'expression « menschlichen Dingen », qui signifie
littéralement « choses humaines » : voir par exemple David Strauss, l'apôtre et l'écrivain, § 9,
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 3 ou le fragment 5 [20] de 1875.
48 II. La légèreté des choses humaines
Nietzsche méconnaît ici une dimension essentielle de la philosophie d'Aristote : celle des traités
biologiques, qui représentent le tiers du corpus aristotélicien. L'éloge de la biologie qui ouvre le
De Partibus Animalium est ainsi un éloge des choses petites, proches, méprisées. Aristote y
explique que nous ne savons pas grand chose des « êtres supérieurs et divins », mais qu'à
l'égard des « êtres périssables », nous nous trouvons « bien mieux placés pour les connaître,
puisque nous vivons au milieu d'eux » et puisque « ces êtres sont mieux à notre portée et plus
proches de notre nature ». Or, lorsqu'on étudie les êtres vivants, ajoute Aristote, il faut veiller
« autant que possible à ne négliger aucun détail, qu'il soit de médiocre ou de grande impor-
tance », et il ne faut pas « se laisser aller à une répugnance puérile pour l'étude des animaux
moins nobles » (« dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille »). Aristote cite
alors le propos d'Héraclite invitant des visiteurs étrangers à entrer dans sa cuisine et « leur
disant que là aussi il y avait des dieux » (Aristote, Les Parties des animaux, I, 5, trad. P. Louis,
Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 17-18). La proximité est frappante entre cette réhabilitation
aristotélicienne des « choses animales » et la réhabilitation nietzschéenne des choses humaines.
15
Fragment 23 [5] de 1876-1877.
16
Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 7-8, 1141 b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 291-292.
17
Platon, Théétète, 174 a, op. cit., p. 205.
18
Par exemple dans l'aphorisme 62 de Par delà bien et mal.
50 II. La légèreté des choses humaines
Paolo D'Iorio a consacré un article à la genèse de cet aphorisme : « Aucune des choses humai-
nes n'est digne d'un grand sérieux. Notes sur la genèse de l'aphorisme 628 de Choses humaines,
trop humaines de Friedrich Nietzsche », in Œuvres et critiques, XXV, 1, Tübingen, 2000,
p. 107-123. Cf. Paolo D'Iorio, « Les cloches du nihilisme et l'éternel retour du même », in
Nietzsche et le temps des nihilismes, sous la dir. de J.-F. Mattéi, Paris, PUF, 2005, p. 189-206.
Carnet Ν I I 2, p. 4 (voir KGW IV/4, p. 240).
Écrits autobiographiques, 1856-1869, trad. M. Crépon, Paris, PUF, 1994, p. 102. Cf. ibid.,
p. 19-20 : « A une heure de l'après-midi commença la cérémonie, au son de toutes les cloches.
Oh ! jamais je n'oublierai avec quelle force sourde elles résonnèrent à mon oreille, ni la lugubre
mélodie du lied qu'on entonna du bout des lèvres ». Sur le son des cloches dans les souvenirs
enfantins de Nietzsche, voir aussi ibid., p. 17, p. 20 et p. 103.
Par exemple dans Ainsi parlait Zarathoustra ou dans l'aphorisme 113 de Choses humaines, trop
humaines (aphorisme dont les brouillons se trouvent dans le même petit carnet que le fragment
sur les cloches de Gênes).
II. La légèreté des choses humaines 51
KGW IV/4, p. 451, note du fragment 23 [188] de 1876-1877. La formule « voyage en enfer »
(Höllenfahrt) apparaît dans l'agenda siglé Ν II 8 (voir KGW 1V/4, p. 30).
Nietzsche s'approprie cette notion de « grand sérieux » dans l'aphorisme 382 du Gai savoir,
consacré à la « grande santé » (aphorisme repris in extenso dans Ecce homo, « Pourquoi j'écris
de si bons livres », Ainsi parlait Zarathoustra, § 2).
L'exemplaire utilisé par Nietzsche est conservé à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de
Weimar, avec la cote C 63b : Plato, Dialogi Secondum Thrasylli tetralogías dispositi, vol. IV,
Lipsia, Teubner, 1852. La formule de la République soulignée par Nietzsche se trouve p. 298
(604c).
Carnet Ν II 3, p. 64.
Dossier Mp XIV 1, p. 222 (cité par Mazzino Montinari : KGW IV/4, p. 240).
Fragment 22 [45] de 1877 (carnet Ν I I 2, p. 41-42) : « Enfantine et lugubre et mélancolique/I'ai
souvent entendu la mélodie du temps/Or voyez est-ce son air q u e j e chante ?/Ecoutez si le jeu du
carillon/Ne se change pas en sérieux du carillon/Ou bien si les accents d'en haut/Tombent
comme du clocher de Gênes./Enfantins et pourtant lugubres/Lugubres et mélancoliques ».
Fragment 23 [197] de 1877. Cf. les fragments 22 [135] de 1876-1877 et 40 [2] de 1879.
52 II. La légèreté des choses humaines
inconstant, mais ce n ' e s t pas, selon Nietzsche, une raison pour se détourner de lui
— bien au contraire.
30
Fragments 3 [17] et 3 [19] de 1875.
II. La légèreté des choses humaines 53
pour donner du sens à leur vie, pour croire en la valeur de l'existence et pour ne
pas succomber au dégoût ou au désespoir : « L'illogique tient si solidement au
fond des passions, du langage, de l'art, de la religion, et généralement de tout ce
qui confère quelque valeur à la vie, que l'on ne saurait l'en arracher sans par là
même gâter ces belles choses irréparablement » 3I . Nietzsche parle aussi parfois de
« pensée impure »32, d ' « injustice » ou d ' « erreur » nécessaires à la vie 33 . Au
fond, Nietzsche est d'accord avec Platon : les choses humaines sont pleines de
contradictions, de folies, de désirs — mais, contre un certain Platon, il trouve
cette « déraison » intéressante et il en fait même l'objet de la philosophie, jugeant
que l'examen psychologique et sociologique d'une telle déraison est non seule-
ment possible, mais encore nécessaire : « la science ne pourrait s'en passer », dit-
il, même si cet examen risque d'engendrer une « tendance à rapetisser et à
suspecter l'homme »34.
L'enquête sur les choses humaines consiste donc avant tout à explorer leur
« fond illogique », c'est-à-dire l'absurdité de toute vie humaine et l'irrationalité
des relations que les hommes entretiennent avec le monde — ce qui présuppose
que l'on prenne à nouveau au sérieux le devenir, tout en se détournant de ce qui
était la grande affaire des philosophes : l'intelligible, l'être, le vrai, le divin. C'est
une tâche difficile : dans Ecce homo, Nietzsche parle de « crise », de « victoire »
ou encore de « dressage rigoureux du moi »" . 11 s'agit d'examiner, c'est-à-dire
d'affronter le « noir de la nature humaine »36, sa petitesse et sa misère, de voir
Vhomunculus en l'homme. Il s'agit donc d'accepter l'inacceptable, de ne plus se
détourner de ce qui suscitait l'indignation des philosophes ou l'idéalisation huma-
niste et métaphysique. Contrairement à Hamlet ou à Don Quichotte, le philosophe
nouveau doit avoir la force de ne pas succomber au retour de la lucidité, au désen-
chantement du monde et de l'homme : la force de secouer le « sérieux devenu
pesant, trop pesant » (schweren, allzuschwer gewordnen Ernst) d'un « point
d'interrogation si noir, si inquiétant, qu'il projette son ombre sur celui qui le
37
pose » .
Voir sur ce point l'étude de cet aphorisme par Paolo D'Iorio : loc. cit. J'ajoute que l'on trouve
un « Trotzdem ! » analogue dans la lettre à Peter Gast du 22 janvier 1879 : « Je sais que
Leopardi, du point de vue de la souffrance, n ' a pas eu une vie plus difficile que la mienne. Et
pourtant ! — » Nietzsche relève ainsi le défi du pessimisme, ou plutôt de la conciliation du pes-
simisme et de l'affirmation du vouloir-vivre. Il l'expliquait déjà le 29 décembre 1878 à Marie
Baumgartner, qui venait de lui offrir un volume de Leopardi : « Leopardi se trouve ici, dans un
luxe austère, je me le réserve pour les bons jours d'été dans les montagnes. — Vous savez
pourtant que je ne suis pas un "pessimiste" comme lui, et que j e ne fais que constater le
"sombre", là où je le trouve, je ne me lamente pas ».
Sur le thème du jeu avec le sérieux, voir notamment Vérité et mensonge au sens extra-moral,
§ 2 (à propos des Grecs : « il semble qu'en eux devaient s'exprimer un bonheur sublime et une
sérénité olympienne, en quelque sorte un jeu avec le sérieux »), et sur celui du jeu avec la vie,
voir le fragment 5 [121] de 1875 et l'aphorisme 154 de Choses humaines, trop humaines.
II. La légèreté des choses humaines 55
Mais ce n'est pas tout : Nietzsche songe aussi aux Lois de Platon, qu'il relut et
commenta à Sorrente avec Malwida von Meysenbug, Paul Rée et Albert Brenner,
qu'il emporta en cure à Rosenlauibad, durant l'été 187744, et dont il relut certai-
nement la page consacrée au peu de sérieux des affaires humaines avant de rédi-
ger l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines : « quoique les affaires
des hommes ne soient pas dignes d'un grand sérieux, il est cependant nécessaire,
à la vérité, d'y montrer du sérieux ; et voilà qui n'est pas un bonheur ! »45 Le « et
Platon, République, X, 604 b-c, in Œuvres complètes, I, trad, modifiée de L. Robin, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 1217-1218.
41
Ibid., 603 e, p. 1217.
42
Ibid., 604 c-d, p. 1218.
43
Ibid., 603 e, p. 1217.
44
Voir la lettre à Paul Rée de la deuxième quinzaine de juin 1877.
43
Platon, Les Lois, VII, 803 b, in Œuvres complètes II, trad, modifiée de L. Robin, Paris, Galli-
mard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 885.
56 II. La légèreté des choses humaines
46
Ibid., 803 c, p. 885.
47
Ibid., livre I, 644 d, p. 663.
48
Ibid., livre VII, 803 e, p. 886.
49
Ibid., 803 d et 804 b, p. 886.
M
Théologie et morale sont néanmoins intimement liées : comme Platon le dit dans le livre IV des
Lois (716 c-717 b), l'homme ne peut être heureux s'il ne se rend pas « cher à la divinité », c'est-
à-dire s'il ne se rend pas semblable à elle (on retrouve ainsi la problématique de l'homoiôsis
theô du Théétète) : or, se rendre semblable à la divinité, c'est être dans la « juste mesure » (on
II. La légèreté des choses humaines 57
ment : s'il dénigre complètement l'espèce humaine, comme s'en étonne son inter-
locuteur Mégille, c'est parce que son regard se détourne « du côté de la divini-
té » 5I . C'est comparées aux choses divines, qui sont « la chose la plus sérieuse »
{spoudaiotatonf2, que les choses humaines semblent ne pas mériter qu'on s'in-
téresse sérieusement à elles. Platon dit qu' « il est cependant nécessaire, à la
vérité, d'y montrer du sérieux », parce que nous sommes des hommes et que les
hommes doivent être éduqués pour accomplir au mieux la « traversée de la vie »53
— mais seul le sérieux accordé aux choses divines apporte le bonheur. L'homme
doit honorer sérieusement les dieux qui jouent et s'amusent avec lui : « Pour
l'homme de bien, sacrifier aux dieux, avoir avec eux un commerce constant par
des prières, par des offrandes, par tout ce que, dans l'ensemble, comporte le culte
des dieux, voilà ce qui est pour lui le plus beau, le meilleur, le plus efficace par
rapport au bonheur de sa vie »54.
Ainsi, au regard des choses divines (symbolisées dans l'aphorisme 628 par le
clocher de Gênes), les choses humaines ne méritent pas qu'on les prenne réelle-
ment au sérieux — ce qui signifie qu'au sein des choses humaines, seul ce qui
relève du jeu que les dieux font jouer aux hommes (symbolisé par le carillon
génois, littéralement le « jeu de cloches » : Glockenspiel) est vraiment digne
d'être pris au sérieux. De même que, pour Platon, la vraie vie n'est pas une vie de
travail ou de négoce mais une vie de loisir (scholè)55, de même, dans cette vie
véritable qu'est la vie philosophique, la chose la plus sérieuse de toutes est un jeu.
Platon assimile ainsi la philosophie à une sorte de jeu sérieux — par exemple au
livre III des Lois, lorsque l'Athénien définit l'examen de la question des lois
comme un « sage ^jeu [paidian] de vieillards », capable de faire oublier la
longueur du chemin , ou au livre VI, où la philosophie est présentée à nouveau
comme un « sage jeu de vieillards » mais aussi comme la « merveille des occupa-
tions serieuses »57.
Il faut ainsi, pour Platon, s'affranchir du sérieux contraignant et asservissant
de la vie active pour accéder à un autre sérieux, plus beau et plus libre : le sérieux
du jeu philosophique, ou jeu des dieux avec les hommes et, dans le culte, des
hommes avec les dieux. De même que le « rire philosophique », comme l'écrit
retrouve donc aussi la problématique du passage de la République sur le peu de sérieux des
choses humaines).
51
Platon, Les Lois, VII, 804 b, op. cit., p. 886.
52
Ibid., 803 d, p. 885.
53
Ibid., 803 b, p. 885.
54
Ibid., IV, 716 d, p. 764.
33
Sur ce point, voir notamment le Théétète.
56
Platon, Les Lois, III, 685 a, op. cit., p. 719.
37
Ibid., VI, 769 a, p. 836. Platon assimile parfois aussi le mythe à un jeu sérieux, notamment dans
le Phèdre (276 e) et dans le Timée (26 b-c). Sur ce point, voir Luc Brisson, Platon. Les mots et
les mythes, Paris, Maspero, 1982, p. 93-105 (notamment p. 103 : « le mythe n'est qu'un jeu.
Mais ce jeu, qui produit un puissant effet sur l'âme de celui à qui il est destiné, est un jeu
sérieux »).
58 II. La légèreté des choses humaines
hommes pour «jouer avec la vie » (par exemple en inventant des dieux) et pour
s'alléger l'existence.
Ainsi, le clocher de Gênes rappelle à Nietzsche la formule de Platon car il lui
rappelle qu'en comparaison des choses divines, les choses humaines n'ont pas
grande valeur — pourtant, Nietzsche ne croit plus en l'opposition des choses
humaines et des choses divines : il n'y a que des choses humaines, et les choses
divines ne sont qu'un jeu des hommes qui s'efforcent, en jouant, de rendre leur
vie plus facile. Nietzsche le note à deux reprises dans l'un de ses carnets :
« Pourquoi serait-il interdit de jouer à la métaphysique ? et d'y appliquer une
énorme puissance de création ? » — « Pourquoi ne reçoit-on pas la métaphysique
et la religion comme un jeu d'adultes ? » 63 II faut donc dire que tout est jeu et que
rien n'est « digne d'un grand sérieux » — mais si tout est jeu, alors il faut bien
prendre le jeu au sérieux64. Comme Platon, Nietzsche propose ainsi de placer « le
sérieux dans le jeu » — mais contrairement à Platon, le jeu qu'il suggère de
prendre au sérieux n'est pas un jeu divin ou métaphysique : c'est un jeu bien
humain et terrestre, le jeu des hommes qui, pour survivre, cherchent des
« recettes » d'allégement de la vie.
L'originalité de Nietzsche est que sa philosophie, comme on l'a souvent dit, est
un perpétuel dépassement, et que ce dépassement consiste aussi bien à combattre
qu'à se réapproprier et à réinterpréter : V Überwindung est Umdrehung et Umwer-
tung, inversion et transvaluation de ce qui est dépassé — le « platonisme inver-
sé » de l'aphorisme 628 de Choses humaines, trop humaines en témoigne. Or,
dans cet aphorisme, Nietzsche se réapproprie également, sur un mode allusif et
parodique, toute une tradition esthétique qui s'exprime aussi bien chez Goethe et
Schiller que chez Wagner et dans l'ensemble de la métaphysique d'artiste. Je
pense en particulier à De l'État et de la religion, le texte de 1864, dans lequel
Wagner s'adonne à une série de variations sur la formule de Schiller : « La vie est
sérieuse, l'art est serein ».
Wagner commence en effet par rappeler avec quel sérieux il s'est consacré à
l'art, et que c'est le sérieux de son « idéal artistique » qui le poussa à prendre la
vie au sérieux (et à s'intéresser à l'État et à la religion) 69 — même si, dans un
premier temps, ce sérieux l'incita plutôt à « renverser la phrase de Schiller » et à
prendre la vie « trop à la légère » : « je prétendais voir un art sérieux situé au
milieu d'une vie sereine, à laquelle la vie grecque, telle qu'elle se présente à nos
yeux, devait servir de modèle »70. La vie grecque est présentée ici comme une vie
71
Horace, Épitres, II, 1. Voir les fragments 3 [72] et 5 [82] de 1875.
72
Erwin Rohde, dans son pamphlet Afterphilologie (« lettre ouverte d'un philologue à Richard
Wagner »), définit ainsi, à la suite de Wagner et de Nietzsche, la tragédie grecque comme un
« jeu sérieux » (in Nietzsche, RitschI, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La
Naissance de la tragédie, op. cit., p. 203).
73
Wagner, De l'État et de la religion, op. cit., p. 60-61.
74
Ibid., p. 63.
75
Ibid., p. 64.
62 II. La légèreté des choses humaines
Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, Collection bilingue
des Classiques étrangers, sans date, p. 260-261.
Wagner, De l'État et de la religion, op. cit., p. 96.
C'est la théorie du « jeu avec l'ivresse » dans La Vision dionysiaque du monde.
Voirie fragment 19 [105] de 1872-1873.
Wagner, De l'Etat et de la religion, op. cit., p. 96-97.
II. La légèreté des choses humaines 63
comprendre le sérieux d'une telle vision de l'art [...]. Ainsi pense-t-il comme le philistin de
Gœthe : "on peut bien s'en passer, de la tromperie colorée, de la vide apparence" » (Nietzsche,
Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 179).
84
Fragment 4 [4] de 1875.
8?
Voir Vérité et mensonge au sens extra-moral, § 2, le fragment 11 [23] de 1875 ou Richard
Wagner à Bayreuth, § 4.
86
Fragment 31 [2] de 1873-1874.
87
Sur ce point, voir par exemple la manière avec laquelle Friedrich Schlegel décrit le « vertige »
provoqué par l'ironie, vertige qui consiste à prendre « justement la plaisanterie au sérieux et le
sérieux pour une plaisanterie » (cité par Pierre Schoentjes dans Poétique de l'ironie, op. cit.,
p. 103 — Schoentjes affirme d'ailleurs p. 212 que l'ironie « relève du ludique et [que] son
sérieux est celui du jeu »).
88
Le contexte de ce fragment est très particulier : Nietzsche réfléchit sur un possible échec de
Bayreuth (voir sur ce point la lettre à Rohde de mi-février 1874 et la lettre à Malwida von
Meysenbug du 11 février 1874), esquissant ainsi un certain nombre d'analyses qui seront repri-
II. La légèreté des choses humaines 65
ses dans Le Cas Wagner et dans Nietzsche contre Wagner (dans le fragment 32 [15] de 1874,
Nietzsche va même jusqu'à formuler « ce doute insensé : Wagner a-t-il un talent musical ? »).
Cette idée d'un renversement de notre rapport au jeu et au sérieux apparaît à maintes reprises
dans l'œuvre de Nietzsche, en particulier dans la « philosophie de l'indifférence » que Nietzsche
ébauche en 1881, et dans laquelle s'esquisse la philosophie de l'amor fati et du « gai savoir » :
« Ce qui jadis excitait le plus fortement, agit désormais tout autrement, n'est plus considéré que
comme un jeu et passe pour tel (les passions et les travaux), comme une vie dans le non-vrai que
l'on réprouve par principe mais dont on jouit et que l'on cultive esthétiquement, comme une
forme et un charme ; nous nous comportons comme des enfants à l'égard de ce qui constituait
66 II. La légèreté des choses humaines
jadis le sérieux de la vie » (fragment 11 [141] de 1881; cf. le fragment 11 [145]). Sur
l'importance de cette philosophie de l'indifférence dans l'émergence de la pensée de l'éternel
retour, voir Marco Brusotti, Die Leidenschaft der Erkenntnis, op. cit., p. 312-351.
Cette expression revient à différentes reprises sous la plume de Nietzsche : voir par exemple,
dans des contextes différents, la lettre à Erwin Rohde de février 1868, les fragments 3 [21] de
1869-1870, 29 [38] de 1873, 9 [1] de 1875, 27 [83] de 1878 ou 8 [15] de 1883. Cf. le fragment
11 [15] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque la « passion » de Wagner pour les « choses
humaines en général » (Leidenschaft für das Menschliche überhaupt).
Lettre de Friedrich Ritsehl à Nietzsche du 14 février 1872.
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 41. Nietzsche cite lui aussi cette formule de Renan (tirée des Questions contemporai-
nes) dans l'aphorisme 48 de Par delà bien et mal (mais en l'assimilant à une « niaiserie reli-
gieuse »). Cf. l'aphorisme 143 du Gai savoir, dans lequel Nietzsche définit le monothéisme
comme la « croyance en un dieu normal », croyance qui est la « conséquence rigide de la doc-
trine d'un homme normal unique ».
II. La légèreté des choses humaines 67
94
Ibid., p. 216-217.
95
Ibid., p. 87.
96
Fragment 3 [12] de 1875.
97
Voir Platon, Phédon, 99 c-d et Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a.
Sur cette question, voir notamment Michèle Cohen-Halimi, « Une philologie excentrique »,
Avant-propos de Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de La Nais-
sance de la tragédie, op. cit., p. 11-24.
Voir également la lettre à Paul Deussen du 3 janvier 1888.
68 II. La légèreté des choses humaines
100
Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, trad. A. Dietrich, Paris, Éditions Payot &
Rivages, 1994, p. 66-67.
101
Platon, Théétète, 176 b, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 208.
102
Platon, Phèdre, 230 c-d, trad. L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 7. Phèdre utilise en
fait le superlatif : « atopôtatos » (que Robin traduit par « le plus extraordinaire »).
II. La légèreté des choses humaines 69
llb
Lettre de Lriedrich Ritschl à Nietzsche du 14 février 1872. Cf. la définition de la philosophie
comme « philosophie historique » dans le premier aphorisme de Choses humaines, trop humai-
nes.
Voir notamment le fragment 16 [8] de 1876.
103
Nietzsche rapproche d'ailleurs parfois l'écriture philosophique d'une forme d'allégement — par
exemple dans l'Avant-propos du Cas Wagner (« Je m'accorde un petit allégement » : Ich mache
mir eine kleine Erleichterung) et dans le Crépuscule des idoles (« qui saurait comprendre
aujourd'hui de quel sérieux un philosophe cherche ici à se délasser ! La sérénité est, en nous, ce
que l'on comprend le moins... » : « Ce qui manque aux Allemands », § 3).
106
Sur cette question de la parodie chez Nietzsche, voir l'article de Paolo D'Iorio, « Genèse, paro-
die et modernité dans Ainsi parlait Zarathoustra », in Lecture d'une œuvre : Also sprach Zara-
thustra, ouvrage coord, par G. Merlio, Paris, Éditions du Lemps, 2000, p. 25-43. Voir aussi
l'aphorisme 382 du Gai savoir, dans lequel Nietzsche affirme que le « grand sérieux » passe
70 II. La légèreté des choses humaines
sement est aussi un décentrement : être léger, ce n'est pas avoir rompu avec la
pesanteur, c'est être capable de s'excentrer, de changer de perspective et de centre
de gravité. La légèreté n'est donc pas dans la fuite mais dans Y audace : le philo-
sophe est un penseur qui s'aventure sur des terres nouvelles, celui qui lève
l'ancre, qui expérimente de nouvelles formes de vie et de pensée, qui donne à la
philosophie de nouveaux centres d'intérêt 107 .
pour inhumain car il ressemble à Γ « involontaire parodie vivante » de « tout ce qui jusqu'ici a
été le sérieux humain » (un sérieux devant lequel Nietzsche avoue qu'il a du mal à garder son
sérieux). Cf., dans Le Gai savoir, le fameux « Incipit parodia » de la Préface (§ 1), par lequel
Nietzsche parodie Γ « Incipit tragœdia » de l'aphorisme 342 (qui correspond au début du Prolo-
gue à'Ainsi parlait Zarathoustra et qui parodie lui-même Γ « Incipit comœdia » de la Divine
comédie de Dante), ou la « parodie la plus sérieuse » (die ernsthafteste Parodie) de l'aphorisme
22 d'Opinions et sentences mêlées (qui est une parodie de la Genèse).
107
Voir par exemple l'aphorisme 289 du Gai savoir.
108
Voir les fragments 17 [72] et 17 [104] de 1876, les titres de la deuxième et de la troisième
parties du Soc, et le fragment 19 [118] de 1876. Le titre « Menschliches, Allzumenschliches »
apparaît dans le fragment 21 [82] de 1876-1877.
II. La légèreté des choses humaines 71
109
Lettre à Schmeitzner du 10 septembre 1878.
110
Lettre à Overbeck du 3 septembre 1878.
111
Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Des prêtres ».
112
Ibid., III, « Le convalescent », 2. Cf. le fragment 10 [37] de 1883.
113
Dans l'aphorisme 382 du Gai savoir, Nietzsche évoque ainsi I' « idéal d'un bien-être humain-
surhumain [menschlich-übermenschlichen] », qui s'oppose implicitement aux « choses humai-
nes, trop humaines » de Γ « homme actuel ».
72 II. La légèreté des choses humaines
quelques faits très étroits, très personnels, très humains-trop humains [sehr
menschlich-allzumenschlichen] ». Nietzsche se souvient peut-être ici de l'analyse
qu'il faisait de la « pensée impure » en 1875 : « l'impureté consiste 1) dans la
manière par exemple très incomplète dont le matériel est donné ; 2) dans la
manière de former la somme : si par exemple on fait une généralisation fausse (la
somme de nos expériences ne peut jamais justifier un jugement sur la vie), donc
la formulation logique de cette sommation est fausse ; 3) parce que chaque pièce
du matériel est à son tour le résultat d'une connaissance impure »" 4 . Nietzsche
reprend cette analyse dans l'aphorisme 32 de Choses humaines, trop humaines,
lorsqu'il affirme que « tous les jugements sur la valeur de la vie sont formés illo-
giquement et sont par suite injustes»" 5 . Les choses humaines, trop humaines
forment donc le « matériel » à partir duquel un individu extrapole afin de porter
un jugement sur la valeur de la vie : YAllzumenschliches désigne alors ce qu'il y a
de trop étroit, de trop personnel, de trop égoïste et égocentrique dans les juge-
ments des hommes. VAllzumenschliches est tout ce dont il faut se libérer (et dont
il semble impossible de se libérer totalement sans s'affranchir du Menschliches en
général), pour s'arracher à la « pensée impure ».
Ces deux passages de Par delà bien et mal associent ainsi Y Allzumenschli-
ches à une certaine forme d'impureté et de manque de noblesse ou de hauteur de
vue : c'est à la fois ce qui fait notre vulgarité, ce qui nous apparente à la populace
et à la plèbe, au « Pöbel », et ce qui nous maintient dans l'horizon étriqué de notre
petite personne, de notre idiotie fondamentale. Dans l'aphorisme 271 de Par delà
bien et mal, Nietzsche parle de « souillure » et de saleté, d'ordure, de boue. Il
explique que ce qui distingue les hommes, c'est avant tout « leur sens différent de
la propreté, leur degré différent de propreté » — on en revient toujours à cela, dit
Nietzsche : les hommes « ne peuvent se sentir », et celui qui a l'instinct de
propreté le plus exigeant se retrouve dans Γ « isolement du saint ». La sainteté
n'est en effet rien d'autre, pour Nietzsche, que la « suprême spiritualisation de cet
instinct » : « La pitié du saint est la pitié qu'il éprouve pour la saleté des choses
humaines, trop humaines ». Cet aphorisme rappelle fortement un fragment de
1876 : « Hausser la propreté jusqu'à la pureté : peut-être même jusqu'à l'idée de
beauté chez les Grecs » . Dans un autre fragment, cette idée de propreté (Reini-
gung) et de pureté (Reinheit) est associée à celle de la liberté de l'esprit : « Qui a
aussi l'instinct de propreté dans les choses de l'esprit ne supportera les religions
que quelque temps et se réfugiera ensuite dans une métaphysique ; plus tard, il se
défera aussi graduellement de la métaphysique »" 7 . Dans l'aphorisme 288
114
Fragment 9 [1] de 1875.
Ib
Cf. Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 2 : « Des jugements, des jugements de
valeur sur la vie, pour ou contre la vie, ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : ils ne
valent que comme symptômes » (c'est le philosophe-médecin qui parle ici, et non plus le logi-
cien, mais la conclusion est la même).
116
Fragment 17 [70] de 1876.
117
Fragment 18 [61] de 1876.
II. La légèreté des choses humaines 73
d'Opinions et sentences mêlées, cet instinct de propreté est envisagé dans une
perspective éducative et morale : « On doit chez l'enfant attiser le sens de la
propreté jusqu'à la passion ; plus tard, dans des métamorphoses toujours nouvel-
les, ce sens se haussera jusqu'au niveau de la vertu et apparaîtra à la fin, compen-
sation de tous les talents, comme une profusion lumineuse de pureté, de modéra-
tion, de clémence, de caractère — portant le bonheur en soi, répandant autour de
soi le bonheur ». La sainteté est bien la suprême spiritualisation de l'instinct de
propreté.
En 1885 comme en 1876 ou en 1879, Nietzsche définit ainsi l'affirmation et
l'éducation de l'individu comme une entreprise de nettoyage, de purification et de
clarification de soi (une sorte de catharsis) : il s'agit de se débarraser de
l'impureté, du trouble, de la « saleté des choses humaines, trop humaines ». Dans
ce contexte, VAllzumenschliches est clairement rapporté à Γ « air empesté » qui
menace d'étouffer le généalogiste de la morale, aux odeurs d ' « entrailles » et à la
puanteur qu'exhalent la « ténébreuse officine » de l'humanité, le répugnant
« secret où se fabriquent les idéaux terrestres » " 8 : si la philosophie s'apparente à
une catharsis, à une purification de soi, celle-ci consiste à s'élever au-dessus des
choses humaines, trop humaines.
rieur »122 (Nietzsche remarque notamment dans Par delà bien et mal que les
« hommes graves et mélancoliques s'allègent précisément par ce qui alourdit les
autres, par la haine ou par l'amour >>123)— de même, si la pitié du saint est celle
qu'il éprouve pour l'impureté des choses humaines, trop humaines, il y a néan-
moins des « degrés de sainteté, des altitudes où la pitié même apparaît comme une
souillure, comme une saleté» 124 . C'est ainsi que les choses humaines, lorsqu'on
accède à un degré d'humanité supérieur, nous semblent brusquement trop humai-
nes : la formule « choses humaines, trop humaines » renvoie ainsi à ce que
Nietzsche appelle parfois la « Vermännlichung der Menschheit », c'est-à-dire au
processus au cours duquel l'humanité devient toujours plus adulte, toujours plus
mûre (dans la philosophie de l'esprit libre, ce processus est associé aux
« lumières », à la dynamique de VAufldârungf25, et s'affranchit peu à peu de ce
qui est trop humain en elle.
Toute la question est de savoir comment on s'affranchit des choses trop
humaines, et comment cette libération peut prendre la forme d'un allégement de
la vie — c'est ici que le détour par les Grecs est essentiel. Si ceux-ci étaient plus
humains que nous, comme Nietzsche l'affirme dans Nous autres philologues,
c'est en effet par la manière avec laquelle ils se libéraient des choses trop humai-
nes en leur donnant un sens et en les acceptant. C'est ainsi qu'il faut comprendre
le « paganisme » grec que Nietzsche réhabilite vigoureusement dans l'aphorisme
220 d'Opinions et sentences mêlées : « Il n'y a peut-être rien de plus étonnant
pour qui regarde le monde grec que de découvrir que de temps en temps les Grecs
offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs mauvais
penchants naturels, et qu'ils avaient même établi une sorte de programme des
festivités de leurs côtés trop humains [ihres Allzumenschliches] : c'est là ce que le
monde a de proprement païen, ce qui n'a jamais été compris et ne le sera jamais
par le christianisme ». Les Grecs, ajoute Nietzsche, « prenaient ces côtés trop
122
Ibid., aphorisme 280.
123
Par delà bien et mal, aphorisme 90.
124
Ibid., aphorisme 271. Dans le contexte « aristocratique » de Par delà bien et mal, ce relativisme
hiérarchisant devient l'expression du « désir passionné de distance » qui anime l'homme supé-
rieur (aphorisme 257) : « Il est des cimes de l'âme d'où même la tragédie cesse d'être tragique
[...] Ce qui est nourriture ou rafraîchissement pour les individus supérieurs devient presque un
poison pour une humanité très différente et inférieure » (aphorisme 30). Ainsi, certains livres
peuvent broyer ceux qui n'ont pas l'énergie de les supporter, mais exalter le courage des plus
vigoureux (exactement comme la « nouvelle » de l'éternel retour dans l'aphorisme 341 du Gai
savoir). Cf. l'aphorisme 286 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche
construit une analogie entre la liberté de l'esprit et la santé : « Ce qui est nécessaire à tel indi-
vidu pour sa santé est déjà pour tel autre une cause de maladie, et beaucoup de voies et de
moyens menant à la liberté de l'esprit peuvent ne représenter, pour des natures d'un niveau
supérieur d'évolution, que des voies et moyens de manquer la liberté ». Dans l'aphorisme 224
d'Opinions et sentences mêlées, Nietzsche explique encore que le christianisme fut un
« baume » pour l'humanité dégénérée de l'Antiquité tardive, mais un « poison » pour Γ « âme
héroïque, enfantine et animale » des « peuples barbares ».
121
Voir notamment l'aphorisme 147 de Choses humaines, trop humaines.
II. La légèreté des choses humaines 75
Nietzsche approfondit cette analyse dans Le Gai savoir, en montrant que ce qui
est reconnu, dans cette justification des choses trop humaines par le polythéisme
grec, ce sont les droits de Yindividu : « L'invention de dieux, de héros, de toutes
sortes d'êtres surhumains, en marge ou au-dessous de l'humain, de nains, de fées,
de centaures, de satyres, de démons et de diables, constituait l'inestimable prélude
à la justification des aspirations du moi et de la souveraineté de l'individu : la
liberté que l'on reconnaissait à tel dieu contre d'autres dieux, on finissait par se
76 II. La légèreté des choses humaines
l'accorder à soi-même contre les lois, les mœurs et contre ses voisins » 126 . Un
Grec trouvait dans ses dieux la liberté de s'affirmer lui-même, de devenir ce qu'il
était, sans renier les aspects les plus sombres, les plus cruels de sa personnalité.
Cette idée d'une inhumaine humanité des Grecs reparaît implicitement dans
La Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche souligne la proximité originaire
de la cruauté et de la fête : « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien
encore — c'est une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale vérité
humaine-trop humaine [ein alter mächtiger menschlich-allzumenschlicher Haupt-
satz] ». « Sans cruauté, pas de fête, ajoute Nietzsche : voilà ce qu'enseigne la plus
vieille et la plus longue histoire de l'homme — et dans le châtiment aussi il y a
tant de choses festives ! >>127 Or, chez les Grecs, les choses trop humaines étaient
précisément des « choses festives » : YAllzumenschliches relevait du Festliches,
et au plus haut point la cruauté, le trop humain par excellence 128 et l'élément
constitutif de toute fête, selon Nietzsche : « faire souffrir, — véritable fête ». La
fête consiste ici à satisfaire un instinct muselé dans la vie ordinaire, et à se réjouir
ainsi ouvertement des choses humaines, trop humaines. 11 est difficile aujourd'hui
de « se représenter pleinement, dit Nietzsche, à quel point la cruauté était la
grande réjouissance de l'humanité ancienne, à quel point même elle était
l'ingrédient de presque toutes ses joies ; et d'autre part avec quelle naïveté, avec
quelle innocence se manifeste en elle ce besoin de cruauté, combien profondé-
ment la "méchanceté désintéressée" [...] lui apparaît comme un attribut normal
de l'homme : donc comme quelque chose à quoi la conscience dit oui de tout son
cœur ! »
Plus près de nous, les contemporains de Cervantes ne lisaient pas Don
Quichotte comme nous le lisons aujourd'hui, remarque Nietzsche, c'est-à-dire
avec un « goût amer dans la bouche », mais « avec la meilleure conscience du
129
monde comme un livre des plus gais, qui les faisait mourir de rire » . Autrement
dit : il fut un temps où l'on n'avait pas honte de la cruauté, mais où l'on s'en
faisait une joie et une véritable fête — et cette absence de honte est, selon Nietz-
sche, le signe d'une acceptation joyeuse des choses humaines, trop humaines dans
leur ensemble : « Avec ces réflexions, soit dit en passant, je n'entends nullement
apporter de l'eau au moulin dissonant et grinçant de nos pessimistes dégoûtés de
dans les cérémonies sacrées ils ne peuvent s'empêcher de rire ! » ' Ce rire, c'est
celui que devrait provoquer Don Quichotte : un rire qui, comme Y Entladung tra-
gique, permet à la fois de se libérer de ce dont on rit et de le tolérer, de l'accepter.
C'est un rire innocent, d'une franche gaieté, sans arrière-pensée, un rire à travers
lequel on dit « oui » de tout son cœur : « Rire signifie se réjouir d'un préjudice,
mais avec bonne conscience », dit Nietzsche dans Le Gai savoir135.
Un tel rire concilie joyeusement l'amour et le mépris, accomplissant ainsi
Γ « évangile » que Nietzsche s'efforçait de formuler en 1875-1876 : « Mais le
plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l'amour le plus élevé et le
plus bas degré d'estime ; c'est-à-dire le mépris comme jugement de la tête et
l'amour comme pulsion du cœur »' 36 . Cette union de l'amour et du mépris (ou de
l'amour et de la « moquerie ») définit selon Nietzsche les conditions d'engen-
drement du génie137. Si les dieux d'Homère sont des « dieux à la vie facile », s'ils
sont légers, c'est donc parce qu'ils sont ironiques : ils rient avec bonne
conscience de toutes les choses sérieuses138. L'aphorisme 294 de Par delà bien et
mal répond ainsi par la joie à la mélancolie de l'aphorisme 628 de Choses humai-
nes, trop humaines : après avoir pensé le sérieux dans le jeu et relevé le défi qui
consiste à prendre le jeu des choses humaines au sérieux, Nietzsche pense le jeu
dans le sérieux, et formule un défi qui consiste à prendre à la légère ce qu'on a
longtemps pris au sérieux (et qui consiste à le prendre à la légère parce qu'on l'a
longtemps pris au sérieux). Cette légèreté, c'est une aptitude à rire des choses
humaines, trop humaines — à se moquer d'elles tout en les assumant : « toutes
bonnes choses rient », dit Zarathoustra . C'est ce rire qui éclate dans Ecce homo,
avec son allégresse bouffonne, théâtrale, shakespearienne. La véritable affirma-
tion de soi est parodique et joueuse, elle consiste aussi bien à s'aimer qu'à savoir
134
Sur l'ironie comme point de vue divin, voir notamment la lettre du 1 er février 1888 à Peter Gast,
dans laquelle Nietzsche évoque la possibilité de gagner le « dernier tirage de la loterie de
Nice » : « nous deux au moins nous regarderions notre existence avec plus d'ironie, avec plus
d'"au-delà" de la déraison — car au fond, pour ce genre de choses que vous et moi nous faisons,
et pour les faire vraiment bien et divinement, il n'y a qu'une seule chose, l'ironie ».
131
Le Gai savoir, aphorisme 200. Cf. l'aphorisme 95, sur le rire de Chamfort.
136
Fragments 9 [1] de 1875 et 18 [34] de 1876.
137
Sur ce point, voir notamment le fragment 17 [16] de 1876.
138
Sur le rapprochement de l'ironie et de la bonne conscience, voir le livre de Vladimir
Jankélévitch, L'Ironie ou la Bonne Conscience, dans lequel l'ironie est assimilée à un allége-
ment de la vie (« relâche de l'urgence vitale ») par lequel la conscience se détache de son objet
et accède à une liberté supérieure. Jankélévitch oppose cette bonne conscience ironique aussi
bien au « vinaigre des sarcasmes » (chap. 3, 5) qu'à la pesanteur du mensonge (« L'ironie est
donc bien au mensonge comme la lévitation à la gravitation. Le mensonge est une lourdeur ; il
attache une pierre au cou de sa victime pour la noyer, au lieu que l'ironie tend la perche à celui
qu'elle égare » : Paris, PUL, 1950, p. 57).
139
Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « De l'homme supérieur », § 17. Dans le § 18, Zarathoustra se
présente comme étant « le danseur » et « le léger », celui qui porte la « couronne du rieur ». Il
ajoute qu'il n ' a trouvé personne d'assez « robuste » pour ceindre cette « couronne de roses » : la
légèreté est bien une question de force et de vigueur.
II. La légèreté des choses humaines 79
rire de soi-même : « jouer librement de soi et rire de soi », c'est ainsi, selon
Nietzsche, que l'on apprend à s'aimer et que l'on devient ce que l'on est140.
C'est donc la perspective joyeuse de Y amor fati et de la gaya scienza qui
s'ouvre avec l'enquête sur les choses humaines, trop humaines. En témoigne en-
core la conclusion de l'aphorisme 252 du « livre pour esprits libres » — nouvelle
variation sur la formule de La République : « Du point de vue de leur genèse,
toutes choses humaines [Alles Menschliche] méritent d'être considérées ironi-
quement ». La réflexion sur les choses humaines se confond ainsi avec la médita-
tion sur l'allégement de la vie : s'alléger la vie, c'est se libérer des choses humai-
nes, trop humaines en les prenant à la légère (avec ironie), comme savaient le
faire les Grecs, avec leurs fêtes et leurs dieux à la vie facile — ou à la manière des
moralistes français : cueillir, comme eux, des maximes sur les terrains les plus
épineux de l'existence, relève en effet pour Nietzsche des « moyens de
l'allégement de la vie »' 4 I .
Fragment 7 [12] de 1880. Le thème du rire de soi revient régulièrement chez Nietzsche : voir
notamment le premier aphorisme du Gai savoir (« pour savoir rire de soi comme il faudrait que
l'on rie, mais d'un rire qui éclate du fond de l'entière vérité, — les meilleurs esprits jusqu'alors
n'avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de génie ! »), Ainsi parlait
Zarathoustra, IV, « De l'homme supérieur », § 15 (« Ayez courage, qu'importe ! Combien de
choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire »), ou La
Généalogie de la morale, III, § 3 (à propos du « grand tragique » qui, « comme tout artiste, ne
parvient au dernier sommet de sa grandeur que lorsqu'il sait regarder d'en haut son art et sa
propre personne — lorsqu'il sait rire de lui-même »).
Fragment 22 [15] de 1877 et aphorisme 35 de Choses humaines, trop humaines.
Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 32.
80 II. La légèreté des choses humaines
pas la voie de cet homme véritable, en nous indiquant comment nous alléger de
nos « côtés trop humains » sans les aplanir ou les édulcorer ?143
2. L'examen du « Menschliches, Allzumenschliches » est associé à la
réflexion sur l'allégement de la vie : ces choses humaines, trop humaines ne sont
autres en effet que les recettes employées par les hommes pour se rendre la vie
possible. C'est ce jeu avec le sérieux de l'existence que Nietzsche se propose de
prendre à nouveau au sérieux.
D'une manière générale, on retrouve dans la légèreté des choses humaines et
dans celle du philosophe qui s'intéresse à elles l'ambiguïté que Kundera discerne
dans la « contradiction lourd-léger ». On peut ainsi distinguer et opposer deux
types de légèreté :
1. Les choses humaines sont légères d'être trop humaines : l'homme est cruel,
petit, déraisonnable, c'est un homunculus qui ne vaut pas grand chose et qui
inspire le dégoût. Quant au philosophe-généalogiste, il est léger de s'intéresser à
des choses qui ne sont pas dignes d'un grand sérieux, de se prendre à un jeu que
la tradition métaphysique a toujours ignoré et méprisé : il est léger de prendre la
légèreté au sérieux.
2. Mais les choses humaines sont aussi légères à'assumer joyeusement d'être
trop humaines — donc de ne pas être trop humaines (du point de vue de notre
aptitude à les supporter). Leur légèreté renvoie, en ce sens, à Γ innocence avec
laquelle on les assume : l'homme est d'autant plus léger qu'il s'affirme plus fran-
chement. De même, l'esprit libre est léger de s'être libéré de la tradition et de
jouer avec elle : il est léger de prendre le sérieux à la légère.
L'Erleichterung nietzschéenne correspond à cette deuxième forme de légè-
reté, la légèreté du jeu et de l'innocence. La première forme renvoie à Γ « irréa-
lisme » de la morale judéo-chrétienne et de l'idéalisme métaphysique 144 : « dès
qu'il se met à désirer », dit Nietzsche, l'homme se dépouille de sa réalité et
devient trop léger (au mauvais sens du terme, c'est-à-dire au sens des « ombres
de l'Hadès »), il perd son centre de gravité en le projetant dans le néant de ses
idéaux — perdant ainsi sa valeur. Nietzsche le dit clairement dans le Crépuscule
des idoles : « L'homme qui, en tant que réalité, est si digne d'admiration, com-
ment se fait-il qu'il ne mérite aucune estime dès qu'il se met à désirer ? » I45 Le
désir (Schopenhauer parlerait de « besoin métaphysique ») appauvrit l'homme et
l'épuisé, l'incite à se mépriser et à se salir lui-même (« à quoi bon un "au-delà", si
ce n'était là un moyen de salir notre "en-deçà" ? »)146, à se sentir et à se rendre
trop petit, « trop humain » — à avoir honte de lui-même (contrairement au dieu
Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « L'inhumaine humanité des Grecs ou
comment surmonter le dégoût de l'homme », in Nietzsche et la question de l'humanisme, vol.
coordonné par P. Caye, Y. Constantinidès et L. Gontier, Noésis 10, Nice, 2006, p. 29-47.
144
Ibid., § 49 (sur Γ « irréalisme » du XVIIIème siècle).
143
Ibid., § 32.
146
Ibid., § 34.
II. L a légèreté des c h o s e s h u m a i n e s 81
qui vit nu car il « n'a honte de rien >>147). Si la légèreté nietzschéenne n'est pas la
pure apesanteur, c'est donc qu'elle ne consiste pas à renverser et vider la
« coupe » de la vie, mais à la remplir, à la lever, à la brandir, à se réapproprier la
réalité de l'homme pour l'accepter et pour le justifier148 — gagnant ainsi le « droit
de façonner l'homme en artistes »' 49 : seul celui qui dit « oui » aux choses humai-
nes a le droit de les transformer.
seuls les hommes peuvent à la fois être aimés et méprisés (Die Leidenschaft der Erkenntnis, op.
cit., p. 537). L'amour des hommes est, plus précisément, une sorte d ' « état intermédiaire » :
l'homme ne saurait être aimé comme « but », mais seulement « comme pont, comme passage et
comme déclin », annonciateur du surhomme. Dès lors, c'est ce qui est aimé en l'homme qui le
rend, en même temps, méprisable
Voir le manuscrit siglé U 11 5, p. 200 : « Rien ne donne à l'homme le sentiment que la vie est
alourdie autant que le mépris ».
Nietzsche développait ce point dans une ébauche de l'aphorisme 549 de Choses humaines, trop
huamines (ébauche qui suit immédiatement celle de l'aphorisme 117 dans la manuscrit siglé
U 11 5) : « L'homme ne se connaît que trop bien et se méprise. 11 a les yeux fixés sur son pro-
chain avec l'angoisse qu'il ne pénètre sous ses replis secrets. Il tient le prochain pour meilleur,
parce qu'il le connaît moins : ou bien il fait semblant de le tenir pour meilleur afin de gagner ses
faveurs, afin de se concilier un sentiment semblable à son égard » (U 11 5, p. 200 — cf. le frag-
ment 18 [32] de 1876).
Dans les manuscrits préparatoires, Nietzsche parle de « consolation chrétienne » (christenmäs-
sigen Trost) : voir U I I 5, p. 200, et le fragment 18 [32] de 1876.
86 III. L'innocence du devenir
Mais qu'est-ce qu'un amour qui se fonde sur du mépris ? C'est de la pitié. Dans le
fragment 17 [6] de 1876, Nietzsche revient ainsi brièvement sur l'évangile du
fragment 9 [1] de 1875 : « La pitié sincère envers soi-même est le suprême senti-
ment auquel puisse atteindre l'homme ». Cette affirmation rappelle en effet
l'assimilation du « noyau » (Kern) du christianisme à Γ « amour de soi par pitié »
et l'évocation de la « pitié envers soi-même » du Christ. Dans le fragment 9 [1],
Nietzsche voyait dans cette Selbst-Mitleid un « miracle de la grâce » : l'homme
qui se connaît et se méprise lui-même parvient néanmoins à s'aimer — c'est une
« Selbstbegnadigung », une grâce que l'on se fait à soi-même. La pitié envers soi-
même est ainsi l'union la plus pure de l'amour de soi et du mépris de soi. Ce
« sentiment suprême », qui ne concerne que le Christ, le saint ou l'ascète, ne sau-
rait donc être confondu avec le « stratagème » du christianisme, qui s'adresse à
tout homme, puisque ce stratagème consiste à faire en sorte que l'individu se
méprise lui-même afin qu'il ne méprise pas son prochain mais en vienne à l'aimer
(et à désirer que son prochain l'aime à son tour) : si un tel amour repose sur le
mépris, ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont aimées et méprisées (j'aime
les autres parce que je me méprise moi-même, mais il semble qu'à ce niveau
d'humanité, l'amour et le mépris continuent de s'exclure l'un l'autre : c'est parce
que je ne m'aime pas que je me méprise, et c'est parce que je ne peux pas le
15
Fragment 17 [102] de 1876.
88 III. L'innocence du devenir
La fin de ce fragment est l'ébauche de l'aphorisme 568 de Choses humaines, trop humaines.
Le manuscrit du Soc, qui constitue une étape essentielle dans la genèse de Choses humaines,
trop humaines, est siglé M l 1. 11 correspond au groupe de fragments 18 dans l'édition Colli-
Montinari, qui ne reproduit néanmoins que 62 des 176 aphorismes du Soc. En outre, il faudrait
distinguer, pour la plupart de ces aphorismes, une première version (celle que Peter Gast a
transcrite) et une seconde, revue et corrigée par Nietzsche (c'est celle que donne l'édition Colli-
Montinari).
Pour une analyse de ces fragments (et d'autres aphorismes du Soc), je me permets de renvoyer à
mon article, « "L'allégement de la vie" : genèse d'un titre de Nietzsche », loc. cit.
III. L'innocence du devenir 89
fragment 18 [34], mais Nietzsche y souligne que toute éducation repose sur une
« pensée impure », et que les parents qui élèvent leurs enfants « violent une
sphère étrangère ».
Nietzsche ajoute néanmoins, en 1876 : « Et pourtant cet état est possible et
attesté par l'histoire ». La référence au Christ a donc changé de fonction : il ne
s'agit plus seulement pour Nietzsche de dire la vérité du christianisme en définis-
sant la « position du Christ à l'égard du monde » (même s'il prétend toujours,
comme Schopenhauer, avoir saisi la vérité du christianisme et l'avoir dépouillée
de sa « mythologie »), mais de prouver, en s'appuyant sur l'histoire, que l'amour
le plus pur est certes la chose la plus difficile et la plus rare, mais qu'il est pos-
sible de l'atteindre puisqu'on y est déjà parvenu. La figure du Christ a d'ailleurs
tendance à s'estomper dans le texte de 1876 : Nietzsche ne parle plus de la
« position du Christ à l'égard du monde » mais de la « position du fondateur de la
religion chrétienne », et il ne se propose plus de nous dire ce qu'est cette position,
mais ce qu'elle est « peut-être » (vielleicht)21 — comme s'il voulait signifier par
là que l'interprétation de la position du Christ n'est pas ou n'est plus le thème
principal du texte. Il ne reprend pas non plus la phrase : « Mais le Christ se
méprisait lui-même et s'aimait lui-même, et il considérait les hommes à son
égal ». Cette mise en retrait de la référence au Christ a une signification philo-
sophique : si Nietzsche prétend avoir retrouvé la vérité du christianisme, i l i e n s e
néanmoins qu'au « cœur » de cette vérité, Dieu est « tout à fait superflu » . Ce
n'est pas Dieu qui accorde à l'homme la grâce de continuer à s'aimer lui-même
alors qu'il se méprise, c'est l'homme qui s'accorde cette grâce à lui-même.
Nietzsche ne se réfère donc pas au Christ, dans le fragment 18 [34], pour évoquer
un dieu, mais seulement pour attester la possibilité d'accéder à l'amour le plus
pur : c'est déjà ce qu'il faisait dans l'évangile du fragment 9 [1], mais c'est un
point qui prend, dans l'aphorisme du Soc, plus de relief et d'importance.
Autre modification notable : l'injonction de l'amour le plus pur a changé. Ce
n'est plus : « Aime-toi toi-même et personne en dehors de toi — parce que toi
seul tu peux te connaître ; et aime les autres, si tu le peux, c'est-à-dire si tu es à
même de les connaître complètement et de les mépriser, comme toi-même ».
C'est : « ne méprise personne, en-dehors de toi-même, parce que toi seul tu peux
te connaître ». L'injonction ne porte plus sur l'amour mais sur le mépris, et la
possibilité de connaître et de mépriser les autres n'est plus admise. Si, dans le
fragment 9 [1], le devoir d'aimer son prochain était subordonné à notre capacité
de le connaître (donc de le mépriser), dans le fragment 18 [34], le constat de notre
impuissance à connaître autre chose que nous-mêmes rend très logiquement caduc
le devoir d'aimer son prochain. L'amour le plus pur n'est donc plus d'abord une
relation à soi, puis aux autres, mais uniquement une relation à soi. Ce qui semble
difficile, dans une telle attitude, c'est de s'aimer soi-même tout en se méprisant et
21
Le « vielleicht » a été ajouté de la main de Nietzsche à la première version de l'aphorisme,
dictée à Peter Gast.
22
Fragment 5 [166] de 1875.
III. L'innocence du devenir 91
Une étude plus rigoureuse montrerait d'autres transformations. Disons que, d'une manière
générale, Nietzsche s'efforce en 1876 d'articuler l'évangile du fragment 9 [1] avec l'ensemble
de ses analyses sur l'allégement religieux — notamment avec celle de l'aphorisme 111 du Soc
(copie au net de l'aphorisme 117 de Choses humaines, trop humaines). Il ajoute ainsi la réfé-
rence au caractère méprisable, à Γ « abjection » ( Verächtlichkeit) de l'homme, en définissant le
« noyau » du christianisme par la « pitié envers soi-même et envers son abjection totale »
(Erbarmen mit sich und seiner völligen Verächtlichkeit) — ce qui jette un pont entre le fragment
18 [34] et l'aphorisme 111 du Soc, dans lequel Nietzsche ajoute aussi, à la mention de la « totale
indignité et peccabilité » de l'homme, celle de sa Verächtlichkeit. En reformulant le précepte de
l'amour le plus pur, Nietzsche le rend également compatible avec l'argumentation de
l'aphorisme 111 : s'il s'agit de ne mépriser personne, hormis soi-même, une telle attitude peut
parfaitement correspondre avec le « stratagème » du christianisme, qui consiste à répandre le
mépris de soi pour empêcher le mépris du prochain. Enfin, Nietzsche ne parle plus, dans le
fragment 18 [34], du « chrétien », mais du « chrétien des premiers temps » (der Christ der
ersten Zeit), prenant en compte cette historicité et cette évolution du christianisme qu'il souligne
précisément dans l'aphorisme 111 du Soc, lorsqu'il explique que le mépris de soi a perdu
aujourd'hui sa « pointe la plus acérée » : le chrétien ne se méprise plus en tant qu'individu,
comme aux premiers temps, mais en tant qu' « homme en général ».
92 III. L'innocence du devenir
24
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 132.
25
Fragment 5 [150] de 1875.
26
Nietzsche songe sans doute ici aux pensées de Pascal sur la misère de l'homme sans Dieu.
III. L'innocence du devenir 93
Mais le besoin de rédemption a une seconde racine : l'idée de Dieu — plus préci-
sément l'idée d'un Dieu parfait et vengeur, qui plonge l'homme dans le
« sentiment de la faute » : « que l'idée de Dieu disparaisse, dit Nietzsche, le sen-
timent de "péché" disparaît aussi, de manquement aux préceptes divins, de souil-
lure infligée à une créature vouée à Dieu ». S'il ne croit plus en Dieu, l'homme ne
croit plus en sa « totale indignité, peccabilité et abjection », il ne se sent plus
« indigne et méprisable à tous les degrés »29, il ne se sent plus coupable
(« pécheur ») et le tourment des remords (« cet aiguillon le plus acéré de tous
dans le sentiment de la faute ») ne le torture plus. Avec l'idée de Dieu, c'est le
sentiment du péché qui disparaît. Or, selon Nietzsche, nous sommes désormais en
mesure de comprendre la genèse de l'idée de Dieu (« comment elle est appa-
rue ») : « c'est un point sur lequel il ne peut plus y avoir de doute en l'état actuel
de l'étude comparée des peuples ; et dès que l'on comprend cette genèse [Entste-
hung], c'en est fait de cette croyance »30. Nietzsche assimile ainsi l'idée de Dieu à
une donquichotterie qui rabaisse et humilie l'homme : « Il arrive au chrétien qui
compare son être à celui de Dieu la même chose qu'à don Quichotte, qui sous-
estime sa vaillance parce qu'il n'a en tête que les héros de romans de chevalerie et
leurs prodigieuses prouesses ». L'homme ne doit plus se mesurer à une perfection
fabuleuse qui fait de lui un éternel insatisfait, toujours mécontent de lui-même : il
ne doit plus considérer, pour s'estimer (pour s'aimer et pour se mépriser) que sa
propre réalité — « une chose est nécessaire, dit Nietzsche dans Le Gai savoir :
que l'homme parvienne à être content de lui-même » 3I .
Reconstituer la genèse de l'idée de Dieu, c'est donc ne plus croire — et c'est
découvrir l'innocence, l'irresponsabilité de l'homme : « Quand on a compris
"comment le péché est venu au monde", c'est-à-dire par le canal d'erreurs de la
raison en vertu desquelles les hommes se tiennent entre eux, mieux, l'individu se
tient lui-même, pour beaucoup plus noirs et mauvais que ce n'est en effet le cas,
le sentiment s'en trouve considérablement allégé [sehr erleichtert], et il arrive que
les hommes et le monde vous apparaissent auréolés d'une gloire d'innocence qui
vous remplit d'aise jusqu'au fond »32. Une telle découverte est une véritable
transfiguration : à la gloire divine qui auréole le Christ ou à la « gloire de la pas-
sivité » qui illumine Œdipe au moment de sa mort 33 , l'esprit libre substitue la
« gloire d'innocence » qui baigne le monde quand on a compris que le sentiment
du péché n'était qu'une illusion. Cette gloire n'est pas une grâce divine, c'est le
rayonnement même de la vie une fois qu'on l'a nettoyée de tout ce qui l'alourdit
et l'assombrit, une fois qu'on l'a allégée de l'idée de Dieu et du sentiment du
péché.
À l'allégement de la rédemption {Erlösung) et à l'alourdissement impliqué
par la genèse du « besoin de rédemption », Nietzsche oppose ainsi la légèreté de
l'innocence {Siindlosigkeit, littéralement « absence de péché »), qui ne s'atteint
pas par la religion mais par la raison et la philosophie : rien n'allège si radicale-
ment la vie d'un homme que de « faire passer dans sa chair et dans son sang la
conviction philosophique de la nécessité absolue de tous ses actes et de leur totale
irresponsabilité ». Ce n'est donc pas l'amour, si pur soit-il, qui peut nous libérer
définitivement du sentiment de culpabilité, du remords et du mépris de soi, c'est
la connaissance.
Or, une fois que cette « conviction philosophique » a été assimilée, l'idée d'un
amour « fondé sur le mépris » devient absurde : si l'homme est innocent, il n'est
L'évangile du fragment 9 [1] de 1875 était cependant un peu ambigu sur ce point, puisque la
formule « Nous agissons à nouveau [wieder] et vivons encore [weiter] » pouvait aussi évoquer
une certaine alternance. Mais l'amour le plus pur y était clairement défini comme la
coexistence, éminemment paradoxale, de l'amour et du mépris.
Cf. l'aphorisme 79 d'Aurore : « Ainsi votre amour du prochain est une grâce ? Votre pitié une
grâce ? Bon, si cela vous est possible, faites un pas de plus: aimez-vous vous-mêmes par grâce,
— dès lors vous n'avez plus besoin de votre dieu et tout le drame de la chute et de la rédemption
se joue intégralement en vous-mêmes ! »
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 126.
98 III. L'innocence du devenir
L'évolution de Nietzsche est donc très nette dans la deuxième moitié des années
1870 : entre les fragments de 1875 et les aphorismes de Choses humaines, trop
humaines, Nietzsche se débarrasse de l'image wagnérienne et schopenhauérienne
du saint comme figure idéale du « génie », réconciliation héroïque de la tête et du
cœur et incarnation suprême de la pitié, c'est-à-dire d'une synthèse supérieure de
39
Voir Le Monde comme volonté et comme représentation, § 66, op. cit., p. 471.
4(1
Ibid., p. 1290 (à propos de l'amour sexuel : « la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à
ses fins »).
III. L'innocence du devenir 99
a. L'allégement de la douleur
de la faiblesse qui s'adresse à celui qui a faim, au « plus pauvre de vie » — mais
qui ne le rassasie que pour mieux l'affamer, qui ne lui donne l'illusion de la
richesse que pour mieux l'appauvrir : en calmant la douleur des hommes, la reli-
gion entretient et ravive leurs souffrances.
Nietzsche fait cette analyse dès les fragments de 1875-1876, dans lesquels il
définit la religion comme un « narcotique » et une anesthésie — c'est-à-dire
comme un mode d'allégement qu'il ne cessera de rapporter au nihilisme roman-
tique et à la décadence. Dans l'aphorisme 108 du Soc (c'est-à-dire dans le frag-
ment 18 [33] de 1876), Nietzsche explique ainsi que la plupart des remèdes que
les hommes utilisent contre la douleur sont des « narcotiques » (Betäubungen),
c'est-à-dire des remèdes qui relèvent d'une « médecine d'un niveau inférieur ». À
ce titre, les religions et les arts, qui offrent des « représentations servant de narco-
tiques », font partie de l'histoire de la médecine. Nietzsche ajoute que ce sont
surtout les religions qui « s'entendent, par le moyen d'hypothèses, à faire perdre
de vue la cause de la souffrance, par exemple en disant à des parents dont un
enfant vient de mourir qu'il n'est pas mort, voire, considérant le cadavre, qu'il
continue même à vivre plus beau qu'avant ». Ce texte est une variante du frag-
ment 5 [163] de 1875, dans lequel Nietzsche ajoutait en conclusion : « Ainsi c'est
pour le pauvre que la religion doit exister, avec sa consolation. La tragédie est-
elle encore possible, pour celui qui ne croit pas à un monde métaphysique ? Il faut
montrer à quel point ce qu'il y a de plus élevé dans l'humanité, jusqu'à nos jours,
est issu de cet art inférieur de guérir ».
La proximité est frappante entre cette dernière formule et celle du fragment 9
[1] de 1875 : « J'aimerais qu'on examine la dette de l'humanité à l'égard de
l'imaginaire, de la pensée impure, et même si une vie supérieure est possible une
fois que le scepticisme commence à régner, par exemple l'art est-il encore
possible ? » — ou celle de l'aphorisme 292 de Choses humaines, trop humaines :
« N'est-ce pas justement sur ce sol qui te déplaît tant parfois, sur ce sol de la
pensée impure, qu'ont poussé les plus beaux fruits de notre ancienne culture ? »44
Ces rapprochements montrent la complexité et la subtilité du discours
nietzschéen : Nietzsche a beau critiquer la « médecine » religieuse et artistique, il
ne reconnaît pas moins sa fécondité et son importance historique.
Or, si les « recettes » de la religion ne sont que des narcotiques, c'est qu'elles
ne s'attaquent pas au mal lui-même mais seulement à la douleur qu'il engendre.
Sur ce point, le fragment 5 [163] n'est pas parfaitement clair, puisque Nietzsche y
dit à la fois que la religion et l'art « équilibrent » et « calment » (ce qui semble
indiquer qu'ils ne font qu'endormir la douleur), et qu'ils permettent une
« élimination de la cause de la souffrance » (ce qui pourrait signifier qu'ils ne
sont pas de simples narcotiques, mais de véritables remèdes). Nietzsche est plus
clair dans le fragment 18 [33] : il ne parle plus de supprimer, d'éloigner ou
d'écarter {beseitigen) la cause de la douleur, mais de la « faire perdre de vue »
Cf. l'Introduction du cours sur Le Service divin des Grecs : « C'est sur ce sol de la pensée
impure qu'a grandi le culte grec » (KGW II/5, p. 365).
III. L'innocence du devenir 101
(aus den Augen zu rücken) — ce qui semble vouloir dire que l'on agit moins sur
la cause de la douleur que sur le regard qui est porté sur elle ou sur l'impression
qu'elle nous fait. Nietzsche précise encore sa pensée dans un fragment de 1876-
1877 : « On peut soit supprimer un mal [ein Übel beseitigen] soit modifier notre
disposition [Stimmung] à l'égard de ce mal (une autre impression) » 45 . Nietzsche
distingue donc désormais entre le traitement du mal lui-même et celui de Γ « im-
pression » qu'il nous fait. C'est ce qu'il appelle, dans l'aphorisme 108 de Choses
humaines, trop humaines, le « double combat contre le mal » : « Quand un mal
nous atteint, on peut en venir à bout soit en supprimant sa cause, soit en modifiant
l'impression qu'il fait sur notre sensibilité : par quelque réinterprétation ou
conversion du mal en un bien dont l'utilité se découvrira peut-être plus tard ». On
songe ici aux Grecs et au fragment 5 [121] de Nous autres philologues : « Les
Grecs savaient que la misère ne peut devenir jouissance qu'au moyen de l'art lui-
même, vide tragœdiam ». La tragédie est ainsi, comme la religion, un moyen de
convertir la misère en jouissance — donc de « réinterpréter » (umdeuten) un mal
pour en faire un bien. Cette réinterprétation ne supprime pas le mal mais adoucit
la douleur : « l'adoucissement, l'anesthésie [Narkotisirung] momentanés, qui sont
courants par exemple lors des douleurs dentaires, suffiront même pour des
souffrances plus sérieuses »46. Nietzsche distingue en fait deux manières de
calmer la douleur et de « modifier la sensation » : on peut agir sur le jugement
(c'est ce que fait le christianisme avec des principes comme « Dieu châtie celui
qu'il aime ») ou susciter un plaisir à l'occasion de la douleur (c'est ce que fait la
tragédie). Il ne s'agit donc pas d'éliminer la cause du mal, mais de s'arranger
avec lui et avec la souffrance qu'il entraîne.
J'ajoute que dans l'aphorisme 108 de Choses humaines, trop humaines
comme dans l'aphorisme 34, Nietzsche évoque un allégement supérieur de l'exis-
tence, qui ne s'accomplirait pas en modifiant l'impression que le mal produit sur
nous mais en supprimant la cause du mal — et qui ne reposerait plus sur une im-
pureté de la pensée mais sur un processus de purification de la connaissance,
c'est-à-dire de libération de l'esprit.
Cette ébauche se trouve dans le cahier siglé U I I 5, p. 67 (voir KGW IV/4, p. 188).
104 III. L'innocence du devenir
premier cas est celui du christianisme, le second celui de la ruine des religions ».
On peut donc dire « qu'une religion apparaît pour alléger le cœur et qu'elle périt
lorsqu'elle ne trouve plus rien à alléger ». Ce que Nietzsche appelle ici la « vie
extérieure », c'est le mauvais sort qu'acceptaient les premiers fidèles et les mar-
tyrs du christianisme : « persécution, cachot, supplice », tout cela rend la vie
extraordinairement âpre et difficile, mais fait pénétrer le christianisme et donne un
sentiment de puissance ; la « vie intérieure », c'est le cœur, allégé par la religion
qui adoucit la douleur et apaise l'inquiétude. Lorsqu'une religion décline, le
rapport s'inverse : c'est la vie extérieure que la religion s'efforce d'alléger, de
rendre plus commode et confortable (ce que Nietzsche appelle parfois la « pra-
tique de la vie facile » [erleichterte Lebenspraxis], qu'il associe à une certaine
forme de jésuitisme 54 ), et c'est la vie intérieure, le cœur, que la religion alourdit
(par le mépris de soi, le sentiment du péché, l'interdit du suicide, etc.). Une reli-
gion qui apparaît et une religion qui décline n'ont donc pas le même visage — ou
plutôt pas le même « double visage » : la première allège le cœur et alourdit la
vie, la seconde alourdit le cœur pour alléger la vie.
Ce fragment est l'ébauche d'un aphorisme de Choses humaines, trop humai-
nes dans lequel Nietzsche se risque à un pronostic sur le « destin du christia-
nisme » : « Le christianisme est apparu pour alléger le cœur ; mais maintenant, il
lui faudrait commencer par alourdir le cœur pour pouvoir ensuite l'alléger. T1 va
par conséquent à sa ruine »55. Nietzsche simplifie ainsi son analyse : il abandonne
la distinction entre « vie intérieure » et « vie extérieure » pour retrouver l'intuition
du fragment 16 [7] de 1876 : « Beaucoup veulent rendre [la vie] difficile, pour
offrir ensuite leurs suprêmes recettes » — mais il interprète désormais cette atti-
tude comme un symptôme de décadence : une religion qui ne peut plus alléger
que ce qu'elle alourdit court à sa perte56.
Ce que Nietzsche critique dans Choses humaines, trop humaines, ce n'est donc
pas le fait que la religion apparaisse « pour alléger le cœur », c'est toute la machi-
nerie psychologique et sociale qu'elle est obligée de mettre en place pour
« régner », c'est-à-dire pour continuer à alléger le cœur. T1 semble en effet que la
religion ait faussé notre sentiment de l'existence, afin de nous rendre sensibles à
ses recettes pour supporter la vie : Nietzsche reconstitue la genèse de cette falsifi-
cation, en montrant partout la duplicité de la religion.
méchanceté et tout notre amour »)65. Dans Choses humaines, trop humaines,
Nietzsche va d'ailleur jusqu'à rendre justice à Schopenhauer lui-même : celui-ci
s'est trompé en attribuant à la religion une part de vérité, mais sa philosophie
permet de mieux comprendre un certain nombre de religions. Schopenhauer est
ainsi d'un « très grand bénéfice pour l'histoire et pour la justice », car il « ramène
irrésistiblement parfois notre sensibilité à d'anciennes et souveraines manières de
considérer le monde et les hommes »66. Nietzsche va jusqu'à dire que « personne
ne réussirait si facilement à rendre justice au christianisme et à ses frères asiati-
ques sans le secours de Schopenhauer : chose précisément impossible si l'on se
place sur le terrain du christianisme actuel ». « Ce n'est qu'après cette grande
victoire de la justice, ajoute-t-il, qu'après avoir corrigé sur un point aussi essentiel
la conception historique introduite par le Siècle des Lumières, que nous pourrons,
pour le porter plus loin, reprendre le flambeau des lumières ». Schopenhauer est
ainsi emblématique du romantisme et de la « réaction » au progrès des lumières
— une réaction qui nous ramène à l'enfance de l'humanité et qui jette ainsi des
« ponts vers des époques et des représentations reculées, des religions et des cul-
tures mourantes ou mortes »67.
La « réaction » devient donc « progrès » si on l'utilise pour rendre justice au
passé. Schopenhauer nous donne accès à une interprétation du christianisme ori-
ginel bien supérieure à celle que l'on obtient si l'on reste prisonnier du
« christianisme actuel ». Nietzsche ne cesse en effet de souligner la difficulté,
voire l'impossibilité de comprendre vraiment (« dans le sentiment ») les concep-
tions et les pratiques du passé (par exemple la religion grecque avec ses dieux à la
vie facile) . Certains objets sacrés de l'Antiquité nous sont ainsi devenus
complètement hermétiques : « À quel point nous en arrivons à perdre certaines
manières de sentir, c'est ce que montrera par exemple l'union de la farce, voire de
l'obscénité, avec le sentiment religieux : le sens de cette possibilité de combinai-
son nous échappe, nous ne comprenons plus qu'historiquement son existence,
dans les fêtes de Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques et les mystères
chrétiens ; mais nous connaissons encore nous aussi le mystère allié au burlesque
et choses semblables, le touchant mêlé au ridicule : ce que peut-être cesseront
aussi de comprendre les temps à venir » 69 . Nietzsche affirme même qu'au-
jourd'hui, « nous nous voyons fermées une fois pour toutes les portes de la vie
religieuse »70. Le troisième chapitre de Choses humaines, trop humaines (intitulé
précisément « La Vie religieuse ») serait ainsi consacré à la reconstitution d'une
réalité à laquelle il semble que nous ne pourrons jamais plus avoir accès. Si le
christianisme est une « antiquité plongeant de la nuit des temps jusqu'au cœur de
notre époque »71, le christianisme actuel n ' a donc plus rien à voir avec les
mystères chrétiens de la religion primitive, et il nous faut des guides, des
« natures régressives », des ponts comme Schopenhauer et les artistes romanti-
ques, si nous voulons rendre justice aux choses du passé.
Cf. l'aphorisme 225 d'Opinions et sentences mêlées, dans lequel Nietzsche dit que le christia-
nisme est une religion « inventive » (erfinderisch) et « ingénieuse » (geistreich).
Voir sur ce point l'aphorisme 78 du Voyageur et son ombre.
Voir le deuxième point de l'Introduction au cours sur Le Service divin des Grecs (KGW II/5, p.
369) : Nietzsche reprend presque littéralement ce texte dans l'aphorisme 111 de Choses humai-
nes, trop humaines.
III. L'innocence du devenir 111
leur origine, sont d'une seule et même lignée, n'ont pas à avoir honte l'une de
l'autre ». Ce passage est une variante d'un fragment de 1875, dans lequel
Nietzsche, à la suite de Burckhardt, souligne la légèreté de la religion grecque :
les Grecs se sentaient « en affinité complète » avec leurs dieux, en qui ils voyaient
simplement une « caste plus heureuse et plus puissante », et avec qui ils parta-
geaient « un intérêt réciproque, une sorte de symmachie » (comme « entre la
petite et la grande noblesse »)77. Plus que toute autre (parce qu'elle ne cède ni à la
peur ni à la honte), la religion grecque est donc une religion de Γ « allégement de
la peine de l'existence » et de Γ « allégement de la conscience oppressée » : « Les
dieux ont été inventés pour la commodité des hommes, dit Nietzsche : et finale-
ment leur culte est la somme de tous les délassements et de tous les divertisse-
ments. Qu'on les supprime, toutes les charges sont alors plus lourdes, et il y a
moins de légèreté. — Où les Olympiens se retiraient, la vie grecque était plus
sombre ».
Mais Nietzsche n'évoque la religion grecque que pour mieux l'opposer au
christianisme — et il l'oppose à celui-ci comme une religion de l'allégement à
une religion de l'alourdissement de la vie, comme une religion classique (religion
de la « mesure ») à une religion romantique (religion de Γ « excès morbide du
sentiment ») 78 . Comparé au polythéisme grec (du moins en ce qui concerne les
dieux de l'Olympe), le christianisme correspond à un « niveau de religion »
moins naïf et moins pur, à une vie religieuse qui, en ayant perdu de sa fraîcheur, a
gagné en complexité et en subtilité. Le christianisme écrase, brise et enfonce
l'homme dans le « sentiment de sa totale abjection » et dans le mépris de soi —
puis il allège brutalement sa vie, en faisant « éclater tout à coup une lueur de mi-
séricorde divine ». Ce soulagement brutal n'a donc rien à voir avec la légèreté
grecque : c'est un ravissement, un étourdissement, une « grâce » qui stupéfie
l'homme et le plonge dans une extase morbide. Elle ne l'allège pas en l'apaisant
mais en Yexaltant : c'est l'excès même du pathos (« anéantir, briser, étourdir,
enivrer ») qui engourdit le cœur et endort la souffrance. L'une des plus puissantes
inventions du christianisme consiste ainsi à utiliser la force du sentiment pour
alourdir et alléger la vie des hommes.
Le christianisme ne se contente donc pas de fausser le jugement : il corrompt
aussi le « cœur », en portant son ardeur à incandescence et en le plongeant dans le
« fleuve » du sentiment religieux 79 — opérant ainsi, dans le domaine de la reli-
gion, ce que Beethoven et Wagner ont accompli dans le domaine de l'art, en arra-
chant la musique au monde clos de Y ethos pour lui faire découvrir la « langue du
Fragment 5 [150] de 1875. Cf. la formule de Schiller à propos de la Grèce antique : « Alors que
les dieux étaient plus humains, les hommes étaient plus divins » (citée par Gilbert Romeyer
Dherbey, Les Choses mêmes, op. cit., p. 15).
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 114. J'utilise ici les adjectifs « classique » et
« romantique » au sens que Nietzsche donne à ces termes.
Voir notamment l'aphorisme 150 de Choses humaines, trop humaines.
112 III. L'innocence du devenir
les plus heureuses : et dans le fou on vénéra ainsi le sage et l'oracle »84. Nietzsche
fait allusion ici à une parole de Luther, qu'il avait recopiée dans un fragment de
1875 : « je n'ai pas de meilleur outil que la colère et l'ardeur : car lorsque je veux
bien composer, écrire, prier ou prêcher, il faut que je sois en colère, alors tout
mon sang se rafraîchit, mon intelligence est aiguisée, toutes les pensées tristes et
les tentations cèdent aussitôt »85. Mais une intelligence « aiguisée » (geschärft)
par la colère et par l'ardeur (même si celles-ci libèrent de la tristesse et de la ten-
tation), c'est un esprit imprégné par le sentiment et prisonnier de la « pensée im-
pure ».
Dans l'aphorisme 126 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche assi-
mile la sainteté en général (et la sagesse) à un ensemble de pathologies qui sont
mal interprétées : « Toutes les visions, les terreurs, les impuissances, les extases
du saint sont des états maladifs bien connus qu'il ne fait, se fondant sur des
erreurs religieuses et psychologiques invétérées, qu'interpréter tout autrement,
c'est-à-dire comme tout autre chose que des maladies ». De même, le démon de
Socrate n'est peut-être qu'une « maladie de l'oreille » : « 11 n'en va pas autrement
de la folie et des divagations de prophètes et des prêtres d'oracles ; c'est toujours
le degré de savoir, d'imagination, de zèle, de moralité, animant la tête et le cœur
des interprètes, qui en a fait de si grandes choses ». Toute la force des génies et
des saints est donc de « susciter par leur ascendant des interprètes qui, pour le
plus grand bien de l'humanité, les entendent mal »86. Cet aphorisme donne tout
son sens à un fragment de 1875 dans lequel Nietzsche affirmait que la négation de
la vie (c'est-à-dire le cœur de la morale schopenhauérienne) n'est plus
aujourd'hui « si facilement accessible », car il faudrait, pour la nier, être un
« saint-savant », qui joint l'amour à la sagesse, et un saint-savant « en bonne
santé » (sinon le saint risque de « devenir méfiant envers lui-même ») : être ma-
lade et « être injuste envers le savoir comme l'étaient les saints d'autrefois » n'est
plus possible aujourd'hui 87 .
donnait pas la félicité, personne ne croirait : quelle piètre valeur doit donc être la
sienne ! »88
Nietzsche revient sur cette preuve une dizaine d'années plus tard, dans le
Crépuscule des Idoles89 et dans l'aphorisme 50 de L'Antéchrist, consacré à la
psychologie de la foi et des croyants : « Il semble, à moins que je n'aie mal
compris, qu'il y a parmi les chrétiens une sorte de critère de vérité que l'on
appelle "la preuve par la force". "La foi rend bienheureux : donc elle est vraie" ».
Dans cet aphorisme, comme dans le fragment 9 [1] de 1875 ou dans l'aphorisme
32 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche démonte point par point le
mécanisme de falsification de la pensée, et démontre Γ « impureté » logique
d'une telle preuve. 11 examine d'abord la prémisse du raisonnement (« la foi rend
bienheureux »), et objecte que « la béatitude réelle n'est pas prouvée, mais seule-
ment promise », puisqu'elle se situe dans un au-delà qui, par définition, « échappe
à tout contrôle » : « La prétendue "preuve par la force" n'est donc au fond de
nouveau qu'une foi dans la réalisation immanquable de l'effet qu'on se promet de
la foi » — la formule correcte devrait donc être : « Je crois que la foi rend
heureux ; par conséquent, elle est vraie » (ce qui revient à faire d'une absurdité un
critère de vérité).
Nietzsche s'attaque ensuite à la conclusion de la preuve : en admettant que la
foi rende réellement bienheureux, pourquoi la béatitude (que Nietzsche, préférant
les « termes plus techniques », propose d'appeler « le plaisir ») serait-elle une
preuve de vérité ? On a « presque, ajoute Nietzsche, la preuve du contraire » : la
vérité est bien plutôt ce qui nous fait souffrir et nous rend malheureux. La preuve
par le plaisir est donc une preuve du plaisir, dit Nietzsche : « un point c'est tout ».
Il n'y a pas d'harmonie préétablie entre la vérité et le sentiment : l'expérience de
tous les grands esprits enseigne même le contraire. La probité exige ainsi que l'on
renverse la formule : « La foi rend heureux : par conséquent elle ment ».
Dans l'aphorisme 51 de L'Antéchrist, Nietzsche dit encore que « rendre ma-
lade est la véritable intention cachée de tout le système thérapeutique de salut de
l'Église » : la preuve par le plaisir serait donc la preuve du mensonge de l'Église,
qui prétend nous soigner quand elle nous rend malades. D'une manière générale,
Thomas Mann reprendra cette critique dans ses Considérations d'un apolitique : « la foi en la
fécondité d'un principe ne devrait pas inciter à croire en celui-ci même. Ce serait une adoration
de l'utilité. "Comme si l'avantage devait porter à la foi !" s'écrie Pascal, et l'on croit entendre
Nietzsche. Comme si l'avantage qu'on a à croire devait nous déterminer à croire ! nous per-
mettons-nous d'ajouter, et nous insinuons que non seulement nous nous méfions d'une foi qui
procure beaucoup d'agrément, mais aussi de la foi elle-même, parce qu'elie est génératrice de
plaisir ; que nous nous méfions du beau geste voluptueux de certains croyants d'aujourd'hui
(trad. L. Servicen et J. Naujac, Paris, Grasset, 1975, p. 411-412).
Crépuscule des Idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 5. Cf. Généalogie de la morale, III, 24 :
« Nous non plus, nous ne nions pas que la foi "sauve" : voilà précisément pourquoi nous con-
testons que la foi prouve quelque chose, — une foi puissante, et qui sauve, rend suspect ce dont
elle est la foi ; elle ne fonde pas de "vérité", elle fonde une certaine vraisemblance — de
Villusion ».
III. L'innocence du devenir 115
La preuve par le plaisir est donc la formule même de la falsification opérée par la
religion — et c'est la formule même de Yidéalisme, qui consiste bien à prendre
ses désirs (ses « idéaux ») pour la réalité. Nietzsche jette ainsi, comme il le dit
plus tard dans Ecce homo, « une lueur intense sur les enfers souterrains de
l'idéal » 94 : l'originalité de son analyse, en 1878, est qu'elle consiste à interpréter
la fabrication des idéaux religieux en termes d'allégement et d'alourdissement de
la vie, et d'interpréter cet allégement et cet alourdissement comme un allégement
et un alourdissement du sentiment de la vie.
Le croyant est donc dans une situation absurde : sa vie est entièrement déter-
minée par sa croyance en l'existence de Dieu, alors que cette existence n ' a abso-
lument a u c u n impact sur sa vie, et q u ' i l pourrait, en toute rigueur, se passer
d'elle. Cette absurdité prend toute son ampleur dans l'aphorisme 84 du Voyageur
et son ombre, qui est le premier texte publié de Nietzsche sur la mort de Dieu. 11
s'agit d ' u n e petite fable dans laquelle Nietzsche parodie le mythe de la caverne :
les h o m m e s sont des prisonniers qui, un j o u r , ne voient plus leur gardien ; l ' u n
d'eux, qui représente le Christ, explique alors qu'il est beaucoup plus que ce qu'il
paraît être, puisqu'il n ' e s t autre que « le fils du geôlier » : son père s'est retiré
après avoir surveillé les prisonniers et pour les soumettre bientôt à un terrible
j u g e m e n t ; or, en tant que fils du geôlier, il dispose d ' u n « crédit illimité » auprès
de son père et il pourra intercéder en f a v e u r des autres prisonniers lorsqu'ils
seront j u g é s — à une condition, précise-t-il : non pas qu'ils se comportent bien et
qu'ils continuent à travailler, mais q u ' i l s croient en lui. Nietzsche parodie ainsi
l'Évangile : « Je veux v o u s sauver, j e v e u x v o u s sauver ; mais, notez-le bien,
seuls ceux d'entre vous qui croient q u e j e suis le fils du geôlier ; quant aux autres,
qu'ils récoltent donc les fruits de leur incroyance ». C ' e s t bien la foi qui sauve ou
qui condamne.
M a i s que se passerait-il si l'ingéniosité du christianisme ne suffisait plus à
faire croire en l'existence du geôlier ? Que se passerait-il si l'on avait la preuve
que le geôlier ne reviendra jamais, que Dieu est mort ? L ' « illogique » de la foi
deviendrait alors d ' u n e absurdité dérisoire : dans le mythe imaginé par Nietzsche,
le « dernier prisonnier » descend ainsi dans la cour pour proclamer la mort du
geôlier ; le soi-disant fils du geôlier déclare alors « avec douceur » qu'il délivrera
quiconque croit en lui (« aussi vrai que mon père est vivant », ajoute-t-il) : « Les
prisonniers ne rirent pas, dit Nietzsche, mais haussèrent les épaules et le laissèrent
là ». L ' é v é n e m e n t de la mort de Dieu ne rend pas la foi absurde ; il révèle en la
radicalisant l'absurdité foncière de la foi : au f o n d , que D i e u existe ou qu'il
n'existe pas, cela ne change rien à la signification de la foi, qui est en elle-même
indifférente à l'existence de son objet. C ' e s t cette indifférence et ce q u ' e l l e a
d'illogique que révèle la mort de Dieu. En d'autres termes, la nouvelle de la mort
de Dieu ne détruit pas la croyance en la privant de son objet, mais en montrant
q u ' e l l e peut se passer de son objet et q u ' e l l e est d o n c f o n c i è r e m e n t contra-
dictoire : dans la mort de Dieu, c'est la croyance qui se détruit elle-même. C ' e s t
ce qui fera dire à Nietzsche dans Le Gai savoir que si Dieu est mort, ce sont les
h o m m e s qui l'ont tué 9 5 .
D e l ' a f f i r m a t i o n selon laquelle, dans la croyance en l'existence de Dieu,
l'existence de Dieu est superflue, à l'affirmation de la mort de Dieu, il n ' y a donc
q u ' u n pas : ce que la mort de Dieu met en lumière, c'est précisément l'absurdité
d ' u n e foi qui n ' a pas besoin de son Dieu, qui pourrait m ê m e se passer de
l'existence de son Dieu pour agir sur les hommes. L a mort de Dieu révèle ainsi le
4. De l'ascétisme et de la sainteté
a. « Spernere se sperni »
Ibid., aphorisme 162. Sur cette complexité des choses humaines, voir notamment le sixième
aphorisme d'Aurore : alors que le prestidigitateur « veut nous entraîner à voir une causalité très
simple là où joue en réalité une causalité très compliquée », la science nous oblige « à abandon-
ner la croyance en des causalités simples précisément là où tout semble si facile à comprendre,
où nous sommes les dupes de l'apparence ».
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 136.
Ce fragment se trouve dans le carnet siglé Ν I I 2, p. 125 (voir K G W I V / 4 , p. 190).
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 137.
120 III. L'innocence du devenir
103
Évangile selon saint Matthieu, 5-7. Nietzsche se réfère très souvent à ce texte, dans lequel il voit
la formule de la « morale comme contre nature » (Moral als Widernatur) : voir sur ce point le
Crépuscule des idoles, « Morale comme contre nature », § 1 (Nietzsche évoque le Sermon sur la
montagne « où, entre parenthèses, les choses ne sont nullement vues de haut »).
104
V o i r K G W I V / 4 , p. 190.
III. L'innocence du devenir 121
Autre pulsion que Nietzsche discerne dans l'âme des saints et des ascètes : le
« plaisir de Y émotion pour elle-même », qu'il analyse dans l'aphorisme 138 de
Choses humaines, trop humaines, reprenant sur de nouveaux frais la question de
la décharge pulsionnelle.
Nietzsche part d'un constat : il y a des heures où l'homme est plus « moral »
qu'à d'autres. Son aptitude à l'abnégation n'est pas toujours la même, et il semble
qu'elle dépende, notamment, de son « excitation » {Erregung) : « c'est dans la
passion qu'il est le plus moral ». Cette affirmation perd son caractère paradoxal,
selon Nietzsche, si l'on se souvient de Γ « affinité de tous les genres de grandeur
et d'extrême excitation » : ainsi, « porté à un degré exceptionnel de tension,
l'homme peut se résoudre aussi bien à une vengeance terrible qu'à un terrible
écrasement de son besoin de vengeance ». La seule chose qui compte vraiment
alors, c'est que sous l'empire d'une émotion violente, l'homme « veut du grand,
du violent, du monstrueux » : il se sacrifiera lui-même et renoncera à se venger
s'il trouve qu'un tel sacrifice est plus fort et plus grand que la vengeance elle-
même. 11 ne cherche donc qu'une chose : « la décharge de son émotion [Entla-
dung seiner Emotion] ; il se peut bien qu'alors, pour alléger sa tension [um seine
Spannung zu erleichtern], il empoigne toutes ensemble les lances de ses ennemis
et les plonge dans sa poitrine ».
Nietzsche interprète donc le sacrifice ascétique de soi comme l'allégement
paradoxal d'une tension excessive : le saint qui se sacrifie décide de retourner
contre lui-même (d'intérioriser) son désir de vengeance, pour jouir plus intensé-
ment de la décharge de son émotion. Si le saint se sacrifie, ce n'est donc pas pour
des raisons morales, c'est parce que le sacrifice de soi est une sensation plus forte
que le sacrifice des autres, et qu'il intensifie ainsi le plaisir de l'émotion pour elle-
même : « Au fond, donc, ces actes d'abnégation ne sont pas moraux non plus, en
ce qu'ils ne sont pas strictement accomplis en considération d'autrui ; plus exac-
tement, autrui ne fournit à l'âme tendue à l'extrême qu'une occasion de s'alléger
[sich erleichtern], grâce à ladite abnégation ».
Nietzsche retrouve ainsi la problématique de la « preuve par la force » : la
religion est d'abord une affaire de plaisir (plus précisément de rapport entre plai-
sir et déplaisir), et il n'y a pas de plus grand plaisir peut-être que celui que l'on
prend au sentiment lui-même, à la force du sentiment : si les ruses du christia-
nisme consistent à produire un « excès morbide du sentiment », c'est cet excès
108
Cf. le fragment 23 [113] de 1876-1877.
III. L'innocence du devenir 125
Fragment 23 [29] de 1876-1877 : « Il est deux choses pernicieuses : le dépit rongeur à cause
d'une injustice profondément sentie, dont on rumine et vomit cent fois l'épreuve avant de
s'abandonner aux mornes satisfactions d'une vengeance imaginaire — une vengeance réelle et
prompte est beaucoup plus saine, même si les suites peuvent nous en affecter douloureusement.
Ensuite, une vie érotique s'épuisant en idées qui salissent l'imagination et arrivent peu à peu à
exercer une domination dont la santé pâtit. — Faire sa propre éducation consistera à prévenir
ces maux : il faudra satisfaire ces deux instincts par des voies naturelles et garder pure
l'imagination ».
112
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 83.
113
Fragment 5 [139] de 1875.
III. L'innocence du devenir 127
L'ascétisme est donc une mystification très subtile, qui consiste à rendre sa
vie divertissante en jouant avec l'alourdissement de la vie (ou plutôt en jouant à
l'alourdissement de la vie). Sans ascétisme, c'est-à-dire sans ce qui semble rendre
son existence insupportable, jamais le saint ne supporterait de vivre : c'est dans le
combat contre sa sensualité, qu'il n'écrase pas mais déchaîne par la continence,
que le saint trouve à se distraire de sa « vie désolée » (ödes Leben). Les visions de
l'anachorète (que Nietzsche n'interprète plus en termes métaphysiques mais phy-
siologiques et psychologiques) sont donc bien un moyen de s'alléger la vie' ' 4 .
Mais ce divertissement du saint et de l'ascète n'est possible que s'il se justifie aux
yeux du commun des mortels : celui-ci ne doit donc pas le percevoir comme un
divertissement, mais comme un comportement qui mérite sa sympathie voire son
admiration — ce qui exige une véritable falsification. Pour que le « spernere se
sperni » de l'ascète soit légitime, pour que la mise en scène de l'acharnement
contre soi-même soit crédible, il faut que l'homme se sente pécheur, qu'il se sente
méprisable. La comédie de l'ascétisme implique ainsi la comédie du péché et du
mépris de soi. C'est ici sans doute que la vanité de l'ascète est la plus évidente,
puisque la vanité, selon Nietzsche, consiste à faire croire aux autres ce dont on
veut se persuader soi-même, afín qu'ils nous en persuadent à leur tour. La doc-
trine de la totale indignité de l'homme pourrait donc être interprétée comme le
moyen qu'ont trouvé les ascètes et les saints, non seulement de se divertir et de
rendre leur vie attrayante, mais encore de jouir d'eux-mêmes en jouissant du sen-
timent de leur puissance, c'est-à-dire du sentiment qu'ils nous incitent à leur
communiquer, de la puissance qu'ils nous incitent à leur attribuer.
Pour que le combat de l'ascète ne soit par ridicule, il fallait donc avant tout
« stigmatiser sans répit la sensualité déclarée hérétique, et on alla jusqu'à associer
si étroitement le danger de la damnation éternelle à ces choses que durant des
siècles entiers, c'est plus que vraisemblable, les chrétiens ont engendré leurs
enfants avec mauvaise conscience ; ce qui a sûrement fait grand mal à l'huma-
nité » — et ce qui revient à mettre la vérité « la tête en bas » et à aller contre la
nature : « Au lieu d'être reconnaissant du fait que certaines fonctions physiques
exigées par la santé sont associées au plaisir, on les a stigmatisées, on a pris le
mot de plaisir en un sens péjoratif » (« im verächtlichen Sinne », c'est-à-dire
littéralement « dans le sens de quelque chose de méprisable »)" 5 . Le plaisir sen-
suel est devenu un plaisir honteux, au point de condamner l'origine même de la
vie : la honte de s'accoupler a suscité celle de procréer, et la honte de donner la
vie, celle de l'avoir reçue. Tout ce qui relève de la procréation a ainsi été réin-
terprété en un sens péjoratif, et la condamnation du plaisir sensuel s'est radicali-
sée en condamnation de la naissance (du point de vue de la mère comme du point
Sur cette question des visions de l'anachorète, voir notamment les fragments 7 [41], 7 [64],
7 [95] et 7 [97] de 1870-1871.
Ib
Ce passage est une ébauche de l'aphorisme 141 de Choses humaines, trop humaines, qui se
trouve à la page 122 du manuscrit siglé Mp XIV 1 (voir KGW IV/4, p. 191).
128 III. L'innocence du devenir
116 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 447.
117
Il s'agit d'un passage du cinquième chapitre Au Manuel d'Épictète, que Schopenhauer cite éga-
lement dans le chapitre 16 du Monde comme volonté et comme représentation (op. cit., p. 128).
III. L'innocence du devenir 129
Nietzsche reprend ici et approfondit l'analyse du fragment 5 [117] de 1875 : « Les dieux rendent
l'homme encore plus méchant ».
Cf. l'aphorisme 224 A'Opinions et sentences mêlées : « le christianisme est la religion de
l'Antiquité décrépite, il suppose l'existence de vieux peuples civilisés et dégénérés ; sur ceux-là,
130 III. L'innocence du devenir
il a pu et peut encore agir comme un baume ». Dans cet aphorisme, Nietzsche compare les pre-
miers chrétiens aux ombres de l'Hadès.
120
Le terme (que Nietzsche utilise toujours en français) apparaît en fait dans les manuscrits de
1883-1884 : voiries fragments 16 [5] e t 2 5 [141],
121
La Naissance de la tragédie, § 1.
122
Fragment 23 [112] de 1876-1877. Il est significatif que le fragment suivant, intitulé « mépris de
soi », soit une ébauche de l'aphorisme 140 de Choses humaines, trop humaines : « Ce goût vio-
lent de s'éprouver et se mépriser soi-même que l'on constate chez les pécheurs, les pénitents et
les saints, se ramène souvent à un épuisement général de leur vouloir-vivre (ou de leurs nerfs),
contre lequel ils recourent même aux stimulants les plus douloureux ».
III. L'innocence du devenir 131
123
Nietzsche réalise ainsi le programme fixé à la fin de l'aphorisme 136.
124
Cf. sur ce point le premier aphorisme d'Aurore : « L'historique précis d'une genèse n'est-il pas
presque toujours ressenti comme paradoxal et sacrilège ? »
132 III. L'innocence du devenir
morts ou des êtres divins, c'est bien au fond une espèce rare de volupté qu'il
désire, mais celle-là même peut-être où toutes les autres viennent s'enchevêtrer en
un même nœud ».
On reconnaît là les différentes pulsions que Nietzsche s'est efforcé d'isoler
dans les aphorismes 137 à 141. La répétition de l'adverbe « tantôt » (bald) montre
que l'âme de l'ascète et du saint ne cesse d'osciller entre des état contradictoires.
Nietzsche le soulignait déjà dans l'aphorisme 141 : « Tantôt en haut, tantôt en
bas, l'oscillation des plateaux de la balance, orgueil et humilité, occupait aussi
bien leurs têtes de songe-creux que l'alternance du désir et de la paix de l'âme ».
Dans l'aphorisme 142, cette oscillation se transforme en véritable fluctuatio ani-
mi : les sentiments de l'ascète se suivent et ne se ressemblent pas, si bien que son
âme en est totalement « disloquée ». Mais cette dislocation, cette fluctuation
chaotique, ce désordre de l'âme est peut-être précisément ce que cherchent
l'ascète et le saint : rien n'est plus excitant en effet, rien ne permet de jouir plus
intensément du plaisir de l'émotion pour elle-même que le contraste des senti-
ments.
g. La signification du saint
127
Voir le manuscrit siglé Mp XIV 1, p. 236 (KGW IV/4, p. 193).
128
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 143. Cf. le titre de la troisième dissertation de la
Généalogie de la morale : « Que signifient les idéaux ascétiques ? »
134 III. L'innocence du devenir
les « séquelles religieuses » 129 . Avant de montrer Γ « ombre de Dieu » qui conti-
nue de couvrir le monde après la mort de Dieu, Nietzsche évoque en effet Y ombre
du saint qui continue de s'étendre et qui touche même les hommes qui ne croient
plus en Dieu : « Dans l'éclat vespéral d'un soleil de fin du monde qui rayonnait
sur les peuples chrétiens, la figure d'ombre du saint prit des proportions gigantes-
ques : s'éleva même à une telle hauteur que, jusqu'à notre époque qui ne croit
plus en Dieu, il y a encore assez de penseurs qui croient au saint ». Quand le
soleil décline, ce sont les ombres qui s'élèvent.
Nietzsche souligne par ailleurs que la figure du saint qu'il analyse dans
Choses humaines, trop humaines est une sorte d'idéal-type esquissé « d'après une
moyenne de l'espèce entière », c'est-à-dire d'après une représentation moyenne
de l'ensemble des saints130. 11 n'a donc retenu que des traits typiques, caractéristi-
ques de la sainteté en général, et négligé un certain nombre d'exceptions, comme
celle du Christ : « Quelques exceptions se détachent çà et là de l'espèce, soit par
une grande douceur et un grand amour des hommes, soit par la magie d'une rare
énergie ; d'autres sont on ne peut plus séduisantes parce que certaines imagina-
tions délirantes répandent des torrents de lumière sur tout leur être, comme c'est
par exemple le cas du fameux fondateur du christianisme, lequel se tenait pour le
Fils de Dieu et se sentait de ce fait sans péché ; si bien qu'une chimère — on ne la
jugera pas trop durement, l'Antiquité tout entière fourmille de fils de dieux — lui
permit d'atteindre le même but, ce sentiment d'innocence parfaite,
d'irresponsabilité totale, que tout le monde peut s'assurer aujourd'hui grâce à la
science ». Le Christ n'incarne donc plus ici un amour de soi fondé sur la « pitié
envers soi-même et envers sa totale indignité », mais au contraire un sentiment
foncier d'innocence : Nietzsche ne dit plus que le Christ se méprise et se sent
misérable d'être un homme, mais qu'il se sent irresponsable parce qu'il se consi-
dère comme le Fils de Dieu : il accède ainsi par le biais d'une « chimère » (Ein-
bildung) à l'allégement de la vie que nous offre la science.
De même, Nietzsche a négligé les saints de l'Inde, car ils ne représentent pas
un « type pur » mais « occupent un rang intermédiaire entre le saint chrétien et le
philosophe grec ». L'intérêt des « types purs et non mêlés »' 3I est en effet qu'ils
facilitent la décomposition généalogique : l'âme des saints et des ascètes est déjà
suffisamment enchevêtrée pour que l'on n'aille pas chercher à distinguer ses
éléments dans des « types mixtes ».
enquête sur l'origine de la morale que sur sa valeur, c'est-à-dire sur la valeur des
valeurs132) : la généalogie (ou la « chimie ») de l'ascétisme et de la sainteté se
conclut ainsi par une réflexion sur la signification du saint : de même que, dans la
métaphysique d'artiste, le génie est d'abord le spectacle d'une vie qui, en
s'affirmant et en se construisant elle-même, embellit et allège l'existence en
général133, de même l'ascète et le saint donnent le spectacle fascinant d'une vie
qui, en se déchirant et en se disloquant elle-même, alourdit tout en allégeant
l'existence en général. Mais cet allégement n'a plus rien à voir avec une quel-
conque vérité métaphysique : il consiste à mettre la vérité « la tête en bas » et il
implique une corruption profonde de nos jugements et de nos sentiments.
Nietzsche se livre ainsi, dans Choses humaines, trop humaines, à une véritable
généalogie de la « vie religieuse ». À cet égard, l'enquête sur l'allégement reli-
gieux est, dans l'œuvre de Nietzsche, comme le laboratoire de l'analyse généalo-
gique : c'est en examinant les stratégies d'allégement inventées par le christia-
nisme que Nietzsche commence à pratiquer la généalogie, sans en expliciter
formellement la méthode 134 . Nietzsche reconstitue ainsi peu à peu, par petites
touches, les différents éléments du christianisme, ainsi que le processus de subli-
mation qui, à travers les figures de l'ascète et du saint, hissa le christianisme au
sommet des choses humaines, trop humaines. Nietzsche adopte pour ce faire dif-
férentes perspectives, il procède à différentes percées dans la complexité du
phénomène religieux : le choix de l'écriture aphoristique, qui est par excellence
l'écriture de Γ « observation psychologique », a précisément pour fonction de
respecter la multiplicité des choses humaines et l'irréductible pluralité des points
de vue. Avec la généalogie, c'est le perspectivisme qui entre ainsi en scène.
L'aphorisme 144, dans lequel Nietzsche signale tout ce qu'il a négligé dans son
analyse de la sainteté (un peu comme le savant qui, dans un protocole expéri-
mental, choisit de négliger un certain nombre de facteurs), et dans lequel il
rappelle qu'il aurait pu procéder autrement, est à cet égard caractéristique.
Mais, dans le foisonnement argumentatif de Choses humaines, trop humaines,
on peut toutefois distinguer deux lignes de force autour desquelles s'organise la
généalogie de l'allégement religieux :
B. Le nouvel évangile
3
Voir notamment, sur ce point, l'aphorisme 78 du Voyageur et son ombre : le christianisme a
« introduit le péché dans le monde. Or, la foi dans les remèdes qu'il offrait contre lui a été peu à
peu ébranlée jusqu'à sa racine la plus profonde : mais ce qui continue à exister, c'est, enseignée
et propagée par lui, la foi dans la maladie ». La véritable maladie n'est donc pas celle que le
christianisme prétend soigner, mais celle qu'il nous a transmise en prétendant nous soigner, et
cette maladie n'est autre que la « maladie de croire à la maladie » — ce qui explique qu'il soit
si difficile de se libérer du christianisme. Comme Nietzsche l'explique dans l'aphorisme 82 du
Voyageur et son ombre, on ne peut pas décider de s'affranchir d'une religion ou d'un parti,
encore moins décider de les « réfuter » : on constate simplement que les « attaches » qui nous
rivaient à ce parti ou à cette religion se sont relâchées.
136
Lragment 7 [7] de 1883. Cf. le fragment 36 [10] de 1885.
137
Aurore, Avant-propos, § 1.
III. L'innocence du devenir 137
Voir par exemple le fragment 7 [21] de 1883 : « Point de vue le plus important : parvenir à
/'innocence du devenir en excluant les finalités. Nécessité, causalité — rien de plus ! »
139
Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 8. Cf. le fragment 9 [91] de 1887 : en
imaginant quelqu'un qui aurait Γ « intention » de notre existence, de notre bonheur ou de notre
misère, « nous nous gâchons Vinnocence du devenir », nous posons l'existence de « quelqu'un
qui à travers nous et avec nous veut atteindre quelque chose » (cf. Crépuscule des idoles, « Les
quatre grandes erreurs », § 7).
140
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 27-28.
141
Sur ce point, voir notamment l'analyse de Victor Goldschmidt dans Le Système stoïcien et l'idée
de temps, Paris, Vrin, 1989, p. 145-151.
142
Fragment 11 [82] de 1887-1888. Cf. le fragment 11 [72] : « il faut que le devenir apparaisse
justifié à tout instant ».
138 III. L'innocence du devenir
qu'il devrait être — il devient même à chaque instant ce qu'il est, c'est-à-dire ce
qu'il doit être et ce qu'il ne peut pas ne pas être : la question même de ce que doit
être le monde, comme de ce que doit être un homme ou un arbre, devient ainsi
absurde 143 .
La reconnaissance de l'innocence du devenir passe donc par l'anéantissement
de toute aspiration idéaliste, de tout désir de juger et de condamner le monde tel
qu'il est au nom de ce qu'il n'est pas (et qu'il devrait être) : elle implique Y amor
fati, l'amour du réel en tant qu'il devient nécessairement ce qu'il est, c'est-à-dire
en tant qu'il le devient et en tant qu'il ne saurait devenir autre chose que ce qu'il
devient. Reconnaître cela, c'est éprouver une «joie » tragique, « épouvantable »
{schauerlich), dit Nietzsche, une joie qu'il est impossible selon lui de supporter
plus de cinq à six secondes, une certitude cosmique d'harmonie et de « contact
avec la nature tout entière » — un sentiment qui, par-delà toute émotion, est enco-
re « supérieur à l'amour » l44 . Cet acquiescement dionysiaque est le point culmi-
nant, le « hohe Punct » de la morale de Nietzsche 145 .
Or, l'aspiration à un tel acquiescement, à une telle justification du devenir
parcourt toute la philosophie de Nietzsche (y compris la métaphysique d'artiste),
mais elle se constitue en « doctrine » à partir de 1878, dans les aphorismes 101 à
107 de Choses humaines, trop humaines — en particulier dans l'aphorisme 107,
qui formule le « nouvel évangile » de l'innocence du devenir et de
l'irresponsabilité totale de l'homme .
1. Le contexte
143
Voir le fragment 11 [132] de 1887-1888. Nietzsche s'oppose ainsi à Kant, qui explique dans le §
17 de la Critique de la faculté de juger qu'on ne peut pas se représenter l'Idéal « d'une belle
demeure, d'un bel arbre, d'un beau jardin », mais que l'homme est « capable d'un Idéal de
beauté » et d'un « Idéal de perfection » (Paris, Vrin, 1989, p. 74).
144
Fragment 11 [337] de 1887-1888.
141
Voir l'aphorisme 277 du Gai savoir.
146
On souligne rarement l'importance de Choses humaines, trop humaines dans la constitution de
la doctrine nietzschéenne de l'innocence du devenir (mais on souligne rarement l'importance de
Choses humaines, trop humaines en général...) : Joan Stambaugh, par exemple, dans son article
« Thoughts on the Innocence of Becomming » (Nietzsche-Studien 14, 1985, p. 164-178) passe
directement des Considérations inactuelles à Ainsi parlait Zarathoustra. Voir néanmoins
l'article de Richard Wisser, « Nietzsches Lehre von der völligen Unverantwortlichkeit und
Unschuld Jedermannes » (Nietzsche-Studien 1, 1972, p. 147-172).
III. L'innocence du devenir 139
pas (ou plus) pourquoi nous agissons. Ainsi, plus la connaissance progresse,
moins l'homme se sent libre. L'esprit est donc d'autant plus libre qu'il sait que la
volonté ne l'est pas. Ce paradoxe est au cœur de la philosophie de l'esprit libre, et
il émerge dans un contexte philosophique bien particulier : la lecture d'auteurs
français comme Voltaire, par exemple, le dialogue avec Paul Rée et la critique de
Schopenhauer.
Dans son livre sur l'origine des sentiments moraux, Paul Rée fait la liste des
auteurs qui pensent que la volonté de l'homme n'est pas libre147. Il cite ainsi
Voltaire et le « doute ΧΙΠ » du Philosophe ignorant, dont Nietzsche possédait
une traduction allemande (qu'il lut sans doute et étudia avec ses amis de la villa
Rubinacci à Sorrente, en 1877)'48. Dans ce chapitre, intitulé « Suis-je libre ? »,
Voltaire revient sur la manière avec laquelle il s'est posé la question du libre
arbitre149. La proximité de sa démarche et de celle de Nietzsche est frappante.
Voltaire pose le problème au moyen d'une image : je suis libre au sens où je
ne suis pas en prison et où j'ai la clé de ma chambre — mais suis-je libre de vou-
loir ou de ne pas vouloir me jeter par la fenêtre ? Si la possibilité du suicide
atteste de ma liberté d'agir, elle ne prouve en rien ma liberté de vouloir. La thèse
de Voltaire est que la liberté réside dans la puissance, c'est-à-dire dans la capacité
de faire ce que l'on veut, mais que l'on ne saurait être libre de vouloir ce que l'on
veut, car une volonté libre est une contradiction dans les termes : c'est une
volonté qui n'aurait pas de raison de vouloir, donc qui ne voudrait pas. La
volonté, en tant qu'elle veut, c'est-à-dire en tant qu'elle procède d'un jugement et
d'une pensée, en tant qu'elle dépend d'une raison d'agir, est soumise au principe
de raison (tout comme le jugement et la pensée eux-mêmes). Voltaire assimile en
outre causalité et nécessité : si rien n'est sans raison et s'il n'y a pas d'effet sans
cause, si tout est nécessaire, alors mes pensées « entrent nécessairement dans
mon cerveau » (kommen nothwendig in mein Gehirn), et ma volonté découle
Rée mentionne Hobbes, Spinoza, Leibniz, Wolf, Hume, Priestley, Montaigne, Bayle, Collins,
d'Holbach, Lamarck, Voltaire, Schopenhauer, Mill, Tylor, Bain « et bien d'autres encore » {De
l'origine des sentiments moraux, trad. M.-F. Demet, Paris, PUF, 1982, p. 100-101).
Voltaire, Le Philosophe ignorant, « Doute XIII », in Les Œuvres complètes de Voltaire, sous la
direction d'U. Kölving, vol. 62, Oxford, The Voltaire Foundation/Taylor Institution, 1987,
p. 43-47. La traduction qui se trouvait dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche est conser-
vée à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar avec la cote C 686 : Geist aus Voltaire 's
Schriften, sein Leben und Wirken. Mit Voltaire's Bildniss, Stuttgart, F. Brodhag, 1837, p. 393-
396. Cette anthologie comprend une longue introduction (a Leben und Wirken », p. 1-119),
Candide (p. 121-288), Zadig (p. 289-366- puis un mélange de traités « sur la religion, la politi-
que et la philosophie » (p. 367-466). Sur les lectures des quatre pensionnaires de la villa
Rubinacci, voir notamment KGW IV/4, p. 27.
La position de Voltaire a considérablement évolué entre le chapitre 7 du Traité de métaphysique
et Le Philosophe ignorant : Voltaire croit de moins en moins au libre arbitre.
140 III. L'innocence du devenir
nécessairement de mes pensées : « Toutes les fois que je veux, ce ne peut être
qu'en vertu de mon jugement, bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc
ma volonté l'est aussi ». 11 serait étonnant, ajoute Voltaire, que l'homme, « un
petit animal haut de cinq pieds », ne soit pas soumis au principe de causalité alors
que la nature entière et toutes les étoiles le sont : Nietzsche dira dans Le Voyageur
et son ombre que la croyance au libre arbitre est la vanitas vanitatum, la « vanité
des vanités » de l'homme 150 .
La position de Voltaire est donc très claire : « Être véritablement libre, c'est
pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux
nécessairement ce q u e j e veux, autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce
qui est impossible ». Ma liberté consiste ainsi à marcher lorsque je veux marcher,
et non à avoir le dessein de marcher. Elle consiste à ne pas commettre une action
que mon entendement me représente comme nécessairement mauvaise, ou à maî-
triser une passion lorsque mon entendement me montre qu'elle est dangereuse :
« Nous pouvons réprimer nos passions, mais alors nous ne sommes pas plus libres
en réprimant nos désirs qu'en nous laissant entraîner à nos penchants ; car dans
l'un et dans l'autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée ; et cette
dernière idée est nécessaire ; donc je fais nécessairement ce qu'elle me dicte ».
La vérité est ainsi que l'homme « est en tout un être dépendant, comme la
nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres » —
Nietzsche affirmera, quant à lui, dans le Crépuscule des idoles : « On est néces-
saire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d'un tout, on est dans ce
tout» 1 5 1 . Or, si absolument tout est nécessaire, tout est absolument nécessaire :
Voltaire récuse l'idée d'une « nécessité morale », c'est-à-dire d'une nécessité qui
serait plus souple et moins contraignante que la nécessité physique, et qui serait
compatible avec une certaine liberté de la volonté. Si la reine d'Angleterre
n'arrache pas brutalement ses vêtements pour apparaître nue, sur son trône, dans
l'église où l'on célèbre son couronnement, ce n'est pas en vertu d'une nécessité
morale, dit Voltaire : « c'est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la
constitution des choses. T1 est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie, qu'il
est sûr qu'elle mourra un jour ». Le nécessitarisme voltairien est donc radical :
« La nécessité morale n'est qu'un mot ; tout ce qui se fait est absolument néces-
saire. T1 n'y a point de milieu entre la nécessité et le hasard : et vous savez qu'il
n'y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire ».
Définissant, à la suite de Locke, la liberté par la puissance (plus précisément
par la puissance d'agir), Voltaire récuse ainsi toute liberté de la volonté : seules
les actions sont libres, pour autant que nous sommes en mesure de les accomplir.
La force et l'originalité de cette position est qu'elle s'appuie à la fois sur une
considération de la nature, qui est entièrement soumise au principe de causalité, et
qui est par conséquent entièrement nécessaire, et sur une considération de la
volonté elle-même : vouloir librement signifierait vouloir sans raison, c'est-à-dire
vouloir sans autre raison que le vouloir lui-même (« Ich will weil ich will », « j e
veux parce que je veux »). Voltaire démontre ainsi dans le Dictionnaire philo-
sophique que vouloir librement reviendrait à « vouloir vouloir » — ce qui
représente, selon lui, une absurdité : « ne voyez-vous pas qu'il est ridicule de dire,
je veux vouloir ? »' 5 2 C'est donc à la fois parce que tout ce qui arrive est néces-
saire et parce que je ne peux vouloir sans raison que la liberté de la volonté est,
pour Voltaire, une illusion : « Votre volonté n'est pas libre, mais vos actions le
sont, déclare-t-il ; vous êtes libres de faire, quand vous avez le pouvoir de faire ».
Autre lecture déterminante (pour Nietzsche comme pour Paul Rée) sur la question
de la liberté de la volonté : Schopenhauer, et notamment Y Essai sur le libre
arbitre. Dans ce texte, Schopenhauer s'inspire de Kant et de la distinction kan-
tienne du « caractère empirique » et du « caractère intelligible » pour réfuter la
croyance au libre arbitre, tout en affirmant l'existence d'une liberté intelligible et
morale de l'homme.
Pour Nietzsche, Schopenhauer est « voltairien » lorsqu'il s'en tient aux
choses humaines, c'est-à-dire au caractère empirique de l'homme : avec ce
Schopenhauer-là (le Schopenhauer « vivant » : der lebendige Schopenhauer),
Nietzsche ne cesse de se reconnaître des affinités 153 . Le problème est qu'il y aun
autre Schopenhauer, le Schopenhauer métaphysicien qui, après avoir reconnu la
nécessité absolue des actions humaines, affirme la liberté intelligible de l'homme,
c'est-à-dire sa responsabilité morale.
La critique schopenhauérienne du libre arbitre se fonde sur une description du
« caractère » de l'homme : celui-ci est individuel, empirique, invariable et inné154.
À cause de ce caractère, un homme ne peut vouloir, à tel moment de son exis-
tence, qu'une seule chose, et tous ses choix sont absolument nécessaires. Un
homme qui pense qu'il a la liberté d'agir à sa guise se trompe donc complète-
ment : « C'est exactement comme si l'eau disait : "Je peux m'élever bruyamment
en hautes vagues (oui, certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) — je
peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans
le lit d'un torrent), — je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans
une cascade), — j e peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une
fontaine), — j e peux enfin m'évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de cha-
leur) ; et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré,
tranquille et limpide, dans le miroir du lac" »' 55 . Il y a ainsi, selon Schopenhauer,
une analogie entre les transformations de l'eau qui dépendent de « causes déter-
minantes » et les décisions de l'homme qui dépendent de « motifs particuliers » :
« Jusqu'à ce que les causes interviennent, écrit Schopenhauer, tout acte lui est
impossible : mais une fois qu'elles agissent sur lui il doit, aussi bien que l'eau,
agir comme l'exigent les circonstances correspondant à chaque cas ». C'est donc,
comme Voltaire, au nom du principe de raison et de causalité que Schopenhauer
récuse la liberté de la volonté : « Si l'on admet le libre arbitre, chaque action
humaine est un miracle inexplicable, un effet sans cause »' 56 .
Schopenhauer s'efforce ensuite, comme à son habitude, de donner une tour-
nure scolastique à son argumentation, en fondant sa critique du libre arbitre sur
une maxime de saint Thomas : Operari sequitur esse (« chaque être agit confor-
mément à son essence »)157. Cette loi, absolument universelle (« toutes les choses
du monde, sans exception », y sont soumises), doit être « également présente à
l'esprit du chimiste lorsqu'il étudie les corps en les soumettant à des réactifs, et à
celui de l'homme, quand il étudie ses semblables en les soumettant à diverses
épreuves » (Nietzsche reprendra cette analogie dans sa définition de la philoso-
phie comme « chimie des idées et des sentiments »). Que l'on étudie les réactions
des corps chimiques (comme l'eau) ou celles des hommes, la loi est toujours la
même : l'être agit et réagit conformément à son essence. C'est ainsi que le carac-
tère empirique d'un homme détermine nécessairement ses actions : il appartient,
selon les circonstances, aussi essentiellement et aussi nécessairement à tel homme
de se mettre en colère ou de garder son sang froid, de fuir ou de combattre, qu'à
l'eau de se transformer en glace ou de s'évaporer, de bouillonner ou de rester
calme. La notion de libre arbitre est donc contradictoire : elle suppose un operari
sans esse, « une existence sans essence, c'est-à-dire quelque chose qui est et qui
en même temps n'est rien, par conséquent qui n'est pas »' 58 . La conclusion de
Schopenhauer rappelle ainsi presque littéralement celle de Voltaire : « Tout ce qui
155
Ibid., p. 79-80.
156
Ibid., p. 85.
157
Ibid, p. 102.
158
Ibid, p. 103.
III. L'innocence du devenir 143
arrive, les plus petites choses comme les plus grandes, arrive nécessairement.
Quidquidfit, necessario fit»159.
Mais Schopenhauer ne s'en tient pas là : si le libre arbitre est une illusion, au
sens où je ne suis pas libre d'agir à ma guise et où je suis entièrement et
constamment déterminé par mon caractère empirique, je dispose néanmoins d'un
caractère et d'une liberté intelligibles — et si je suis assuré de la présence en moi
de cette liberté supérieure, c'est que je suis conscient de ma responsabilité
morale : après avoir écarté l'hypothèse du libre arbitre, Schopenhauer formule
une « autre vérité de fait attestée par la conscience », et consistant dans le « sen-
timent parfaitement clair et sûr de notre responsabilité morale, de l'imputabilité
de nos actes à nous-mêmes, sentiment qui repose sur cette conviction inébran-
lable, que nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos actions »' 60 .
Pour démontrer la compatibilité de la nécessité absolue des actions humaines
et de la liberté morale de l'homme, Schopenhauer renvoie à la distinction kan-
tienne du caractère empirique et du caractère intelligible de l'homme — distinc-
tion grâce à laquelle « se concilient la liberté et la nécessité »' 6 I . Schopenhauer
préserve ainsi la compossibilité des sciences physiques et de la morale : le monde
de l'expérience est entièrement nécessaire, mais les hommes restent moralement
responsables de ce qu'ils font. Schopenhauer formule sa thèse en reprenant le
principe de VOperari sequitur esse : la liberté, qui ne saurait résider dans
Voperari, doit résider dans l'esse. C'est, ajoute Schopenhauer, une « erreur fonda-
mentale » (un hystéron protéron) que « d'attribuer la nécessité à l'être et la liberté
à Γ action : c'est le contraire qui est le vrai ; dans Y être seul réside la liberté, mais
de l'esse et des motifs, Voperari résulte nécessairement, et c'est par ce que nous
r • • 162
jaisons que nous reconnaissons nous-memes ce que nous sommes » .
Si l'homme n'a aucune liberté d'agir, il est donc néanmoins libre dans son
être. Pour Schopenhauer, la volonté humaine est libre au sens où elle est « sans
raison » {grundlos), alors que l'action humaine est nécessaire au sens où elle est
soumise au principe de raison 163 . Au fond, l'homme est libre « comme volonté »
(als Wille), c'est-à-dire comme chose en soi, et nécessaire « comme représenta-
tion » (als Vorstellung), c'est-à-dire comme phénomène, comme objectivation de
la volonté. Schopenhauer interprète l'erreur du libre arbitre comme une confusion
de ces deux points de vue : on reconnaît 1' « absence de raison » de la volonté
dans le vouloir de l'homme (ce qui fait qu'on déclare la volonté libre et indépen-
dante), mais on oublie la « nécessité à laquelle est soumise chacune de ses mani-
festations »' 64 . Ainsi s'explique le « fait singulier » que l'homme, suivant la
perspective qu'il adopte sur lui-même, puisse se sentir tour à tour libre et totale-
159
Ibid., p. 85.
160
Ibid., p. 155.
161
Ibid., p. 106.
162
Ibid., p. 162.
163
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., § 23, p. 155.
164
Ibid., p. 156.
144 III. L'innocence du devenir
ΰ
Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, op.cit., p. 163.
166
À Sorrente, c'était d'ailleurs le plus souvent Paul Rée qui choisissait les textes qui étaient dis-
cutés lors des soirées de lecture de la villa Rubinacci
III. L'innocence du devenir 145
éprouve se souvient ou non du caractère nécessaire des actions humaines » 167 . Les
remords consistent précisément, pour Schopenhauer, à éprouver le sentiment de
notre responsabilité morale, c'est-à-dire le sentiment qui atteste la présence en
nous d'une liberté intelligible. Dire que les remords ne sont pas les mêmes selon
que l'on est conscient ou non de la nécessité des actions, c'est donc remettre en
cause la distinction même du caractère intelligible et du caractère empirique :
l'expérience qui, selon Schopenhauer, fournit un critère pour distinguer radicale-
ment le plan de la liberté morale et celui de la nécessité des actions, témoigne
désormais de la continuité et de la communication existant entre les deux plans.
Alors que pour Schopenhauer, savoir que l'on agit nécessairement ne change rien
au fait que l'on se sent responsable, pour Rée, savoir que l'on agit nécessairement
modifie le sentiment que l'on a de sa responsabilité — Nietzsche dira même, en
radicalisant l'analyse de Paul Rée, qu'être conscient de la nécessité des actions
supprime tout sentiment de responsabilité.
Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire comparait déjà l'homme à un
chien de chasse : s'il est vrai que l'homme a « mille idées métaphysiques » alors
que le chien n'a que quelques notions rudimentaires, l'homme n'est cependant
pas libre « autrement » que le chien, qui « a nécessairement la volonté de courir
quand il voit un lièvre, et le pouvoir de courir s'il n'a pas mal aux jambes »' 68 .
Comme le chien, l'homme n'est pas libre de vouloir ce qu'il veut (ou de penser ce
qu'il pense), mais seulement de faire ce qu'il fait : s'il y a sans doute une diffé-
rence de degré entre la liberté animale et la liberté humaine, il n'y a entre elles
aucune différence de nature. Rée reprend cet argument pour réfuter les partisans
du libre arbitre, qui n'attribuent la liberté du vouloir qu'aux hommes et la refusent
aux animaux : de même qu'un chien qui hésite à manger une nourriture interdite
« se décidera enfin à la manger si son appétit est plus grand que sa crainte du
châtiment » (sinon, il se retiendra de manger), de même un homme qui hésite à
suivre sa passion ou sa raison « finira par suivre sa passion dans le cas où celle-ci
agit plus puissamment sur lui que les représentations de la raison ; en cas
contraire, il suivra sa raison »' 69 . Comme le dit Voltaire, l'homme et le chien ne
font ainsi que suivre leur « dernière idée », c'est-à-dire celle qui a fini par
s'imposer à eux. Dans tous les cas, l'action est une conséquence nécessaire :
conséquence nécessaire du fait que l'appétit ou que la peur de la punition
170
Ibid., p. 102-103.
171
Ibid., p. 103.
172
Ibid., p. 104. À cette illusion engendrée par le remords, Paul Rée associe en outre la crainte des
conséquences que pourrait avoir cette doctrine de la « servitude de la volonté ». On a peur que
ceux que l'on a châtiés ne disent : « pourquoi me châtier ? Je n'ai pu agir autrement », ou que la
« canaille » ne s'exclame : « si tout est nécessaire, alors, suivant nos instincts, nous volerons,
pillerons et assassinerons » — la réponse logique à de tels propos est, selon Rée, que le châti-
ment est lui aussi nécessaire, afin que, par crainte du châtiment, on ait « une raison de s'abstenir
de telles actions » (ce qui rendrait cette abstention nécessaire). Nietzsche reprendra ces ques-
tions dans l'aphorisme 23 du Voyageur et son ombre, intitulé « Si les partisans du libre arbitre
ont le droit de punir ? »
III. L'innocence du devenir 147
d'autre, comme le dit Schopenhauer, car il ne croit pas en une liberté et en une
responsabilité de Y esse) — mais dans les mêmes circonstances et en présence des
mêmes causes, je ne pouvais agir que comme je l'ai fait. Ce que Paul Rée critique
dans la croyance en la « liberté de l'esprit », en la « faculté de résister aux pas-
sions » ou en la « liberté morale », c'est donc que l'on y oublie que, « lorsque
quelqu'un a choisi une chose parmi plusieurs, son choix a été provoqué par des
causes qui ont elles-mêmes des causes précises et que donc ce choix a obéi à une
nécessité ; que, de la même manière, lorsque quelqu'un a résisté à ses passions,
cette résistance est aussi le résultat de certaines causes et qu'elle est donc aussi
173
nécessaire » : Rée retrouve ainsi (presque littéralement) la radicalité du néces-
sitarisme voltairien. Si l'homme a bien la faculté de choisir telle action plutôt que
telle autre, son choix n'en reste pas moins entièrement nécessaire.
Mais si les remords sont « différents » selon que l'on est convaincu ou non de la
« servitude de la volonté » (Gebundenheit des Willens), c'est que l'on peut regret-
ter de ne pas avoir agi autrement sans croire, pour autant, qu'on aurait pu le faire
— et même en sachant que l'on ne pouvait pas le faire. Après avoir montré que le
remords suscite habituellement l'illusion d'un «j'aurais pu agir autrement », Rée
aborde le cas, beaucoup plus rare, où le remords perd son « aiguillon » parce qu'il
est associé à la conviction que toutes les actions sont nécessaires. C'est donc très
précisément le cas de Schopenhauer lui-même, qui fait l'expérience du remords
tout en affirmant l'absolue nécessité de Yoperari : « Admettons par exemple que
Macbeth comprenne que le degré de sentiment égoïste présent en lui au moment
de son action a été la raison suffisante du meurtre : il ne s'apparaîtra donc pas à
lui-même comme condamnable d'avoir commis cet acte, bien qu'il eût pu ne pas
le commettre, mais parce qu'il a un tempérament tel qu'il peut en résulter de
telles actions »' 74 . Dès lors, le remords de Macbeth ne doit plus être associé au
crime qu'il a commis, « mais à sa naissance, non plus à Yoperari, mais à Y esse,
au fait qu'en tant qu'homme, il est tel ».
Rée reprend ici explicitement la terminologie scolastique de Y Essai sur le
libre arbitre. La proximité de son analyse avec celle de l'aphorisme 117 de
Choses humaines, trop humaines est, par ailleurs, saisissante : de même que le
mépris de soi a perdu son aiguillon le plus acéré, selon Nietzsche, depuis que le
chrétien ne se sent plus méprisable en tant qu'individu mais en tant qu'homme en
général, de même, selon Paul Rée, le remords perd son aiguillon lorsqu'on
comprend que ce n'est pas pour tel acte que l'on est condamnable, mais pour ce
que l'on est « en tant qu'homme », depuis la naissance.
Dans Le Fondement de la morale, Schopenhauer écrivait à propos de
l'homme qui se sent coupable : « c'est d'être tel qu'il se révèle par son acte, et de
n'être pas un autre, c'est là ce dont il se sent responsable : le point sensible à
l'aiguillon de la conscience, c'est dans Yesse qu'il se trouve » ; « c'est à l'esse
173
Ibid., p. 104-105.
174
Ibid., p. 107.
148 III. L ' i n n o c e n c e du devenir
que la conscience s'en prend : Voperari n'est que l'occasion de ses reproches »175.
Paul Rée considère quant à lui que les remords « conservent leur aiguillon parce
que l'on présuppose, sans y réfléchir, la liberté de la volonté » 76. Si, chez
Schopenhauer, la critique du libre arbitre permet à l'aiguillon du remords de
pénétrer un peu plus profondément dans la conscience, Paul Rée semble penser
qu'une telle critique émousse cet aiguillon et rend la vie plus légère.
Le remords ne saurait donc s'attacher à Voperari, mais seulement à l'esse : si
nous sommes blâmables et condamnables, ce n'est pas pour ce que nous faisons,
mais pour ce que nous sommes (puisque c'est ce que nous sommes qui détermine
nécessairement ce que nous faisons : operari sequitur esse). Or, et c'est ici que
Rée se démarque définitivement de Schopenhauer, ce n'est pas parce que nos
remords portent sur ce que nous sommes, et non sur ce que nous faisons, que nous
sommes libres et responsables de ce que nous sommes, alors que nous ne le som-
mes pas de ce que nous faisons. En effet, si nous ne pouvons pas agir autrement
que nous le faisons, nous ne pouvons pas davantage être autrement que nous le
sommes : « nous ne sommes pas responsables de ce caractère inné qui est le
nôtre, explique Paul Rée ; nos remords ne sont pas un regret qui serait provoqué
par le fait que nous avons choisi, en vertu de cette liberté intelligible, ce caractère
plutôt qu'un autre, meilleur» 177 . Rée ne croit pas au mythe d'Er, dans lequel
Schopenhauer voyait une préfiguration de sa propre philosophie, et une sorte
178
d'approximation mythique de la théorie kantienne des deux caractères .
Pour Paul Rée, les remords ne sont pas la preuve de notre liberté morale ou
intelligible : ils sont engendrés par Yhabitude que nous avons prise d ' « associer
les actions égoïstes, par exemple le meurtre, avec la représentation de ce qui est
blâmable ou condamnable » l79 — habitude qui, en tant que telle, n'est plus perçue
par la conscience : « Un être donc qui éprouve le sentiment que son caractère, son
esse, est condamnable ne remarque naturellement pas que ce sentiment est fondé
sur l'habitude »' 80 . Paul Rée ajoute que les remords d'un homme qui prend
conscience de cette habitude seront certes atténués, mais qu'ils ne disparaîtront
pas totalement : « l'habitude d'associer les actions égoïstes à la représentation de
ce qui est condamnable peut être si forte que la réflexion [...] n'aura que peu de
prise sur cette habitude et ne pourra détruire l'association établie entre la
représentation d'une action égoïste et la représentation de ce qui est condam-
nable »' 8 I . Cette analyse rappelle l'analyse nietzschéenne du « besoin métaphysi-
3
Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. Burdeau, Paris, Librairie Générale Française,
1991, p. 118.
176
Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 106.
177
Ibid., p. 107.
178
Voir la « Remarque » du chapitre 10 du Fondement de la morale, op. cit., p. 118-120.
Paul Rée, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 107. Les deux premiers chapitres de
De l'origine des sentiments moraux sont consacrés à cette question.
180
Ibid., p. 108.
181
Ibid., p. 108-109.
III. L'innocence du devenir 149
2. La critique de Schopenhauer
À l'affirmation de la nécessité absolue des actions, Paul Rée ajoute ainsi celle de
la servitude absolue de la volonté — servitude qui rend l'homme totalement
182
Ibid.,p. 109.
183
Ibid., p. 109-110.
184
Ibid., p. 112.
185
Id.
150 III. L'innocence du devenir
C'est Paul-Laurent Assoun qui parle de « développement » : voir Paul Rée, De l'origine des
sentiments morata, op. cit., p. 223-226 (note [18]).
187
Fragment 19 [39] de 1876.
188
Comme en témoigne, par exemple, cette formule : « nos remords [Gewissensbisse] ne sont pas
un regret [Reue] qui serait provoqué par le fait que nous avons choisi, en vertu de cette liberté
intelligible, ce caractère plutôt que tel autre, meilleur » {De l'origine des sentiments moraux, op.
cit., p. 107).
189
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., § 55, p. 377. Sur
cette question du « regret », voir également le chapitre XLVII des Suppléments, p. 1358-1360.
III. L'innocence du devenir 151
raison de l'être : mais ce n'est pas parce qu'un acte me met de mauvaise humeur
et que je me sens coupable de ce que j'ai fait, donc que je me sens libre d'être ce
qui m'a poussé à agir ainsi, q u e j e suis réellement libre et coupable. Le sentiment,
le cœur, comme le dit souvent Nietzsche, peut être corrompu.
Nietzsche oppose donc à Schopenhauer une doctrine nouvelle : celle de la
« totale irresponsabilité », qu'il formule pour la première fois dans un fragment
de 1876 : « Personne n'est responsable de ses actes, personne ne l'est de son être :
juger revient à être injuste. C'est vrai aussi quand c'est l'individu qui se juge lui-
même »' 90 . Nietzsche retrouve ainsi l'un des thèmes du fragment 9 [1] de 1875 :
« Tous les jugements sur la valeur de la vie sont-ils de ce fait faux et illogiques :
il s'ensuivrait alors que l'on ne devrait porter aucun jugement ? Mais si seulement
on pouvait vivre sans évaluer, sans éprouver d'aversion ou de penchant ! » C'est
ce que Nietzsche appelle la « nécessité d'être injuste »' 9I : on ne peut juger sans
être injuste, mais il semble que l'on ne puisse vivre sans juger.
Ces réflexions nous conduisent à l'aphorisme 39 de Choses humaines, trop
humaines, dans lequel Nietzsche développe l'analyse de Paul Rée et lui donne la
dimension d'une véritable généalogie. 11 distingue ainsi les grandes phases de
l'histoire des sentiments moraux, histoire qu'il interprète comme « l'histoire
d'une erreur, l'erreur de la responsabilité : laquelle repose sur l'erreur de la liberté
de la volonté ».
La première phase est celle des effets : « On commence par dire bonnes ou
mauvaises des actions prises séparément sans regarder à leurs motifs, mais uni-
quement en raison de leurs conséquences bonnes ou nuisibles » ; la seconde phase
est celle des actions : « Mais on oublie bien vite l'origine de ces désignations et
l'on s'imagine que la qualité de "bonnes" ou "mauvaises" est inhérente aux
actions en soi, indépendamment de leurs conséquences : épousant la même erreur
qui fait que le langage qualifie la pierre elle-même de dure, l'arbre lui-même de
vert — c'est-à-dire prenant pour la cause ce qui est l'effet » ; la troisième phase
est celle des motifs : « Ensuite on introduit la qualité bonne ou mauvaise dans les
motifs eux-mêmes et ce sont les actes en soi que l'on considère comme morale-
ment ambigus » ; la quatrième et dernière phase est celle de Y être lui-même (c'est
la phase schopenhauérienne) : « Allant plus loin, on attribue le prédicat bon ou
mauvais non plus au motif isolé, mais à l'être même d'un individu tout entier, qui
produit le motif comme le sol la plante ». L'inculpation de l'homme est ainsi de
plus en plus radicale : « on rend l'homme successivement responsable des effets
qu'il provoque, puis de ses actions, puis de ses motifs et enfin de son être
même ». Chaque fois qu'une étape est franchie, le sentiment de responsabilité est
plus intérieur et plus essentiel— jusqu'au moment où l'on comprend que la
nécessité qui gouverne les effets, les actions et les motifs s'étend aussi à l'être :
« On finit alors par découvrir que cet être ne peut pas être responsable non plus,
dans la mesure où il n'est rien que conséquence nécessaire et résultat d'un enche-
190
Fragment 19 [36] de 1876.
191
Voir l'aphorisme 32 de Choses humaines, trop humaines.
III. L'innocence du devenir 153
199
Le Gai savoir, aphorisme 290.
200
Kundera retrouve cette idée d'une stylisation de soi dans L'insoutenable légèreté de l'être,
lorsqu'il observe (à propos d'Anna Karénine) que les vies humaines sont « composées comme
une partition musicale. L'homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l'événement fortuit
(une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s'inscrire dans
la partition de la vie » {op. cit., p. 81).
III. L'innocence du devenir 159
Mais avant de se sentir libre de devenir ce qu'il est (c'est-à-dire de se créer lui-
même), l'homme doit apprendre à ne plus se sentir libre d'être ce qu'il est (c'est-
à-dire responsable de ce qu'on l'a habitué à croire qu'il était). Les aphorismes 99
à 107 de Choses humaines, trop humaines sont ainsi consacrés à la doctrine de
l'irresponsabilité totale de l'homme et de l'innocence du devenir : c'est une étape
essentielle dans le développement de la philosophie de Nietzsche.
qui fait dire à Nietzsche, dans Choses humaines, trop humaines, que « la plupart
des hommes sont bien trop occupés d'eux-mêmes pour être méchants »209.
Or, c'est précisément cette idée d'une méchanceté désintéressée que conteste
Nietzsche : de même qu'il n'y a pas d'amour désintéressé, de même il ne saurait y
avoir de haine ou de méchanceté désintéressée. La notion même de sentiment ou
d'action désintéressés est pour Nietzsche, on l'a vu, totalement chimérique : au-
cun ego, qu'il soit bon ou mauvais, ne peut agir sans ego. 11 n'y a donc pas plus
de méchanceté pure que d'amour pur, et toute méchanceté reste fondamentale-
ment égoïste.
Mais dire que les « mauvaises actions » sont « motivées » (motivirt), dire que
ces actions sont intéressées et égoïstes, c'est dire qu'elles sont nécessaires. Criti-
quer la croyance à la méchanceté, c'est critiquer la croyance à la liberté de la
volonté : le « méchant », c'est d'abord celui qui nous a fait souffrir et dont on
s'imagine « qu'il n'aurait tenu qu'à son bon plaisir de ne pas nous faire ce mal »
(« alors que nous en voulons beaucoup moins à un animal, remarque Nietzsche,
parce que nous le considérons comme irresponsable »). Or, pour Nietzsche com-
me pour Voltaire ou pour Rée, l'homme n'est pas plus libre et responsable que
l'animal : c'est-à-dire, ici, qu'il n'est pas moins égoïste et intéressé. La «joie de
nuire » n'est donc pas plus diabolique que la compassion n'est divine : pour re-
prendre les termes de Schopenhauer lui-même, elle est « humaine » 0menschlich),
voire « bestiale » (tierisch), comme tout ce qui relève de l'égoïsme.
Nietzsche formule clairement cette thèse dans l'aphorisme 103 de Choses
humaines, trop humaines, intitulé « Ce qu'il y a d'innocent dans la méchan-
ceté » : « La méchanceté n'a pas pour but le mal d'autrui pour lui-même, mais
notre propre jouissance, celle par exemple d'un sentiment de vengeance ou d'une
excitation nerveuse plus intense. La moindre taquinerie suffit à montrer quel plai-
sir on éprouve à exercer sa puissance sur l'autre et à en tirer le sentiment stimu-
lant de sa supériorité ». Comme dans l'ascétisme, Nietzsche reconnaît dans la
méchanceté une manifestation de la volonté de puissance et de la soif de dominer.
11 n'y a donc rien de diabolique dans la « joie de nuire » (Nietzsche s'oppose ici
explicitement à Schopenhauer), pas plus que dans le plaisir que nous prenons, en
pleine nature, « à briser les branches, arracher des pierres, nous battre avec des
bêtes sauvages » : ce sont là des « choses humaines, trop humaines ». En d'autres
termes, la souffrance d'autrui n'est pas le but en soi de la méchanceté, mais un
moyen d'accéder à sa propre jouissance, c'est-à-dire au plaisir d'exercer sa puis-
sance et de se sentir supérieur. Les éléments de la méchanceté rappellent donc
paradoxalement ceux de la sainteté et de l'ascétisme : soif de jouissance, ven-
geance, plaisir de l'émotion pour elle-même (« excitation nerveuse plus inten-
se »), volonté et sentiment de puissance, plaisir du combat, désir de prendre cons-
cience de sa propre force. Les ressemblances sont saisissantes, au point que le
méchant semble être un saint qui aurait mal tourné, ou plutôt que le saint semble
être un méchant qui n'exerce pas sa méchanceté sur les autres mais sur lui-même :
bon lui semble), comme Archélaos le tyran qui agit injustement et impunément,
ne fait pas forcément ce qu'il veut (au sens où, précisément, seul celui qui sait ce
qui est bon et qui sait ce qu'il veut fait ce qu'il veut en faisant ce qui lui semble
bon). Platon ne dirait donc pas que « quoi que l'homme fasse, il fait toujours le
bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon », mais que seul le philosophe fait « tou-
jours le bien, c'est-à-dire ce qui lui semble bon ».
Nietzsche fait donc un contresens sur le « kakos ekôn oudeis », en confondant
deux grandes thèses platoniciennes : l'homme ne peut vouloir que le bien ;
l'homme ne peut faire que ce qui lui semble bon. Mais cette confusion est pleine
de sens, car elle montre que Nietzsche ne cite ici Platon que pour s'opposer à
Schopenhauer. Ce qui compte pour lui, c'est que l'homme ne puisse faire autre
chose que ce qui lui semble bon. C'est parce qu'il s'en prend à l'interprétation
schopenhauérienne de la méchanceté pure et de la « joie de nuire » que Nietzsche
néglige la distinction platonicienne entre faire le bien et faire ce qui semble bon
— c'est plus précisément parce qu'il veut montrer qu'aucun homme ne peut cor-
respondre au méchant schopenhauérien, c'est-à-dire à un individu qui, en faisant
le mal, fait ce qui lui semble mauvais, que Nietzsche en vient à dire, comme Pla-
ton, que tout homme ne peut faire que ce qui lui semble bon, et contrairement à
Platon, que tout homme, puisqu'il ne fait que ce qui lui semble bon, fait toujours
le bien. Si nul n'est méchant volontairement, comme le dit Platon, et si l'on défi-
nit la méchanceté, non plus comme Platon, mais comme Schopenhauer (c'est-à-
dire en un sens où l'on ne peut être méchant que volontairement), alors nul n'est
méchant et l'homme agit toujours bien.
La référence à l'intellectualisme socratique permet donc à Nietzsche, par delà
l'abîme qui sépare la philosophie de l'esprit libre et la morale platonicienne, de
montrer que le méchant est un homme comme les autres : il ne fait que ce qui lui
semble bon. Pour autant qu'il agit égoïstement, c'est-à-dire qu'il cherche son
plaisir et sa conservation, il agit toujours bien.
c. Intelligence et méchanceté
l'humanité, dit Nietzsche, y montre pour une fois à découvert des formations
profondes qui restent d'habitude cachées ». Ces êtres nous révèlent « ce que nous
fûmes tous et nous font reculer d'effroi : mais eux-mêmes ne sont pas plus
responsables que ne l'est un morceau de granit d'être granit ». La généalogie est
une géologie et une paléontologie du devenir : « Il doit aussi se trouver dans notre
cerveau des stries et circonvolutions qui correspondent à cette mentalité, comme
il se trouverait des vestiges rappelant le poisson dans la forme de certains organes
humains ». La méchanceté apparente de certains individus correspond donc à des
stries et circonvolutions qui ont « cessé d'être le lit qu'emprunte le flot de nos
sentiments ». C'est parce que certaines cultures sont mortes que les hommes en
qui elles se sont sédimentées nous semblent cruels : si elles étaient encore vivan-
tes, le comportement de ces individus nous semblerait parfaitement innocent
(c'est-à-dire parfaitement égoïste). C'est donc parce que nous n'avons pas assez
voyagé, au sens de cet art du voyage que Nietzsche célèbre dans Opinions et sen-
tences mêlées, art qui consiste à redécouvrir dans les « aventures vagabondes » de
l'humanité les multiples cristallisations d'un « ego en devenir et métamorpho-
sé »231, que nous voyons de la méchanceté chez des individus qui sont simple-
ment égoïstes, et qui ne sont pas plus égoïstes que nous mais dont l'égoïsme est
totalement anachronique.
fait », ajoute Nietzsche), au point que « nous nous sentons presque aussi libres et
irresponsables envers lui qu'envers plantes et pierres ». Nietzsche retrouve ainsi,
une nouvelle fois, l'analyse du fragment 9 [1] de 1875, dans lequel il remarquait
que la valeur de la vie consiste « pour l'homme de nature active en ceci qu'il se
considère comme plus important que le monde : et qu'il prenne si peu de part aux
autres êtres, cela est dû à son grand manque d'imagination, de telle sorte qu'il est
incapable de se mettre à la place d'autres êtres ». Ce grand manque d'imagination
(große Mangel an Phantasie) relève de ce que Nietzsche appelle Γ « erreur sur la
vie nécessaire à la vie » : cette erreur qui fait que l'on croit à la valeur de la vie
fait donc également que l'on croit en la méchanceté de certains hommes ou que
l'on passe soi-même pour quelqu'un de méchant. Parce qu'on n ' a pas
l'intelligence ni l'imagination nécessaires pour se mettre réellement à la place de
l'autre et comprendre qu'il souffre, on se montre dur et cruel envers lui — ou on
le trouve dur et cruel envers les autres. L' « étroitesse de la tête et du cœur » (pour
reprendre une formule du fragment 9 [1] de 1875) explique donc à la fois que
nous puissions être méchants aux yeux des autres et que les autres soient
méchants à nos yeux. L'égoïsme est ainsi, non seulement ce qu'on prend pour de
la méchanceté, mais encore ce qui fait que l'on prend l'égoïsme des autres pour
de la méchanceté.
La « lutte pour la vie » et la « lutte pour le plaisir » que mène chaque individu
peut donc être interprétée, selon les cas (c'est-à-dire selon le degré d'intelligence
de cet individu), dans le sens de la bonté ou dans celui de la méchanceté : il n'en
reste pas moins que cette lutte, si on l'envisage en elle-même, est totalement
nécessaire et foncièrement innocente 233 . Tout ce qui passe pour de la méchanceté,
Nietzsche le dit à différentes reprises, est en fait de la légitime défense.
Reconnaître qu'un homme était en état de légitime défense lorsqu'il a agi,
c'est reconnaître que, pour survivre, il ne pouvait agir autrement : l'homme est
donc innocenté car on considère que son action lui a été dictée par la nécessité
(Noth). La critique de l'illusion de la liberté devrait ainsi nous inciter à adopter
sur l'ensemble des actions humaines le point de vue de la légitime défense, puis-
que ces actions sont toutes entièrement nécessaires — en particulier celles que
l'on dit « mauvaises » et qui ne sont qu'égoïstes : « Si l'on admet d'une façon
générale la moralité de la légitime défense, il faudra admettre aussi à peu près
toutes les manifestations de l'égoïsme dit immoral : on fait du mal, on vole et on
tue pour assurer sa conservation ou sa protection, pour parer à un désastre per-
sonnel ; on ment chaque fois que la ruse et la dissimulation sont le bon moyen de
garantir sa conservation ».
233
Ibid., aphorisme 104.
III. L'innocence du devenir 169
Voir par exemple le fragment 29 [4] de 1873, dans lequel on trouve la formule : « Alle Lügen
sindNothlügen » (« tous les mensonges sont des mensonges nécessaires »).
23
' Platon, La République, III, 382c, in Œuvres complètes, I, trad. L. Robin, op. cit., p. 933.
236
Ibid., 414b-415d, p. 975-976.
237
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 10.
170 III. L'innocence du devenir
238
Fragment 29 [2] de 1873. Cf. le fragment 29 [1],
239
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 40.
240
Comme en témoigne une variante de la fin de l'aphorisme 104 de Choses humaines, trop
humaines : avant d'écrire « on ment chaque fois que la ruse et la dissimulation sont le bon
moyen de garantir la conservation », Nietzsche avait écrit « (par exemple dans le mensonge
nécessaire tel que le décrit Schopenhauer). Mais où est alors l'immoralité ? » (cette variante se
trouve dans le Druckmanuskript, le manuscrit pour l'impression : voir KGW IV/4, p. 185).
Schopenhauer, Le Fondement de la morale, op. cit., p. 174.
III. L'innocence du devenir 171
242
Ibid.,p. 174-175.
243
Schopenhauer a d'ailleurs des mots très durs sur la condamnation kantienne du mensonge :
« Les raisonnements dont Kant a fourni la matière, et dont on se sert dans bien des manuels,
pour démontrer l'illégitimité du mensonge, en la déduisant de notre faculté de parler, sont d'une
platitude, d'une puérilité, d'une fadeur à vous tenter d'aller, pour le seul plaisir de les narguer,
vous jeter dans les bras du diable, disant avec Talleyrand : "L'homme a reçu la parole pour pou-
voir cacher sa pensée" » (ibid., p. 177-178).
244
Ibid., p. m .
241
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 104.
172 III. L'innocence du devenir
sion »246. Or, pour Nietzsche, nous ne pouvons pas nous libérer complètement de
cette incompréhension (Unverständniss) enfantine (nous ne pouvons jamais
« apprendre tout à fait » que l'autre souffre) : « quelle n'est pas la différence qui
subsiste toujours entre une rage de dents et la souffrance (pitié) que provoque la
vue de la rage de dents ! »247 II faut donc conclure que « dans le mal que l'on fait
prétendument par méchanceté, le degré de douleur produit nous est inconnu dans
tous les cas ; mais dans la mesure où un plaisir accompagne l'action (sentiment de
sa propre puissance, de l'intensité de sa propre émotion), l'action se fait pour
conserver le bien-être de l'individu et se trouve par là ramenée au même point de
vue que la légitime défense, que le mensonge nécessaire ».
Nietzsche le disait déjà dans le fragment 9 [1] de 1875 : il est impossible de
s'affranchir totalement de Γ « étroitesse de la tête et du cœur », car c'est cette
étroitesse qui, en nous entourant d'un horizon de pensées et de sentiments, nous
permet de nous affirmer et de croire en la valeur de la vie. Or, c'est aussi cette
étroitesse qui fait que nous passons pour méchants aux yeux des autres, ou que
les autres nous semblent méchants — mais c'est cette étroitesse encore qui fait
que nous ne pouvons pas être méchants : si, en nous empêchant de comprendre
vraiment la souffrance d'autrui, elle nous empêche d'accéder à l'amour pur et à la
pitié, au sens schopenhauérien du terme, c'est-à-dire de souffrir de la souffrance
d'autrui, elle nous empêche aussi, en effet, de jouir de cette souffrance en elle-
même (comme une « souffrance en soi »), et de tomber ainsi dans la méchanceté
pure et dans la « joie de nuire ».
Ainsi, lorsqu'on prend plaisir à faire souffrir quelqu'un, la seule chose qui
compte vraiment (au sens où c'est la seule chose dont on ait vraiment conscien-
ce), ce n'est pas la souffrance de l'autre (que nous ne percevons toujours que très
faiblement) mais le plaisir qu'on y prend (plaisir non pas de voir souffrir l'autre,
mais, à l'occasion de cette souffrance, de sentir sa propre puissance, de sentir
Γ « intensité de sa propre émotion »), et ce plaisir montre que le seul objectif que
l'individu poursuive ainsi est la conservation de son propre bien-être. T1 est donc
en situation de légitime défense : ce qu'il fait ne procède pas d'une quelconque
méchanceté, mais de la lutte pour la vie — et l'on ne saurait être condamné de
devoir se battre pour vivre.
246
Ibid., aphorisme 101.
247
Ibid., aphorisme 104. Kundera pense le contraire : « Il n'est rien de plus lourd que la compas-
sion. Même notre propre douleur n'est pas aussi lourde que la douleur coressentie avec un autre,
pour un autre, à la place d'un autre, multipliée par l'imagination, prolongée dans des centaines
d'échos » (op. cit., p. 53).
III. L'innocence du devenir 173
248
Leibniz, Discours de métaphysique, ch.XIII, Paris, Vrin, 1986, p. 42-46. Leibniz distingue ainsi
le « nécessaire » et le « certain » : « quoyque Dieu choisisse tousjours le meilleur asseurement,
cela n'empeche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en luy même, bien
qu'il n'arrivera point, car ce n'est pas son impossibilité, mais son imperfection, qui le fait rejet-
ter. Or rien est necessaire dont l'opposé est possible ».
249
C'est le cas, notamment, dans l'aphorisme 105 de Choses humaines, trop humaines.
174 III. L'innocence du devenir
réponse logique à cela serait : je te châtie pour que tu n'agisses plus de même à
l'avenir et que, par crainte du châtiment, tu aies une raison de t'abstenir de telles
actions >>251. Il ne s'agit donc pas de ne plus punir (ou de ne plus récompenser)
mais de punir et de récompenser autrement : « celui qui est puni ne mérite pas la
punition, dit Nietzsche : on ne se sert de lui que comme d ' u n moyen
d'intimidation pour empêcher à l'avenir certains actes ; celui que l'on récompense
ne mérite pas davantage sa récompense : il ne pouvait en effet agir autrement
qu'il n'a agi ». La peine et la récompense ne visent plus ainsi à sanctionner
l'action d'un individu, mais à encourager la communauté à agir d'une certaine
manière et à la dissuader d'agir autrement : « Ni la peine ni la récompense ne sont
choses qui reviennent à l'individu comme lui appartenant en propre ; elles lui
sont données pour des raisons d'utilité, sans qu'il ait à y prétendre avec justice ».
Il s'agit donc avant tout de fournir des motifs — c'est pourquoi il n'est pas
question de supprimer la peine et la récompense, mais de les réinterpréter : « Si
peine et récompense disparaissaient, du même coup disparaîtraient les motifs les
plus puissants qui détournent de certaines actions et poussent à certaines autres ;
l'intérêt de l'humanité en exige la perpétuation ; et pour autant que peine et
récompense, que blâme et éloge ont sur la vanité l'effet le plus sensible, ce même
intérêt exige aussi la perpétuation de la vanité ». Le défi que la justice doit désor-
mais relever est ainsi pour Nietzsche de concilier la perpétuation de la punition et
de la récompense avec la doctrine de l'irresponsabilité totale : comment pousser
l'homme à certaines actions et le détourner d'autres actions, comment
l'encourager et l'intimider sans lui faire croire qu'il est libre et responsable d'agir
comme il le fait ?
3
Paul Rèe, De l'origine des sentiments moraux, op. cit., p. 105.
232
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 23.
253
Cf. les fragments 42 [54] et 42 [65] de 1879.
176 III. L'innocence du devenir
arbitre : « On punit à vrai dire la liberté de la volonté », dit Nietzsche 254 . C'est
« le bon plaisir le plus total » {das vollendete Belieben) qui se trouve sanctionné :
« Le criminel sera donc puni parce qu'il aura fait usage de son "libre" arbitre,
c'est-à-dire parce qu'il aura agi sans motif, là où il aurait dû agir pour quelque
motif. Mais pourquoi a-t-il fait cela ? Voilà justement ce que l'on n'a plus le droit
de demander >>255. On punit ainsi « un acte sans "pourquoi", sans motif, sans ori-
gine, quelque chose qui est aussi bien dénué de but que de raison ». Autrement
dit, ce que l'on punit, c'est le fait d'avoir agi arbitrairement alors que l'on avait
de bonnes raisons d'agir autrement. Mais si l'on punit quelqu'un qui a agi arbi-
trairement, on ne punit plus quelqu'un qui a « agi pour certains motifs » : on viole
ainsi le principe même de toute punition. La doctrine du libre arbitre enlève bien à
ses partisans le droit de punir.
Les principes des partisans du libre arbitre relèvent donc d'une « très bizarre
mythologie conceptuelle » : « la poule qui les a fait éclore a couvé ses œufs bien
loin de toute réalité », dit Nietzsche. Cette mythologie plonge en effet la justice
dans une antinomie insurmontable : on ne peut pas punir quelqu'un qui a agi pour
certains motifs, c'est-à-dire quelqu'un qui a agi nécessairement, car on ne punit
pas quelqu'un qui ne peut pas agir autrement ; mais on ne peut pas non plus punir
quelqu'un qui aurait été libre d'agir, car il aurait alors agi sans motifs, et l'on ne
punit pas quelqu'un qui agit sans intention ni raison. La punition « rétributive »,
c'est-à-dire la punition en tant qu'elle vient sanctionner une faute, est donc une
idée absurde, au sens où l'on ne saurait mériter d'être puni — et l'on peut montrer
cette absurdité aussi bien en adoptant le point de vue de l'irresponsabilité totale
qu'en adoptant celui du libre arbitre : que l'on croie ou non au libre arbitre, il est
absurde de vouloir punir un homme sous prétexte que celui-ci mériterait qu'on le
punisse (en revanche, il est tout à fait raisonnable de le punir pour le dissuader et
pour dissuader ses concitoyens d'agir comme il a agi). T1 n'est donc, finalement,
même pas nécessaire de prouver que la liberté est une illusion pour montrer
l'innocence de l'homme et du devenir.
Nietzsche en vient ainsi à réfléchir à une autre forme de justice, qui ne serait
pas une justice vengeresse (strafende Gerechtigkeit), c'est-à-dire une justice qui
châtie, mais une justice qui instruit et qui enseigne (eine belehrende Gerechtig-
keit). L'émergence de cette nouvelle justice devrait entraîner un vaste
« adoucissement des mœurs » {Milderung der Sitten)256 et un formidable allége-
ment de la vie : les peines ne seraient plus des punitions (ni même des mesures
d'intimidation) mais de « simples moyens mnémotechniques » pour se souvenir
de ce <|u'il ne faut pas faire et pour imprimer, « graver le motif avec assez de
force » , pour l'ancrer dans la mémoire (punir, c'est forger un « souvenir »). T1
s'agirait de favoriser la création et l'assimilation de « motifs » : plus l'homme a
254
Fragment 42 [66] de 1879.
233
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 23.
256
Fragments 42 [56] et 42 [61] de 1879.
257
Fragment 42 [62] de 1879.
III. L'innocence du devenir 177
de raisons d'agir (ce qui implique que ces raisons soient inscrites en lui), plus il
est juste — plus l'action est motivée et nécessaire, plus l'homme est innocent.
L'homme est donc d'autant plus juste qu'il est plus irresponsable, et il est
d'autant plus irresponsable qu'il sait pourquoi il agit : c'est une position
extrêmement paradoxale, mais très cohérente.
g. Le nouvel évangile
?
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 638.
2,9
Voir la lettre à Schmeitzner du 13 février 1883. Cf. le fragment 6 [4] de 1886-1887, dans lequel
Nietzsche évoque Γ « évangile de Zarathoustra » (Zarathustra Evangelium). Dans le fragment
11 [411] de 1887-1888, c'est le projet de la Volonté de puissance que Nietzsche appelle
Γ « évangile de l'avenir ». Ce thème de l'évangile était déjà présent dans La Naissance de la
tragédie (§ 1), avec l'assimilation de la religion dionysiaque et de Γ Hymne à la joie à un
« évangile de l'harmonie universelle ». Cf. les fragments 14 [21] et 17 [3] de 1888, dans les-
quels Nietzsche, revenant sur La Naissance de la tragédie, parle encore d ' « évangile d'artiste »
(.Artisten-Evangelium), expression complémentaire de la formule « métaphysique d'artiste »
(.Artisten-Metaphysik), utilisée dans l'Essai d'autocritique. Sur cette question de Γ « évangile »
nietzschéen, on trouvera de nombreuses informations dans le livre d'Ulrich Willmers, Friedrich
Nietzsches antichristliche Christologie, Innsbruck-Wien, Tyrolia Verlag, 1988. Voir aussi Éric
Blondel, Nietzsche : le « cinquième "évangile" » ?, Paris, Bergers et Mages, 1980, et, dans un
tout autre style, Peter Sloterdijk, La compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste,
trad. O. Marinoni, Mille et une nuits, 2002.
260
À la fin du quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer
assimile en effet sa philosophie à un « véritable évangile » (ein ganzes und sicheres Evange-
lium) : op. cit., p. 515. Cet évangile est celui de la négation du vouloir-vivre : pour
Schopenhauer, la « bonne nouvelle », c'est qu'en se libérant de la volonté, on peut atteindre la
paix (« il n'y a plus que la connaissance, la volonté est évanouie »).
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 107.
178 III. L'innocence du devenir
fices les plus sublimes ne méritent rien de plus que « les processus chimiques et la
lutte des éléments ». L'homme, même lorsqu'il accomplit les actions les plus
héroïques ou les plus saintes, n'a aucun mérite à agir ainsi : ce qu'il fait est tou-
jours totalement nécessaire. On songe aux figures de l'ascète et du saint ou à celle
du génie dont Nietzsche décompose et démystifie la mythologie. L' « homme de
la connaissance » doit donc changer complètement de manière de voir, et adopter
un point de vue, non plus moral, mais esthétique et scientifique : « Comme il aime
l'œuvre d'art réussie, mais sans la louer, car elle n'y est elle-même pour rien,
comme il considère la plante, il lui faudra considérer de même les actions des
hommes, les siennes propres ».
Il en va ainsi de la doctrine de l'irresponsabilité totale comme il en va de la
mort de Dieu : c'est d'abord un chamboulement et un obscurcissement terribles
de la vie 262 . Plus rien ne semble avoir de sens, la vie semble avoir perdu sa valeur,
la terre son soleil et le monde son ordre — l'humanité surtout semble ne plus
avoir d ' « humanité » : l'homme ne se définit plus que par un « désir de jouis-
sance égoïste », qui est son seul désir comme il est le seul désir de tous les ani-
maux. 11 n'y a plus qu'une différence de degré entre les bonnes et les mauvaises
actions : « Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées ; les mauvai-
ses, de bonnes actions tournées à la grossièreté, à la bêtise ». Tout semble désor-
mais plongé dans le « noir de la nature humaine »263.
Dès lors, ce qui distingue les hommes des animaux et les individus entre eux,
ce qui fait que certains paraissent meilleurs ou plus mauvais que d'autres, ce n'est
pas leur cœur, mais leur tête : ce n'est pas leur volonté mais leur « degré
d'intelligence ». La plupart des actions que l'on dit « mauvaises » ne sont que
bêtes, et toutes les actions sont bêtes, d'une certaine manière, puisque « le plus
haut degré d'intelligence humaine qui se puisse atteindre aujourd'hui sera certai-
nement dépassé encore : et un coup d'œil rétrospectif montrera alors tous nos
actes et nos jugements aussi bornés et irréfléchis que nous le paraissent mainte-
nant les actes et les jugements de peuplades sauvages et arriérées »264. Or, la
doctrine de l'irresponsabilité totale consiste précisément à ne plus utiliser son
intelligence pour juger mais pour comprendre et pour connaître. En d'autres ter-
mes, si la « hiérarchie des biens » (Nietzsche dira plus tard : la « table des
valeurs ») qu'utilise l'individu pour agir et pour juger les actions d'autrui est une
« échelle » (Maasstab) qui ne cesse d'évoluer au cours de l'histoire, les partisans
de l'irresponsabilité totale sont parvenus à un barreau de l'échelle où il ne s'agit
plus de s'élever à l'échelon supérieur mais de changer d'échelle, de passer de
l'échelle du jugement à celle de la connaissance, de l'échelle de la morale à celle
de la sagesse : « Le papillon veut percer son cocon, il s'y acharne, le déchire : et
le voilà aveuglé, égaré par cette lumière inconnue, le règne de la liberté. Certains
hommes, capables de pareille tristesse (qu'il doit y en avoir peu !), sont le lieu
265
Fragment 19 [36] de 1876.
266
Fragment 29 [4] de 1878.
267
Fragment 17 [39] de 1876. Cf. les fragments 16 [50] et 16 [52] de 1876.
268
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 291.
180 III. L'innocence du devenir
Ce soleil est celui d'une connaissance nouvelle (« Tout est nécessité ») mais aussi
celui d'une innocence retrouvée, celui d'une justification plus large de la vie :
c'est le soleil d'Aurore et surtout du Gai savoir, auquel Nietzsche compare la
façon avec laquelle « une justification philosophique intégrale de sa manière de
vivre et de penser agit sur chaque individu — tel un soleil qui le réchauffe, le
bénit, le féconde », un soleil « qui ne brille que pour lui, l'affranchit de la louange
et du blâme, lui permet de se suffire à lui-même, le rend riche et généreux en
félicité et en bienveillance »270. Un tel soleil, ajoute Nietzsche, « a la vertu de
convertir sans cesse le mal en bien, d'amener toutes les forces à leur floraison et à
leur maturité et d'extirper la petite et la grande ivraie du chagrin et du dépit » :
c'est le soleil de l'innocence du devenir, au sens où il nous encourage à devenir ce
que nous sommes — c'est aussi le soleil couchant du « sentiment d'humanité de
l'avenir », ce soleil qui « dispense continûment son inépuisable richesse et en
déverse dans la mer », ce soleil qui « ne se sent le plus riche que lorsque même le
plus pauvre pêcheur rame avec des avirons dorés » .
Cette lumière nouvelle devra, en nous éclairant et en nous réchauffant, nous
permettre de substituer une habitude à une autre : « une nouvelle habitude, celle
de comprendre, de n'aimer et de ne haïr point, d'élever son regard, va peu à peu
prendre racine en nous, dans le même sol, et sera peut-être assez puissante dans
des milliers d'années pour donner à l'humanité la force de produire l'homme
sage, innocent (conscient de son innocence), aussi régulièrement qu'elle produit
de nos jours l'homme qui n'est ni sage ni juste dans la conscience de sa culpabi-
lité — et qui n'est pas le contraire, mais l'ébauche nécessaire de l'autre » . T1
ne s'agit donc plus d'aimer tout en méprisant ce que l'on aime, mais de
comprendre, ce qui implique que l'on se retienne de juger, d'aimer et de mépriser.
Nietzsche répudie même explicitement le mépris : « qui aurait le droit de mépri-
ser ? », demande-t-il. De même que la doctrine de l'irresponsabilité totale affran-
chit l'homme à la fois de la louange et du blâme, de la récompense et de la puni-
tion, de même aucun homme ne saurait être ni aimé ni méprisé ou haï, dès lors
269
Ibid., aphorisme 261.
270
Le Gai savoir, aphorisme 289.
271
Ibid., aphorisme 337.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 107.
III. L'innocence du devenir 181
276
Ainsi parlait Zarathoustra, « De l'esprit de pesanteur », § 2.
Ibid., II, « De la rédemption ».
Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 10.
279
Sur cette notion de « nihilisme actif», voir par exemple le fragment 5 [71] du 10 juin 1887
(§ 13).
IV. L'embellissement de la vie
Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche parle de l'art, des artistes ou des poètes en
général, mais il pense d'abord à la « culture moderne » (aphorisme 194) et à son esthétique
romantique. Voir sur ce point l'article essentiel d'Ernst Behler, « Niezsche und die Frühroman-
tische Schule », Nietzsche-Studien 7, 1978, p. 59-96 : Behler y montre que lorsqu'il critique le
romantisme, Nietzsche opère le plus souvent sans donner de nom, mais qu'il vise en général le
romantisme tardif (Spätromantik) et non le premier romantisme (Frühromantik) — romantisme
tardif dont il a un concept stéréotypé, emprunté à la fois à Goethe, à Hegel et à Heine, et qui
peut être résumé en trois points : 1) l'assimilation du romantisme à une maladie (assimilation
qu'on trouve chez Goethe : « J'appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est mala-
de », mais aussi chez Hegel et chez Heine) ; 2) la caractérisation du romantisme comme disso-
lution de la raison (caractérisation qu'on trouve chez Hegel, selon Ernst Behler) ; 3) la mise en
lumière des tendances réactionnaires du romantisme (tendances soulignées notamment par
Heine dans Die romantische Schule). L'attitude de Nietzsche à l'égard du premier romantisme
est en revanche beaucoup plus positive : Behler montre par exemple l'influence des frères
Schlegel sur la conception de la poésie grecque qui est développée dans La Naissance de la tra-
gédie. Dans son article « Friedrich Nietzsche et la philosophie du langage du romantisme
d'Ièna », il étudie également l'influence des romantiques d'Ièna (par l'intermédiaire notamment
du livre de Gustav Gerber, Die Sprache als Kunst) sur Vérité et mensonge au sens extra-moral
(Philosophie, numéro 27, Paris, Les éditions de Minuit, été 1990, p. 57-75). Ingrid Hennemann
Barale reprend l'analyse de Behler dans son article « Subjektivität als Abgrund. Bemerkungen
über Nietzsches Beziehung zu den frühromantischen Kunsttheorien », Nietzsche-Studien 18,
1989, p. 158-181. Sur Nietzsche et le romantisme, voir notamment Peter Heller, « Nietzsches
Kampf mit dem romantischen Pessimismus », Nietzsche-Studien 7, 1978, p. 27-58, et « Von den
ersten und letzten Dingen ». Studien und Kommentar zu einer Aphorismenreihe von Friedrich
Nietzsche, Berlin/New York, de Gruyter, 1972, p. 299-313 (voir également p. 67-107 sur
Nietzsche et l'art dans la période de Choses humaines, trop humaines). Enfin, sur la critique du
romantisme dans Choses humaines, trop humaines, je me permets de renvoyer à mon ouvrage,
Nietzsche. Choses humaines, trop humaines, « De l'âme des artistes et des écrivains », § 145-
156, traduction et commentaire, Paris, Ellipses, collection « Philo-textes », 2001.
184 IV. L'embellissement de la vie
du génie2, mais il montre que la croyance même au génie est une « superstition »
— la sublimation de « choses humaines, trop humaines » à laquelle le génie lui-
même, par vanité et désir de puissance, participe activement.
Affirmer que les poètes sont menteurs n'a rien d'original. Dans le livre X de la
République, Platon disait déjà que la poésie, semblable à la peinture en trompe-
l'œil, ne saurait nous dire la vérité, que le poète nous ment lorsqu'il prétend nous
éduquer et nous délivrer une véritable connaissance, et que la poésie ne peut que
corrompre et dégrader les mœurs : Nietzsche fait allusion à ce diagnostic et à la
« grande question de Platon sur l'influence morale de l'art » dans un aphorisme
de Choses humaines, trop humaines5. 11 rappelle également, dans Opinions et
sentences mêlées, ce qu'affirment les Muses dans le Prélude de la Théogonie
d'Hésiode : « Nous savons l'art de dire beaucoup de mensonges »6.
L'idée que le génie est celui qui est capable d'estimer correctement la valeur de la vie est un
véritable leit-motiv des fragments de la première moité des années 1875 — voir par exemple le
fragment 5 [180] de 1875 : « Engendrement du génie en tant qu'il est le seul à pouvoir estimer
et nier véritablement la vie ».
3
Fragments 17 [1] et 17 [79] de 1876. Cf. le fragment 15 [27] de 1876.
4
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 33.
Ibid., aphorisme 212.
6
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 188. Nietzsche ne cite pas l'ensemble du discours des
Muses : « nous savons l'art de dire beaucoup de mensonges semblables aux réalités ; mais nous
savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités » (Hésiode, Théogonie, v. 27 sq.,
trad, modifiée de P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 33).
IV. L'embellissement de la vie 185
D'une manière générale, Nietzsche pense que les Grecs furent un « peuple de
poètes » parce qu'ils étaient menteurs : ils passaient leur temps à « s'étourdir
d'histoires » et à jouir du « plaisir du mensonge » (Lust zur Lüge)1. C'était leur
manière de « jouer avec la vie » et de suivre le conseil de Simonide évoqué dans
Choses humaines, trop humaines : «jouer [paizein] dans la vie et ne jamais rien
prendre au sérieux [spoudazein] »8. Dans son cours sur les lyriques grecs,
Nietzsche oppose cette devise à la formule de Schiller commentée par Wagner
dans De l'État et de la religion : « l'art est gai, la vie sérieuse »9. Ce jeu avec la
vie culmine selon Nietzsche dans « la légèreté et la frivolité de l'imagination
homérique », et il ne consiste pas à ignorer la réalité des choses humaines, trop
humaines, la « souffrance du sérieux », mais à la travestir et à la transfigurer 1 .
Les Grecs étaient foncièrement pessimistes : « Qu'en eux l'intelligence parle, dit
Nietzsche : comme la vie leur paraît âpre et cruelle ! Ils ne s'abusent pas mais ils
jouent, délibérément, à entourer la vie de mensonges ». C'est donc leur vie même
que les Grecs jouaient lorsqu'ils jouaient avec la vie. Sans ce jeu, ils auraient
succombé à leurs passions démesurées et à leur « intelligence suraiguë » — au
point qu'ils ne pouvaient vivre sans jouer, c'est-à-dire sans mentir : « ils étaient
tellement tourmentés par le plaisir de fabuler, que, dans la vie de tous les jours, il
leur devenait difficile de se tenir à l'écart du mensonge et de la tromperie, comme
tout peuple de poètes prend pareil plaisir aux mensonges, et garde, en plus, son
innocence ».
Nietzsche emprunte l'expression « plaisir de fabuler » (Lust zu fabuliren) à u n
poème de Goethe dans lequel ce plaisir est opposé à une « stature » masculine et
paternelle (la « conduite sérieuse de la vie ») et associé à un « naturel joyeux » et
à l'amour ancestral des femmes pour les parures et pour l'or". Dans le manuscrit
de Kelterborn, Burckhardt souligne lui aussi cet instinct décoratif et affabulateur
des Grecs : « Tout Grec passait son temps à tramer un tissu de pensées, à
s'abandonner à son imagination et à fabuler» 12 . Burckhardt cite l'exemple
d'Épiménide, qui croyait à la transmigration et qui s'était forgé sa propre cosmo-
gonie : on retrouve chez lui « l'indifférence énorme des Grecs à l'égard de tout
état de fait et la volonté prononcée de tout habiller [alles umkleiden] pour en faire
13
Ibid., f. 128 r°.
14
Ibid., f . 134r°-v°.
15
Voir les fragments 5 [66], 5 [68] et 5 [84] de 1875. Cf. le fragment 19 [96] de 1872-1873 (« Les
Grecs reprennent la science des Orientaux »). Cf. également La Naissance de la tragédie, § 17 :
« Les Grecs sont d'éternels enfants, disaient les Égyptiens ». Nietzsche fait allusion ici aux
paroles du vieux prêtre égyptien du Timée de Platon : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous
êtes toujours des enfants : un Grec n'est jamais vieux ! » — car les Grecs, ajoute-t-il, n'ont
« nulle opinion ancienne, provenant d'une vieille tradition, ni aucune science blanchie par le
temps » (Platon, Timée, 22 b, trad. A. Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 132). Mais
lorsqu'il souligne le « caractère enfantin des Grecs », Nietzsche songe également à
Schopenhauer, qui insistait, quant à lui, sur le « caractère enfantin du génie » {Le Monde comme
volonté et comme représentation, op. cit., p. 1124).
Cahier de Kelterborn, f. 5 v°.
Jacob Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, in Gesammelte Werke in 10 Bände,
Basel/Stuttgart, Schwabe & Co, 1978, Band VI, p. 326.
IV. L ' e m b e l l i s s e m e n t de la v i e 187
sehen sich nicht) : ils ne prennent pas leur mensonge pour la réalité, ils savent que
les images légères de leur art et de leur religion ne sont qu'une apparence. C'est
d'ailleurs ce qui distingue le mensonge de l'ignorance et de l'oubli : lorsque je ne
dis pas une vérité que j'ignore ou que j'ai oubliée, je ne sais pas que je mens et je
ne mens pas, mais je m'abuse. L'idée d'un mensonge inconscient est une contra-
diction dans les termes.
11 y a néanmoins ce que l'on pourrait appeler des degrés de mensonge : on
peut mentir {lügen), c'est-à-dire habiller la réalité de mensonges, fabuler, mais on
peut aussi abuser (täuschen) son interlocuteur, en lui mentant et en lui faisant
croire qu'on lui dit la vérité. C'est la grande différence entre le mensonge grec et
le mensonge romantique. Si tous les poètes sont menteurs au sens où ils sont tous
des « allégeurs de la vie » (Erleichterer des Lebens)l&, les poètes romantiques ne
se contentent pas de nous tromper sur la vie pour la rendre supportable, ils nous
trompent aussi en nous affirmant qu'ils nous disent, voire qu'ils nous révèlent la
vérité : alors que le premier mensonge (nous tromper sur la vie pour la rendre
supportable) est un mensonge nécessaire, donc totalement justifié (comme le
mensonge de légitime défense chez Schopenhauer), le second (nous tromper sur
le mensonge lui-même) doit être rejeté — c'est en ce sens qu'il faut comprendre
la fameuse formule de Zarathoustra : « les poètes mentent trop » (die Dichter
lügen zuvieïf9. ils mentent trop parce qu'ils mentent aussi sur le fait qu'ils nous
mentent 20 .
Or, si les poètes romantiques cherchent à nous abuser et à nous faire prendre leur
mensonge pour la révélation d'une vérité supérieure, c'est qu'ils ne cherchent ni à
nous révéler la vérité, ni même d'abord, comme l'art grec, à nous « apaiser»
{beschwichtigen)21, c'est-à-dire à nous alléger le cœur, mais à agir sur leur public,
donc à exercer et conforter leur puissance : l'artiste romantique se bat appareme-
ment « pour élever la dignité et la signification de l'homme ; en vérité, il ne veut
pas renoncer aux présupposés les plus efficaces pour son art » 22 .
Nietzsche renverse ainsi le point de vue schopenhauérien et celui de la
métaphysique d'artiste. Pour Schopenhauer, en effet, l'artiste propose une vision
plus précise du monde : « Si le monde considéré comme représentation n'est dans
son ensemble que la volonté devenue visible [die Sichtbarkeit des Willens], l'art
est la clarification de cette visibilité [die Verdeutlichung dieser Sichtbarkeit], la
Camera obscura qui donne des objets une vision plus pure, qui les fait mieux
saisir d'un coup d'œil, le spectacle dans le spectacle, la scène sur la scène dans
Hamlet >>23. L'art n'est donc pas une dilution mais une intensification du proces-
sus de visualisation de la volonté : c'est la représentation de la représentation —
ce que Nietzsche appelle « l'apparence de l'apparence » (der Schein des Scheins)
dans La Naissance de la tragédie24. C'est un extrait (au sens chimique du terme),
un concentré d'apparence, et cette concentration consiste pour Schopenhauer à se
rapprocher de Y essence — au sens chimique, là encore, mais aussi métaphysique
du terme : si le génie parvient à donner une vision plus nette et plus pure du mon-
de, c'est qu'il a lui-même accès à cette vision. 11 se distingue en effet par son
pouvoir de pénétration intuitive et par son aptitude à déchirer le voile des phéno-
mènes : la vocation de toute œuvre d'art, explique Schopenhauer (qui sur ce point
est résolument antiplatonicien), est de « nous montrer la vie et les choses telles
qu'elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir im-
médiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C'est ce voile
que l'art déchire »25. L'art est ainsi plus vrai que la science : il n'a pas affaire aux
phénomènes et aux choses particulières, soumis au principe de raison, à
Γ individuation, au temps, à la mort, mais il a affaire aux Idées, générales et éter-
nelles, voire (dans le cas de la musique) à la volonté elle-même, à l'essence du
monde — et cet accès aux Idées ou à l'essence est, pour Schopenhauer, la voca-
tion même de l'art : « Cette connaissance pure, profonde et vraie de la nature du
monde devient elle-même le but de l'artiste de génie »26.
La métaphysique d'artiste est tributaire de cette conception de l'art et du
génie. Dans la philosophie de l'esprit libre, en revanche, l'art ne permet plus
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 174. Cette définition de l'art témoigne de l'affinité qui
relie les conceptions de Nietzsche et la théorie littéraire du romantisme d'Iena : selon Ernst
Behler, le « désir nietzschéen d'un embellissement de la vie par l'art » correspond ainsi au
« postulat romantique d'une poétisation de la vie ». Voir « Friedrich Nietzsche et la philosophie
du langage du romantisme d'Ièna », loc. cit., p. 64.
Voir notamment le fragment 17 [68] de 1876 : « Que l'art représente la vérité de la nature est
l'illusion qu'il suscite, non la réalité philosophique ».
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 146. Nietzsche dit aussi parfois que les savants
sont plus nobles que les artistes et plus désintéressés : voir sur ce point l'aphorisme 206
d'Opinions et sentences mêlées. Cette hiérarchisation des « natures » en fonction de leur
noblesse ou de leur moralité peut sembler étrange : en quoi l'abnégation du savant se distingue-
t-elle en effet de celle du saint, par exemple, dont Nietzsche montre par ailleurs qu'elle n'est que
désir de puissance et plaisir de l'émotion pour elle-même ? C'est que l'objectif de Nietzsche
n'est pas ici d'examiner l'âme des savants et d'en retrouver les « éléments » comme il le fait
avec l'âme de l'artiste ou avec celle du saint : il s'agit pour lui de montrer que, si l'on juge les
hommes en fonction de leur moralité, les savants sont supérieurs aux artistes, et de détruire ainsi
le mythe romantique de l'authenticité et de la sincérité de l'artiste — mythe wagnérien par
excellence et qui domine toute la métaphysique d'artiste.
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 172. Cf. les fragments 3 [74] de 1869-1870, 9 [61] de
1871 ou 16 [5] de 1871-1872.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 146. Parmi les « interprétations brillantes et pro-
fondes de la vie », Nietzsche songe sans doute ici au christianisme, dont le génie anime
d'innombrables œuvres d'art, mais aussi (et surtout) à la métaphysique du Monde comme
volonté et comme représentation — métaphysique dont Wagner, comme le remarque Thomas
Mann à propos de Tristan, sut faire le « philtre » et la « source spirituelle » de sa musique, au
point que celle-ci semble entièrement baigner dans Γ « atmosphère éthique » du pessimisme
schopenhauérien (Thomas Mann, Considérations d'un apolitique, trad. L. Servicen et J. Naujac,
op. cit., p. 69 et p. 75).
190 IV. L'embellissement de la vie
est un obstacle à la science (même si, comme Rée le reconnaît lui-même, la pro-
fondeur est sans doute plus attractive et plus séduisante) : « Expliquer un objet de
manière trop profonde est une plus mauvaise chose encore que de l'expliquer de
manière trop plate », explique l'auteur de De l'origine des sentiments moraux, car
dans le cas d'une platitude excessive, « on est en route vers le but et il suffit
d'aller de l'avant », alors que dans l'autre cas, « on est passé très vite à côté du
but et il faut, reconnaissant l'erreur de parcours, faire marche arrière » 32 . Rée
formule ainsi l'impératif méthodologique fondamental de sa psychologie, qui
n'est pas une psychologie des profondeurs mais une « psychologie des surfaces »,
comme l'écrit Paul-Laurent Assoun, c'est-à-dire une psychologie qui se défie de
la profondeur, qui cherche à « rester au ras de l'objet » parce qu'elle « refuse
d'enrichir l'objet >>33. La généalogie nietzschéenne n'est d'ailleurs pas d'avantage
une « psychologie des profondeurs », comme on le croit parfois : ainsi que le
remarque fort justement Assoun, c'est une psychologie qui trouve « la profondeur
dans les replis des surfaces, au lieu de les faire éclater pour aller droit à
l'"essence" » 34 — c'est une psychologie qui, comme l'indique la métaphore du
marteau dans le Crépuscule des idoles, consiste à ausculter les entrailles en inter-
rogeant les parois, en examinant Y enveloppe, c'est-à-dire le voile ou le masque
des choses 35 .
Voir notamment le chapitre 45 du Monde comme volonté et comme représentation (op. cit., p.
285-286) : « à peine [le génie] a-t-il entrevu l'Idée dans les choses particulières, aussitôt il
comprend la nature comme à demi-mot ; il exprime sur-le-champ d'une manière définitive ce
qu'elle n'avait fait que balbutier ; cette beauté de la forme qu'après mille tentatives la nature ne
pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle
il semble dire : "Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer". — "Oui, c'est cela", répond une voix
qui retentit dans la conscience du spectateur ». Nietzsche cite approximativement ce passage
dans son cours d'Introduction à ta lecture des dialogues de Platon (II, § 13) : « Le génie ne voit
pas dans les choses ce que la nature y a effectivement formé, mais ce qu'elle s'est efforcée d'y
former, sans qu'elle y soit parvenue. Il comprend la nature à demi-mot et exprime ce qu'elle ne
fait que balbutier ; il imprime au marbre dur la forme de la beauté, que la nature rate en des mil-
liers de formes et il apostrophe la nature ainsi : "Oui, c'est bien ce que tu voulais dire" » (op.
cit., p. 45).
38
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 160.
La Naissance de la tragédie, § 8.
40
Ibid., § 7.
41
Ibid., § 11.
42
Ibid., § 8.
192 IV. L'embellissement de la vie
3
Cette première version se trouve dans le fragment 17 [1] de 1876 (c'est-à-dire dans le fragment
intitulé « Sur l'esthétique : quelques mots sévères »). Elle se trouve à la page 207 du cahier
U II 5. Voir le fragment 20 [1] de 1876 et la définition de l'esthétique qui « part des effets de
l'art ».
46
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1164.
47
Ibid., p. 1165.
194 IV. L'embellissement de la vie
— au point que le vers semble n'être forgé que pour charmer l'oreille et que l'on
ne s'attend pas à ce qu'il ait aussi une signification : celle-ci n'est qu'un « surcroît
inattendu » {eine unerwartete Zugabe), un « cadeau inespéré » 48 . Schopenhauer
évoque le cas de la poésie chinoise et de la tragédie grecque, et cite le jugement
d'un sinologue anglais (Sir John Francis Davis) à propos des drames chinois :
« "Le sens en est souvent obscur, et, au dire des Chinois eux-mêmes, le but prin-
cipal de ces vers est de flatter l'oreille ; le sens y est donc négligé, et parfois
même complètement sacrifié à l'harmonie". Quel est celui qui, à ces mots, ne
songe pas aux énigmes si difficiles à éclaircir des chœurs de mainte tragédie
O 49
grecque ? »
La poésie chinoise semble ainsi révéler ce qu'il en est du « sens de la vérité »
des poètes en général : ceux-ci cherchent moins à produire du sens qu'à flatter
l'oreille. Pourtant, ils sont aussi censés, selon Schopenhauer, déchirer le voile des
phénomènes, et nous montrer la vie telle qu'elle est vraiment : « Les œuvres de la
poésie, de la sculpture et des arts figuratifs en général, contiennent, chacun le sait,
des trésors de profonde sagesse ; c'est qu'en elles parle justement la nature même
des choses, dont elles ne font que traduire les paroles sous forme d'une répétition
plus précise et plus pure »50. Comment le poète peut-il donc négliger le sens de ce
qu'il dit et révéler cette profonde sagesse, ne chercher qu'à charmer l'oreille et
montrer la vie et les choses telles qu'elles sont ? Schopenhauer distingue en fait
deux types de poètes : les bons et les mauvais. Les mauvais poètes cherchent sans
vraiment trouver, qu'ils cherchent des vers pour exprimer leur pensée ou qu'ils
cherchent une pensée qui s'ajuste à leurs vers (ce qui correspond au cas le plus
fréquent : « Si nous pouvions pénétrer du regard dans l'atelier secret des poètes,
nous trouverions dix fois plus souvent la pensée cherchée pour la rime que la rime
pour la pensée ; et même, dans ce dernier cas, le succès final demande quelque
complaisance de la part de la pensée » 5I ). Le mètre et la rime ne sont donc pour
eux qu'un lien, qu'une entrave. Les bons poètes, eux, ne cherchent pas mais trou-
vent, et la pensée leur vient directement en vers : « Le signe auquel on reconnaît
immédiatement le vrai poète, dans les genres inférieurs comme supérieurs, c'est
l'aisance de ses rimes ; elles se sont rencontrées d'elles-mêmes,52 comme par une
inspiration divine ; ses pensées lui sont venues toutes rimées » . 11 se distingue
ainsi à la fois du prosateur caché qui cherche la rime pour la pensée et du mauvais
versificateur qui cherche la pensée pour la rime. Si le voile du mètre et de la rime
fait apparemment violence à la pensée, cette apparence se résout donc, chez
Schopenhauer, dans le mystère de Y inspiration : le génie ne déforme pas sa pen-
sée pour la mettre en vers, et sa pensée, qui est d'emblée poétique, nous dévoile
bien la réalité qu'il contemple.
48
Ibid., p. 1166.
49
Ibid., p. 1167.
5(1
Ibid., p. 1139.
31
Ibid., p. 1165.
32
Ibid., p. 1167.
IV. L'embellissement de la vie 195
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 105. Cf. l'aphorisme 95, et l'idée que « la prose est plus
difficile que la poésie dans la mesure où la représentation de la beauté nue est plus difficile pour
le scupteur que celle de la beauté vêtue ».
Lettre du 5 mai 1798, in Goethe-Schiller, Correspondance 1794-1805, II, trad. L. Herr, Paris,
Gallimard, 1994, p. 103.
Voir le premier chapitre du livre de Mathieu Kessler, L'esthétique de Nietzsche, Paris, PUF,
1998, « Le déclin d'une esthétique négative ».
196 IV. L'embellissement de la vie
yeux »56. Alors que le sublime dionysiaque nous plonge dans l'ivresse, déchire le
tissu des phénomènes et dévoile l'absurde vérité du monde, la beauté apollinienne
recouvre et dissimule cette vérité, en étendant sur toutes choses sa toile enchante-
resse. C'est ainsi qu'en imaginant leurs dieux, ces « enfants éblouissants du rêve
que sont les Olympiens », les Grecs triomphaient de leur pessimisme et de leur
mélancolie, et s'efforçaient d'oublier la terrible réalité de l'existence : « de la
surmonter ou, en tout cas, de la voiler et de la dérober au regard »57.
Dans la métaphysique d'artiste, Nietzsche décrivait aussi cet embellissement-
voilement comme une floraison ou un fleurissement : les dieux d'Homère surgis-
sent comme « fleurissent des roses sur un buisson d'épines ». Pour Nietzsche,
l'épanouissement d'une fleur nous révèle en effet la signification de la beauté :
« La plante qui, dans son infatigable lutte pour l'existence, n'arrive à porter que
des fleurs étiolées, nous jette soudain, une fois qu'un heureux destin l'a soustraite
à cette lutte, le regard de la beauté »58. La fleur vient donc quand la plante n'a
plus à se battre pour survivre ; de même, la beauté apparaît quand l'âpre vérité de
l'existence est surmontée. Comme la métaphore du voile, l'exemple de la fleur
souligne la dimension négative de la beauté : celle-ci est un « sourire », c'est-
à-dire une séduction en faveur de l'existence — donc, pour le Nietzsche de La
Naissance de la tragédie, une dissimulation de la souffrance 59 .
Il semble que l'on retrouve cette conception dans l'aphorisme 151 de Choses
humaines, trop humaines : le mètre embellit la vie en la fleurissant de son voile.
Mais si le mètre embellit, c'est qu'il provoque « quelque artifice du discours et
impureté de la pensée ». Il faut ajuster l'expression à la structure du mètre, et
adapter la pensée à l'expression. Dans une ébauche de 1876, Nietzsche décrit un
peu plus précisément (et généralise) cette opération : « Qui veut, pour sa propre
représentation, embellir les choses, doit le faire comme le poète qui veut embellir
une pensée : il la serre dans le mètre, et tend sur elle le tissu du rythme : pour ce
faire, il doit détériorer [verschlechtern] un peu la pensée afin qu'elle aille dans le
vers. Détériorer la connaissance pour plier les choses à l'art : un secret de bons
vivants »60. Détériorer la pensée consiste à la déformer, la tordre pour la « serrer »
(spannen) dans le mètre. L'embellissement des choses est un infléchissement de
la connaissance, que Nietzsche décrit comme un obscurcissement : le mètre dis-
simule ou souligne « au moyen des ombres qu'il jette sur les pensées ». On
retrouve donc ici une esthétique de la beauté-négation et dissimulation (beauté du
sourire, du voile ou de la fleur), mais Nietzsche ne présente plus les choses com-
me en 1870-1872 : dans la philosophie de l'esprit libre, l'embellissement n'a plus
rien d'une transfiguration apollinienne. Embellir ne consiste plus à éblouir en
produisant une lumière fascinante, mais à ajouter de l'ombre. Alors que dans La
31
La Naissance de la tragédie, § 8.
3
Ibid., § 3.
58
Fragment 7 [121] de 1870-1871. Cf. les fragments 7 [24], 7 [27] ou 7 [117],
59
Voir le fragment 7 [27] de 1870-1871.
60
Fragment 17 [18] de 1876.
IV. L'embellissement de la vie 197
61
Voir La Naissance de la tragédie, § 11 et 12.
62
Fragment 16 [21] de 1876.
Cette variante du fragment 16 [21] de 1876 se trouve à la page 171 du cahier U II 5. Voir KGW
IV/4, p. 415.
Fragment 17 [32] de 1876.
Voir K G W IV/4, p. 194.
198 IV. L ' e m b e l l i s s e m e n t de la v i e
Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « "L'allégement de la vie" : genèse d'un
titre de Nietzsche », loc. cit., p. 85. L'aphorisme 105 du Soc se trouve à la page 51 du manuscrit
siglé M i l .
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 199.
Voir Chateaubriand, Génie du christianisme, I, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 309-310.
IV. L'embellissement de la vie 199
Pour alléger la vie, les poètes utilisent donc des techniques de voilement et de
détérioration de la pensée. Dans l'aphorisme 279 de Choses humaines, trop
humaines, Nietzsche examine aussi les techniques d'idéalisation, c'est-à-dire de
distanciation et d'éloignement (Entfernung) utilisées par les peintres70.
Dans cet aphorisme, intitulé « De l'allégement de la vie », l'artiste n'est pas
seulement envisagé comme quelqu'un qui allège la vie (un Erleichter er)1 \ mais
encore comme un technicien ou un spécialiste de l'allégement, sur lequel il nous
est possible de prendre modèle pour alléger nous-mêmes notre existence — en
d'autres termes, l'art n'est pas seulement un exemple d'allégement de la vie :
puisque l'homme ne peut vivre sans art de vivre, c'est-à-dire sans art de se rendre
la vie supportable, l'art peut être considéré comme un paradigme de l'allégement
de la vie. C'est ainsi que Nietzsche, dans Le Gai savoir, montre « ce que l'on peut
apprendre des artistes »72, et c'est ainsi qu'il nous propose, dans Choses humai-
nes, trop humaines, de nous inspirer de la peinture pour apprendre comment
idéaliser et alléger les différents événements de notre vie : « Le peintre exige du
spectateur qu'il ne voie pas trop précisément [nicht zu genau], avec trop d'acuité,
il le force à prendre un certain recul [eine gewisse Ferne] pour considérer son
œuvre de loin ; il est obligé de supposer un éloignement tout à fait déterminé
[eine ganz bestimmte Entfernung] entre le spectateur et le tableau ; il lui faut
même admettre chez le spectateur un degré tout aussi déterminé d'acuité visuelle ;
la moindre hésitation lui est interdite en ces matières »73. L'allégement de la vie
exige ainsi un sens et un art de la distance : « Quiconque veut idéaliser sa vie
devra donc ne pas chercher à la voir trop précisément [nicht so genau], et forcer
toujours son regard à reculer à une certaine distance [in eine gewisse Entfer-
nung] ». Dans une ébauche de cet aphorisme, Nietzsche associait cette distancia-
tion à un phénomène d ' « omission » (littéralement au fait de laisser au loin :
« das Weglassen » — on songe à la résolution du Gai savoir : « Détourner le
regard [wegsehen], que ce soit ma seule négation >>74) : en contraignant le specta-
teur à prendre du recul, le peintre l'oblige à voir moins précisément ce qu'il
regarde, donc à ne pas tout voir, à ignorer certains détails — Nietzsche retrouve
ainsi le thème de l'infidélité de la mémoire et celui de l'inachèvement (notam-
ment dans le panégyrique, qui consiste bien à idéaliser l'homme dont on fait
l'éloge). Le tableau vu à une certaine distance, le souvenir à demi effacé par le
temps, le discours volontairement inachevé produisent donc un effet comparable à
celui du mètre poétique : ils voilent la réalité, l'estompent, l'enveloppent d'un
flou indispensable à son idéalisation. 11 s'agit de troubler la pensée afin de rendre
la vie plus belle et plus facile — afin de se « rendre belles, attrayantes, désirables
les choses quand elles ne le sont pas »75.
Dans Le Gai savoir, ce n'est plus la peinture mais le théâtre qui est censé
nous apprendre à idéaliser et alléger notre vie : « Ce sont en premier lieu les ar-
tistes, et notamment ceux du théâtre, qui ont donné aux hommes des yeux et des
oreilles pour voir et entendre avec un certain plaisir ce que chacun est lui-même,
ce que chacun éprouve, ce que chacun veut lui-même : ce sont eux tout d'abord
qui ont appris à estimer le héros caché en chacun de ces hommes de tous les jours,
qui nous ont appris l'art de nous considérer en tant que héros, de loin [aus der
Ferne], et pour ainsi dire simplifié et transfiguré — l'art de nous "mettre en
scène" nous-mêmes à nos propres yeux »76. Sans un tel art, nous ne serions plus
qu'un gros plan monstrueux, dans lequel nous ne verrions plus que les détails les
moins reluisants de notre caractère : pour supporter la vie et se supporter soi-
même, il faut savoir « s'éloigner des choses [sich von den Dingen entfernen] au
point d'en estomper maints détails »77.
Ce que nous apprennent les artistes, c'est donc qu'il n'y a pas de vie facile
pour celui qui n'a pas le sens de la distance à laquelle on regarde chaque chose,
du point de vue que l'on adopte sur elle et de ses dimensions. Nietzsche montre
ainsi dans Choses humaines, trop humaines que certaines choses ne doivent pas
être rapetissées : « Bien des choses, dit Nietzsche, des événements ou des person-
nes, ne supportent pas d'être traitées à petite échelle. On ne peut réduire le groupe
du Laocoon aux dimensions d'un bibelot ; la grandeur lui est nécessaire » . Mais
la plupart des choses ne doivent pas être agrandies : « il est beaucoup plus rare
encore qu'une chose petite de nature supporte l'agrandissement ; raison pour
laquelle il sera toujours plus facile aux biographes de réussir à peindre un grand
homme petit que grand un petit ». Dans Le Gai savoir, Nietzsche remarque aussi
que certaines choses, pour produire leur plein effet, doivent être vues d'en haut et
d'autres d'en bas — en témoigne notamment la déception que l'on éprouve lors-
que l'on a gravi une montagne que l'on considérait comme « l'élément le plus
séduisant du paysage » : « Soudain la montagne même et tout le paysage qui
l'environne, au-dessous de nous, semblent désenchantés ; nous avions oublié que
maintes grandeurs, comme maintes bontés demandaient à être vues à une certaine
distance [nur auf eine gewisse Distanz], et surtout d'en bas, non d'en haut, —
c'est ainsi seulement qu'elles produisent leur effet » 79 .11 en va de même des hom-
mes, ajoute Nietzsche : certaines personnes « ne peuvent se considérer elles-
mêmes qu'avec un certain recul [nur aus einer gewissen Ferne] pour se sentir
simplement supportables ou attrayantes ou capables de dispenser de la force ». Ce
n'est donc pas seulement à certains niveaux d'humanité que « ce qui alourdit
allège, et inversement » 80 , c'est aussi à certaines distances, à certaines échelles et
à certains points de vue (ce qui revient peut-être au même).
Dans Opinions et sentences mêlées, Nietzsche évoque encore une autre tech-
nique d'idéalisation utilisée par les peintres, qui ne consiste pas à jouer sur la
distance mais sur la couleur de l'arrière-fond : « Les vrais poètes et artistes du
présent aiment à brosser leurs tableaux sur un fond flamboyant de rouge, de vert,
de gris et d'or, un fond de sensualité nerveuse, celle à laquelle, en effet,
s'entendent les enfants du siècle » 8I . On songe aux critiques d'art de Baudelaire,
notamment à son éloge de la peinture de Delacroix (« Comme la nature perçue
par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme >>82). Le problème posé
par ce genre de peinture, ajoute Nietzsche (« pour peu que l'on ne regarde pas ces
tableaux avec les yeux de ce siècle »), est que « les figures les plus nobles que
peignent ces artistes semblent avoir quelque chose de papillotant, de tremblant, de
tournoyant, si bien qu'on ne les croit plus vraiment capables d'actes héroïques » :
le fond, qui a pour vocation de mettre les figures en valeur, de les envelopper
d'un halo de gloire et d'une lumière transfiguratrice, devient ainsi plus important
que les figures — l'idéalisation se retourne contre elle-même, l'allégement se
transforme en alourdissement : les couleurs de l'arrière-plan ne font plus ressortir
celles du héros mais les étouffent et les éteignent. Le voilement ne se fait donc
plus dans le bon sens : ce qui est assombri devrait être éclairé, et réciproquement.
Le romantisme est ainsi un art dégénéré, c'est-à-dire un art dont les techni-
ques d'idéalisation, d'embellissement et d'allégement se sont retournées contre la
vie. Cette interprétation rejoint celle du christianisme comme religion du pathos
et de l'alourdissement du cœur : le flamboiement des couleurs est l'équivalent
pictural du plaisir de l'émotion pour elle-même que recherche l'ascète dans la
martyrisation de soi. 11 reste que l'art en général, pour Nietzsche, est un réservoir
de « recettes » pour supporter la vie, de procédés d'allégement de l'existence —
b. Religion et art
L'art recueille les forces perdues par la religion, il les « accueille dans son cœur ».
L' « animation de l'art » signifie donc à la fois que l'art s'anime (il « lève la
tête ») là où la religion décline (génitif objectif), que dans l'art se raniment les
sentiments abandonnés par la religion déclinante 87 , et que l'art nous anime en
nous transmettant ces sentiments (génitif subjectif) : le sentiment religieux que
l'art accueille en son cœur lui donne une âme, c'est-à-dire un pouvoir d'animation
et de communication.
Cette définition de l'artiste comme âme qui communique et se communique
elle-même à d'autres âmes rappelle la description du processus de formation du
chœur tragique dans La Naissance de la tragédie : « L'excitation dionysiaque est
en état de communiquer à une foule entière cette aptitude artistique à se voir
entouré d'une telle cohorte d'esprits »88. La possession se transmet par contagion
(« comme une épidémie », précise Nietzsche). Wagner lui-même est pour
Nietzsche l'archétype d'une telle aptitude : dans Richard Wagner à Bayreuth,
« l'art n'est pas autre chose que la capacité de communiquer à d'autres ce que
l'on a soi-même vécu », et le génie qu'une « transmissibilité [Übertragbarkeit]
démoniaque de toute sa nature »89. Lorsqu'il conduit un orchestre, Wagner
« trans[met] le rythme de son âme à l'âme des musiciens qu'il dirige » : « Et de
même que Wagner se communique aux musiciens, de même l'esprit et le rythme
de son œuvre à Bayreuth devront se communiquer aux spectateurs et aux audi-
teurs, en sorte que leurs âmes en seront élargies »90. L'âme de Wagner a donc le
pouvoir de se transmettre (übertragen) et de se communiquer {mitteilen), d'ouvrir
d'autres âmes pour pénétrer en elles. C'est ce qui fait de lui l'héritier d'Eschyle et
du dramaturge dithyrambique 91 .
Cette deuxième lecture (génitif subjectif : c'est l'art qui ranime le sentiment religieux) cor-
respond à la thèse générale que défendra Wagner dans Religion et art : « On pourrait dire que,
lorsque la religion devient artificielle, il est réservé à l'art de sauver l'essence de la religion en
s'emparant des symboles mythiques que la religion veut savoir crus vrais, dans le sens qui lui
est propre, et compris d'après leur valeur sensible, pour faire connaître par leur représentation
idéale la vérité profonde cachée en eux » (Wagner, Œuvres en prose, tome XIII, trad. J.-G.
Prod'homme & L. van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1910, rééd. aux Éditions d'Aujourd'hui,
p. 29).
La Naissance de la tragédie, § 8.
Richard Wagner à Bayreuth, § 9 et § 7.
Fragment 11 [35] de 1875. On retrouve cette conception de l'art comme communication dans la
définition du style d'Ecce homo (« Pourquoi j'écris de si bons livres », § 4 : « Communiquer par
des signes un état, une tension intérieure propre à un état affectif, y compris par le tempo de ces
signes — voilà le sens de tout style [...]. Est bon tout style qui communique effectivement un
état intérieur »). Sur l'image de Γ élargissement de l'âme, cf. la lettre de Baudelaire à Wagner du
17 février 1860 : « J'ai senti toute la majesté d'une vie plus large que la nôtre » (Baudelaire,
Correspondance, choix de C. Pichois et J. Thélot, Paris, Gallimard, 2000, p. 193 ; cf. « Richard
Wagner et Tannhäuser à Paris », in Baudelaire, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Biblio-
thèque de la Pléiade, 1976, p. 779-815).
Richard Wagner à Bayreuth, § 7.
204 IV. L'embellissement de la vie
L'idée que cette « animation » est d'origine religieuse était déjà la thèse de
Heine, qui dans Y École romantique associait le romantisme au christianisme
médiéval et l'opposait à Γ « irréligiosité des Français »92. La plupart des Roman-
tiques eux-mêmes considéraient l'art comme une religion 93 . Nietzsche souligne,
quant à lui, notre « dette envers la vie religieuse » en matière musicale : « La
musique de l'âme [die seelenvolle Musik] prend naissance dans le catholicisme
restauré après le concile de Trente, grâce à Palestrina qui fit passer dans les sons
l'esprit de ferveur et d'émotion profonde éveillé à une vie nouvelle ; plus tard
aussi, avec Bach, dans le protestantisme, dans la mesure où celui-ci avait été
approfondi par les piétistes et affranchi de son caractère foncièrement dogmatique
à l'origine »94. L'esprit de la « musique moderne » est ainsi Γ « esprit de la
Contre-Réforme », et la musique fut, selon Nietzsche, la « Contre-Renaissance
dans le domaine de l'art » : c'est d'elle que provient la peinture tardive d'un
Murillo et « peut-être aussi le style baroque », ajoute Nietzsche. On retrouve en
effet dans la « musique moderne » les principaux éléments du baroque (du moins
tel que Nietzsche le définit dans la philosophie de l'esprit libre95) : « la passion, la
volupté de hausser, d'exalter amplement ses états d'âme, la volonté d'intensifier
la vie à tout prix, les brusques changements de l'émotion, le puissant effet de
relief obtenu par l'ombre et la lumière, la juxtaposition de l'extase et du naïf » —
tout cela rappelle la généalogie de l'ascétisme et de la sainteté dans Choses
humaines, trop humaines : si l'art ne s'était pas imprégné de ferveur religieuse,
s'il n'avait pas recueilli les émotions et les représentations de la vie religieuse,
notre musique serait restée savante, c'est-à-dire froide, intellectuelle, sans âme. 11
en va de même de notre poésie, de notre peinture et de notre architecture : comme
Nietzsche le souligne dans l'aphorisme 220 de Choses humaines, trop humaines,
les œuvres de Dante, de Raphaël, de Michel-Ange, les cathédrales gothiques
n'ont fait qu'exalter les « erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité ».
Dans une ébauche, Nietzsche mentionnait l'art de Wagner au lieu des cathédrales
gothiques, suggérant ainsi un parallèle entre musique et architecture96. Ce paral-
lèle est exploité dans l'aphorisme 219 : « si notre musique moderne avait le pou-
voir de déplacer les pierres, en composerait-elle une architecture antique ? » (dans
la copie au net, Nietzsche avait initialement écrit : « si la musique de Beethoven
avait le pouvoir de déplacer les pierres, elle le ferait dans le style du Bernin bien
plus que dans le style antique » ). Cette idée d'une architecture animée, c'est-
Heinrich Heine, Die romantische Schule, in Sämtliche Schriften, III, édité par Κ. Pörnbacher,
München, Carl Hanser Verlag, 1971, p. 497.
C'est un véritable leitmotiv du romantisme allemand, des frères Schlegel à Wagner, en passant
par Schleiermacher, par Novalis ou Wackenroder, ou encore par les peintres « Nazaréens ».
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 219.
Voir notamment l'aphorisme 144 d'Opinions et sentences mêlées.
Voir KGW IV/4, p. 201.
Ibid., p. 200. Cf. la lettre du 29 juillet 1877 à Carl Fuchs, dans laquelle Nietzsche, expliquant les
fluctuations de la rythmique wagnérienne par une « horreur des choses mathématiques et stric-
tement symétriques », compare la musique de Wagner au maniérisme du Bernin : « il me vient à
IV. L ' e m b e l l i s s e m e n t de la v i e 205
à-dire d'une « animation de l'art » au sens le plus littéral du terme, se trouve aussi
dans l'aphorisme 145 : « Nous nous sentons presque encore (par exemple dans
un temple grec comme celui de Pœstum) comme si un beau matin, un dieu avait,
en jouant, édifié sa demeure avec ces blocs si monstrueux ; d'autres fois, comme
si une âme était soudain, par enchantement, transportée à l'intérieur d'une pierre,
et cherchait maintenant à parler à travers elle »98.
Pour décrire cette métamorphose de l'art qui hérite du pouvoir d'animation de
la religion, Nietzche utilise la métaphore du fleuve : « La richesse du sentiment
religieux, devenue aussi grosse qu'un fleuve, ne cesse de déborder et cherche à
conquérir de nouveaux domaines ; mais les lumières grandissantes ont ébranlé les
dogmes de la religion, et instillé une méfiance profonde : c'est ainsi que le senti-
ment, expulsé de la sphère religieuse par les lumières, se jette dans l'art »". Cette
image du fleuve revient souvent chez Nietzsche. On la trouve notamment dans la
quatrième Considération inactuelle, lorsque Nietzsche décrit l'effet de la musique
de Wagner : « nous sentons que nous avons devant nous des courants isolés qui
s'opposent, mais aussi, s'imposant à tous ceux-ci, un fleuve qui suit puissamment
l'esprit la manière du Bernin, qui ne tolère plus que les colonnes elles-mêmes soient simples,
mais qui les rend vivantes, du moins à ce qu'il croit, en les couvrant de volutes sur toute leur
hauteur. Parmis les répercussions dangereuses de Wagner, "la volonté de faire vivant à tout
prix" me semble être l'une des plus dangereuses : car elle devient en un éclair maniérisme et
virtuosité ». Dans le second post-scriptum du Cas Wagner, Nietzsche dit encore que « le nom de
Wagner restera celui qui symbolise la ruine de la musique, comme celui du Bernin symbolise la
ruine de la sculpture ». Sur le Bernin, cf. l'aphorisme 161 de Choses humaines, trop humaines,
dans lequel Nietzsche propose un argument analogue à celui qu'il oppose, dans l'aphorisme
120, à la « preuve par le plaisir » des religions : de même que la vérité de la foi ne saurait être
prouvée par le plaisir qu'elle procure, de même la qualité d'une œuvre ne saurait être démontrée
par les émotions qu'elle suscite (ce n'est pas parce que les colonnes du Bernin « nous émeuvent,
nous secouent », que l'art du Bernin a une quelconque valeur artistique).
Cf. le fragment 5 [86] de 1875 : « La courbure non mathématique des colonnes de Pœstum par
exemple est un analogon de la modification du tempo : l'animation [Belebtheit] à la place d'un
mouvement mécanique ». L'analogie avec la « modification du tempo » est une allusion à
Wagner et à sa pratique de la direction d'orchestre (cf. le fragment 11 [35] de 1875) : la modifi-
cation du tempo est une manière de s'affranchir de la mathématique et de la symétrie pour
« mettre plus d'âme » dans la musique (fragment 23 [138] de 1876-1877). L'allusion à
Γ « animation » des colonnes de Pœstum renvoie, quant à elle, à Burckhardt, et à la description
des temples de Pœstum qui ouvre le Cicerone : « Ce que l'œil perçoit ici, ainsi que dans d'autres
constructions grecques, ce ne sont pas exactement de simples pierres, mais des êtres vivants.
[...] Les lignes ne sont pas rigoureusement mathématiques, dans la colonne comme dans tout le
reste de la construction ; au contraire, un léger renflement laisse entrevoir de la plus belle mani-
ère la vie créatrice intérieure. C'est mise en mouvement et animée de la sorte [so bewegt und so
beseelt] que la colonne se rapproche de l'entablement (Der Cicerone. Eine Anleitung zum
Genuss der Kunstwerk Italiens, in Gesammelte Werke in 10 Bände, Basel-Stuttgart, Schwabe &
Co, 1978, Band IX, p. 3-4). Burckhardt ajoute que le renflement de la colonne « cherche à
rendre partout visible, dans des formes apparemment mathématiques, la pulsation d'une vie
intérieure » {ibid., p. 6).
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 150.
206 IV. L'embellissement de la vie
une unique direction »10°. Dans Par delà bien et mal, l'ouverture des Maîtres
chanteurs est encore comparée à un fleuve qui se déploie et s'élargit, exprimant la
« puissance et surabondance de l'âme qui est propre aux Allemands »' 0 I . Le
fleuve incarne l'autorité souveraine d'un « courant directeur » {die innere Ge-
sammtbewegung) qui règne sur une pluralité de flots divergents, de tourbillons.
Nietzsche utilise souvent cette image pour désigner le sentiment et pour en décrire
à la fois la force et la multiplicité : tantôt il assimile le sentiment moral et le sen-
timent religieux à des « fleuves avec une centaine de sources et d'affluents » l 0 2 ;
tantôt il évoque la « surabondance d'émotions et de sentiments profonds » qui
bouillonnent dans le « fleuve ardent de la foi » l03 . Le fleuve est ainsi la métaphore
d'une force que sa surabondance rend irrépressible, et qui peut se jeter n'importe
où104 : « Le sentiment ne saurait se tenir tranquille », dit Nietzsche — il ne saurait
s'arrêter 105 . Il passe toujours, il ne cesse de se communiquer (selon le principe de
Y Entladung). C'est ainsi que la force de la religion se déverse dans l'art, et que la
force de l'art se déverse en nous.
Si l'art est comparable à un fleuve qui nous ravit et nous emporte, le flot qui
roule en lui est donc celui du sentiment religieux. Il y a bien, ainsi, une parenté de
l'art et de la religion, au sens où la généalogie de l'art nous conduit à la religion :
si la pensée de l'artiste est impure, c'est qu'elle baigne dans l'eau trouble du sen-
timent religieux. La critique de l'allégement artistique rejoint donc celle de
l'allégement religieux — Nietzsche remarquait d'ailleurs dans un fragment de
1875, consacré à l'allégement poétique de la vie, qu'il faut reprocher aux poètes
« ce qu'il faut reprocher à la religion » : l'idée d'une religion du génie et d'une
religion de l'art cède ainsi la place à la critique conjointe de la mythologie du
génie et du double visage de la religion.
100
Richard Wagner à Bayreuth, § 9.
101
Par delà bien et mal, aphorisme 240.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 14.
103
Ibid., aphorisme 244.
104
Le fleuve du sentiment religieux s'est ainsi répandu dans toutes les directions : partout « où l'on
perçoit, dans les efforts des hommes, une nuance plus haute et plus sombre » (ibid., aphorisme
150) — c'est-à-dire, précise Nietzsche, dans l'art, mais aussi dans la vie politique (le dévoue-
ment aux princes et à l'État prend ainsi sa source dans la religion : aphorismes 461 et 472) voire
dans la science elle-même (comme en témoigne l'attitude de ces logiciens qui considèrent l'art
et la morale comme des « pressentiments » de la vérité : aphorisme 110).
101
Ibid., aphorisme 121. Si le fleuve du sentiment religieux ne s'écoule plus dans la religion mais
dans l'art, c'est qu'on l'a expulsé : si l'on ne peut endiguer le sentiment, on peut l'affaiblir en le
détournant et en le divisant. Il ne s'agit pas d'un barrage brutal, mais d'un long travail qui vise à
dérouter le sentiment, à l'égarer. C'est le travail des lumières (Aufklärung), que Nietzsche
n'associe pas seulement au mouvement des Lumières, à Voltaire et au XVllIème siècle français,
mais aussi (comme en témoigne l'aphorisme 26) à Pétrarque, Érasme, à la fin du Moyen-Âge et
à la Renaissance. VAuflkrärung désigne pour Nietzsche un processus inachevé qui s'enclenche
dès le XVème siècle. Pétrarque contre Dante, Érasme contre Luther, Voltaire contre Rousseau,
Nietzsche contre Schopenhauer et Wagner : « éclairer l'humanité et progressivement la rendre
adulte », selon la formule kantienne de l'aphorisme 147, c'est une longue lutte.
IV. L'embellissement de la vie 207
c. La « spiritualisation » de l'art
Je l'ai dit : cette « animation de l'art » est d ' a b o r d pour Nietzsche un processus
historique : en s ' i m p r é g n a n t peu à peu du sentiment religieux, l'art se « spiri-
tualise », au sens où il s'intéresse de moins en moins au réel et de plus en plus à
ce que le réel est susceptible d ' e x p r i m e r et de signifier. Or, la laideur et le subli-
m e (c'est-à-dire le chaos, le contraste, la contradiction) semblent avoir plus de
sens que la beauté. L'histoire de l'art raconte ainsi le passage d ' u n art de Y ethos à
un art du pathos, d ' u n art classique à un art « baroque » et romantique. C ' e s t ce
que Nietzsche appelle la spiritualisation ou Y intellectualisation de l'art.
11 y a ainsi pour Nietzsche un « art de l ' â m e laide » ( K u n s t der hässlichen
Seele) — c'est-à-dire un art qui n'exploite pas les ressources du beau mais celles
du sublime : « A u demeurant, le sublime, si on le disjoint du beau, s'identifie au
laid (c'est-à-dire à ce qui n'est pas beau) ; et c o m m e il y a un art de la belle âme,
il y a un art de l ' â m e laide » l 0 6 . Si celui-ci est plus puissant que celui-là, c'est que
le beau est m o i n s puissant que le sublime, et que l'évocation du sublime exige
l'exploitation du laid : « C o m m e dans les arts plastiques, il y a aussi en musique
et poésie un art de l ' â m e laide, à côté de l'art de la belle âme ; et c'est peut-être
j u s t e m e n t à celui-là que les effets les plus puissants de l'art : fendre les âmes,
émouvoir les pierres, changer les bêtes en hommes, ont le mieux réussi »' 0 7 .
Nietzsche forge l'expression « âme laide » pour désigner le contraire de la
« belle âme » schillérienne, c'est-à-dire d ' u n e âme qui accomplit instinctivement
les plus âpres exigences de la loi : « A v e c une facilité [Leichtigkeit] aussi grande
que si l'instinct seul agissait pour elle, elle accomplit les plus pénibles devoirs de
l'humanité ; et le sacrifice le plus héroïque q u ' e l l e obtient sur l'instinct de la
nature, fait l ' e f f e t d ' u n e libre action de cet instinct même » l 0 8 . L a belle âme in-
carne ainsi pour Schiller « la véritable harmonie entre la raison et les sens, entre
l'inclination et le devoir ; et la grâce est l'expression de cette harmonie dans le
m o n d e sensible ». Elle s ' o p p o s e aussi bien à l ' â m e héroïque et austère, qui doit
tyranniser sa sensibilité pour accomplir son devoir, q u ' à l ' â m e qui se laisse aller
au « régime anarchique de la sensibilité ». Ce qui caractérise la belle âme schillé-
rienne, c'est donc q u ' e n elle la nécessité s'unit au sentiment et perd sa gravité :
« elle devient facile [leicht] » l 0 9 . En elle la légèreté (la « grâce ») rencontre la
dignité — elle m è n e ainsi une vie semblable à la « vie facile c o m m e le zéphyr »
(das zephyrleichte Leben) des dieux de l ' O l y m p e , tels que Schiller les évoque
106
Fragment 23 [112] de 1876-1877.
107
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 152.
Schiller, De la grâce et de la dignité, trad. A. Régnier, Arles, Editions Sulliver, 1998, p. 64-65.
109
Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, trad. R. Leroux, Paris, Aubier Montaig-
ne, Collection bilingue des Classiques étrangers, sans date, quinzième lettre, p. 202-203.
208 IV. L'embellissement de la vie
dans son poème L'Idéal et la vie et tels que Nietzsche les dépeint dans Nous
autres philologues110.
Dès lors, si la belle âme est une « âme ordonnée et moralement équi-
librée » ' " , qui n'a pas à conquérir cet équilibre mais le conserve instinctivement,
l'âme laide est, à l'inverse, une âme déréglée et déséquilibrée, une âme qui est en
conflit avec elle-même — comme l'âme de l'ascète et du saint, qui considèrent
leur vie comme un champ de bataille : la laideur fait partie du patrimoine spirituel
légué à l'art par la religion. On la retrouve ainsi dans l'âme romantique et
wagnérienne, telle que Nietzsche la décrit dans la quatrième Considération inac-
tuelle : habité par un « puissant démon de la contradiction », Wagner dut mener,
selon Nietzsche, une « lutte sans répit avec lui-même » " 2 ; en lui se réconcilient
(donc commencent par s'opposer) l'aspiration à l'amour pur (le « moi supé-
rieur ») et l'instinct impétueux (le « frère violent et plus terrestre ») : comme sa
musique, l'âme wagnérienne est d'abord déchirée et dissonante.
Or, s'il y a un art de l'âme laide, l'émergence de celui-ci implique, selon
Nietzsche, l'extension de l'investissement artistique à l'ensemble de la réalité :
dans la quatrième Considération inactuelle, Wagner est d'abord le musicien qui a
« donné une langue à tout ce qui dans la nature ne consentait pas encore à par-
ler »" 3 . Cette analyse est approfondie dans Choses humaines, trop humaines : « le
côté laid du monde, à l'origine ennemi des sens, a été conquis à la musique ;
l'empire de celle-ci, notamment pour l'expression du sublime, du terrible, du
mystérieux, s'est par là même étonnamment élargi ; notre musique donne désor-
mais la parole à des choses qui n'avaient pas de langue autrefois »" 4 . Nietzsche
voit dans cet élargissement un processus de « spiritualisation » (Vergeisterung) :
« nous avons, dans les arts, au moyen d'une spiritualisation, transporté quantité de
laideur de l'autre côté, dans l'empire de l'art ».
L'art est donc, pour Nietzsche, de plus en plus spirituel et il donne de plus en
plus de sens au monde, car il s'approprie toujours plus de réalité en s'assimilant
toujours plus de laideur. Heinrich Heine disait déjà, à propos de Tristram Shandy,
que Sterne y montre la « profondeur la plus cachée de l'âme », avec ses
« gouffres, paradis et recoins boueux » : lorsque nous avons lu cette œuvre,
« notre sentiment est devenu infini » parce que nous y voyons de l'ombre, de la
saleté, de l'ordure, parce que la laideur de l'âme s'y exprime aussi" 5 . C'est ce qui
se produit également en peinture, selon Nietzsche : « certains peintres, dit-il, ont
rendu l'œil plus intelligent et se sont avancés bien au-delà de ce que l'on appelait
jadis plaisir des couleurs et des formes »116. Grâce à eux, « le côté du monde qui
passait pour laid à l'origine a été conquis par l'intelligence artistique » —
Schopenhauer lui-même disait déjà que la peinture, en tant qu'art de l'expression,
« peut aussi représenter des visages laids et des corps amaigris »" 7 .
L'art de l'âme laide est donc le produit d'un processus de spiritualisation qui
suscite l'irruption de ce que Nietzsche appelle le « style baroque », défini comme
une dégénérescence naturelle du style classique (le « grand art ») : le baroque
apparaît lorsqu'on éprouve le sentiment de Γ « insuffisance de l'expression et de
la narration, joint à un besoin surabondant et pressant de formes»" 8 . L'art
devient baroque lorsque les artistes ne parviennent plus à satisfaire les exigences
formelles, devenues exorbitantes, du style classique. L'harmonie et la beauté de
Y ethos font alors place à la « sublimité laide » (Hässlich-Erhabenen) et au
déchaînement du pathos. C'est donc l'art de la belle âme lui-même qui, en décli-
nant et en se radicalisant, engendre l'art de l'âme laide — c'est-à-dire un art qui
ne saurait s'exprimer qu'à travers un style baroque (ou à travers ce que Nietzsche
appelle parfois le « style du pathos » ou « style de la pensée impure »" 9 ).
En fait, cette extension du domaine de l'art à la sublimité de l'âme laide n'est
qu'une restauration : l'âme grecque, déjà, n'était pas une belle âme, et l'éclatante
surface de sa sérénité masquait une profondeur terrifiante : profondeur du pessi-
misme tragique et de la « sagesse de Silène » évoquée dans La Naissance de la
tragédie, profondeur d'une obscure prédilection pour le laid et le « dyshar-
monique », pour le monstrueux 120 — profondeur de cette « demande de laideur »
sur laquelle Nietzsche ne cessera de s'interroger 121 . L'art dionysiaque fut, par
excellence, un art de l'âme laide : art de l'horreur (Grausen) et du débordement
122
frénétique, art de 1' « excitation fiévreuse », de la dissolution . En transfigurant
l'atrocité et l'absurdité de l'existence, la tragédie explorait bien le « côté laid du
monde ».
Nietzsche affirme même, dans Choses humaines, trop humaines, qu'à
l'origine, dans l'art grec ou chrétien, « l'horreur [Grauen] était partout la condi-
tion première », et que la beauté n'était pas essentielle, mais « tempérait tout au
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 217. Nietzsche songe ici, notamment, à Böcklin,
l'un des précurseurs du symbolisme (voir l'ébauche de cet aphorisme, dans le cahier U II 5,
p. 35 : « De même que Böcklin par exemple rend l'œil plus intellectuel et va beaucoup plus loin
que le plaisir de la couleur : le côté laid du monde a été conquis par l'intelligence artistique » —
K G W IV/4, p. 200). On pense encore à Goya ou à Oscar Wilde (le tableau fantastique du
Portrait de Dorian Gray est littéralement la peinture d'une âme laide).
117
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1154.
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 144.
119
Fragment 15 [27] de 1876.
120
La Naissance de la tragédie, § 24.
121
Essai d'autocritique, § A.
122
La Naissance de la tragédie, § 1 et 2.
210 IV. L'embellissement de la vie
plus l'horreur >>123 — ce qui est tout à fait logique : l'âme laide, le désordre et
l'effroi sont bien plus puissants qu'une beauté harmonieuse et sereine. Nietzsche
le souligne dans Opinions et sentences mêlées : « L'histoire et l'expérience nous
disent que la monstruosité expressive [die bedeutsame Ungeheuerlichkeit], qui
stimule mystérieusement l'imagination et l'emporte par-delà le réel et le quoti-
dien, est plus ancienne et se déploie avec plus d'opulence que le beau dans l'art et
le culte du beau » l 2 4 — c'est pourquoi, selon Nietzsche, les artistes les plus effi-
caces sont ceux qui savent « utiliser la démesure comme procédé artistique » :
c'est l'une des « ruses innocentes de la séduction des âmes à quoi les artistes doi-
125
vent s'entendre » .
Si le déclin de la religion se traduit par l'accentuation de son double visage, et
par l'aggravation de l'alourdissement qu'il lui est nécessaire de provoquer pour
continuer à alléger le cœur des hommes (et assumer ainsi la tâche qui lui revient
en propre), l'évolution de l'art se traduit donc par une « spiritualisation », c'est-à-
dire par une sorte de « désensibilisation » (Entsinnlichung) : plus l'art s'intellec-
tualise et se spiritualise, plus notre sensibilité s'appauvrit. On trouve ainsi dans
l'histoire de l'art une duplicité analogue à celle que l'on constate dans l'histoire
de la religion : en devenant l'art de l'âme laide et du pathos, l'art d'une sensibilité
et d'une sensualité excessives, surchargées, notre art moderne est devenu, selon
Nietzsche, l'art d'une sensibilité affaiblie, épuisée, « énervée ». C'est ainsi que la
spiritualisation de la musique a provoqué l'intellectualisation, donc la désensibili-
sation (on pourrait presque dire la « dépotentialisation », en reprenant la notion
schopenhauérienne et wagnérienne que Nietzsche utilise dans La Naissance de la
tragédie) de nos oreilles : « Aussi supportons-nous aujourd'hui des intensités
sonores beaucoup plus fortes, beaucoup plus de "bruit", parce que nous sommes
mieux exercés que nos aïeux à diserner la raison qui s'y trouve » l26 . Plus nous
sommes attentifs à ce que la musique signifie, moins nous sommes sensibles à ce
qu'elle est, c'est-à-dire aux sons qui la composent. Plus nous comprenons la mu-
sique, moins nous Y entendons. C'est d'ailleurs cette Entsinnlichung qui a permis
l'éclosion de l'art de l'âme laide : nos sens n'auraient jamais supporté qu'on leur
demande de prendre plaisir à la laideur s'ils n'avaient été auparavant « quelque
peu émoussés ».
S'il est, comme le style baroque, un phénomène naturel, l'art de l'âme laide
n'en reste donc pas moins une véritable perversion de l'art : perversion de
l'émotion esthétique elle-même qui s'intellectualise et se dépouille de ce qui la
définit le plus essentiellement (Vaisthésis, la sensibilité) ; perversion de l'intellect
qui ne cherche plus la vérité mais la signification. Comme celle du christianisme,
cette perversion se traduit donc par une « corruption profonde de la tête et du
cœur », et par un processus au cours duquel l'art devient de plus en plus métaphy-
sique : il n'allège plus la vie, il l'alourdit pour lui permettre de signifier une vie
plus légère. C'est le principe même de Y idéalisation métaphysique : la vie facile
ne se situe plus dans le monde sensible mais dans un monde intelligible, c'est-à-
dire dans un monde auquel on ne peut accéder qu'après avoir subi une lente
désensibilisation, et dans un monde dont l'existence n'est que signifiée, c'est-à-
dire symbolisée par les choses humaines, trop humaines. Toute l'esthétique scho-
penhauérienne et wagnérienne est ainsi mise en cause : si nous en sommes venus
à croire que l'art nous donne accès aux Idées voire à l'essence du monde, et par là
au sens même de notre existence, c'est que notre sensibilité s'est laissée cor-
rompre par notre « besoin métaphysique ». En outre, et comme le remarquait
Schopenhauer lui-même, la plupart des hommes sont incapables de saisir le sens
métaphysique de leur existence, et de comprendre ce que leur révèle l'intelligence
artistique du génie : ces hommes, dont les sens sont émoussés, se repaissent donc
d'une laideur dont ils ne sont pas en mesure de discerner la signification. L'art de
l'âme laide mène à l'élitisme et à la barbarie.
L'allégement romantique est ainsi une spiritualisation et une désensibilisation
de la vie : il consiste à alléger la vie en la vidant de sa réalité et de sa substance,
en l'allégeant d'elle-même, c'est-à-dire en lui faisant signifier quelque chose
qu'elle n'est pas et en rendant ce qu'elle est moins sensible. Si le romantisme est
critiquable, c'est donc d'abord en ce qu'il déréalise et anesthésie la vie au lieu de
nous aider à la supporter vraiment : il se déploie sur le sol d'une « pensée impu-
re », plus précisément d'une pensée que sa spiritualisation a rendue impure —
c'est-à-dire d'une pensée dont l'impureté ne consiste pas à affirmer mais à nier la
valeur de la vie, en l'idéalisant.
Dans Choses humaines, trop humaines, l'artiste est un homme du passé : comme
la religion, l'art exerce une « action rétrograde », et l'artiste est, comme le
croyant, un « être arriéré »' 27 . Nietzsche revient ainsi sur l'une des idées maîtres-
ses de la deuxième Considération inactuelle, selon laquelle la création artistique
implique un « état de non-historicité », plus précisément de supra-historicité :
l'art et la religion « détournent le regard du devenir pour le porter vers ce qui
donne à l'existence un caractère d'éternité et de stabilité », et constituent
Γ « antidote naturel à l'envahissement de la vie par l'histoire, à la maladie histo-
128
rique » . Dans Choses humaines, trop humaines, l'art semble au contraire
souffrir de cette maladie et la propager.
Nietzsche ne définit donc plus l'art comme révolutionnaire ou prophétique,
mais comme « nécromancien » (Todtbeschwörerin) : il n'anticipe pas l'avenir,
mais rend un semblant de vie à ce qui est mort et enterré 129 . Il nous permet de
« conserver, et même de redonner un peu de couleur à des représentations éteintes
et pâlies ; il tresse, lorsqu'il s'acquitte de cette tâche, un lien autour de différentes
époques et fait revenir leurs esprits ». L'art et la poésie trouvent ainsi leur terrain
naturel dans les « époques dites de restauration, qui cherchent à rendre la vie à un
état intellectuel et social ayant précédé le dernier en date, et qui semblent effecti-
vement réussir une brève résurrection des morts »' 30 .
Un tel portrait de l'artiste en nécromancien est presque un lieu commun de la
littérature esthétique. Schopenhauer, dont les analyses sur les apparitions de morts
et de mourants sont bien connues de Wagner et de Nietzsche, affirmait que
« l'homme doué d'imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits» 3I .
Mais c'est surtout chez Heinrich Heine que l'on trouve la métaphore de l'art
comme évocation des morts. Dans son essai sur l'école romantique, il ne cesse en
effet d'utiliser ironiquement cette image : les romantiques « ont fait sortir en
Allemagne le Moyen-Âge de sa tombe » ; ils « ont fui le présent en revenant au
passé » ; ils eurent la folie de vouloir « rendre la vie à un passé mort »' 32 . La litté-
rature romantique, en particulier A.W. Schlegel, Hoffmann, Arnim (qui « n'était
pas un poète de la vie, mais de la mort »), est pleine des « fantômes du Moyen-
Âge »' 3 . Or, le passé ainsi ranimé ne retrouve pas toute son énergie ni sa vigueur.
Chez Uhland, par exemple, « les couleurs naïves, cruelles et fortes du Moyen-Âge
[...] se dissolvent dans une mélancolie maladive et sentimentale »' 34 . Le roman-
tisme n'accède qu'au « reflet » (Widerschein) du passé, selon Heine. C'est aussi
l'avis de Nietzsche : « Ce n'est certes qu'un semblant de vie, comme sur les tom-
115
bes, qui s'élève ainsi, ou comme le retour en rêve des morts chéris » " .
Or, s'il incombe à l'art, sans qu'il le veuille d'ailleurs vraiment (c'est une
tâche qu'il assume « accessoirement »), de ramener l'humanité à son enfance en
ranimant « pour quelques instants » des époques révolues136, c'est, selon
Nietzsche, que les artistes, et en particulier les poètes, cherchent à alléger
l'existence au moyen du passé : « Les poètes, dans la mesure aussi où ils veulent
alléger la vie des hommes, soit détournent le regard du pénible temps présent, soit
aident le temps présent à gagner de nouvelles couleurs, au moyen d'une lumière
qu'ils font rayonner depuis le passé » l37 . Les poètes peuvent donc d'abord nous
détourner du présent : l'imitation de l'Antiquité n'est ainsi souvent qu'une « fuite
hors de la réalité vers les Anciens » l38 . Heine considérait aussi cette fuite comme
l'une des caractéristiques principales de l'école romantique, qu'il assimilait à une
tentative de « restaurer la chevalerie médiévale », de « fuir le présent en revenant
au passé et de promouvoir la restauration du Moyen-Âge » l39 — Heine citait
notamment A.W. Schlegel, qui « ne parvenait jamais à saisir que la poésie du
passé, et non celle du présent »' 40 .
Mais les poètes peuvent aussi transfigurer le présent. Dans la conclusion de
son cours d'Introduction aux études de philologie classique, en 1871, Nietzsche
voyait dans une telle transfiguration la tâche de la philologie : l'évocation des
Grecs est un « refuge pour tout homme sérieux » — au point que la tâche de la
philologie consiste à « transfigurer sa propre existence et celle de la jeunesse qui
grandit »' 4 I . Les poètes, pour autant qu'ils cherchent à alléger la vie et qu'ils pui-
sent dans le passé de quoi rafraîchir les couleurs du présent, prennent donc le
relais du « philologue sentimental artiste » l42 .
Or, si nous aspirons à la clarté du refuge grec, c'est que notre monde est triste
et sombre. C'est un constat qui revient souvent dans les fragments de 1873 : « la
tendance à regarder en arrière est d'autant plus forte que la détresse du présent est
profonde » — et plus le présent paraît difficile, plus on a tendance à noircir le
passé, pour ne pas céder au désir d'échanger le premier contre le second143. Dans
Choses humaines, trop humaines, il n'est plus question de noircir le passé pour
que le présent paraisse plus brillant, mais d'éclairer le présent depuis le passé. T1
s'agit toujours néanmoins de rendre plus attrayant un présent mélancolique et
hivernal : « notre façon de vivre, remarquait Nietzsche dans un fragment de 1873,
m'apparaît comme une hibernation sur de hautes montagnes, le soleil paraît rare-
144
Fragment 29 [209] de 1873. Cf. les fragments 29 [214] et 29 [228],
145
Fragment 6 [20] de 1875.
146
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 36, op. cit., p. 240, et
Choses humaines, trop hmaines, aphorisme 155.
147
Fragment 29 [214] de 1873.
148
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 5
149
Ibid., § 8. Voir la citation de Wackernagel : « Nous autres Allemands, nous sommes un peuple
de descendants, avec toute notre science supérieure, avec même notre foi, nous ne sommes
jamais que les successeurs du monde antique ».
150
Ibid., § 6.
131
Kant ajoute que le génie est « totalement opposé à l'esprit d'imitation » — c'est, selon lui, ce
qui distingue Homère ou Wieland de Newton : « entre les plus grands inventeurs et les plus
IV. L'embellissement de la vie 215
poète est un épigone, c'est donc dire qu'aucun poète n'est un « génie » et qu'un
poète est toujours, avant tout, un imitateur — l'imitation des Anciens n'est donc
pas une option esthétique, un mot d'ordre ou un programme, c'est l'activité
instinctive, nécessaire du poète, c'est le destin de sa nature foncièrement régres-
sive.
Nietzsche reconnaît d'ailleurs l'utilité d'une telle imitation (analogue à celle
qu'il attribue à la philosophie de Schopenhauer 152 ) : on peut utiliser les poètes
« comme des ponts vers des époques et des représentations très reculées, des reli-
gions et des cultures mourantes ou mortes » ' 5 \ Mais Nietzsche ne s'intéresse pas
seulement à cet usage que nous pouvons faire du poète (c'est-à-dire à la tâche qui
lui incombe « sans qu'il le veuille »), il examine aussi la tâche qu'il assume
volontairement : alléger la vie. Or, ce que Nietzsche critique, dans cet allégement
poétique de la vie, ce n'est pas le fait d'alléger ou de vouloir alléger l'existence,
c'est la manière avec laquelle les poètes s'y prennent : « ils n'apaisent et ne gué-
rissent que temporairement, que sur le moment » (nur vorläufig, nur für den
Augenblick)154. Les poètes sont incapables d'alléger continuellement et définiti-
vement la vie. Nietzsche reprend ainsi le jugement de Schopenhauer, pour qui la
consolation artistique réussit certes à effacer les peines de la vie, mais ne calme
pas totalement la volonté : « elle ne l'affranchit pas définitivement de la vie, elle
ne l'en délivre que pour quelques instants [nur auf Augenblicke] ; ce n'est certes
pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n'est une consolation que provi-
soirement [nur einstweilen] pendant la vie » l55 . Nietzsche insiste, lui aussi, sur la
fugacité de l'allégement poétique, mais si la temporalité épisodique et morcelée
de l'apaisement esthétique est, pour Schopenhauer, l'indice d'une inaptitude à se
résigner et à se libérer entièrement de la volonté, elle est au contraire pour
Nietzsche la manifestation d'une impuissance à s'acquitter correctement de sa
tâche : elle ne sanctionne pas une volonté qui échoue à se nier elle-même, mais
une volonté qui ne parvient pas à s'affirmer vraiment.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre également la deuxième
critique que Nietzsche adresse à l'allégement poétique : les poètes « empêchent
même les hommes de travailler à une amélioration réelle de leur état, en suppri-
mant et déchargeant justement, par des palliatifs, la passion des insatisfaits qui
poussent à l'action » l56 . Incompatible avec une véritable affirmation de soi et du
laborieux imitateurs ou épigones », il n'y a, en science, qu'une différence de degré, alors qu'en
art une différence de nature les sépare (Critique de la faculté de juger, § 46 et 47, trad. J.-R.
Lamiral, M.B. de Launay et J.-M. Vaysse, in Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1090-1091).
132
Voir l'aphorisme 26 de Choses humaines, trop humaines.
1,3
Ibid., aphorisme 148.
1M
Id. Cf. l'aphorisme 147, dans lequel Nietzsche semble également n'attribuer à l'art qu'un effet
passager : l'artiste fait revivre en nous le passé « au moins pour quelques instants » (wenigstens
aufAugenblicke).
lM
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 52, p. 341-342.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 148.
216 IV. L'embellissement de la vie
3
Sur ce point, voir l'essai de Schopenhauer intitulé Esthétique et métaphysique du beau, in
Esthétique et métaphysique, trad. A. Dietrich et A. Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche,
1999, notamment p. 168-169 e t p . 180-181.
158
Voir notamment les fragments 17 [43] et 17 [44] de 1876.
159
Fragment 17 [44] de 1876.
160
Cf. De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 7, notamment.
161
Ibid., § 6 et § 7.
IV. L'embellissement de la vie 217
J ' a j o u t e que si les artistes allègent la vie, l'allégement qu'ils proposent peut se
transformer, c o m m e l'allégement religieux, en alourdissement de la vie : c'est
notamment ce qui se produit dans le cas de l'esprit libre. L ' a r t alourdit en effet le
cœur du penseur, en éveillant en lui une forme de mélancolie, le désir de retrouver
ce dont il a dû s'affranchir : la religion et la métaphysique.
Nietzsche développe cette analyse dans l'aphorisme 153 de Choses humaines,
trop humaines : « D e quelle force dispose encore le besoin métaphysique, et
quelles dernières difficultés éprouve encore la nature à lui faire ses adieux, on
peut le déduire du fait q u ' a u sein de l'esprit libre, lorsqu'il s'est débarrassé de
toute métaphysique, les effets les plus élevés de l'art font sans peine résonner
ensemble les cordes depuis longtemps muettes, voire cassées, de la métaphysique,
c o m m e par exemple lors d ' u n passage de la Neuvième symphonie de Beethoven,
où il se sent flotter au-dessus de la terre dans une voûte étoilée, avec le rêve de
l'immortalité au cœur : toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui et la
terre sombrer toujours plus profondément ». Nietzsche paraît ainsi donner raison
à Schopenhauer, p o u r qui le besoin m é t a p h y s i q u e (c'est-à-dire le besoin de
« trouver quelque solution à la mystérieuse énigme de notre vie ») est un besoin
« tout-puissant et indélébile »' 6 3 : l'esprit libre qui s'est « débarrassé » (entschla-
gen) de la métaphysique continue de ressentir ce besoin. En fait, si l'objectif est
bien p o u r N i e t z s c h e de s ' a f f r a n c h i r un j o u r entièrement de la « domination
héréditaire » du besoin métaphysique, et de porter ainsi la h a c h e aux racines
m ê m e s de la métaphysique, cette libération ne peut s'accomplir q u ' a u terme d ' u n
long processus 1 6 4 . Nietzsche distingue quatre grandes étapes : la religion, la philo-
sophie métaphysique, l'art puis la science philosophique 1 6 5 . T1 s'agit d'affaiblir
par paliers, puis de détruire les « besoins que la religion a satisfaits ».
L ' a r t est ainsi une sorte de « substitut de la religion », une transition entre la
religion et une « science philosophique réellement libératrice » — il a donc,
c o m m e la religion, un double visage : c ' e s t un allégement si on le considère du
point de vue de la religion (si on lève le regard vers lui, « pour se décharger de
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 99. Un tel poète triompherait ainsi du danger qui
guette toute « poésie sentimentale », selon Schiller : « Qu'il [le poète sentimental] ne nous
ramène pas en arrière à notre enfance et ne nous fasse pas acheter au prix des acquisitions les
plus précieuses de l'intelligence, un repos qui ne peut durer qu'autant que dure le sommeil de
nos facultés spirituelles ; qu'il nous conduise au contraire en avant vers notre état de maturité et
nous procure la sensation de l'harmonie supérieure qui récompense le lutteur et rend le triom-
phateur bienheureux » (Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. R. Leroux, op. cit., p.
208-209). Les points communs entre ce texte et les analyses de Nietzsche dans « De l'âme des
artistes et des écrivains » sont frappants.
163
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 855 et p. 853.
164
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 110 et fragment 23 [195] de 1876-1877.
161
Ibid., aphorisme 27.
218 IV. L'embellissement de la vie
11 y a donc bien des « mots sévères » sur l'art dans la philosophie de l'esprit libre
(mots sévères dont il faut bien avouer aujourd'hui qu'ils seront largement démen-
tis par les arts du XXe siècle)167 — et parmi eux, la dénonciation d'une forme
d'allégement qui implique une régression et un travail secret d'alourdissement et
d'obscurcissement, à'étouffement de la vie. Nietzsche songe ici d'abord à l'art
romantique, dont il ne cessera de souligner la lourdeur et le pouvoir dissolvant.
Cette action rétrograde de l'art présente certes une utilité générale, mais elle
constitue un véritable danger pour le penseur (et, par voie de conséquence, pour
l'humanité entière). Thomas Mann reprendra cette analyse (qui était aussi celle de
Heine) dans ses Considérations d'un apolitique, qui s'inscrivent explicitement
dans le sillage de Choses humaines, trop humaines : « l'art sera toujours "tourné
vers le passé", réactionnaire. Ce n'est pas pour rien que, tout comme la religion,
on le compte parmi les forces anti-intellectuelles, et mettre l'artiste et
l'intellectuel sur le même rang est une blague démocratique » — jamais les
artistes ne pourront donc contribuer au progrès, ajoute Thomas Mann : « L'art est
une puissance conservatrice, la plus forte de toutes ; et il conserve des virtualités
psychiques qui, sans lui, — peut-être — dépériraient » l68 . L'auteur de La Mort à
Venise et de La Montagne magique voit même dans la « sympathie pour la mort »
la « formule et la définition fondamentale de tout romantisme »' 69 . L'art baigne
170
ainsi dans « la psychologie et l'atmosphère vitale » du conservatisme : en nous
détournant du présent et de l'action, il allège notre existence et l'illumine en fai-
sant revivre le passé — mais cet allégement nous détourne de nous-mêmes et de
notre propre vie. Ce n'est donc pas l'allégement lui-même qui est critiqué, c'est
l'obstacle qu'il représente pour la libération de l'esprit et pour l ' a f f i r m a t i o n de
soi. C'est seulement en tant qu'il nous empêche de devenir ce que nous sommes
166
Ibid., aphorisme 280.
167
Fragment 17 [1] de 1876.
168
Thomas Mann, Considérations d'un apolitique, trad. L. Servicen et J. Naujac, op. cit., p. 332-
333.
169
Ibid., p. 355-356.
170
Ibid., p. 350.
IV. L'embellissement de la vie 219
que l'allégement artistique est dangereux. Prenons garde à ce que les morts res-
suscités par les poètes n'enterrent pas les vivants — et à ce que les poètes, en
nous allégeant la vie, ne nous allègent pas aussi de la vie elle-même !
11 n'est pas toujours facile de savoir exactement de quoi parle Nietzsche lorsqu'il
parle d'art : d'abord parce que l'art est pour lui un véritable paradigme et qu'à
Γ « art des œuvres d'art » il associe souvent Y ars vitœ et la stylisation du caractè-
171
re — ensuite parce qu'il interprète l'histoire de l'art à partir de grandes tendan-
ces qui transcendent les découpages habituels (c'est notamment le cas de son
interprétation du baroque et du romantisme). Dans Choses humaines, trop humai-
nes, Nietzsche parle la plupart du temps de l'art en général, mais il vise le plus
souvent Wagner et le romantisme allemand, c'est-à-dire l'aboutissement du pro-
cessus de spiritualisation et d'intellectualisation par lequel il explique désormais
l'évolution de l'art : à ce titre, Wagner ou le Bernin n'ont pas grand-chose à voir
avec Homère ou Phidias — mais à ce titre également, Tristan et Isolde ou Saint-
Pierre de Rome sont comme la radicalisation et la dégénérescence naturelles de
l'art qui s'exprime dans Y Iliade ou dans les temples de Pœstum. Entre l'art grec et
le romantisme allemand, il y a un devenir qui rappelle celui du christianisme : de
même que celui-ci est né du besoin d'alléger la vie, mais doit, s'il veut retarder
son inexorable déclin, commencer aujourd'hui par alourdir le cœur pour l'alléger
ensuite, de même on est passé de l'art grec, c'est-à-dire d'un art de la mesure et
de la décharge (Entladung), à un art de la démesure et au « style de la surcharge »
{Stil der Ueberladung)112.
Or, si le passage d'un style classique à un style baroque constitue pour
Nietzsche un phénomène naturel {Naturereigniss), c'est-à-dire une évolution
nécessaire, il semble que cette évolution soit impliquée par un affaiblissement de
la volonté — plus précisément par la généralisation de ce que Nietzsche appelle le
« laisser-aller », qu'il ne cesse de critiquer dans son œuvre : c'est quand les exi-
gences formelles du style classique sont devenues trop grandes, autrement dit
quand les artistes η 'ont plus la force de supporter ces exigences, que le style baro-
que apparaît 173 . Le baroque s'installe lorsque l'artiste, devenu incapable de maî-
triser les contraintes, les conventions et les traditions de l'art classique, décide de
rompre avec ces contraintes, conventions et traditions : Nietzsche montre qu'une
telle rupture, loin d'être la libération révolutionnaire proclamée par les Romanti-
ques, est une régression.
17] Voir l'aphorisme 174 d'Opinions et sentences mêlées et l'aphorisme 290 du Gai savoir.
172 Voir notamment les aphorismes 154 et 117 à'Opinions et sentences mêlées.
173
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 144.
220 IV. L'embellissement de la vie
1. L'irréligiosité de l'artiste
Si Nietzsche affirme que « les poètes restent religieux et arriérés »' 75 , il insiste
également sur ce qu'il appelle le caractère « irréligieux » (unreligiös) des artistes
— cette irréligiosité n'étant pas définie comme l'absence de religion, mais com-
me la liberté de renouveler et de modifier sa religion.
Nietzsche souligne ainsi l'irréligion des Grecs, dont la légèreté homérique est
l'incarnation la plus resplendissante, et qu'il ne définit pas comme une absence de
religion mais comme une absence de religion dogmatique : en ce sens, l'irréligion
est indissociable d'une certaine relation au divin. Être irréligieux ne consiste pas à
ne pas avoir de dieu mais à se sentir libre à l'égard de ses dieux — c'est-à-dire
avant tout libre de choisir, de créer ou de transformer les dieux auxquels on croit.
L'irréligiosité s'épanouit donc plus facilement sur le terrain du polythéisme, et à
des époques où, comme le dit Burckhardt, « l'art contribue à déterminer la sub-
stance même des religions » l76 .
Schopenhauer remarquait déjà que les Anciens n'avaient pas de religion au
sens où nous entendons ce mot aujourd'hui : « Ils n'avaient aucun document sacré
ni aucun dogme qui aurait été enseigné, dont l'acceptation aurait été exigée de
chacun et qui aurait été tôt inculquée à la jeunesse » . On ne saurait donc trouver
trace, dans l'Antiquité, d'aucune « obligation de croyance en un quelconque
dogme » l78 . Les représentations étaient extrêmement floues, ajoute Schopenhauer,
extrêmement embrouillées : « De l'immortalité de l'âme et d'une vie après la
mort, les Anciens n'avaient absolument aucun concept solide, clair, encore moins
érigé en dogme, mais des représentations tout à fait lâches, hésitantes, indétermi-
nées et problématiques, chacun à sa façon : et tout aussi diverses, individuelles et
vagues étaient également les représentations qu'ils se faisaient des dieux ».
Cette vision du polythéisme antique était extrêmement répandue au XIXème
siècle : Schopenhauer lui-même se l'est forgée sur les bancs de l'Université de
Berlin, dans les années 1810, en assistant aux cours de Friedrich August Wolf 179 .
On la retrouve chez Nietzsche, dès 1869, dans un fragment qui associe explicite-
ment l'irréligiosité des Grecs et leur légèreté : « Valeur de la croyance grecque
aux dieux : elle se laissait mettre de côté d'une main légère [mit leichter Hand] et
n'inhibait pas l'activité philosophique» 180 . Dans un autre fragment, Nietzsche
assimile l'irréligion grecque à cette aptitude qui fascinait Goethe et qui consiste à
envisager la tragédie comme un simple jeu esthétique, sans y prendre aucun
« intérêt pathologique » : « En tant qu'artistes nous avons à être aussi libres
envers la religion et dans l'usage de son mythe que l'auteur tragique athénien
l'était dans sa production, sans aucune participation pathologique»' '. Dans les
fragments de 1872-1873, Nietzsche définit cette liberté à l'égard du mythe com-
me une libre poétisation (freidichtende Art) : « La libre poétisation dont les Grecs
faisaient preuve à l'égard de leurs dieux ! Nous sommes trop habitués à
l'opposition entre vérité et non-vérité historique» 182 . Rien ne contraignait les
Grecs à croire ceci plutôt que cela : « Les anciens Grecs sans théologie norma-
tive : chacun a le droit de poétiser [dichtern] dessus et peut croire ce qu'il
, 183
veut » .
Dans ses Considérations sur l'histoire universelle, Jacob Burckhardt souligne
lui aussi cette libre poétisation des Grecs à l'égard de leurs dieux : « Dans la cité
antique, tout ce qui est multiple et variable en l'homme est mis en valeur ; elle
suscite la philosophie, la science et l'art, et n'a point de livres sacrés imposant
une doctrine politique fixe ou une forme de culture obligatoire »' 84 . Burckhardt
oppose notamment la liberté artistique des Grecs aux dogmes figés du Moyen-
Âge : « comparé à la tragédie grecque et à la liberté dont elle usait à l'égard du
mythe, aux interprétations multiples qu'elle en donnait, le drame médiéval était
réellement enchaîné » l85 . Mais c'est surtout dans son cours sur l'histoire de la
culture grecque que Burckhardt insiste sur cette liberté religieuse des Grecs —
Nietzsche a pu lire ainsi dans le manuscrit de Kelterborn : « Les Grecs avaient
une religion sans clergé, une théologie sans aucun document sacré, leur religion
est aux mains des poètes, des philosophes, des antiquaires, des illusionnistes, des
escrocs, des propriétaires d'oracles qui rapportent de l'argent. Chacun prête son
concours à la tradition » — or, ajoute Burckhardt, sans clergé « aucune théologie
179
Voir ibid., p. 152 (note 48).
180
Fragment 1 [3] de 1869.
181
Fragment 5 [47] de 1870-1871. Voir la lettre de Goethe à Schiller du 9 décembre 1797, citée par
Nietzsche dans le chapitre 22 de La Naissance de la tragédie.
182
Fragment 19 [40] de 1872-1873.
183
Fragment 19 [110] de 1872-1873.
184
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 87. Cf. p. 124 : « Â Athènes,
l'esprit s'affirme librement et ouvertement ou, du moins, brille comme à travers un voile léger ;
s'il est entravé, ce n'est que dans une très faible mesure » ; ou encore p. 135-136 : « Quelle
qu'ait été leur religiosité, les Grecs et les Romains formaient un monde entièrement laïque ».
185
Ibid., p. 77.
222 IV. L'embellissement de la vie
n'est possible » 186 . Il nous est donc extrêmement difficile, avec notre « esprit de
précision » et malgré toute notre imagination, de comprendre ou de décrire « une
chose aussi éternellement flottante [Schwebendes], aussi éternellement nouvelle,
aussi éternellement florissante ». Seul un peuple de poètes (ce que les Allemands
du XIXe siècle ne sont plus, selon Burckhardt) peut se permettre une telle liberté
à l'égard de la religion : la diversité et l'extrême richesse du polythéisme grec
traduisent ainsi la multiplicité des aptitudes poétiques qui se rencontrent en lui.
Ce sont ces aptitudes qui firent des Grecs, comme l'écrit Burckhardt, le « peuple
laïque par excellence » 87.
Dans le manuscrit de Kelterborn, Burckhardt souligne plus particulièrement
la liberté des artistes grecs à l'égard de leur religion — liberté qui contraste, selon
lui, avec l'asservissement des artistes orientaux : « Chez les Orientaux, même
l'art se fige brusquement, bloqué par le clergé » — on cherche à représenter le
surhumain par la multiplication des membres et de « monstrueuses difformités »,
ou encore sous une apparence animale (mais l'aspect des animaux, remarque
Burckhardt, « n'est pas aussi individualisé et multiforme que celui des
hommes » : d ' o ù une sorte de « constance », d'uniformisation figée qui « resta
188 .
pour toutes choses en Orient l'épouvantable règle ») . On trouve aussi ce genre
de conventions chez les Grecs, « comme des expédients qui ont été néanmoins
rapidement dépassés et vaincus » : « aucun prêtre ne maintenait de façon
contraignante une conception déterminée, tout était libre au contraire et se produi-
sait librement ». S'il n ' y a pas de liberté à l'égard des dieux sans dispositions
poétiques, il n ' y a donc pas non plus d'art ni de poésie sans liberté à l'égard des
dieux — Burckhardt ajoute que cette liberté religieuse des Grecs est une liberté
réellement artistique, au sens où elle ne consiste pas à changer de sujet, mais à
traiter le même sujet d'une manière différente : « Tout à fait à l'opposé de ce qui
a cours de nos jours, on traitait toujours à nouveau la même matière. Les motifs,
l'intériorité, les caractères sont fixés, le déroulement du mythe ne forme que le
cadre ; là-dessus, onj3ouvait reprendre sans cesse la même chose et lui donner un
nouveau visage ! » C'est ainsi qu'Agamemnon ou Ménélas ressemblaient tour
à tour à des héros grandioses ou à de petits tyrans : « La base, c'est-à-dire le
mythe, était traitée avec une liberté infinie, aussi bien pour ce qui est des événe-
ments que des caractères ». L'originalité ne résidait donc pas dans la matière mais
dans la manière avec laquelle la matière était traitée — ce qui est caractéristique,
1
Cahier de Kelterborn, f. 48 v°-49r°. Cf. ibid., f. 70 r°-v° : « Les prêtres ne formèrent jamais un
corps, un corps apparaît seulement quand tous s'associent en une même institution. De même,
un clergé apparaît seulement quand il y a tout simplement des prêtres, indépendamment des
temples. Et ce n'était pas non plus le cas. Il n'y avait donc pas non plus de théologie, pas de
documents sacrés, aucune puissance importante du prêtre sur la vie. Il y avait pourtant alors en
Asie mineure de gigantesques instituts de pèlerinage et d'oracle, extrêmement riches, avec
d'innombrables prêtres, de véritables États-temples. Même Delphes n'avait que peu de biens ».
187
Ibid., f. 70 v°.
188
Ibid., f. 91 v°.
189
Ibid., f. 116 v°-117 r°.
IV. L'embellissement de la vie 223
selon Burckhardt, des « grandes époques artistiques » : « c'est ainsi qu'en pein-
ture, ce sont les choses qui sont répétées mille fois qui sont les plus belles, qui
sont éternellement nouvelles et qui sont toujours données avec naïveté, comme si
elles ne s'étaient encore jamais présentées ». Aujourd'hui, au contraire, « tout doit
„ 190
etre nouveau et surprenant » .
Nietzsche reprend cette analyse dans l'aphorisme 167 de Choses humaines, trop humaines :
« Quand le même sujet n'est pas traité de cent façons différentes par divers maîtres, le public
n'apprend pas à s'élever au-dessus de son intérêt pour la matière ; mais il finira lui aussi par sai-
sir et goûter les nuances, les fines et neuves inventions dans le traitement de ce sujet, une fois
donc qu'il le connaîtra de longue date par de nombreux remaniements et n'y sera plus sensible à
l'attrait de la nouveauté, de la curiosité ».
191
Le Service divin des Grecs, Introduction, § 12, op. cit., p. 85 (KGW II/5, p. 411).
192
Fragmentó [24] de 1875.
193
Fragment 23 [14] de 1872-1873. Burckhardt parle, quant à lui, de « Götterdichtung » (Griechi-
sche Kulturgeschichte, op. cit., p. 33).
194
Voir notamment le fragment 19 [97] de 1872-1873 et Vérité et mensonge au sens extra-moral,
§ 2 ; Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, op. cit., p. 326.
224 IV. L'embellissement de la vie
mité les justifie ». Nietzsche ajoute qu'il nous est « extraordinairement difficile »
de faire revivre aujourd'hui ce « sentiment mythique du libre mensonge ».
Dire que les Grecs étaient irréligieux revient donc bien à dire que leur religion
était celle d'un peuple de poètes : c'est parce qu'ils « jouent à entourer la vie de
mensonges », conformément au conseil de Simonide, qu'ils sont irréligieux, et
cette irréligion est paradoxalement au cœur même de leur religion, puisque c'est
précisément en jouant avec la vie que les Grecs honorent leurs dieux (en mentant,
il font de leur misère une «jouissance pour les dieux >>195). L'irréligion n'est donc
pas une liberté que les Grecs prendraient à l'égard de leur religion, encore moins
une transgression ou une infraction : c'est l'essence même de leur religion —
« C'est ainsi qu'Homère et Phidias ont créé les dieux de la Grèce », écrit
Burckhardt196.
Un même plaisir de fabuler s'exprime ainsi dans la religion et dans
l'irréligion grecques — un même plaisir dont la manifestation la plus éclatante est
Homère, qui incarne à la fois une religion et un art : « il a dû être profondément
irréligieux », remarque Nietzsche, lui qui élaborait et façonnait ses dieux
« comme le sculpteur avec sa glaise et son marbre » l97 . Or, cette irréligiosité est
sans doute ce qui définit le plus essentiellement la légèreté homérique : être léger,
c'est poétiser librement, c'est être libre de modeler et de remodeler à sa guise.
Dans un fragment de 1876, Nietzsche écrit que l'esprit libre n'est que
« légèrement lié » (leicht gebunden) à la vie active et qu'il n'est pas « esclave de
ses actes »' 98 : Homère, de même, n'est que légèrement lié à sa religion et n'est
pas esclave de ses dieux — c'est lui qui les invente.
Toute la religion grecque est donc une freie Dichtung, une « libre poétisation »
(en d'autres termes, une mythologie) — et dans cette libre poétisation s'exprime
une aptitude que Nietzsche assimile parfois à l'essence même de la religion :
« posséder la force et la liberté d'édifier des mythes » ' " . Or, cette force et cette
liberté ne se trouvent pas seulement chez les Grecs : elles sont le propre, pour
Nietzsche, de tout artiste authentique. Il n'y a de création que là où il y a liberté
de pensée.
Nietzsche partage, là encore, le point de vue de Burckhardt, qui soulignait
déjà, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, la « liberté totale de
l'artiste » à l'égard de la religion : « l'art ne demande aux thèmes religieux ou à
ceux d'un autre type que de lui fournir une impulsion ; il tire la substance même
de l'œuvre à créer de sa secrète réserve de vie intérieure » — d'où la grande
liberté des « alliances temporaires et révocables » qu'il conclut avec les dieux200.
195
Fragment5 [121] de 1875.
196
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 156.
197
Fragment 5 [196] de 1875.
198
Fragment 16 [47] de 1876.
199
Fragment 27 [1] de 1873.
200
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 155.
IV. L'embellissement de la vie 225
Nietzsche insiste, quant à lui, sur l'irréligion des poètes, notamment sur celle du
premier grand tragique : « Eschyle est, comme tous les poètes, irréligieux ». Dans
un fragment de 1875-1876, Nietzsche associe à cette irréligion la liberté de juge-
ment de Wagner : celui-ci a en effet « devant la religion la même absence de parti
pris [er steht so unbefangen] qu'Eschyle devant les différents Zeus» 201 . 11 est
« essentiellement irréligieux ». Dans un autre fragment de la même période,
Nietzsche affirme encore qu'un poète n'est jamais « pieux » (fromm) : « si
Wagner prend tantôt le mythe chrétien-germanique, tantôt des légendes de ma-
rins, tantôt des mythes bouddhiques, tantôt des mythes païens-allemands, tantôt la
"bourgeoisie" protestante, alors il est bien clair qu'il se sent libre vis-à-vis de la
signification religieuse de ces mythes, et qu'il exige la même liberté de ses audi-
teurs ; de la même manière les dramaturges grecs, et déjà Homère, se sentaient
libres vis-à-vis de leurs mythes »202. Autant dire que chez les Grecs (et Nietzsche
cite à nouveau Eschyle, qui « changeait à son gré ses représentations, y compris
de Zeus »), il n'y a « ni peur ni flatterie » envers les dieux : « on ne croit pas en
eux », affirme Nietzsche. Le spectateur que voulait Eschyle n'est donc pas le Grec
superstitieux qui pense voir le dieu lui-même sur la scène : « 11 faut qu'on soit
sorti de la religiosité des idoles et des fétiches pour qu'on puisse, comme poète,
penser en événements avec une pareille liberté ».
L'irréligion d'Eschyle ou de Wagner dessine ainsi les contours d'une religion
authentique, purifiée de la superstition, du fétichisme et de l'idolatrie. Si cette
irréligion est une religion de poètes, en elle s'esquisse aussi ce que l'on pourrait
appeler une religion d'esprits libres — et l'art, pour autant qu'il justifie le libre
mensonge et la libre poétisation, prend la forme paradoxale d'une « voie de la
liberté de l'esprit »203. La légèreté et la frivolité d'Homère se retrouvent donc
dans toute poésie véritable (y compris celle d'Eschyle ou de Wagner), et c'est
cette légèreté qui semble définir une attitude authentique, aussi bien dans le
domaine de l'art que dans celui de la religion et de la connaissance. Dans Choses
humaines, trop humaines, l'irréligiosité des artistes est ainsi rapprochée de leur
« Unbefangenheit », c'est-à-dire à la fois de leur impartialité, de leur absence de
préjugés et de leur ingénuité, de leur naturel, de leur candeur : « Homère est si
bien chez lui parmi ses dieux et trouve un tel plaisir de poète à leur compagnie
qu'il a dû être, en tout état de cause, foncièrement irréligieux ; ce que la croyance
populaire lui offrait — une superstition mesquine, grossière, terrifiante par cer-
tains côtés —, il en disposait aussi librement que le sculpteur de sa glaise, avec
cette même indépendance de jugement [Unbefangenheit], en somme, que possé-
daient Eschyle et Aristophane et par laquelle se distinguèrent, à l'époque mo-
derne, les grands artistes de la Renaissance autant que Shakespeare et que
Goethe »204.
201
Fragment 14 [6] de 1875-1876.
202
Fragment 11 [18] de 1875.
203
Fragment 16 [8] de 1876.
204
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 125.
226 IV. L'embellissement de la vie
3
Les Philosophes préplatoniciens, § 2, op. cit., p. 87, et La Philosophie à l'époque tragique des
Grecs, § 3. Cf. l'aphorisme 426 d'Aurore, dans lequel Nietzsche évoque la « légèreté joueuse
[spielende Leichtigkeit] avec laquelle les Grecs considéraient les phénomènes de la nature
comme des dieux et des demi-dieux, c'est-à-dire les voyaient sous forme humaine ».
206
Sur la liberté de Thalès vis à vis du mythe, voir par exemple les fragments 14 [27] de 1871-
1872, 19 [18], 19 [96], 21 [19], 21 [22] et 23 [22] de 1872-1873 (cf. les fragments 6 [38] et
6 [49] de 1875). Sur le combat de Thalès contre le mythe, voir les fragments 16 [17] de 1871-
1872 et 6 [50] de 1875.
207
Fragment 23 [14] de 1872-1873.
208
Sur ce point, voir notamment le fragment 5 [121] de 1875.
209
Fragment 5 [63] de 1875.
IV. L'embellissement de la vie 227
Fragment 9 [69] de 1887. Niezsche a trouvé cette formule dans le livre de Henri Joly, Psycholo-
gie des grands hommes, Paris, 1883, p. 240. Voir KS A 14, p. 741.
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 378.
214
Au fond, l'idée d'un génie acquis et conquis n'est pas moins contradictoire que l'injonction, si
souvent rappelée par Nietzsche, de devenir ce que l'on est. On retrouve le même paradoxe chez
Descartes, avec la doctrine de la générosité — notamment dans l'article 156 des Passions de
l'âme, où Descartes explique que la générosité (conformément à son étymologie) dépend de la
« bonne naissance », mais qu'elle peut néanmoins « être acquise ».
1
Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 216-217.
IV. L'embellissement de la vie 229
de toujours les travailler ». Dès lors, si nous ne sommes pas nous-mêmes des
génies ou de grands hommes, ce n'est pas à cause de la nature : c'est parce que
nous n'avons pas assez de volonté, parce que nous ne sommes pas assez travail-
leurs. Nietzsche retourne ainsi la vanité humaine contre la mythologie du génie :
après voir montré que la vanité est à l'origine du « culte du génie » (car croire au
génie consiste à rendre incomparables des hommes qui, comparés à nous, nous
écraseraient de leur grandeur), il montre que l'acquisition du génie dépend de
qualités dont notre vanité ne saurait tolérer l'absence : l'intelligence et le carac-
tère216. Qui comprend ce que recouvre Γ « engendrement du génie » ne peut donc
plus croire au génie par vanité — plus précisément, sa vanité doit le pousser
désormais à rivaliser avec les prétendus « génies », conformément à l'injonction
du fragment 5 [182] de 1875 : « Sauvez votre génie ! c'est ce qu'il faut crier aux
gens, libérez-le ! Faites tout pour le délivrer ! » Tout homme est susceptible de se
faire génie — la grandeur peut toujours venir, pourvu qu'on le veuille vraiment.
Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche prend l'exemple de
Γ apprenti-nouvelliste qui doit travailler dur pendant une bonne dizaine d'années
avant de pouvoir espérer se produire au grand jour : « Que l'on fasse donc cent
projets de nouvelles et davantage, aucun ne dépassant deux pages, mais d'une
précision telle que chaque mot y soit nécessaire ; que l'on note chaque jour quel-
ques anecdotes jusqu'à savoir en trouver la forme la plus saisissante, la plus effi-
cace, que l'on ne se lasse pas de collectionner et de brosser des caractères et des
types d'humanité, que l'on ne manque surtout pas la moindre occasion de racon-
ter et d'écouter raconter, l'œil et l'oreille attentifs à l'effet produit sur les autres,
que l'on voyage comme un paysagiste, comme un dessinateur de costumes, que
l'on extraie d'une science après l'autre tout ce qui, bien exposé, produit un effet
d'art, que l'on réfléchisse enfin aux motifs des actions humaines, ne dédaigne
aucune indication qui puisse en instruire, et soit jour et nuit à collectionner les
choses de ce genre » . Nietzsche songe ici à Walter Scott, qui « s'exerçait,
Choses humaines, trop humaines, aphorismes 162 et 163. À la fin de l'aphorisme 163,
Nietzsche avance une seconde hypothèse sur Γ « engendrement du génie » : « Parfois, quand
l'intelligence et le caractère viennent à manquer pour organiser un plan de vie artistique de cet
ordre, c'est le destin et la nécessité qui se chargent de les remplacer et de guider pas à pas le
maître futur dans toutes les étapes exigées par son métier ». Cette seconde hypothèse ne contre-
dit absolument pas la thèse générale de l'aphorisme, qui n'est pas que le génie doit se former
lui-même pour devenir ce qu'il est, mais que le génie ne nous est pas donné par la nature.
Nietzsche propose donc deux explications du génie, qui montrent toutes deux que l'on ne naît
pas génie, mais qu'on le devient.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 163. Ce passage est l'un de ceux qui ont le plus
frappé Paul Rée dans Choses humaines, trop humaines, comme en témoigne sa lettre à
Nietzsche de juin 1878 : « La recette que vous donnez pour devenir un auteur de nouvelles
donne envie, si je puis dire, de mordre à pleines dents ; les doigts vous en démangent, et j ' a i
déjà réformé mon journal en fonction d'elle ». Cet enthousiasme montre qu'il y a une parenté
évidente entre la « conscience artisanale » du bon nouvelliste et la « réflexion sur les choses
humaines, trop humaines ». On songe aussi à la définition de la connaissance comme « art du
voyage », dans l'aphorisme 223 d"Opinions et sentences mêlées (on pourrait d'ailleurs comparer
230 IV. L'embellissement de la vie
comme un virtuose s'exerce au piano pendant sept heures », et qui sut « attendre
des années » 21S . 11 y a donc une « recette pour devenir bon nouvelliste », selon
Nietzsche, c'est-à-dire une méthode pour acquérir du génie, mais cette recette
n'est rien sans patience ni exercice (Übung)2] — s'il y a des qualités associées
au génie, ce ne sont pas des qualités d'improvisation ou de clairvoyance, de
communion surhumaine avec la nature, mais ce sont celles du bon artisan : téna-
cité, sérieux, sens du détail et du travail bien fait.
a. Communication et convention
le statut de la nouvelle dans le domaine littéraire à celui de l'aphorisme dans le domaine philo-
sophique).
218
Fragment 5 [181] de 1875 et ébauche de l'aphorisme 163 de Choses humaines, trop humaines,
carnet Ν I I 2, p. 120 (KGW IV/4, p. 195).
219
Voir une autre ébauche de l'aphorisme 163, carnet Ν 11 3, p. 57 : « Nouvelle, exercice » (KGW
IV/4, p. 195).
220
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 122.
221
Voir sur ce point l'analyse de Giuliano Campioni, qui montre que, dans la philosophie de
l'esprit libre, le modèle burckhardtien (c'est-à-dire celui de la « forme comme résultat de la lutte
entre des forces antagonistes ») supplante le modèle wagnérien (modèle de la « forme close ») :
Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 72. Sur la sublimation du « thème romantique
de la communauté » chez Wagner, voir p. 69-70 notamment.
IV. L'embellissement de la vie 231
grecs, [l'artiste] veut triompher sur-le-champ avec chacune de ses œuvres — étant
habitué à lutter en public avec un ou deux rivaux —, la première condition est
qu'il soit compris aussi sur-le-champ : ce qui n'est possible que grâce à la con-
vention ». L'artiste qui « invente au-delà de la convention » peut créer, dans le
meilleur des cas, une nouvelle convention, mais il risque fort de ne pas être
compris — réciproquement, « éviter obstinément la convention signifie ne pas
vouloir être compris ».
La convention artistique est ainsi ce qui permet à l'artiste de « vraiment se
communiquer » (sich wirklich mittheilen), c'est-à-dire ici de se communiquer
« sur-le-champ » {sofort), donc de convaincre sur-le-champ — ce sans quoi il est
impossible de vaincre {siegen). Dès lors, vraiment se communiquer ne signifie
plus que ce qui est communiqué est vrai, mais que ce qui est communiqué l'est
vraiment— donc que ce qui est communiqué est compris. Ce n'est plus le termi-
nus a quo mais le terminus ad quem qui détermine l'authenticité de la communi-
cation — plus précisément, ce n'est plus l'objet communiqué, c'est le processus
même de la communication qui fait que l'on se communique vraiment ou non.
Cette réhabilitation de la convention artistique est ainsi une nouvelle manière de
reformuler la théorie du mirage sincère et de la véracité de l'art : si la communi-
cation du génie romantique, qui prétend dire la vérité, est de part en part menson-
gère (elle ment « trop » car elle ment sur le mensonge lui-même), la communica-
tion de l'artiste grec, en revanche, transmet explicitement des conventions, c'est-
à-dire des fictions qui se donnent pour telles.
Dans Le Voyageur et son ombre, Nietzche tire donc les conséquences de la
généalogie de Γ « âme des artistes et des écrivains » : l'artiste véritable n'est pas
celui qui prétend nous révéler la vérité de la nature (un tel artiste a un sens de la
vérité complètement corrompu), mais celui qui cherche à agir sur nous au moyen
de conventions, et à triompher sur-le-champ de ses nombreux rivaux.
L'esthétique wagnérienne se trouve ainsi complètement renversée, puisque la
révolution artistique opérée par Wagner et célébrée dans la quatrième Considéra-
tion inactuelle consiste précisément, pour Nietzsche, à passer de la langue des
états d'âme, de V ethos, à celle du sentiment, du pathos — c'est-à-dire à passer de
la langue des conventions à celle de la nature : ce qui retentit dans la musique de
Beethoven puis dans celle de Wagner, « ce n'est que le sentiment juste, l'ennemi
de toute convention, de tout éloignement et de toute incompréhension artificiels
entre les hommes : cette musique est un retour à la nature, en même temps qu'elle
est à la fois purification et métamorphose de la nature »222. La convention est ici
définie comme un « accord en paroles et en actes sans un accord du sentiment » :
c'est un rapprochement factice qui éloigne d'autant plus les hommes qu'il prétend
les rassembler. La convention est donc l'ennemie de la communauté véritable, qui
doit être fondée sur une communauté de vie et de sentiment — et c'est précisé-
ment cette communauté que la langue nouvelle inventée par Beethoven et Wagner
a pour fonction de restaurer : libérée des « règles et des conventions », la langue
222
Richard Wagner à Bayreuth, § 5.
232 IV. L'embellissement de la vie
Cette rupture n ' e n est en fait pas vraiment une — ou plutôt, c'est une rupture qui
m a s q u e une lente évolution : la convention célébrée dans Le Voyageur et son
ombre n ' e s t plus celle que Nietzsche rejette, à la suite de Wagner, dans la qua-
trième Considération inactuelle. Plus précisément, deux conceptions de la con-
vention artistique se côtoient dans les manuscrits de la première moitié des années
1870 : une conception q u e j e qualifierai de révolutionnaire et de romantique, qui
consiste à assimiler la convention à un ensemble de contraintes artificielles dont
l'artiste doit se débarrasser pour pouvoir créer (ce que W a g n e r appelle parfois la
« mode »), et une conception que j'appellerai éducative et classique, qui consiste
à considérer la convention c o m m e un artifice susceptible de devenir une seconde
nature et de permettre l'éducation de l'individu. C ' e s t en cherchant une voie de
passage entre ces deux conceptions que Nietzsche forge la conception qui lui est
propre : celle de l'art c o m m e jeu avec la convention.
La conception romantique, qui consiste à considérer la convention c o m m e un
artifice purement décoratif qui doit être rejeté, s ' a p p u i e sur l'opposition de l'art
c o m m e p h y s i s et de l'art c o m m e thesis, et recoupe ainsi une antithèse qui struc-
ture toute la métaphysique d'artiste : l'antithèse du « concept roman de l'art » et
du « concept hellénique » 224 , donc de la « civilisation » latine, qui n ' e s t q u ' u n
assemblage factice, ornemental, décoratif, et de la « culture » véritable, dont le
développement harmonieux et nécessaire est pensé sur le modèle de la croissance
organique 2 2 5 . Pour Nietzsche, c'est Cicéron qui incarne la « manière décorative de
223
Ibid., § 9.
224
Voir notamment le fragment 19 [290] de 1872-1873.
22
' Pour Nietzsche ou Wagner, la « civilisation » est essentiellement romane, c'est-à-dire avant tout
latine, italienne et française : les grands foyers en sont Rome dans l'Antiquité, Florence à la
Renaissance et Versailles au temps de Louis XIV. Comme l'explique Mazzino Montinari,
Nietzsche a sans doute trouvé l'antithèse de la « culture » et de la « civilisation » (avant de la
retrouver chez Wagner) dans les textes de Friedrich August Wolf, « mais avec un déplacement
notable du contenu des deux concepts, parce que Wolf opposait à Inorganisation civile policée,
soit civilisation [Civilisation]" que purent atteindre les peuples de l'Orient antique (Égyptiens,
Hébreux, Perses), la Kultur propre aux Grecs mais aussi aux Romains » (Nietzsche, Paris, PUF,
2001, p. 61). Sur cette opposition de la Kultur et de la Civilisation, voir la lettre de Nietzsche à
Carl von Gersdorff du 21 juin 1877 (sur la nouvelle de l'incendie du Louvre) et la Sous-
philologie d'Erwin Rohde (Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz, Wagner, Querelle autour de
La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 217-218). Voir également l'analyse de Guiliano
IV. L'embellissement de la vie 233
Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, chap. III, « "Kultur" germanique et "Zivilisa-
tion" latine dans la réflexion de Wagner et de Nietzsche », op. cit., p. 109-128.
226
Voir les fragments 29 [168] de 1873 et 32 [14] de 1874. Sur le flottement terminologique, je
dirais que Nietzsche utilise toujours le mot « Civilisation » (ou « Zivilisation ») pour désigner
une pseudo-culture, fondée sur la décoration et sur la dissimulation. En revanche, il utilise le
mot « Cultur » (ou « Kultur ») tantôt au sens strict de culture véritable, fondée sur la physis et
opposée à la facticité de la civilisation, tantôt au sens large de culture en général (en ce sens,
« Cultur » peut vouloir dire « civilisation », et Nietzsche peut associer à « Cultur » des prédicats
qui sont manifestement ceux de la civilisation).
227
Fragment 19 [266] de 1872-1873.
228
Fragment 29 [ 119] de 1873.
229
Fragment 29 [118] de 1873.
234 IV. L'embellissement de la vie
celle-ci une nouvelle et meilleure physis, sans distinction d ' u n intérieur et d ' u n
extérieur, sans dissimulation ni convention : la conception d ' u n e culture où se
réalise l'accord de la vie et de la pensée, du paraître et du vouloir ». Cette profes-
sion de foi ne s'inscrit q u ' a p p a r e m m e n t dans la grande perspective wagnérienne
du combat contre la civilisation conventionnelle des Italiens et des Français : en
réalité, cette physis qui apparaît finalement sans convention correspond à Y inté-
riorisation de la convention véritable que Nietzsche reconnaît chez Goethe et
dans le soldat prussien. L a convention n ' e s t pas rejetée, c o m m e elle l'est chez
Wagner, mais absorbée et digérée. C ' e s t donc en assimilant la convention que la
nature, régénérée et améliorée, engendre la culture véritable.
L'esthétique de Nietzsche est ainsi structurée, dans la première moitié des
années 1870, par deux grandes perspectives :
1. La perspective romantique ou wagnérienne : c'est celle d ' u n e nature pro-
digieuse, surhumaine, qui s ' a f f i r m e à travers l'artiste et qui se sert de lui c o m m e
d ' u n médium pour imposer son œuvre. D a n s cette perspective, qui est celle de La
Naissance de la tragédie, l'opposition est radicale entre l'art véritable, entendu
c o m m e physis, et l'art décoratif fondé sur la convention.
2. La perspective classique ou goethéenne : elle consiste à définir le style
c o m m e la naturalisation d ' u n artifice. D è s lors, nature et c o n v e n t i o n ne
s'opposent plus aussi mécaniquement que dans la perspective romantique.
Trois grandes figures, qui correspondent à trois grands types d'artistes, per-
mettent d'organiser cette complexité : Wagner, le génie romantique, en qui la
nature s ' o p p o s e à la convention pour se libérer (c'est ce que Nietzsche appelle
parfois le « combat contre la nécessité » de Wagner) ; Cicéron, l ' h o m m e décora-
tif, en qui la c o n v e n t i o n s ' o p p o s e à la nature pour la dissimuler ; Goethe,
l ' h o m m e stylisé, en qui la convention s ' e s t t r a n s f o r m é e en s e c o n d e nature.
Nietzsche essaie de trouver une voie de passage et un équilibre entre ces deux
perspectives et ces trois figures — c'est-à-dire de passer entre deux écueils
contradictoires : l'écueil de la décoration (dont l'éloge romantique de la physis
lui permet de s'écarter) et celui du laisser-aller (que l'éloge classique de la con-
vention véritable lui permet de repousser). Dans la métaphysique d'artiste, c'est la
perspective romantique qui domine (donc le rejet de la convention). D a n s la phi-
losophie de l'esprit libre, cette perspective fait l'objet d ' u n e critique radicale, et
c'est la perspective classique qui passe au premier plan — ce qui a au moins trois
conséquences décisives : 1) l'assimilation du génie wagnérien à la fois au déco-
ratif et au laisser-aller : la physis romantique se révèle être la convention la plus
artificielle et la véritable « passion de la commodité » (les deux écueils se rejoi-
gnent ainsi pour s'identifier au péril romantique) ; 2) la réhabilitation officielle de
la convention, et avec elle de la contrainte, du sérieux et de la discipline artisti-
ques ; 3) la réinterprétation de l'art grec, qui n'est plus défini c o m m e art de la
physis mais c o m m e art de la convention véritable.
IV. L'embellissement de la vie 237
Mathieu Kessler oppose fort justement la danse (métaphore de l'art classique) à celle de la nage
(métaphore de l'art wagnérien) : « La perfection artistique souhaitée par Nietzsche est synony-
me d'un absolu terrestre et non plus céleste. [... ] D'où la référence insistante à la danse qui, loin
d'être un art peu rigoureux, léger et évanescent, nécessite une prise en compte très exacte des
lois les plus élémentaires de la physique, de la physiologie et de l'anatomie du corps humain.
On ne peut pas être danseur et "rêveur" à la fois, car la danse est la discipline la plus exigeante
et la plus rigoureuse qui soit, on danse toujours dans des chaînes. La danse représente plus
excellemment que les autres arts, le libre jeu avec des contraintes dont il est impossible de
s'abstraire. [...] La nage symbolise [...] l'absence totale de contraintes de toutes natures tandis
que la danse signifie une maîtrise technique accomplie en accord avec son médium
d'expression » (L'esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 202).
238
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 140.
239
II s'agit de la lettre du 24 janvier 1761.
240
Voltaire, Lettres choisies, Paris, Garnier Frères, 1876, p. 425.
241
Ibid., p. 426.
IV. L'embellissement de la vie 239
242
Ibid., p. 420.
243
Ibid., p. 422.
244
Ibid, p. 247. Il s'agit de la lettre du 20 juin 1741.
241
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 221.
240 IV. L'embellissement de la vie
ainsi à marcher avec grâce même sur les passerelles étroites qui franchissent des
gouffres vertigineux, et l'on en revient avec le butin d'une suprême souplesse de
mouvement » — ce dont témoigne, selon Nietzsche, l'histoire de la musique :
« On voit bien là comment les chaînes se relâchent pas à pas jusqu'à pouvoir
paraître complètement rejetées : c'est cette apparence qui est le résultat suprême
d'une nécessaire évolution de l'art ».
Or, selon Nietzsche, la continuité de cette évolution s'est rompue dans le
domaine poétique : après Voltaire, la poésie se laisse prendre à son propre piège
et cherche à être ce qu'elle ne doit que paraître — elle se relâche au lieu de don-
ner Y illusion du relâchement. Elle tombe ainsi dans la facilité, au plus mauvais
sens du terme (et rien n'est moins facile que la véritable légèreté 246 ). Voltaire est
donc, pour Nietzsche, « le dernier des grands poètes dramatiques, lui qui soumit
au joug de la mesure grecque son âme protéiforme qui était aussi à la hauteur des
grands orages tragiques ; il fut capable de cela même dont aucun Allemand n'a
encore été capable parce que la nature du Français a beaucoup plus d'affinité pour
la grecque que la nature de l'Allemand ; et il fut aussi le dernier grand écrivain à
avoir, dans le traitement de la prose oratoire, l'oreille grecque, la conscience artis-
tique grecque, la simplicité et la grâce grecques ; comme il fut encore, qui plus
est, un des derniers hommes à savoir concilier en lui une suprême liberté de
l'esprit avec une mentalité résolument antirévolutionnaire, sans être ni lâche ni
inconséquent ». Alors que Wagner reconnaissait volontiers un lien de parenté
entre la culture allemande et la culture grecque, auxquelles il opposait la civilisa-
tion des Italiens et des Français, Nietzsche affirme désormais que la nature du
Français a plus d'affinités avec la nature grecque que la nature de l'Allemand : on
ne saurait prendre plus clairement ses distances à l'égard de Bayreuth.
Nietzsche fustige donc, dans Choses humaines, trop humaines, le laisser-aller
de la poésie romantique, qui rejette toute chaîne, c'est-à-dire toute contrainte :
« Oui, on a rejeté les chaînes "absurdes" de l'art grec et français, mais on s'est
insensiblement habitué à trouver absurdes toutes les chaînes, toutes les limita-
tions ; et l'art va ainsi au-devant de sa ruine ». C'est alors la figure de Goethe,
l'homme stylisé, qui vient relayer celle de Voltaire — le Goethe des Conversa-
tions avec Eckermann, dont Nietzsche interprète la « conversion », après les
années de « révolution poétique », comme la manifestation du « plus grand besoin
de renouer avec la tradition de l'art et de réinventer poétiquement, pour la rendre
aux fragments et aux portiques du temple restés debout, leur antique et intégrale
perfection ». Nietzsche explique en effet que dans la deuxième moitié de sa vie,
Goethe ne crée plus que pour « soutenir la réminiscence, la compréhension de
périodes anciennes de l'art depuis longtemps disparues ». D'une certaine manière,
il assume ainsi la tâche de l'art « nécromancien », mais son rapport au passé n'est
pas puéril et morbide comme celui des artistes romantiques : il ne s'agit pas pour
lui de fuir le présent et de rompre avec ses traditions, mais de se nourrir du passé
Cf. le fragment 9 [184] de 1887, dans lequel Nietzsche évoque « chez Voltaire une santé et une
légèreté [Leichtigkeit] hors du commun ».
IV. L'embellissement de la vie 241
d. La tâche de l'art
247
Fragment5 [172] de 1875.
248
Par delà bien et mal, aphorisme 226.
249
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 159.
23(1
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 174.
2M
Essai d'autocritique, § 2 et 5.
242 IV. L'embellissement de la vie
à-dire l'art des œuvres d'art) sur le terrain de la vie (c'est-à-dire de l'art de
vivre) : l'art ne se justifie que comme « appendice » (Anhängsel) de la vie. L'art
n'a donc plus pour fonction de donner un sens, une valeur, un but à l'existence, et
de répondre ainsi au besoin métaphysique de l'humanité, en révélant sous une
forme transfigurée la vérité de la nature — il a pour fonction d'envelopper la vie
dans un tissu de belles conventions : « il nous modère et nous tient en bride, crée
des formes de civilité [Formen des Umgangs], lie des êtres sans éducation à des
lois de convenance, de propreté, de courtoisie, leur apprend à parler et à se taire
au bon moment ». La vie ainsi embellie par les inventions du savoir-vivre n'est
pas la vie au sens métaphysique du terme (celle dont le génie de la métaphysique
d'artiste avait pour mission d'estimer la valeur), c'est la vie quotidienne, celle des
choses humaines, trop humaines et de Γ « homme en société »252. Un tel embel-
lissement de la vie n'a rien à voir avec la transfiguration analysée dans le Beetho-
ven de Wagner et dans La Naissance de la tragédie : il consiste à instaurer des
formes de courtoisie et de civilité — autant de conventions et d'artifices qui
rappellent la culture décorative que Nietzsche, à la suite de Wagner, avait com-
mencé par rejeter 253 .
L'art des œuvres d'art, c'est-à-dire l'art au sens traditionnel du terme, ne
vient donc qu'après « cette grande, cette trop grande tâche de l'art » : « Un
homme qui sent en soi une surabondance de ces forces d'embellissement,
d'occultation et de réinterprétation, cherchera finalement à se décharger [sich
entladen] encore de ce superflu [Ueberschuss] dans des œuvres d'art ; dans cer-
taines circonstances, tout un peuple fera de même ». Nietzche évoque notamment
l'art « qui déborde [ausströmt] d'Homère, de Sophocle, de Théocrite, de
Calderón, de Racine, de Goethe, comme surabondance [Ueberschuss] d'une con-
duite sage et harmonieuse de la vie »254. La structure du processus créatif est donc
décrite ici comme dans le Beethoven et dans La Naissance de la tragédie :
l'œuvre véritable est le produit d'une surabondance de force qui explose et se
décharge — mais la force qui déborde ainsi n'est plus une force élémentaire de la
nature qui s'empare de l'artiste et exulte en lui, c'est une force d'embellissement
que Nietzsche assimile à une forme de sagesse et de maîtrise harmonieuse de soi :
rien à voir avec le bouillonnement tumultueux de 1' « un originaire ». Ce ne sont
donc plus l'effusion et les convulsions de l'ivresse qui se déchargent dans l'art,
c'est une force individuelle, consciente, réfléchie de façonnement et de construc-
tion de soi. La définition de la création comme décharge d'une surabondance se
trouve ainsi dissociée de toute « métaphysique de la rédemption » (Erlösungs-
metaphysik) : la décharge ne nous protège plus ou ne nous sauve plus de
l'anéantissement dionysiaque — ce n'est plus pour s'alléger que la vie se
décharge dans l'art, c'est parce qu'un certain art de vivre l'a déjà embellie et
allégée.
252
« L'homme en société » est le titre du sixième chapitre de Choses humaines, trop humaines.
253
Fragment 32 [2] de 1874.
254
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 173.
IV. L'embellissement de la vie 243
S'il y eut des époques où les poètes étaient des éducateurs, c'est donc qu'à
ces époques, la surabondance qui se déchargeait dans l'art n'était pas celle d'un
pathos déchaîné mais d'un ethos stable, réglé et harmonieux. L'art authentique
consiste à jouer avec la vie, selon le conseil de Simonide, comme il consiste à
jouer avec les conventions et la tradition — plus précisément, l'art consiste à
jouer avec la vie, c'est-à-dire à envisager sa vie comme une œuvre d'art, avant de
chercher à jouer avec la convention artistique. Nietzsche retrouve ainsi l'exigence
romantique d'une authenticité de l'art, mais en la réinterprétant complètement :
l'art authentique n'est plus celui qui provient d'une connaissance supérieure de la
nature, mais celui qui provient d'un art de vivre supérieur (de même que le véri-
table éducateur est celui qui s'est d'abord éduqué lui-même).
Considérer que l'art des œuvres d'art est plus important que l'embellissement
de la vie consiste, dès lors, à commencer son repas par le dessert : « on se figure
que l'art des œuvres d'art est le vrai, que c'est à partir de lui qu'il faudra amélio-
rer et transformer la vie — fous que nous sommes ! A commencer notre repas par
le dessert et à savourer douceurs sur douceurs, quoi d'étonnant si nous nous
gâtons l'estomac et même l'appétit pour la bonne chère solide et nourrissante, à
laquelle l'art nous convie ! »2 5 Les œuvres d'art risquent donc de nous dégoûter
de la vie, et de nous détourner de l'art véritable, qui consiste à embellir et alléger
la vie. La question de l'allégement de la vie prend ainsi une signification nou-
velle : les œuvres d'art risquent d'être un alourdissement de la vie (au sens où
elles risquent de nous peser sur l'estomac), si on les considère comme un moyen
de s'alléger la vie, et non comme la conséquence, comme Γ « appendice » d'un
processus d'allégement. L'art des œuvres d'art ne saurait rendre la vie plus
légère : il ne peut que refléter la légèreté d'une vie déjà allégée — il la rend
même plus lourde, si l'on s'imagine que c'est « à partir de lui » {von ihr aus) que
l'on doit embellir et alléger la vie.
Mais soyons plus précis : nous ne devons pas utiliser les œuvres des artistes
pour nous alléger l'existence — cela ne signifie pas, néanmoins, que nous ne
devions pas nous inspirer des techniques d'embellissement et d'idéalisation de la
vie utilisées par les artistes dans leurs œuvres : Nietzsche nous le recommande
même souvent. L'art des œuvres d'art n'est donc un allégement de l'existence
qu'en tant que paradigme de l'art de vivre : nous pouvons utiliser dans notre vie
les techniques qu'utilisent les artistes dans leurs œuvres — mais si nous cher-
chons à nous alléger la vie au moyen des œuvres d'art, en écoutant de la musique,
en lisant ou en fréquentant des musées, nous risquons fort de nous alourdir
l'existence.
Ainsi, dans la philosophie de l'esprit libre, Nietzsche redéfinit l'art à la fois
dans son rapport à la convention et dans son rapport à la vie : plus l'art se donne
explicitement comme un jeu avec les conventions et comme un « appendice » de
la vie, plus il est authentique — et plus il s'approche de cette sincérité et de cette
véracité que Nietzsche lui reconnaissait dans la métaphysique d'artiste, mais qu'il
2X1
Ibid., aphorisme 174.
244 IV. L'embellissement de la vie
256
Voir notamment les fragments 19 [255], 19 [310] et 19 [311] de 1872-1873. Cf. le fragment
19 [36], sur le « dernier philosophe », qui « démontre la nécessité de l'illusion, de l'art et de
l'art dominant la vie ».
237
Sur ce point, voir notamment l'article de Paolo D'Iorio, « En marge de Carmen », in Nietzsche
contre le nihilisme, Magazine littéraire, n° 383, janvier 2000, p. 50-55.
2,8
Lettre à Carl Fuchs du 27 décembre 1888. Voir aussi la lettre à Carl Spitteler du 19 novembre,
dans laquelle Nietzsche évoque la « malice » avec laquelle il fait l'éloge de Carmen (cf.
l'Avant-propos du Cas Wagner). À propos de l'effet de l'enthousiasme de Nietzsche pour
Carmen, le témoignage de Resa von Schirnhofer rapporté par Curt Paul Janz me semble très
instructif : « Cette musique avait sur Nietzsche un effet électrisant, il prêtait l'oreille, comme
transfiguré, attirant fougueusement mon attention sur le puissant rythme, la vitalité élémentaire,
la couleur pittoresque de ces accents. [...] Aussi, lorsque, bien plus tard, je lus quelque part que
l'enthousiasme de Nietzsche pour la musique de Bizet aurait été voulu et artificiel, qu'il n'y
aurait eu là de sa part que pose et réaction contre Wagner, le souvenir encore vivant de cette
scène de Nice s'inscrivit-il en faux contre une telle idée. 11 me semble bien davantage que cette
musique fouettait ses nerfs comme une tempête vivifiante, qu'elle s'engouffrait, fouillait au plus
profond de sa personnalité psychopathique, emplissant tout son être d'un sentiment de bonheur
pareil à celui qui l'envahissait au souffle du mistral. L'amour qu'il portait à cette musique était,
selon moi, sincère ; ce qui relève du calcul et des arrière-pensées, c'est la manière dont il s'en
est ensuite servi, pour en faire une pierre de touche artistique contre Wagner » (Nietzsche. Bio-
graphie, III, trad. P. Rusch et M. Vallois, Paris, Gallimard, 1985, p. 35).
IV. L'embellissement de la vie 245
qu'elle produit sur son corps : « Quand la musique s'avance avec une divine allé-
gresse, nos muscles aussi sont en fête : — nous sommes plus forts, et il est même
possible de mesurer cet accroissement de forces » 259 . Or, ce renforcement mus-
culaire (comparable à celui que Nietzsche associe à l'expérience de l'inspiration
dans Ecce homo) est d'abord un renforcement du pouvoir créateur 260 : « Bizet me
rend fécond », explique Nietzsche, et cette fécondité est une aptitude philosophi-
que à se dominer et à se libérer soi-même, à devenir meilleur 2 '. Une telle œuvre
vous rend parfait, dit Nietzsche : « On en devient soi-même un "chef-d'œuvre" »
— ce qui ne signifie pas que Carmen soit en elle-même une philosophie et un art
de vivre, mais qu'elle stimule en nous des forces de création et d'affirmation de
soi, une véritable « passion philosophique » : elle rend l'esprit libre et donne des
ailes aux pensées, elle apaise et délivre, elle allège l'existence, au sens où elle
nous incite à nous libérer et à nous alléger. En s'avançant « légère, souple,
polie », elle fournit ainsi à Nietzsche le « premier principe » de son esthétique de
la légèreté : « Ce qui est bon est léger [das Gute ist leicht]. Tout ce qui est divin
marche d'un pied délicat » — premier principe qui donne tout leur sens aux pre-
miers mots du Cas Wagner : « Je m'accorde un petit allégement » {Ich mache mir
eine kleine Erleichterung).
Or, si la musique de Bizet est plus légère, c'est qu'elle est la musique même
de l'affirmation de soi et de l'innocence du devenir (alors que l'opéra wagnérien
est un opéra de la rédemption : chez Wagner, « on trouve toujours quelqu'un qui
veut être sauvé ») — c'est une musique d'une gaieté africaine, d'une « sensibilité
plus méridionale, plus brune, plus brûlée », c'est-à-dire plus joyeuse et plus fata-
liste, une musique passionnée mais concise, rigoureuse (d'une « implacable
rigueur ») ; c'est une musique « précise » au sens où elle nous « emporte loin du
nord brumeux », là où l'air est sec et limpide ; c'est une musique de l'amour, mais
d'un amour réaliste, dénué de toute idéalisation et de toute sentimentalité :
« l'amour conçu comme un fatum, une fatalité, l'amour cynique, innocent, cruel,
— et c'est justement là qu'est la nature ! »262 C'est aussi bien la musique de
Y amor fati que du fatum amoris. Si elle rend meilleur, c'est donc qu'elle libère
l'esprit et le rend plus réaliste, plus « cynique », c'est-à-dire plus philosophe,
selon la définition de Stendhal que Nietzsche recopie dans Par delà bien et mal :
« Pour être bon philosophe, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a
fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philoso-
phie, c'est-à-dire voir clair dans ce qui est » .
259
Fragment 15 [111] de 1888.
260
Voir Ecce homo, Pourquoi j'écris de si bons livres, Ainsi parlait Zarathoustra, § 4 : « l'agilité
des muscles a toujours été chez moi d'autant plus vive que la force créatrice débordait avec plus
d'impétuosité. C'est le corps qui connaît l'enthousiasme ».
261
Le Cas Wagner, § 1.
262
Ibid., § 2 et 3.
263
Par delà bien et mal, aphorisme 255.
246 IV. L'embellissement de la vie
Mais voir clair, c'est voir les choses telles qu'elles sont. S'il faut « méditer-
raniser la musique », c'est qu'il faut restaurer la légèreté et l'innocence de toutes
choses : il faut une musique sur laquelle on ait envie de danser et sur laquelle « on
digère bien », une musique « où la vie animale se sente divinisée et triomphe » —
une musique de l'allégement, de l'embellissement et de la justification de la vie :
« La vie allégée [die Erleichterung des Lebens] par des rythmes légers, hardis,
sûrs d'eux-mêmes, exubérants, la vie dorée [die Vergoldung des Lebens] par des
harmonies dorées, tendres, bonnes » 264 . Nietzsche affirme encore dans Le Gai
savoir que son corps tout entier ne demande qu'une chose à la musique : son allé-
gement (seine Erleichterung) — « comme si toutes les fonctions animales
devaient être accélérées » et « comme si la vie d'airain et de plomb devait être
dorée »265. Bizet nous offre ainsi une vie allégée et dorée (vergoldet), car le soleil
qui brille dans Carmen est celui de l'innocence du devenir : il n'y a dans son
monde ni honte ni ressentiment, ni faute ni culpabilité (« Retour à la nature, à la
santé, à la gaîté, à la juvénile, à la verte vertu ») 66.
Or, si la musique de Bizet est une musique de l'affirmation et de l'innocence,
une musique de l'allégement au sens le plus nietzschéen du terme, ce n'en est pas
pour autant une musique du laisser-aller — bien au contraire : « Elle construit,
organise, achève ». Rien ne lui ressemble moins que le « polype musical » de
l'opéra wagnérien : Carmen est une musique de la passion, mais qui privilégie
« la logique dans la passion » et qui ne s'abandonne pas à la « mélodie infinie »
du désir. C'est une musique structurée et cohérente, articulée, une musique aux
lignes claires, aux formes nettes, organisées — en témoigne notamment
Vorchestration de Bizet, que Nietzsche oppose au « brouillard harmonique (— et
par instants disharmonieux) » de l'orchestration wagnérienne : « Ce qu'est ici le
"retour à la nature", je veux dire la transparence absolue du tissu contrapunctique,
l'utilisation de chaque instrument dans sa coloration spécifique, dans la langue
qui lui est la plus naturelle et bienfaisante, l'utilisation la plus économique de
l'instrument, la délicatesse au lieu de stimulations obscures et souterraines des
instincts, — tout cela, ^je n'appris à le comprendre que plus tard, grâce à
l'orchestration de Bizet » .
La transparence absolue de Carmen est donc aussi bien une transparence
esthétique (« contrapunctique »), proprement musicale, qu'une transparence éthi-
que, existentielle, qui rappelle à ce titre la pureté et l'humanité supérieures que
Nietzsche attribuait au paganisme grec dans Opinions et sentences mêlées :
264
Fragment 7 [7] de 1886-1887.
2(0
Le Gai savoir, aphorisme 368.
266
Paolo D'Iorio remarque ainsi que Nietzsche trouvait dans Carmen « un immoralisme joyeux, un
monde peuplé de bohémiennes et de contrebandiers qui n'ont pas de remords, de ressentiment,
de mauvaise conscience, qui aiment la liberté et qui sont finalement heureux » (« En marge de
Carmen », loc. cit., p. 52).
267
Ce passage se trouve dans le § 20 de la « version d'octobre », qui constitue une variante du
chapitre d'Ecce homo consacré à Choses humaines, trop humaines : voir KSA 14, p. 490.
IV. L'embellissement de la vie 247
l'œuvre de Bizet est transparente au sens où elle opère un retour à la nature, à une
libre et joyeuse affirmation de soi, à un fatalisme fier et résolu — mais c'est aussi
une transparence stylisée, construite, organisée.
268
Fragment 15 [6] de 1888, § 5. Cf. le fragment 16 [37] de 1888.
269
Le Cas Wagner, § 8.
270
Fragment 15 [6] de 1888.
271
Nietzsche contre Wagner, « Là où je trouve à redire » : Nietzsche ajoute cette formule en repre-
nant et remaniant l'aphorisme 368 du Gai savoir. Cf. le fragment 16 [75] de 1888 (« les valeurs
esthétiques reposent sur des valeurs biologiques ») ou le fragment 15 [111] de 1888 (« tout art
qui a contre lui la physiologie est un art récusé... La musique de Wagner, on peut la récuser par
la physiologie... »). Sur le « cynisme » esthétique de Nietzsche, voir notamment l'aphorisme
368 du Gai savoir, intitulé « Le cynique parle », ou le fragment 7 [7] de 1886-1887 (« Ce qu'il
me faut, c'est une musique [...] sur laquelle peut-être, question cynique, on digère bien»).
Quant à la formule « physiologie de l'art », elle apparaît dans le fragment 7 [7] de 1886-1887
(on la retrouve notamment dans le fragment 17 [9] de 1888-1889 et dans Le Cas Wagner, § 7) :
ce devait être le titre d'un chapitre de La Volonté de puissance.
248 IV. L'embellissement de la vie
sance)212. Nous nous sentons donc d'autant plus légers que notre corps a plus
d'allant, qu'il est plus cohérent et plus tonique : la légèreté, c'est le libre jeu et la
cohésion organique de nos « fonctions animales », c'est le dynamisme élémentai-
re, vital de notre physis (ce mot étant évidemment débarrassé de toute connotation
métaphysique et romantique). Nietzsche retrouve ainsi le modèle de la nature
organique, mais sur le terrain de la biologie et de la physiologie.
Or, la plupart des objections physiologiques de Nietzsche à la musique de
Wagner renvoient à une définition de l'art comme allégement de la vie (c'est-à-
dire du corps). Nietzsche décrit avec beaucoup de précision et d'ironie les diffé-
rentes protestations de son organisme contre Y alourdissement wagnérien : « dès
que cette musique agit sur moi, je ne respire plus aussi facilement [nicht mehr
leicht] ; mon pied se fâche et s'insurge contre elle — il lui faut de la mesure, de la
danse, de la marche cadencée, il attend avant tout de la musique des ravissements
dans Y agréable allure de la marche, du saut et de la danse » 2 7 \ Comme Nietzsche
l'écrit dans un fragment de 1888, « Wagner n'a jamais appris à marcher » (il tom-
be et trébuche)274. Mais le pied n'est pas le seul à se révolter : « mon estomac ne
proteste-t-il pas à son tour ? Mon cœur ? Ma circulation sanguine ? Mes entrail-
les ? Est-ce qu'à l'entendre, je ne m'enroue pas imperceptiblement ? »275 Tout le
corps est donc oppressé par la musique de Wagner (ce qui correspond, d'une
manière générale, aux effets de la laideur, que l'on pourrait « mesurer au dyna-
momètre » : quand l'homme « est abattu, c'est sous l'effet de quelque chose de
laid >>276).
Or, comme Nietzsche le remarque à propos de Carmen, tout est ici question
à'organisation : de même qu'un organisme malade est un corps qui se désorga-
nise, de même une musique décadente est une musique disloquée, chaotique,
désorganisée. Dans Opinions et sentences mêlées, Nietzsche disait déjà qu'avec
la musique romantique, on ne danse plus mais on nage : « On peut se faire une
idée claire du but artistique poursuivi par la musique moderne, dans ce que l'on
désigne maintenant par l'expression très forte, mais imprécise, de "mélodie infi-
nie", en imaginant que l'on entre dans la mer, que l'on perd progressivement le
sol ferme et sûr sous ses pas et que l'on finit par se livrer à la merci de l'élément
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 134 (cet aphorisme est repris dans Nietzsche contre
Wagner, sous le titre « Wagner considéré comme un danger »).
278
J'emprunte ces concepts au livre de Bernard Sève, L'altération musicale, Paris, Seuil, 2002.
Lettre à Carl Fuchs de la mi-avril 1886.
Le Cas Wagner, § 7.
281
Cf. l'aphorisme 87 du Gai savoir (repris et remanié dans Nietzsche contre Wagner, sous le titre
« Là où j'admire ») : « il est le maître du minuscule ». Wagner a donné la parole aux « réalités
demeurées insaisissables, infimes et microscopiques de l'âme », notamment à ces gouttes
d'amertume qui se mêlent à celles de la félicité, lorsque la coupe en est vidée et que l'âme « se
traîne et ne sait plus bondir ni voler, ni même marcher ».
250 IV. L'embellissement de la vie
voit l'ensemble bien trop confusément »282. Le sens de la distance et les techni-
ques d'idéalisation et de voilement propres à l'allégement artistique sont ainsi
complètement dévoyés : ils se retrouvent soumis à une « optique destructive », au
lieu de servir à l'affirmation du vouloir-vivre.
Un certain nombre de commentateurs ont déjà étudié cette assimilation de
l'art wagnérien à un style de la décadence. Wolfgang Müller-Lauter et Giuliano
Campioni ont notamment montré que Nietzsche applique ainsi à Wagner (et aux
Goncourt) une notion que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contem-
poraine, appliquait à Baudelaire (et aux Goncourt) : « Un style de décadence,
écrit Bourget, est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à
l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à
l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du
, 283
mot » .
Cette définition de la décadence renvoie elle-même à la notion positiviste de
maladie : la physiologie de l'art est une Physiopathologie. Giuliano Campioni
rappelle ainsi que pour Taine, la maladie est un processus de désagrégation de la
forme, où « l'élément particulier, acquérant une autonomie "morbide" et se
soustrayant à sa subordination fonctionnelle au tout, produit un accroissement de
visibilité »284. On sait avec quelle verve et quelle férocité Nietzsche décrit la pa-
thologie romantique (reprenant ainsi et radicalisant le jugement de Goethe) — et
notamment la névrose wagnérienne : « Wagner est-il un être humain ? N'est-il
pas plutôt une285maladie ? 11 rend malade tout ce qu'il touche, — il a rendu la musi-
que malade » . Les médecins et les physiologistes, ajoute Nietzsche, « tiennent
en Wagner leur cas le plus intéressant, ou du moins, un cas très complet » : « Les
problèmes qu'il porte à la scène — de purs problèmes d'hystériques —, ce que sa
282
Lettre à Carl Fuchs de la mi-avril 1886. Lorsqu'il dit que chez Wagner, 1' « esprit » commande
au « sens », Nietzsche utilise le mot français « esprit », qui désigne sous sa plume l'esprit dans
l'acception mondaine (c'est-à-dire, pour Nietzsche, française) du terme (Witz, et non Geist :
l'esprit au sens du « mot d'esprit », d ' « avoir de l'esprit ») — et qu'il associe à l'élégance, à la
conversation, au loisir, à la courtoisie (Höflichkeit). Nietzsche discerne dans l'esprit français de
la vivacité, de la légèreté (Leichtlebigkeit), de la férocité, mais aussi une certaine forme de ma-
niérisme (« Γ esprit français [der französische esprit] est une sorte de rococo de l'esprit [des
Geistes] », note-t-il dans le fragment 25 [38] de 1884). L'esprit est au Geist ce que la virtuosité
est au génie : il y a en lui quelque chose de gratuit, de superflu, de décoratif— en d'autres ter-
mes, de décadent : il est « tardif » et « malade », dit Nietzsche (fragment 11 [9] de 1887-1888),
au point que Γ « esprit de Paris » lui semble être la « quintessence » de la vieille culture euro-
péenne (c'est-à-dire de la décadence : fragment 18 [3] de 1888).
283
Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883, p. 25. Nietzsche
s'approprie cette définition dans un fragment de 1883-1884 : « Le style de la décadence chez
Wagner : la tournure isolée devient souveraine, l'ordre et l'organisation deviennent accidentels
(Bourget, p. 25) » (fragment 24 [6]). Voir Wolfgang Müller-Lauter, « Décadence artistique et
décadence physiologique », in Nietzsche, Revue philosophique de la France et de l'étranger,
n°3, Paris, PUF, juillet-septembre 1998, p. 275-292, et Giuliano Campioni, Les lectures françai-
ses de Nietzsche, op. cit., p. 250-260.
284
Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op. cit., p. 253.
283
Le Cas Wagner, § 5.
IV. L'embellissement de la vie 251
Rien n'est donc plus contraire au style de la décadence, à cette émancipation des
éléments et à cette désagrégation du tout, à ce « fond de maladie » 287 que le style
aphoristique, dans lequel le tout ne se décompose pas mais se concentre en petites
unités. Ce point est capital et oblige à distinguer radicalement entre aphorisme et
fragment28 . Le fragment est la conséquence d'une dislocation ou d'un inachève-
ment, l'aphorisme est au contraire le résultat d'une intensification : la pensée ne
se morcelle pas mais se densifie, se définit (au sens propre du terme) en
s'inscrivant dans une perspective, en prenant les contours d'un horizon déterminé
(le grec « aphorisma » signifie « objet mis à part » au sens d'objet délimité, objet
circonscrit, distingué). L'aphorisme est au fragment ce que la « force plastique »
est à la décadence. Contrairement à ce que l'on croit souvent, le style aphoristique
n ' a donc rien à voir chez Nietzsche avec une quelconque esthétique de
l'émiettement ou de la fragmentation — la pensée ne s'éparpille pas au gré des
perspectives, elle n'éclate pas mais se ramasse en différents points de vue, diffé-
rentes lignes de focalisation et de concentration du regard.
« Mon ambition, écrit Nietzsche, est de dire en dix phrases ce qu'un autre dit
289
en un livre... — ce qu'un autre ne dit pas en un livre... » Cette résolution
E. et J.H. de Goncourt, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume,
1862-1865, Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, p. 279. Voir notamment les fragments 26 [310]
de 1884, 31 [2] de 1884-1885, 2 [23] de 1885-1886, 14 [119] de 1888 et 17 [9] de 1888.
Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 5.
C'est pourquoi l'analyse de Jacques Derrida (à propos du fragment « J'ai oublié mon para-
pluie ») dans Eperons, les styles de Nietzsche (Paris, Flammarion, 1978) me semble très con-
testable.
Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 51. Giuliano Campioni rapproche fort
justement cette ambition de Nietzsche de l'ambition de Joubert : « S'il est un homme tourmenté
par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans un phrase, et
cette phrase dans un mot, c'est moi » (Joseph Joubert, Pensées, Paris, Didier et Cie, 1874, t. II,
p. 8 : Nietzsche a souligné cette phrase dans son exemplaire personnel, conservé à la Herzogin
Anna Amalia Bibliothek sous la cote C 652b).
252 IV. L'embellissement de la vie
Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 188 (cité par G. Campioni, Les lectu-
res françaises de Nietzsche, op. cit., p. 252).
291
Crépuscule des idoles, « Divagations d'un "inactuel" », § 11.
292
Le Gai savoir, aphorisme 291.
293
Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2.
294
Voir Choses humaines, trop humaines, aphorisme 109 et Aurore, aphorisme 71.
IV. L'embellissement de la vie 253
aristocratique par excellence >>295. Le grand style se définit ainsi par la condensa-
tion et le rayonnement de la puissance poétique, la densité énergétique des
« signes » : il s'agit de concentrer dans le plus petit nombre de mots la plus
grande force de volonté (ce qui correspond bien au projet de l'écriture aphoristi-
que, et ce qui rappelle la définition burckhardtienne de la grandeur historique).
Une telle concentration (opposée à la dilution et à la dissolution de la « mélodie
infinie ») est une manifestation de la volonté de puissance : elle exprime une
volonté qui s'affirme, en imposant son style, sa contrainte, son ordre souverain.
3
Ibid., § 1. Nietzsche retrouve ainsi mais en la réinterprétant une image qu'il appliquait déjà à
Horace dans un fragment de 1875 : « J'aime encore mieux louer Horace, même s'il est déjà bien
limité et se contente de faire une mosaïque de petits mots et de petites pensées » (fragment 8 [2]
de 1875). En 1888, la mosaïque n'est plus la métaphore d'une forme de minimalisme ou de mi-
niaturisme poétique, mais de la cohésion et de la densité du style : l'image a complètement
changé de sens. Sur cette question de la densité stylistique, voir l'aphorisme 144 du Voyageur et
son ombre, dans lequel Nietzsche distingue, au moyen d'une métaphore culinaire, le style de
Thucydide de celui de Tacite : le premier « croyait conférer la pérennité à ses pensées en les
mettant dans le sel, l'autre en les faisant réduire ». Il est intéressant de remarquer que ces deux
procédés A' immortalisation impliquent un processus de concentration (de déshydratation) du
style : le sel conserve les aliments en absorbant leur eau (Γ « eau libre » dans laquelle les
micro-organismes peuvent proliférer) ; la réduction consiste à faire bouillir une sauce ou un jus
afin de l'épaissir par évaporation et d'en diminuer le volume (les saveurs gagnent ainsi en inten-
sité).
296
Le Gai savoir, aphorisme 290.
V. La libération de l'esprit
Schopenhauer n ' a pas de mots assez durs pour fustiger ce « meurtrier de la pensée » qu'est le
coup de fouet : « L'affaire se présente comme une pure méchanceté, comme une franche insulte
de la partie de la société travaillant avec les bras à l'égard de celle qui travaille avec la tête »
{ibid., p. 154-155) — en d'autres termes, les coups de fouet sont un insupportable affront de la
vie active à la vie contemplative.
4
Ainsi parlait Zarathoustra, III. Paolo D'Iorio souligne cette allusion à Schopenhauer dans son
article « L'éternel retour. Genèse et interprétation », loc. cit., p. 368.
5
Fragments 16 [45] et 17 [50] de 1876.
6
À partir de la fin du IV e siècle avant Jésus-Christ, et si l'on excepte le scepticisme et le cynisme
(qui sont des philosophies à part entière mais qui n'ont pas d' « organisation scolaire »),
l'essentiel de l'activité philosophique se concentrait en effet dans les quatre écoles fondées par
Platon (l'Académie), Aristote (le Lycée), Epicure (le Jardin) et Zénon (le Portique) : voir Pierre
Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 160 et p. 156. Comme
le montre Pierre Hadot, ces institutions restèrent vivantes pendant près de trois siècles, et leur
force reposa sur la « coïncidence entre l'école comme tendance doctrinale, l'école comme lieu
où l'on enseigne, et l'école comme institution permanente organisée par un fondateur qui est
256 V. La libération de l'esprit
taire et l'ermite auxquels on le réduit parfois : toute sa pensée est habitée et tra-
versée par le désir de fonder une communauté véritable, une école philosophique
au sens grec du terme. Dans cette perspective, le projet du « cloître pour esprits
libres » a aussi pour fonction d'opposer au Théâtre de Bayreuth une conception
antique et non romantique de la communauté.
Nietzsche fait d'abord très jeune l'expérience d'une vie communautaire isolée et
d'une stricte discipline intellectuelle, en entrant, à l'âge de 14 ans, au Collège
royal de Pforta, dans lequel il vécut pendant six ans, retranché du monde et sou-
mis à un règlement quasi militaire. Dans sa biographie de Nietzsche, Curt Paul
Janz décrit cet établissement comme le « sanctuaire de la plus pure culture huma-
niste » et comme une sorte de cloître ou d ' « État dans l'État », installé dans les
bâtiments d'une ancienne abbaye cistercienne : plus qu'une école, Pforta était un
« État scolaire fermé sur lui-même », un petit monde qui vivait en autarcie, coupé
de l'actualité et dans un véritable « espace monacal »7.
Pforta fut ainsi pour Nietzsche cette « bonne école » qu'il évoque trente ans
plus tard dans un fragment de 1888 : « Je ne vois pas comment quelqu'un qui
aurait manqué d'aller en temps utile à bonne école peut réparer cela par la suite.
Un tel être ne se connaît pas ; il marche dans la vie sans avoir appris à marcher ;
le muscle mou se trahit encore à chaque pas »8. La bonne école (gute Schule) est
une « dure école » (harte Schule) dans laquelle on conquiert la « coriacité [Zähig-
keit] propre au vouloir-vivre » — cette coriacité qui permet au soldat prussien de
ne pas se décourager et de réapprendre à marcher, ou à l'artiste classique de trou-
ver un style et une « convention véritable ». La bonne école est donc avant tout
celle qui rend dur, tenace, inflexible dans l'éducation de soi et dans la recherche
de la vérité : sans elle, l'homme reste charbon (c'est-à-dire mollesse, lâcheté,
concessions, négations : le charbon est tendre, friable) et ne peut devenir le dia-
mant que Zarathoustra appelle de ses vœux 9 . À Pforta, Nietzsche forgea ainsi son
tempérament héroïque, cette moralité et ce sens de la vérité qu'il reproche à
l'artiste romantique de ne pas posséder, et qui sont d'abord un sens de la disci-
pline, de la convention et de la contrainte : « C'est la même discipline qui donne
précisément l'origine du mode de vie pratiqué par l'école et de la tendance doctrinale qui lui est
liée » (ibid., p. 157).
Voir Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, tome I, op. cit., p. 53-55.
Fragment 14 [161] de 1888. Voir Mazzino Montinari, Nietzsche, op. cit., p. 24.
Ainsi parlait Zarathoustra, 111, « D'anciennes et de nouvelles tables », § 29. Nietzsche reprend
ce texte en épilogue du Crépuscule des idoles, sous le titre « Le marteau parle » (après avoir
projeté de le reprendre en conclusion de Y Antéchrist).
V . L a libération de l ' e s p r i t 257
Voir les lettres à Carl von Gersdorff du 16 février et à Paul Deussen du 2 juin 1868.
Lettre du 15 décembre 1870 à Erwin Rohde.
On retrouve cette métaphore de la pêche dans Ecce homo (« Pourquoi j'écris de si bons livres »,
Par delà bien et mal, § 1) : « Depuis cette époque, tous mes écrits sont des hameçons : serait-ce
V. La libération de l'esprit 259
partagée » que l'on retrouve dans la philosophie de l'esprit libre, et une sorte de
modèle intermédiaire entre la discipline sévère de Pforta et l'enthousiasme
romantique de la Germania : un monastère, mais dans lequel il s'agit d'œuvrer et
de jouir.
que je m ' y connais en pêche à la ligne aussi bien que personne ?... Si rien n ' a mordu, la faute ne
m ' e n incombe pas. Il η 'y avait pas de poissons... »
Voir le fragment 29 [21] de 1873.
Fragment 29 [22] de 1873.
Fragment 6 [30] de 1875. Cf. les fragments 6 [27], 6 [34] ou 6 [35],
Fragment 29 [23] de 1873.
De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, § 2. Cf. ibid., § 6 et les fragments 29
[29] et 29 [30] de 1873. Guiliano Campioni a montré que Nietzsche emprunte l'image de la
« poignée d'une centaine d'hommes » à Jacob Burckhardt, qui désigne ainsi les humanistes ita-
260 V. La libération de l'esprit
Dans la première moitié des années 1870, ce projet de rassembler des « hommes
productifs » capables d'endiguer l'éparpillement scientifique et de donner à la
culture l'unité d'un « bon ciment » (rechte Kitt)24 traverse la plupart des
réflexions de Nietzsche sur Γ « avenir de nos établissements d'enseignement » :
depuis les conférences de 1872 jusqu'aux notes pour ./Vows autres philologues, en
passant par la deuxième et la troisième Considérations inactuelles.
Ce projet s'affranchit néanmoins peu à peu de sa dimension métaphysique et
romantique. Dans un fragment de 1875, Nietzsche écrit ainsi que la tâche de
l'avenir est de « réunir des hommes dans un grand centre pour engendrer des
hommes meilleurs » en organisant des « projets individuels », mais il ne parle
plus d'une quelconque « métaphysique de la culture » dans laquelle le savoir
viendrait se mettre au service de la vie : il évoque simplement une « école des
éducateurs », c'est-à-dire une école dans laquelle on éduque les éducateurs — ou
plutôt dans laquelle on apprend aux éducateurs à s'éduquer eux-mêmes 25 . 11 ne
s'agit plus de mettre la connaissance au service de la vie, par une limitation de la
connaissance, mais de connaître vraiment, c'est-à-dire de connaître en produisant
et en agissant (comme les « poètes-philologues » de la Renaissance), donc de
connaître en consacrant sa vie à la connaissance : le savoir ne sert vraiment la vie
et n'est vraiment vivant que si la vie sert vraiment, c'est-à-dire totalement le
savoir. Nietzsche ne dit plus que la connaissance doit être bridée pour se trans-
former en vie, mais que la connaissance ne devient vie que si la vie devient con-
naissance — le mot d'ordre n'est plus « la connaissance au service de la vie »
mais « la vie comme moyen de la connaissance »26.
Cette école des éducateurs doit rassembler différents spécialistes (Nietzsche
esquisse une liste dans un fragment de 1875 : le médecin, le physicien,
l'économiste, l'historien de la culture, le spécialiste de l'histoire de l'Église, le
spécialiste des Grecs et le spécialiste de l'État 27 ) afin d'organiser un enseigne-
ment réciproque, une sorte d'éducation collective de soi dans laquelle puisse se
résorber l'incroyable point-aveugle de la culture moderne : « L'école des éduca-
teurs se fonde sur cette constatation que nos éducateurs ne sont pas éduqués eux-
liens (les « poètes-philologues ») : « Qui étaient donc ces hommes qui se firent les médiateurs
de la vénérable Antiquité et du temps présent, et qui voulurent faire de celle-là le contenu prin-
cipal de la culture de celui-ci ? C'est une poignée d'une centaine de figures [eine hundertgestal-
tige Schar], qui prend aujourd'hui un visage, demain en prend un autre » (Burckhardt, Die
Kultur der Renaissance in Italien, in Gesammelte Werke in 10 Bände, Basel/Stuttgart, Schwabe
& Co, 1978, Band III, p. 134). Voir Guiliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche,
op. cit., p. 144.
24
Fragment 29 [26] de 1873.
25
Fragment 3 [75] de 1875.
26
Le Gai savoir, aphorisme 324. En ce sens, le projet d'une École des éducateurs annonce les
textes du début des années 1880 sur la « passion de la connaissance ».
27
Fragment 4 [5] de 1875.
V . L a libération de l ' e s p r i t 261
Avec l'échec du premier festival de Bayreuth, durant l'été 1876, c'est le modèle
romantique de l'éducation par le génie qui s'effondre : en fait de communauté
spirituelle, Nietzsche ne trouva à Bayreuth que mondanités, flatteries et compro-
mis petits-bourgeois. Cette déception profonde donna une impulsion nouvelle à
ses projets communautaires, et le séjour à Sorrente, en 1876-1877, fut sans doute
le moment où ces projets furent le plus près d'aboutir.
Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., p. 45.
3?
Lettre de Paul Brenner à sa famille. Cité par Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, tome II, op.
cit., p. 197-198.
36
Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., notamment p. 47-48 et
p. 56-57.
37
Ibid., p. 57-58.
38
Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, op. cit., notamment p. 130-131.
V. La libération de l'esprit 263
sœur de Nietzsche avant même de partir pour l'Italie. Elisabeth écrit ainsi à son
frère, en septembre 1876 : « Malwida disait des choses si excitantes à propos
d'une sorte de cloître [eine Art Kloster] dans lequel chacun vivrait libre, person-
nellement, et pourtant dans une belle communauté »39. Nietzsche lui-même
reprend (et précise) la formule de sa sœur dans une lettre à Reinhart von Seydlitz
où il expose son projet sorrentin : « ce sera une sorte de cloître pour esprits libres
[eine Art Kloster für freie Geister]. Pourquoi est-ce queje vous raconte cela ? Oh,
vous devinez mon espoir secret : — nous resterons environ un an à Sorrente. Je
rentrerai ensuite à Bâle, à moins q u e j e n'édifie quelque part dans un style supé-
rieur mon cloître, je veux dire "l'école des éducateurs" (où ceux-ci s'éduquent
eux-mêmes) ».
Reinhart von Seydlitz, répondant à l'invitation de Nietzsche, se rendit à
Sorrente au printemps 1877 et s'enthousiasma pour ce cloître pour esprits libres
qu'il considérait comme déjà réalisé : « Malwida von Maysenbug dirigeait déjà,
comme une véritable abbesse, le "cloître pour esprits libres", qui alors, faute de
mieux, s'était domicilié dans une pension du lieu, la villa Rubinacci »40. Reinhart
von Seydlitz explique que les esprits libres de Sorrente avaient néanmoins jeté
leur dévolu sur un ancien couvent des Capucins, qui devait être transformé en une
« école pour éducateurs, où ils s'éduquent eux-mêmes » : la moitié devait être un
hôtel, pour « donner à l'autre moitié, idéaliste, sa base économique » — c'est
d'ailleurs Elisabeth qui semble avoir été choisie pour administrer cette base éco-
nomique, comme Nietzsche l'annonce lui-même à sa sœur en janvier 1877 :
« L"'école des éducateurs" (dite aussi cloître moderne, colonie idéale, université
libre) est dans l'air, qui sait ce qu'il en adviendra ! Dans nos intentions, tu es déjà
élue pour diriger toute l'administration de notre institut de quarante personnes » .
Le projet de Nietzsche et de Malwida fut donc sur le point d'aboutir en 1877.
Il fit pourtant long feu et ne résista pas au départ de Paul Rèe et d'Albert Brenner
en avril. Nietzsche continua néanmoins d'aspirer à la fondation d'une nouvelle
communauté spirituelle — comme Paul Rée, d'ailleurs, qui rapporte à Nietzsche,
dans une lettre de novembre 1877, qu'à Berlin, un « cercle important » de lecteurs
accueillent ses livres avec enthousiasme : « Ainsi les contours du cloître moderne,
écrit Paul Rée, avec vous comme Pontifex maximus, pape, prieur, se dressent sans
cesse avec quelque netteté devant moi »42. Le projet revient aussi sous la plume
n'étais que le plus petit organe d'un tel corps, oui, si je devais être le foie et absorber toute la
bile (qui ne peut jamais manquer sur terre, pas même dans notre cloître). C'est sur cette tour que
nous voulons édifier notre espoir en l'avenir ! »
Fragment 40 [20] de 1879.
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 180. Cf. le fragment 40 [19] de 1879. Le projet de
« cloître moderne » s'inscrit dans un contexte biographique précis : en 1876-1879, Nietzsche
renonce peu à peu à l'enseignement, et « remplacer l'école par des sociétés d'amis avides de
savoir » pourrait être l'occasion pour lui de réussir sa reconversion professionnelle.
Voir notamment la lettre de Nietzsche à Franz Overbeck du 7 avril 1884 : « Pour l'hiver pro-
chain je suis déjà assez décidé ; si possible la même maison et la même chambre. Je réussirai
peut-être à fonder une société ici dans laquelle je ne serai pas tout à fait "l'homme caché". Le
climat du littoral provençal convient merveilleusement à ma nature ; je n'aurais pas pu écrire la
rime finale de mon Zarathoustra ailleurs que sur cette côte, dans la patrie de la "gaya scienza".
Lanzky (un poète, soit dit en passant) est déjà décidé à venir ; j'aimerais pouvoir convaincre
Köselitz. Peut-être même M. Rée et Mlle Salomé, auprès desquels j'aimerais bien réparer
quelques-uns des torts dont ma sœur est responsable ».
Au point que Nietzche prévoit d'écrire un livre intitulé « Vita contemplativa. Indications et
guides vers elle » (fragment 4 [311] de 1880).
V . L a libération de l ' e s p r i t 265
47
Richard Wagner, De l'État et de lareligion, op. cit., p. 61.
Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 15.
49
Fragment 29 [22] de 1873.
30
Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 21.
M
Sénèque, La Brièveté de la vie, trad. A. Bourgery revue par P. Veyne, in Entretiens. Lettres à
Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 265. Cf. Choses humaines, trop humaines, aphorisme
529 : « La longueur des jours. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, voici que la jour-
née a cent poches ».
Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, op. cit., p. 14.
266 V. La libération de l'esprit
Voir le chapitre IV des Considérations sur l'histoire universelle, intitulé « Les crises histori-
ques ». Sur cette question, voir Giuliano Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, op.
cit., p. 59-73 (« L'énergie de la "crise" : Renan, Burckhardt et Nietzsche »).
54
Ibid., p. 253.
55
Fragment 17 [46] de 1876.
56
Carnet Ν II 1, p. 209 : KGW IV/4, p. 418.
57
Carnet Ν II 1, p. 137. Voir les fragments 17 [46], 16 [45] et 16 [46] de 1876. Cf. le fragment
17 [50] de 1876.
58
Fragment 19 [57] de 1876.
V. La libération de l'esprit 267
nés que de permettre à chacun d'être aussi profond qu'il est haut, c'est-à-dire
d'aller aussi loin qu'il est capable de s'élever (de s'alléger).
Nietzsche associe également l'approfondissement ( V e r t i e f u n g ) de l'esprit à
son apaisement (Beruhigung) : « Ceux dont la force est dans l'approfondissement
de leurs impressions — on les appelle d'habitude profonds — sont relativement
calmes et résolus dans tous les cas de surprise » 59 . Leur volonté est « sans mélo-
die », c'est-à-dire dépouillée de toute intention, indifférente à toutQ finalité : « 11
est des hommes dont la qualité est de reposer si constamment en eux-mêmes,
dans une disposition harmonique de toutes leurs facultés, qu'ils répugnent à toute
activité se proposant quelque but » 60 . Ces hommes ressemblent à une « musique
uniquement composée d'accords harmoniques longuement tenus, sans que s'y
montre jamais ne serait-ce que l'amorce d'une mélodie articulée. Tout mouve-
ment venu du dehors ne sert q u ' à redonner aussitôt à la barque un nouvel
équilibre sur le lac de la consonance harmonique » — et plus ce lac est profond,
moins il est sensible aux mouvements extérieurs : plus le calme revient vite. La
profondeur engendre ainsi ce « fatalisme joyeux et confiant » que Nietzsche attri-
bue à Goethe dans le Crépuscule des idoles et à la puissance « en soi » du grand
style (donc au dionysiaque)61.
Mais l'homme moderne n'est plus capable, selon Nietzsche, de se satisfaire
d'une existence où « la vie se réflète calmement dans un lac profond » : « 11 est si
rare de trouver encore quelqu'un qui, même dans la cohue, sache vivre aussi con-
tinûment heureux et en paix avec soi-même, se disant comme Goethe : "Le mieux
est ce calme profond dans lequel je vis au regard du monde, y gagnant ce que
personne ne saurait me ravir ni par le fer ni par le feu" » 62 . La métaphore de
l'ascension est ainsi relayée par celle de la plongée, qui s'oppose frontalement à
celle de la « chasse à courre » {Hätz) : « La lumière du soleil étincelle au fond et
montre sur quoi les ondes courent : d'âpres pierrailles. [...] Ce qui compte, c'est
le souffle que vous avez pour plonger dans cet élément : si vous en avez beau-
coup, vous pourrez voir le fond » 63 . S'il s'agit de « prendre son temps pour pen-
ser » 64 , c'est donc aussi qu'il faut plonger longtemps pour atteindre le fond : les
esprits profonds sont avant tout des esprits qui ont du souffle, qui ont assez de
force et de volonté, de ténacité pour se retenir d'agir et pour s'enfoncer vraiment
dans le calme profond de la vie contemplative.
Or, pour avoir du souffle, il faut avoir la possibilité de « vivre amicalement en
commun dans la plus grande simplicité [in größter Einfachheit] » 65 : l'apaisement
et l'approfondissement de la vie exigent une simplification et un allégement de la
c. Éloge de l'oisiveté
11 ne s'agit pas néanmoins de rompre avec la vie active, mais de repenser la rela-
tion des « actifs » et des « contemplatifs » — c'est-à-dire d'en faire autre chose
qu'une simple opposition. Nietzsche le disait déjà dans un fragment de 1875 :
« La fausse opposition entre vita activa et vita contemplativa est asiatique. Les
Grecs s'y entendaient mieux »68.
Nietzsche part du constat suivant : « L'estime de la vie contemplative a bais-
sé » 69 — et avec elle celle des moralistes et des esprits libres. 11 s'agit donc
d'abord de réhabiliter une forme de vie qui a perdu de son prestige : « Notre épo-
que souffre de l'absence de grands moralistes. Montaigne, La Rochefoucauld,
Plutarque ne sont plus lus. La vita contemplativa est tombée en discrédit, on
supprime les cloîtres, le travail et le zèle font rage comme une maladie »70. Puis-
qu'on ne dispose plus ni du temps ni du calme nécessaires pour penser, « on ne
soupèse plus les points de vue divergents, on se contente de les haïr » : la conver-
sation dégénère en contestations stériles. La vie est monstrueusement accélérée et
l'on prend l'habitude d'avoir une vision fragmentaire de la réalité, comme ces
« voyageurs qui découvrent un pays et un peuple sans sortir du train ».
Dans Le Gai savoir, Nietzsche assimile cette « hâte sans répit » de l'homme
moderne à une véritable barbarie : « On ne pense plus autrement que montre en
main, comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse — on vit
comme quelqu'un qui sans cesse "pourrait rater" quelque chose. "Faire n'importe
quoi plutôt que rien" — ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute
culture et tout goût supérieurs » 7I . L'humanité perd ainsi son art de vivre, son
aptitude à l'embellissement et à la stylisation de la vie : « de même que visible-
ment toutes les formes périssent à cette hâte des gens qui travaillent, de même
aussi périssent le sentiment de la forme en soi, l'ouïe et le regard pour la mélodie
des mouvements ». L'esprit s'épuise dans le commerce et l'on n'a plus l'énergie
nécessaire à la civilité célébrée dans Opinions et sentences mêlées : « on n'a plus
de temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de l'obligeance avec
des détours, pour tout l'esprit de la conversation et pour tout otium en général »
— inversement, « la longue méditation provoque presque des remords », et « il se
pourrait bien qu'on en vienne à ne point céder à un penchant pour la vita con-
templativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans
mauvaise conscience et mépris de soi-même » 72 .
Mais Nietzsche ne se contente pas de pousser un « chant de lamentation »
(Klagelied) : il évoque aussi le jour où le génie de la méditation reviendra au
premier plan et où la vie contemplative aura repris ses droits73. Ce jour-là, le
loisir au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire au sens de Γ otium célébré par
Sénèque ou de la scholè défendue par Socrate, le temps libre ne sera plus assimilé
à la paresse, et les savants n'auront plus honte d'être comptés parmi les
« oisifs >>74.
Nietzsche fait ainsi, à la suite de tant d'autres, l'éloge de Y oisiveté, comme
d'une condition fondamentale de la liberté de l'esprit : « Si l'oisiveté est vraiment
la mère de tous les vices, elle se trouve donc dans la plus étroite proximité de
toutes les vertus : l'homme oisif reste toujours un homme meilleur que l'actif »75.
Si l'on se met à mépriser et à calomnier l'oisiveté, c'est selon Nietzsche que les
savants se sont laissé gagner par la frénésie du monde moderne et qu'ils
s'efforcent de faire concurrence aux actifs : « Signe que l'estime de la vie con-
templative a baissé, les savants rivalisent désormais avec les hommes actifs dans
une sorte de jouissance pressée, si bien qu'ils semblent estimer que cette manière
de jouir est supérieure à celle qui leur convient proprement, et qui relève en réa-
lité bien plus de la jouissance »76. La vraie jouissance exige en effet contrôle,
maîtrise, patience : la volonté doit d'abord se dominer et se retenir 77 . 11 ne s'agit
plus de limiter le savoir pour le mettre au service de l'art et de la vie (comme dans
la théorie métaphysique du « refrènement de l'instinct de connaissance »), mais
de redonner au savoir le temps, le loisir, le souffle (les actifs sont toujours
essoufflés) de s'approfondir vraiment — il s'agit aussi de permettre à la puissance
de s'exercer pleinement, c'est-à-dire de s'exercer avant tout sur elle-même.
Nietzsche prend donc bien soin de distinguer les « oisifs » des « paresseux »
(Faulthiere)n : ce ne sont pas les oisifs qui sont paresseux, ce sont les actifs.
Nietzsche soutient ce paradoxe dans un aphorisme de Choses humaines, trop
humaines : « Je crois que, sur toute chose où il existe une possibilité d'opinion,
tout homme doit avoir une opinion personnelle, étant lui-même une chose singu-
lière et unique qui occupe, par rapport à toutes les autres, une situation neuve et
originale. Mais la paresse, qui tient l'homme d'action tout au fond de l'âme,
l'empêche de puiser l'eau à sa propre source » 79 . Être paresseux consiste ainsi,
pour Nietzsche, à ne pas faire l'effort de plonger en soi-même pour y puiser une
pensée originale : l'homme actif est paresseux car il ne se donne pas la peine
d'être la source de ce qu'il pense, et d'accéder à ce qui fait de lui une « chose
singulière et unique » (ein eigenes, nur einmaliges Ding).
La hâte des actifs qui sont pressés de jouir (et celle des savants qui leur font
concurrence) ne s'explique donc pas par la force de leur désir, mais au contraire
par leur paresse, plus précisément par leur manque de volonté, leur incapacité à
maîtriser leurs désirs, à se retenir d'agir et de jouir le plus vite possible de ce
qu'ils font : l'effort le plus difficile est celui qui permet d'agir en individu, c'est-
à-dire de se faire sur toute chose un avis personnel. Nietzsche ne fait donc pas
l'éloge du laisser-aller lorsqu'il fait celui de l'oisiveté : le temps libre n'est pas le
temps mou et vide de la paresse et du moindre effort, c'est un temps qui a été
libéré pour que l'esprit se libère, au prix d'un effort que les actifs ne sont préci-
sément pas capables de fournir.
Mais dire que les actifs sont paresseux, c'est mettre le doigt sur une véritable
contradiction : les paresseux sont en effet par excellence des inactifs. 11 se
pourrait donc que l'activité des actifs repose sur une inactivité fondamentale — et
que les contemplatifs et les oisifs, loin d'être des paresseux ou des inactifs, soient
plus proches que les actifs de ce que Nietzsche appelle Γ « activité supérieure »,
et qu'il définit comme une activité « individuelle »80. Les hommes d'action sont
en effet actifs « comme fonctionnaires, commerçants, savants, c'est-à-dire comme
des êtres génériques, mais non comme des êtres uniques, doués d'une individua-
lité bien définie ; sous ce rapport-là, ils sont paresseux ». Nietzsche évoque aussi
le « Staatsmann », l'homme d'État, c'est-à-dire l'homme d'action par excellence,
et il cite l'exemple du banquier. Le groupe qu'il vise ainsi (c'est le groupe des
« esprits asservis » et des « esclaves ») rappelle celui des « âmes rabougries et
tordues » que Socrate critiquait dans le Théétète : « Croissance, rectitude, liberté,
tout jeunes, l'esclavage les leur enleva, les contraignit aux pratiques tortueuses,
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 284. Les « Faulthiere », ce sont les paresseux au
sens zoologique du terme, les « ayes-ayes ».
Ibid., aphorisme 286. Sur cette question des « opinions personnelles », voir ibid., aphorisme
571.
Ibid., aphorisme 283. Cf. le fragment 16 [38] de 1876.
V. La libération de l'esprit 271
jeta en si graves dangers et si graves craintes leurs âmes encore tendres que, n'y
pouvant opposer le juste et le vrai comme support, c'est tout droit au mensonge,
aux réciprocités d'injustice qu'ils se tournent, et ainsi se courbent, recourbent et
recroquevillent » 8I — Nietzsche reprend ces images dans Nous autres philologues
(les philologues sont des « chrétiens tordus >>82) et surtout dans Opinions et sen-
tences mêlées : nos éducateurs ne sont plus des « troncs verts et vigoureux,
poussés droit : qui veut s'appuyer sur eux devra se tordre et se recourber, jusqu'à
prendre finalement une allure contournée et contrefaite » — l'éducation
83
(.Erziehung) n'est plus que « contorsion » ( Verdrehung) .
Socrate rappelle notamment que ces âmes tordues (qui sont celles des non-
philosophes en général) passent leur vie au tribunal, où le temps est compté : ils
« ne parlent jamais qu'en gens à qui le loisir manque : l'eau qui s'écoule devant
eux n'attend pas. ils n'ont point liberté d'étendre à leur gré le sujet de leur dis-
cours : la nécessité est là, que tient dressée le plaideur adverse » 84 . Ce ne sont
jamais, dit Socrate, que « des esclaves plaidant devant leur maître commun ».
L'eau de la clepsydre symbolise une temporalité contraignante et abstraite, bru-
talement découpée : c'est le temps de la vie active en général — le contraire du
loisir, c'est-à-dire du temps libre, affranchi des contraintes sociales. À cette eau
qui s'écoule (qui fuit) et qui n'attend pas, Nietzsche oppose Veau de source de la
pensée libre, qui jaillit et s'accumule si l'on sait « prendre son temps pour
penser »85.
L'humanité est donc constituée, selon Nietzsche, de deux grands groupes :
« Tous les hommes se divisent, à toutes les époques comme encore actuellement,
en esclaves et en êtres libres ; car celui qui n'a pas les deux tiers de la journée
pour lui est un esclave, qu'il soit par ailleurs ce qu'il veut : homme d'État, com-
merçant, fonctionnaire, savant »86. Dans un aphorisme du Voyageur et son ombre,
Nietzsche affirme encore qu'il est impossible de devenir un penseur si l'on ne
passe pas « au moins le tiers de chaque journée sans passions, sans gens et sans
livres » 87 .
Mais si les hommes se laissent asservir par la vie active, c'est qu'ils agissent
sans réfléchir (ou du moins sans réfléchir suffisamment pour se faire une opinion
personnelle) : « C'est le malheur des actifs que leur activité soit presque toujours
un peu dénuée de raison, dit Nietzsche. On ne doit pas, par exemple, s'enquérir
auprès du banquier qui thésaurise du but de cette activité acharnée. Les actifs
roulent comme la pierre roule, conformément à la stupidité de la mécanique [ge-
mäss der Dummheit der Mechanik] ». Cette image rappelle la thèse de la
« stupidité du vouloir » (die Dummheit des Willens) qui constitue selon Nietzsche
la pensée la plus puissante de Schopenhauer 88 : les actifs sont des esprits asservis
au sens où ils demeurent asservis à la volonté, mais au sens également où la
volonté est elle-même asservie. Tout ce qui n'est que volonté est mécanique,
selon Nietzsche, puisque la volonté est entièrement nécessaire89. Agir sans
« contempler » consiste ainsi à vouloir sans raison, c'est-à-dire à vouloir sans
savoir pourquoi l'on veut, ni même ce que l'on veut, donc à vouloir aveuglément
— c'est-à-dire encore à vouloir mécaniquement. Les actifs agissent, mais stupi-
dement, comme agissent les marionnettes et les automates.
Or, agir mécaniquement et sans raison, c'est faire comme les autres, c'est
suivre la convention et la tradition : les actifs n'agissent pas comme des individus
mais comme des « êtres génériques » (Gattungswesen), c'est-à-dire comme des
êtres qui ne se définissent pas par leurs traits distinctifs et leurs caractéristiques
individuelles, mais par leur appartenance à une classe et à une catégorie socio-
professionnelle (les fonctionnaires, les commerçants, les savants, les hommes
politiques, etc.). Leur activité se réduit, lorsqu'ils agissent, à des réflexes corpo-
ratifs (comme les philologues que Nietzsche critique dans les fragments de 1875).
L'analyse de la vie active rejoint donc celle de la « moralité instinctive » et de la
tradition : l'action, au sens où l'entendent les actifs, l'action rapide, déterminée,
résolue, exige que l'on agisse inconsciemment, c'est-à-dire que l'on s'en remette
aux sentiments et à la tradition, à la « conscience » (suivre sa conscience revient
paradoxalement à ne pas suivre sa raison, et à agir « aussi inconsciemment que la
pierre roule »90). Cet assujettissement à la tradition est d'ailleurs ce qui fait la
force des actifs : « Comparé à celui qui a la tradition de son côté et n'a pas besoin
de raisons pour fonder ses actes, l'esprit libre est toujours faible, surtout dans ses
actes ; car il connaît trop de motifs et de points de vue, et en a la main hésitante,
mal exercée » 9I . Mais avoir la tradition pour soi, c'est agir en fonctionnaire et en
commerçant, c'est mettre son individualité de côté : l'action empêche les actifs de
s'affirmer eux-mêmes et de devenir ce qu'ils sont. 11 y a ainsi, au cœur de leur
e. « Sois toi-même ! »
Schopenhauer éducateur, § 1.
Ralph Waldo Emerson, Essais, trad. A. Wicke, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 1997, p. 29-30.
Fragment 16 [39] de 1876.
274 V. La libération de l'esprit
pose parfois que l'on se faufile entre les pierres et surtout que l'on remonte les
pentes d'éboulis.
La métaphore de la chute de pierres s'oppose aussi à celle du lac profond
auquel Nietzsche compare la nature harmonique de Goethe : la moindre mélodie,
le moindre mouvement sont susceptibles d'entraîner un éboulement qui s'emporte
lui-même, alors que ce qui vient rider la surface du lac est aussitôt absorbé par le
calme des profondeurs — Y inertie ne joue donc pas dans le même sens. Du point
de vue de l'action collective (celle des fonctionnaires et des commerçants), les
actifs sont infiniment plus forts et plus rapides que les contemplatifs (les pierres
qui roulent au sein de l'éboulement vont de plus en plus vite) ; en revanche, du
point de vue de l'action individuelle (cette « montagne escarpée » qu'il s'agit de
gravir), leur situation est plus instable et leur mouvement s'avère être celui d'une
chute absurde et dangereuse.
Dans Aurore, cette critique de la vie active se radicalise en dénonciation de la
« société marchande », et la métaphore de la chute de pierres est supplantée par
celle d'une humanité qui, en s'uniformisant et en s'érodant, se transforme en
sable : « Avec un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous
les angles de la vie, ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer
l'humanité en sable ? En sable ! Un sable fin, doux, rond, infini ! »95 En se
dépouillant peu à peu de ses « aspects dangereux » (en se moralisant), l'humanité
perd ainsi de sa diversité : « Plus le sentiment de leur unité avec leurs semblables
prend le dessus chez les hommes, plus ils s'uniformisent, plus ils vont ressentir
rigoureusement toute différence comme immorale. Ainsi apparaît nécessairement
le sable de l'humanité : tous très semblables, très petits, très ronds, très conci-
liants, très ennuyeux » % . La question essentielle (celle qui est suscitée par la pas-
sion de la connaissance) est donc désormais, pour Nietzsche : souhaitons-nous à
l'humanité de « finir dans le feu et la lumière, ou dans le sable » ? 97
Plus encore que celle de l'éboulis, cette métaphore du sable désigne une
humanité rapetissée, stérile, indifférenciée, inconsistante : le sable s'oppose aussi
bien à la terre qui nourrit et au jardin qu'on cultive, à la plante qui s'accroît en se
différenciant qu'au « roc de notre individualité », ce bloc compact sur lequel on
s'appuie 98 . Le sable n'est pas nourricier, il n'est ni varié ni solide : changer
l'humanité en sable, c'est la dépouiller de sa fécondité, de sa diversité et de sa
consistance.
Il faut donc inverser le processus : produire des étoiles au lieu de grains de sable
— nous changer en astres : « les hommes seront alors devenus de souveraines
splendeurs, des systèmes solaires », écrit Nietzsche". Pour cela, l'humanité doit
se différencier : elle doit chercher à être « en elle-même très différenciée » (sehr
vielartig in sich), dit Nietzsche dans Le Gai savoir, c'est-à-dire affranchie des
« grossiers instincts grégaires ainsi que de la moralité des mœurs » (comme l'était
la culture grecque)' La libération de l'esprit passe donc par la multiplication
des expérimentations : la tâche des esprits libres est d' « entretenir la plus grande
diversité de conditions d'existence humaine » et de « produire la plus grande
masse possible d'individus qui jouissent d'un bien-être individuel» 1 Les cloî-
tres modernes doivent être autant de « petits États expérimentaux » : « il faut
procéder à un grand nombre d'expériences nouvelles de vie et de commu-
nauté» 102 . Si la libération de l'esprit est le processus par lequel l'humanité
devient de plus en plus adulte, ce processus consiste aussi pour elle à devenir de
plus en plus expérimentée, c'est-à-dire à avoir fait sur elle-même de plus en plus
d'expériences 1 3. L'esprit libre est celui qui s'exclame : « Nous sommes des expé-
riences : soyons-le de bon gré ! »' 04
La contemplation se révèle donc bien être une action supérieure, qui consiste
à considérer « son expérience vécue avec autant de rigueur et d'exactitude qu'une
expérience scientifique »'° 5 . Les esprits libres s'opposent à la morale grégaire et
préparent l'entrée de l'humanité dans Γ « époque des expérimentations » . À la
légèreté homérique, qui consiste à poétiser avec la vie, succède la légèreté héroï-
que des « aéronautes de l'esprit » , qui consiste à expérimenter et créer de nou-
velles formes de vie. Tout contemplatif est ainsi un « poète de la vie », dit
Nietzsche : « la vis contemplativa, le regard rétrospectif sur son œuvre, lui est
certainement propre, mais davantage et avant tout la vis creativa, qui fait totale-
ment défaut Ά l'homme d'action, en dépit des apparences et de l'opinion cou-
rante » . Ce sont les contemplatifs (les « méditatifs-sensibles ») qui inventent et
produisent sans le savoir le « monde qui concerne l'homme » (c'est-à-dire le
« monde toujours plus grand des appréciations, des couleurs, des poids, des per-
spectives, des degrés, des affirmations et des négations »). Toute contemplation
est une « poétisation » {Dichtung) avec la vie.
g. Actifs et contemplatifs
L'inactivité des actifs (leur « grand défaut », selon Nietzsche) les rend donc tri-
butaires des contemplatifs : ce sont les contemplatifs qui, d ' u n e certaine manière,
leur disent comment agir, ce sont les contemplatifs qui réfléchissent pour eux, qui
inventent les idées et les possibilités de vie sur lesquelles ils s'appuient. Les actifs
finiraient en e f f e t par succomber à leur inactivité si des contemplatifs ne leur
donnaient pas les moyens d'agir à nouveau — réciproquement, les périodes domi-
nées par les actifs « travaillent pour nous », dit Nietzsche, car c'est le règne de la
vita activa lui-même qui engendre le besoin de contemplation.
Nietzsche écrit ainsi dans un fragment de 1876 : « Les h o m m e s actifs ne font
q u ' u s e r les idées et les procédés inventés par les contemplatifs » — et dans le
fragment suivant : « C ' e s t pour l'avenir de l ' h o m m e que vit l'esgrit libre, inven-
tant de nouvelles possibilités de vie et pesant les anciennes » . Ces formules
suggèrent une opposition frontale entre les esprits libres et les natures régressives
que sont les croyants et les artistes romantiques. Nietzsche affirme dans un autre
fragment de la m ê m e période que Γ « h o m m e qui pense librement accomplit par
anticipation l'évolution de générations e n t i è r e s » : si les poètes ne font que
rendre un peu de couleur aux f o r m e s de vie du passé, l'esprit libre, quant à lui,
invente de nouvelles possibilités de v i e " 1 . L à où les actifs se contentent de vivre
et d'agir, les esprits libres contemplatifs rendent la vie possible : « Cette poétisa-
tion de notre invention, dit Nietzsche dans Le Gai savoir, elle est sans cesse étu-
diée, répétée pour être représentée par nos propres acteurs que sont les soi-disant
h o m m e s pratiques, incarnée, réalisée par eux, voire traduite en banalités quoti-
diennes » . Ce sont donc les contemplatifs qui rendent la vie active possible, au
sens où ils en sont les dramaturges et les metteurs en scène, les véritables
auteurs : les actifs n ' e n sont que les interprètes et comédiens, les acteurs.
Or, inventer une nouvelle f o r m e de vie, c'est donner à la vie de nouvelles
lignes et un nouvel horizon (suivant le principe de la « force plastique » formulé
dans la deuxième Considération inactuelle) : « Quand on ne dispose pas de lignes
fermes, calmes à l'horizon de sa vie, semblables aux lignes que tracent les m o n -
tagnes ou les forêts, la volonté la plus intime de l ' h o m m e devient elle-même
inquiète, distraite et avide c o m m e l'être du citadin : il n ' a pas de bonheur et il ne
109
Fragments 17 [43] et 17 [44] de 1876.
110
Fragment 16 [28] de 1876.
111
Ce qui apparente les esprits libres aux penseurs présocratiques, qui « sont allés, selon Nietzsche,
jusqu'à trouver de belles possibilités de vie » (fragment 6 [48] de 1875).
112
Le Gai savoir, aphorisme 301.
V. La libération de l'esprit 277
donne pas de bonheur » 113 . Sans contemplation, la vie n'a plus de contour ni
d'horizon déterminé. La campagne s'oppose ici à la ville comme un lieu de maî-
trise et d'encadrement de la volonté à un espace de dispersion et d'égarement : en
ville, la volonté se perd, happée par le tumulte qui l'environne, emportée par le
flot d'une vie qui se précipite et qui bouillonne — en ville, il n'y a plus d'horizon
tracé par des montagnes ou des forêts, mais un fleuve impétueux qui brouille
toutes les lignes : des pierres qui roulent. Dans ce laisser-aller général des volon-
tés, il n'y a plus aucun bonheur ni aucune possibilité de donner du bonheur : la
ville interdit toute éthique de l'amitié et toute « Mïtfreude ».
Seuls les contemplatifs peuvent donc pallier le grand défaut des actifs, et
rendre un peu de calme, de concentration et de sérénité à leur volonté : c'est la
contemplation qui fait que l'action ne sombre pas dans l'inactivité affairée des
actifs — mais c'est aussi, réciproquement, la perspective de l'action qui donne
son sens à la contemplation : de même que les actifs seraient inactifs sans les
contemplatifs, de même les contemplatifs ne contempleraient plus rien si leur vie
était totalement coupée de la vie active.
S'il montre que la vie active est absurde lorsqu'elle n'est pas organisée et
encadrée par les contemplatifs, Nietzsche montre ainsi également que la vie
contemplative perd son sens si elle rompt complètement avec la vie active : il
n'est pas moins contradictoire de n'être que contemplatif que de n'être qu'actif.
Plus précisément, si l'action sans la contemplation se perd dans l'inquiétude et
dans l'agitation, la contemplation sans l'action succombe à une quiétude et à une
paix mortifères. 11 ne faut donc vivre ni seulement en ville ni seulement à la cam-
pagne, mais passer de l'une à l'autre, alternativement. Nietzsche évoque ainsi,
dans Le Voyageur et son ombre, un cycle à trois temps : petite ville — campagne
(voire pleine nature) — grande ville. De temps en temps, la petite ville nous
devient « trop transparente » et nous pousse à « partir dans la nature la plus soli-
taire, la moins explorée » — puis, « pour nous remettre de cette nature, nous
gagnons la grande ville » — enfin, après avoir bu quelques « gorgées » de grande
ville, nous en pressentons la lie et nous retournons à la petite ville" 4 . 11 y a là une
forme d'instabilité qui provient, selon Nietzsche, d'un excès de profondeur : les
modernes sont « en toutes choses un peu trop profonds pour être sédentaires »
(« un peu trop profonds », c'est-à-dire un peu trop spirituels, un peu trop difficiles
à combler, à satisfaire) — le cloître moderne étant précisément un moyen de sortir
de ce cycle et de dissocier la profondeur et l'instabilité" 5 .
D'une manière générale, Nietzsche pense que si la contemplation exige le
rétablissement du calme et du silence, elle ne doit pas néanmoins se perdre dans
une paix totale : « L'inquiétude de l'âme, que les hommes philosophiques
exècrent, est peut-être justement la disposition d'où jaillit leur productivité supé-
lb
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 290.
114
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 219.
115
Fragment 40 [20] de 1879.
278 V. La libération de l'esprit
rieure. S'ils parvenaient à cette fameuse paix totale, ils auraient probablement
déraciné leur meilleures activités, et se seraient rendus ainsi inutiles et
superflus»" 6 . Nietzsche retrouve ainsi la condamnation du quiétisme qui était
implicite dans l'évangile du fragment 9 [1] de 1875 : dans Γ « amour le plus
pur », alors même que nous nous connaissons et nous méprisons nous-mêmes,
nous « recommençons à agir et continuons de vivre » (c'est la grande différence
entre le christianisme et le bouddhisme : « Le chrétien agit et tient l'action pour
inévitable »).
Or, si la contemplation ne doit pas cesser de s'inscrire dans la perspective de
l'action, c'est que la volonté est la racine de l'intellect : un intellect qui
s'affranchirait totalement de la volonté (comme le voudrait Schopenhauer) serait
donc semblable à une plante déracinée, privée de sa source de vie et d'énergie —
c'est d'ailleurs Schopenhauer lui-même qui assimile la volonté à la racine de
l'intellect : « de même qu'une grande fleur ne provient généralement que d'une
grande racine, de même des facultés intellectuelles extraordinaires ne se ren-
contrent que chez des individus doués d'une volonté violente et passionnée » (et,
comme le précise Schopenhauer, la racine est « l'élément essentiel et primitif
dont la mort entraîne celle de la fleur »)" 7 . Nietzsche réinterprète ainsi dans le
sens d'une philosophie de l'affirmation du vouloir-vivre la théorie schopenhaué-
rienne du « primat de la volonté » " 8 : si la volonté est la racine de toutes choses,
alors un intellect qui s'affranchit de la volonté ne peut que perdre sa puissance et
se dessécher — se faner, telle une fleur qui a été coupée : la contemplation privée
de l'action, la tête privée du cœur, la pensée privée du sentiment tombent dans la
même contradiction que le « cœur le plus ardent », qui « veut l'abandon de son
fondement, l'anéantissement de soi-même, ce qui veut dire qu'il veut quelque
chose d'illogique, qu'il n'est pas intelligent»" 9 . L'aspiration métaphysique à la
pensée pure et à l'épanouissement d'un intellect qui se serait totalement affranchi
de la volonté relève donc paradoxalement de la « pensée impure » et de
Γ inintelligence : être vraiment intelligent, c'est comprendre qu'il est impossible
de n'être qu'intelligent — de même qu'il faut tolérer un certain degré
d ' « illogique » pour continuer à être logique et ne pas sombrer dans l'illogisme
total. Cette théorie est une variation sur le thème du refrènement de l'instinct de
connaissance, mais ce refrènement est associé ici à la logique de la volonté de
puissance : il consiste à se limiter et à se contenir pour ne pas se couper de sa
116
Fragment 18 [16] de 1876. Cf. le fragment 17 [57] de 1876.
117
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 899-900. « U n
génie, ajoute Schopenhauer, qui aurait un caractère flegmatique et des passions faibles res-
semblerait à ces graminées qui, malgré une partie aérienne considérable composée de feuilles
épaisses, ont des racines très petites ; mais un tel génie ne se rencontrera pas. Il est physiologi-
quement prouvé que la violence et l'impétuosité de la volonté sont la condition de la puissance
intellectuelle ».
Voir le chapitre XIX des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation,
intitulé « Du primat de la volonté dans la conscience de nous-mêmes ».
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 235.
V. La libération de l'esprit 279
source d'énergie (et à gagner ainsi un surcroît d'énergie). L'esprit doit se retenir
de se libérer totalement s'il ne veut pas perdre sa puissance — et s'il ne veut pas
se perdre lui-même : de même que les actifs livrés à eux-mêmes risquent de se
perdre dans l'agitation de la vita activa, de même les contemplatifs, si rien ne les
relie plus au monde de l'action et de la production, risquent de se perdre dans
Γ « élément » de la contemplation. L'esprit a beau avoir du souffle, il ne peut
rester indéfiniment au fond de l'eau.
Mais s'il est si important pour Nietzsche de ne pas rechercher la paix totale et
de tolérer une certaine inquiétude de l'âme, y compris dans le calme et le silence
de la vie contemplative, c'est qu'un esprit qui ne produit pas n'est pas un véri-
table esprit (de même qu'un philologue véritable doit être aussi poète et qu'on ne
connaît vraiment que ce que l'on est capable de produire). Nietzsche va jusqu'à
dire qu'un esprit qui se serait libéré de toute productivité devrait aussi songer à se
libérer de la vie : « Sans productivité la vie est atroce », écrit-il dans un fragment
de 1876 — elle est « indigne et insupportable, ajoute-t-il dans un autre fragment :
mais à supposer que vous n'en ayez aucune ou une faible, alors pensez à vous
libérer de la vie, par quoi j'entends moins le suicide qu'une libération toujours
plus entière à l'égard des images mensongères de la vie — jusqu'à ce que vous
tombiez finalement de l'arbre comme une pomme trop mûre »' 20 . L'image du
fruit qui tombe de l'arbre prolonge celle de la plante déracinée : c'est l'image
d'une vie brusquement coupée de ce qui l'alimente. Ce qu'il y a de particulière-
ment étrange dans ce texte, c'est que la libération de l'esprit y est présentée
comme une sorte de substitut du suicide, pour celui qui manque de productivité :
la vie étant atroce (grässlich) quand elle n'est pas (ou pas assez) productive, il
vaut mieux, dans ce cas, se libérer l'esprit (c'est-à-dire s'affranchir du désir même
de produire et de la perspective de la production) jusqu'à en perdre la vie. La
libération de l'esprit serait donc l'équivalent de la doctrine schopenhauérienne de
la négation du vouloir-vivre. Une liberté d'esprit absolue priverait la volonté de sa
puissance : « Que l'esprit libre soit parvenu au sommet, et aucun des motifs de la
volonté n'agit plus sur lui, même lorsque sa volonté voudrait mordre encore : elle
ne le peut plus, car elle a perdu toutes ses dents » — elle n'a plus aucune prise sur
lui.
Ce texte n'est pas repris dans Choses humaines, trop humaines, sans doute
parce qu'il donne à la libération de l'esprit une signification trop ambiguë, en
l'assimilant à une manière, non pas de s'alléger la vie, mais de s'alléger de la vie,
Fragments 18 [42] et 18 [8] de 1876. Nietzsche se souvient peut-être ici d'un passage des Apho-
rismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer : « L'activité est indispensable au bonheur ;
il faut que l'homme agisse, fasse quelque chose si cela lui est possible ou apprenne au moins
quelque chose ; ses forces demandent leur emploi, et lui-même ne demande qu'à leur voir pro-
duire un résultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande satisfaction consiste à faire, à
confectionner quelque chose, panier ou livre ; mais ce qui donne du bonheur immédiat, c'est de
voir jour après jour croître son œuvre sous ses mains et de la voir arriver à sa perfection » (op.
cit., p. 119). Cet éloge de l'activité n'est pas parfaitement compatible avec la morale du qua-
trième livre du Monde comme volonté et comme représentation.
280 V. La libération de l'esprit
lorsqu'on ne parvient plus à l'alléger par l'action et par la production : une telle
libération ne permet plus de faire aucune différence entre la liberté de l'esprit et la
résignation schopenhauérienne 121 . Ce texte est néanmoins capital, si on
l'interprète, pour ainsi dire, a contrario : en suggérant que la liberté de l'esprit
pourrait être un moyen de se libérer de la vie et s'apparenter ainsi à la doctrine
schopenhauérienne de la négation du vouloir-vivre, Nietzsche indique aussi ce
que la liberté de l'esprit doit être (ou plutôt ne doit pas être) pour rester compa-
tible avec une philosophie de l'affirmation du vouloir-vivre. L'esprit libre est un
esprit qui ne doit jamais se trouver au sommet, mais toujours continuer de monter
— l'aveu de Lessing rapporté dans La Naissance de la tragédie prend ainsi une
signification nouvelle : s'il est plus important de chercher la vérité que de la trou-
ver, c'est qu'en trouvant la vérité on se libère de la volonté, donc de la vie elle-
même. C'est donc pour continuer de « plonger avec toutes leurs forces ras-
semblées, et comme toute la longueur de leur souffle, dans l'élément de la
connaissance », que les esprits libres ne doivent pas se couper totalement de
l'action 122 . Se refréner pour se concentrer et s'investir davantage : si la
« prudence des esprits libres » consiste à ne pas trop se consacrer à la vie active,
elle consiste également à s'y consacrer aussi (l'esprit libre lui aussi « connaît les
jours de semaines, absence de liberté, dépendance, servitude », dit Nietzsche) —
se consacrer exclusivement à la vie contemplative reviendrait à ne plus s'y consa-
crer du tout (et à ne plus se consacrer à rien, d'ailleurs). En d'autres termes, la
liberté de l'esprit consiste à parvenir à une connaissance qui n'est plus définie
comme un accès brutal à la vérité, mais comme un « état durable » (andauernde
Zustand) : l'état dans lequel on est « le plus apte à la connaissance » (am tüch-
tigsten zum Erkennen)'2\ On est aux antipodes ici d'une conception romanti-
que de la connaissance : connaître, ce n'est pas découvrir une essence qui se
révélerait soudainement, c'est plonger longtemps dans un élément — et savoir en
sortir pour reprendre son souffle, rassembler ses forces et y replonger avec plus de
vigueur.
La position de l'esprit libre à l'égard de la vie active doit donc être une posi-
tion équilibrée : il ne doit pas lui être asservi (sans quoi il fait, comme le savant,
concurrence aux actifs), mais il ne doit pas non plus s'en être complètement déta-
ché (sans quoi il tombe dans le quiétisme et la résignation). T1 se distingue ainsi de
Γ « esprit asservi » (der gebundene Geist) mais reste « légèrement lié » (leicht
gebunden) à la vie active .
Or, ce lien léger de la contemplation à l'action, Nietzsche le décrit comme
une combinaison — plus précisément comme un mariage de l'Orient et de
l'Occident, de la « contemplation asiatique » et de l'agitation américaine. Au
modèle wagnérien de la Kultur germanique, qui se renouvelle en se concentrant
sur elle-même et en s'approfondissant, Nietzsche oppose, dans les fragments de
1876, le modèle d'une rencontre des cultures : « l'humanité ne doit pas être diri-
gée par le seul courant des "actifs", dit-il. Je mets mon espoir dans le contrepoids,
l'élément contemplatif du paysan russe et de l'Asiatique. C'est ce qui corrigera un
jour, dans une large mesure, le caractère de l'humanité » l25 . Celle-ci n'atteindra
en effet son but que là « où les deux courants se rencontrent et s'interpénétrent » :
Nietzsche imagine ainsi des « penseurs de l'avenir, chez qui l'agitation incessante
des Européens et des Américains s'associera à la contemplation asiatique, héri-
tage de centaines de générations »' 26 .
Ces fragments, dont le ton cosmopolitique est franchement antiwagnérien,
continuent néanmoins de s'inscrire dans la perspective schopenhauérienne de la
métaphysique du génie : Nietzsche affirme encore que le but de l'humanité est la
« connaissance la plus haute de la valeur de la vie » (comme dans les textes de
1875), et qu'une telle connaissance permettrait de déchiffrer Γ « énigme du mon-
de » (das Welträthsel)121. L'image de la rencontre des courants et de la combinai-
son des éléments rappelle en outre les « buts » {Ziele) formulés dans les frag-
ments de 1875 : « La valeur de la vie ne peut être mesurée que par Vintellect le
plus élevé et le cœur le plus ardent » l28 — ici, l'Occident représente la volonté (le
« cœur »), avec son ardeur et son inquiétude, son agitation, et l'Orient représente
l'intellect (la « tête »), avec ses lignes calmes et sa sérénité contemplative.
Dans Choses humaines, trop humaines, Nietzsche compare l'affairement des
Occidentaux à celui d'un essaim de guêpes ou d'abeilles, et il affirme que notre
civilisation, incapable de se reposer, court ainsi à une « nouvelle barbarie »' 29 .
Les actifs (« c'est-à-dire les agités », précise Nietzsche) y sont trop bien considé-
rés. 11 s'agit donc de corriger cela en renforçant Γ « élément contemplatif» :
« Mais d'ores et déjà, tout individu qui est calme et stable dans son cœur et dans
sa tête [in Herz und Kopf], est en droit de penser qu'il possède non seulement un
124
Fragments 16 [47] et 17 [42] de 1876.
125
Fragment 17 [53] de 1876.
126
Fragments 17 [54] et 17 [55] de 1876.
127
Sur l'emploi que fait Nietzsche de cette expression schopenhauérienne, voir notamment les
articles de Sandro Barbera, « Ein Sinn und unzählige Hieroglyphen. Einige Motive von
Nietzsches Auseinandersatzung mit Schopenhauer in der Basler Zeit », in « Centauren-
Geburten ». Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, op. cit., p. 217-233, et
« Eine Quelle der frühen Schopenhauer-Kritik Nietzsches : Rudolf Hayms Aufsatz "Arthur
Schopenhauer" », Nietzsche-Studien 24, 1995, p. 124-136.
128
Fragment 5 [188] de 1875.
129
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 285.
282 V . L a libération de l ' e s p r i t
bon tempérament mais une vertu d'intérêt général, et qu'il remplit même une
tâche supérieure en préservant cette vertu ». On reconnaît l'expression « in Herz
und Kopf », qu'on trouve chez Schopenhauer et qui revient souvent chez
Nietzsche : elle témoigne du désir persistant qu'a Nietzsche de penser un accord
de la volonté et de l'intellect — mais Nietzsche n'assimile plus cet accord à une
rencontre de l'Occident et de l'Orient : il parle de Γ « élément contemplatif » en
général, sans doute parce que l'Orient (et avec lui le bouddhisme et le brahma-
nisme), évoque trop explicitement la résignation schopenhauérienne. 11 n'y a plus
trace non plus de l'ambition schopenhauérienne de résoudre l'énigme du monde
(et de satisfaire ainsi le besoin métaphysique de l'humanité), ni de l'idée selon
laquelle l'humanité aurait pour but ultime d'estimer correctement la valeur de la
vie. Tous ces thèmes, trop imprégnés de l'influence schopenhauérienne et de la
métaphysique du génie, se sont estompés voire effacés. Seule demeure l'exigence
de trouver un équilibre entre l'élément actif et l'élément contemplatif de
l'humanité : s'en tenir à un seul de ces éléments, c'est tomber dans l'immobilisme
ou dans la barbarie.
Nietzsche parle en ce sens d'une « correction » (Correctur) de l'agitation
moderne par un renforcement de l'élément contemplatif : il ne parle jamais de
remplacement ou de substitution — il dit même qu'une société qui ne serait com-
posée que d'esprits libres serait une véritable catastrophe culturelle : « Quand
tous deviennent des esprits libres, la base s'affaiblit : une telle culture finit par
s'écrouler ou se dissiper comme brume et rosée »' 30 . 11 ne s'agit donc pas d'instal-
ler la vita contemplativa à la place de la vita activa, mais d'instaurer une relation
harmonieuse (c'est-à-dire légère) entre les deux. Si l'esprit libre est un esprit qui
n'est pas « insatiable dans la production » et qui n'est pas « esclave de ses
actes »' 3 I , donc qui a su prendre ses distances à l'égard de la vie active, c'est aussi
un esprit qui doit vivre pour l'avenir de l'homme et qui doit inventer les « idées et
les procédés » qu'utilisent les actifs : il ne doit pas cesser de s'inscrire dans la
perspective de l'action et de la production. « L'esprit libre agit peu », dit
Nietzsche : c'est donc qu'il continue d'agir 132 .
La grande force de l'analyse de Nietzsche consiste à montrer que les actifs
ont tout autant intérêt que les contemplatifs à ce que la vie contemplative soit
réhabilitée — et que cette réhabilitation ne peut que profiter à la vie active133. Le
lien léger qui doit unir les contemplatifs aux actifs est donc un lien vital, un vin-
culum substantiale sans lequel l'action comme la contemplation perdraient toute
vie et toute consistance — mais ce lien doit être léger : les esprits libres doivent
130
Fragment 17 [91] de 1876.
131
Fragments 20 [10] et 16 [47] de 1876.
132
Fragment 17 [94] de 1876.
133
Le « grand homme d'action » n'est d'ailleurs pas dénué, selon Nietzsche, d'un certain élément
contemplatif. Voir sur ce point l'aphorisme 488 de Choses humaines, trop humaines : « Comme
une cascade se fait plus lente et plus légère dans sa chute, le grand homme d'action agit presque
toujours avec plus de calme que n'en laissait attendre l'impétuosité de son désir avant l'action ».
V. La libération de l'esprit 283
« danser dans les chaînes ». La position de l'esprit libre à l'égard de la vie active
s'apparente donc à celle des poètes à l'égard de leur religion : une même légèreté
s'exprime dans la contemplation de l'esprit libre, qui n'est pas l'esclave de ses
actes mais qui imagine différentes possibilités de vie, et dans la libre poétisation
d'Homère, qui n'est pas l'esclave de ses dieux mais qui les façonne à sa guise. La
libération de l'esprit est bien un allégement de la vie : « les esprits libres sont les
dieux à la vie facile ».
Cette analyse prend toute sa dimension dans Aurore, que Nietzche présente
justement comme une série de Pensées sur les préjugés moraux — j e songe
notamment à l'aphorisme 35, qui prolonge et approfondit l'aphorisme 52 du
Voyageur et son ombre : « "Fais confiance à ton sentiment !" — Mais les senti-
ments ne sont pas l'élément dernier et originel, derrière les sentiments il y a des
jugements et des appréciations de valeur dont nous avons hérité sous forme de
sentiments (inclinations et dégoûts) ». Se fier à ses sentiments signifie donc
« obéir à son grand-père, à sa grand-mère et à leurs grands-parents plutôt qu'aux
138
Ibid., aphorismes 41 et 45.
139
Fragment 41 [65] de 1879.
V. La libération de l'esprit 285
dieux qui sont en nous : à notre raison et à notre expérience ». Nietzsche dit
encore dans un fragment de 1880 que s'il y a des sentiments moraux, «c'est
qu'un concept est passé dans le sang ou qu'un sentiment a été imité »' 40 .
Nietzsche explique ainsi le mécanisme intime de la tradition, dont il formule
la loi dans l'aphorisme 30 d'Aurore : « on n'hérite que de sentiments, non de
pensées » — et s'il arrive que nous ayons à notre disposition des pensées qui
justifient nos sentiments, c'est que nous les avons inventées tardivement parce
que nous ne supportons pas de ne pas comprendre : mais ces pensées n'ont rien à
voir avec celles qui accompagnèrent la naissance de ces sentiments141.
La tradition est donc indissociable de ce que Nietzsche appelle le « concept
de la moralité des mœurs » : « la moralité n'est rien d'autre (et donc, surtout, rien
de plus) que l'obéissance aux mœurs, quelles qu'elles soient ; or, les mœurs sont
la façon traditionnelle d'agir et d'apprécier. Dans les situations où ne s'impose
aucune tradition, il n'y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la
tradition, plus le domaine de la moralité diminue »' 42 — en d'autres termes, agir
moralement consiste à agir comme la tradition veut que l'on agisse, et sans avoir
aucune autre raison de le faire : « si l'on agit non parce que la tradition le veut
ainsi mais pour d'autres motifs (par exemple l'intérêt personnel), et même pour
les motifs qui ont précisément autrefois fondé cette tradition, l'action est taxée
d'immoralité et son auteur lui-même la considère ainsi ». La tradition est donc
une autorité supérieure « à laquelle on obéit non parce qu'elle ordonne ce qui
nous est utile, mais parce qu'elle ordonne ». Dès lors, le « sentiment de la tradi-
tion » (c'est-à-dire le sentiment inspiré par les sentiments qui constituent la tradi-
tion) n'est autre que la peur : la peur étant, pour Nietzsche, suscitée par
l'impuissance à comprendre, la tradition est, par excellence, ce qui inspire la peur,
puisque la tradition consiste à transmettre de l'incompréhensible (des sentiments
dépouillés des pensées qui les justifient). Agir traditionnellement consiste ainsi à
agir sans savoir pourquoi on agit, et sans autre raison de le faire que la peur d'agir
autrement.
Ce qui s'exprime dans la tradition (puisque la tradition ne peut transmettre
que des sentiments), c'est donc la puissance même du sentiment (sentiment reli-
gieux, sentiment moral, sentiment esthétique, sentiment politique, etc.) — la puis-
sance se définissant précisément comme ce que l'on respecte et ce que l'on
craint : « celui qui témoigne du respect reconnaît la puissance, c'est-à-dire qu'il la
craint : ce qu'il éprouve est crainte respectueuse », dit Nietzsche dans Choses
humaines, trop humainesUi. Dans un fragment de 1876-1877, Nietzsche dit
encore que la peur est le « négatif » de la volonté de puissance 144 , et dans Le
Voyageur et son ombre que ce sont les personnes que nous craignons et que nous
140
Fragment 4 [144] de 1880.
141
Voir Aurore, aphorisme 34.
142
Aurore, aphorisme 9.
143
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 603.
144
Fragment 23 [63] de 1876-1877.
286 V. La libération de l'esprit
respectons le plus qui nous inculquent nos sentiments moraux : si la peur est le
« sentiment de la tradition », c'est donc que le sentiment de la tradition est le
sentiment que donne la puissance même du sentiment, lorsqu'on subit cette puis-
sance.
Mais ce n'est pas seulement l'analyse de la tradition qui révèle cette compli-
cité de la tradition et du sentiment, c'est aussi celle du sentiment lui-même. Si la
tradition est transmission de sentiments, c'est aussi que le sentiment est par
essence traditionnel. Au fond, suivre son sentiment, c'est toujours remonter le
temps, au sens où le sentiment est toujours le produit d'une expérience passée —
Nietzsche le dit dans un fragment de 1876-1877 : « Amour et haine, forces non
premières. — Derrière la haine il y a la peur, derrière l'amour le besoin. Derrière
la peur et le besoin il y a l'expérience (jugement et mémoire). L'intellect semble
plus ancien que le sentiment »' 45 . On retrouve cette idée dans un autre fragment
de la même période : « fuir le déplaisir, chercher le plaisir, suppose déjà
l'existence de l'expérience, et celle-ci à son tour l'intellect » (supposition dirigée
contre Empédocle mais surtout contre Schopenhauer, qui voit dans le vouloir-
vivre une « donnée première »)146.
Nietzsche pense ainsi à la fois que le sentiment n'est pas premier, mais cor-
respond à la transformation d'un jugement et d'une expérience, et qu'il exerce
toujours une action rétrograde : comme l'art « nécromancien » de Choses humai-
nes, trop humaines, il ramène l'humanité à son enfance — seules la raison et les
lumières peuvent la rendre plus adulte et la tourner vers l'avenir. L'esprit libre est
donc, avant toute chose, celui qui n'agit pas en fonction de ses sentiments mais de
son intelligence et de sa raison : sa moralité n'est pas une « moralité instinctive
qui n'a pas de tête », mais ce que Nietzsche appelle, dans Le Voyageur et son
ombre, une « moralité de la raison » (Moralität der Vernunft), c'est-à-dire une
moralité conçue comme « maîtrise et dépassement continuels de soi, exercés dans
les plus grandes et les plus petites choses » l47 .
Or, cette liberté à l'égard du sentiment (c'est-à-dire à l'égard de la puissance
du sentiment) ne consiste pas à s'affranchir du sentiment, comme l'intellect du
génie schopenhauérien s'affranchit de la volonté : elle consiste à le dominer — et
à accéder ainsi à une puissance supérieure : la puissance qui s'exerce sur la puis-
sance du sentiment. La tête doit maîtriser le cœur. Dès lors, si le terrain le plus
fertile pour l'homme est celui de la « victoire sur les passions », comme
Nietzsche l'écrit dans Le Voyageur et son ombre, cette victoire consiste à maîtri-
ser ses passions pour en exploiter la puissance 148 . Nietzsche explique en effet
dans un aphorisme de Choses humaines, trop humaines que l'intelligence est « en
soi quelque chose de passif » (an sich etwas Passives) et qu'il lui faut le « fond
145
Fragment 23 [186] de 1876-1877.
146
Fragment 23 [12] de 1876-1877.
147
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 45.
148
Ibid., aphorisme 53.
V . L a libération de l ' e s p r i t 287
La « vie facile » des esprits libres devra donc être une vie contemplative, retirée et
recueillie dans des « centres de culture », des cloîtres modernes où les penseurs,
environnés de lignes fermes et claires, pourront apprendre les uns des autres,
approfondir leurs réflexions, imaginer et expérimenter de nouvelles formes de vie.
Nietzsche reconnaît même dans Le Gai savoir la nécessité d'inventer une nou-
velle architecture pour ce nouveau style d'existence : « T1 serait nécessaire de
M
Le Gai savoir, aphorisme 280.
Ibid., aphorisme 291.
1,7
Aurore, aphorisme 553. Nietzsche décrit d'ailleurs assez précisément le « besoin » qu'il
s'efforce ainsi de « transcrire en raison » : c'est un besoin de « soleil tiède, d'air lumineux et
mouvant, de végétation méridionale, de brise marine, de nourriture légère, composée de viande,
V. La libération de l'esprit 289
d'œufs et de fruits, d'eau chaude pour boisson, de journées entières passées en calmes promena-
des, de conversation réduite, de lectures rares et prudentes, de résidence solitaire, d'habitudes
propres, simples et presque militaires ».
158
Fragment 1 [22] de 1880.
1,9
Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 1.
290 V . L a libération de l ' e s p r i t
tout aussi impossible de mépriser les choses proches que d'agir de façon
complètement désintéressée : « Même le plus pieux accorde plus d'importance à
son déjeuner quotidien qu'à la sainte Cène », dit Nietzsche) — et à lutter contre la
« négligence réelle qu'on a pour elles »' 60 . En réhabilitant la vie contemplative,
Nietzsche rend donc en même temps justice à ces choses petites et proches que
l'idéalisme métaphysique nous avait appris à ignorer161.
Cette doctrine des choses les plus proches est une doctrine de l'allégement de la
vie, et sa constitution s'appuie sur une autre réhabilitation : celle de Socrate et des
philosophes socratiques, ainsi que d'Épicure. Le projet de fonder une « nouvelle
Académie grecque » s'accompagne ainsi d'un retour à l'eudémonisme socratique,
que Nietzsche fustigeait pourtant dans la métaphysique d'artiste et qu'il fustigera
à nouveau (mais pour d'autres raisons) dans le Crépuscule des idoles : dans la
philosophie de l'esprit libre, Socrate (et plus généralement le sage socratique)
nous montre comment associer libération de l'esprit et allégement de la vie162.
a. Retour à Socrate
Nietzsche a intitulé Memorabilia une série de notes qu'il prit en 1878 dans l'un
de ses petits carnets et qui correspondent à des souvenirs : Mazzino Montinari a
donné une lecture minutieuse de ces fragments 163 . Ce titre, Memorabilia, est une
160
Fragments 40 [22] et 41 [7] de 1879.
161
Fragment 41 [13] de 1879.
162
La relation que Nietzsche entretient avec Socrate est très complexe et ambiguë — la déclaration
du fragment 6 [3] de 1875, souvent citée, résume assez bien la situation : « Socrate, pour
l'avouer une bonne fois, m'est si proche que j'ai presque toujours un combat à livrer avec lui ».
Voir notamment, parmi les très nombreux commentaires, Walter Kaufmann, Nietzsche, Philo-
sopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press, 1974 pour la 4 e édition
(en particulier le chapitre intitulé « Nietzsche's Attitude toward Socrates », p. 391-411) ; Ernst
Behler, « Sokrates und die griechische Lragödie », in Nietzsche-Studien 18, 1989, p. 141-157 ;
Volker Gerhardt, « Les Lemps modernes commencent avec Socrate » et Alexandre Nehamas,
« Le visage de Socrate a ses raisons... Nietzsche et le "problème de Socrate" », in Nietzsche
moraliste, Revue Germanique Internationale, 11, Paris, PUL, 1999, p. 9-25 et p. 27-57 ; Michèle
Cohen-Halimi, « Comment peut-on être naïf ? (une lecture de La Naissance de la tragédie) » et
Michel Haar, « Nietzsche et Socrate », in Nietzsche, Cahier de l'Herne, op. cit., p. 175-189 et
p. 191-197. Sur la question plus particulière du bonheur de Socrate, voir les analyses d'Ursula
Schneider, in Grundzüge einer Philosophie des Glückes bei Nietzsche, Berlin-New York, de
Gruyter, 1983, notamment p. 18-38.
163
Ces fragments se trouvent dans le carnet siglé Ν 11 6. Voir Mazzino Montinari, « Nietzsches
Kindheitserinnerungen aus den Jahren 1875 bis 1879 », m Nietzsche lesen, Berlin/New York, de
Gruyter, 1982.
V. La libération de l'esprit 291
164
Fragment 28 [11] de 1878. Cf. la lettre du 26 mai 1876 à Carl von Gersdorff : « Je lis les Mémo-
rables de Xénophon avec le plus profond intérêt personnel. — Les philologues les trouvent
ennuyeuses à mourir, tu vois comme je suis peu philologue ».
165
Fragment 18 [47] de 1876. Cf. le fragment 5 [193] de 1875. Jabob Burckhardt semble être du
même avis que Nietzsche — voir sur ce point le cahier de Kelterborn, op. cit., f. 130
r° : « Socrate, le fils de Sophronisque, était lui aussi, dans ce monde d'individus, un individu de
l'espèce la plus rare, auquel personne n'était comparable, le premier Hellène, sur lequel nous
savons tout, certes moins sur sa vie que sur sa nature ; les sources sont avant tout les Mémo-
rables de Xénophon et VApologie de Platon, Socrate est davantage transfiguré [verklärt] dans
les autres écrits platoniciens ».
166
D'une certaine manière, le Socrate de Platon est alourdi par le socratisme. Il faut distinguer en
effet deux choses : Socrate (l'homme, le philosophe, le « type », la personnalité) et le socra-
tisme (c'est-à-dire une tendance générale qui culmine avec Socrate mais qui commence avant
lui, et qui dépasse les limites d'un simple individu : voir La Naissance de la tragédie, § 14). Il
est particulièrement important de faire cette distinction lorsqu'on examine les textes de la pre-
mière moitié des années 1870 : dans La Naissance de la tragédie, par exemple, Nietzsche parle
avant tout du socratisme, défini et critiqué comme un déferlement de l'instinct de connaissance ;
dans d'autres textes comme le cours sur les philosophes préplatoniciens, Nietzsche parle
d'abord de Socrate (« le premier philosophe de la vie » et « le dernier type de sage que nous
connaissions »).
Le Philosophie à l'époque tragique des Grecs, Avant-propos.
292 V . L a libération de l ' e s p r i t
passage où Socrate présente sa mission divine et affirme qu'il est « attaché par le
dieu au flanc de la Cité comme au flanc d'un cheval puissant et de bonne race,
mais auquel sa puissance même donne trop de lourdeur et qui a besoin d'être
réveillé par une manière de taon » m . Socrate harcèle les Athéniens, il les stimule
et leur fait des reproches, les libérant ainsi de leur inertie et de leur ignorance.
Nietzsche fait allusion à ce texte dans un aphorisme de Choses humaines, trop
humaines consacré à la femme de Socrate : « Le fait est que Xanthippe le poussa
toujours plus avant dans sa vocation originale en lui rendant son foyer inhabi-
table, sa maison inhospitalière : c'est elle qui lui apprit à vivre dans les rues, et en
tous lieux où l'on pouvait bavarder et muser, faisant ainsi de lui le plus grand
dialecticien des rues d'Athènes ; lequel ne peut finalement s'empêcher de se
comparer lui-même à un taon qu'un dieu aurait posé sur le col de cette belle
cavale d'Athènes pour l'empêcher de demeurer en repos » l74 . C'est donc
Xanthippe qui, bien malgré elle (et malgré Socrate, qui n'aurait pas choisi cette
femme s'il l'avait mieux connue : « même l'héroïsme de cet esprit libre ne serait
pas allé jusque-là », remarque Nietzsche), est à l'origine de la mission divine de
Socrate — ce n'est pas Apollon ou l'oracle de Delphes (« pudenda origo » !).
Elle joue en effet dans la libération de Socrate un rôle analogue à celui que la
maladie a pu jouer dans celle de Nietzsche : elle rend insupportable tout ce qui
aliène et retient l'esprit. Nietzsche est ici très ironique (si Socrate est le taon
d'Athènes, Xanthippe est le taon de Socrate), un peu à la manière dont, précisé-
ment, Socrate savait l'être — mais il n'en souligne pas moins Y héroïsme de
Socrate, en qui il reconnaît bien une figure de l'esprit libre.
Cet éloge ironique de la liberté de Socrate se transforme dans le Voyageur et
son ombre en éloge de la « nuance d'ironie attique et de goût pour les plaisante-
ries » qui colore la mission divine de Socrate : « 11 en parle sans onction, dit
Nietzsche ; ses images, le frein et la cavale, sont simples, nullement sacerdotales,
et la mission proprement religieuse dont il se sent investi, mettre son dieu à la
question de cent manières différentes pour voir s'il a dit vrai, permet de conclure
à une attitude hardie de liberté, par laquelle le missionnaire se place ici à hauteur
de son dieu »' 75 . La mission divine de Socrate ne consiste pas à obéir à un dieu,
mais à mettre la parole du dieu à l'épreuve : Apollon dit-il la vérité lorsqu'il
affirme que Socrate est l'homme le plus sage de tous ? 176 Cette épreuve est, selon
Nietzsche évoque également le plaisir qu'il prend aux Mémorables de Xénophon). Durant le
semestre d'été 1878, Nietzsche consacre en effet un cours de deux heures à l'Apologie de
Socrate (déjà étudiée durant le semestre d'hiver 1869-1870 et durant le semestre d'été 1876).
173
Platon, Apologie de Socrate, 30 e, in Œuvres complètes, I, trad. L. Robin, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 167.
174
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 433.
173
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 72.
176
Nietzsche déforme ici l'attitude de Socrate, qui ne consiste pas à se demander si l'oracle de
Delphes a dit vrai, mais à se demander pourquoi il a dit ce qu'il a dit, étant bien entendu qu'un
oracle dit toujours la vérité : qu'est-ce qui a pu faire dire à l'oracle que Socrate était l'homme le
plus sage de tous, ou plutôt qu'est-ce qui fait que Socrate est bien l'homme le plus sage de tous,
294 V. La libération de l'esprit
Nietzsche, Γ « un des plus subtils compromis que l'on ait jamais imaginés entre la
religion et la liberté de l'esprit » — une légèreté, une irréligion philosophique
analogue à l'irréligion des artistes, une sorte de libre problématisation ou de libre
questionnement comparable à la libre poétisation homérique.
Mais Socrate n'est pas seulement une figure de la liberté de l'esprit, dans Le
Voyageur et son ombre. Si Nietzsche est attiré par les Mémorables de Xénophon,
c'est aussi parce que Socrate y est présenté comme un philosophe de la joie et de
la simplicité : un esprit libre, certes (comme l'homme schopenhauérien de la troi-
sième Considération inactuelle ou comme Démocrite), mais avec le sourire.
Socrate est une figure de l'allégement de la vie — et d'une relation de bon voisi-
nage avec les « choses les plus proches ».
C'est en ce sens qu'il faut comprendre les éloges du texte de Xénophon que
l'on retrouve dans les manuscrits préparatoires du Voyageur et son ombre : « Le
livre le plus attirant de la littérature grecque : Mem<orabilia> Socr<atis> » ;
« Socr<atis> Mem<orabilia>, non pas le plaisir d'une curiosité, mais un voisi-
177
comme l'a révélé l'oracle de Delphes ? Nietzsche modifie donc le sens du questionnement soc-
ratique pour en accentuer Γ « attitude hardie de liberté » et mettre en lumière la liberté d'esprit
de Socrate.
177
Fragments 41 [2] et 42 [48] de 1879.
178
Voir le fragment 40 [16] de 1879. Sur Socrate philosophe des choses les plus proches, voir
l'aphorisme 6 du Voyageur et son ombre : « Socrate, déjà, se défendait de toutes ses forces
contre cette négligence hautaine des choses humaines au profit de l'Homme, et il aimait, citant
un mot d'Homère, rappeler l'étendue réelle, la quintessence de tous les soucis et de toutes les
pensées : ce n'est rien d'autre, disait-il, "que ce qui m'arrive chez moi de bien et de mal" ».
V. La libération de l'esprit 295
la pointe vers la joie de vivre et d'être soi-même ; d'où l'on pourrait déduire que
le trait le plus original de Socrate a été de participer à tous les tempéraments ».
Dans cet étonnant portrait, Socrate représente presque déjà ce que Goethe sera
dans le Crépuscule des idoles : une figure de l'homme dionysiaque et de son tem-
pérament polyphonique — Socrate participe à tous les tempéraments, et pourtant
il est le sage le plus simple de tous. C'est qu'il est à la pointe (Spitze) de tout
tempérament : il n'incarne pas un mode de vie, un tempérament ou une sagesse en
particulier, mais tout mode de vie, tout tempérament et toute sagesse en tant qu'ils
sont « tournés par la pointe vers la joie de vivre et d'être soi-même ». Il est
Y humain en tant qu'il choisit l'affirmation de soi et du vouloir-vivre — en tant
qu'il choisit le gai savoir. À l'aiguillon qui heurte et qui libère de Y Apologie de
Socrate, Nietzsche associe ainsi la pointe joyeuse des Mémorables : Socrate veille
sur sa liberté mais il reste «joyeux et sûr » l79 .
On comprend mieux, maintenant, le titre que Nietzsche donne à son petit
carnet de souvenirs et d'annotations autobiographiques : Memorabilia. En se
retrouvant lui-même, Nietzsche à la fois se libère de tout ce qui l'aliène et le
détourne de sa tâche (Schopenhauer, Wagner, la philologie, la métaphysique,
etc.), et il se rapproche de lui-même, il redevient le bon voisin des choses qui lui
sont le plus proches. En rassemblant et consignant ses souvenirs de bonheur, il
s'agit de trouver cette « joie de vivre et d'être soi-même » qu'incarne le Socrate
des Mémorables.
b. Cyniques et épicuriens
Mais si Socrate est sans doute, dans la philosophie de l'esprit libre, la figure la
plus importante du jardin philosophique de Nietzsche, on croise également, dans
ce jardin, bien d'autres penseurs : ce sont presque tous des penseurs socratiques,
et des penseurs qui incarnent une certaine aptitude à concilier l'ascèse et la
légèreté, la liberté de l'esprit et la recherche du bonheur.
L'image du jardin apparaît notamment dans un aphorisme d'Opinions et sen-
tences mêlées, où elle se trouve associée à une philosophie de la maturité et de la
simplicité : « La maturité de l'intelligence, une fois obtenue, se manifeste en ce
que l'on ne court plus les endroits où des fleurs rares s'abritent sous les plus pi-
quants des fourrés épineux de la connaissance, et que l'on se contente du jardin,
de la forêt, de la prairie et du champ, considérant combien la vie est trop brève
pour la rareté et l'insolite »' 80 . Il faut savoir se contenter de son jardin (et de la
campagne) — le jardin étant, réciproquement, la nature dont on sait se contenter.
Les aphorismes suivants s'intitulent : « Avantage de la privation », « Recette pour
un martyr », « Le juge », « Utilité du grand renoncement », « Comment donner
l'éclat au devoir ». Nietzsche y esquisse une morale ascétique de la sobriété et du
181
Fragment 17 [73] de 1876.
182
Fragment 31 [10] de 1873-1874.
183
Voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres. Livre IV, trad. dir. par M.-O.
Goulet-Cazé, Librairie Générale Française, 1999 : § 23, p. 717 ; § 44, p. 721 ; § 71, p. 737.
184
Ibid., § 31, p. 712 et § 29, p. 710.
V. La libération de l'esprit 297
gage que tenait Diogène et le fait que « de toute évidence il y conformait ses
actes », ou le fait qu'il se scandalisait de voir « les orateurs mettre tout leur zèle à
parler de la justice, mais ne point du tout la pratiquer, et encore les philosophes
blâmer l'argent, mais le chérir par-dessus tout ». 11 était également « hors de lui
quand les gens sacrifaient aux dieux pour leur santé et, au cours même du sacri-
fice, mangeaient au détriment de cette même santé » l85 . Philosopher, c'est donc
d'abord apprendre à être cohérent, et l'ascèse cynique a pour objectif d'acquérir
la force et la volonté nécessaires à cet apprentissage. Le cynisme est un exercice
quotidien qui consiste à entraîner sa volonté pour être en mesure de se conformer
vraiment à ce que l'on pense — et c'est bien à ce genre d'entraînement que
Nietzsche fait allusion dans le fragment 27 [7] de 1878 : « Huit points sur lesquels
j'ai à me décider ». Comme il le dira plus tard dans Ecce homo, Choses humaines,
trop humaines est le « monument d'une stricte auto-discipline », d'une sorte de
dressage de soi (Selbstzucht) qui fait songer à l'ascèse radicale de Diogène186.
185
Ibid., § 71, p. 737 et § 28, p. 709-710.
186
Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 5.
187
L'aphorisme 137 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche assimile
l'ascétisme à un « acharnement contre soi-même », s'intitulait initialement : « Contribution à
l'explication du cynisme ».
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 275.
298 V . L a libération de l ' e s p r i t
de-ci de-là dans les rafales, et s'y endurcit jusqu'à perdre le sentiment ». C'est lui-
même que Nietzsche présente ici sous le masque de l'épicurien, comme en
témoigne une note de 1876-1877, consignée dans un carnet que Nietzsche utilisa
à Sorrente : « Cheminer par des allées de douces pénombres à l'abri des souffles,
tandis que sur nos têtes, agités par des vents violents, les arbres mugissent, dans
une lumière plus claire»' 9. Le bonheur d'Épicure, c'est de sentir les vents qui
soufflent au-desssus de nous, alors que nous sommes protégés — ou de sentir les
vagues qui lèchent le rivage190. Le jardin d'Épicure est donc d'abord une enceinte
protectrice (tout comme le cloître pour esprits libres) : il s'agit d'être simple,
mais en restant joyeux. Nietzsche développe ce point dans un aphorisme
d'Opinions et sentences mêlées, intitulé « Danger qui guette les abstinents » : « 11
faut se garder de fonder sa vie sur une base d'appétits trop étroite ; car, à
s'abstenir des joies que comportent situations, honneurs, corps constitués, volup-
tés, commodités, arts, un jour peut venir où l'on s'aperçoit qu'au lieu de la
sagesse, c'est le dégoût de vivre que l'on s'est donné par ce renoncement »' 9 I . Le
renoncement sur lequel Nietzsche veut fonder sa vie est au contraire tourné vers
la joie. La frugalité épicurienne n'a pas l'âpreté de l'ascétisme chrétien ou scho-
penhauérien, ni la rudesse et l'austérité sauvage du cynisme. C'est une frugalité
idyllique, « naturelle » — une véritable « opulence » (Ueppigkeit), comme
Nietzsche le suggère dans Le Voyageur et son ombre : « Un jardinet, quelques
figues, de petits fromages et, avec cela, trois ou quatre bons amis, c'était là, pour
Epicure, festin opulent »' 92 .
L'évocation d'Épicure et de son jardin revient en fait assez souvent sous la
plume de Nietzsche à la fin des années 1870, et il arrive même à Nietzsche de se
comparer lui-même à Epicure — par exemple dans une lettre de janvier 1879 à
Peter Gast : « Ma santé est dans un état épouvantable — accablé de douleur,
comme avant, ma vie bien plus austère et solitaire ; je vis presque moi-même, le
tout dans le tout, comme un véritable saint, mais avec les dispositions du très
vénérable Epicure — l'âme tout à fait apaisée, patient et envisageant la vie avec
• · 193
joie » .
189
Carnet siglé Ν 11 3, p. 15. Voir KGW 1V/4, p. 210.
190
Voir le fragment 30 [31] de 1878.
191
Opinions et sentences mêlées, aphorisme 337.
192
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 192. Nietzsche songe sans doute ici à son séjour à
Sorrente, avec les « trois ou quatre bons amis » que furent Malwida von Meysenbug, Paul Rée,
Albert Brenner, et occasionnellement Reinhart von Seydlitz. Voir notamment la lettre de
Nietzsche à Malwida du 4 août 1877 : « je n'ai jamais vécu de ma vie dans une telle opulence
qu'à Sorrente ».
Lettre du 22 janvier 1879 à Peter Gast. Pour le « jardin d'Epicure », voir par exemple la lettre à
Peter Gast du 26 mars 1879 : « Où allons-nous reconstituer le jardin d'Épicure ? », et la lettre du
31 octobre 1879 à Paul Rée : « J'ai dû renoncer à beaucoup de désirs, mais encore jamais à celui
de vivre avec vous — mon "jardin d'Epicure" ! » Cf. le fragment 30 [31] de 1878 : « Les vagues
— léchant le rivage par les calmes journées d'été — le bonheur du jardin d'Épicure ». Sur cette
question du jardin d'Epicure, voir notamment l'article de Volker Eberbach, « Nietzsche im
V . L a libération de l ' e s p r i t 299
c. Horace et Montaigne
Cette sobriété est aussi celle de Socrate, bien sûr195, mais encore d'Horace (qui
est avec Montaigne, selon Nietzsche, l'un des « guides » qui doivent nous mener
à la sagesse socratique 196 ) — Horace à qui Nietzsche associe parfois ses considé-
rations diététiques' 7, et qui représente pour lui un scepticisme gai, teinté
d'épicurisme, une légèreté souriante mais lucide, aux antipodes de la sensibilité
romantique des Modernes. Nietzsche oppose ainsi Horace à Byron et présente la
« légèreté festive d'Horace » (der feierliche Leichtsinn Horazens) comme l'un
des meilleurs remèdes contre le tourment de la connaissance 198 . Il cite notamment
une ode dans laquelle Horace fait l'éloge d'une vie simple et facile, loin des
tourments de la politique : « Pourquoi te fatiguer de desseins éternels, quand ton
esprit ne les peut concevoir ? Pourquoi ne pas nous étendre, tout simplement, sous
ce haut platane, sous ce pin... » ' " Les derniers vers de cette ode font l'apologie
d'une vie de plaisir, mais de plaisir modéré — Horace est un poète de la tempé-
rance : « Quel esclave adoucira, le plus vite, dans nos coupes, avec une eau lim-
pide, la chaleur du Falerne ? Lequel de nous deux fera sortir de sa maison écartée
Lydé, la courtisane ? Allons ! Qu'elle se hâte, avec sa lyre d'ivoire, et qu'elle
relève ses cheveux d'un nœud bien fait comme les Laconiennes ! »200
L'ode citée par Nietzsche dans Choses humaines, trop humaines suit
d'ailleurs immédiatement l'ode consacrée à Y aurea mediocritas, à cette
« médiocrité dorée » qui est au cœur de la légèreté horatienne : « Suivre le bon
chemin dans la vie, Licinius, c'est ne pas vouloir toujours gagner la haute mer,
c'est aussi ne pas rester, par crainte de la tempête, trop près du rivage semé
d'écueils. Quiconque choisit le juste milieu, précieux comme l'or, vit en sécurité
sans souffrir de la pauvreté et de ses laideurs » 201 . 11 ne s'agit pas non plus de
monter trop haut : « Les pins élevés sont le plus souvent battus par les vents », dit
Horace (de même l'épicurien de Choses humaines, trop humaines se tient « à
l'abri des souffles » et laisse au-dessus de lui mugir la cime des arbres). À l'arbre
de la connaissance qui, selon Byron, n'est pas l'arbre de vie, Nietzche oppose
ainsi le modeste platane et le pin d'Horace, au pied desquels il fait bon se repo-
ser202. Dans Aurore, Nietzsche évoque encore la légèreté horatienne, comme re-
mède non plus aux tourments de la connaissance, mais à la mélancolie des
constructions éternelles dont souffraient les Romains : dans ce cas aussi, Horace
est bien pour Nietzsche une sorte de recette pour supporter la vie, un moyen de
5 'alléger l'existence.
dans ces vers et dans cette morale qui consiste à savoir profiter simplement de la vie comme on
profite des « jours de fête ».
201
Ibid., livre II, X, p. 76-77.
202
Nietzsche cite les « vers immortels » de Byron dans l'aphorisme 109 de Choses humaines, trop
humaines. J'ajoute que Nietzsche lui-même, à Sorrente, aimait à s'allonger sous un arbre pour y
réfléchir. Voir Malwida von Meysenbug, Der Lebensabend einer Idealistin, op. cit., p. 66 : « 11
me montra en particulier un arbre, et me dit que lorsqu'il se trouvait à son pied, une pensée lui
tombait toujours dessus ».
203
Manuscrit siglé Mp XI 6, p. 69 : voir KGW 111/5, p. 115. Cité par Vivetta Vivarelli, in
« Montaigne und der "freie Geist" », Nietzsche-Studien 23, 1994, p. 83.
204
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 291. Voir notamment Vivetta Vivarelli,
« Montaigne und der "freie Geist" », loc. cit., p. 79-101. Dans la langue de Montaigne,
V. La libération de l'esprit 301
« mesnager » n ' a pas le sens moderne d'économiser ou d'épargner, d'employer avec mesure,
mais le sens d'administrer, de gouverner (au sens de l'oikonomia antique : au XVIe siècle, on
ne disait pas « L'Économique » mais « La Ménagerie » de Xénophon). Mais Nietzsche a lu les
Essais de Montaigne dans une traduction allemande (Leipzig, L. Lankischens Erben, 1753-
1754, cote C 300 à la Herzogin Anna Amalia Bibliothek), dont l'auteur (Johan Daniel Tietz) fait
un contresens sur « mesnager », auquel il donne son sens moderne et qu'il traduit par
« Mäßigung », qui signifie « modération », « réserve », « retenue ». Il reste que la « prudence »
de l'esprit libre nietzschéen présente bien un certain nombre de points communs avec l'attitude
de Montaigne à l'égard de sa fonction de maire de Bordeaux, par exemple. Mais on peut faire
deux objections à l'interprétation de Vivetta Vivarelli : d'abord, il me semble que Nietzsche
pense avant tout à Epicure dans cet aphorisme, comme en témoigne l'expression « héroïsme
raffiné » qu'il associe explicitement à Epicure dans le fragment 28 [15] de 1878. Ensuite et
surtout, si les esprits libres de Nietzsche ménagent, comme Montaigne, leur volonté à l'égard de
ce que Montaigne appelle la « tracasserie publique », ce n'est que pour moins la ménager dans
leur recherche de la connaissance (« ménager » ici au sens moderne de « mäßigen ») : « Loutes
ces choses, ils leur consacrent aussi peu que possible de leur énergie, afin de plonger de toutes
leurs forces rassemblées, et comme de toute la longueur de leur souffle, dans l'élément de la
connaissance ». Une telle plongée n'est pas du tout montaignienne : en bon sceptique,
Montaigne se ménage aussi, et d'abord, en matière de connaissance. Rien de moins montaignien
que la passion de la connaissance qui anime Nietzsche et qui caractérise l'ensemble de la philo-
sophie de l'esprit libre.
2lb
Montaigne, Essais, livre 111, ch. X, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1962, p. 982.
206
Horace, Odes, II, I, in Œuvres, op. cit., p. 71.
207
Montaigne, Essais, livre III, ch. X, in Œuvres complètes, op. cit., p. 985.
302 V. La libération de l'esprit
pide, légère et presque sans bruit, et laisse les rayons du soleil se jouer dans sa
profondeur » 208 .
Montaigne dénonce lui aussi l'affairement des actifs, qui sont « si formez à
l'agitation et à l'ostentation que la bonté, la moderation, l'equabilité, la constance
et telles qualitez quietes et obscures ne se sentent plus » 209 . Il fait l'éloge de la
patience, du recueillement, d'une « douce et muette tranquillité » 2I0 . L'art de
vivre montaignien débouche bien sur une réhabilitation de la vie contemplative et
sur un allégement du lien avec la vie active : ménager sa volonté, c'est vouloir
tout en restant à soi, c'est vouloir tout en voulant d'une manière telle que la
volonté ne nous arrache pas à nous-mêmes et ne nous rende pas esclaves de nos
actes.
Il y a néanmoins une différence essentielle entre Nietzsche et Montaigne :
pour Nietzsche, si l'esprit libre doit faire preuve de prudence à l'égard de la
société et de l'État (c'est-à-dire de la vie active, au sens le plus général du terme),
ce n'est que pour mieux plonger de toutes ses forces dans la connaissance — et si
la volonté de connaître doit elle-même être ménagée (au sens moderne du terme),
c'est parce qu'une volonté qui ne se retient pas et ne se maîtrise pas elle-même
finit par perdre sa puissance. La prudence des esprits libres consiste donc, certes,
à ne pas trop vouloir, mais seulement parce que se retenir de trop vouloir permet
de vouloir davantage : la volonté est d'autant plus puissante qu'elle sait se ména-
ger, c'est-à-dire se retenir elle-même.
Epicure, Socrate, Horace, Montaigne sont ainsi pour Nietzsche des figures de
l'allégement de la vie, et la vie facile qu'ils nous proposent est la vie la plus
simple qui soit — mais c'est aussi la vie la plus difficile, comme Nietzsche le
remarque dans Le Voyageur et son ombre : « Un genre de vie simple est mainte-
nant chose difficile : il y faut beaucoup plus de réflexion et d'inventivité que n'en
ont les gens même très intelligents » . La simplicité est pour la plupart un « but
trop élevé ». C'est en ce sens qu'Épicure, le philosophe de la vie simple est aussi
celui de Γ « héroïsme raffiné » et de Γ « idylle héroïque » 2I2 . La vie facile est une
conquête : c'est seulement sur le terrain de la victoire sur les passions (et notam-
ment sur la peur de la mort) que le jardin d'Épicure est possible 213 . La sobriété
épicurienne n'est donc pas seulement de bonne humeur, elle est aussi héroïque —
mais contrairement à l'ascétisme cynique ou chrétien, elle « se délasse au soleil
Λ l1a j· o i· e » 214.
de
En fait, pour forger sa morale de l'allégement de la vie et des choses les plus
proches, Nietzsche ne s'inspire pas seulement d'Épicure, de Diogène ou de
Socrate : comme il le dit lui-même dans un fragment de 1878, il s'appuie sur
« tous les philosophes antiques » 2I5 . Il y a un peu de Diogène, beaucoup
d'Épicure ou de Socrate, un peu d'Horace, mais aussi un peu de Pyrrhon, de
Sénèque ou d'Épictète dans le sage jardinier de la philosophie de l'esprit libre.
C'est donc finalement de Socrate que Nietzsche est sans doute le plus proche à
cette époque, non pas au sens où Nietzsche adhérerait à une doctrine qui consti-
tuerait la sagesse de Socrate, mais au sens où, de même que l'originalité de
Socrate fut de participer à tous les tempéraments, de même celle de Nietzsche est
de s'approprier toutes les philosophies antiques (pour autant, bien sûr, que leur
pointe est tournée vers la «joie de vivre et d'être soi-même »). 11 est bien évident
que cette parenthèse socratique est tout à fait à part dans l'œuvre de Nietzsche
(Socrate et Epicure se révélant ensuite des figures de la décadence), mais ce qui
s'esquisse et se met en place au sein de cette parenthèse n'en conservera pas
moins toute son importance dans la suite de l'œuvre : c'est ce retour à Socrate qui
ouvre la voie au gai savoir et à l'élaboration d'une nouvelle morale.
2. L'idylle héroïque
Epicure est donc, avec Socrate, l'une des grandes figures de la philosophie de
l'esprit libre. Nietzsche se livre même parfois à un éloge d'Épicure , notamment
dans Le Voyageur et son ombre et dans Le Gai savoir — éloge qui prolonge en
l'approfondissant la célébration de la légèreté homérique, et qui donne aux
pensées de Nietzsche sur l'allégement de la vie une cohérence nouvelle.
Ces pensées débouchent en effet sur l'évocation émerveillée de ce que
Nietzsche appelle, dans un fragment de 1879, Γ « idylle héroïque » d'Épicure 217
— idylle qu'il n'associe pas à Raphaël, comme la transfiguration dans La Nais-
sance de la tragédie, mais à Claude Lorrain et à Nicolas Poussin. Pour
215
Fragment 28 [41] de 1878.
216
Mazzino Montinari n'hésite pas à dire qu'Épiciire est « le philosophe du Voyageur et son
ombre » (in Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 79-80). Cf. le fragment 23 [56] de 1876, dans lequel
Nietzsche prévoit d'écrire un éloge d'Épicure (projet qui rappelle Γ « Apologie d'Épicure » à
laquelle se livre Diogène Laërce, après avoir présenté les malveillances dont Épicure fut victi-
me). Rappelons aussi qu'Épicure compte parmi les huit philosophes invoqués par Nietzsche
dans la « descente aux Enfers » d'Opinions et sentences mêlées (aphorisme 408). Pour une
vision plus globale (et moins positive !) de la relation de Nietzsche à Épicure, voir notamment
l'article de Philippe Choulet, « L'Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence », in
Nietzsche, Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, Paris, PUF, juil.-sept. 1998,
p. 311-330.
217
Fragment 43 [3] de 1879. Sur cette question, voir l'étude de Richard Roos, « Nietzsche et
Épicure : l'idylle héroïque », in Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, oct.-déc.
1980, t. XII, n°4, p. 497-546 ; réédité dans Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 283-350.
304 V. La libération de l'esprit
Cet aphorisme, qui mériterait une longue analyse, donne une signification nou-
velle à ce que Nietzsche appelle le « sens du réel » des Anciens, et à l'idée que les
Grecs « poétisaient avec la réalité »219. L'Arcadie de Virgile, plus encore que
l'Olympe, est en effet le lieu d'une réalité archétypale, plus authentique et plus
vraie que notre monde civilisé, et en même temps un lieu idéal, « idyllique », le
lieu de l'âge d'or et d'une réalité transfigurée, mythique, légendaire — un peu
comme ces « êtres de nature fictifs » que sont les satyres du chœur dionysiaque,
tels que Nietzsche les présentait dans La Naissance de la tragédie220.
La formule « Rien que de grand, de serein, de lumineux » (le premier jet
était : « Grandeur, sérénité, soleil ») renvoie aux « trois bonnes choses » qui for-
« Et in Arcadia ego » est l'épigraphe du Voyage en Italie de Goethe. C'est le titre de deux
tableaux de Nicolas Poussin (tableaux également intitulés Les Bergers d'Arcadie), qui datent de
1630 et de 1638-1639 et qui sont une méditation sur la mort. Voir la petite présentation que fait
Paolo D'Iorio du tableau de 1638-1639 : « "Et in Arcadia ego" est le titre de ce tableau de Pous-
sin — "Moi aussi, dans l'Arcadie" (c'est la Mort qui parle) — et de l'aphorisme 295 du Voya-
geur et son ombre [...]. Dans une première version de son tableau, Poussin avait cherché à
représenter l'effroi des bergers lorsqu'ils découvrent que la mort existe même dans la sereine
Arcadie. Dans cette deuxième version, l'effroi cède la place aune acceptation sereine : celle que
Nietzsche découvre un soir de 1879, en Engadine » (in Nietzsche : il a pensé le chaos du monde
moderne, hors-série Au Nouvel Observateur, sept.-oct. 2002, p. 94).
Voir l'aphorisme 220 d'Opinions et sentences mêlées et le fragment 5 [63] de 1875.
Voir La Naissance de la tragédie, § 7 et 8.
V. La libération de l'esprit 305
221
Fragment 17 [26] de 1876.
222
Voir la lettre à Peter Gast du 26 mars 1879.
223
La Naissance de la tragédie, § 8. Voir le fragment 8 [29] de 1870-1872.
224
Voir le manuscrit sigle U 1 4 a — en particulier les fragments 9 [40], 9 [114], 9 [142] et 9 [149]
de 1871.
225
Fragment 9 [42] de 1871.
306 V. La libération de l'esprit
226
Fragment 40 [3] de 1879.
227
Le Gai savoir, aphorisme 45.
Epicure, Lettre à Hérodote, § 37, in Lettres et maximes, trad. M. Conche, Paris, PUF, 1987,
p. 98-99.
229
Ibid., p. 124-125.
V. La libération de l'esprit 307
nature)230. Épicure, c'est l'homme dionysiaque qui s'est transformé, non pas en
satyre, mais en dieu à la vie facile — plus exactement, Epicure est le héros de la
vie facile, il est la figure d'un allégement héroïque de l'existence : en lui
l'affirmation héroïque de soi et l'idéal de l'homme schopenhauérien débouchent
sur la légèreté homérique, sur la simplicité olympienne ou arcadienne, idyllique
des dieux à la vie facile 31.
La morale épicurienne est en effet une ascèse orientée vers une légèreté et une
simplicité supérieures — cette opulence du sage dont Nietzsche décrit la frugalité
dans l'aphorisme 192 du Voyageur et son ombre. S'en tenir au naturel et au
nécessaire, comme le préconisait Epicure, exige une discipline rigoureuse et diffi-
cile : le concept épicurien de la nature n'est ni serein ni tragique, il est héroïque.
Epicure, contrairement à l'image caricaturale qu'on a souvent de lui, ne se laissait
pas emporter par le flot du plaisir (il n'y a rien de moins épicurien que le laisser-
aller), mais, comparable au taureau de l'aphorisme 295 du Voyageur et son
ombre, il en remontait lentement le cours impétueux. S'il a vécu, selon Lucrèce,
comme un dieu parmi les hommes, s'il a connu la vie facile et bienheureuse des
dieux, c'est au prix d'une existence austère et rigoureuse, d'une sagesse bien
supérieure à celle des dieux de VIliade et de VOdyssée.
Finalement, pour Nietzsche, les vrais dieux à la vie facile (et avec eux les
vrais esprits libres) sont donc moins les dieux d'Homère que ceux d'Épicure —
ce sont moins les dieux d'un poète que ceux d'un philosophe. Comme le remar-
que Marcel Conche, en effet, « les dieux d'Épicure sont les dieux d'Homère
moins les passions et émotions qui les agitent » — ce sont les dieux d'Homère
allégés et libérés de leurs côtés trop humains. Ainsi, dans l'idylle héroïque, la
légèreté d'Homère s'accomplit et se radicalise, tandis que Nietzsche achève de
prendre ses distances à l'égard de la morale schopenhauérienne : si l'épicurisme
est héroïque et ascétique, pour Nietzsche, il n'en reste pas moins une philosophie
du plaisir et de l'affirmation du vouloir-vivre233.
Dans VEssai d'autocritique (§ 4), Nietzsche rappelle qu'Épicure connut les tourments de la
maladie (d'où sa définition du bonheur comme « absence de trouble » : ataraxia). Voir la lettre
qu'Épicure écrivit à Idoménée, quelques jours avant sa mort : « Les douleurs de vessie et
d'entrailles que j'endure sont telles qu'elles ne peuvent être plus grandes ; mais elles sont
contrebattues par la joie de l'âme au souvenir de nos raisonnements et de nos entretiens passés »
(Diogéne Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, § 22 : cité par Marcel Conche,
in Epicure, Lettres et maximes, op. cit., p. 92).
Richard Roos parle de la « divine facilité d'Épicure » (Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 315). Il
écrit aussi un peu plus loin : « Le sage est, selon Épicure, comme un dieu parmi les hommes et
rivalise avec Zeus lui-même. Le Surhomme de Nietzsche est un dieu épicurien ramené sur la
terre. 11 ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration
de l'existence » (ibid., p. 348). Roos fait référence ici au fragment 35 [73] de 1885 : « pareil en
tout point au dieu d'Épicure, le Surhomme, la transfiguration de l'existence ». Cf. les fragments
7 [21] et 16 [85] de 1883.
Épicure, Lettres et maximes, op. cit., p. 48.
C'est ce que souligne Richard Roos : « Épicure a su mourir en bénissant la vie, et Nietzsche a
dû lire, pendant ses études sur Diogéne Laërce, la célèbre lettre à Ménécée, dans laquelle
308 V. La libération de l'esprit
Nietzsche part d'abord en campagne, contre le mépris que nous avons pour les
choses les plus proches. Je l'ai dit, ce mépris est toujours « affecté » {geheuchelt),
car il m'est impossible de mépriser vraiment ce qui m'est le plus proche (par
exemple mon alimentation, mes amis, mon sommeil, mon métier, mon éducation,
ma santé, mes souffrances, mes désirs, etc.)236 : la doctrine chrétienne du mépris
de soi, de la Selbstverachtung, implique une corruption profonde de la tête et du
cœur, et la croyance en la grâce divine dissimule le fait que ce mépris de soi n'est
jamais bien durable, qu'il est régulièrement supplanté par l'amour et l'estime de
soi, c'est-à-dire par le plaisir que l'on prend à son « être propre » et à sa « propre
force »237. On ne peut donc que feindre {heucheln) le mépris de soi et des choses
les plus proches. Mais ce n'est pas parce qu'il est hypocrite que ce mépris
n'entraîne pas des conséquences réelles : pour faire croire que l'on méprise les
Epicure s'en prend à Hégésias, ce véritable ancêtre de Schopenhauer : "Le pire (de nos adversai-
res) est celui qui répète les vers du poète : — le premier bien serait de ne pas naître, le second,
de passer au plus vite les portes de l'Enfer". Ce sont précisément ces vers que Nietzsche citait,
après Schopenhauer, à l'époque de La Naissance de la tragédie. L'épicurisme est donc une
victoire sur le pessimisme, ou plutôt son dépassement, car la mort devient la dernière fête d'une
vie constamment embellie » (in Lectures de Nietzsche, op. cit., p. 299).
234
Cf. le fragment 41 [31] de 1879 : « Conclusion : devenons ce que nous ne sommes pas encore :
de BONS VOISINS DES CHOSES LES PLUS PROCHES ».
235
Fragment 40 [23] de 1879.
236
Voir le fragment 40 [22] de 1879.
237
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 134.
V. La libération de l'esprit 309
choses proches, on est obligé de les négliger vraiment — et cette négligence, qui
consiste à trahir l'exigence fondamentale du souci de soi (exigence constitutive de
238
toute morale socratique ), est l'origine, selon Nietzsche, de notre « servitude »
(ιUnfreiheit). La libération de l'esprit passe donc par une réhabilitation des choses
les plus proches (de même qu'elle passe par une réhabilitation de la vie
contemplative).
Nietzsche développe cette analyse dans le cinquième aphorisme du Voyageur
et son ombre : « 11 existe un mépris feint [erheuchelte] de toutes les choses aux-
quelles les hommes accordent la plus grande importance, de toutes les choses les
plus proches. On dit par exemple : "On ne mange que pour vivre" — un satané
mensonge, tel celui qui parle de la procréation comme du but véritable de toute
volupté » (Nietzsche songe ici à Schopenhauer et à sa « métaphysique de l'amour
sexuel »). Réciproquement, l'estime dans laquelle on tient les « choses les plus
importantes » (die wichtigsten Dinge) n'est jamais, elle non plus, tout à fait sin-
cère (ganz acht) : « les prêtres et les métaphysiciens nous ont sans doute parfai-
tement accoutumés en ces matières à un usage de la langue hypocritement hyper-
bolique, mais ils n'ont quand même pas changé du tout au tout le sentiment qui
prend ces choses les plus importantes bien moins au sérieux que les autres, toutes
proches et méprisées ». En d'autres termes, la religion et la métaphysique ne sont
pas parvenues à corrompre totalement notre sentiment et à nous détourner
complètement de la « réalité ». T1 y a donc une « double hypocrisie » (doppelte
Heuchelei) qui plonge les hommes dans une servitude honteuse : le mépris hypo-
crite des choses proches et l'estime hypocrite des choses lointaines engendrent
des « infractions continuelles aux lois les plus simples du corps et de l'esprit », et
nous rendent239 ainsi dépendants des médecins, des professeurs et des directeurs de
conscience .
Nietzsche dit même, dans le sixième aphorisme du Voyageur et son ombre,
que la négligence des choses les plus proches est la cause principale de
Γ « infirmité terrestre » {irdische Gebrechlichkeit) : « la plupart des gens voient
très mal, remarquent très rarement les choses les plus proches de toutes [die
allernächsten Dinge] »240 ; or, ajoute Nietzsche, c'est « de ce défaut que décou-
lent presque toutes les infirmités physiques et morales des individus ». Rien n'est
plus nocif selon lui que d'ignorer « ce qui nous est bénéfique ou nuisible, dans
C'est aussi, selon Nietzsche, l'exigence fondamentale du christianisme : voir sur ce point,
notamment, le fragment 3 [63] de 1875.
Cf. le fragment 16 [43] de 1876 : « Pour la liberté, c'est comme pour la santé, elle est indivi-
duelle ».
Dans le cinquième aphorisme du Voyageur et son ombre, Nietzsche donne des exemples
concrets de ce manque de sens de l'observation : « On recontre toujours, quand on regarde au-
tour de soi, des gens qui, toute leur vie, ont mangé des œufs sans s'apercevoir que ceux de for-
me allongée sont les meilleurs au goût, qui ne savent pas qu'un orage agit favorablement sur les
intestins, que les parfums sentent plus fort par temps froid et clair, que notre sens du goût est
inégal en divers points de la bouche, que tout repas au cours duquel on parle bien ou écoute
beaucoup fait du mal à l'estomac ».
310 V. La libération de l'esprit
sédait cet admirable savoir, toujours si rare à trouver de nos jours, selon lequel la
solution des problèmes ultimes et extrêmement théoriques n'est nullement
indispensable à la quiétude du cœur » 252 . Contrairement à ce que prétend
Schopenhauer, l'homme n'a donc pas besoin de déchiffrer l'énigme du monde, ni
de répondre au besoin métaphysique de l'humanité pour être heureux : il lui suffit
d'organiser sa vie de manière à ce que ses pensées lui procurent assez de lumière,
de calme et de grandeur — assez de légèreté, au sens idyllique et héroïque du
terme.
232
Ibid., aphorisme 7.
253
Fragment 41 [25] de 1879.
314 V. La libération de l'esprit
pendant que l'on boit le thé, donnent une sensation différente de douceur ».
Nietzsche s'observe et observe ce qui l'entoure, observe ce qu'il ressent, ce qu'il
pense — il s'efforce à'accoutumer à nouveau son œil, de Y exercer à la vision des
choses les plus proches, lui que la métaphysique et la musique romantique avaient
habitué à scruter les lointains. 11 s'agit, par cette rééducation et cet entraînement
du regard, de remettre sa raison dans le droit chemin, c'est-à-dire dans celui des
plus petites choses, qui sont aussi les choses les plus sûres. Les « choses les plus
lointaines » (Nietzsche songe à un certain nombre de questions religieuses et
philosophiques comme « quelle est la fin de l'homme ? », « quel est son sort
après la mort ? » ou « comment se réconciliera-t-il avec Dieu ? ») sont en effet les
plus vagues et les plus incertaines de toutes : elles forment au loin une « ceinture
de marécages et de brouillards fallacieux, une zone de vague impénétrable, éter-
nellement ondoyant, indéterminable »254. L'homme doit quitter ce « royaume de
l'obscur aux confins de la terre du savoir » : « Les forêts et les cavernes, dit
Nietzsche, les sols marécageux et les ciels couverts, l'homme, comme à autant de
niveaux de culture, des millénaires durant, n'y a que trop longtemps vécu, et
misérablement ». C'est le monde brumeux et crépusculaire de la métaphysique
romantique que Nietzsche décrit ici, le monde du drame wagnérien, de VAnneau
des Niebelungen, avec ses dragons et ses « monstres de la nuit ». Ce monde-là
n'est qu'un rêve, un rêve que l'on nous a convaincus pendant des millénaires de
prendre au sérieux et auquel Nietzsche nous demande maintenant de devenir
indifférents (il n'y aucune décision à prendre « dans ces domaines où ni la foi ni
le savoir ne sont nécessaires » : Nietzsche reproduit ici le geste d'Épicure qui
libéra ses contemporains de la crainte des dieux en leur démontrant que « s'il y a
des dieux, ils ne se soucient pas de nous >>255). 11 ne faut donc se soucier que de
soi (comme le voulait Socrate), c'est-à-dire de ce que nous sommes vraiment et
de ce qui nous concerne vraiment : non seulement nous « n'avons pas du tout
besoin de ces certitudes à notre horizon le plus lointain pour vivre pleinement et
correctement notre humanité, pas plus que la fourmi n'en a besoin pour être une
bonne fourmi », mais l'attention que nous portons à cet horizon nous détourne
des seules véritables certitudes que nous pouvons avoir, et qui se trouvent « dans
le monde limpide et proche, très proche, du savoir » — ceux qui ont quitté les
brumes de la métaphysique n'en sont d'ailleurs pas pour autant libérés de l'attrait
qu'elles continuent d'avoir pour eux : c'est en séjournant parmi les choses loin-
taines que l'homme a « appris à mépriser le présent, la proximité des choses, la
vie, soi-même — et nous, habitants de régions plus lumineuses de la nature et de
l'esprit, nous continuons même maintenant, par hérédité, à recevoir dans notre
sang quelque chose de ce poison, le mépris de ce qui est le plus proche [Verach-
tung gegen das Nächste] ». Le bonheur de l'esprit libre passe ainsi par une vic-
toire sur la domination héréditaire du besoin métaphysique de l'humanité 256 .
3
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 16.
2M
Ibid., aphorisme 7.
Choses humaines, trop humaines, aphorisme 110.
V. La libération de l'esprit 315
Le monde des choses les plus proches est donc également le monde du savoir
car c'est un monde plus clair et plus précis : c'est le seul monde réel, en fait, et
c'est dans ce monde qu'il faut chercher désormais les principes d'une vie nou-
velle — Nietzsche formule ainsi, dans un aphorisme du Voyageur et son ombre,
les « deux principes de la vie nouvelle » : le premier principe consiste à
« organiser la vie dans la perspective de ce qu'il y a de plus sûr, de plus
démontrable, et non, comme jusqu'à présent, de ce qu'il y a de plus lointain » ; le
second consiste à « arrêter la hiérarchie des choses plus ou moins proches, plus
ou moins sûres, avant d'organiser sa vie et de lui donner une orientation défini-
tive »257. La doctrine des choses les plus proches n'est pas la doctrine des choses
les plus proches en général, mais des choses qui me sont le plus proches. Chacun
doit se demander quelles choses lui sont « plus ou moins proches » (c'est-à-dire
« plus ou moins sûres »), et les classer en fonction de leur proximité (de leur
sûreté), avant de choisir la vie qu'il veut avoir 258 .
Or, cette conversion et cette rééducation du regard sont également une prépa-
ration à la reconnaissance de Y innocence du devenir : pour voir ce qui est petit et
ce qui est proche, il faut désapprendre à chercher en toutes choses un but qui tire
le regard vers le lointain. Les choses les plus proches, ce sont aussi les choses qui
ne s'éloignent pas, qui ne nous éloignent pas de nous-mêmes et qui ne nous
soustraient pas à la réalité du présent. La doctrine des choses les plus proches est
anti-idéaliste, antimétaphysique et, plus résolument encore, antitéléologique :
« Ses propres fins rendent la vie tout à fait absurde et fausse, dit Nietzsche. On
travaille pour se nourrir ? On se nourrit pour vivre ? On vit pour laisser des
enfants (ou des œuvres). Ceux-ci à leur tour — etc., et pour finir salto mortale. En
fait, dans l'acte même de travailler, manger, etc., le terme est toujours là
aussi »259. Les choses les plus proches, ce sont les choses en tant que nous les
percevons telles qu'elles sont, c'est-à-dire innocentes, sans but, ayant leur terme
en elles-mêmes. Toutes choses sont dès lors susceptibles de devenir « les plus
proches » : le sage à l'esprit libre est précisément un homme pour qui toutes
choses sont proches (et qui se sent proche de toutes choses). La doctrine des
choses les plus proches se révèle être ainsi un apprentissage de l'amour du réel
— au sens d'un amour qui nous incite à accepter les choses telles qu'elles sont
(c'est-à-dire totalement innocentes et nécessaires) et qui nous incite à nous affir-
mer nous-mêmes en tant qu'individus.
La doctrine des choses les plus proches donne donc une profondeur et une
cohérence nouvelles à cette « philosophie du matin » que Nietzsche évoquait dans
le dernier aphorisme de Choses humaines, trop humaines : cette philosophie doit
donner à la vie un visage « transfiguré », plus lumineux et plus pur, en transfor-
3
Le Voyageur et son ombre, aphorisme 310.
3
Cf. la « cure du particulier » dont Nietzsche ébauche les grandes étapes dans le fragment
11 [258] de 1881, et qui consiste àpartir « de ce qu'il y a de plus proche et de plus petit ».
259
Fragment 41 [5] de 1879.
316 V . L a libération de l ' e s p r i t
mant les choses que nous avions pris l'habitude de négliger en une « pluie de
choses bonnes et claires [gute und helle Dinge] ».
' Choses humaines, trop humaines, aphorisme 486. Nietzsche joue très souvent avec cette expres-
sion tirée du Nouveau Testament (Luc, 10, 42) : on trouve ainsi la formule « Eins ist noth » (ou
« Eins thut noth ») dans les aphorismes 486 de Choses humaines, trop humaines (littéralement
« Das Eine, was Noth thut »), 300 du Voyageur et son ombre, 132 d'Aurore, 290 du Gai savoir,
dans le § 8 de l'Avant-propos, le § 16 et le § 26 de la troisième dissertation de la Généalogie de
la morale, dans les aphorismes 20 et 43 de Y Antéchrist, ainsi que dans les fragments 5 [90] de
1870-1871, 6 [4] de 1875, 6 [360] de 1880, 5 [61] de 1886-1887, 7 [6] de 1886-1887 et 14 [216]
de 1888.
261
fragment 23 [157] de 1876-1877.
Conclusion
Le réalisme de Nietzsche
Leslie Paul Thiele, « Love and Judgement : Nietzsches Dilemma », Nietzsche-Studien 20, 1991,
p. 88.
318 Conclusion
Par delà bien et mal, aphorisme 208. Cf. Ecce homo, « Pourquoi je suis un destin », § 1 ou la
lettre du 26 novembre 1888 à Paul Deussen.
3
Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 3.
4
Ibid., § 2.
5
Fragment 15 [113] de 1888.
Conclusion 319
qui enseigne l'éternel retour et celui qui enseigne le surhomme), c'est qu'elle
consiste précisément à assumer « toutes choses humaines » : le surhomme,
comme les dieux à la vie facile, est d'abord celui qui accepte l'homme en le sur-
passant (ou plutôt celui en qui l'homme est à la fois accepté et surpassé). 11 est
l'océan qui absorbe et digère le « fleuve sale » de l'homme, il est l'amour (amor
fati et amour de la « terre ») dans lequel notre « grand mépris » doit se perdre7 :
en lui, l'homme se trouve justifié dans sa nécessité et dans son innocence, c'est-à-
dire déchargé (au sens de Y Entladung tragique) de ses côtés trop humains. Or, si
la pensée de l'éternel retour est un « nouveau centre de gravité » et un nouveau
soleil8, c'est qu'elle a pour vocation de provoquer cette décharge : elle est le
« poids le plus lourd » qui doit susciter le plus grand allégement de la vie.
La pensée de l'éternel retour a un statut extrêmement particulier dans l'œuvre
de Nietzsche : c'est la « pensée des pensées » {Gedanken der Gedanken)9, et c'est
pourtant, si l'on excepte un aphorisme du Gai savoir et quelques évocations
cryptées d'Ainsi parlait Zarathoustra, une pensée posthume : le cahier dans
lequel on trouve les premières formulations de l'éternel retour n'a été publié
qu'en 1973 (Nietzsche voulait s'en servir pour un exposé scientifique qu'il
n'écrivit jamais) 10 . C'est d'ailleurs le travail souterrain de cette nouvelle doctrine
qui incite Nietzsche à abandonner son projet d'écrire une continuation d'Aurore
et à publier une œuvre nouvelle : le Gai savoir '. De même, si Ainsi parlait
Zarathoustra est un livre « pour tous et pour personne », c'est sans doute aussi
parce que la pensée de l'éternel retour, qui doit décider de l'avenir de l'homme
(donc qui nous concerne tous), « requiert des "millénaires" pour s'affirmer » —
au point que Nietzsche lui-même ne parvient pas encore à parfaitement la
comprendre, et qu'il ne peut l'énoncer sans lui donner la forme d'une révélation
ésotérique, dans laquelle ironie et parodie jouent un rôle capital12.
Mais si la formulation de la pensée de l'éternel retour est aussi complexe et
difficile, c'est que cette pensée a une signification extrêmement particulière : elle
n'a pas pour vocation de délivrer un savoir ou de dire une vérité, mais de changer
la vie. Comme les pensées de la « trinité de la joie », la pensée de l'éternel retour
doit d'abord nous apporter une « nouvelle manière de vivre» 13 . Si Nietzsche,
dans certains fragments, essaie de justifier l'éternel retour par des arguments
Voir par exemple le fragment 11 [148] de 1881 : « Le monde des forces ne souffre aucune
diminution : car autrement il se serait affaibli et ruiné au cours du temps infini. Le monde des
forces ne souffre aucune immobilité : car autrement cette immobilité aurait été atteinte et
l'horloge de l'existence serait arrêtée. Ainsi le monde des forces ne parvient jamais à un
équilibre, il n ' a jamais un instant de repos, sa force et son mouvement sont d'une égale grandeur
en tout temps. Quel que soit l'état que le monde puisse jamais atteindre, il faut qu'il l'ait atteint
et non pas une seule fois, mais d'innombrables fois ».
15
Fragment 11 [143] de 1881.
16
Fragment 11 [203] de 1881.
17
Fragment 11 [141] de 1881.
18
Fragment 11 [145] de 1881.
322 Conclusion
prend part sans se laisser prendre au jeu, et tout en restant spectateur 19 . La vie
nouvelle est donc une vie contemplative, légèrement liée au sérieux de la vie
(« les passions et les travaux », précise Nietzsche). En ce sens, l'incorporation de
la pensée de l'éternel retour est un formidable allégement de la vie.
Mais si cette incorporation nous rend indifférents au sérieux de la vie, c'est
qu'elle nous oblige à prendre au sérieux ce qui ne l'était pas pour nous : elle
donne de Γ « importance à ce qui est immédiat, petit, fugitif », elle dramatise
l'importance de tout ce que nous vivons, en particulier des choses les plus pro-
ches20. Toute réalité devient grave, sérieuse, d'une pesanteur infinie dans la
perspective de l'éternel retour. Nous découvrons dans cette perspective Γ « infinie
importance de notre savoir, de notre errement, de nos habitudes et de nos manié-
21
res de vivre » . Posée avant toute expérience, la question de l'éternel retour
démultiplie ainsi à l'infini le poids, la signification de cette expérience : « La
question que tu te poses pour tout ce que tu veux faire : "Le voudrais-je de telle
sorte que je le veuille faire d'innombrables fois ?" constitue la plus grande pesan-
teur » 22 . Si ma volonté supporte sans craquer le poids de cette question, c'est
qu'elle est suffisamment puissante, c'est que mon amour du réel est suffisamment
puissant pour supporter le plus grand alourdissement de la vie.
Cette dramatisation et cet alourdissement sont aussi un resserrement tragique
sur l'expérience présente : si ce que je vis, en cet instant, doit revenir éternelle-
ment, et tel que je le vis maintenant, alors il est la seule chose qui compte pour
moi. La question de l'éternel retour peut donc être reformulée ainsi : es-tu capable
de ne plus vivre que ce que tu vis à l'instant ? La répétition éternelle se traduit par
uneponctualisation radicale du sentiment de l'existence, en accord avec la con-
ception nietzschéenne du bonheur comme point culminant et comme « instant
formidable »23. La question de l'éternel retour ne peut être posée que précisément,
sinon elle perd toute sa force : elle ne peut donc être posée qu'exclusivement. Elle
provoque une véritable « cécité », elle nous plonge dans l'ignorance de tout ce qui
n'est pas présent 24 . Elle purifie ainsi, elle allège notre adhésion au réel en la net-
toyant de tout regret, de toute angoisse, de toute anticipation, de tout désir :
« Notre tâche nous réclame à chaque instant », dit Nietzsche, et il est impossible
d ' « attendre de lointaines, d'inconnues béatitudes » lorsqu'on vit dans la pensée
que ce que l'on vit doit se reproduire éternellement à l'identique 25 . Seul le présent
compte, et il compte énormément. C'est pourquoi il n'y a plus ni « autre vie » ni
« vie fugitive »26. Cette vie qui est la mienne, je l'éprouve aussi bien comme un
Sur cette assimilation de la vie à une œuvre d'art, voir notamment le fragment 11 [165] de 1881.
20
Fragment 11 [167] de 1881.
21
Fragment 11 [141] de 1881.
22
Fragment 11 [143] de 1881.
23
Voir notamment les aphorismes 277, 288 et 341 du Gai savoir.
24
Voir l'aphorisme 287 du Gai savoir.
25
Fragment 11 [161] de 1881.
26
Fragments 11 [159] et 11 [160] de 1881.
Conclusion 323
instant dans lequel se concentre tout mon sentiment de l'existence (ce que
Nietzsche appelle parfois le « midi ») que comme Γ « image de l'éternité »27. En
d'autres termes, la pensée de l'éternel retour nous oblige au réalisme le plus radi-
cal. En nous rivant à l'instant présent, en nous rivant à ce que nous vivons (à
« notre vie >>28), cette pensée nous rive au réel et nous détourne de tout idéa-
lisme — elle rend tout idéalisme absurde : pourquoi poser une autre vie si c'est
cette vie qui doit revenir éternellement à l'identique, si je dois « vivre ainsi pour
l'éternité » ? 29
Mais si la pensée de l'éternel retour lui imprime le sceau de l'éternité, la vie
reste un devenir (« notre propre aspiration au sérieux est de tout comprendre
comme devenir », dit Nietzsche 30 ) : la pure adhésion est une cécité, elle n'est pas
un arrêt — elle concentre l'investissement, elle ne 1Q fige pas. Ne vivre que
l'instant présent, c'est vivre comme s'il était le seul, mais c'est aussi adhérer à la
fluidité et à l'innocence du devenir : « Ce serait atroce que de croire encore au
péché : tout ce que nous pourrions jamais faire en une répétition innombrable est
innocent » 3I . Plus radicalement, la pensée de l'éternel retour arrache la vie à toute
structure téléologique et à tout désir de progression ou de fuite. Elle transforme
chaque instant en destin et révèle la nécessité de toutes choses 32 .
27
Fragment 11 [159] de 1881.
28
Id.
29
Fragment 11 [161] de 1881.
30
Fragment 11 [141] de 1881.
31
Fragment 11 [144] de 1881.
32
Voir le fragment 11 [143] de 1881.
33
J'ai conscience du caractère fragmentaire de ces remarques sur l'éternel retour, auquel j ' a i
l'intention de consacrer, dans l'avenir, une réflexion plus approfondie — mais je tenais à
conclure ce livre sur cette question car c'est la pensée de l'éternel retour qui donne toute sa
signification à la philosophie de la légèreté développée dans Choses humaines, trop humaines,
et qui lui permet de retentir dans l'ensemble de l'œuvre.
324 Conclusion
vre »34. La pensée de l'éternel retour est ainsi Y épreuve qui peut broyer notre vie
ou faire exploser en elle l'énergie d'un allégement supérieur. Elle peut nous écra-
ser ou nous rendre vraiment, c'est-à-dire réellement légers.
34
Fragment 11 [163] de 1881.
Conventions, abréviations, éditions
Pour les textes de Nietzsche, j'ai utilisé l'édition de référence publiée par Giorgio
Colli et Mazzino Montinari (Nietzsche Friedrich, Werke. Kritische Gesammtaus-
gabe, Berlin/New York, de Gruyter, 1967 sq.) ou l'édition de poche correspon-
dante (Nietzsche Friedrich, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Munich,
DTV, 1980 et Berlin/New York, de Gruyter, 1967-1977), respectivement
abrégées en KGW et KSA.
J'ai utilisé également (en les modifiant lorsque cela me semblait nécessaire)
les différentes traductions disponibles en français, notamment celle qui se fonde
sur l'édition Colli-Montinari (Nietzsche Friedrich, Œuvres philosophiques
complètes, Paris, Gallimard, 1968-1997), ainsi que celles qui ont été publiées au
Livre de Poche et en GF-Flammarion (en particulier celles de G.-A. Goldschmidt,
de P. Wotling et d'É. Blondel). J'ai également eu recours aux traductions françai-
ses des écrits de jeunesse (Nietzsche Friedrich, Premiers écrits, trad. J.-L. Backes,
Paris, Le Cherche-Midi éditeur, 1994 ; Nietzsche, Écrits autobiographiques
(1856-1869), trad. M. Crépon et M. Marcuzzi, Paris, PUF, 1994), ainsi qu'à celles
de certains cours et écrits philologiques (Sur Démocrite, trad. P. Ducas, Paris,
éditions Métaillé, 1990 ; Introduction à la lecture des dialogues de Platon, trad.
O. Berrichon-Sedeyen, Combas, Éditions de l'Éclat, 1991 ; Sur la personnalité
d'Homère et Nous autres philologues, trad. G. Fillon, Nantes, Éditions Le
Passeur, Secofop, 1992 ; Le Service divin des Grecs, trad. E. Catin, Paris, Éditi-
ons de 1'Herne, 1992 ; Les Philosophes préplatoniciens, trad. Ν. Ferrand,
Combas, Éditions de l'Éclat, 1994 ; Introduction aux leçons sur /'Œdipe-Roi de
Sophocle et Introduction aux études de philologie classique, trad. F. Dastur et M.
Haar, La Versanne, Encre marine, 1994 ; Nietzsche, Ritschl, Rohde, Wilamowitz,
Wagner, Querelle autour de La Naissance de la tragédie, Paris, Vrin, 1995).
Pour me référer aux fragments posthumes de Nietzsche, je n'indique pas,
comme on le fait parfois, la tomaison et le numéro de page de la traduction
française, mais le numéro du groupe de fragments, suivi du numéro du fragment
entre crochets et de son année de rédaction (par exemple : « fragment 5 [105] de
1875 »), ce qui permet de repérer aisément chaque fragment aussi bien dans le
texte allemand que dans la traduction française.
Pour ce qui est des lettres de Nietzsche, j ' a i utilisé l'édition de référence
publiée par Colli et Montinari (Nietzsche Friedrich, Briefwechsel. Kritische
Gesamtausgabe, Berlin/New York, de Gruyter, 1975 sq.), ainsi que la traduction
française fondée sur cette édition (Nietzsche Friedrich, Correspondance, Paris,
326 C o n v e n t i o n s , abréviations, éditions
Crescenzi Luca, « Verzeichnis der von Nietzsche aus der Universitätsbibliothek in Basel
entliehenen Bücher (1869-1879) », in Nietzsche-Studien 23, Berlin/New York, de
Gruyter, 1994, p. 388-442 (liste des ouvrages empruntés par Nietzsche à la biblio-
thèque de l'Université de Bâle, qui remplace avantageusement celle donnée par Albert
Lévy en appendice de son livre Stirner et Nietzsche, Paris, Société Nouvelle de
Librairie et d'Édition, 1904, p. 93-113)
HyperNietzsche : http://www.hypernietzsche.org (projet dirigé par Paolo D'Iorio, et qui
vise à créer une infrastructure de travail collectif en réseau appliquée à l'œuvre de
Nietzsche)
Nietzsche Friedrich, Werke. Historisch-kritische Ausgabe, CD-ROM, 1995 (correspond à
peu près au texte de la K.SA, avec la chronique biographique mais sans l'appareil cri-
tique ni les index)
Friedrich Nietzsche. Chronik in Bildern und Texten, Münich/Vienne, Carl Hanser Verlag,
2000
Nietzsche-Handbuch, sous la direction de H. Otmann, Stuttgart/Weimar, J.B. Metzler,
2000
Nietzsche News Center : http://hypernietzsche.org/cnn/ (portail Internet consacré à
Nietzsche et associé au projet HyperNietzsche)
Nietzsches persönliche Bibliothek, sous la direction de G. Campioni, P. D'Iorio, M C .
Fornari, F. Fronterotta et A. Orsucci, Berlin/New York, de Gruyter, 2003 (nouveau
catalogue des ouvrages contenus dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche, avec
un certain nombre de renseignements précieux, comme la date d'acquisition et surtout
le numéro des pages auxquelles on trouve des marques de lecture : coins cornés, sou-
lignages, gloses en marge, etc.)
Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995
Weimarer Nietzsche-Bibliographie in 5 Bänden, Stiftung Weimarer Klassik, Herzogin
Anna Amalia Bibliothek, Stuttgart/Weimar, J.B. Metzler, 2000-2002 (c'est la biblio-
graphie de référence de Nietzsche, éditée par M. Knoche et R. Tghart)
La littérature secondaire sur Nietzsche étant considérable, je n'indique que les ouvrages et
articles effectivement cités.
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Autres textes
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Schopenhauer Arthur, Sur la religion, trad. E. Osier, Paris, Flammarion, 1996
Schopenhauer Arthur, Esthétique et métaphysique, trad. A. Dietrich et A. Kremer-Marietti,
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Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, édition établie par P. Veyne, Paris, Robert Laffont,
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Sève Bernard, L'altération musicale, Paris, Seuil, 2002
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Mannoni, Mille et une nuits, 2002
Somville Pierre, Essai sur La Poétique d'Aristote et sur quelques aspects de sa postérité,
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Voltaire, Le Philosophe ignorant, in Les Œuvres complètes de Voltaire, sous la direction
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tome I, Paris, Les Belles Lettres, 2000
Index nominum
Sénèque (Lucius Annaeus Seneca), 265, Vauvenargues Luc de, 89, 144
269, 303 Venturelli Aldo, 22, 27
Sève Bernard, 249 Vivarelli Vivetta, 300
Seydlitz Reinhart, 52, 58, 263, 298 Voltaire (François marie Arouet), 139-
Shakespeare William, 38, 225 142, 144-145, 161, 173, 206, 237-
Silène, 128,209 241,254
Simonide, 185,224, 243
Sissa Giulia, 8 Wackenroder Wilhelm Heinrich, 204
Sloterdijk Peter, 177 Wackernagel Wilhelm, 214
Socrate, 26, 29-30, 38, 72, 113, 165, Wagner Cosima, 212
212, 255, 2 6 9 - 2 7 1 , 2 9 0 - 2 9 5 , 299, Wagner Richard, 3, 11, 25, 28, 30, 32-
302-303,312,314,319 35, 37-39, 41-42, 59-67, 69-71, 98,
Somville Pierre, 21-22, 26 111, 183, 185, 187, 189, 201-206,
Sophocle, 38-39, 4 5 , 2 1 3 , 242 208, 212, 219, 225-227, 230-231-232,
Spielhagen Friedrich, 258 234, 236, 240-242, 244-245, 247-250,
Spitteier Karl, 244 2 6 5 , 2 9 5 , 301, 305
Stambaugh Johan, 138 Wilamowitz-Moellendorf Ulrich von,
Stendhal (Henri Beyle), 144, 245 2 8 , 6 1 , 6 3 , 6 7 , 232
Sterne Laurence, 208 Wilde Oscar, 209
Strauss David Friedrich, 47, 52, 118 Willmers Ulrich, 177
Winckelmann Johann Joachim, 305
Tacite (Publius Cornelius Tacitus), 253 Wisser Richard, 138
Taine Hippolyte, 250, 252 Wolf Friedrich August, 139, 221, 232
Thaïes, 49, 226 Wotling Patrick, 59, 156
Théocrite, 242
Théodore, 11 Xanthippe, 293
Thiele Leslie Paul, 317 Xéniade, 296
Thomas d'Aquin, 142
Thucydide, 252, 253, 318 Xénophon, 290-294, 299, 301
Tovazzi Deodati de, 238-239
Tristan, 41 Yama, 83
Tydée, 7 Zarathoustra, 1, 2, 5-7, 19, 45, 69, 71,
78-79 84, 177, 181-182, 187, 256,
Uhland Ludwig, 212 319
Ulysse, 14 Zeus, 6-8, 13, 45, 225, 307
Index rerum
action(s), 21, 58, 64, 92-94, 138, 140- besoin métaphysique, 80, 108-110, 116,
150,152-154, 156,159-161, 163-166, 118, 148, 211, 217-218, 242, 282,
168-169, 172-173, 175,177-178, 215- 313-314
216, 218, 229, 257, 270, 272, 274- bonne conscience, 10, 43, 78, 94, 126,
275, 277-286, 288 148
actifs (les), 266, 268-274, 276-277, bouddhisme, 278, 282, 318
279-283, 302
vie active (vita activa), 21, 57-58, caractère, 20, 24, 54, 73, 91, 121, 134,
63, 224, 254-255, 268-269, 271- 141-144, 146, 148, 150-151, 155-157,
272, 274, 276-277, 279-280, 282, 159, 164, 170, 186, 191-192, 200,
288-289, 302 204, 211, 219-220, 228-229, 245,
affirmation de soi, 2, 19, 78, 181, 215, 249, 278, 281, 296, 306, 318, 323
218, 245,247, 273,288,295 immutabilité du caractère, 150, 155,
alourdissement, 73, 83-85, 88, 91-92, 157-158
95, 111-112, 116, 122, 124, 127, 129, catharsis, 20-23, 26-27, 30, 33, 40, 44,
131, 151, 177, 179, 201, 210, 217- 73, 169, 251
218, 234, 243, 247-248, 255, 311- choses les plus proches, 3-4, 19, 48,
312,319,322-323 288-290, 294, 303, 308-309, 311-316,
ambition, 4, 13, 19, 125, 251, 266, 273, 319,322-323
282 civilisation, 129, 156, 169, 232-233,
âme laide, 25, 123, 130, 207, 208-210 236, 240, 252, 259, 281
amor fati, 44, 65, 75, 79, 138, 159, 181- classique, 14, 16, 25,67, 111, 183, 207,
182, 245, 320 209, 213, 219-220, 232-233, 236-238,
amour du réel, 2, 44, 138, 180, 181, 256, 287,305,310
315-316, 322 cloître pour esprits libres, 58, 254, 256,
animation (de l'art), 202, 204-205, 207 261,263,298
apollinien, 30, 34, 37, 39-42, 195-196 consolation, 85, 88, 100, 105, 109, 215
art de vivre (ars vitœ), 1, 3, 46, 75, 77, contemplation, 131, 214, 265-266, 275-
82, 88, 92, 157, 199, 219, 241, 242- 278, 280-283, 288-289, 306
243, 245, 268, 294, 302, 323 contemplatifs (les), 268-270, 273-
art des œuvres d'art, 219, 241, 242, 243 277, 279, 282
ascétisme, 4, 115, 118-120, 122-133, vie contemplative (vita contempla-
135, 159, 161, 204, 297-298, 302, tiva), 58, 63, 254-255, 264-265, 267-
319 269, 277, 279-280, 282, 287-289,
ascète(s), 86, 118, 120-127, 129-135, 302, 309, 319, 322
178, 183, 189, 201, 208 convention, 220, 227, 230-237, 239,
241,243-244, 256, 272,319
baroque, 204, 207, 209-210, 219, 249 culpabilité, 10, 13, 95, 98, 151, 155,
belle âme, 25, 63, 123, 130, 207-209 159, 174, 180-181, 246
besoin de rédemption, 10, 92, 94-95, 98- coupable(s),19, 94, 126, 128, 147,
99, 129, 148, 158, 182,316,319 151, 154-155, 159, 174,312
340 Index rerum
cruauté, 75-77, 102, 160-161, 167, 171 254-255, 259, 261, 263-266, 268,
cynisme/cynique, 120, 245, 247, 255, 272-273, 275-276, 279-280, 282-284,
296-297, 302 286-288, 290, 292-297, 300-303,
306-307, 311, 313-316, 321
danse/danser, 1, 219-220, 237-239, 241, éternel retour, 2, 6, 50, 66, 74, 181, 255,
244, 246, 248-249, 254, 255, 283, 319 312,319-323
décharge, 19-23, 27-28, 30, 34-46, 112, ethos, 25-26, 111, 132, 207, 209, 231,
121-123, 182, 219, 242, 251, 253, 243,249
320 excentricité, 68
décoration/décoratif, 14, 185, 232-236, exercice, 45, 112, 158, 163, 230, 237,
242, 250, 252 297
degrés/niveaux d'humanité, 73, 83, 84, expérimentation(s), 275
88,91, 119, 153,201
niveaux de culture, 110, 156, 314 faute (voir aussi péché), 13, 22-23, 43,
démence (voir aussi folie), 10, 169 88, 93-94, 120, 128-129, 137, 150,
diététique, 289 154-155, 174, 176-177, 181, 246,
dieux à la vie facile, 1, 5, 7-9, 11, 13-16, 259, 263
18, 46, 75, 78-79, 92, 107, 131, 197, fête(s), 2, 50, 56, 64, 74, 76-77, 79, 107,
254,283,307,316,320 129, 131, 145, 299, 308, 313
dionysiaque, 20, 24, 26-30, 34, 36-37, fleur, 33, 169, 195-196, 278
39-44, 62, 99, 112, 130, 138, 177, folie (voir aussi démence), 10, 39, 77,
181, 191, 196-197, 203, 209, 242, 112-113, 140, 155,212
257, 267, 295,304-306,318 force plastique, 43, 251, 276
ombres de l'Hadès, 14-16, 18, 80, 130, réalisme, 14, 16, 44, 47, 82, 137, 247,
190,317 317,318-319, 323
operar i sequitur esse, 148 réalité, 2, 11, 14, 16, 18,-19, 29, 35, 44,
61-62, 80, 82, 95, 107, 116, 119, 125,
parodie, 5, 62-63, 65, 69, 117, 320 128, 132, 137, 151, 157, 176, 185-
passion, 1, 20, 25, 33, 48, 55, 66, 73, 189, 191, 193-196, 198, 200, 202,
121-123, 132, 140, 145-146, 204, 208, 211, 213, 226, 263, 268, 288,
215, 235-236, 245-246, 251, 260, 304,309,315-318,322
266, 274, 286,301 rédemption, 92, 95, 97-98, 110, 118,
pathos, 25, 29, 111-112, 115, 132, 201, 120, 129, 174, 182, 242, 245
207, 209-210, 231, 243, 247, 249 refrènement (Bändigung), 39, 43, 226,
péché (voir aussi faute), 10, 58, 93-95, 257, 269, 278
99, 104, 127-129, 132, 134, 136, 154, regret(s), 146, 148, 150, 151, 153, 165,
160, 174, 177, 181, 323 322
pensée impure, 53, 72, 83-84, 90, 98, remords, 87, 94-95, 97, 144, 146-151,
100, 105-106, 1 12-113, 1 15, 167, 153, 165, 246, 269
184, 193, 197-198, 209, 211, 278 rire, 57, 76-79, 84, 223
pessimisme, 2, 5, 12, 39, 54, 61, 99, Romains, 14, 186, 221, 232, 300
128, 137, 189, 196, 209, 300, 308 romantisme/romantique(s), 2-4, 25, 29,
peur, 19, 22, 63, 87, 93, 105, 111, 119, 99, 100, 106-108, 111-112, 124, 183,
145-146, 150, 225, 235, 284-287, 302 187-191, 198, 201-202, 204, 207,
philologie/philologique(s), 14, 22, 48, 208, 211-214, 216, 218-219, 227,
52, 66-70,213,258, 295,301 230-233, 236-237, 240-241, 243-244,
philologue(s), 20, 22, 27, 67, 213, 248, 250, 252, 256-257, 259-261,
260, 272, 279, 291-292 276, 280, 287, 299, 314, 319
pitié, 21-22, 27, 72, 74, 86-88, 91, 96-
98, 120, 131, 134, 157, 160, 163-164, sable, 274-275, 296
171-172 sainteté, 4, 72, 74, 87, 92, 113, 115,
poésie, 16, 18, 28, 36, 61-62, 183-184, 118-119, 122, 129-135, 159, 161,204
191-192, 194-195, 204, 207, 212-214, saint(s), 5, 13, 72, 74, 82, 86-87, 98,
217, 222, 225-226, 238, 240, 253, 113, 118-125, 127, 129-135, 142,
305 161, 178, 183, 189, 208, 298
poète(s), 11, 18, 25, 28, 35, 38, 40, scepticisme, 100, 184, 247, 255, 299-
183-185, 187, 189, 191-199, 202, 300
206, 212-217, 219-221, 223-227, 230, sceptique(s), 52, 67, 79, 287, 300-
233, 237-240, 243, 252, 264, 275- 301,317
276, 279, 283, 299, 307 sérieux, 13, 31-32, 38, 48, 50-51, 53-66,
poétisation (Dichtung), 16, 108, 189, 69-70, 77-78, 80, 93, 185, 213, 227,
221,224, 226-227, 276 230, 233, 236-237, 289, 309-310,
preuve par la force/par le plaisir, US- 314,321-323
UÒ, 121, 151,205 simplicité, 11, 14, 233-234, 240, 255,
profondeur, 17, 37, 179, 189, 197, 202, 267, 294-297, 302, 305, 307
208-209, 267, 277,302,315 spiritualisation, 72, 76, 207-211,219
punition, 13, 145, 155, 174-176, 180- style, 3, 16, 157, 159, 177, 184, 203-
181 204, 209-210, 219, 227, 234, 236,
239, 249-253, 256, 263, 267, 287,
quiétisme, 278, 280 289,304,311
stylisation, 158, 219, 268, 319, 323
Index rerum 343